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La cour d'appel de Paris a refusé mercredi la remise en liberté provisoire de Félicien Kabuga, en fuite depuis un quart de siècle et soupçonné d'être l'un des instigateurs du génocide des Tutsis en 1994.
L’audience vient à peine de commencer ce mercredi. Et comme il est de coutume, on demande au prévenu de confirmer son identité et sa connaissance des charges qui pèsent contre lui. Celles qui justifient ici non pas son procès, mais la demande de son transfert à La Haye aux Pays-Bas, où le réclame le Mécanisme résiduel, héritier du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). Cette institution a fermé ses portes fin 2015. Sans avoir pu interpeller tous les suspects qu’elle poursuivait depuis vingt et un ans. Depuis la fin du génocide contre les Tutsis du Rwanda, qui s’est déroulé en 1994.
Le vieil homme à la barre, chemise grise, jeans délavé et pantoufles aux pieds, est assis sur une chaise roulante. Aujourd’hui octogénaire, il faisait justement partie de ces fugitifs introuvables depuis plus d’un quart de siècle. Recherché pour les crimes les plus graves, notamment ceux d’«incitation au génocide». On l’a finalement arrêté le 16 mai en banlieue parisienne.
«Soutiens logistique et matériel»
Ce mercredi, nombreux étaient ceux qui avaient fait le déplacement jusqu’à cette salle d’audience de la cour d’appel de Paris, sur l’île de la Cité, rien que pour le voir : lui, Félicien Kabuga. Une célébrité dans son genre : considéré comme le «financier du génocide». Il était, à l’aube des années 90, un homme d’affaires richissime. Et la longue liste des griefs formulés par l’acte d’accusation du TPIR égrène un catalogue saisissant, évoquant une propagande criminelle, à travers une radio attisant la haine contre les Tutsis, «qu’il aurait contribué à créer», mais aussi des meurtres, des «ordres donnés aux fins de les commettre», des «soutiens logistique et matériel aux… Inter… Je ne sais pas comment ça se prononce», s’interrompt Michelle Belin, la présidente de la cour, en désignant les «Interahamwe», ces redoutables milices qui seront le bras de fer d’un génocide qui fera près d’un million de morts en seulement trois mois. C’est loin, le Rwanda.
Très loin de cette salle d’audience où le public, comme le principal protagoniste de la séance, sont tous masqués en raison des règles sanitaires en vigueur pour cause de pandémie de Covid-19. Seuls les juges et les avocats échappent à ces précautions d’hygiène, alors que plane dans la salle le souvenir d’un bain de sang, une solution finale orchestrée dans un minuscule pays de l’Afrique des Grands Lacs. Il y a si longtemps.
«Je n’ai rien fait»
Mais il n’y a pas que les visages qui sont masqués, rendus énigmatiques et inexpressifs par ces bandelettes blanches qui cachent le bas du visage. Car en réalité, c’est un étrange bal de masques qui s’est déroulé lors de cette audience interminable, plus de trois heures où, jusque dans les moindres détails, la vérité semblait elle aussi se camoufler derrière les arguments les plus anecdotiques.
Alors qu’on lui demande de confirmer son identité et sa connaissance du mandat d’arrêt et des charges qu’il contient, Kabuga refuse d’abord de répondre, il insiste : il a quelque chose à dire. «Tout cela, ce sont des mensonges !» finit-il par souligner d’une petite voix éraillée. «Je n’ai rien fait, j’ai aidé les Tutsis. Dans mes affaires, je leur faisais crédit et ils me payaient plus tard. Je n’aurais pas tué mes clients !» soutient-il, dénonçant «des jalousies». La présidente du tribunal ne bronche pas. Elle n’est pas là pour statuer sur le fond, juste sur la validité du transfert auprès d’une juridiction internationale.
Mais voilà, Kabuga ne veut pas aller à La Haye. A la justice internationale, il préférerait la justice française que ses avocats accusent pourtant d’être «aux ordres» d’un mandat imposé, et d’avoir manqué à ses obligations.
Dès le début de l’audience, on signale l’absence de Me Emmanuel Altit. Coup de théâtre inattendu. C’est pourtant un ténor du droit pénal international, il avait été mandaté par la famille. Puis il s’est désisté, semble en réalité plus que réservé quant à la possibilité d’un procès en France. Kabuga n’a pas l’air tout à fait au courant de ce désistement pour incompatibilité de stratégie, mais finit par reconnaître «Laurent» : Me Laurent Bayon, assisté de Me Nejma Labidi, les deux avocats qui lui restent. Ils le répéteront pendant des heures : leur client est vieux, malade, il a subi une opération du colon il y a un an.
Lui ne parle pas beaucoup, affirme être plus vieux de deux ans, né en 1933 et non en 1935 comme l’affirme l’acte d’accusation. Il s’exprime toujours en kinyarwanda, la langue de son pays natal, et via une interprète. Peu sollicitée il est vrai, car ni Kabuga ni ses avocats ne jugent utile de lui demander de traduire les débats qui vont porter sur la validité de la procédure au regard du droit français. Et encore et toujours, sur sa santé supposée défaillante.
Regards écarquillés
Alors que ses conseils ferraillent avec Clarisse Taron, l’avocate générale, pour savoir si les droits fondamentaux du prévenu ont été respectés, lui ne dit rien, comme perdu dans ses pensées. Réclame fréquemment un kleenex, relevant son masque pour expulser avec de bruyants grattements de gorge de petites choses jaunâtres. On vous l’a bien dit : il est malade. Dans l’assistance, chaque expulsion gutturale suscite des regards écarquillés au-dessus des masques : il ne faudrait tout de même pas que cette audience déclenche un nouveau cluster. Mais pour Laurent Bayon, son avocat : «La question de sa santé est essentielle.»
«La prise en charge médicale de monsieur Kabuga sera meilleure auprès du Mécanisme [à La Haye, ndlr] que pendant vingt-cinq ans de cavale», rétorque l’avocate générale, qui revendique par ailleurs la prise de son ADN, «avec son accord», vu qu’il se cachait sous une fausse identité, au nom d’Antoine Tounga. «Félicien Kabuga a toujours voulu être jugé en France», affirme Laurent Bayon, qui invoque l’opprobre qui pèserait sur la famille s’il continuait à être considéré comme un génocidaire. Difficile de trouver trace de cette quête de justice pour un homme en
cavale depuis près de vingt-cinq ans, soupçonné de surcroît d’avoir éliminé un informateur kényan prêt à le dénoncer en 2003.
Kabuga a longtemps vécu au Kenya, un éventuel procès sous juridiction internationale pourrait le ramener dans la région. Car c’est toujours à Arusha que se trouve le siège originel du TPIR. Arusha, en Tanzanie ? Quelle garantie dans ce pays «au système de santé défaillant ?» souligne Laurent Bayon. On n’y est pas encore.
«C’est la loi»
La pandémie de Covid-19 limite pour l’instant les transferts aériens. Et pour Kabuga, ce serait donc d’abord La Haye où le Mécanisme héritier du TPIR a également ses quartiers. Mais si procès il y a, il aura bien lieu en Afrique, à Arusha. Sur ce point, l’avocat a raison. «Oui mais voilà, c’est la loi», résume en réponse l’avocate générale, qui tacle à chaque occasion les arguments de la partie adverse avec une placidité caustique. La France n’est pas censée intervenir sur le fond, ni sur un processus engagé depuis plus de vingt ans, et auquel ce vieil homme hostile tente de s’opposer en mettant en avant sa fragilité alors que c’est sa toute-puissance passée qui est en cause.
Ne pourrait-on pas au moins lui accorder une mise en liberté provisoire ? Pour raisons de santé une fois de plus ? Elle fut accordée à d’autres grands responsables de crimes contre l’humanité, selon l’avocat qui en vient à citer Barbie, Papon, Touvier et son cancer. Suggérant que «nos» génocidaires, (c’est lui-même qui souligne les guillemets), ont bénéficié de faveurs qui seraient aujourd’hui refusées en raison de «la couleur de la peau». La comparaison est peut-être hasardeuse. Après tout, ce jeudi, les avocats n’attendent-ils pas le verdict d’un référé émis en raison d’une atteinte à la présomption d’innocence ? Et justifié par un communiqué d’arrestation signé par le parquet qui signalait d’emblée Kabuga comme un «génocidaire» alors qu’il n’avait pas encore été jugé ?
«Incompréhension»
Dans l’immédiat, l’avocat général, comme les trois juges de la cour, balaieront l’argument d’une remise en liberté provisoire, lui permettant d’attendre le verdict sur son transfert, auprès de membres de sa famille. Certes, il «ne peut plus courir», comme le soulignait son avocat en montrant la chaise roulante de son client. Mais n’a-t-il pas toujours fui, pendant tant d’années grâce à ses soutiens familiaux ? Ne l’a-t-on pas retrouvé chez l’un de ses fils, Donatien, un 16 mai à l’aube ? Sans compter que sa libération pourrait provoquer «un retentissement, une incompréhension telle qu’elle entraînerait des troubles à l’ordre public», a souligné Clarisse Taron, l’avocate générale.
Après délibéré, le verdict est sans appel : pas de libération provisoire donc. Et pour le reste, l’accord ou non pour le transfert à La Haye, on sera fixé dans une semaine, le 3 juin. Lors d’une nouvelle audience, toujours masquée.