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« Que ça vous plaise ou non, ce qui s’est passé au Rwanda fait partie de l’histoire de France », souligne l’un des personnages de Murambi, le livre des ossements, le roman que l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop a consacré au génocide, en 1994, des Tutsis du Rwanda. De fait, c’est bien une « histoire rwandaise de la France » qu’évoque le rapport de la commission Duclert, utilisant d’ailleurs cette expression dans ses conclusions.
Constituée d’une quinzaine d’historiens et présidée par Vincent Duclert, un spécialiste de l’affaire Dreyfus, elle a remis vendredi son rapport au président Macron. Depuis deux ans cette équipe avait été chargée d’éplucher les archives françaises sur le Rwanda, même les plus confidentielles, gardées depuis plus d’un quart de siècle au sein de différentes administrations. Un tel accès illimité était d’emblée inédit et répondait aux incessantes demandes, depuis plusieurs années, de tous ceux qui en France souhaitaient mieux connaître, ou comprendre, une page sombre de l’histoire commune des deux pays : cette période, entre 1990 et 1994, où Paris sera le principal allié d’un régime dont les dérives vont conduire à l’avant-dernier génocide du XXe siècle (avant celui de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine).
Moins de frilosité
Certes, nombreux sont ceux qui auraient préféré un accès ouvert à tous des archives qui concernent un sujet aussi important impliquant notre pays dans une « solution finale africaine ». Le choix de désigner plutôt une commission a pu paraître biaisé, mais il faut reconnaître à Emmanuel Macron d’avoir eu moins de frilosité que ses prédécesseurs qui ont tous refusé d’ouvrir cette boîte de Pandore. Et malgré les soupçons initiaux, la commission Duclert a su établir un constat qui aura valeur historique, désignant sans détour « les responsabilités, lourdes et accablantes » de la politique française menée au Rwanda.
La France s’est « longuement investie aux côtés d’un régime qui encourageait les massacres racistes », constate le rapport qui reprend l’enchaînement chronologique qui mène de l’intervention militaire en faveur d’un régime menacé par l’irruption d’une rébellion tutsie en 1990, jusqu’à la fin 1994. Il couvre ainsi dans la foulée la période du génocide – avec l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 – et de l’intervention, en juin, de l’opération Turquoise, si souvent soupçonnée d’avoir été déclenchée quand les massacres s’achèvent, pour venir en aide à l’armée génocidaire alors en déroute.
La commission relève une « impression d’enfermement des autorités françaises dans des logiques avec lesquelles, la rupture s’avère difficile même pendant la crise génocidaire ». Et dénonce l’obsession des décideurs de l’époque, pour lesquels, même pendant le génocide, la seule vraie menace est représentée par cette rébellion tutsie du Front Patriotique Rwandais (FPR), associée à l’influence anglo-saxonne, puisque ce mouvement composé d’enfants d’exilés tutsis a été créé dans l’Ouganda anglophone.
Responsabilité personnelle de Mitterrand
Alors que le FPR est le seul à se battre contre les forces génocidaires, cette perception ne change pas. Et confirme une « lecture ethniste » de la situation au Rwanda, déniant tout rôle politique légitime à une minorité: les Tutsis ou le FPR. Mais de cette façon, Paris épousait de facto la thèse des extrémistes hutus qui vont commettre le génocide au nom du « peuple majoritaire ».
Au fond, c’est une idéologie empreinte de relents colonialistes et racistes qui a conduit la France à se fourvoyer au Rwanda. On le savait déjà. Beaucoup de livres et d’études ont été publiées à ce sujet. Mais le fait qu’une commission française l’admette marque un changement. De même en dénonçant la « désinformation » qui a visé le FPR, le 6 avril 1994, au moment où l’avion du président Habyarimana est abattu, donnant ainsi le signal du génocide orchestré par les faucons de son camp, le rapport Duclert tranche avec un storytelling qui s’est longtemps imposé en France tendant à rendre le mouvement rebelle responsable de cet attentat.
Bien plus, non seulement le rapport pointe la faiblesse de l’équilibre des pouvoirs en France, qui a permis à un petit groupe au sommet du pouvoir de jouer les apprentis sorciers au Rwanda, mais il souligne également la responsabilité personnelle du président François Mitterrand, et « son alignement sur le pouvoir rwandais ». D’autres responsables de l’époque sont également désignés, comme Christian Quesnot, le chef d’état-major particulier de Mitterrand, connu pour ses virulentes positions anti-FPR, et qui au lendemain de l’attentat « ne dit pas un mot sur les assassinats ciblés des opposants hutus et les massacres systématiques des Tutsis » préfigurant le début du génocide.
Regard un peu naïf
Vendredi, à l’Elysée on ne manquait pas de souligner combien le travail de la commission Duclert marque une étape historique, alors que jamais « on n’a été aussi loin dans la qualification du rôle de la France ». Le diable se niche dans les détails et il faudra du temps avant de digérer les 1 200 pages du rapport pour en mesurer l’impact réel. Mais d’ores et déjà, quelques lacunes se dessinent. En affirmant que la France avait mené « une politique pour le moins passive en avril et en mai 1994», pendant le génocide, tout en reconnaissant qu’elle avait mis du temps à se dissocier du gouvernement extrémiste créé après la mort de Habyarimana dans les locaux de l’ambassade de France, la commission fait l’impasse sur des archives qu’on connaît déjà.
Celles-ci évoquent notamment la visite de hauts gradés rwandais, notamment en mai, reçus à Paris et auxquels on aurait promis soutien militaire et financier, tout en discutant tranquillement de la meilleure façon de retourner l’opinion internationale. De la même façon, la commission n’a visiblement rien trouvé de très accablant contre l’Opération Turquoise, mentionnant comme une évidence « les consignes très strictes de neutralité vis-à-vis des belligérants ». Sauf qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile mais d’un génocide.
Les historiens portent également un regard un peu naïf sur le sommet de la Baule au cours duquel, en 1990, François Mitterrand avait soudain lié aide financière et démocratisation. Le fait qu’aucun d’entre eux ne soit africaniste explique peut-être cette acceptation de l’histoire officielle, alors même que les grands principes de la Baule n’ont jamais empêché l’Elysée de continuer à soutenir nombre de régimes autoritaires sur le continent.
Enfin, tout en reconnaissant de graves responsabilités dans la gestion de la crise rwandaise, la commission écarte le soupçon de complicité, affirmant n’avoir rien trouvé dans les archives qui indiquerait une compromission directe dans le génocide. Mais accueillir à Paris des génocidaires et leur prodiguer des conseils ne suggère-t-il pas une forme de « complicité» ? Et l’ancien gendarme de l’Elysée Paul Barril a bien signé des contrats d’armements et de soutiens militaires avec les forces génocidaires. Il est d’ailleurs visé par une plainte pour complicité de génocide depuis 2013. « Les archives françaises ne suffisent pas à elles seules à rendre compte de façon exhaustive de l’histoire du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda », reconnaît le rapport de la commission, qui suggère également avoir été empêchée d’accéder à certains fonds d’archives et n’hésite pas à dénoncer « un certain état d’esprit régnant au plus haut sommet de l’Etat » qui a pu « gêner » certaines recherches.