Citation
Bernard Kayumba, survivant de Bisesero :
L’Opération Turquoise avait pour objectif de
sauver l’armée gouvernementale,
pas les Tutsi.
Jacques Morel
Bernard Kayumba, maire du district de Karongi, est rescapé des massacres
de la paroisse de Mubuga (15 avril 1994) et de Bisesero (7 avril - 1er juillet).
Ancien séminariste, âgé de 25 ans en 1994, son témoignage sur les massacres
de Bisesero a été recueilli par African Rights.1 Il est une des six parties civiles
rwandaises dans la plainte déposée le 16 février 2005 contre l’armée française pour
”complicité de génocide” au Tribunal des armées de Paris. Il a été interviewé à
Kigali, le 27 juillet 2007. Il s’exprime en français.
Q : Bernard Kayumba, vous étiez parmi les survivants de Bisesero qui ont
assisté à l’arrivée du premier groupe de militaires français, venus en reconnaissance le 27 juin 1994.2 Vous étiez, je crois, dans le groupe d’Éric Nzabihimana
que j’ai vu hier à l’usine de thé de Gisovu.
– Oui, bien sûr. Ça faisait trois mois que nous étions réfugiés dans les montagnes de Bisesero. Pendant ces 3 mois de calvaire, on nous massacrait. Les
miliciens, la population hutu, les militaires, tout le monde était mobilisé contre
les Tutsi à ce moment-là. Nous étions jusque-là désespérés. Je peux vous dire
que nous possédions une radio là-bas. À ce moment-là nous écoutions quelques
fois la nuit les informations et nous avons appris que les Français allaient venir
intervenir dans la zone où nous nous trouvions, c’était l’intervention qu’on a
nommé Opération Turquoise.
Donc ils sont venus d’abord le 27 juin. À ce moment-là nous avons cru que
nous allions être sauvés. Comme nous avions des gens en haut des montagnes
pour contrôler les mouvements des tueurs, ils ont vu monter les camions, nous
étions tout près de la route et, quand les camions sont arrivés, nous les avons
arrêtés. Quand nous avons vu que c’était les Blancs, nous nous sommes dits, en
tout cas, on va les arrêter. Nous croyions qu’ils allaient nous achever très facilement parce que là nous étions vraiment foutus, nous étions des morts vivants.
Et ce premier jour ils ont dit : (( Appelez tout le monde qui est caché ici et là,
et puis on va vous sauver. )) Après que nous nous sommes rassemblés, ils nous
ont dit : (( Nous maintenant, nous n’avons pas assez d’équipement, d’hommes,
1 African
Rights, ”Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994”, pp. 19, 41, 58.
de Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro,
29 juin 1994, p. 3.
2 Patrick
1
de matériels. Pour cela nous n’allons pas rester ici parmi vous, nous allons
retourner à Kibuye et dans trois jours nous allons revenir. ))
Je me souviens que je leur ai dit : (( Comme vous le voyez, ils voyaient
autour de nous à travers des jumelles, les Interahamwe, les miliciens, qui étaient
partout, armés et qui nous encerclaient, comme vous voyez ces tueurs-là, si vous
bougez, ils vont nous achever. )) Ils ont dit : (( Non, non, ne vous en faites pas,
on va à Kibuye et dans 3 jours on va retourner. )) Je leur ai dit encore : (( Je
voudrais vous proposer une chose. Au lieu de nous laisser comme ça, tuez-nous
directement. Tuez-nous par les grenades, par une fusillade. Pour nous ça nous
arrange parce que ces Interahamwe-là vont nous massacrer gravement. )) Ils ont
dit : (( Non, nous allons essayer de contrôler la situation par les hélicoptères. ))
Et ils sont repartis.
Ils avaient leur base à Kibuye et, de Bisesero à Kibuye, c’est à peu près une
affaire de 30 kilomètres. Ils avaient des moyens de communication. S’ils avaient
eu cette bonne intention de nous sauver, ils auraient pu téléphoner à Kibuye
et demander du renfort. Mais en plus de cela, à voir le nombre de militaires
qui étaient là, ils sont venus dans, environ 10 camions,3 c’était suffisant, et ils
étaient capables d’appeler leur commandement à Kibuye pour envoyer des renforts si c’était nécessaire. Mais, à voir leur nombre, l’équipement qu’ils avaient,
les moyens de communication, ils avaient tout le nécessaire pour nous secourir.
Mais nous avons réfléchi et compris qu’il y avait quelque chose caché làdedans, parce que les autorités génocidaires, qui étaient toujours à Kibuye, les
avaient donc rencontrés. À mon avis, ils avaient tout simplement une mission
de reconnaissance pour savoir quelle était la situation des gens à Bisesero, pour
voir s’il y avait encore des gens en vie.
Ils sont repartis à Kibuye, mais durant ces trois jours beaucoup de gens,
beaucoup de tueurs ont été mobilisés, de façon que pendant ces trois jours-là,
beaucoup de gens soient tués, d’un coup. À mon avis c’était quelque chose qui
était bien planifié avec les autorités génocidaires.
Q : Vous pensez qu’il y a eu un accord entre les militaires français et le préfet
de Kibuye, Clément Kayishema, pour lui laisser le champ libre afin d’éliminer
tous les Tutsi qui restaient dans la montagne ?
– Oui, oui. À voir ce qui s’est passé dans ces trois jours là, à voir les massacres
qui ont été commis pendant ces trois jours là, on voit qu’il y avait entre les militaires français et le préfet Kayishema quelque chose qui était convenu, parce que
rien ne peut justifier que les Français laissent passer trois jours sans retourner
à Bisesero, alors qu’ils avaient vu la situation dans laquelle ils nous laissaient.
Les miliciens, les Interahamwe, tous armés, nous encerclaient. Pendant trois
jours ils ont massacré les Tutsi. Et les Français avaient toutes les informations.
Mais je me suis demandé pourquoi ils nous ont laissés là-bas, dans les griffes de
ces tueurs-là, alors qu’ils ont vu toute notre situation, une situation vraiment
extrême, . . ., extrême, oui.
3 Selon Patrick de Saint-Exupéry et Christophe Boisbouvier, deux journalistes qui accompagnaient les militaires français, ceux-ci étaient dans trois jeeps, ce qui faisait quatre véhicules
avec celui des journalistes.
2
Q : De nouveaux miliciens ou de nouveaux militaires sont-ils venus pendant
ces trois jours et quelles armes ont-ils utilisées pour vous attaquer ?
– Il y a eu une mobilisation des militaires, des policiers, des miliciens, de
la population hutu. Ils sont venus avec des fusils, des armes traditionnelles. Ils
cherchaient partout, même dans les trous où nous nous étions cachés et on voyait
qu’ils s’étaient donné ce projet de nous exterminer pendant ces trois jours parce
qu’ils avaient déjà remarqué qu’il y avait quelques rescapés encore là.
Q : Des hélicoptères français vous ont-ils survolés pendant ces trois jours ?
– Non, non. Ils nous avaient trompés en disant que pendant ces trois jours
ils allaient envoyer les hélicoptères pour patrouiller la région afin d’éviter à ces
miliciens, à ces criminels, de nous tuer. Mais non. Ça n’a pas été le cas.
Q : Vous n’avez pas vu d’hélicoptères pendant ces trois jours ?
– J’ai vu un hélicoptère un jour, mais ce n’était même pas de notre côté,
c’était de l’autre côté, là où se trouve l’antenne de Karongi.4 Donc, au dessous de
nous, il n’y avait rien d’autres que ces terribles tueurs, des tueurs complètement
terribles.
Q : Certains affirment que les Français ont fait venir des Interahamwe de
Cyangugu, des Interahamwe de Yusufu, pendant ces trois jours. Pensez-vous que
ce soit exact ?
– C’est fort possible, parce que, nous avons remarqué que, pendant ces trois
jours, il y a eu une augmentation importante des attaques, une augmentation
d’intensité grave des attaques. Le nombre d’attaquants avait aussi vraiment
augmenté.
Q : Vous l’estimez à combien ?
– C’était beaucoup. Je ne peux pas dire combien parce qu’ils venaient de
différentes directions. Si vous avez vu Bisesero, c’est dans les hautes montagnes.
Il y avait des gens qui venaient de la ligne de Cyangugu, il y en avait d’autres
qui venaient de la ligne de Mubuga, d’autres qui venaient de la ligne de Kibuye, d’autres qui venaient de la ligne du côté de Gisovu, c’était une situation
inimaginable.
Q : Avez-vous vu des véhicules amener des miliciens ou des soldats pour
vous attaquer ? Quels étaient ces véhicules ? Marque, couleur etc ?
– C’est difficile de donner de telles précisions. Mais les uns venaient à pied, les
autres étaient dans des véhicules, des camions, des Daihatsu, des camionnettes,
c’était toute une confusion. Comme il y en a qui venaient de loin, il fallait que
leurs chefs organisent leur transport.
Q : D’après un historien qui travaille avec l’armée française, Bernard Lugan,
le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, a demandé au capitaine de
frégate Marin Gillier, qui commandait les troupes françaises en bas, à Gishyita,
de lui fournir des grenades pour attaquer une grotte ou une galerie de mine, où
se cachaient des Tutsi.5 En avez-vous entendu parler à ce moment-là ou après,
par des rescapés ?
4 Une antenne radio sur le mont Karongi, le sommet de la région (2 595 m), relayait Radio
Rwanda et Radio RTLM qui toutes deux appelaient les Hutu à massacrer les Tutsi puis à fuir
au Zaı̈re.
5 B. Lugan, “François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda”, pp. 268-269.
3
– Je n’avais pas cette information précise, mais ce bourgmestre-là, Sikubwabo, est parmi les grands génocidaires de la région, c’était même, de plus, un
militaire.6 Il conduisait chaque jour des attaques à Bisesero. Donc je ne peux
pas nier ce fait-là parce qu’on chassait les Tutsi partout. On nous attaquait
avec des armes, des grenades, des armes à feu, des streams,7 avec toutes sortes
d’armes.
Q : Est-ce qu’ils ont utilisé des armes lourdes, comme de l’artillerie ou ...
– Bien sûr, bien sûr, surtout quand nous avions encore une résistance.
Q : Avant que les Français arrivent ou quand ils étaient là ?
– Surtout, avant l’arrivée des Français. On a voulu nous déloger de cette
montagne-là où nous nous rencontrions pour nous organiser. Comme à ce momentlà nous essayions de faire une résistance, pour nous chasser de là, ils ont utilisé
des armes lourdes, ils nous ont bombardés sur la montagne et puis nous avons
été dispersés. Mais pendant ces trois jours-là, ils nous ont chassés. Quelques fois
ils bombardaient dans les coins où ils croyaient que nous étions cachés et quand
ils voyaient des gens s’échapper par peur, ils se mettaient à nous chasser, à nous
poursuivre avec des armes à feu et des armes traditionnelles.
Q : Pendant tout le temps où vous êtes restés à Bisesero, avez-vous été
attaqués par des hélicoptères, des hélicoptères armés donc ?
– Non, non, les hélicoptères armés ne nous ont pas attaqués. Nous étions
attaqués par les militaires, les gendarmes, les surveillants de prison, avec aussi les
miliciens entraı̂nés et la population hutu mobilisée pour décimer Bisesero. Parce
que, pour motiver la population, ils disaient que c’était le FPR qui campait làbas dans ces hautes montagnes. Et donc, il fallait se débarrasser de ces éléments
du FPR. Mais ils savaient, on savait très bien, qu’aucun membre du FPR n’était
là.
Q : Le 30 juin, vous avez été secourus par les militaires français. Que s’est-il
passé ? Où êtes-vous allés, vous personnellement après ?
– Je l’ai toujours dit, quand on parle d’intervention de sauvetage de l’armée
française, moi, je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas d’accord pour une raison
que je vais vous expliquer. Tout d’abord, je ne peux pas accepter qu’on dise ça,
parce que les Français qui étaient dans ce pays, même avant le génocide, l’armée
française, le gouvernement français, ont contribué beaucoup à la guerre de mille
neuf cent nonante entre le FPR et l’ex-gouvernement rwandais. Ils avaient
toutes les informations comme quoi le gouvernement préparait le génocide.
L’entraı̂nement des miliciens, l’entraı̂nement des ex-FAR, les massacres qu’on
a commis en nonante et un, en nonante deux du côté des Bagogwe, du côté
du Bugesera, l’intervention de l’armée française sur le front, tout le monde le
sait. Moi j’en ai été personnellement témoin en nonante deux, quand j’étais ici
à Kigali, lorsque le FPR a pris la ville de Byumba, j’étudiais là-bas dans ces
hautes montagnes à Rutongo. C’est l’armée française avec ses armes lourdes qui
est venue camper à côté de cette école-là, du grand séminaire, pour bombarder
6 Recherché par le TPIR, Charles Sikubwabo n’a jamais été arrêté. Les militaires français
ne l’ont pas inquiété. Ils le font même interviewer par un académicien français. Cf. Jean
d’Ormesson, ”La drôle d’odeur de l’église de Kibuye”, le Figaro, 20 juillet 1994, p. 24.
7 Les streams sont des grenades en forme de petites fusées, lancées par des fusils.
4
Byumba afin de déloger l’armée patriotique. Donc je connaissais l’implication
de l’armée française dans les combats. Dès que le génocide a commencé, les
Français avaient toutes les informations.
Je me suis demandé comment les Français pouvaient intervenir, après trois
mois, alors qu’ils savaient que, partout dans le pays, les Tutsi étaient en train
d’être massacrés. C’est donc qu’ils sont venus dans un autre but. La raison de
leur arrivée, à mon avis, était de protéger ces Hutu-là qui venaient de perdre
devant l’armée patriotique qui gagnait de plus en plus de terrain. Et comme la
France était derrière l’ex-armée rwandaise, elle avait honte de voir une armée,
qu’elle soutenait depuis longtemps, perdre le combat. C’est donc pour cette
raison qu’ils se sont empressés de diviser le pays en deux, afin qu’il y ait une zone
contrôlée par eux, par les Français, afin qu’ils puissent remotiver, réorganiser
cette armée, pour repartir au combat contre l’armée patriotique. C’était donc
ça la logique. Parce que, quand j’étais à Bisesero, les Français nous disaient :
(( Nous savons que le FPR, les militaires du FPR n’ont pas d’uniformes, ils
peuvent donc s’infiltrer n’importe comment. Pour cette raison il y a risque qu’il
y ait combat ici )), donc à Bisesero. Et je leur ai dit : (( Comme vous avez des
bases à Goma et Bukavu, si vous voyez que cette zone est dangereuse, pourquoi
ne pas nous la faire quitter et aller dans une zone sûre. )) Ils ont dit : (( Non.
Ce sont vos confrères là-bas, le FPR, nous le savons. Vous allez rester ici. S’ils
nous attaquent vous allez succomber ici. )) Il y a même un militaire français qui
m’a dit : (( Cette fois-ci, vous n’êtes pas prioritaires. Les prioritaires ce sont
les Hutu qui sont en train de fuir, nous allons nous occuper d’eux. )) Donc tout
cela montre que le souci de ces militaires, de cette intervention, n’était pas de
sauver les Tutsi, parce que les Tutsi étaient déjà morts, leurs souci c’était, à ce
moment-là, de sauver les Hutu, de sauver aussi, d’essayer de réorganiser l’armée
rwandaise, pour qu’elle puisse récupérer du terrain. À mon avis c’est ça et je ne
pense pas que je me trompe.
Q : Qui vous a dit précisément que le FPR attaquait avec des civils armés ?
– C’est ce dont les militaires français accusaient le FPR. Ils disaient : (( Les
FPR n’ont pas d’uniformes. Ils s’infiltrent dans la population. On ne peut pas
savoir qui est civil, qui est du FPR. )) C’était des préjugés qu’avaient ces militaires.
Q : Ces militaires français vous ont dit ça quand ?
– C’est après l’installation du camp à Bisesero, après le 30 juin. Quand on
a formé un camp. Donc le 30, ils sont venus. Ils nous ont demandé de faire
un camp là-bas, à Bisesero. Mais, à mon avis c’était, je ne sais pas comment
le dire en français, mais c’était leur soi-disant raison d’être là-bas, à Bisesero.
Ils montraient qu’ils étaient en train de faire quelque chose d’humanitaire pour
justifier leur présence, alors qu’ils restaient là pour d’autres raisons.
Q : Avez-vous été informés que le soir du 30 juin, pendant le sauvetage
entre guillemets avec les hélicoptères, il y aurait eu à Gishyita une distribution
d’armes, selon Corine Lesnes du journal Le Monde ?
– C’est fort possible. Quand les militaires français sont venus, je pense que
vous avez suivi ça, . . ., on a préparé leur arrivée. On les a accueillis avec enthousiasme. Ils ont été accueillis par qui ? Ils ont été accueillis par les autorités
5
génocidaires, par ces miliciens, par ces Hutu mobilisés. Donc, comme c’étaient
eux qui étaient toujours là, je ne douterai vraiment jamais que les Français ont
distribué des armes parce que les combats, les tueries continuaient. Ça continuait même après leur arrivée, même lors de la Zone Turquoise ! Comme ils
parlaient le même langage avec ces tueurs-là, ces criminels, moi, je ne douterai
pas.
Q : Confirmez-vous le fait que des blessés ont été transportés à Goma et là,
n’ont pas été bien traités. Il paraı̂t que des blessés relativement légers ont été
amputés alors que ce n’était pas du tout nécessaire ?
– Je confirme ça, parce qu’à ce moment-là, après la formation de ce camp,
j’étais avec les responsables du camp. Je suis parmi ces responsables qui ont
identifié les blessés et qui les ont donnés aux militaires français pour les amener
à Goma. Donc nous avons des cas concrets. Il y avait par exemple des blessés
qui avaient reçu une balle sur le bras sans que ça pénètre l’os et on a coupé le
bras ou le pied. Il y a beaucoup de cas. Il y a eu beaucoup de lamentations du
côté de ces gens qui ont été amenés à Goma et maltraités. On leur coupait des
membres, gratuitement, comme ça.
Q : Certains rescapés disent que les Français ont emmené des Tutsi rescapés
dans des camions, ils auraient été tellement serrés qu’ils seraient morts par
asphyxie. Est-ce vrai ?
– Ça c’est juste. Je peux expliquer le pourquoi de cela. Je ne me souviens
pas exactement de la date mais c’était à mi-juillet. Il y a eu un message, je
ne sais pas d’où il venait. Je dormais juste tout près des militaires français
comme responsable du camp. On m’a appelé la nuit et on m’a dit : (( Il y a un
message comme quoi, on vous propose soit de rester avec nous, et vous pouvez
être protégés par l’armée française, soit de vous amener dans la zone contrôlée
par le FPR. )) On m’a dit de demander aux rescapés de donner leur position.
Moi, j’ai répondu directement que je connaissais leur position, que c’était d’être
amenés dans la zone du FPR. Ils ont été très fâchés. Ils ont dit : (( Non, allez
lever tout le monde et demandez à chacun. Il faut que tu requiers la position de
chacun. )) Moi, j’ai été obligé de faire un rassemblement et de demander à tout
le monde. Et tout le monde a répondu sans que même je termine mon discours.
Ils ont dit : (( Nous allons partir )). Les Français n’étaient pas contents de cela.
Q : Avez-vous fait une liste nominative des gens qui voulaient partir ?
– Tout le monde voulait partir. J’ai dit : (( Y a-t-il quelqu’un qui veut rester avec les militaires français ici ? )) Personne n’a dit oui. Donc j’ai répondu
que tout le monde veut partir et ils n’étaient pas contents. Ce qui montre leur
mécontentement, c’est que, juste après avoir présenté notre position aux militaires français, ils ont coupé nos rations. Ils ont coupé la distribution des vivres
qui étaient dans le stock.
Q : Pendant combien de jours ?
– Pendant ces jours d’évacuation. Donc c’est dans ce sens-là qu’ils nous ont
chargés dans des camions avec vraiment une mauvaise intention. On a tassé. On
fermait avec les bâches, donc on serrait. De façon que ...
Q : On serrait ? Ils ne pouvaient pas sauter du camion ?
– Non, non, on ne pouvait pas regarder dehors. On mettait dans les camions.
6
Après avoir rassemblé les gens dans les camions, on entourait la galerie des
camions avec les bâches et puis on serrait avec les cordes partout, de façon que
nous ne pouvions même pas savoir là où nous étions arrivés. Et cela a causé des
problèmes à pas mal de gens.
Q : C’est difficile de croire que des gens ont été asphyxiés dans un camion
bâché.
– Oui, j’affirme cela parce que les gens ils étaient nombreux dans les camions,
ils étaient enfermés, ils étaient entassés comme . . ., comme les poules dans le
poulailler si je peux dire.8
Q : C’était à quelle date ?
– Je crois que c’était la troisième semaine. Nous avons passé là environ trois
semaines. Et l’évacuation n’a pas été faite en un seul jour. Ça a duré deux ou
trois jours, je crois.
Q : Où se trouvait le camp où ils vous avaient parqués ? On m’a dit hier que
c’était en face du monument de Bisesero, dans le petit village de Bisesero ou à
côté.
– Exactement c’est là, tout près de la route.
Q : Est-ce à cet endroit-là que les hélicoptères sont arrivés le 30 juin ?
– Le 30 juin, il y a des militaires qui sont montés en camion.9 Nous étions
dispersés dans les brousses et nous avons essayé d’appeler tout le monde, nous
leur avons dit de venir, nous nous sommes concentrés là-bas.
Q : Où les militaires français étaient-ils logés à Gisovu ? Je crois avoir lu
qu’ils étaient à l’usine de thé.
– C’est possible parce qu’ils avaient des positions partout dans leur zone. Ce
que nous savions c’est qu’il y avait un camp là-bas chez nous, une grande position, de l’armée française. Mais de l’autre côté, parce que c’était dans leur zone,
ils avaient des positions aussi. Mais comme nous étions là, nous ne dépassions
pas les limites, nous restions dans le camp.
– Ce que je peux dire pour cette intervention. Bien sûr, dès qu’ils sont arrivés,
les gens qui étaient dans le camp n’ont plus été attaqués. La question que je
peux poser à n’importe qui c’est de m’expliquer la raison d’une intervention
militaire pour sauver les vulnérables, les personnes en danger, au bout de trois
mois de massacres, alors que ces massacres, graves, de la population étaient
connus depuis trois mois.
[ Passage de la conversation non enregistré ]
– Les Français ne savaient pas que des éléments du FPR étaient là à Butare.
Les militaires français voulaient que Butare soit dans leur zone, dans la zone
Turquoise. Mais ils ont été très surpris quand ils sont arrivés là, les militaires
du FPR étaient déjà infiltrés dans la ville et, quand ils ont voulu couper en
deux, les militaires du FPR ont ouvert le feu. Et les militaires français ont vu
que la situation était sérieuse. À tel point que même à Bisesero, nous avons vu
ici un militaire français qui a été fusillé, blessé au bras. Il a été amené là et
8 Au téléphone, Bernard Kayumba nous a précisé que personne n’était mort immédiatement
d’asphyxie. Nous n’avons pas demandé s’ils en avaient gardé des séquelles.
9 Les premiers véhicules qui se sont arrêtés le 30 juin étaient des jeeps P4, à 4 places, et
une voiture de journalistes.
7
à ce moment-là, la situation était grave. Ils ont dit : (( Le FPR nous attaque.
Ils ont bien vu le drapeau français à l’épaule de notre militaire, c’est un signe
d’agression )) puis ils ont dit : (( Nous avons des équipements graves, nous pouvons même brûler toutes ces montagnes-là. )) Ils m’ont dit ça. Et à ce moment,
ils ont demandé aux militaires qui étaient là de faire de l’échauffement, ils ont
chargé du matériel, il y a eu des blindés qui sont montés, on ne sait pas vers
où, mais du côté de Gisovu. Nous ne savions pas là où ils allaient mais ils nous
disaient ce qu’ils allaient faire dans les postes du côté du FPR.
Q : Vous avez entendu les militaires français dire que le FPR allait attaquer
à Bisesero ?
– Oui, oui, ils me l’ont dit : (( Comme il est difficile pour les militaires français
d’identifier les militaires du FPR, il y a un risque que les militaires du FPR
attaquent les militaires français. )) Mais ils ont dit : (( Nous, nous avons de
l’équipement super, nous avons des avions, nous avons des blindés, nous avons
des jumelles, même la nuit on voit partout. Si, le FPR s’aventure, nous allons
brûler toutes ces montagnes-là. )) Et à ce moment-là, quand le militaire français
a été blessé, le ciel a été sillonné par les avions.
Q : Quels avions ?
– Des petits avions, on ne les voyait pas bien, je crois que c’était des avions
de chasse.
Q : Des avions à réaction ?
– Bon, on pensait qu’ils allaient réagir. Ils ont fait le défilé dans l’air, ils
ont fait monter beaucoup de blindés, des véhicules blindés et des camions, des
militaires avec des armes, beaucoup d’armes.
Q : C’était à quelle date, début juillet ou à la mi-juillet ?
– À la mi-juillet, je crois. Les dates m’échappent car à ce moment-là c’était
difficile, d’avoir ces précisions, j’avais perdu la tête, si je peux dire.
[ Cette partie de la conversation n’est pas enregistrée. ]
– On allait mettre en place le Gouvernement. J’ai entendu à la radio une
autorité française, je ne me souviens plus qui, a dit : (( Nous, la France, nous ne
pouvons pas accepter qu’une minorité dirige le pays. La France n’acceptera jamais. )) Je crois juste que c’est le ministre de la Défense qui parlait au téléphone.
(( La France n’acceptera jamais qu’une minorité gouverne le pays, gouverne une
majorité de plus de 85% de la population. )) Ça a été dit ouvertement, comme si
cette minorité n’était pas rwandaise.
Q : Vous l’avez entendu à l’époque ou vous l’avez appris après ?
– C’est juste au moment où nous avions déjà quitté le camp. Et oui, ils ont
dit que la France ne va pas accepter qu’une minorité dirige le Rwanda.
8