Fiche du document numéro 27661

Num
27661
Date
Vendredi 15 janvier 2021
Amj
Taille
233414
Titre
Recours en Conseil d'État. Objet : Demande tendant à l’annulation de l’arrêté du 13 novembre 2020 portant approbation de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale
Nom cité
Type
Communiqué
Langue
FR
Citation
CONSEIL D’ÉTAT
-------------REQUÊTE

POUR :
L’Association des archivistes français (AAF),
association régie par la loi du 1er juillet 1901
dont le siège est 8 rue Marie Jégo, 75013 Paris
prise en la personne de sa présidente Madame Céline Guyon, dûment
habilitée à cette fin (PJ n° 4 et 5)
L’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur
et de la recherche (AHCESR),
association régie par la loi du 1er juillet 1901
dont le siège est à la Maison de la Recherche de Sorbonne-Université, 28
rue Serpente, 75006 Paris
prise en la personne de son président Monsieur Clément Thibaud, dûment
habilité à cette fin (PJ n° 6 et 7)
L’Association Josette et Maurice Audin,
association régie par la loi du 1er juillet 1901
dont le siège est à la Ligue des droits de l’Homme, 138 rue Marcadet, 75018
Paris
prise en la personne de son président Monsieur Pierre Mansat, dûment
habilité à cette fin (PJ n° 8 et 9)
Monsieur Marc Olivier Baruch
Monsieur Jean-Marc Berlière
Monsieur Emmanuel Blanchard
Madame Helga E. Bories-Sawala

-2Monsieur Frédéric Bozo
Madame Raphaëlle Branche
Madame Perrine Canavaggio
Monsieur Laurent Cesari
Madame Marie Cornu
Monsieur Olivier Dard
Madame Hanna Diamond
Monsieur Olivier Forcade
Madame Elisabeth Fortis
Madame Valeria Galimi
Monsieur Robert Gildea
Madame Arlette Heymann-Doat
Monsieur James House
Monsieur Julian Jackson
Monsieur Eric Jennings
Monsieur Harry Roderick Kedward
Monsieur Sébastien Laurent
Madame Julie Le Gac
Monsieur Gilles Manceron

-3-

Madame Chantal Metzger
Madame Claire Miot
Monsieur Gilles Morin
Madame Isabelle Neuschwander
Monsieur Robert O. Paxton
Monsieur Denis Peschanski
Madame Caroline Piketty
Monsieur Antoine Prost
Monsieur Frédéric Rolin
Madame Anne Simonin
Madame Catherine Teitgen-Colly
Monsieur Martin Thomas
Monsieur Maurice Vaïsse
Monsieur Thomas Vaisset
Monsieur Fabrice Virgili
Monsieur Noé Wagener
Monsieur Bertrand Warusfel
Madame Annette Wieviorka

-4Monsieur Olivier Wieviorka
[...]

Demandeurs

CONTRE : L’État, pris en la personne du Premier ministre, dont le
siège est en l’Hôtel de Matignon, 57 rue de Varenne 75007, Paris
Défendeur

OBJET : Demande tendant à l’annulation de l’arrêté du 13 novembre
2020 portant approbation de l’instruction générale interministérielle
n°1300 sur la protection du secret de la défense nationale, ensemble
ladite instruction

Les exposants défèrent ladite décision à la censure du Conseil d’État,
en tous les chefs qui leur font grief, dans les circonstances de fait et
par les moyens de droit ci-après exposés.

-5-

FAITS

Par un arrêté du Premier ministre du 30 novembre 2011 a été approuvée
une « instruction générale interministérielle » portant le n° 1300 et relative
à la protection du secret de la défense nationale.
Par l’article 1er d’un arrêté interministériel du 13 novembre 2020, publié au
Journal officiel du 15 novembre, a été approuvé un document de même
nature et de même intitulé, « abrogeant » le précédent (article 24 du
nouvel arrêté) et fixant sa propre entrée en vigueur au 1 er juillet 2021
(article 25).
Le 23 septembre 2020, une partie des exposants a déféré à la censure du
Conseil d’État la décision implicite du Premier ministre refusant d’abroger
les dispositions de l’article 63 de l’instruction de 2011, relatives à « La
communication au public des informations ou supports classifiés versés
aux archives » (req. n° 444565).
Par la présente requête, les exposants entendent déférer à la censure du
Conseil d’État, dans toutes ses dispositions, l’arrêté interministériel du 13
novembre 2020, et ensemble l’instruction qu’il approuve.
Cet arrêté approuve en effet des dispositions entachées d’irrégularité de
même nature que celles affectant l’instruction précédente. Il est en outre
entaché de plusieurs illégalités, externes comme internes, qui lui sont
propres.

-6-

DISCUSSION

I. Sur l’incompétence entachant l’arrêté
L’arrêté critiqué est en premier lieu illégal comme pris par un ensemble
d’autorités incompétentes, en raison de son caractère interministériel.
Aux termes de l’article R. 2311-5 du Code de la défense :
« Le Premier ministre définit par arrêté les mesures nécessaires à
la protection du secret de la défense nationale.
Il détermine les critères de classification et les modalités
particulières de protection des informations et supports qui doivent
faire l'objet d'une classification spéciale conformément à l'article R.
2311-3 ».
Au cas précis, il résulte des dispositions de l’arrêté que celui-ci n’a pas été
pris par le Premier ministre seul, mais sous la forme d’un arrêté
interministériel ainsi qu’en attestent ses dispositions liminaires. Ainsi,
l’instruction générale a été approuvée par un acte conjoint alors que
l’habilitation conférée par les dispositions précitées conférait une
compétence exclusive pour ce faire au Premier ministre.
Ce faisant, l’arrêté a été édicté par des personnes qui n’avaient pas reçu
compétence à cette fin. Le Premier ministre, en vertu du principe du
parallélisme des compétences, a partagé sa compétence puisque, pour
abroger cet arrêté ou lui en substituer un nouveau, il faudra qu’il recueille
l’accord de ces cosignataires et cela, en méconnaissance de l’habilitation
qui lui a été conférée.
Il est vrai que depuis un arrêt Mattei du 20 octobre 1945 (Rec. p. 214, S.

-71946.3.1 concl. Odent), le Conseil d’État admet la légalité des actes pris
par une autorité supérieure, du moment que le seing ou le contreseing de
l’autorité inférieure y figure. Ainsi, un décret pris en lieu et place d’un arrêté
interministériel n’est pas entaché d’incompétence du moment qu’y figure le
contreseing des ministres compétents (CE 10 novembre 2004 UNIDEM, n°
250423). De même n’est pas entaché d’incompétence le décret pris par le
Président de la République (sans délibération en Conseil des ministres) du
moment qu’il est signé par le Premier ministre (CE, Sicard, 27 avril 1962,
Rec., p. 279, n° 50032).
Mais cette validation ne vaut que dans un sens ascendant, c’est-à-dire
lorsque l’acte effectivement pris l’a été par une autorité supérieure à celle
qui aurait dû normalement le prendre.
Elle ne peut pas en revanche jouer dans un sens descendant, c’est-à-dire
lorsqu’une mesure devant être prise par une autorité supérieure l’a été par
une autorité inférieure. Ainsi, on ne pourrait pas concevoir qu’une mesure
qui doive être prise par décret le soit par un arrêté interministériel.
En l’espèce les dispositions du Code de la défense permettent au Premier
ministre d’édicter « par arrêté » les mesures réglementaires nécessaires à
la protection du secret de la défense nationale. Il s’agit d’un pouvoir
réglementaire qui lui est propre et qu’il ne peut pas partager avec des
autorités subordonnées, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne peut partager son
pouvoir de déterminer « les critères de classification et les modalités
particulières de protection des informations et supports qui doivent faire
l’objet d’une classification spéciale conformément à l’article R. 2311-3 »
(alinéa 2 de l’article R. 2311-5), ce qu’il ne fait d’ailleurs pas dans
l’instruction, et à raison.
La meilleure preuve en est tirée des termes mêmes des textes en cause.
Des termes mêmes du Code de la défense, d’abord, puisque l’article R.
2311-6, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-1271 du 2 décembre
2019, prévoit que l’intervention de « chaque ministre » pour préciser « par

-8arrêté les modalités de classification et de protection des informations et
supports aux niveaux Secret et Très Secret » se fait « dans le respect des
mesures arrêtées par le Premier ministre ». Des termes mêmes de
l’instruction, ensuite, et spécialement de son annexe 3 qui définit les
« recommandations pour l’élaboration de l’instruction ministérielle » (p.
133). Ces dispositions sont ainsi rédigées : « par délégation du Premier
Ministre, chaque ministre est responsable de la protection du secret de la
défense dans son champ d’attribution […] sous réserve de la hiérarchie
des normes, l’instruction ministérielle peut être plus restrictive que la
présente sans s’y opposer ».
Ainsi, en reconnaissant que la compétence des ministres ne vaut que
« dans le respect des mesures arrêtées par le Premier ministre », d’une
part, et par « délégation » du Premier ministre, d’autre part, laquelle n’est
opérée que de manière circonscrite, tant le Code de la défense que
l’instruction manifestent clairement le fait que cette compétence est
l’expression du pouvoir réglementaire exclusif du Premier ministre et non
d’un

pouvoir

réglementaire

conjoint :

une

instruction

générale

interministérielle n’appelait pas une approbation par un arrêté lui-même
interministériel.
Aussi bien l’incompétence est acquise et, de ce premier chef, l’arrêté
attaqué ne pourra manquer d'être annulé.

II. Sur l’illégalité de l’arrêté en tant qu’il approuve les dispositions de
l’instruction générale relatives aux archives publiques
La précédente instruction avait considéré que les archives dont la
communication porte atteinte au secret de la défense nationale,
communicables de plein droit après un délai de cinquante années aux
termes des articles L. 213-1 et L. 213-2 du Code du patrimoine devaient
néanmoins faire l’objet d’une procédure de déclassification par l’autorité
qui avait procédé à la « classification ». Tel était l’objet de l’article 63 de

-9ladite instruction.
La présente instruction maintient le même dispositif ainsi qu’il résulte des
dispositions de son article 7.6.1 ainsi rédigé :
« 7.6.1 Articulation des dispositions du code pénal et du code du
patrimoine
C'est la nouvelle rédaction des articles 413-9 et 413-10 du code
pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 qui a donné au secret de
la défense nationale son acception purement formelle en conférant
la protection pénale du délit de compromission aux seuls
documents

et

informations

supportant

un

marquage

de

classification.
En conséquence, aucun document classifié, même à l'issue du
délai de communicabilité de cinquante ans fixé par l'article L. 2132 du code du patrimoine, ne peut être communiqué tant qu'il n'a
pas été formellement démarqué par l'apposition d'un timbre de
déclassification conforme à l'Annexe 38, sous peine de faire
encourir au consultant et au personnel du service d'archives les
peines prévues pour le délit de compromission.
En revanche, et en vertu du principe constitutionnel de nonrétroactivité de la loi pénale, le démarquage d'un document
classifié avant toute communication à un tiers ne s'impose que
pour les documents qui étaient encore classifiés à la date d'entrée
en vigueur du code pénal de 1994. Avant cette date, le secret de
la défense nationale obéissait à une définition purement
matérielle, et non formelle. C'est la raison pour laquelle l'expiration
du délai d'incommunicabilité des documents classifiés, fixé alors à
soixante ans, avait pour effet de rendre caduque la mesure de
classification dont il faisait l'objet. Ainsi et quels que soient les
marquages apposés sur les documents antérieurs au 1er mars

- 10 1934, ces derniers ne bénéficiaient plus, soixante ans plus tard, de
la protection offerte par l'incrimination de la compromission. Sous
réserve de l'existence d'autres délais qui leur seraient applicables,
ces documents sont donc communicables de

plein droit

nonobstant les marquages déclassification dont ils peuvent faire
l'objet ».
Les dispositions critiquées de l’instruction générale postulent que les
dispositions de l’article 413-9 du Code pénal imposeraient une procédure
de déclassification préalable à la communication des archives publiques
ayant fait l’objet d’une classification au titre de la protection du secret de la
défense nationale afin de prémunir les personnes accédant à ces
documents du délit de compromission.
Sur la base de cette interprétation, elles construisent le régime juridique de
cette procédure.
Les exposants entendent démontrer que cette analyse est aussi erronée
qu’inopérante.
Erronée car la modification opérée des dispositions du Code pénal n’a
nullement le sens et la portée qui lui sont prêtés (A).
Inopérante car la structuration de textes relatifs à l’accès aux archives dont
la communication porte atteinte au secret de la défense nationale montre
qu’il existe un principe de communication dit « de plein droit » de ces
archives passé le délai de cinquante années, principe qui n’est en rien
remis en cause par les dispositions du Code pénal invoquées par
l’administration (B).
Ils entendent également démontrer que plusieurs des dispositions de la
nouvelle instruction violent la loi et sont entachées d’incompétence (C).
Et qu’en toute hypothèse, l’instruction porte une atteinte disproportionnée

- 11 au droit constitutionnellement et conventionnellement garanti d’accès aux
archives publiques (D).

A°) Sur le caractère erroné de l’interprétation du Code pénal donnée
par l’instruction
L’instruction essaye de construire l’idée que les dispositions de l’article
413-9 du Code pénal, telles qu’issues des lois des 22 juillet 1992 et 1 er
février 1994, institueraient une définition « formelle » des documents
« protégés par le secret de la défense nationale », puisqu’il s’agirait des
documents « qui ont fait l’objet de mesures de classification ».
Elle en déduit que, pour faire cesser cette protection, la seule possibilité
serait de procéder à une « déclassification », d’où découlerait la logique de
la procédure mise en place.
Cette interprétation de la nouvelle rédaction des dispositions du Code
pénal est tout à fait fantaisiste et d’ailleurs, l’instruction – qui est peu avare
de citation de solutions jurisprudentielles en notes de bas de page – est
bien en peine ici d’en fournir une seule. Et pour cause.
La nouvelle rédaction du Code pénal n’a jamais eu pour but de remplacer
une définition « matérielle » du secret de la défense par une « définition
formelle ». Son seul but et sa seule portée ont été de circonscrire
l’infraction de compromission aux seuls documents portant une marque de
classification alors qu’auparavant, l’infraction pouvait être constituée sans
même que le document ne porte une telle marque.
C’est tout le sens de l’intention du législateur qui est clairement énoncée
dans les travaux préparatoires. Ainsi l’exposé des motifs de la loi précise :
Les dispositions nouvelles précisent, en outre, le cadre juridique
dans lequel doit s’exercer le pouvoir de l’administration de

- 12 manière à ce que le juge puisse exercer son contrôle sur la
pertinence des mesures de protection adoptées.
(Assemblée nationale, doc n° 2083, 5 juin 1991, p. 8).
Et les débats l’ont confirmé :
M. le ministre délégué à la justice : Il s'agit bien d'une
disposition nouvelle et importante introduite par le projet.
M. Millet a fait référence au caractère abusif de l'utilisation du
secret défense dans un passé proche, mais cela n'a été possible
que parce que la notion même de secret défense n'était pas
définie. Or nous avons accompli un travail de définition essentiel
en termes de légalité des peines. Je pense même que le texte du
Gouvernement répond vraiment au fond aux préoccupations du
groupe communiste et je vais vous donner quelques éléments de
précision et de réponse aux questions que vous avez posées,
lesquels vont d'ailleurs dans le sens des propos tenus par M.
Colcombet.
Le texte proposé pour l'article 413-9 prévoit que seules présentent
un caractère de secret les informations ayant fait l'objet de
mesures

de

protection

par

l'autorité

administrative.

Si

l'administration a omis de prendre une telle mesure - je vous
accorde qu'en pratique cela sera très rare - l'infraction ne sera pas
constituée, alors qu'aujourd’hui rien n'interdit à une juridiction, en
théorie du moins, de reconnaître un caractère secret à un
document non classifié.
De plus, l'administration ne jouira pas d'un pouvoir discrétionnaire
d'appréciation pour procéder au classement, car le deuxième
alinéa du texte proposé pour l'article 413-9 fixe le cadre légal dans
lequel devra être prise sa décision. Celui-ci prévoit deux

- 13 possibilités : seules pourront faire l'objet d'une mesure de
classement les informations dont la divulgation, serait de nature à
nuire à la défense nationale et celles pouvant conduire à la
découverte des informations précédentes. Ce nouveau cadre légal
permettra au juge d'apprécier la pertinence de la décision de
classement au regard des conditions générales posées par la loi.
Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Cette disposition constitue l'une
des données nouvelles les plus fondamentales de ce texte et elle
sera beaucoup plus protectrice que les dispositions actuelles.
Il ne semble pas que le législateur puisse aller au-delà dans la
réglementation

de

la

matière.

L'amendement

du

groupe

communiste met clairement en évidence cette impossibilité, car le
fait d'indiquer dans la loi qu'il existera deux, trois ou quatre
niveaux de protection n'apporte aucune garantie supplémentaire.
En réalité, le seul système absolument protecteur serait celui qui
confierait au législateur le soin de procéder lui-même au
classement

de

chaque

information,

système

qu'il

est

manifestement impossible de mettre en place.
Il n'existe donc pas de mécanisme qui évite de reconnaître un
certain pouvoir d'appréciation à l'administration, mais le système
proposé enferme l'administration dans des limites légales et la
place sous le contrôle du juge. Je ne pense pas, Monsieur Millet,
que l'on puisse aller beaucoup plus loin dans la volonté de garantir
les libertés tout en reconnaissant la nécessité d'un secret
défense ».
(Débats Assemblée nationale, 2° séance, 7 octobre 1991, J.O.
p.4247).
Ainsi la définition du secret de la défense nationale demeure bien
irréductiblement matérielle puisque l’administration ne peut classifier que
des documents dont la divulgation « peut nuire au secret de la défense
nationale ». Bien plus, on peut même dire que la nouvelle rédaction n’a

- 14 rien changé au statut de la marque de classification, si ce n’est qu’une
personne ne pourra pas être condamnée sur le fondement des articles
413-9 et suivants du Code pénal pour la divulgation d’un document ne
portant pas une telle marque. C’est en cela que la réforme de 1992-1994
est gouvernée par « la volonté de garantir les libertés », pour reprendre la
formule employée par le ministre lors des débats de 1991.
L’instruction approuvée par l’arrêté du 13 novembre 2020 va directement
contre cette logique en prétendant que c’est la marque de classification qui
prédétermine le secret. Ainsi, si on suit son raisonnement, une feuille de
papier blanche qui serait revêtue de la marque « secret défense » serait
un document protégé par le secret de la défense… C’est évidemment
absurde, et c’est pour ainsi dire ce qui se passe aujourd’hui, d’ailleurs avec
l’obligation de déclassifier des documents de plus de cinquante ans qui ne
présentent matériellement aucune forme de danger pour la défense
nationale. Les exemples se comptent par dizaines de milliers. Nous ne
citerons ici, à titre d’illustration, que trois exemples de documents soumis à
la procédure de déclassification au Service historique de la défense et aux
Archives nationales : l'un, en date du 12 août 1959, porte sur les travaux à
prévoir dans une école (SHD, 1H4214) ; l'autre, en date du 20 mars 1958,
concerne les crédits dont dispose l'armée pour obtenir des fournitures
scolaires (SHD, 1H2570) ; le troisième, en date du 28 mars 1958, est une
pure et simple copie d’un tract diffusé sur la voie publique (Arch. nat.,
F/7/15178). Nous ferons observer que nous ne pouvons pas reproduire
ces documents en annexe de la présente requête, dans la mesure où
ceux-ci ne sont pas déclassifiés à ce jour, quand bien même ils ont
librement été consultés par de nombreux chercheurs il y a encore
quelques mois (Service historique de la défense) ou quelques années
(Archives nationales).
On comprend bien le but poursuivi par l’administration. Il s’agit en réalité,
et dans un domaine potentiellement bien plus large que celui des archives,
de s’affranchir des dispositions de l’article 413-9 alinéa 2 du Code pénal,
qui limite juridiquement son pouvoir de classification aux seuls documents

- 15 dont la divulgation pourrait nuire, par leur contenu même, à la défense
nationale ou à un secret de la défense nationale, pour y substituer une
logique du « coup de tampon » que l’on pourrait trivialement exprimer de la
manière suivante : « c’est secret puisque c’est tamponné ».
Et poussant jusqu’à son extrémité cette sacralisation du « coup de
tampon », elle en vient même à dire que le secret, et sa protection pénale,
ne disparaissent que si le document a été déclassifié, quelles que soient
les dispositions législatives existant par ailleurs. Autrement dit, l’opération
administrative de classification primerait sur tout texte, et même sur la loi,
dans la mesure où seule la déclassification, qui pourtant n’est pas une
opération définie législativement, pourrait permettre l’application de ces
autres dispositions législatives.
On mesure à quel point cette interprétation va à l’encontre des logiques les
mieux établies de la hiérarchie des normes. Ainsi, par exemple, l’article L.
2312-5 du Code de la défense habilite directement les membres de la
Commission du secret de la défense nationale à connaître d’informations
classifiées. Cela manifeste, d’une part, le fait que la loi peut évidemment
remettre en cause l’interdiction d’accès aux informations classifiées et,
d’autre part, le fait que l’apposition d’un timbre de classification n’a pas les
effets absolus que lui prête l’administration qui exige qu’en toute
hypothèse, ce timbre soit supprimé par une mention de déclassification.
Or, précisément, dans le domaine des archives publiques, il existe bien
des dispositions législatives rendant inopérante l’interprétation des
dispositions de l’article 413-9 du Code pénal retenue par l’instruction.

B ) Sur le caractère inopérant de l’argumentation de l’instruction à
l’égard d’archives publiques « communicables de plein droit »

B.1. La loi peut permettre d’accéder dans certaines conditions à des

- 16 documents portant une marque de classification. Tel est précisément
l’objet des dispositions du Code du patrimoine relatives aux documents
dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale,
lesquelles instituent, passé un délai de cinquante années, une
communication de « plein droit ».
Pour le démontrer il convient de rétablir la structuration de textes sur cette
question.
B.1.1. Aux termes des dispositions de l’article L. 311-5 2°) b) du Code des
relations entre le public et l’administration, ne sont pas communicables les
documents administratifs dont la consultation ou la communication
« porterait atteinte au secret de la défense nationale ».
Toutefois, aux termes de l’article L. 311-8 du même code : « Les
documents administratifs non communicables au sens du présent chapitre
deviennent communicables au terme des délais et dans les conditions
fixés par les articles L. 213-1 et L. 213-2 du code du patrimoine ».
Ces deux dispositions articulent donc le régime de la communication de
ces documents, d’une part en tant que documents administratifs, en
instituant une prohibition générale, d’autre part en tant qu’archives
publiques, en instituant cette fois une communicabilité de principe,
renvoyant au Code du patrimoine le soin d’en fixer les conditions et délais
selon des temporalités variables suivant le type de secret.
L’article L. 213-1 du Code du patrimoine pose comme principe premier que
« les archives publiques sont, sous réserve des dispositions de l’article L.
213-2, communicables de plein droit ».
Et pour ce qui concerne les documents dont la communication porte
atteinte au secret de la défense nationale, l’article L. 213-2 du même code
dispose : « I Les archives publiques sont communicables de plein droit à
l’expiration d’un délai de … 3° Cinquante ans à compter de la date du

- 17 document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, pour les
documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense
nationale… ».
La logique de ces dispositions est donc limpide : passé le délai de
cinquante années fixé par le code, les documents dont la communication
porte

atteinte

au

secret

de

la

défense

nationale

deviennent

communicables « de plein droit ».
B.1.2. Dans la jurisprudence administrative, le sens de cette expression
« de plein droit » est très fort : elle signifie que l’administration ne peut
ajouter aucune condition non plus qu’intercaler aucune procédure entre la
demande qui lui est présentée et la satisfaction qu’elle doit apporter à cette
demande.
Trois solutions jurisprudentielles permettent d’en prendre la mesure :
1°) L’article 30 de la loi du 6 août 1953 procédait à la réhabilitation de
plein droit (c’est-à-dire à la réattribution de leurs droits civils et politiques)
des personnes ayant fait faillite, lorsqu’elles avaient été décorées pour fait
de guerre. Cela conduisait notamment à faire cesser l’inéligibilité de ces
personnes. Toutefois, un tribunal administratif avait annulé l’élection d’un
candidat dans cette situation en considérant que pour être valablement
éligible, le candidat aurait dû être réinscrit sur la liste électorale dans les
conditions prévues par l’article R.2 alors applicable du Code électoral. Ce
jugement est censuré par le Conseil d’Etat qui décide que dès lors que
cette réhabilitation est « de plein droit », aucune exigence procédurale ne
saurait être ajoutée pour faire produire effet à la loi (CE 3 mai 1967 Tasso,
au Rec.).
2°) Les stipulations de l'article 10 de l'accord franco-tunisien du 17 mars
1988 énoncent que le ressortissant tunisien qui remplit les conditions
prévues par le texte doit se voir attribuer de plein droit un titre de séjour.
Un préfet avait édicté un arrêté de reconduite à la frontière contre une

- 18 personne dans cette situation en considérant qu’il aurait fallu à tout le
moins que l’intéressé formule une demande de titre de séjour. Le Conseil
d’Etat annule cette décision en considérant que l’attribution de plein droit
du titre de séjour interdit à l’administration d’imposer à son bénéficiaire
d’en faire la demande et partant fait obstacle à ce que l'intéressé puisse
légalement faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière (CE 28
avril 2004, n° 254093, aux T.).
3°) La même logique s’applique lorsque c’est l’administration qui bénéficie
« de plein droit » d’une situation : un comptable public avait été mis en
débet par la Cour des comptes pour avoir refusé de compenser les tropperçus d’un agent de la commune avec la rémunération qui lui était
versée. Le ministre avait contesté la mise en débet de ce comptable en
soulignant que la commune n’avait pas rendu exécutoire le titre de
reversement et avait refusé d’autoriser les actes de poursuite contre les
agents. Le Conseil d’État juge que dès lors que la compensation a lieu de
plein droit, la commune n’avait ni à rendre exécutoire un titre de
reversement ni à autoriser les poursuites dans les conditions posées par le
Code des communes (CE 12 mars 1999 Ministre du budget, n° 182411,
aux T.).
Dans ces trois situations, comme le montre nettement l’analyse des arrêts,
lorsqu’une situation est constituée « de plein droit » l’administration ne
peut intercaler aucune formalité ou procédure qui ajouterait une condition
non prévue par le texte.
Ces solutions jurisprudentielles ne sont d’ailleurs que l’expression d’une
logique plus générale du droit français dans son ensemble.
Ainsi, en droit pénal, la notion de réhabilitation « de plein droit » est
employée par les articles 133-13 et suivants du Code pénal. Elle désigne
une réhabilitation obtenue après l’écoulement d’un certain délai et sans
que la personne condamnée n’ait fait l’objet d’aucune condamnation
nouvelle.

- 19 -

Elle s’oppose à la réhabilitation judiciaire prévue par l’article 783 du Code
de procédure pénale, qui produit les mêmes effets que la précédente, mais
doit être prononcée par la Chambre de l’instruction qui dispose d’un
pouvoir d’appréciation de la justification de la demande.
Or, la jurisprudence de la Cour de cassation est très nette : la réhabilitation
« de plein droit » efface, sans besoin d’aucune autre procédure , les
condamnations et les interdictions professionnelles prononcées (Cass.
Crim. 14 oct. 1971, Bull. crim. N° 266, D. 1972. 501 (1re esp.), note
Roujou de Boubée).
Il arrive parfois même que le législateur explicite le sens à donner à cette
notion. Ainsi la loi du 4 août 1981 portant amnistie avait prévu un cas de
réhabilitation spéciale acquise de plein droit (art L. 29) et pour être tout à
fait clair sur la portée de la disposition, le législateur a tenu à préciser :
« Sont réhabilitées de plein droit, sans qu'il y ait lieu au prononcé d'un
jugement, les personnes qui ont été déclarées en faillite en application
des dispositions en vigueur avant le 1er janvier 1968 ».
Le caractère d’automaticité des effets d’un régime juridique institué « de
plein droit » par le législateur est ainsi caractérisé dans l’ensemble des
branches du droit et exclut que le pouvoir réglementaire puisse le remettre
en cause en intercalant une procédure qui, précisément, ruine ce
caractère automatique.
Au cas précis, la situation est limpide : une fois le délai de cinquante
années écoulé, la communication des documents portant atteinte au
secret de la défense nationale est « de plein droit » sans aucune condition
supplémentaire.
Dès lors, le processus de déclassification construit par l’administration qui
conduit à la mise en œuvre d’une telle procédure supplémentaire
contrevient directement aux termes de la loi.

- 20 -

On pourrait, il est vrai, concevoir qu’implicitement les dispositions du Code
pénal aient entendu revenir sur celles relatives aux archives par l’effet
d’une combinaison de normes conduisant à considérer qu’une norme
nouvelle peut modifier le sens et la portée d’une norme antérieure.
Mais c’est ici exactement le contraire qui s’est produit : la modification du
Code pénal date de 1994, celle du Code du patrimoine introduisant la
notion de communicabilité « de plein droit » de 2008.
Autrement dit, lorsque l’article L. 213-2 du Code du patrimoine détermine
le régime des documents « dont la communication porte atteinte au secret
de la défense nationale », ce régime est nécessairement déterminé par la
définition de ce secret donné par la disposition pertinente du Code pénal.
Et par conséquent, lorsque, à la suite de la loi du 15 juillet 2008, l’article L.
213-2 décide que ces documents sont communicables « de plein droit »
passé le délai requis, c’est en s’appuyant sur la définition du Code pénal,
de sorte que les documents qui entrent dans le champ d’application du
Code pénal entrent ipso facto dans celui du Code du patrimoine et que le
premier ne fait en rien obstacle à la communicabilité « de plein droit »
énoncée par le second.
B.3. Trois arguments confortent cette analyse.
B.3.1. Le premier est un argument de texte : la rédaction de l’article L.
213-2 du Code du patrimoine mérite qu’on s’y arrête un instant : on aurait
pu imaginer que ce délai de cinquante années soit en quelque sorte un
délai de « garantie » visant à assurer que lorsqu’il devient communicable,
le document d’archives publiques ne porte plus véritablement atteinte à ce
secret par suite de l’écoulement du temps.
Or, telle n’est pas la rédaction adoptée. Tout au contraire cette disposition
assure la communicabilité de plein droit, à l’issue de ce délai de cinquante

- 21 années des documents « dont la communication porte atteinte au secret
de la défense nationale », c’est-à-dire non seulement des documents dont
le secret est périmé par le temps mais même de ceux dont le secret n’est
pas nécessairement périmé par cet écoulement du temps.
Autrement dit, la rédaction du Code du patrimoine « couvre », outre les
dispositions de l’article 413-9 du Code pénal, celles de l’article 413-10 qui
répriment le fait de « donner accès » ou de « divulguer » un document qui
a le caractère de « secret de la défense nationale ». C’est pourquoi il n’y a
nul besoin de déclassifier des archives publiques communicables « de
plein droit », dès lors que le Code du patrimoine contient une disposition
spéciale pour les archives qui les exonère de l’incrimination posée par le
Code pénal.
B.3.2. Cet argument de texte se double d’un argument de fond : soutenir
que l’absence de déclassification exposerait les personnes chargées de la
communication des archives couvertes par le secret défense aux
sanctions pénales prévues pour la violation d’un tel secret par l’article 4139 du Code pénal revient à faire fi d’une cause essentielle d’irresponsabilité
pénale destinée précisément à justifier des comportements appréhendés
par le Code pénal : la permission ou l’autorisation de la loi.
L’article 122-4 du Code pénal dispose en effet dans son alinéa 1er :
« N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte
prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ».
Comme le rappelle la doctrine la plus autorisée, ces dispositions « ôtent la
criminalité de l’acte et, par conséquent, font disparaître l’infraction à
l’égard de tous, auteurs et complices » (Bernard Bouloc, Droit pénal
général, Dalloz 2019, n° 408).
Et la jurisprudence, de son côté, souligne que la permission de la loi ainsi
instituée ne s’entend pas seulement de dispositions pénales mais de
toutes dispositions législatives, y compris si elles relèvent du droit civil

- 22 (Cass. crim., 12 octobre 2004, Bull. crim., n°239).
Au cas précis, l’article L. 213-2, 3° du Code du patrimoine constitue bien
un texte législatif au sens de l’article 122-4 du Code pénal autorisant la
communication de plein droit des archives sans que les personnes
communiquant celles-ci soient exposées aux sanctions pénales de l’article
413-9 du Code pénal.
Ainsi, contrairement à ce qu’allègue l’administration, un archiviste
communiquant les archives visées par le texte spécifique du Code du
patrimoine ne peut donc être poursuivi pénalement pour violation du secret
de la défense nationale puisqu’il est autorisé par la loi à faire cette
communication.
L’article 413-9 du Code pénal, dont aucune disposition n’écarte
l’application du régime de la permission de la loi de l’article L. 122-4 du
même code, ne justifie donc en rien l’institution d’un régime de
déclassification supposé éviter la commission d’une infraction pénale.
B.3.3. Le troisième argument tient au fait que l‘analyse contenue dans
l’instruction critiquée, qui reprend celle déjà exposée dans l’IGI de 2011 et
qui fait reposer la nécessité de la déclassification sur la réforme des
dispositions du Code pénal en 1992-1994, est démentie par l’analyse de la
doctrine de l’administration elle-même.
Avant 1994, les choses étaient très claires. C’est ainsi, en particulier,
qu’une directive du Secrétariat général de la Défense nationale de 1985
pour l’application de l’IGI 1300 de 1982, contenait le rappel suivant :
« Enfin, il est rappelé qu’en application de l’article 6 du décret n° 79-1035
du 3 décembre
documents

1979 relatif aux

Secret

Défense

communicables librement 60

archives de la défense, même les

versés

aux

archives

deviennent

ans après leur date d’émission et

perdent de ce fait, automatiquement, leur classification ».

- 23 Mais, contrairement à ce qui est aujourd’hui prétendu, l’approche n’a pas
changé avec la modification de la rédaction de l’article 413-9 du Code
pénal entrée en vigueur le 1er mars 1994. Tout au contraire, dans la
version de l’IGI qui date de 2003, la déclassification des archives
publiques devenues librement communicables n’est pas davantage
envisagée.
On peut ainsi lire, à l’article 41 de l’instruction, qu’« en ce qui concerne la
communication au public des informations ou supports protégés versés
aux services d’archives, il convient de se référer aux dispositions de la loi
n° 79-18 du 3 janvier 1979 (articles 6 et 7 notamment), de la loi n° 78-753
du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations
entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre
administratif, social et fiscal (articles 2 et 6), du décret n° 79-1038 du 3
décembre 1979 relatif à la communicabilité des documents d'archives
publiques et du décret n° 79-1035 du 3 décembre 1979 relatif aux archives
de défense. Au-delà d'un délai de trente ans pour les documents
Confidentiel-Défense et de soixante ans pour les documents SecretDéfense à compter de la date d'émission du document, celui-ci
devient, a priori, en application de la combinaison de ces
dispositions, librement consultable. En deçà de ce délai, le statut du
document reste déterminé par les règles relatives à la protection du secret
de la défense nationale et à l'accès aux documents administratifs ».
Par conséquent, soutenir, comme le fait l’instruction de 2011 et celle de
2020, que l’article 413-9 du Code pénal issu de la réforme entrée en
vigueur en 1994 représente un moment de rupture à partir duquel il serait
devenu nécessaire de déclassifier des documents pourtant librement
communicables est une pure et simple reconstruction intellectuelle opérée
a posteriori, et qui est fausse.
Il faut encore ajouter qu’au moment de la discussion de la loi de 2008 sur
les archives, aucune administration, non plus qu’aucun parlementaire n’ont
envisagé la création d’un processus de déclassification des archives

- 24 publiques librement communicables.
Les témoignages des acteurs de l’époque y compris dans la phase
d’élaboration interministérielle du projet de loi sont tout à fait nets : si les
administrations des différents ministères, et en particulier le ministère de la
Culture et le Secrétariat général de la Défense nationale, s’opposent sur la
durée des délais durant lesquels les documents intéressant le secret de la
défense nationale demeurent non librement communicables, aucune de
ces administrations ne prétend qu’une fois ces délais expirés, les
documents considérés puissent devoir encore faire l’objet d’une procédure
de déclassification.
La réunion interministérielle organisée au Secrétariat général du
gouvernement le 8 octobre 2004, dont nous ne pouvons pas produire ici le
compte-rendu (ce document ne deviendra librement communicable qu’en
2029) mais dont la mémoire demeure au sein des différentes
administrations ayant pris part à la préparation de la loi de 2008, fait
apparaître clairement les deux points suivants : au terme d’un arbitrage, le
cabinet du Premier ministre demande à ce que des opérations de
déclassification soient assurées pour les documents ayant entre vingt-cinq
et cinquante ans, c’est-à-dire avant l’expiration du délai nouveau au terme
duquel les documents dont la communication porte atteinte au secret de la
défense

nationale

deviennent

communicables ;

en

revanche,

un

consensus existe entre tous les participants à cette réunion, quel que soit
le service ou le département ministériel dont ils relèvent, sur le fait que la
question de la déclassification n’a pas à être soulevée pour les documents
de plus de cinquante ans.
Durant la préparation de la loi de 2008, il ne fait donc aucun doute que la
procédure de déclassification a pour objet non de libérer la communication
des archives publiques – c’est la loi qui y pourvoit –, mais d’anticiper et de
raccourcir le délai de communication des documents chaque fois que le
secret est considéré comme pouvant être levé avant terme.

- 25 Ainsi, l’instruction critiquée non seulement contrevient à la doctrine de
l’administration elle-même, mais elle remet même en cause les équilibres
sur la base desquels a été conçue la loi de 2008 sur les archives.
C’est pourquoi la création de ce processus de déclassification par les
dispositions critiquées de l’instruction repose sur une interprétation
erronée des dispositions du Code pénal comme de celles du Code du
patrimoine et de leur articulation.
A la vérité, elle s’interprète manifestement comme une tentative, illégale,
de reprendre la main sur des archives, comme par exemple celles qui
concernent la guerre d’Algérie et ses suites, sur lesquelles l’administration
n’a plus de contrôle par l’effet de l’écoulement du temps,
L’instruction est donc, pour l’ensemble de ces motifs, illégale et ne pourra
manquer d’être annulée.
B.4. Ces dispositions sont encore illégales en ce que, quelle que soit
l’interprétation que l’on donne des dispositions qui ont été précédemment
analysées, le pouvoir réglementaire ne dispose d’aucune habilitation, et
partant d’aucune compétence pour prendre des mesures dans un régime
qui relève tout entier de la compétence de la loi.
L’instruction critiquée vise en effet à remettre en cause un des piliers
essentiels du droit des archives, celui selon lequel la détermination du
régime et des délais de communication de ces archives relève de la
compétence exclusive du législateur.
C’est l’assemblée générale du Conseil d’État qui a exprimé cette
compétence législative avec le plus de force. C’est en effet dans son avis
du 28 avril 1977 sur le projet de loi sur les archives, que le Conseil a
décidé d’introduire directement dans la loi ces différents délais, plutôt que
de renvoyer au pouvoir réglementaire cette compétence, contrairement à
ce que prévoyait le texte qui lui avait été soumis.

- 26 -

Ce choix fort – qui constituait l’avancée majeure de la loi du 3 janvier 1979
car en dépit de l’affirmation, dans la loi du 7 messidor an II, d’un droit de
« tout citoyen [de] demander dans tous les dépôts, aux jours et heures qui
seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment », les pratiques
administratives étaient jusqu’en 1979, d’une extrême disparité – n’a depuis
lors jamais été remis en cause : la détermination de la durée à l’issue de
laquelle des archives publiques sont communicables a dans tous les
textes ultérieurs été regardée comme une compétence exclusive du
Parlement, qui la fixe de façon générale et abstraite, sans que
l’administration puisse y ajouter une procédure particulière supplémentaire
autre que de simple exécution.
Ce refus d’accorder quelque compétence que ce soit à l’administration sur
la détermination de ces délais s’est d’ailleurs trouvé de nouveau en débat
lors de l’élaboration du projet de loi ayant conduit à l’adoption de la loi de
2008 sur les archives à propos des « archives publiques dont la
communication est susceptible d'entraîner la diffusion d'informations
permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes
nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets
directs ou indirects de destruction d'un niveau analogue » (article L. 213-2,
II, du Code du patrimoine).
Lors de la phase interministérielle de préparation ce texte, il avait été
envisagé que de tels documents ne deviennent communicables qu’à deux
conditions cumulatives : a) l’expiration d’un délai de cent ans ; mais aussi
b) l’accord préalable d’une commission administrative, chargée de
déterminer si, en dépit de l’écoulement du délai de cent ans, les
documents peuvent effectivement être communiqués.
L’attribution d’une telle compétence à une commission administrative a été
rejetée lors de la réunion interministérielle du 8 octobre 2004 déjà évoquée
précisément car elle aurait conduit à la remise en cause de la compétence
législative exclusive pour fixer les délais de communication des archives.

- 27 -

Cela a conduit à préférer fixer dans la loi l’interdiction sans délai de toute
communication de ces documents (actuel article L. 213-2, II, du Code du
patrimoine) et témoigne du caractère absolu de la compétence législative
en la matière.
Or, c’est très exactement sur ce principe que revient l’instruction critiquée,
en définissant une procédure qui n’est pas prévue par la loi.
Cette compétence exclusive de la loi n’est remise en cause par aucune
disposition qui conférerait au Premier ministre une habilitation lui
permettant d’ajouter au régime de la libre communicabilité des archives
portant atteinte au secret de la défense défini par le Code du patrimoine
une procédure de déclassification.
Certes, par l’effet combiné des dispositions finales des articles 413-9 et
413-10 du Code pénal, le Premier ministre est habilité par les articles R.
2311-1 et s. du Code de la défense nationale à déterminer le niveau de
protection et les conditions de classification ou de déclassification des
documents portant atteinte au secret de la défense.
Mais cette habilitation ne couvre aucunement le régime des archives.
C’est ce qu’énoncent très nettement les dispositions de l’article L. 2313-1
du Code de la défense ainsi rédigées : « les règles relatives aux archives
de la défense sont définies par les articles L. 211-1 et s. du code du
patrimoine ».
Et c’est ce qu’ont encore démontré les débats relatifs aux « archives
publiques dont la communication est susceptible d'entraîner la diffusion
d'informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des
armes nucléaires, biologiques, chimique […] » qui ont été rappelés
précédemment : c’est sur le fondement du droit des archives, et de lui
seul, qu’a été fixé leur régime, sans que ni le Code pénal ni le Code de la

- 28 défense n’aient à y intervenir.
Cela manifeste bien que le Premier ministre ne dispose d’aucune
habilitation pour édicter les règles énoncées par l’instruction contestée.
Celle-ci est donc entachée d’une incompétence qui doit conduire à son
annulation.

C°) Sur l’illégalité de la définition des pouvoirs de l’administration
chargée de la déclassification
A supposer même que l’on regarde le dispositif de la déclassification
comme conforme au droit, cela ne conduirait pas pour autant à admettre la
légalité de l’instruction critiquée.
Celle-ci ne contient en effet aucune prescription sur les conditions
juridiques dans lesquelles s’opère la déclassification en ce qui concerne
les archives.
De ce point de vue, la différence avec l’IGI de 2011 est frappante.
Cette dernière prenait soin de rappeler, en son article 63, qu’au stade de la
déclassification visant à assurer la communication sur le fondement du
régime des archives, l’administration ne disposait que d’un seul pouvoir :
celui de vérifier que la date du document le rendait bien communicable
« de plein droit ». Pour le reste, sa compétence était entièrement liée et
elle ne pouvait pas refuser de déclassifier le document pour un autre motif.
Sur cette question, l’instruction nouvelle est au contraire entièrement
muette. Elle ne fixe aucune délimitation du pouvoir de l’administration
chargée de la déclassification d’archives publiques communicables de
plein droit. Sans que soit expressément affirmée l’existence d’une marge
d’appréciation, c’est-à-dire d’une forme de pouvoir discrétionnaire pour
décider de cette déclassification, rien dans l’instruction de 2020 ne permet

- 29 de penser le contraire. Bien plus même, l’article 7.6.4.5 de l’instruction, qui
dispose que « la déclassification d’un support n’entraîne pas pour autant
automatiquement la libre communicabilité de ce support ou des
informations qu’il contient. Ainsi l’administration saisie d’une demande de
communication d’une information ou d’un support déclassifié doit s’assurer
qu’aucun autre motif d’incommunicabilité ne trouve à s’appliquer en vertu
des articles L. 213-1 et s. du Code du patrimoine », semble esquisser
l’existence d’un tel pouvoir discrétionnaire.
Ce faisant, les dispositions de l’instruction sont entachées de deux
illégalités : une violation de la loi et une incompétence négative.
Violation de la loi, tout d’abord.
Si on doit bien interpréter l’instruction comme conférant une marge de
manœuvre dans l’appréciation de la déclassification, alors celle-ci
méconnaît directement le principe de la communicabilité de plein droit
passé le délai de cinquante années institué par le Code du patrimoine.
Ce qui a été exposé supra à propos de ce que signifie de plein droit,
s’agissant du fait d’intercaler une procédure non prévue, vaut encore ici,
par a fortiori, s’il s’agit de donner à l’administration un pouvoir
d’appréciation. La communicabilité de plein droit interdit toute appréciation
administrative qui, par essence, la remet en cause.
Incompétence négative, ensuite.
Dès lors que l’accès aux archives publiques constitue un droit,
constitutionnellement garanti et mis en œuvre par la loi, et dès lors que
l’administration entend, dans la présente instruction, intercaler une
procédure administrative avant d’assurer cette communicabilité, il lui
appartient nécessairement de déterminer les conditions dans lesquelles
cette procédure doit être réalisée (CE 30 novembre 2015, Préfet délégué
de Saint Barthélémy et Saint Martin, n° 388299). Or, au cas précis, ni le

- 30 délai, ni les motifs des décisions de déclassification, ou de refus de
déclassification ne sont explicités et encadrés. Le pouvoir réglementaire
n’a ainsi pas assuré que la procédure mise en place garantisse le droit à la
communication des archives publiques.
Pour ces motifs encore, l’instruction critiquée ne pourra manquer d’être
annulée.

D°) Sur l’inconstitutionnalité et l’inconventionnalité de la procédure
de déclassification mise en place.
Dans le cas même où le Conseil d’État jugerait, contrairement à ce qui a
été exposé dans les points précédents, que le Premier ministre a fait une
exacte application des dispositions du Code du patrimoine en prévoyant le
principe d’une procédure de déclassification, celle-ci, dans ses modalités
de mise en œuvre, n’en serait pas moins contraire aux exigences
constitutionnelles et conventionnelles garantissant le droit d’accès aux
archives publiques dont le Conseil d’État a récemment précisé les termes
(accès aux archives du président Mitterrand sur le Rwanda : CE, 12 juin
2020, n° 422327).

D.1. Sur l’atteinte portée au droit constitutionnel d’accès aux archives
publiques.
Par sa décision n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017, le Conseil
constitutionnel a énoncé un « droit d'accès aux documents d'archives
publiques », appuyé sur l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789. Il
a indiqué « qu’il était loisible au législateur d'apporter à ce droit des
limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt
général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées
au regard de l'objectif poursuivi » (§4).

- 31 -

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel, appliquant le motif de
principe qui vient d’être rappelé, a concrétisé la manière dont il convenait
d’apprécier les limitations susceptibles d’être apportées à ce droit. Il a
considéré que la protection d’un secret constituait certes un objectif
d’intérêt général justifiant la restriction de l’accès aux archives, mais à la
condition, s’ajoutant à la précédente, que cette restriction soit limitée dans
le temps (§8).
Au cas précis, à supposer même par extraordinaire que les dispositions de
l’article 413-9 constituent une habilitation législative au profit du pouvoir
réglementaire pour assurer la protection du secret de la défense y compris
en

matière

d’archives,

force

est

de

constater

que

la

garantie

constitutionnelle énoncée par le Conseil constitutionnel est méconnue.
En effet, les dispositions critiquées de l’instruction portent doublement
atteinte à l’une des garanties essentielles que pose la décision du Conseil
constitutionnel précitée, qui tient à ce que la restriction de l’accès aux
archives pour assurer la protection d’un secret légalement défini soit
suffisamment délimitée : d’une part, du fait de l’absence de délimitation
temporelle précise des documents de plus de cinquante ans effectivement
concernés par l’obligation de déclassification ; d’autre part, du fait de
l’absence de tout délai encadrant la déclassification administrative ellemême.
D.1.1. En premier lieu, l’atteinte que l’instruction critiquée porte au droit
découlant de l’article 15 de la Déclaration de 1789 présente un caractère
manifestement disproportionné, qui découle de l’absence de délimitation
temporelle précise des documents de plus de cinquante ans effectivement
concernés par l’obligation de déclassification.
L’histoire de la protection du « secret de défense » depuis 1793 est, c’est
bien connu, très sinueuse, et la technique même de la « classification »
n’apparaît que tardivement au cours du XXe siècle : elle ne peut en aucun

- 32 cas être considérée comme normalisée avant l’instruction générale
interministérielle 1300 de 1952, qui, la première, définit des « niveaux » de
classification, avec trois niveaux de classification (secret-confidentiel,
secret, très-secret) et une mention de protection (diffusion-restreinte). Ces
« niveaux » varient eux-mêmes ensuite à plusieurs reprises entre 1952 et
2020, tant dans leur forme que dans le contenu qu’on leur assigne, ou
encore dans les pratiques des agents qui sont habilités à en user, et ne
peuvent, en tout état de cause, être considérés comme stabilisés avant le
décret n° 81-514 du 12 mai 1981 (dont les dispositions sont désormais
codifiées au Code de la défense).
C’est pourquoi, si, depuis le 1er mars 1994, l’article 413-9 du Code pénal a
limité sa protection aux documents qui « font l’objet de mesures de
classification », la projection de ce choix bien particulier sur les périodes
antérieures à cette date est un exercice des plus risqués : il revient à
attacher des conséquences juridiques contemporaines à des « marques »,
« tampons » et autres « mentions » dont les significations et les usages
ont fortement varié dans le temps.
En tout état de cause, attacher de telles conséquences à des documents
« marqués » avant 1952 représente un grave anachronisme : c’est arrimer
des sanctions pénales à la simple présence d’un tampon apposé sans
véritable procédure, et dont la nature même différait de celle retenue
aujourd’hui.
Certaines situations rencontrées dans les services d’archives sont à cet
égard particulièrement caricaturales. C’est ainsi par exemple qu’une
procédure de déclassification a pu être engagée pour un « bulletin
d’information » d’une association vichyste, la Légion française des
combattants (PJ n°2 : document conservé aux Archives nationales sous la
cote 19890158/7) ou pour des notes de la direction générale de la police
nationale concernant des déplacements du Maréchal Pétain en 1941 et
1942 (PJ n° 3 : documents conservés aux Archives nationales sous la cote
19990306/6), au seul prétexte de la présence sur ces documents du mot

- 33 « Secret », pourtant apposé sans aucune procédure réglementaire.
Cette extrême contingence dans la délimitation des documents de plus de
cinquante ans effectivement concernés par l’obligation de déclassification
témoigne d’un défaut manifeste de garantie encadrant la limitation du droit
constitutionnel d’accès aux archives publiques.
D.1.2. En second lieu, les dispositions critiquées de l’instruction ne
donnent aucun délai à l’administration pour procéder à la déclassification.
Les exemples donnés dans la requête dirigée contre le refus d’abroger
l’IGI de 2011, déposée au greffe du Conseil d’État le 23 septembre 2020,
montrent des délais qui peuvent être supérieurs à cinq années, qui sont en
tous les cas très souvent supérieurs à six mois.
Ainsi, outre le cas de M. X présenté en introduction de la requête déposée
le 23 septembre 2020 qui, en cinq années, n’a constaté aucune
déclassification portant sur des documents concernant l’Organisation
Armée Secrète, rendant impossible l’écriture de sa thèse d’histoire
contemporaine dont le financement s’arrête au bout de trois années, nous
pouvons donner, à titre d’illustrations récentes, des exemples de
demandes effectuées par certains des présents requérants, contraints de
multiplier les procédures pour accéder à des archives publiques pourtant
communicables de plein droit :
-

[Exemple n° 1]

-

[Exemple n° 2]

Cette absence de délai pour procéder à la déclassification a une double
conséquence.
D’abord elle porte directement atteinte à la garantie énoncée par le
Conseil constitutionnel, ensuite elle conduit l’administration à prendre de

- 34 manière systématique des décisions de refus de communication illégales
puisque, rappelons-le, le délai pour obtenir la communication d’archives
publiques librement communicables est, aux termes du Code des relations
entre le public et l’administration, un délai d’un mois.
Ainsi la procédure de déclassification porte une atteinte irrégulière au droit
constitutionnel d’accès aux archives publiques et pour ce motif encore, la
décision refusant de l’abroger est illégale.

D.2. Cette procédure administrative doit en outre être analysée comme
une limitation excessive de la libre expression et de l’indépendance des
chercheurs et des enseignants-chercheurs, tels que consacrés par la
décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 (décision n° 83-165
DC).
Elle conduit en particulier à freiner la communication, voire à rendre
incommunicables des documents portant sur la politique extérieure et de
défense nationale de la France mais aussi de sa vie politique, scientifique
et économique d’avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce
faisant, elle gêne alors de manière considérable le développement
d’études scientifiques rigoureuses et objectives sur des évènements des
années trente au début des années soixante-dix, alourdit les temps de
recherche, décourage les doctorants, freine les publications, mais aussi,
plus trivialement, permet aux administrations émettrices de prendre
connaissance du type d’archives publiques actuellement consultées par
des chercheurs, et donc des recherches historiques en cours, à l’instar de
ce qui existe pour les documents qui ne sont pas encore communicables
de plein droit au sens du Code du patrimoine.
Pour ce motif encore l’annulation s’impose.

D.3. Cette inconstitutionnalité se double en outre d’une inconventionnalité

- 35 tenant à la violation de l’article 10 de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme.
On sait en effet que si la Cour européenne des droits de l’homme ne
reconnaît pas de droit général à l’information, celui-ci peut naître du
caractère déterminant des documents pour le débat public, comme le
rappelait votre rapporteur public dans ses conclusions sur l’arrêt du 12 juin
2020 concernant l’accès aux archives du président Mitterrand sur le
Rwanda (CE, 12 juin 2020, n° 422327). C’est ainsi que dans un arrêt du 14
juillet 2009 Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie (n° 37374/05), la
Cour européenne des droits de l’homme a jugé à l’unanimité que « les
obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations d’intérêt
public risquent de décourager ceux qui travaillent dans les medias ou bien
dans des domaines connexes de mener des investigations sur des sujets
d’intérêt public » (Par. 38) et, ce faisant constituaient une violation de
l’article de la Convention garantissant la liberté d’expression.
Or, tel est précisément sinon l’objet du moins l’effet des dispositions
critiquées de l’instruction. Elle crée un régime très lourd sur le plan
administratif, qui génère des problèmes systémiques, et en particulier
entrave les recherches des personnes intéressées et spécialement des
historiens et chercheurs. Tous les exemples qui ont été cités plus haut
témoignent de l’atteinte concrète au droit d’accès aux informations
publiques garanti par la CEDH dans des conditions qui excèdent le but
d’intérêt général poursuivi.
On rappellera, enfin, que la Cour européenne des droits de l’homme
n’hésite pas, dans le cadre de son contrôle de conventionnalité lié à
l’article 10 de la Convention, à intégrer dans son raisonnement l’intérêt
général qui s’attache aux travaux auxquels il est apporté des limitations,
considérant que ceux-ci doivent alors bénéficier d’un niveau élevé de
protection du droit à la liberté d’expression (v. par ex. CEDH, 7 nov. 2006,
Mamère c. France). Cette exigence a d’ailleurs elle-même conduit le
Conseil constitutionnel français à condamner les dispositions législatives

- 36 limitant les exceptions de bonne foi ainsi que de vérité s’agissant de
« propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi
que d’imputations se référant à des évènements dont le rappel ou le
commentaire s’inscrivent dans un débat public d’intérêt général » (n°2013319 QPC, 7 juin 2014, Philippe B.). Il est ainsi mis un terme à l’interdiction
de rapporter la preuve de faits diffamatoires de plus de dix ans (n° 2011131 QPC, 20 mai 2011, Mme Térésa C. et a.) ou constituant un infraction
amnistiée ou prescrite ou ayant donné lieu à une condamnation effacée
par la réhabilitation ou la révision (Philippe B, préc.).
Aussi bien, pour cette raison encore, les dispositions critiquées de
l’instruction ne pourront manquer d’être annulées.

D.4. Enfin, on observera, pour terminer, que dans le cas où le Conseil
d’État viendrait à considérer que l’instruction de 2020 ne remet pas en
cause le caractère lié de la compétence de l’administration de déclassifier
les archives publiques communicables « de plein droit », ainsi que cela
avait été reconnu dans l’instruction de 2011 (v. les développements supra,
C), alors il ne manquera pas de constater, en tout état de cause, l’absence
manifeste de proportionnalité entre l’objectif d’intérêt général poursuivi et
le dispositif mis en place, en contrariété tant avec le droit constitutionnel
qu’avec le droit européen des droits de l’homme.
Le but d’intérêt général poursuivi par l’instruction générale ne peut alors
être que très limité : il ne peut s’agir que de vérifier la date des documents
classifiés.
Et encore faut-il souligner que cette seule fonction fait alors complètement
doublon avec celle assurée par les archivistes : ceux-ci, pour déterminer la
communicabilité d’un document et l’orienter vers le bon circuit procédural
(« dérogation » pour les documents de moins de cinquante ans ou pour
ceux assujettis à un délai spécial), doivent déjà vérifier cette date.

- 37 Autrement dit, la procédure mise en place n’a alors aucune valeur ajoutée,
elle est purement formelle et se limite à donner un coup de tampon sur les
documents considérés après en avoir vérifié, une nouvelle fois, la date.
Or, pour atteindre ce but d’intérêt général si limité, l’instruction a mis en
place une procédure qui conduit de manière systémique à des restrictions
graves au droit d’accès aux archives.
Ainsi, par exemple dans une tribune publiée sur son site internet,
l’association des archivistes français souligne :
« La mise en œuvre physique de la déclassification est une opération
extrêmement lourde et chronophage. Elle consiste, d’une part, à solliciter
systématiquement les autorités émettrices (ou leurs héritiers) puis, d’autre
part, après décision de déclassification, à apposer un marquage
réglementaire complété par des informations portées à la main sur chaque
document (référence et date de la décision de déclassification). A titre
d’exemple, la déclassification des documents concernés par l’arrêté du 24
décembre 2015 portant ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre
mondiale a mobilisé pendant près de trois ans les Archives nationales
pour un total de 700 ml ».
https://www.archivistes.org/Le-crepuscule-des-archives-Entre-accesrestreint-pour-les-citoyens-et
Plus précisément, « l’ensemble de l’équipe scientifique et technique du
département de la justice et de l’intérieur [des Archives nationales] (vingtdeux agents), ainsi que trois agents mis à la disposition des Archives
nationales par le ministère de l’intérieur, et ponctuellement plusieurs
agents du ministère des Armées (Service historique de la défense, et
service des archives de la DGSE) » ont été mobilisés durant ces trois ans
(Marion Veyssière, « Archivistes, usagers et secret-défense : principes
généraux et exemples concrets », La Gazette des Archives, n° 255, 20193, p. 236).

- 38 -

Et le Service historique de la défense, lui-même, reconnaît sur son site
internet :
« La déclassification de documents historiques par le Service historique de
la défense (SHD) respecte une procédure stricte. Celle-ci entraîne
parfois de longs délais de traitement pour les documents demandés
par les chercheurs, universitaires et historiens. Consciente de la gêne
occasionnée, la secrétaire générale pour l’administration du ministère des
armées - qui exerce la tutelle du SHD - a pris des dispositions
d’application immédiate et de nature à accélérer les demandes de
communication d’archives ».
https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/des-moyenssupplementaires-pour-traiter-les-archives-declassifiees-du-ministere-desarmees
Ces moyens sont explicités dans une récente réponse ministérielle :
« Afin d'alléger les procédures de déclassification, un mode opératoire
permettant au directeur du service historique de la défense de déclassifier
les documents "au carton" et non plus document par document a été
expérimenté pour les documents émis avant le 27 octobre 1946. Donnant
satisfaction, ce dispositif va être étendu prochainement pour tous les
documents émis avant le 1er août 1954. Soyez assuré que le
Gouvernement, soucieux de faciliter les travaux des chercheurs et
historiens, étudie actuellement toutes les mesures envisageables en
termes financiers et matériels, pour que l'exigence de déclassification
formelle, gage de sécurité juridique pour les chercheurs et l'administration,
ne constitue pas un frein à leurs travaux, qu'il s'agisse par exemple d'une
classification

pour

une

durée

prédéterminée,

de

mesures

de

déconcentration des décisions de demandes d'accès dérogatoires ou
encore de déclassification de fonds d'archives. Une augmentation des
moyens du service historique de la défense a d'ores et déjà été mise en

- 39 œuvre afin d'accélérer substantiellement les procédures dans le respect
de la loi qui s'impose à tous ». (question AN n° 30895, rép. min. publiée au
JO du 28 juillet 2020, p. 5112).
Cette augmentation des moyens s’est notamment traduite, pour ce seul
service, par le « recrutement temporaire de 30 agents dédiés à cette
mission de déclassification » (Question AN n° 26678, rép. min. publiée au
JO 9 juin 2020, p. 4042).
Ces informations officielles montrent bien à quel point de manière
systémique les services d’archives sont mis en tension par cette
procédure. Et pour sortir du piège dans lequel elle s’est enfermée,
l’administration est obligée, outre de dépenser beaucoup d’argent, de
prendre des libertés avec les termes mêmes de l’instruction.
Ainsi, la « déclassification au carton » et « déconcentrée » au niveau des
archivistes du Service historique de la défense revient en réalité à
méconnaître les exigences de l’instruction : la déclassification « au
carton » conduit à ne plus vérifier les documents un à un et la
« déconcentration », si elle est effectivement appliquée, revient à ce que,
contrairement aux termes mêmes de l’instruction, ce ne soit plus
nécessairement l’autorité classificatrice qui procède à la déclassification.
Ainsi par exemple, si un carton d’archives déposé au SHD contient un
rapport de police, il sera déclassifié par un agent du ministère de la
Défense et non par un agent du ministère de l’Intérieur comme cela devrait
être le cas en application de l’instruction.
De même, l’administration est obligée « d’inventer » de nouveaux délais
de communication comme le montre le fait que la déclassification au
carton sera étendue aux « documents émis avant le 1 er août 1954 », ce qui
correspond à un délai de 66 ans qui n’a strictement aucune base juridique
et ne vise vraisemblablement qu’à protéger les documents relatifs à la
Guerre d’Algérie…

- 40 L’ensemble de ces éléments rend compte des effets très largement
disproportionnés de la procédure de déclassification par rapport à l’objectif
d’intérêt général qui consiste à vérifier une date déjà vérifiée et à ajouter
un coup de tampon.
Pour cette dernière raison, les dispositions critiquées de l’instruction
portent une atteinte irrégulière au droit d’accès aux archives publiques tel
qu’il découle de l’article 15 de la Déclaration de 1789 et de l’article 10 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

- 41 -

Par ces motifs, et tous autres à produire, déduire ou suppléer,
au besoin d'office, les exposants concluent à ce qu'il plaise au
Conseil d’État de :
ANNULER l’arrêté du 13 novembre 2020 portant approbation
de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la
protection du secret de la défense nationale, ensemble ladite
instruction.

Fait à Paris, le 15 janvier 2021

L’Association des archivistes français (AAF),
prise en la personne de sa présidente Madame Céline Guyon
L’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et
de la recherche (AHCESR),
prise en la personne de son président Monsieur Clément Thibaud
L’Association Josette et Maurice Audin,
prise en la personne de son président Monsieur Pierre Mansat
Monsieur Marc Olivier Baruch
Monsieur Jean-Marc Berlière
Monsieur Emmanuel Blanchard
Madame Helga E. Bories-Sawala

- 42 -

Monsieur Frédéric Bozo
Madame Raphaëlle Branche
Madame Perrine Canavaggio
Monsieur Laurent Cesari
Madame Marie Cornu
Monsieur Olivier Dard
Madame Hanna Diamond
Monsieur Olivier Forcade
Madame Elisabeth Fortis
Madame Valeria Galimi
Monsieur Robert Gildea
Madame Arlette Heymann-Doat
Monsieur James House
Monsieur Julian Jackson
Monsieur Eric Jennings
Monsieur Harry Roderick Kedward
Monsieur Sébastien Laurent
Madame Julie Le Gac

- 43 Monsieur Gilles Manceron
Madame Chantal Metzger
Madame Claire Miot
Monsieur Gilles Morin
Madame Isabelle Neuschwander
Monsieur Robert O. Paxton
Monsieur Denis Peschanski
Madame Caroline Piketty
Monsieur Antoine Prost
Monsieur Frédéric Rolin
Madame Anne Simonin
Madame Catherine Teitgen-Colly
Monsieur Martin Thomas
Monsieur Maurice Vaïsse
Monsieur Thomas Vaisset
Monsieur Fabrice Virgili
Monsieur Noé Wagener
Monsieur Bertrand Warusfel
Madame Annette Wieviorka

- 44 -

Monsieur Olivier Wieviorka

- 45 BORDEREAU DE PIÈCES COMMUNIQUÉES

1- PJ n° 1 : Décision attaquée : Arrêté du 13 novembre 2020 portant
approbation de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la
protection du secret de la défense nationale, ensemble ladite instruction
2- PJ n° 2 : Bulletin d’information de la Légion française des combattants
des 21-25 mai 1943, déclassifié « sur ordre de l’autorité émettrice » par
décision 01-2016 du 1er avril 2016, Archives nationales, cote
19890158/7
3- PJ n° 3 : Notes « déclassifiées » émanant de la direction générale de la
police nationale concernant des déplacements du Maréchal Pétain en
1941 et 1942, Archives nationales, cote 19990306/6
4- PJ n° 4 : Statuts de l’Association des archivistes français
5- PJ n° 5 : Décision de l’Association des archivistes français de s’associer
à la présente requête en date du 11 janvier 2021
6- PJ n° 6 : Statuts de l’Association des historiens contemporanéistes de
l’enseignement supérieur et de la recherche
7- PJ n° 7 : Attestation du 13 janvier 2021 faisant état de la décision du
conseil

d’administration

de

l’Association

des

historiens

contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche du
1er décembre 2020 de s’associer à la présente requête
8- PJ n° 8 : Statuts de l’Association Josette et Maurice Audin
9- PJ n° 9 : Décision de l’Association Josette et Maurice Audin de
s’associer à la présente requête en date du 13 décembre 2020

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