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Le 16 mai 2020, à 6 h 20 du matin, un peloton d’intervention de la garde républicaine fracture l’entrée d’un appartement situé au troisième étage du 97, rue du Révérend-Père-Christian-Gilbert, à Asnières (Hauts-de-Seine). Les gendarmes sécurisent le deux-pièces et interpellent dans le salon un premier homme, Donatien Nshima, un Rwandais résidant habituellement en Belgique mais dont la présence sur les lieux était connue grâce à ses appels téléphoniques. Un autre homme est allongé dans la chambre. « C’est mon père », répond Nshima au gendarme qui l’interroge sur son identité.
Du palier où elle s’impatiente, l’adjudante Estelle entend la phrase. La gendarme de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH) sait alors qu’elle a gagné. Elle se précipite dans la chambre et découvre un vieil homme encore dans son lit. Il est amaigri, les traits tirés, mais l’enquêtrice reconnaîtrait entre mille ce visage, depuis le temps que son portrait trône sur le mur au-dessus de son bureau, avec cette mention : « Wanted for Rwandan Genocide ».
La ruse ou la force
C’est bien lui, Félicien Kabuga, 85 ans, financier et organisateur du massacre des Tutsi, entre avril et juillet 1994. Lui, le patron de Radio-Télévision libre des Mille Collines, la sinistre antenne qui abreuvait les génocidaires d’appels à « tuer tous les cafards ». Lui, l’homme qui avait fourni 25 tonnes de machettes chinoises aux milices extrémistes hutu, afin qu’elles accomplissent leur abominable besogne.
L’homme dans l’appartement a cette longue cicatrice au cou, près de l’oreille droite, séquelle d’une opération contre une tumeur bénigne à la gorge, effectuée en Allemagne en 2007. C’était juste avant que le fugitif, objet d’une notice rouge d’Interpol depuis 2001, n’échappe à une perquisition de la police outre-Rhin, tandis que son gendre faisait diversion.
Il glissait ainsi une énième fois entre les mains de ceux qui le poursuivaient depuis vingt-cinq ans, de la Suisse à la République démocratique du Congo. Au Kenya, où il était protégé au plus haut niveau de l’Etat, le journaliste William Munuhe, qui l’avait approché de trop près, avait été assassiné dans des conditions mystérieuses en 2003. Le FBI a alors promis pour sa capture une récompense de 5 millions de dollars, en vain.
Par la ruse ou la force, Félicien Kabuga s’est tiré de tous les guets-apens. Jusqu’à ce que s’achève sa cavale, dans cet appartement de la région parisienne. Ce 16 mai 2020, malgré l’aveu de son fils, le fugitif s’accroche encore à son faux passeport congolais et à un faux nom, Antoine Tounga, dernier des quelque 25 alias qu’il a utilisés durant sa cavale. Puis, vers 9 heures, il avoue du bout des lèvres sa véritable identité, que les tests ADN ne feront que corroborer.
Messages de félicitations
A ce moment, sûre de son fait, l’adjudante Estelle (qui a requis l’anonymat comme la plupart des ses collègues) est déjà revenue au siège de l’OCLCH, boulevard Davout, à Paris. Derrière son modeste bureau, au quatrième étage d’un austère immeuble, vestige des anciennes fortifications de la capitale, la procédure, la paperasse, l’occupe pendant trois jours.
Elle ne revoit celui qu’elle piste depuis dix mois que le 19 mai, dans le bureau de la magistrate qui signifie à l’interpellé sa remise au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Quand, en sa présence, il décline une nouvelle fois sa véritable identité, comme un aveu de défaite, l’adjudante, vingt-deux ans de carrière, ne peut retenir ses larmes. Toutes ces journées et les suivantes, les messages de félicitations affluent de partout, les plus vibrants venant du Rwanda.
Elle s’était rendue sur place en septembre 2019, pour enquêter sur les faits mais aussi pour sentir ce pays et son drame. Le génocide n’était pour elle qu’un vague souvenir d’adolescente, des images lointaines d’hommes s’acharnant sur leurs victimes et de civils hagards avec la mort dans les yeux. Sur place, au sein d’une délégation de l’OCLCH, elle avait rencontré des officiels, bien sûr, mais aussi des rescapés, entendu un génocidaire hutu, visité des lieux de massacres. Elle y est retournée un mois en septembre 2020, a été reçue avec cordialité.
Cette arrestation a participé au réchauffement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali, tout comme devrait y contribuer le rapport Duclert remis le 26 mars à Emmanuel Macron, critique du rôle des autorités françaises au moment du génocide. Mais l’adjudante veut surtout retenir les cadeaux reçus par des groupes de victimes ou les remerciements de son chauffeur, lui-même rescapé. « J’ai compris ce qu’on devait au peuple rwandais, explique la gendarme. En face de nous, on a des victimes qui attendent. On lutte contre l’impunité. »
Par-delà les années et les frontières
Lutter contre l’impunité. Poursuivre les criminels de guerre. Vaincre l’amnésie dans laquelle ils tentent de se lover, refuser cet oubli qui sera toujours impossible, insupportable, aux survivants. Ainsi le veut la mission de l’OCLCH. Ainsi le prétend sa devise : hora fugit, stat jus (« le temps passe, la justice demeure »). Lesté d’un énigmatique et interminable sigle, comme en raffole tant l’administration, il est né d’un décret du 5 novembre 2013 et plus encore d’un impératif juridique et moral.
En 1998, dans l’effroi des exactions perpétrées au Rwanda et en ex-Yougoslavie, le statut de Rome, comme s’appelle ce traité ratifié par 60 Etats, instaure le principe des cours pénales internationales. La loi française consacre quant à elle sa compétence universelle pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre où qu’ils soient commis. Même si le législateur a restreint ce principe aux dossiers dont les victimes sont françaises ou les auteurs cachés sur le sol national.
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Dès lors, les plaintes, mandats d’arrêt internationaux et demandes d’entraide pénale se sont multipliés auprès de la justice française. En 2011, un pôle spécialisé, rattaché au parquet national antiterroriste, a été créé. Deux ans plus tard, l’OCLCH en devenait le bras exécutif. Il reste encore méconnu, même si les affaires traitées sont souvent en prise directe avec la grande histoire contemporaine, en ses pages les plus dramatiques : ex-Yougoslavie, Rwanda, Argentine, Liberia, Sri Lanka, Syrie… Liste non exhaustive.
« Il est devenu très vite évident qu’il fallait spécialiser des enquêteurs sur ce type de dossiers », explique le général de brigade Jean-Philippe Reiland, 55 ans, commandant de l’Office. Ce haut gradé est passé par la Corse, la section de recherches de Versailles, les stups et l’antiterrorisme. Mais traquer par-delà les années et les frontières des génocidaires, des criminels de masse, des soldats sanguinaires ou des tortionnaires est bien différent. « Nous avions besoin de gens solides, ayant une appétence et une sensibilité pour ce domaine particulier, capable de maîtriser le contexte de coopération internationale, de travailler au long cours sur des faits d’une particulière gravité », résume le général Reiland.
Chapelet de misères et de cruautés
L’Office se compose de trente-quatre personnes et compte autant de femmes que d’hommes. Quatre policiers et trente gendarmes traitent 155 dossiers, à 90 % constitués de crimes contre l’humanité imprescriptibles. Ils concernent vingt-sept pays, sur tous les continents. Le nombre d’affaires a doublé ces cinq dernières années, depuis que l’Office français de protection des rapatriés et des apatrides (Ofpra) a reçu l’obligation de signaler au procureur les candidats à l’asile dont le parcours semblait sujet à caution. Car c’est l’ultime perversité des bourreaux que de se cacher dans la foule des victimes fuyant leurs atrocités.
« Le plus insupportable, c’est que les individus qui commettent cela appartiennent souvent à un régime criminel construit en système politique. » Nicolas Le Coz, lieutenant-colonel à l’OCLCH
L’OCLCH explore donc les pires crises de la planète. Le lieutenant-colonel Nicolas Le Coz, 48 ans, le second du général Reiland, égrène les dossiers bouclés par son service. Condamnations d’Octavien Ngenzi et de Tito Barahira, génocidaires des Tutsi, du Serbe de Bosnie Radomir Susnjar, extradé et jugé dans son pays pour un massacre de civils, arrestation et extradition de Mario Sandoval, membre des escadrons de la mort argentins.
Derrière les noms et les pays, le gendarme dévide un chapelet de misères et de cruautés. Massacres, viols systématisés, tortures, enrôlement d’enfants soldats, « nous sommes l’office des atteintes les plus graves à la dignité humaine », résume-t-il. Il s’est porté volontaire pour ce job à part, comme tous ceux et celles qui sont là, souvent au bout d’une longue carrière de terrain. « Généralement, on ne rentre pas dans cet office par hasard », confirme Nicolas Le Coz.
Avant d’arriver boulevard Davout, ce diplômé en droit international a frotté son expertise juridique et sa foi en la justice dans des zones où elle comptait pour peu, que ce soit en Bosnie ou au Kosovo, au sein des forces multinationales. Il a également derrière lui dix-neuf ans de police judiciaire, principalement dans la lutte contre le crime organisé international et dans la lutte contre les violations des droits humains, comme la traite. Il n’aura donc cessé de côtoyer cette violence extrême et planifiée. « Le plus insupportable, explique-t-il, c’est que les individus qui commettent cela appartiennent souvent à un régime criminel construit en système politique. »
Les salauds patentés et les autres
Cette terreur érigée en dogme, les cinq membres de la cellule Moyen-Orient réunis dans une salle peuvent en témoigner. Tous gradés, tous rodés au pire par quinze à trente ans d’enquête, ils ont vu le sang couler, connu des scènes d’homicide, comme cette major qui a travaillé sur l’affaire Fourniret. « Mais là, la Syrie, c’est autre chose », résume l’adjudante Alexandra, 47 ans, entrée en 2017 à l’OCLCH.
Une partie de l’équipe travaille sur le dossier « César », pseudonyme d’un photographe de la police militaire qui a fui son pays en emportant plus de 50 000 clichés montrant des cadavres de détenus morts de faim, de maladie ou sous la torture, entre 2011 et 2013. En utilisant notamment les dernières techniques de reconnaissance faciale, ces pénibles investigations tentent depuis 2015 d’identifier victimes et bourreaux.
« Nous ne sommes pas des justiciers. Notre mission est de remettre à un magistrat un dossier à charge et à décharge. » Christophe, chef adjoint
Les enquêteurs interrogent les témoins syriens qui ont trouvé refuge en Europe. Ils ne sortent jamais indemnes de ses rencontres. « Ils racontent leur histoire calmement, parfois en souriant, raconte le chef Rodolphe, 55 ans. Mais leurs récits dépassent l’entendement. Quarante personnes vivant dans 10 mètres carrés, se partageant chacun deux carrelages au sol, c’est inimaginable. » Un silence autour de la table. « A l’OCLCH, on bascule dans des choses dans lesquelles on ne se projetait pas avant », constate l’adjudant-chef Philippe, 52 ans.
Ils savent qu’ils ont peu de chance d’aller au bout de leur enquête et encore moins de se rendre sur le terrain : les suspects restent protégés par le régime. Il y a parmi eux les salauds patentés et les autres, « les petites mains, pas toujours idéologisées, des gens impliqués pour des questions de survie », constate la cheffe Bénédicte, 35 ans. Il faut parfois accepter de perdre ses repères cartésiens dans ces dictatures qui n’en ont cure. Il faut endurer cette plongée dans les ténèbres de l’âme humaine.
« On encaisse », résume leur supérieur, le capitaine Christophe, 52 ans, chef adjoint de la division chargée des crimes de guerre. Des interrogations et des bleus à l’âme, il en ramène de chacun de ses séjours sur le terrain, au Rwanda, au Liberia, au Tchad. Il part prochainement pour la Centrafrique. « Nous ne sommes pas des justiciers, assure-t-il. Notre mission est de remettre à un magistrat un dossier à charge et à décharge, afin qu’il y ait un procès équitable, justement ce qui n’existe pas dans certains de ces pays. »
Monde mouvant des relations internationales
Ce travail au long cours se fait souvent dans le cadre d’une entraide internationale, au sein d’Interpol et surtout dans le giron d’Eurojust et d’Europol, les unités de coopération judiciaire et policière de l’Union. Les enquêteurs se rendent régulièrement à La Haye, le siège de ces deux dernières institutions, afin d’échanger avec leurs homologues.
L’enquête est un art de la patience. La diplomatie aussi. A l’OCLCH les deux vont de pair. « Il nous faut tenir compte de la géopolitique, évidemment, explique le capitaine Christophe. Dans certains dossiers, nous avons des preuves venant de pays où, il y a sept ou huit ans, nous n’aurions rien eu. » Entre-temps, les régimes sont tombés ou les relations avec la France ont évolué.
L’arrestation médiatisée de Roger Lumbala, le 29 décembre 2020, est un bon exemple de ce monde mouvant des relations internationales. Ce citoyen de la République démocratique du Congo a été mis en examen par la justice française et soupçonné d’avoir, au début des années 2000, orchestré des massacres, des viols et des actes de cannibalisme, faits que ses avocats contestent.
Ancien exilé politique en France, Lumbala était revenu dans son pays au milieu des années 1990, avait pris la tête d’un groupe rebelle, avant de devenir député puis ministre de son pays, autant dire intouchable. Tombé en disgrâce, il s’est enfui en France, s’est vu cette fois refuser l’asile, puis s’est évanoui dans la nature. En 2016, l’OCLCH s’est saisi du dossier et a retrouvé sa trace après plusieurs années d’enquête.
Amasser la documentation
La guerre, la tyrannie, la violence qui s’embrase comme amadou, cette matière qui fait le quotidien de l’Office, le chef d’escadron Jean-Pierre, 42 ans, l’a connu dans son enfance. Il vient d’un de ces pays moyen-orientaux où les armes dictent leur loi. Il sait de son éducation ces moments où l’histoire vacille et emporte dans son flot des destins individuels. « Ne me mettez jamais dans une situation où je pourrais avoir à décider de faire la même chose », lâche-t-il.
« Vous ne pouvez pas comprendre un crime de guerre si vous ne faites pas sa genèse. » Jean-Pierre, chef d’escadron
Le chef d’escadron a sur son bureau, entre deux dossiers de crimes contre l’humanité, une photo de Victor Serge, un militant anarchiste victime des purges staliniennes. Rien ne le destinait à devenir pandore. Il est arrivé en France pour ses études en 2002, est devenu docteur spécialiste des religions et de leur stratégie communicationnelle sur Internet.
« Mon expertise m’a fait repérer par la gendarmerie, raconte-t-il. J’ai été recruté pour apporter un éclairage géopolitique, historique sur des conflits partout dans le monde. » Il dirige depuis un an la division de la stratégie et de la coopération internationale. Intitulé austère, travail de fourmi, consistant à amasser la documentation sur un pays et un conflit. « Vous ne pouvez pas comprendre un crime de guerre si vous ne faites pas sa genèse », explique-t-il.
A titre d’exemple, le chef d’escadron déplie une immense frise de trois ou quatre mètres, retraçant la chronologie précise d’un conflit, en l’occurrence africain. La connaissance intime de la géographie et de l’histoire d’une guerre facilite le travail de vérification des témoignages. « Un type qui tenait un barrage a déclaré ne rien avoir vu et entendu durant la période où il servait. Grâce à l’étude de cette période et de ce lieu, l’enquêteur a pu lui démontrer qu’il était à quelques mètres d’un massacre et qu’il ne pouvait l’ignorer. Cela a permis de le confondre. »
Cellule dédiée aux crimes de haine
La division réunit également de la documentation sur les mouvements extrémistes, en France ou à l’étranger. Elle s’intéresse aux agissements de groupes conspirationnistes, comme les émules français du mouvement américain QAnon, les survivalistes ou les accélérationnistes qui prétendent hâter la fin du monde, bref tous ces groupuscules d’où, selon l’Office, pourraient surgir les criminels de masse. Son personnel, habilité secret-défense, a accès aux notes classifiées des renseignements.
« Très longtemps, le mobile haineux n’était pas jugé déterminant dans le passage à l’acte. » Aurélie, lieutenante-colonelle
Le chef d’escadron Jean-Pierre cite Primo Levi, qui demandait à un geôlier d’Auschwitz le pourquoi d’un interdit. « Ici, il n’y a pas de pourquoi », lui avait rétorqué l’autre. Et cette absence d’explication, cette faillite de la raison, cet immense point d’interrogation, il faut faire avec, à l’OCLCH. A défaut d’un pourquoi satisfaisant, il est un point de rencontre et peut-être une explication à toutes ses affaires : la haine. Cette échelle qu’on grimpe barreau après barreau jusqu’à atteindre l’abomination. « A la base, il est un motif commun : le refus de la différence, la haine de l’Autre », abonde Jean-Philippe Reiland. « Seule diffère l’intensité de cette haine », ajoute Nicolas Le Coz.
Fort de ce constat, l’Office s’est enrichi récemment d’une autre mission. Confrontée à la prolifération des violations de cimetières juifs en Alsace, la direction de la gendarmerie a décidé de créer, en 2019, une petite cellule dédiée aux crimes de haine. Face au nombre des dossiers, elle est devenue dès août 2020 une division à part entière, forte de sept personnes.
« Très longtemps, le mobile haineux n’était pas jugé déterminant dans le passage à l’acte, constate la lieutenante-colonelle Aurélie, 39 ans, cheffe de la division. Des tags nazis étaient traités comme des dégradations sans prendre en compte le contenu même du message. Il était juste considéré après coup comme une circonstance aggravante. Or, ce mobile est souvent central dans l’enquête. Il nécessite une sensibilité particulière, une prise de conscience du même ordre que pour les violences faites aux femmes. » L’idée d’une continuité entre un internaute proférant des menaces de mort et un criminel de guerre s’est imposée.
Tags négationnistes
La division traite des infractions de droit commun en raison de l’appartenance de la victime à une ethnie, une nation, une race, une religion déterminée ou en raison de son orientation sexuelle. A compétence nationale, elle assure également son concours à des sections de recherche locales de la gendarmerie ou de la police.
Elle peut être saisie par tous les parquets de France, mais travaille particulièrement avec le pôle parisien spécialisé dans la lutte contre la haine en ligne. Elle échange également avec les pays étrangers. « On ne peut plus penser franco-français quand les mouvements sont, eux, internationaux », justifie sa patronne, qui rappelle les camps d’entraînement de survivalistes français organisés en Hongrie ou en Ukraine.
La division travaille ainsi sur les tags négationnistes badigeonnés en août 2020 sur le site d’Oradour. Elle tente d’obtenir l’extradition du Royaume-Uni du Français Vincent Reynouard, qui a pris la fuite après sa condamnation en novembre 2020 à quatre mois de prison pour négation de la Shoah. Elle a participé à la condamnation d’un Allemand qui avait érigé sur sa propriété en Moselle une stèle à la gloire d’une division SS suspectée du massacre de Maillé, en Indre-et-Loire, le 25 août 1944.
L’OCLCH a également participé aux arrestations réalisées dans le cadre de l’affaire Mila, cette jeune fille submergée de menaces de mort à la suite de ses propos sur l’islam. Dans ce type de dossiers, les enquêteurs brassent au quotidien les appels au meurtre sur les réseaux sociaux et les images violentes qui circulent sur la Toile. Quand ils arrêtent un des auteurs, ils trouvent face à eux toutes les gradations de la haine. Des imbéciles inconscients de la portée de leurs actes. Des trolls dépassés par leur avatar jusqu’à souffrir d’un dédoublement de personnalité. Des convaincus qui sont « dans un comportement répétitif » ou des idéologues qui assument leurs actes.
Le lieutenant Emmanuel, 43 ans, chef adjoint de la division, décrit ce cheminement intellectuel, ce processus de radicalisation : « Une personne s’abreuve de contenus haineux, contenus qu’elle ne maîtrise pas forcément et elle en arrive au passage à l’acte. Il nous faut interrompre le parcours de ces gens-là. »
Analyse de près d’un million d’appels
Retour dans le bureau de l’adjudante Estelle. Sur le mur, une grande croix au stylo bleu barre la photo de Félicien Kabuga. L’arrestation est le résultat d’un fastidieux travail de recoupement, d’un sacerdoce commencé en juillet 2019, quand l’adjudante s’est vue remettre le dossier du fugitif. Par où commencer la traque de ce fantôme ? Etait-il en France ? Vivait-il encore, ce présumé génocidaire dont on avait perdu la trace en 2007 ?
La police belge avait examiné la concession de la famille, là où était enterrée l’épouse de Félicien Kabuga. Il n’y avait pas d’autres corps, ce qui confortait l’hypothèse qu’il soit encore de ce monde. La confirmation ne viendra que des mois plus tard, lors d’une interception téléphonique, quand une de ses filles avouera à une proche : « Dieu merci, papa est en vie ! »
Patiemment, la gendarme de l’OCLCH retrouve la trace des treize enfants de Kabuga. La plupart résident en région parisienne, d’autres habitent qui en Belgique, qui au Luxembourg, qui au Royaume-Uni. L’adjudante découvre une galaxie de noms mêlant progéniture et gendres, un écheveau financier complexe, avec de multiples comptes bancaires. Elle va les éplucher un à un, sur une période de trois ans. L’analyse de près d’un million d’appels notamment échangés par la famille permet de savoir que les enfants « bornent » régulièrement sur une antenne-relais d’Asnières. L’adjudante découvre que l’un des fils, Alain, y loue un appartement.
Après une réunion, organisée le 20 mars entre les polices britannique, belge et française, l’Office se met sur les traces d’une fille de Kabuga, Séraphine. Elle réside au Royaume-Uni mais traverse régulièrement la Manche, près de cent jours par an. Son téléphone aussi « borne » régulièrement à Asnières. En une année, il n’y a que neuf jours où un des Kabuga n’a pas appelé d’Asnières. La fratrie se relaie à l’évidence dans l’appartement. Mais le confinement et ses rues désertes rendent périlleux une surveillance de l’appartement. S’il se sait repéré, l’homme pourrait se volatiliser à nouveau.
Grosse somme
Un jour que la gendarme travaille à la maison, épluchant les comptes de Bernadette, une autre fille de Kabuga, tandis que les chiffres et les lignes commencent à danser sous ses yeux, son fils de 8 ans vient l’interrompre. La gendarme lui explique vaguement ce qu’elle fait. L’enfant lui indique alors une ligne où est inscrite une grosse somme, 10 056 euros, versée en 2019 à « HP Beaujon ». L’adjudante découvre qu’il s’agit là d’un chèque de banque versé par Bernadette, à l’hôpital publique Beaujon, proche d’Asnières.
La somme a servi à payer l’opération du colon d’un certain Antoine Tounga. L’administration hospitalière, d’abord réticente, finit par envoyer la photocopie du passeport congolais. La photo est celle de Félicien Kabuga et l’ADN fourni ensuite par l’hôpital correspond à celui récupéré quelques années auparavant par les Allemands. La preuve formelle, qui mènera à l’arrestation de Kabuga, est trouvée. Le génocidaire est aujourd’hui détenu à La Haye, en attente de son jugement.
Depuis cette interpellation, l’adjudante a également tracé une croix sur la photo du Rwandais Augustin Bizimana, dont le corps a été identifié l’année dernière dans un cimetière de la République démocratique du Congo. Mais il reste encore dans son dos les photos et les noms de Fulgence Kayishema, Protais Mpiranya et de quatre autres génocidaires hutu encore recherchés. Pour l’adjudante Estelle, la traque se poursuit. Pour l’OCLCH, chasser la haine n’est pas près de s’achever.