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Le 16 mai à l’aube, en banlieue parisienne, le Mécanisme chargé d’assurer les fonctions résiduelles du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui a fermé ses portes en 2015, a probablement écrit l’une des plus belles pages de son histoire. En mettant la main sur l’insaisissable Félicien Kabuga, ce richissime homme d’affaires qui narguait depuis plus de 25 ans les polices africaines et européennes, les gendarmes français, mandatés par la justice internationale, ont mis fin à la cavale de l’un des principaux responsables présumés du génocide perpétré au Rwanda en 1994 contre les Tutsi.
Une arrestation largement médiatisée, qui a projeté dans la lumière le discret Serge Brammertz, procureur du Mécanisme depuis 2016, après avoir successivement œuvré à la Cour pénale internationale (CPI), au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ou au sein de la commission d’enquête internationale sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, Rafiq Hariri.
Le 22 mai, au lendemain du jour où fut recueillie cette interview, le Parquet dévoilait un autre scoop : le décès de l’ancien ministre rwandais de la Défense Augustin Bizimana, l’un des deux derniers « gros poissons » qui figuraient encore sur la liste du Mécanisme.
Le magistrat belge de 58 ans, que certains verraient bien succéder à Fatou Bensouda à la tête de la CPI, revient pour Jeune Afrique sur la traque de l’un des fugitifs les plus recherchés au monde, tout en évoquant la difficile coopération du Mécanisme avec certains États africains soupçonnés d’abriter d’autres suspects.
Jeune Afrique : Au moment où vous avez pris vos fonctions, en 2016, de quelles pistes disposait le Mécanisme concernant la localisation de Félicien Kabuga ?
Serge Brammertz : À cette époque, la plupart des informations qui nous parvenaient le situaient plutôt en Afrique. Mon prédécesseur, Hassan Bubacar Jallow, avait notamment évoqué devant le Conseil de sécurité de l’ONU les problèmes de coopération rencontrés avec le Kenya [où Kabuga a longtemps bénéficié de protections haut placées]. Parmi nos informateurs qui prétendaient l’avoir croisé, certains évoquaient le Burundi ou le Gabon.
Très vite, j’ai nommé un nouveau patron pour diriger l’équipe de « tracking » du Mécanisme, cette unité chargée d’enquêter sur les fugitifs rwandais. Nous avons par ailleurs recruté deux analystes pour étoffer l’équipe. Nous sommes alors passés d’une stratégie réactive à une stratégie proactive. Autrement dit, nous avons commencé à identifier nous-mêmes les « personnes d’intérêt » : celles qui pouvaient être impliquées dans les réseaux de protection dont bénéficiait Félicien Kabuga.
Quand êtes-vous parvenu à la conclusion qu’il se trouvait en réalité en Europe ?
Nous avons utilisé le même type de stratégie que lors des arrestations en Serbie de Radovan Karadžić, en 2008, et de Ratko Mladic, en 2011. Nous avons donc commencé nos recherches là où nous étions absolument sûrs que Kabuga avait été localisé pour la dernière fois. C’était en 2007, en Allemagne, où il avait subi une opération chirurgicale.
À partir de là, nous avons tenté de remonter le fil. À cette époque, il vivait avec l’un de ses gendres, Augustin Ngirabatware [ex-ministre du Plan pendant le génocide, qui sera condamné à 30 ans de prison par le TPIR]. C’est l’arrestation de ce dernier qui nous a permis de découvrir que Félicien Kabuga résidait alors en Allemagne sous une fausse identité. Il a ensuite quitté le pays et il est passé par la Belgique puis par le Luxembourg, sans toutefois laisser de traces.
Nous avons des raisons de penser qu’il n’a plus jamais quitté l’Europe après 2007
En travaillant sur les membres de son entourage, notamment familial, nous avons concentré notre enquête sur des aspects techniques : la téléphonie, les mouvements des uns et des autres, les transactions financières… Et comme la quasi-totalité des personnes que nous soupçonnions d’êtres impliquées dans sa protection vivaient en France, en Grande-Bretagne ou en Belgique, nous en avons conclu que lui-même s’y trouvait probablement lui aussi.
En juillet 2019, vous convoquez une réunion à La Haye avec des enquêteurs de ces trois pays. Quel en est l’ordre du jour ?
Nous avions déjà créé une « task force » autour de ce dossier depuis 2017. Mais c’est à l’été 2019, lors de cette réunion avec les services de police des trois pays concernés, plus ceux des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Suisse, ainsi que des représentants d’Interpol et d’Europol, que nous sommes passés à la vitesse supérieure. Nous avons récolté les informations collectées par ces services dans le cadre des procédures initiées dans leurs pays respectifs, ce qui a nous a été très utile.
Je rappelle que le procureur d’une juridiction internationale n’a pas la prérogative de mener des perquisitions, de pratiquer des écoutes ou d’enquêter sur des transactions financières. En mars 2020, après avoir analysé ces diverses données, nous avons eu la confirmation que Félicien Kabuga avait élu domicile dans une ville de la proche banlieue parisienne.
La procédure dont vous êtes en charge permettra-t-elle de faire la lumière sur cette cavale de 26 ans ? Les réseaux de Félicien Kabuga peuvent-ils avoir servi à d’autres fugitifs rwandais ?
Nous disposons désormais d’une connaissance assez précise de la chronologie de sa fuite depuis 1994, quand il a quitté le Rwanda pour la RDC, puis a été expulsé de Suisse avant de devoir revenir en RDC. Nous savons approximativement quand il est arrivé au Kenya et quand il en est reparti. Nous avons aussi des raisons de penser qu’il a effectué plusieurs séjour en Europe à cette période, mais qu’après 2007 il n’a plus jamais quitté ce continent. Est-il resté en France tout ce temps ou bien a-t-il séjourné ailleurs ? Évidemment, cette question fait partie de notre enquête.
« Nous ne bénéficions pas, avec certains États, du niveau de coopération auquel nous aspirons »
En revanche, nous ne pensons pas que les individus impliqués dans sa protection soient par ailleurs impliqués dans celle d’autres fugitifs. Quelqu’un qui réussit à se cacher pendant 26 ans s’entoure d’un nombre très limité de personnes, et ce groupe fonctionne en circuit fermé, avec très peu de contacts extérieurs. Évidemment, tout au long de sa cavale, Kabuga a détenu plusieurs passeports falsifiés : on ne peut donc pas exclure qu’il ait bénéficié d’un appui politique. Nous en apprendrons plus par la suite sur ce point.
S’il est transféré à La Haye, comme vous le demandez, puis à Arusha quand la situation le permettra, dans quel délai un procès peut-il se tenir ?
Si l’on se fie à l’expérience que nous avons des TPIY et TPIR, il faut généralement compter une année entre l’arrestation et le début du procès. L’une des raisons étant que la défense doit pouvoir disposer du temps nécessaire pour mener son enquête et constituer le meilleur dossier possible pour répondre aux nombreuses accusations auxquelles fait face Félicien Kabuga. Cet intervalle d’un an n’est qu’indicatif, mais il me semble correspondre à la moyenne observée par le passé.
En décembre 2019, vous alertiez le Conseil de sécurité de l’ONU sur le manque de coopération dont a fait preuve l’Afrique du Sud dans la traque d’un autre fugitif rwandais, signalé dans ce pays dès le mois d’août 2018. Que s’est-il passé à l’époque ?
Il y a deux ans, nos enquêtes nous avaient permis de localiser en Afrique du Sud un fugitif que nous recherchions. L’information avait ensuite été confirmée par Interpol, à qui nous avions transmis le signalement. Le jour même, nous avions envoyé une demande urgente aux autorités sud-africaines pour qu’elles procèdent immédiatement à l’arrestation. Mais nous avons dû patienter de nombreux mois avant d’obtenir une réponse. Les autorités sud-africaines ont alors invoqué des obstacles juridiques.
Ce n’est qu’en décembre dernier que l’Afrique du Sud a annoncé au Conseil de sécurité que le mandat était finalement prêt à être exécuté. Mais évidemment, le jour où la police s’est rendu à son domicile pour l’interpeller, l’individu ne s’y trouvait plus. Se cache-t-il toujours dans ce pays aujourd’hui ? Nous l’ignorons, mais nous restons en contact avec les autorités locales, en nous efforçant d’entretenir une coopération constructive. C’est seulement lorsque nous rencontrons de sérieuses difficultés que nous en référons au Conseil de sécurité.
Ce fugitif était-il Protais Mpiranya, un ancien commandant au sein de la garde présidentielle, comme de nombreuses rumeurs l’ont alors prétendu ?
Je ne mentionne jamais le nom des fugitifs que nous recherchons, mais j’ai constaté que plusieurs journaux avait à l’époque évoqué le nom que vous citez. Ce n’est pas forcément exact, et je ne vous confirme pas qu’il s’agissait bien de lui.
Rencontrez-vous d’autres problèmes similaires en matière de coopération judiciaire ?
Une dizaine d’autres demandes d’entraide judiciaire sont en attente depuis plus d’un an avec plusieurs autres pays de la région. Nous leur avons demandé des vérifications sur de possibles passages de frontières, sur des faux passeports, mais le processus s’avère très lent. Nous ne bénéficions pas, avec certains États, du niveau de coopération auquel nous aspirons.
Propos recueillis par Mehdi Ba et Romain Gras