Citation
Il y a vingt-sept ans, le 7 avril 1994, Joseph Kavaruganda était assassiné au petit matin par des soldats de la garde présidentielle du régime rwandais. Un génocide débutait. Ce magistrat intègre, président de la Cour constitutionnelle de son pays, tombait parmi les premières victimes de l’extermination des Tutsi et de leurs « complices », ces Hutu démocrates dont il était l’un des plus éminents représentants.
Membre du Conseil constitutionnel de la République française, je veux honorer la mémoire du président Joseph Kavaruganda, je veux saluer cet homme de paix et de droit que la communauté internationale n’a pas su protéger des tueurs de l’Etat rwandais. Joseph Kavaruganda s’était fréquemment opposé au président Juvénal Habyarimana et aux extrémistes qui l’entouraient. Il avait critiqué l’instauration d’un multipartisme de façade, où les droits de l’opposition n’étaient pas garantis. Il avait appuyé l’adoption des accords d’Arusha (le 4 août 1993), qui prévoyaient, avec le soutien de la France, un partage du pouvoir, et s’était efforcé d’obtenir leur bonne application, en évitant notamment, en 1994, de faire prêter serment à un gouvernement extrémiste.
Victime de plusieurs tentatives d’assassinat, y compris dans les murs de la Cour constitutionnelle, Joseph Kavaruganda ne baissa jamais la tête et continua à défendre avec détermination la démocratie. Le 7 avril, enlevé chez lui devant sa famille, il fut assassiné par ces extrémistes auxquels il n’avait jamais cédé. Il nous offre une leçon de courage personnel, il nous rappelle la dignité de la loi face à l’empire de la barbarie.
Un acte de lâcheté internationale
Les casques bleus affectés à sa protection ne furent d’aucun secours. Présents au Rwanda pour accompagner l’application des accords d’Arusha, les 2 300 hommes de la Minuar, la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda, n’ont pas davantage pu s’opposer au génocide. Pire, ils ont abandonné le Rwanda quand le Conseil de sécurité a décidé, le 21 avril 1994, à la suite du retrait de la Belgique dont plusieurs soldats avaient été massacrés, de réduire drastiquement, à 270 hommes, leur nombre sur le terrain. La France, par solidarité avec nos amis belges, s’est associée à cette mesure qu’aujourd’hui la vérité impose de qualifier d’acte de lâcheté internationale. Le gouvernement français auquel j’appartenais en tant que ministre des affaires étrangères a simultanément pris la décision de procéder à l’évacuation des ressortissants français et européens dès le début des massacres.
La vérité oblige à dire de la même manière que nous n’avons pas mesuré que nous abandonnions, en quittant Kigali avec le dernier avion français le 14 avril, des centaines de milliers de Tutsi promis à la mort, des morts atroces, insoutenables. Nous n’avons pas réalisé qu’un génocide submergeait le Rwanda, nous n’avons pas imaginé que nos forces déployées pour assurer la protection de nos ressortissants, peu nombreuses au demeurant, auraient pu, à condition d’avoir le soutien des parachutistes belges, des commandos italiens, des marines américains présents au Burundi, tous associés aux casques bleus, s’opposer aux tueurs, protéger les victimes. Aucune de ces forces ne s’est engagée. Le 30 avril encore, la déclaration présidentielle du Conseil de sécurité n’emploie pas le mot de « génocide », plusieurs Etats membres s’y opposant.
Nommer le « génocide »
Cela aurait été notre honneur. Les massacres qui ravageaient le pays pour lequel nous avions voulu la paix et la concorde politique ne cessaient de nous hanter. La passivité internationale n’était pas supportable. Le 16 mai 1994, à Bruxelles, en marge d’une séance du Conseil des affaires générales de l’Union européenne, je décidai de rompre un silence devenu insoutenable. Je savais qu’aux Nations unies des membres non permanents du Conseil de sécurité – la Nouvelle-Zélande, la République tchèque, l’Espagne, le Nigeria – commençaient à donner des leçons de courage aux grandes puissances qui, elles, restaient toujours inertes. La France devait faire entendre sa voix.
« Ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda actuellement, déclarai-je, mérite le nom de génocide. Les massacres sont épouvantables, principalement dans la zone qui est tenue par les forces gouvernementales. » Et, à l’attention des journalistes qui m’interrogeaient, je précisai : « Dans la déclaration de l’Union européenne qui vous sera distribuée tout à l’heure sur le Rwanda figurera le mot de génocide que j’ai souhaité y voir introduire. » Je réitérai cette déclaration le 18 mai à l’Assemblée nationale, au cours de la séance des questions d’actualité.
Cette dénonciation du génocide des Tutsi, je la fis au nom de la France. Comme je voulus avec le premier ministre que notre pays ne restât pas impuissant devant les massacres qui redoublaient au Rwanda. Nous décidâmes, avec l’accord du président de la République, de lancer l’opération « Turquoise », dans le cadre d’un mandat strict des Nations unies, afin que cette mission humanitaire sauvât des vies. Ce qui advint.
« Pendant près de trente ans, nous avons porté, j’ai porté cette blessure de n’avoir pas réussi à empêcher cette terreur »
Mes déclarations, mes décisions sont examinées méthodiquement dans le rapport Duclert qui a été remis il y a dix jours au président de la République qui l’avait demandé. L’équipe de chercheurs qui en sont les auteurs porte sur notre action un regard critique, fondé sur les dizaines de milliers d’archives qu’ils ont consultées. Comme je l’ai déclaré à l’Agence France-Presse dès sa publication, je constate que ce rapport fait avancer la vérité. J’ai relevé deux points cruciaux à mes yeux : la France est enfin exonérée de l’accusation de complicité dans la préparation, voire l’exécution du génocide, injustement portée contre elle pendant des années et que « rien dans les archives consultées ne vient démontrer » ; l’opération « Turquoise », quant à elle, a accompli, selon le rapport, « un effort réel de protection des Tutsi menacés et se compte en milliers de personnes extraites de situations dangereuses » (j’ajoute : Tutsi et Hutu). « L’éthique des officiers républicains » qui l’ont conduite est saluée dans le rapport.
Le rapport met aussi en évidence de nombreuses défaillances, erreurs et fautes des autorités françaises depuis 1990. Je réalise à sa lecture que, si nous avons agi, nous n’avons pas accompli assez. Surtout, nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures. Face à l’horreur génocidaire, l’extermination des enfants, des femmes et des hommes pour la seule raison qu’ils étaient nés tutsi, tout aurait dû être tenté pour les sauver. Pendant près de trente ans, nous avons porté, j’ai porté cette blessure de n’avoir pas réussi à empêcher cette terreur.
Durant toute la période au cours de laquelle j’ai conduit la diplomatie française, d’avril 1993 à mai 1995, j’ai suivi la même ligne : œuvrer au cessez-le-feu, à la réconciliation des protagonistes, au partage et à la démocratisation du pouvoir. Ce fut le processus des négociations d’Arusha, engagé dès 1992, qui a abouti aux accords du même nom signés en août 1993, que le rapport qualifie de « victoire » pour le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, lequel en remercia la France. Les extrémistes proches du pouvoir à Kigali en ont saboté l’application. J’ai commis l’erreur de croire la réconciliation encore faisable en mai-juin-juillet 1994, alors que l’horreur du génocide déclenché en avril la rendait impossible.
Aucun autre acteur de la scène internationale n’a levé le petit doigt, ni l’ONU, ni l’Organisation de l’unité africaine, ni nos partenaires européens, ni les pays africains de la région, ni les Etats-Unis que nous n’avons eu de cesse de mobiliser. J’ai le souvenir de la terrible solitude de la diplomatie française. Mon collègue américain se bornait à m’exprimer son « admiration » pour les initiatives de la France…
« Sur la France pèse un devoir d’exemplarité qui l’honore et l’oblige à être au rendez-vous de l’histoire. Nous ne l’avons pas été comme nous aurions dû l’être »
Mais peut-on s’exonérer de ses responsabilités en invoquant la faillite des autres ? Sur la France pèse un devoir d’exemplarité qui l’honore et l’oblige à être au rendez-vous de l’histoire. Nous ne l’avons pas été comme nous aurions dû l’être. Nous avons manqué de compréhension de ce qu’était un génocide et de ce qu’impliquait son constat, à savoir, agir sans délai pour arrêter avec toute la détermination possible les massacres qui ravageaient un pays que la France avait porté à bout de bras pendant des années.
L’objectif « d’arrêt des massacres » auquel se destinait l’opération « Turquoise » était celui que nous assignait la résolution 929 du 22 juin 1994 [autorisant le déploiement d’une force multinationale en vue d’assurer la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda], obtenue non sans mal du Conseil de sécurité à notre demande. Cet objectif, qui nous obligeait, était insuffisant. Sur le terrain, nos soldats ont compris plus vite que beaucoup de politiques qu’il y avait d’un côté les tueurs, les Hutu extrémistes, et de l’autre des survivants, les derniers Tutsi qu’il fallait protéger coûte que coûte. Ils ont sauvé l’honneur. Ce que nous avons fait, ce qu’ils ont fait a été reconnu internationalement, y compris par le FPR. Il est vrai que c’était trop peu et trop tard. Aurions-nous pu obtenir plus du Conseil de sécurité, alors même que seuls quelques contingents de pays africains courageux se portèrent volontaires pour venir avec nous ?
Il est difficile pour les hommes politiques qui ont été les acteurs de cette tragédie d’avouer des questions sans réponse, de reconnaître des erreurs, voire des fautes. Mais la vérité est la plus forte et c’est à elle qu’il faut continuer à travailler sans relâche. Aujourd’hui, avec la recherche des historiens, leur exigence de savoir, leurs recommandations, nous pouvons dire à notre jeunesse qu’elle peut compter sur notre lucidité envers le passé, et notre confiance dans la vérité. Je veux faire mienne, pour terminer, les dernières phrases du rapport Duclert : « La réalité fut celle d’un génocide, précipitant les Tutsi dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais. »
Alain Juppé est membre du Conseil constitutionnel. Ancien maire de Bordeaux (de 1995 à 2004, puis de 2006 à 2019), il a été premier ministre (1995-1997), ministre des affaires étrangères (1993-1995 et 2011-2012), ainsi que ministre de la défense (2010-2011).