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LE MONDE de l'humanitaire traverse une crise d'identité. En proie au doute et à l'inquiétude, ses acteurs s'interrogent, avec lucidité, sur le sens de leur mission. Ils réfléchissent sur les conditions et les limites de leurs interventions, comme sur leur rapport à la politique. Et dans un désarroi qui les conduit parfois au masochisme, ils remettent en cause leurs méthodes, constatent et déplorent leur impuissance, explorent les voies d'un sursaut salvateur. Cet examen de conscience n'est pas nouveau. Mais il s'est approfondi ces dernières années, à l'épreuve de plusieurs conflits, du Kurdistan à la Somalie, de l'ex-Yougoslavie à l'Afrique des Grands Lacs. Ces terrains d'action privilégiés des « humanitaires » furent aussi des lieux d'amertume et de colère.
A peine quelques centaines de civils secourus au Burundi en novembre 1993 face aux 50 000 morts de la répression militaire. Plus de 500 000 victimes du génocide rwandais entre avril et juillet 1994. Trois mille Hutus tués par la nouvelle armée rwandaise dans le camp de Kibeho en avril 1995. Entre 3 000 et 8 000 Bosniaques massacrés à Srebenica en juillet 1995. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés hutus abandonnés à leur sort en novembre 1996, et qui errent encore, dans les forêts zaïroises. Autant de défaites pour l'action humanitaire, auxquelles s'ajoutent les assassinats de volontaires, au Rwanda, au Burundi ou, il y a quelques jours, en Tchétchénie.
Quelles leçons tirer de cette série d'échecs ? Faut-il se résigner à l'impuissance du pouvoir médical ? Faut-il partir pour dire son refus ? Ou rester pour soulager, malgré tout, les plus démunis ? Jusqu'où peut-on accepter le détournement de l'aide au profit des seigneurs de la guerre ? Surtout, comment se situer face à un pouvoir politique, lui aussi en désarroi, mais encore capable de manipulation ? Comment déjouer ses pièges et ne pas devenir l'instrument de ses stratégies inavouées ? Comment mettre fin à la confusion des rôles entre humanitaires et hommes politiques, où la sollicitation excessive des premiers sert d'alibi à l'inaction des seconds ? Voilà quelques-unes des questions posées lors d'un récent colloque organisé à Paris sur le thème de la « responsabilité humanitaire » par l'association Médecins sans frontières, à l'occasion de son vingt-cinquième anniversaire.
Au fil des ans, à mesure qu'il se professionnalisait et se « médiatisait », le mouvement humanitaire a changé de rôle. Son objectif initial soulager des détresses individuelles a laissé la place à une nouvelle ambition : maîtriser des destins collectifs. Les « humanitaires » se sont vu confier la charge de protéger les populations en danger, une fonction de sécurité collective assurée jusqu'ici par les Etats. « En mettant en avant l'effigie de l'enfance meurtrie, observe Rony Brauman, ancien président de MSF, les humanitaires ont contribué à créer des clichés euphorisants. En s'officialisant dans de grands appareils, soucieux de marketing et de logistique, en multipliant par cent ses budgets, en établissant sur le terrain de véritables cités humanitaires, le mouvement a plaqué, sur des situations de crise dissemblables, un modèle unique. Surtout, on a remplacé la demande par l'offre. Hier, on répondait aux crises, aujourd'hui, on va au-devant d'elles. » Face à cette dérive, Rony Brauman souhaite que l'action humanitaire retrouve une « pensée critique ».
Pour Jean-Christophe Rufin, médecin et enseignant, l'humanitaire, face au pouvoir, doit se garder d'un double danger : « se vautrer dans la politique », au point de tout accepter ; « se draper dans sa virginité », pour ne pas être « souillé » par le moindre contact avec le pouvoir. Pour surmonter ce dilemme, l'humanitaire doit renouer avec l'« esprit des origines », qui fit de lui un contre-pouvoir lucide, insolent et activiste. Un souci que partage Alain Destexhe, ancien responsable de MSF, devenu membre du Sénat belge : « Nous devons, à chaque fois, nous reposer certaines questions politiques. Où, comment et pourquoi intervenir ? Avec quel mandat ? » Jean-Christophe Rufin et Alain Destexhe font un autre constat : dans la récente crise du Kivu, l'humanitaire « s'est fait manipuler » au service d'une « politique française qui visait à porter secours aux anciens génocidaires rwandais et à soutenir le régime de Mobutu ». « Les ONG, ajoutent-ils, ont dit n'importe quoi. En annonçant une catastrophe humanitaire qui ferait un million de morts avant Noël et qui s'est révélée imaginaire, on s'est livré à une surenchère néfaste. » Ce n'est pas une raison, répond Jean-Hervé Bradol, directeur de la communication de MSF, pour « avaler le joli petit conte » que le Rwanda cherche à accréditer, selon lequel le rapatriement massif des réfugiés hutus répondait à ses vœux les plus chers. Rien ne dissipe l'amertume d'avoir dû au Rwanda comme au Burundi se contenter d'un « très faible espace de travail » et, surtout, de n'avoir pu porter secours aux errants du Kivu qui ont sombré dans l'oubli d'« un non-événement mortel ».
Capacité d'indignation
« Après un tel abandon, la capacité collective d'indignation ne risque-t-elle pas de disparaître ? », s'inquiète quelqu'un dans l'auditoire. En écho, Philippe Biberson, président de MSF, refuse que l'« abstention humanitaire soit présentée comme une bonne solution pour les victimes ». Pour le philosophe Alain Finkielkraut, « la morale humanitaire ne suffit pas. Elle peut encore moins se substituer à la morale politique, sauf à déboucher sur l'alliance du cynisme et de la sentimentalité, comme ce fut le cas pendant la guerre dans l'ex-Yougoslavie ».
Chercheur au CNRS, Zaki Laïdi inscrit la crise de l'humanitaire dans un cadre plus large, celui d'« une crise de l'action ». « Le rapport au temps a changé, souligne-t-il. On assiste à une montée en puissance de l'urgence, qui s'auto-entretient. Elle est liée a une dévalorisation culturelle de l'avenir. A cause, notamment, du chômage, qu'il faut combattre sans tarder, on devient incapable d'imaginer l'avenir autrement que sur le mode de l'immédiateté. On ne réfléchit plus à la finalité d'une action. L'humanitaire n'échappe pas à ce phénomène. »
Comment l'humanitaire peut-il se régénérer ? Réponse de Philippe Biberson : en prenant position face au politique sans lui opposer une contre-propagande ni se délester sur lui de ses problèmes, en restant un acteur marginal, en assumant lucidement ses contradictions, et en se rappelant sans cesse que « [la] responsabilité première est de secourir les victimes ».
JEAN-PIERRE LANGELLIER