Citation
France – Rwanda : le temps des archives, le temps
de l’histoire
Par François Robinet
HISTORIEN
Publié le 23 juillet 2020 sur le site AOC
Alors que des pétitions d’historiens et d’archivistes sonnent l’alerte sur certaines restrictions de
l’accès aux archives contemporaines, le chercheur François Graner vient de se voir soutenu par
le Conseil d’État dans ses demandes d’accès aux archives de François Mitterrand sur le
Rwanda. Quelle est la portée de cette décision ? Que contiennent ces documents ? Quels progrès
laissent-ils espérer quant au rôle joué par la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda ?
« La France était là, présente au moment du dernier génocide du XXe siècle. Elle doit au monde
des explications. La France doit réinterroger sa présence en Afrique. Il nous faut questionner
les raisons de sa présence et ses objectifs pour qu’elle ne soit pas impliquée dans des
paroxysmes sanglants. »
Sur les antennes de France Culture, le 13 avril 2019, à l’occasion de la 25e commémoration du
génocide des Tutsi du Rwanda, le philosophe et politiste Achille Mbembe soulignait l’urgente
actualité de l’établissement de la vérité sur la nature de l’engagement français au Rwanda entre
1990 et 1994. Il inscrivait cette question d’histoire dans le registre plus large des
questionnements contemporains sur la place et le rôle de la France sur le continent africain.
Si le sujet a d’ores et déjà fait l’objet de nombreuses publications, une terrible controverse
entrave cependant depuis la fin des années 1990 la bonne intelligibilité des faits par le public.
Celle-ci oppose les tenants d’une responsabilité majeure jouée par la France au Rwanda entre
1990 et 1994 à d’anciens responsables politiques et militaires qui considèrent que la France a
constamment œuvré en faveur de la démocratisation du Rwanda et de la paix. Ces discours sur
le rôle exemplaire de la France entrent souvent en résonance avec des récits négationnistes qui
tendent à minimiser le rôle de l’implication française dans le but d’équilibrer les responsabilités
entre les acteurs et de rendre le FPR responsable du génocide des Tutsi.
Cette controverse se trouve en outre alimentée par le refus des autorités françaises d’autoriser
l’ouverture générale des archives françaises[1] sur cette question extrêmement sensible où la
France se trouve accusée de complicité de génocide[2]. Les enjeux d’une large ouverture des
archives françaises sur le Rwanda sont donc lourds, entre écriture de l’histoire, déconstruction
des discours de négation et avancées d’une justice qui pourrait se trouver saisie, plus de 25 ans
après, le crime de génocide étant imprescriptible en droit français en vertu de l’article de
l’article 213-5 du code pénal[3].
Une décision importante pour l’écriture de l’histoire
Pour toutes ces raisons, l’arrêt du Conseil d’État du 12 juin 2020 est une décision importante
susceptible de normaliser la question et de la faire définitivement entrer dans le registre de la
discussion scientifique. En effet, après plusieurs années de procédure, le chercheur François
Graner, membre de l’association Survie, est parvenu à faire reconnaître par le Conseil d’État
son droit légitime à consulter certains dossiers des archives François Mitterrand, en
contradiction avec le refus qui lui avait été initialement opposé par l’administration des
archives.
Il est utile de rappeler ici que de telles archives publiques ne peuvent être consultées, selon
l’article L213-4 du code du patrimoine, qu’à partir de 25 ans révolus à compter de la date du
décès de François Mitterrand. Aussi ne seront-elles consultables, suivant les dispositions du
régime général des archives publiques prévues par l’article L213-2 du code du patrimoine, qu’à
compter du 1er janvier 2022. Avant cette date, il reste nécessaire d’obtenir une dérogation sur
autorisation de Madame Dominique Bertinotti, la mandataire choisie par François Mitterrand.
C’est cette dérogation qui avait été refusée à François Graner – d’abord sur l’ensemble des
dossiers demandés, puis sur une partie d’entre eux – générant une suspicion embarrassante
quant aux raisons de ce refus.
On comprend dès lors l’importance de la décision prise par la plus haute juridiction
administrative en France, réunie à cette occasion en assemblée solennelle. La justice prend ici
position pour défendre le droit d’un chercheur à accéder à un ensemble de documents précieux
pour l’écriture de l’histoire. L’arrêt et le communiqué de presse émis donnent un certain nombre
de précisions sur les éléments qui fondent cet arrêt. Le Conseil souligne ainsi que « la protection
des secrets de l’État doit être mise en balance avec l’intérêt d’informer le public sur ces
événements historiques » et il estime « que le chercheur a un intérêt légitime à consulter ces
archives pour nourrir ses recherches historiques et éclairer ainsi le débat sur une question
d’intérêt public. ». Il rappelle aussi qu’une grande partie de ces documents sont déjà
publics[4] et que les documents concernés « portent sur des événements qui sont survenus il y
a plus d’une génération et dont les acteurs ne sont plus, pour la plupart, en activité ». Ainsi,
selon le Conseil d’État, leur consultation ne révèle aucun élément qui pourrait conduire à penser
« qu’ils comporteraient des éléments de nature à compromettre, à la date de la présente décision,
les intérêts fondamentaux de l’État ou la sécurité des personnes ».
Du droit à la pratique
Quelle peut être la portée d’une telle décision pour les recherches conduites sur le génocide des
Tutsi ? En premier lieu, l’arrêt ne modifiera sans doute guère les pratiques de l’administration
des archives puisque le protocole subsiste de même que l’accès par dérogations. Cependant, un
avis négatif aux demandes de dérogation devrait être désormais plus difficile à prononcer sur
la question rwandaise. L’arrêt du Conseil interroge par ailleurs les pratiques actuelles de
l’administration des archives. Il conteste par exemple le caractère discrétionnaire des
dérogations accordées par la mandataire à certains chercheurs quand celles-ci sont refusées à
d’autres. Plus profondément, cette décision interroge le dispositif du protocole par lequel une
personne privée se voit conférer le pouvoir de bloquer l’accès à des archives publiques pour des
citoyens qui travaillent sur des questions d’intérêt public aussi fondamentales. Elle conduit
enfin à rappeler les délais exorbitants d’accès aux fonds des Présidents et des Premiers Ministres
– un délai de 60 ans est prévu par le protocole signé le 15 février 1995 – alors que ces délais
n’étaient pas prévus initialement par la Loi de janvier 1979.
Aussi, il faut espérer que l’arrêt engendrera un rééquilibrage des missions de l’administration
des archives, entre la nécessaire protection des producteurs d’archives et les enjeux, tout aussi
nécessaires, d’accessibilité pour les historiens, pour les chercheurs, pour les citoyens. À
plusieurs reprises, des propositions de réforme ont été faites dans le passé sans modification
profonde des pratiques de l’administration[5]. Faute de rééquilibrage par la pratique, l’arrêt
pourrait ouvrir la voie à une demande de dérogation générale : comme dans le cas des archives
de la disparition de Maurice Audin en 2013, de celles du massacre de Thiaroye en 2014 ou de
celles du procès Barbie en 2017, il s’agirait d’obtenir collectivement l’ouverture anticipée des
archives de François Mitterrand pour des besoins de transparence historique. L’extension du
périmètre de cette demande aux autres archives françaises consacrées au sujet et encore
classifiées (Service historique de la Défense ; DRM et DGSE ; archives du Quai d’Orsay…)
ferait sens au regard de l’argumentation du Conseil d’État.
Quels progrès attendre dans la connaissance du rôle
de la France au Rwanda ?
L’histoire de la relation franco-rwandaise a fait l’objet de nombreuses publications depuis 1994.
Les enquêtes de militants, de journalistes, d’essayistes ont permis de révéler des milliers de
documents, de mettre en valeur un certain nombre de faits, de commencer à dégager les
temporalités de l’engagement français entre 1990 et 1994[6]. À ces productions s’ajoutent les
productions de chercheurs académiques[7] ainsi que plusieurs rapports, notamment celui publié
en décembre 1998 par la mission d’information parlementaire sur les opérations militaires
menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.
La question du difficile accès aux fonds en institution d’archives a rendu l’écriture de cette
histoire délicate pour les historiens de métier. Certes, sur la base de témoignages et des
documents disponibles publiquement, plusieurs historiens ont livré des textes importants posant
les premières pierres d’un récit historique encore en cours de construction[8]. Pourtant, le
nombre de productions reste faible au regard des productions militantes ou journalistiques.
L’ouverture des archives pourrait donc avoir pour première vertu de permettre aux historiens
de travailler en respectant les normes professionnelles constitutives de leur métier. Le travail
de l’archiviste assure en effet l’historien de l’origine et de la traçabilité des archives, de leur
authenticité, de la complétude des fonds constitués… Classement, inventaire et bases de
données facilitent par ailleurs les circulations au sein d’un même fond – ou d’un producteur à
un autre producteur – tout en permettant aux pairs de pouvoir discuter le récit produit en
vérifiant notamment l’attestation de la preuve apportée par le chercheur.
Les fonds concernés par l’arrêt sont de diverses natures. Il s’agit principalement de comptesrendus des Conseils des Ministres de l’époque, de discours, de coupures de presse, de
télégrammes diplomatiques, de correspondances envoyées ou reçues par le Président ou encore
de notes des conseillers de François Mitterrand, à l’instar de Bruno Delaye, conseiller à l’Élysée
pour les affaires africaines ou d’Hubert Védrine, secrétaire général à l’Élysée. S’ils sont pour
partie connus, l’étude exhaustive de ces fonds conduira à mieux comprendre le niveau
d’information dont disposaient à l’époque les acteurs, à déterminer les cheminements du
processus de décision et sans doute à expliquer pour quelles raisons la France a maintes fois
renouvelé son soutien à un régime qui oppressait et massacrait les Tutsi bien avant 1994.
L’ouverture de ces fonds et leur complémentarité avec d’autres fonds ouvre aussi la voie à des
études resserrées sur un acteur spécifique (un responsable politique, un service ministériel, un
Ministère…), sur certaines formes d’engagement de la France (les livraisons d’armes, l’aide
humanitaire…) ou encore sur les rapports entre la diplomatie officielle et la diplomatie
parallèle.
Dans le contexte de la création d’une commission qui fait l’objet de sévères critiques de la part
des historiens[9], cette décision pourrait permettre aux spécialistes français et étrangers du
génocide de rouvrir le dossier de l’engagement français au Rwanda tout en respectant les
normes professionnelles de leurs disciplines. La justice rappelle aussi ici l’utilité publique de
l’accès aux archives alors mêmes que certaines administrations rendent cet accès plus contraint
à leurs utilisateurs[10]. Bien que la vérité ne soit pas dans les archives mais dans le regard de
celui qui les scrute, François Graner trace là un chemin vers l’écriture d’une histoire rigoureuse,
dépassionnée et indépendante.
[1] Après avoir été annoncée en avril 2015 par le Président François Hollande, Emmanuel Macron a
finalement décidé de réserver cette ouverture à un petit groupe de chercheurs réunis au sein de la
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi
(1990-1994).
[2] Voir notamment sur cette question l’enquête menée par la Commission d’enquête citoyenne : Laure
Coret, François-Xavier Verschave. L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide
au Rwanda, Éditions Karthala, 2005.
[3] La question de l’accessibilité aux archives françaises sur le Rwanda a constitué un enjeu et une
difficulté majeure dans le cadre de l’instruction des plaintes déposées en 2005 par six rescapés rwandais
contre des soldats de l’Opération Turquoise dans l’affaire du massacre de Bisesero : « Archives sur le
génocide des Tutsi au Rwanda : “l’accès aux sources secrètes doit être étendue aux juges” », Le Monde,
16 avril 2019, p. 25.
[4] La circulation de ces archives et leur publication partielle résultent notamment des déclassifications
conduites dans le contexte de la Mission d’information parlementaire de 1998 ou dans le cadre de
différentes procédures judiciaires.
[5] En 1996, le Conseiller d’État Guy Braibant avait proposé 40 mesures pour faciliter l’accès aux
archives ; à cette époque, l’accès aux archives De Gaulle était encore bloqué par le Fils du Général de
Gaulle (rapport consultable en ligne).
[6] Parmi les principaux contributeurs à ce débat public, citons sans souci d’exhaustivité Benoit
Collombat, Raphaël Doridant, Jean-François Dupaquier, François Graner, Monique Mas, Jacques
Morel, Gabriel Périès, Patrick de Saint-Exupéry ou David Servenay et à l’étranger Daniela Kroslak,
Linda Melvern et Andrew Wallis.
[7] Citons ici à titre d’exemple les travaux de Gérard Prunier, David Ambrosetti, Catherine Coquio ou
Raphaëlle Maison.
[8] Voir par exemple : Jean-Pierre Chrétien, « France et Rwanda : le cercle vicieux », Politique
africaine, vol. 113, no. 1, 2009, p. 121-138 ; Jean-Pierre Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis
au Rwanda. Un malaise français ? », Le Temps des médias, vol. 5, no. 2, 2005, p. 59-75 ; Olivier
Lanotte, La France au Rwanda (1990-1994) : Entre
ambivalent, Peter Lang, 2007, 533 p.
abstention
impossible
et
engagement
[9] Voir notamment la pétition « Le Courage de la Vérité » lancée par l’historien Christian Ingrao ou
encore le texte des historiennes Marie-Anne Matard Bonucci et Isabelle Backouche, « Les mésusages
des études génocidaires », Libération, 14 avril 2019.
[10] Voir les pétitions « Nous dénonçons une restriction sans précédent de l’accès aux archives
contemporaines » (Le Monde, 13 février 2020), « L’étrange défaite des historien·ne·s » (Mediapart,
13 juin 2020) et « Ouvrez les archives » (JDD, 21 juin 2020).