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Soudain, quoique vivant, Robert Badinter semble pris dans la cire. Simplement à cause des mains. De biens belles mains pourtant, pâles, alertes et fines, qui courent et se recroquevillent, comme des lièvres, sous le vent des questions plus ou moins idiotes de Pivot. Mais l'objectif, vendredi soir à Bouillon de culture, c'est d'immortaliser l'invité solitaire; donc de l'immobiliser; et pour ça, de trouver le point faible: les mains. Les mains bougent, mais ne parlent pas. Comment les piéger? Comment les fixer? En rapace, c'est-à-dire par-dessus. Une fois, deux fois, la caméra les survole en gros plan. Elle écoule patiemment son vernis mortuaire, moulant ces organes d'orateurs et rien qu'eux, pour mieux les chronoposter à l'adresse d'un quelconque musée Grévin. Ainsi, les mains de Badinter rappellent-elles, par un soir d'avril, un gisant de cathédrale, où une gravure de Dürer: la télé a parfois des relents de culture iconographique.
Il n'est pourtant pas sûr que Badinter soit venu dans l'idée d'assister à sa mise en bière. Plus ferme et plus vif que jamais, d'une rare précision de langage, le grand avocat et tombeur de la peine de mort, venu présenter un livre dans ce mausolée, concentre en lui, ce qu'il appelle les trois éloquences: l'éloquence républicaine, qui enflait par les mots; l'éloquence radiophonique, « qui apporta un ton plus précis »; l'éloquence audiovisuelle, qui oblige à « maîtriser ses émotions ». De chacune des trois, il a pris l'essentiel, et lorsque Pivot évoque Mitterrand, ses tristes écoutes et son Bousquet final, Badinter en joue à plein pour justifier son silence: « C'était un ami. C'était lui, c'est moi, et maintenant, c'est un rapport à un ami mort. Ce n'est pas à moi de jouer les procureurs de vertu.» Preuve est encore faite que si l'orateur est bon, la télé est son lieu. Elle crée une tension supplémentaire. Pourvu qu'il ait la culture, la rapidité, et une certaine idée non ricanante de lui-même
Et pourvu qu'il fasse avec Pivot; car Pivot, depuis longtemps, n'écoute plus ceux qu'il invite. Il joue les ingénus, mais au fond, ce n'est plus qu'une vieille ménagère un peu dur de la feuille. Il a sa liste de commissions à faire, ses questions à poser; il les raye, l'une après l'autre pour être sûr de ne pas y revenir. Il sait tout à l'avance, ne cesse de sauter sur les débuts de phrases de son invité, de l'empêcher, comme s'il craignait d'être mené en bateau, comme s'il fallait passer au rayon suivant. Le temps, n'est-ce pas, « le temps nous presse ». Alors vite, vite
sauf sur les mains. Sur elles, la caméra s'attarde; d'abord lorsque Badinter évoque les 2% d'avocats juifs tolérés par Vichy avant 1942; ensuite, lorsqu'il écoute un extrait de son discours parlementaire pour l'abolition de la peine de mort en 1981. A cet instant, c'est clair, le grand homme est déjà mort. Pivot peut donc jouer les imbéciles, puisqu'il interroge un fantôme.