Citation
Invitée par le président de la République à progresser dans la vérité sur l’engagement de la France au Rwanda durant la période prégénocidaire et le génocide des Tutsis (1990-1994), une équipe d’historiens et de chercheurs a remis son rapport à Emmanuel Macron à l’issue de deux années de travail et de consultation des archives publiques françaises. Elles lui étaient ouvertes en totalité. Toute la documentation citée est désormais accessible à tous, ainsi que le fonds d’archives présidentielles (François Mitterrand) et celles du premier ministre (Édouard Balladur), depuis le 7 avril, comme l’a voulu le chef de l’État. L’équipe a agi en avant-garde de cette ouverture universelle.
Président de cette commission, je voudrais souligner son investissement dans la tâche de recherche. Sa témérité n’a jamais failli, alors qu’elle a été très attaquée tout au long de son mandat. Elle sait ce qu’elle apporte désormais à la connaissance commune et à l’idée d’une histoire publique qu’on lui reconnaît aujourd’hui. Si des collègues – qui le demeurent – se sont révoltés devant la composition de la commission, c’est en raison d’une attente immense – qu’ils croyaient à tort sacrifiée – sur un sujet vertigineux, le plus pesant pour la France depuis la fin de la guerre d’Algérie.
« La France est liée au génocide des Tutsis »
Puisque la France au Rwanda fut la nation la plus proche d’un régime dont bien des forces vives se transformèrent en un implacable pouvoir génocidaire, elle est liée au génocide des Tutsis, qu’on le veuille ou non. C’est la réalité. Et il est faux de dire qu’elle fit tout pour l’empêcher. Il aurait fallu pour commencer que ses autorités comprennent qu’un processus génocidaire était en cours. Mais la grille de lecture qu’on imposa sur le Rwanda, que le président de la République François Mitterrand, que ses conseillers et son état-major particulier, que beaucoup de diplomates du Quai d’Orsay défendirent jusqu’à l’absurde, non seulement ne combattait pas le processus génocidaire mais le renforçait, sans en avoir conscience.
Cette inconscience est terrible pour un pays sur le sol duquel fut adoptée, le 9 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour un pays qui s’associa intentionnellement, à travers le régime de Vichy, à la « solution finale de la question juive » : le président Jacques Chirac, commémorant la rafle du Vél’ d’Hiv, l’affirma hautement le 16 juillet 1995 (1).
Un « déni face à la préparation du génocide des Tutsis, face au génocide lui-même »
Ce déni face à la préparation du génocide des Tutsis, face au génocide lui-même bien qu’il se soit fissuré avec les actes de reconnaissance d’Alain Juppé et de Lucette Michaux les 16 et 24 mai 1994, englobe un déni plus grave encore, celle de la réalité rwandaise tout entière, entre 1990 et 1994. Qu’est-ce que la France ne comprit pas au Rwanda, ne voulut pas comprendre ? La commission de recherche s’est appliquée à le démontrer sur la base de milliers de documents cités, dès lors révélés à tout public. Les conclusions du rapport sont sans appel. Elles révèlent des fautes politiques majeures dont les conséquences ont été aggravées par une dérive des institutions et une faillite intellectuelle sur le dossier. Elles statuent sur des responsabilités, « lourdes et accablantes ».
« La France s’est longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié d’ “ougando-tutsi” pour désigner le Front patriotique rwandais (FPR). Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations. Elle a réagi tardivement avec l’opération Turquoise, qui a permis de sauver de nombreuses vies mais non celles de la très grande majorité des Tutsis du Rwanda, exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes.
Ces responsabilités sont politiques dans la mesure où les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent, pourtant conçu comme un laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique introduite par le discours de La Baule. Les autorités ont espéré que le président Habyarimana pourrait amener son pays à la démocratie et à la paix. Mais, dans le même temps, aucune politique d’encouragement à la lutte contre l’extrémisme hutu et de déracialisation de l’État n’est décidée, en dépit des alertes lancées depuis Kigali, Kampala ou Paris. Nulle réponse n’est donnée non plus aux demandes de négociations directes du FPR, dont la perception demeure enfermée dans des catégories ethno-nationalistes. À l’opposition démocrate rwandaise, il est demandé de choisir son camp, ce qui aboutit à la désintégration d’un champ politique qui tentait de naître et d’une société en plein renouveau. Aux efforts de paix se conjuguent des logiques de surarmement et d’inflation des effectifs militaires. Le Rwanda se militarise tandis que prospèrent les milices des partis extrémistes. Le pays se débat dans de dramatiques problèmes économiques et sociaux et fait face à l’épidémie de sida. En France, à l’inquiétude de ministres, de parlementaires, de hauts fonctionnaires, d’intellectuels, il n’est répondu que par l’indifférence, le rejet ou la mauvaise foi. »
« Une volonté systématique d’écarter les analyses divergentes sur le Rwanda »
Ce que révèle en particulier le rapport, c’est une volonté systématique d’écarter les analyses divergentes sur le Rwanda et de ne rien changer à la grille de lecture ethniciste alors même qu’entre 1991 et 1993 affluaient vers l’Élysée, et le Quai d’Orsay, des informations validées et convergentes, issues tant des attachés militaires que des analystes de la DGSE et de certains diplomates dont l’ambassadeur en Ouganda, Yannick Gérard, et plus rarement celui en poste à Kigali.
Ces informations portaient sur les exactions systématiques contre les Tutsis par les extrémistes hutus bénéficiant du soutien des autorités officielles, sur la réalité d’une présidence, celle de Habyarimana dominée par le « Hutu Power », sur les ouvertures politiques du FPR, qui n’était ni « ougando » ni « tutsi » comme le dépeignaient sans preuves les notes élyséennes. Et quand une mission de la DGSE constatait qu’il n’y avait pas de faits avérés et massifs prouvant le soutien du FPR par l’Ouganda, ses conclusions étaient rejetées. Quant à la définition ethniciste, elle mettait clairement en danger les Tutsis au Rwanda puisque était renforcée la propagande les désignant comme « ennemis » de la nation. Pas à pas se refermait sur eux un programme génocidaire que les autorités françaises auraient eu les moyens de comprendre et de combattre.
Le génocide ne fut pas compris
La cohabitation stoppa les dérives les plus dangereuses de cette politique française. Le premier ministre Édouard Balladur, en exigeant de François Mitterrand un partage des domaines politico-diplomatiques, fragilisa la mainmise élyséenne sur le Rwanda. De plus, il choisit de tenir à distance des logiques colonialistes auxquelles il était peu sensible. Pour autant, et comme Alain Juppé vient de le reconnaître avec humilité, le génocide ne fut pas compris. L’histoire rwandaise de la France sonna comme une éclipse de l’esprit aux conséquences implacables, affectant l’action dans ce qu’elle a de plus nécessaire. La fin du XXe siècle eut changé si le dernier génocide avait été stoppé, si les actes de génocides en ex-Yougoslavie avaient été réprimés.
Nous aimerions qu’une telle faillite ne se reproduise pas. Qu’au contraire la France se renforce dans la prévention et la répression des génocides et des violences de masse. Qu’elle le fasse avec le Rwanda, avec l’Allemagne, deux pays qui accueillent avec générosité le travail historique qui vient de s’achever (2). Le rêve du juriste Raphael Lemkin n’est pas mort. Avec toute la commission de recherche, nous le demandons et c’est le sens des recommandations du rapport que nous portons collectivement, celles de la création d’un centre international de ressources sur les génocides et les crimes de masse, celle de la réalisation d’une vaste recherche collective sur la prévention et la répression du crime de génocide depuis les grands massacres anti-Arméniens de la fin du XIXe siècle, celle de la création d’un réseau d’alerte documentaire sur les risques génocidaires dans le monde.
Il faut aujourd’hui renforcer à un niveau international la connaissance scientifique du génocide des Tutsis. Collective, massive, la recherche oppose au négationnisme un pouvoir puissant. On se souvient de l’impact du colloque international de Paris en 2015 lors du centenaire du génocide des Arméniens. Il est temps d’agir avec la même hauteur pour le génocide des Tutsis, devant les entreprises négationnistes qui ne cessent et alors que bien des responsables n’ont pas encore été jugés.
« Il faut oser la vérité. Elle n’est ni une menace ni une repentance »
Il s’agit par la recherche que la vérité s’impose et que toutes les conséquences en soient tirées. Le type d’engagement scientifique que représente la commission, voulu par l’État et en même temps pleinement indépendant, se fondant sur le pouvoir des archives, pourrait enfin servir de modèle, en France et pour bien d’autres nations, pour sortir du déni sur des passés refoulés qui ne sont que souffrance et malheur. La question de l’Algérie est maintenant clairement posée pour la France, en ces termes. Le rapport Stora de janvier 2021 tendrait à une nouvelle mission de recherche sur le principe de celle qui vient de s’achever.
Il faut oser la vérité. Elle n’est ni une menace ni une repentance, elle est une vertu qui libère et une grandeur pour les sociétés (3). J’en veux la réception du rapport voulue par le président rwandais qui m’a accordé, le 9 avril à Kigali, une audience de plus d’une heure, avec des égards pour un chercheur, pour l’équipe de chercheurs que je représentais, que beaucoup de responsables politiques auraient rêvé d’avoir. Ce 9 avril, les échanges avec Paul Kagame s’inscrivaient déjà dans une nouvelle ère des relations entre nos deux pays, dont il prend l’initiative. Rien ne l’y oblige, au regard de la souffrance que la politique française au Rwanda a infligée au peuple rwandais. Un monde de confiance s’ouvre. Il a été désiré par Emmanuel Macron. Une même histoire commence à s’écrire entre deux pays, à près de 10 000 kilomètres de distance.
Une nouvelle ère de la connaissance
Je veux pour preuve aussi des vertus morales de la vérité la réception du rapport en France. Des paroles qu’on n’aurait jamais imaginé entendre se sont exprimées avec une solennité et une évidence si longtemps attendues. Ce sont celles d’officiers comme les généraux Sartre et Varret avec un courage sans égal, comme le colonel Galinié qui avec l’adjudant Prungnaud incarne l’honneur de la gendarmerie nationale, mais aussi des responsables politiques de premier plan, aujourd’hui Alain Juppé, demain Édouard Balladur qui a souhaité ouvrir toutes ses archives, peut-être encore d’anciens ministres ou des membres des assemblées. Ce seront aussi, nous l’espérons, des diplomates et des chercheurs engagés déjà, il y a trente ans, dans un combat de vérité, et qui se sont tus depuis tant d’années.
On découvre comment l’effort de vérité peut libérer les consciences, comment la parole elle-même devient libératrice. Le pari de la vérité n’est pas vain, ne l’est jamais. Ce fut l’horizon de la commission au milieu des attaques. La vérité élève les personnes et les nations, révèle leur sens de l’humanité. Il faut pour cela en défendre le principe et reconnaître les savoirs de vérité que transmet la recherche. Nous espérons que s’ouvre une ère nouvelle de la connaissance, du courage de la vérité.
[Notes :]
(1) « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. »
(2) L’ambassadeur d’Allemagne a souhaité me rencontrer à Paris, le 22 mars dernier, avec la jeune conseillère Europe de la chancellerie, au sujet du travail de la commission de recherche. L’entretien est venu aussitôt sur le devoir de vérité historique et son importance dans la construction d’un monde de paix et de justice. J’adresse à l’ambassadeur Lucas toute ma gratitude pour sa clairvoyance, qui dit tout des exigences morales de son pays.
(3) Voir la Chronique de Bruno Frappat, « Rwanda », La Croix, 4 avril 2021.