Citation
Rwanda, avril – juillet 1994 : Chefs militaires, ministres, préfets, sous-préfets, bourgmestres, intellectuels, paysans, voisins, milices, soldats, mobilisés, tous mobilisés. Communiqués radiophoniques, appels radiophoniques, ordres d’anéantir ces inyenzi, ces cafards, ces cancrelats ; sifflets sur les collines, barrages dressés, machettes, embuscades, massacres en toute liberté, hécatombes, ossements sans linceul. Qui est mort aujourd’hui ? Qui mourra demain, la chair abandonnée aux bêtes ? Ils mourront tous, ces inyenzi ; ils mourront tous du plus petit au plus grand, dans une solitude radicale, en famille ou en groupe, suppliciés, pourchassés, coupables d’être nés. Meurtres méthodiques de masse, ciblés, administratifs ; mises à mort codifiées, préparées, organisées. Un million de morts en trois mois.
Le génocide contre les Tutsi du Rwanda est advenu en direct, en prime time, à l’heure de grande écoute sur toutes les télévisions du monde ; au vu et au su de tous. Ce crime absolu aussitôt achevé, des esprits malins se sont tout de suite évertués à nier sa réalité, sa véracité. Il y eut d’abord les génocidaires en chef, comme le colonel Bagosora, le regard arrogant, le sourire en coin déclarant devant une caméra : « Le génocide ? Mais quel génocide ? Les morts ? Mais quels morts ? Qu’ils se lèvent, qu’ils viennent, qu’ils se présentent ici devant moi, ces morts, qu’ils se dressent, qu’ils parlent et m’accusent. » Après la suppression des victimes, volonté de supprimer donc la vérité. Temps de génocide, temps de négation, d’inversion des faits, de transformation du sens des mots. Démarche perverse. Volonté de destruction de la mémoire.
Initié par les cerveaux du génocide, le discours de mise en doute, de négation du génocide contre les Tutsi du Rwanda, va être rapidement recyclé, policé, puis repris en héritage par une certaine « littérature grise » française. Quelle est la portée discursive, éthique et politique de ce négationnisme? Quelles sont les formes qu’il emprunte ? Quel en est l’usage ultime ? Qui sont ses fabricants ?
Mais qu’est-ce d’abord le négationnisme ? Tout simplement, grossièrement, une démarche de falsification de l’histoire fondée sur une idéologie de négation sordide de la réalité des faits. L’enjeu de ce discours est clair : confondre le vrai et le faux, semer, installer le doute, inverser le sens des événements, dissimuler le crime, absoudre les criminels, effacer, assassiner la mémoire. Il s’agit délibérément d’installer le doute dans les esprits et dans l’histoire par l’inversion des faits. Que s’est-il passé au Rwanda ? Le discours négationniste répond : le génocide n’a pas eu lieu. Et que s’est-il donc passé ? Un événement endémique : une guerre tribale africaine de plus opposant deux ethnies possédées par des haines héréditaires, séculaires, croisées. Qu’y pouvions-nous ? Qu’y pouvons-nous ? Après tout, massacres, meurtres communautaires, guerres tribales sont permanents, cycliques, ataviques, naturels dans ces contrées-là. Il y a une tradition de massacre là-bas.
Deuxième pilier de cette homélie négationniste : en vérité, en vérité, il y a eu des morts des deux côtés, n’oublions pas les autres victimes ; il y a eu une violence symétrique, deux génocides, un double génocide. Singularité du crime de génocide niée, amalgame entre victimes de génocide et victimes de guerre. Toute vie humaine est évidement, absolument sacrée, et toute atteinte à la vie humaine à proscrire. Mais faut-il rappeler ici que guerre et génocide ne sont pas deux phénomènes de même ordre : si le permis de tuer – absolument condamnable – peut être un élément stratégique dans une guerre, il constitue un but en soi dans un génocide.
Victimes de génocide et bourreaux donc renvoyés, à dessein, dos à dos, opposés en miroirs : Hutu et Tutsi ont été, en fin de compte macabre, à la fois victimes et coupables. Le fléau de la balance ! Mieux : qui est le véritable responsable du génocide ? Réponse de la rhétorique négationniste : l’auteur de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel. Celui-là savait bien que cet assassinat déclencherait « une folie meurtrière » (répugnance à utiliser le mot génocide), « l’apocalypse », « le déchainement des forces destructrices », « l’autodéfense populaire », « la vengeance spontanée ». La thèse glaçante de Ferdinand Nahimana, idéologue du génocide est reprise en écho : « Faire exploser dans les airs l’avion présidentiel, le faire tomber du ciel comme une boule de feu a été sans conteste l’acte qui a semé à tous vents des étincelles incendiaires et des débris métalliques tranchants, meurtriers. Rien d’autre ne peut expliquer pourquoi des tueries sans précédents ont exactement eu lieu après cet ignoble attentat ». Sans cet attentat le « sur-moi » collectif aurait donc inhibé les envies caverneuses de meurtre et le désir de destruction de tous les Tutsi ; cette pulsion mystérieuse à la puissance inconnue, cette colère collective, aveugle, implacable serait restée en sommeil !
La vérité cachée, occultée alors ? Paul Kagame, « le chef des Tutsi », aurait commandité l’attentat provoquant ainsi l’apocalypse afin d’accéder au pouvoir suprême en marchant sur les cadavres des siens. Nous y voilà : le génocide ne serait qu’un monstrueux complot ourdi, orchestré par les Tutsi eux-mêmes, pour s’emparer du pouvoir ! Voilà la véritable histoire secrète révélée : les victimes seraient les préparateurs, les auteurs de leur propre tragédie. Ils auraient planté le cadre, le décor de leur propre extermination. Marcel Gérin : « Les Tutsi se sont bien suicidés en masse ». Balayés par un coup de plume, la préparation, la planification du génocide, la mise en condition idéologique de meurtre de la population, l’utilisation de l’appareil de l’État, les mécanismes génocidaires, la politique de génocide.
Cette vision infamante de la réalité, des exterminés exterminateurs d’eux-mêmes, serait la vraie vérité dissimulée par la propagande Tutsi relayée « par des blancs menteurs », ces propagandistes en couche avec des femmes Tutsi à la sensualité ensorcelante. Théorie conspirationniste, rengaine éculée et paradoxale : les Tutsi seraient à la fois des inyenzi, des cafards, des cancrelats, vils, faibles, inférieurs à éliminer et en même temps, ils seraient dotés d’une puissance tentaculaire, démesurée, phénoménale, insaisissable ! Attention : il faut se prémunir contre leur influence et leurs mensonges !
Avant le génocide l’humanité des Tutsi fût niée ; après le génocide, c’est l’innocence de leur parole qui est réfutée. La parole inouïe de souffrances du rescapé, ce récit sans terminaison, cette parole chuchotée est auscultée, suspectée mise en doute. Pierre Péan : « Dès leur tendre enfance les jeunes Tutsi étaient initiés à la réserve, au mensonge, à la violence et à la médisance ». « C’est ce qui fait de cette race l’une des plus menteuses qui soit sous le soleil ». La parole des rescapés, leur part de vérité est chicanée, récusée, réfutée à priori. Volonté de brouiller, de salir, de disqualifier leur vécu, leur témoignage, leurs récits qui constituent autant de témoignages, de marques, autant de certificats, de preuves vivantes de leur mort programmée en masse.
Avec le génocide, le rescapé, hébété par ce qu’il a vu, perd dans un premier temps son langage, sa capacité de se dire, de figurer par les mots ce qu’il a vécu. Il ne sortira de la douleur de son vécu, de son corps et de sa pensée qu’avec la reconquête de la parole face à ses bourreaux. Le discours négationniste lui refuse cette opportunité de redistribution de la parole. C’est en cela que la prose négationniste est porteuse d’une violence infinie. Que cherche-t-elle en effet, que fait-elle ? Au nom d’une certaine liberté de jugement, elle prétend « corriger », remettre l’histoire à l’endroit ; elle s’autoproclame porteuse de vérité, en guerre contre le mensonge ; en réalité, elle redonne le pouvoir des mots aux bourreaux. Insensible à la douleur des victimes, sourde à leurs cris, irrespectueuse des morts, elle est entente implicite avec la barbarie, assassinat par l’arme du silence de la souffrance des survivants. Elle vise à anéantir le passé du rescapé, à rendre son deuil impossible en affirmant que « ce passé n’a jamais existé, tout au moins pas comme tel » ; elle met en doute le présent du survivant et plonge dans l’angoisse son futur ; elle cherche à maintenir la victime hors du temps, hors de l’histoire ; à l’enfermer dans l’impossible de l’existence, à la soumettre à l’imaginaire du bourreau. Elle condamne le rescapé à prouver en permanence sa propre mort. Le négationnisme est l’une des violences humaines les plus meurtrières ; il prend le relai de la destruction des corps et pérennise le meurtre en s’attaquant au psyché, à l’âme.
Mais comment devient-on négationniste ? Pour Bagosora et Nahimana, le chef de l’armée et l’idéologue du génocide, le choix est lisible : la négation des faits est plus qu’une jouissance morbide, un mécanisme de défense judiciaire. Pas de crime, point de criminels. La ligne de défense des négationnistes rwandais est limpide : où sont les preuves écrites, les preuves de première main d’un plan d’extermination, les preuves d’une bureaucratie du meurtre structurée, organisée, l’ordre signé d’exécution, d’extermination ? ; le génocide n’a pas eu lieu, c’est une invention de la propagande Tutsi, un mensonge qui ne vise qu’un seul objectif : les exclure du jeu politique. En vérité, affirment-ils froidement, les bourreaux sont les victimes et les supposées victimes, les vrais persécuteurs. Nous sommes ici en face d’une entreprise d’auto-absolution et d’auto-réhabilitation politique.
Mais qu’est-ce qui est en jeu chez un écrivain, un journaliste métropolitain sensé, cultivé ? Pourquoi cette militance en faveur d’une cause en rupture d’humanité ? L’égarement de la pensée ? La proximité amicale avec certains Rwandais, auteurs du génocide ? La défense à tout prix de la politique étrangère de la France même quand celle-ci se perd, se fourvoie, renie ses propres valeurs ? Lorsqu’un génocide se produit quelque part, il met toujours en présence trois catégories de personnes : les victimes, les bourreaux et le reste du monde, complice par intérêt ou indifférent, abstentionniste, lâche. Qu’un Kouchner se permette de rappeler l’importance de l’attitude de cette tierce partie dans le face à face victimes-bourreaux – et notamment des errements de la politique de Paris au Rwanda – et le voilà charcuté sans pitié. On fouille, on fouine, on cherche dans les bas-fonds, on fabrique, tout est bon pour le « macheter ». Il faut qu’ils apprennent, lui, ce Monsieur K. et les autres, qu’il est des choses qu’il n’est pas permis de penser et encore moins de dire.
Serions-nous donc finalement là en face d’une simple opération de déguisement sémantique visant à dissoudre, à diluer en fin de compte des responsabilités ; en face d’une expertise d’écriture cherchant à culpabiliser pour se déculpabiliser, se disculper ? Ou assisterions-nous là plutôt à une remontée au grand jour d’un sentiment caché, passif, latent, inconscient à l’œuvre dans certains milieux ? Un sentiment de détestation inavouable? De quels tourments souffrent donc ces plumes troubles ? Pourquoi cette débauche d’énergie pour nier l’évidence, pour nier ce qui ne peut pas être nié ?
Le passé n’a pas eu lieu comme énoncé et, le but de l’écrivain n’est pas de plaire mais de faire savoir, affirment nos prosateurs à cheval sur la vérité. Il s’agirait donc de sauver la vérité : l’histoire du génocide telle que racontée jusqu’à présent, n’étant qu’une représentation subjective, un récit truqué, construit, manipulé par des Tutsi, il s’agit de la … réviser. Pierre Péan dans L’Express daté du 1er décembre 2005 : « Je sais que je serai classé, au mieux parmi les révisionnistes, au pire chez les négationnistes. Mon espoir étant de ne figurer que dans la première catégorie. Ce que j’assume car, lorsque l’histoire est à ce point truquée, la seule façon de reprendre le chemin de la vérité, c’est de la réviser ». Quelle est la différence entre un révisionniste et un négationniste ? Non, nous ne sommes pas des négationnistes affirmaient également les négationnistes de la shoah, fondateurs des « Annales d’histoire révisionniste » dans les années 80. Ils revendiquaient eux-aussi, vaillamment, haut et fort, la qualification de « révisionnistes ».
Chaque génocide a ses négateurs : on tue d’abord les hommes et les femmes, coupables d’être nés ; ensuite on s’acharne sur les faits qu’il faut travestir, effacer. Le négationnisme est constitutif du projet génocidaire, il est intimement, intrinsèquement inscrit dans le crime de génocide : sa fonction, son but ultime est de prolonger celui-ci. Qu’il soit franc, massif ou raffiné, subtil, insinué, sous-entendu, il constitue une offense contre les morts et les vivants, et porte en lui la barbarie du mal absolu. En assassinant la mémoire des rescapés, ce vaccin, cette prophylaxie contre la résurgence, la répétition de l’impensable, il prépare le terreau des crimes de demain ; il ouvre la voie à d’autres délires homicides, à d’autres chaos barbares. La négation d’un génocide est la négation de notre humanité à tous et le combat contre ce mal, un devoir de conscience, d’humanité et de respect dû aux morts.