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En l’espace d’un mois, le Parlement européen a adopté deux résolutions relatives à des évènements concernant la région africaine des Grands Lacs (RDC, Rwanda, Burundi). En effet, le 11 mars dernier, il a adopté une résolution condamnant le tragique assassinat en RDC de l’ambassadeur italien Luca Attanasio, de son chauffeur congolais et de son garde du corps italien, au cours d’une attaque menée par des hommes armés qui ont pris leur véhicule en embuscade alors qu’ils voyageaient dans la région de Goma à l’est de la RDC. Un mois auparavant, jour pour jour, le 11 février, il avait adopté une autre résolution qualifiant de «défenseur rwandais des droits de l’homme» un ressortissant belgo-rwandais, Paul Rusesabagina, poursuivi par la justice rwandaise suite à des faits presque similaires (attaque de véhicule et assassinat de civils par des hommes armés), à cette différence près que dans ce cas, aucune victime n’était originaire d’un pays européen.
Paul Rusesabagina, c’est cet homme dont l’histoire (largement embellie) a inspiré le film le plus hollywoodien sur le génocide, Hôtel Rwanda, sorti en 2004, où son personnage est incarné par l’acteur américain Don Cheadle. En 1994, il était gérant d’un hôtel de Kigali où quelques centaines de personnes ont pu survivre alors que le génocide faisait rage dans tout le pays. Son véritable rôle lors de ces événements est contesté.
«Prendre le pouvoir par tous les moyens»
Notoriété ainsi acquise, du moins à Hollywood, l’homme a créé un parti politique et préside actuellement un mouvement, le MRCD (Mouvement rwandais pour le changement démocratique), doté d’une branche armée, le FLN (Forces de libération nationale), dont le but, selon ses propres mots, est de prendre le pouvoir au Rwanda «par tous les moyens nécessaires». Fin 2018, le FLN a revendiqué une série d’attaques dans le sud-ouest du Rwanda qui a fait neuf morts et plusieurs blessés, tous des civils. Parmi eux, Fabrice Rugamba, 20 ans, qui rentrait chez lui après l’école ou Desiré Ngirabyeyi, 32 ans, chauffeur de bus, qui en a réchappé miraculeusement. Les véhicules dans lesquels ils voyageaient ont été pris en embuscade par des hommes armés à l’instar de ce qui s’est passé pour l’ambassadeur italien à Goma. Dans une vidéo toujours disponible en ligne, à l’occasion de ses vœux de Noël 2018, Paul Rusesabagina, ce «défenseur des droits de l’homme» selon le Parlement européen, a officiellement revendiqué les actions du FLN au nom de son mouvement.
Dans cette résolution qui lui est consacrée, le Parlement européen n’a eu aucun mot pour les victimes de ces attaques. Cette attitude face à ces deux tragédies est plus qu’embarrassante.
Outre le fait de qualifier Paul Rusesabagina de «défenseur des droits de l’homme» en faisant fi des victimes des faits revendiqués par son organisation, la résolution du Parlement européen accuse le Rwanda de «disparition forcée, transfert illégal et de détention au secret» envers lui. Cette position tranchée interroge au regard des éléments portés à la connaissance de l’opinion internationale depuis l’ouverture, le 17 février dernier, de son procès qui est devenu à Kigali, un peu comme celui d’OJ Simpson aux Etats-Unis ou celui d’Oscar Pistorius en Afrique du Sud. Il est public et tout le monde peut le suivre en direct dans les médias. Les circonstances de son arrestation ont été racontées par le menu. On a ainsi appris qu’il s’agissait d’une opération policière similaire à d’autres validées à plusieurs reprises par la justice européenne, à son plus haut niveau.
Jurisprudence appliquée en Allemagne, pas au Rwanda ?
En effet, comme exposé à l’audience, Paul Rusesabagina est arrivé au Rwanda après avoir embarqué de son plein gré à bord d’un jet privé qui devait l’amener au Burundi. Il a été trompé par une de ses connaissances, un pasteur ayant aussi la nationalité belge, à qui il avait confié l’organisation de son voyage. Celui-ci était en contact avec la police rwandaise qui l’a arrêté dès son arrivée. L’histoire rappelle à s’y méprendre celle d’un ressortissant allemand du nom de Walter Stocké qui a donné lieu, le 19 mars 1991, à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (n° 11755/85) qui fait, encore à ce jour, jurisprudence en la matière. Refusant de se rendre en Allemagne où il était recherché par la justice, Walter Stocké se trouvait en France lorsqu’une de ses connaissances, M. Köster, en contact avec la police allemande, l’amena à prendre un jet privé qui devait l’amener au Luxembourg pour affaires. Mais le jet atterrit en Allemagne et Walter Stocké fut aussitôt arrêté par la police.
Après avoir été jugé et condamné, il saisit la Commission européenne puis la Cour européenne des droits de l’homme au motif que ces faits constituaient un manquement aux exigences du droit à la liberté et à la sûreté, de la détention légale et du droit à un procès équitable consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (articles 5-1 et 6-1). Ces deux institutions ont rejeté ses demandes, considérant que même s’il fut conduit en Allemagne au moyen d’un subterfuge, il n’y eut aucun manquement aux dispositions citées. On est dès lors en droit de se demander si cette jurisprudence aurait échappé à la vigilance du Parlement européen ou si celui-ci considère que ce qui vaut pour l’Allemagne ne vaut pas pour le Rwanda, ce qui serait encore plus surprenant dans la mesure où Walter Stocké n’était recherché que pour fraude fiscale tandis que Paul Rusesabagina, lui, était recherché pour crime ou complicité de crime de sang.
Confusion des mots au Parlement européen
Tout aussi surprenant est le choix des mots utilisés par le Parlement pour qualifier ce qui s’est passé au Rwanda en 1994.
En effet, dans ses considérants, la résolution parle de «génocide des Tutsi» puis immédiatement après de «génocide rwandais» (Considérant C et D). S’agit-il d’une erreur ? Difficile à croire. En effet, à ce niveau de responsabilité, le choix des mots ne peut pas être anodin. Faut-il alors comprendre que le Parlement européen n’ait pas voulu choisir de camp entre ceux qui, comme la justice internationale et les Nations unies (Résolution A /72 /L.31 du 26 janvier 2018) considèrent qu’il n’y a eu au Rwanda qu’un seul génocide, celui commis contre les Tutsi, et ceux qui se refusent à nommer correctement cette tragédie, en entretenant la confusion sur la réalité de ce génocide ? Il s’agit d’une des techniques des négationnistes dont l’une des thèses est de soutenir qu’en réalité, ce qui s’est passé n’est qu’une sorte de guerre tribale où les Hutu et les Tutsi se sont massacrés réciproquement. En tout état de cause, qu’il s’agisse d’une erreur ou d’un choix délibéré, il est grave de voir une institution aussi respectable que le Parlement européen entretenir une telle confusion, à la veille de la 27e commémoration du génocide commis contre les Tutsi.