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En finir avec une réglementation administrative tatillonne pour s’en tenir à la loi. Voilà le sens de la requête d’un collectif d’archivistes, d’historiens et d’associations – dont l’Association Josette et Maurice Audin – qui demande au Conseil d’Etat d’abroger un arrêté du premier ministre datant de 2011. Celui-ci vise à interdire l’examen de documents frappés du tampon « secret-défense », et dont l’ancienneté remonte à cinquante ans et plus.
Pour les requérants, cet arrêté est contraire à la loi relative aux archives, du 15 juillet 2008, qui dispose qu’au-delà de cinquante ans, les archives sont communicables de « plein droit » à toute personne qui en forme la demande.
Le litige a démarré début 2020, lorsque le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, un organisme dépendant de Matignon, exige des archivistes une application pointilleuse de l’article 63 d’une instruction générale interministérielle (IGI), censée réglementer la gestion des pièces « classifiées ».
Procédure de déclassification très lourde
Si l’on s’en tient à la règle stipulée par l’IGI, ces pièces doivent être « déclassifiées » une à une par l’organisme administratif (police, armée…) qui en a limité l’accès il y a cinquante ans ou plus, avant d’en autoriser la libre consultation. Une procédure particulièrement lourde qui requiert du personnel et du temps, et provoque une embolie du système tant les demandes de déclassification affluent dans les services d’archives.
Or, depuis la loi de 2008, les archivistes s’appuyaient sur les dispositions de ce texte pour permettre aux historiens, chercheurs, étudiants et autres personnes, de consulter les archives en toute liberté. Avec cette instruction du secrétariat général de la défense en début d’année, du jour au lendemain, des milliers de documents considérés comme consultables, ne l’ont plus été. Etudiants et chercheurs n’ont plus eu le droit d’accéder à des pièces utiles à leurs travaux, et qu’ils avaient déjà eu l’occasion de consulter quelques mois ou années auparavant sans qu’on leur oppose la moindre restriction.
« L’instruction générale est-elle plus forte que la loi ? », interroge Noé Wagener, professeur de droit public, auteur du recours fait devant le Conseil d’Etat, le 23 septembre. Selon les requérants, « les dispositions de l’article 63 sont illégales », car le code du patrimoine, tel que défini par la loi de 2008, dispose que, « passé le délai de cinquante années, les documents susceptibles de porter atteinte au secret de la défense nationale deviennent communicables “de plein droit” » et l’administration « ne peut intercaler aucune formalité ou procédure qui ajouterait une condition non prévue par le texte ».
De plus, relèvent-ils dans leur requête, « au moment de la discussion de la loi de 2008, aucune administration ni aucun parlementaire n’ont envisagé la création d’un processus de déclassification des archives publiques librement communicables ».
Interprétation erronée de la loi
Pour les requérants, leur demande s’inscrit dans l’annonce faite, il y a deux ans, par le président de la République, lors de sa visite chez Josette Audin, en septembre 2018, d’ouvrir les archives au grand jour, et notamment celles qui concernent la guerre d’Algérie. Alors pourquoi les services du premier ministre font-ils obstacle ?
Réponse : toute personne qui dévoile ou aide à dévoiler des documents classés est passible de poursuite pénale, argumente le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
Interprétation erronée de la loi, rétorquent les requérants qui mettent en cause l’armée :
« A la vérité, [cette disposition de l’IGI] s’interprète manifestement comme une tentative illégale de reprendre la main sur des archives, spécialement celles qui concernent la guerre d’Algérie et ses suites, sur lesquelles l’administration n’a plus de contrôle par l’effet de l’écoulement du temps. »
Une manière de dénoncer, en termes choisis, le comportement de l’institution militaire. Laquelle, selon de nombreux archivistes et historiens spécialistes de la guerre d’Algérie, ne veut pas que sortent au grand jour et sans filtre des documents révélateurs de pratiques illégales, voire criminelles, dont l’armée se serait rendue coupable entre 1954 et 1962.
La tension est telle que, depuis plusieurs mois, les responsables de l’administration cherchent un compromis. Plutôt que de déclassifier les documents pièce par pièce, comme cela se fait depuis janvier, une déclassification carton par carton pourrait être mise en œuvre afin d’accélérer le processus. Une solution que rejettent archivistes et historiens.
« Nous contestons le fondement de la procédure introduite au début 2020 et pas les modalités », insiste Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français. Même rejet de la part de l’historienne Raphaëlle Branche, spécialiste de la guerre d’Algérie, selon laquelle « une nouvelle version de l’IGI 1300 entérinerait la situation actuelle ».
Décider à ne rien lâcher, le collectif veut alerter, dans les prochaines semaines, Emmanuel Macron sous la forme d’une lettre ouverte. Manière de rappeler au chef de l’Etat ses engagements d’il y a deux ans.