Fiche du document numéro 27179

Num
27179
Date
Mercredi 20 février 2008
Amj
Taille
346360
Sur titre
Conférence aux confrères de Rome
Titre
Mission et Histoire. Sur une ligne de fracture dans une société africaine
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation


Le titre que j’ai choisi, Mission et histoire, Sur une ligne de fracture dans une société africaine, résume en quelques mots mon sujet. Je veux approcher nos priorités « justice et paix et dialogue » d’un point de vue inhabituel, celui de l’historien. Je le ferai à partir de ma propre expérience au cours des dix dernières années de ma vie missionnaire. Je commence en précisant ces quatre mots du titre : mission — histoire — fracture — société africaine.

Il y a la mission



Mission ? Voici un mot qui a été commenté jusqu’à remplir des livres et des bibliothèques. Notre Société des Missionnaires d’Afrique y a contribué. Depuis sa fondation, elle a mis en valeur certains aspects de la mission en évoluant selon ses priorités à telle époque. Au début, nos confrères sont partis en Afrique pour sauver les âmes des pauvres Noirs. Puis nous avons parlé de l’implantation de l’Église avec ses infrastructures. Cette priorité qui nous rappelle une étape glorieuse de notre mission mise en valeur par Hugo Hinfelaar dans sa courte biographie de Mgr Van Sambeek (Livret bleu, Série historique n. 9). Puis il y a eu le temps où nous avions comme priorité le développement : c’était le temps des coopératives. Par la suite, nous avons vu notre mission en fonction de la création des communautés de base. Et après la période où nous avons parlé d’inculturation, aujourd’hui, le mot d’ordre c’est « rencontre, justice et paix ». Ce constat de changement dans nos priorités me semble évident. Comme historien de la mission, je veux me situer aussi au niveau de ‘justice et paix’. Le Saint-Père lui donne beaucoup d’importance. Dans son discours traditionnel devant le corps diplomatique, en janvier 2006, il a dit : « Pas de justice ni de paix sans vérité. »

Il y a l’histoire



Il y a l’histoire. Depuis l’école primaire, d’une façon ou d’une autre, nous avons tous suivi un cours d’histoire. Nous avons reçu des informations concernant le passé sous forme de synthèses. Nous avons accueilli ces synthèses sans trop poser de questions. Mais il y a une autre manière de faire l’histoire, très intéressante, c’est de l’étudier à partir des sources écrites et orales en appliquant la critique historique. Avant d’entrer dans notre Société, je me suis initié à cette science. Pour mon travail final à l’université, j’ai étudié les familles politiques de ma ville natale au XIXe siècle : leurs relations familiales, sociales et financières C’est alors que je me suis rendu compte que l’histoire est gênante quand elle touche à la vie sociopolitique de nos contemporains.

Il y a la ‘ligne de fracture’ rwandaise



Ici, j’aborde mon sujet avec une expression branchée : « ligne de fracture ». Les nouvelles à la télévision nous montrent ces fameuses lignes chaque jour. Ce sont en général des lieux de violence. Comme missionnaires, nous sommes appelés à vivre sur ces lignes de fracture. Je parle ici seulement de celle que je connais le mieux, la ‘ligne de fracture’ sur laquelle j’ai vécu au Rwanda. Vous savez tous ce qui s’est passé dans ce pays. Vous savez que quand on parle de l’histoire de ce pays, on fait la distinction entre avant et après 1994, comme nous, chrétiens, nous parlons d’avant et d’après Jésus-Christ. Il y a des personnes qui ne veulent plus entendre parler de ce drame. Malheureusement nous ne pouvons pas y échapper en refoulant le passé. Les victimes veulent savoir et comprendre les causes de ce drame.

Comment approcher le drame ?



Stefaan Minnaert Lors de la conférence à Rome


Plusieurs approches sont possibles. La plus évidente c’est d’interroger l’histoire de ce pays dont les grands acteurs sont connus : les Rwandais eux-mêmes, les puissances coloniales allemandes et belges, et notre Société missionnaire, nous les fondateurs de l’Église catholique du pays. Nous avons notre place parmi ces acteurs pour le bien et pour le pire. Depuis 1994 et même bien avant, nous sommes visés et accusés pour certaines de nos interventions sociopolitiques faites depuis notre arrivée au pays en 1900. Ce n’est pas une situation confortable. Mais il y a du positif. Ce malaise nous a poussés à nous intéresser davantage à notre passé et les Livrets bleus de notre série historique en sont la preuve.

Les événements nous ont poussés à nous intéresser à l’histoire du Rwanda. Plusieurs initiatives ont été prises à partir de 1994 pour approfondir cette histoire. En Belgique, les confrères ont constitué un comité historique. Plusieurs historiens ont été engagés pour étudier l’affaire dont notre confrère Dominique Arnauld. Ian Linden, un historien anglais connu, a écrit Church and Revolution in Rwanda qui a été traduit en français et amélioré par un confrère. Toutes ces initiatives ont été portées par un souhait que le pape Jean-Paul II a exprimé plus spécialement aux évêques du Rwanda à l’occasion d’une visite ad limina. Il leur a demandé de clarifier l’histoire de l’Église en vue de la purification de la mémoire. Depuis lors plusieurs prêtres diocésains ont été envoyés en Europe pour faire des études dans ce sens.

Mais toucher à l’histoire du Rwanda n’est pas évident. On a l’impression de mettre le doigt sur un grand abcès qui fait mal et qu’il faut crever pour qu’il puisse guérir. Ce travail fait peur. On se rappelle qu’un jésuite belge a fait une crise de cœur alors qu’il faisait des recherches dans nos archives. Certains ont attribué cette mort à la tension qui entoure tout ce qui touche au Rwanda. Pourquoi cette peur ? Il me semble qu’il y a deux grandes raisons : l’historiographie du siècle dernier et la pensée dogmatique de certains qui veulent récupérer l’histoire pour se justifier.

Qui écrivait l’histoire au XXe siècle ?



L’historiographie du siècle dernier a été longtemps le monopole des ecclésiastiques. Parmi eux, il y avait plusieurs confrères. Nous admirons leur bonne volonté mais malheureusement ils n’étaient pas formés aux règles de ce travail. Ils ont écrit une histoire du Rwanda d’un point de vue européen en donnant aux missionnaires le beau rôle. Nous lisons chez ces historiens une histoire de lumières sans ombres et par conséquent sans relief, une histoire trop belle pour être vraie. Ils l’ont présentée pour justifier l’action de leurs confrères et les positions politiques prises par quelques vicaires apostoliques. Ils l’ont écrite aussi dans le but de trouver des finances et des vocations. À leur crédit, il faut reconnaître que ces écrivains n’avaient pas accès aux archives. Ils ont dû se contenter des lettres des missionnaires publiées dans nos revues. Ils ne pouvaient pas savoir si les lettres publiées étaient fidèles aux originaux. Pourtant leurs livres et leurs articles ont largement contribué à la formation d’une certaine image du passé, assez ‘t[e]intée’. Ces publications ont été largement diffusées en Europe dans le milieu catholique et des décisions importantes ont été prises à partir de cette représentation du passé. Questionner le passé fait peur aux personnes qui tiennent aux schémas de pensée qu’ils sont habitués à utiliser. Ceux qui connaissent les secrets du repassage savent qu’il est difficile d’enlever un faux pli d’une chemise mal repassée.

Les idéologues



Des idéologues de tout bord veulent récupérer l’histoire pour se justifier devant l’opinion publique mondiale. Nous observons parmi eux deux tendances. Les uns veulent réécrire l’histoire en son entier et les autres refusent carrément de revoir cette histoire. Derrière ces deux attitudes, il y a un réflexe d’autodéfense, un manque de liberté et finalement un manque de respect pour l’autre. En ce qui concerne notre Société, je me rappelle toujours d’un confrère qui me disait que l’histoire est écrite une fois pour toutes. Ainsi faudrait-il donc rester dans l’ignorance au lieu de faire la vérité ? À cette question des confrères répondent : « C’est quoi la vérité ? » Comment pourrons-nous alors promouvoir et atteindre la justice et la paix ? Bref, il y a des personnes qui se fabriquent une histoire, comme on se veut se faire coudre un costume ajusté à sa taille. L’historien professionnel n’a pas ce souci, lui qui cherche à connaître le passé vécu et non celui qui est le produit de l’imagination.

Dans la souffrance, faire face à la vérité



Je ferais une injustice si je ne présentais que le tableau précédent, peu nuancé. J’oublierais tous ceux et celles qui sont prêts à faire face à l’histoire parce qu’ils ont trop souffert. Il s’agit de la grande majorité des Rwandais, sans distinction, ainsi que d’un bon nombre de confrères. Ils refusent tous d’être pris en otage par ceux que j’appelle les idéologues.
Personnellement, je suis entré dans ce débat fin 1998 pour une raison particulière, le jubilé du centenaire de l’Église catholique au Rwanda. Il fallait faire quelque chose. Mais quoi… sans heurter les différentes sensibilités ? En accord avec le Conseil Général, le Provincial de l’époque m’a envoyé à Rome pour consulter les archives. La décision a été prise en quelques semaines. Arrivé à la maison généralice, j’ai vu pour la première fois nos archives. Il s’agit des centaines de boîtes remplies de documents bien rangés suivant un ordre qui correspond à la période du gouvernement d’un Supérieur Général. Par exemple, Mgr Livinhac a été Supérieur Général de 1890 à 1922. Cette période correspond à 124 boîtes. Il ne faut pas oublier les diaires et les nombreuses publications.

Nos documents d’archives



Je prends quelques lignes pour vous présenter brièvement ces documents. Il y a les diaires, la correspondance des supérieurs majeurs, des ‘lettres de régle’ et des lettres des confrères à leurs familles.

Les diaires, ces journaux rédigés à la main quotidiennement dans des cahiers, nous informent de la vie d’un poste de mission (appelés au début ‘station’). Ils sont très importants comme source d’information mais il faut les approcher prudemment. Ils ont été tenus par une personne, le supérieur de la communauté. C’est lui qui présente les faits et donne son commentaire. Un diaire donne le point de vue d’une seule personne et non pas celle de toute la communauté. Vous (ne) serez (pas) surpris en apprenant que certains événements très importants avec des conséquences graves n’ont pas été notés. Cela ne vient pas d’un oubli ! Ainsi quand des « autochtones païens » sont tués lors d’une razzia organisée par les missionnaires. Sur ce point délicat, les lettres de règle nous apportent des clarifications surprenantes. Déjà au début de la Société, des supérieurs majeurs avaient constaté que certains passages dans les diaires sont incompréhensibles pour un non-initié. Pourquoi des événements ont-ils été relatés de cette manière incompréhensible ?

La correspondance des Supérieurs majeurs, c’est-à-dire celle entre les vicaires apostoliques et des supérieurs régionaux. Au début du XXe siècle, le vicaire apostolique était à la fois supérieur ecclésiastique et supérieur religieux. Il décidait de tout, sans conseil. Il était aussi l’économe général de son vicariat. C’était ainsi le confrère le mieux informé et le plus écouté par le Supérieur Général. Cela changera à partir de 1906 avec la nomination des supérieurs régionaux (non par ‘élus’ mais ‘nommés’). À partir de cette date, en consultant les documents, nous entendrons un autre son de cloche. Ainsi quand le Père Malet, ancien maître de novices, est devenu supérieur régional des vicariats Nyanza Nord, Nyanza Sud et de l’Unyanyembe. Après une visite, il désigne le vicaire apostolique du premier vicariat comme un ‘indépendantiste’, le deuxième comme un modèle d’obéissance et le troisième comme un ‘désorganisé’. Peu de lettres expédiées par Mgr Livinhac ont été conservées. Il ne faisait pas de copies pour les archives de la maison mère.

Les lettres de règles sont les rapports personnels que devait écrire chaque missionnaire au Supérieur Général. Beaucoup ont été détruites. Elles montrent que chaque confrère a sa personnalité et sa manière de faire. Nous ne sommes pas des photocopies les uns des autres. Ces lettres nous révèlent l’histoire intime des confrères avec leurs joies et leurs peines. Cela n’apparaît pas toujours à l’extérieur. Il arrive que le public nous perçoive comme des membres d’une secte où tout le monde pense comme le chef ou le gourou, ou encore comme une armée dont l’état-major commande à des soldats soumis. Il s’agit de notre image. Quelle image voulons-nous donner ?

Les lettres de nos confrères à leurs familles sont très intéressantes à cause de leurs explications et leurs réactions plus personnelles. Les missionnaires n’écrivent pas à leur mère ou à leur frère de la même façon qu’ils écrivent au Supérieur Général. Dans nos archives, ces lettres sont plutôt rares. Les lettres de Mgr Hirth, de 1872 jusqu’à sa mort en 1931, sont une exception. Nous en avons des centaines, écrites à sa famille.

Recherches à Rome et publication de deux livres



Arrivé à Rome début 1999, j’avais 30 jours pour explorer une montagne de papier. J’avais l’impression de me retrouver devant un puzzle géant mais un puzzle sans la photo qui sert de modèle. Au début, j’ai dû faire des photocopies pour transporter le matériel à Kigali. De retour là-bas, j’ai commencé à reconstituer le puzzle avec beaucoup de patience, jour après jour, en découvrant une image de l’histoire qui, à ma grande surprise, ne correspondait pas tout à fait avec celle que j’ai trouvée dans les livres d’histoire écrits auparavant. Assez différente ! Mais comment le dire ? J’ai passé des nuits blanches à ruminer cette question. C’est ainsi que j’ai écrit deux livres.

En 2000, j’en ai fait publier un premier de 120 pages pour le jubilé de l’Église, Savé 1900, Fondation de la première communauté chrétienne au Rwanda, Kigali, 2000. J’y ai présenté une série de témoignages de l’époque dont un extrait du registre de baptême de la première paroisse. Le livre a été lancé le jour de la fête et j’ai eu la surprise de constater qu’un seul lecteur n’était pas satisfait, moi-même ! C’est que je n’avais pas osé écrire la vérité. C’est très facile de tricher dans le domaine de l’histoire. Pour faire plaisir, il suffit de remplacer les lignes gênantes d’un document par quelques petits points, comme s’il s’agissait de paroles sans importance. Mais ce premier travail m’avait permis de découvrir un chemin à suivre. J’ai trouvé que je devais publier les documents dans leur intégralité. C’est parfois un peu gênant de ne rien cacher mais cela permet de s’approcher de la vérité et d’apaiser les esprits méfiants. Certains, en effet, se demandaient si quelque chose de bien pouvait sortir de la plume d’un Père Blanc qui, en plus, est belge et flamand.

Premier voyage de Mgr Hirth au Rwanda
En 2006, j’ai publié Premier voyage de Mgr Hirth au Rwanda : de novembre 1899 à février 1900. C’est le résultat de mon enquête basée sur 56 documents, J’ai souligné alors que tout n’est pas dit car il y a encore des documents qui manquent. Ainsi, deux ans plus tard, je viens d’en trouver un autre. J’ai considéré chaque document comme une cloche d’un grand carillon. C’est tout un travail que de faire sonner ces 56 cloches pour entendre les sons selon une pièce de musique de l’époque… malgré quelques fausses notes. J’ai dû écrire plus [de] 700 pages. C’est beaucoup pour raconter un seul fait : l’arrivée de nos confrères au Rwanda… En présentant cette histoire, j’ai essayé d’utiliser le mode de penser rwandais qui avance doucement en cercles concentriques, pour arriver au but sans heurter personne. Nous autres Européens, nous avons une pensée autoritaire qui va directement au but. La ‘méthode rwandaise’ m’a permis d’exprimer une vérité très complexe. Si j’y suis arrivé, c’est aussi grâce à quelques historiens rwandais qui se sont intéressés à mon travail. Nous sommes sortis de cette expérience avec la conviction qu’il est nécessaire que des historiens de différentes cultures collaborent pour écrire l’histoire du Rwanda. Cela permet de mieux évaluer et interpréter les documents. Il faut donc travail[ler] en équipe.

J’ai constaté que les Rwandais ont été contents, tant à Kigali qu’à Bruxelles dans la diaspora. Dorénavant le débat historique se situe sur un autre niveau car il est basé sur des documents. C’est un pas en avant pour dépassionner ce grand débat. Évidemment on ne peut pas contenter tout le monde, comme le disent les Banyarwanda : « Nta we uneza rubanda. »

Se mettre d’accord sur l’histoire est un élément important pour arriver à la réconciliation entre Rwandais. C’est vrai aussi pour tous les pays où il y a des conflits [exemples : Japon/Chine – France/Algérie — Australiens et Américains d’origine européenne/Premières nations – Espagne et sa guerre civile – Belgique et sa question communautaire – Irlande du Nord – Europe et son passé violent…]. L’histoire est un facteur important de la culture d’une société. Elle unit ou elle divise sa population. Les problèmes d’une société sont évidemment enracinés dans le passé sauf pour les enfants qui connaissent que le moment présent. Pour avancer, il est important de se mettre d’accord sur un passé commun et ceci d’une manière adulte. Rappelons que notre fondateur a été un historien qui a donné beaucoup d’importance à l’étude de l’histoire durant sa vie et qui a demandé à ses missionnaires de s’y intéresser.

Ce n’est pas aux historiens de juger le passé. Selon quels critères d’ailleurs ? Nos critères ne sont pas ceux de nos ancêtres. Nous vivons dans un monde où tout change et évolue à très grande vitesse. Cependant nous pouvons nous questionner sur notre manière d’évangéliser. L’avons-nous fait 1) selon les critères toujours actuels de l’Évangile ; 2) selon les instructions de l’Église ; 3) selon les instructions de notre Société ? En 1908, Mgr Hirth reconnaît que lui et ses missionnaires ont utilisé parfois des moyens trop humains et que certains parmi les confrères ont employé des méthodes que Jésus n’a jamais enseignées. Oui, nos ancêtres n’avaient pas peur de l’autocritique, un outil toujours d’actualité.

Difficultés pour faire l’histoire de la mission



Je n’entre pas ici dans mes conclusions concernant l’arrivée de nos premiers confrères au Rwanda. Je pourrais y revenir à une autre occasion mais je sais que parler aujourd’hui de la mission n’est pas évident dans certains milieux. Les héros d’hier sont maintenant accusés d’avoir été des barbares qui ont détruit les cultures africaines. C’est aux Africains de faire une évaluation de notre travail. Quant à nous, il est souhaitable, et même de notre intérêt, de présenter une image équilibrée de notre mission en regardant notre expérience à partir de points de vue différents. C’est un travail de longue haleine. Pour ne pas faire une caricature, il me semble, que nous devons tenir compte de quatre éléments à garder ensemble. Au fond, il s’agit de quatre approches complémentaires de la mission.

L’approche spirituelle de la mission



L’objectif est l’annonce de Jésus, Sauveur de l’humanité, qui nous invite à nous rassembler dans la famille du Père sous l’action de l’Esprit. Cette annonce se traduit dans des œuvres concrètes. Elle donne la priorité aux pauvres. Nous sommes très à l’aise dans ce domaine. Hélas, nous sommes tentés de regarder seulement cet aspect de la mission : notre apostolat. Nous vivons alors dans une bulle spirituelle. Je me rappelle toujours d’un confrère qui me disait que je devais, comme historien, faire la liste de tout le bien que nous avons réalisé au Rwanda… Comment définir ce bien ? Quels critères vais-je utiliser pour le définir ? S’il y a du bien, il y a peut-être aussi du mal ?

L’approche politique



On peut aussi faire une approche politique de la mission vue comme force politique. Cette approche est très populaire chez les historiens laïques. La Mission s’incarne dans une société concrète. Nous avons dû prendre des positions vis-à-vis des autorités en place. À l’époque, il y avait les autorités coloniales et autochtones. Nous étions des concurrents dans une lutte impitoyable qui avait pour enjeu la confiance de la population. Certains de nos confrères se sont lancés, dans ce que Mgr Hirth a appelé la petite politique partisane. Ils voulaient aller plus vite pour occuper le terrain mais ils ont fait de la casse. Cela n’a pas été apprécié par tout le monde…

Il faut reconnaître que notre Fondateur a poussé ses premiers missionnaires à aller dans cette direction. Rappelons ses instructions concernant la conversion de princes et des chefs et la fondation d’un royaume chrétien. Les tentatives de fondation d’un royaume chrétien en Ouganda aboutiront en 1892 à une guerre religieuse, coloniale et civile, un drame qui a remis en question une partie de la théorie de Lavigerie. Il est vrai que nos confrères ont dû s’adapter dans certains pays à des sociétés au pouvoir central très fort et, ailleurs, à des sociétés sans pouvoir central.

Durant notre histoire, nous nous sommes positionnés vis-à-vis des injustices que nous avons rencontrées en Afrique, l’esclavage, la pauvreté, l’injustice sociale, l’ignorance… Il faudrait encore préciser si notre présence missionnaire dans une société africaine a été un facteur d’unité ou de division ? Je pense que les réponses sont multiples d’après le contexte des différentes sociétés africaines que nous avons évangélisées.

L’approche financière de la mission



La mission est aussi une entreprise financière. Son financement est un sujet dont nous ne savons presque rien. J’ai été surpris de découvrir que nos postes de mission, avant 1906, n’avaient pas de comptabilité. Le supérieur du poste était aussi l’économe. Les ouvriers de la mission étaient payés avec étoffes, des perles et du sel. Chaque mission avait aussi sa propre monnaie : des tickets échangés à la fin du mois pour des objets. Ainsi, au grand mécontentement des chefs qui perdaient leur autorité, nous avons introduit le système capitaliste sans tenir compte du système traditionnel basé sur des corvées. Sans argent, il n’y a pas de mission. Nos ancêtres le savaient. Et nos économes d’aujourd’hui le savent aussi.

L’approche socioculturelle de la mission



La mission est un lieu de rencontre entre des cultures, des personnes et des idées. Il me semble que cette approche est le résultat d’une longue évolution porté par des prises de conscience. N’oublions pas que dans le passé, la mission a été aussi un lieu de confrontation, parfois violente, entre cultures différentes. Les Européens étaient convaincus de leur supériorité culturelle et religieuse. Ils dictaient leur volonté au monde africain, comme les États-Unis dictent aujourd’hui leur volonté au monde. Notons en passant que les Africains se sont défendus selon leurs possibilités et avec leurs moyens.

Aujourd’hui, nous parlons facilement du choc entre cultures. L’histoire en connaît plusieurs… dont celui de l’époque coloniale. Ce choc entre cultures suscite pas mal de racisme dont nos communautés MAfr et nos communautés chrétiennes sont à la fois les témoins et les victimes. Dans le passé, il y avait peu de place pour le dialogue entre religions. Les études de nos premiers anthropologues et ethnologues n’étaient pas toujours faites pour favoriser la rencontre… comme certains auteurs l’écrivent. Au contraire, ils cherchaient plutôt à trouver les failles pour remplacer, le plus vite possible, les religions et les cultures africaines par la religion et la culture d’Europe.

La mission : le choc, la joie et la souffrance



La mission a été et est encore un lieu de confrontation des idées entre nous missionnaires qui sommes de cultures, de nationalités et d’âges différents. Ces conflits et ces tensions sont des lieux privilégiés de créativité et de vie, comme la naissance d’un enfant. La mission est un lieu de joie mais aussi de grandes souffrances. Mais ce sont les souffrances qui nous ont aidés le plus, je crois, car le salut s’enracine dans la croix. Ces souffrances nous ont aidés à faire des prises de conscience et à faire avancer notre compréhension de la mission. Ce que nous prêchons aujourd’hui, dans certains domaines, est un peu à l’opposé de ce que nous avons prêché il y a 100 ans. Nous avons fait ce cheminement lentement à travers un siècle. Il faut lire les lettres de règle de nos confrères. Récemment, j’ai trouvé dans une lettre de 1910 qu’un confrère se plaint de son supérieur, connu pour sa grande vertu, parce que ce supérieur ne demande jamais l’avis de sa communauté. Ce confrère en difficulté découvrait alors l’importance de la concertation. La mission comme terrain de dialogue et de confrontation est un domaine d’étude très intéressant. La mission a été le lieu de la rencontre de ce qui conduit à la vie ou à la mort. Elle a permis à la créativité de jaillir pour faire face aux nouveaux défis.

Quand nous parlons de la mission, si nous voulons garder le contact avec le réel, nous devons tenir compte à la fois de ces quatre aspects, le spirituel, le politique, l’économique et le sociologique. La connaissance de notre histoire nous aidera à mieux connaître notre identité comme société missionnaire à partir des expériences faites depuis notre fondation. Il s’agit d’une source de sagesse qui rendra notre action plus efficace. Elle nous aidera aussi à ne pas tourner en rond dans certains domaines. Récemment j’ai envoyé à notre Économe Général un texte sur les finances et l’internationalité de notre Société. L’Économe Général a commenté en disant que cette question d’il y a 100 ans est toujours d’actualité.

L’histoire est un outil indispensable pour faire avancer la justice et la paix en Afrique qui vit tant de ‘lignes de fracture’. L’Afrique est appelée à se réconcilier avec son passé tourmenté suite à de la colonisation. L’Afrique balance entre tradition et modernité. Nous pouvons dire avec fierté que nos archives et notre bibliothèque conservent une partie de la mémoire de l’Afrique. Sommes-nous conscients de son importance pour l’avenir de notre Société et pour celui de l’Afrique ?

Stefaan Minnaert M.Afr.

Rome, le 20 février 2008

La salle de travail de bibliothèque de la Maison Généralice


Pour beaucoup, nos archives et la bibliothèque ‘africaine’, avec plus de 9000 monographies et des milliers de livres et de revues sur l’Afrique, sont un lieu incontournable pour l’étude de l’Afrique. Par ses archives et sa bibliothèque, la Maison Généralice rend service à l’Afrique en général et à son Église.

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Tiré du Petit Echo N° 991 2008/5

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