Citation
« Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006) », d’Hélène Dumas, La Découverte, « A la source », 200 p., 19 €, numérique 11 €.
C’est une plongée au coeur du génocide, au plus près des massacres. On y effleure des corps écrasés, des têtes et des bras découpés. Au Rwanda, en 1994, on a tué en série ses voisins à coups de machette ou forcé des mères à massacrer leurs bébés. Le génocide des Tutsi, qui a fait en cent jours près d’un million de morts, a déjà été raconté dans des documentaires, des films et des livres. Mais l’atrocité a rarement atteint le degré de proximité de cet ouvrage sobrement intitulé Sans ciel ni terre, où le « crime des crimes » est, cette fois, raconté avec des yeux et des mots d’enfants.
Dans Le Génocide au village (Seuil, 2014), Hélène Dumas, historienne, chargée de recherches au CNRS, avait analysé la proximité géographique, sociale et familiale des bourreaux et de leurs victimes. Elle avait pu mener ce travail, long d’une dizaine d’années, en assistant aux « gacaca », ces tribunaux populaires mis en place jusqu’en 2012 pour juger les personnes accusées d’avoir participé aux tueries. Dans Sans ciel ni terre, les témoignages sont ceux d’une centaine d’orphelins. Ils ont été retrouvés, consignés sur des cahiers d’écolier recouverts de poussière, dans les archives du Centre national de lutte contre le génocide (CNLG), une institution chargée de la mémoire des massacres.
« J’ai d’emblée été surprise par la description vivante et sensorielle que font les scripteurs, explique au “Monde des livres” Hélène Dumas, qui maîtrise le kinyarwanda, la langue communément parlée au Rwanda. Les enfants racontent ce qu’ils voient mais aussi ce qu’ils entendent, ce qu’ils sentent. C’est la première fois que l’on obtient des textes produits par les victimes elles-mêmes, et on est loin d’un récit de résilience. »
La « vie avant » et la « vie après »
L’histoire de ces cahiers remonte à 2006, lorsqu’une association de rescapés, accompagnée d’un professeur de psychologie, a demandé à des orphelins de raconter leur expérience du génocide, dans une perspective de catharsis. Agés de 8 à 12 ans en 1994, ils ont rédigé avec « une écriture tantôt fluide et appliquée, tantôt heurtée et presque indéchiffrable » ce qu’ont été la « vie avant » et la « vie après » ce drame qui a éradiqué leur enfance. Il semble que les cahiers aient ensuite été remis à une association en vue d’une publication, avortée, puis transmis au CNLG avant d’être exhumés par la spécialiste du Rwanda.
« Les récits montrent la sophistication du génocide et la manière dont le racisme anti-Tutsi a structuré la société, continue Hélène Dumas. Ils racontent aussi les nombreuses interactions qui existaient entre les victimes et les tueurs. » La période d’avant le génocide est souvent idéalisée, « alors que les familles étaient en réalité assez modestes », analyse l’historienne, qui replace avec précaution les récits dans le contexte de l’époque. Puis, chaque enfant vit le basculement dans la violence – le 6 avril 1994, la mort du président Juvénal Habyarimana donne le signal de départ des tueries –, d’une façon différente en fonction de sa situation, mais aussi du rôle joué par les acteurs politiques locaux.
Tous les témoins rassemblés dans le livre ont côtoyé une violence absolue. Elle est décrite de façon crue, palpable, insoutenable. « Ils ont pris le cou de la petite soeur de maman et ils l’ont égorgée comme un animal. Elle a expiré sur-le-champ, écrit une fillette, 8 ans au moment des faits, qui donne le sentiment de tout revivre dans le processus d’écriture. Ils sont arrivés à maman et elle aussi est morte comme un bétail, ils lui ont coupé la tête… Puis ils ont commencé à lancer dans les airs les nourrissons qui se trouvaient parmi nous. Ils retombaient sur la machette. Ils étaient coupés en deux. »
Les cahiers de ces survivants sont une mine d’informations pour comprendre la période cruciale qu’est la fin du génocide. On y découvre que la souffrance des orphelins se prolonge longtemps après, beaucoup ayant été rejetés par leur village ou forcés à l’esclavage domestique. « Je vis et je suis bien mais c’est seulement en apparence, conclut un garçon. Je ne peux sortir du chagrin de la perte de mes parents, de mes frères et soeurs et de mes amis emportés comme des innocents. » La plupart évoquent une vie sans valeur, dénuée de sens au point de vouloir mourir. Quatorze ans après l’écriture de ces cahiers, combien d’orphelins sont encore en vie ? Hélène Dumas envisage de se rendre au Rwanda pour les retrouver.