Au milieu de l’océan d’informations relatives au Covid-19 qui se déverse chaque jour dans notre quotidien a surgi une information significative : l’arrestation en France, après plus d’une vingtaine d’années de cavale, de celui qui fut nommé le « financier du génocide » des Tutsi, Félicien Kabuga. L’occasion de retracer brièvement son itinéraire et de mettre en évidence le caractère prémédité des massacres commis contre les Tutsi en 1994, autrement dit leur caractère génocidaire, caractère que s’acharnent à nier les négationnistes de ce génocide. En outre, le rôle qu’il a joué cristallise le double aspect (moderne et traditionnel) des outils employés pour l’extermination : la radio et la machette.
L’homme le plus riche du Rwanda
Félicien Kabuga, 84 ans (il est né en 1935), grandit au Rwanda dans une famille de paysans modestes et entra dans la vie active en se faisant marchand itinérant dans sa région natale. Puis il s’installa dans la capitale, Kigali, où à force de travail et de détermination il parvint à prospérer dans de multiples activités commerciales et à faire fortune. Ces activités reposaient sur l’exportation de café et l’importation de denrées diverses, essentiellement des produits alimentaires et ménagers ainsi que des vêtements d’occasion [1].
Il se transforma donc en un homme d’affaires réputé, à telle enseigne que dans les coins les plus reculés du pays, le surnom de « Kabuga » sert à affubler les paysans ayant atteint une certaine aisance. Dans les années 1990 il était considéré comme l’homme le plus riche du Rwanda. C’est peut-être cette réputation, d’ailleurs, qui lui valut d’être pris pour cible par l’un des nombreux organes de presse racistes anti-tutsi, le mensuel Kangura, en janvier 1992. Critiquant la prétendue monopolisation des bonnes places par les femmes tutsi dans les secteurs privé et public, un article de ce numéro, faisant mine de s’adresser aux Hutu, disait :
Es-tu à la recherche d’une femme ? Veux-tu regarder la parade des enfants de la noblesse dans la petite maison de Kabuga Félicien ? Il est né un groupuscule gagné à l’activisme des Inkotanyi [2] […]. On dirait que l’examen [de recrutement] a été fait au nez ! Dans le service de vérification, regarde l’équipe du matin et celle de l’après-midi, tu verras de tes propres yeux, tu auras alors envie de te marier avec l’une ou l’autre de ces génisses de la noblesse, qui […] ont élu domicile chez Kabuga […] [3] !!!
La supposée machiavélique beauté des femmes tutsi, le fantasmatique noyautage des meilleures places par les Tutsi, ajouté aux préjugés, similaires à ceux posés sur les Juifs, sur l’avidité, le goût immodéré pour le commerce, le profit et l’argent (lire à ce propos cet article), éclaboussaient ainsi, dans ce texte, l’image de Kabuga.
Toutefois, cette image dépréciative semble avoir fait long feu puisque seulement deux mois plus tard, la radio étatique Radio Rwanda, en plein délire complotiste, diffusait un texte mensonger, variante anti-tutsi du Protocole des Sages de Sion, faisant état d’un prétendu complot tutsi contre vingt-deux personnalités hutu, nommément citées : Félicien Kabuga figurait dans la liste en dixième position [4] .
Commandes massives de machettes
Félicien Kabuga intégra l’Akazu et noua des relations avec des membres importants de l’État grâce à des alliances matrimoniales. Ainsi, deux de ses filles épousèrent chacune un fils du dictateur Habyarimana : Léon et Jean-Pierre. Une autre se maria à Augustin Ngirabatware, ministre du Plan. Une quatrième convola en justes noces avec Alphonse Ntilivamunda, qui était lui-même gendre du président rwandais et haut fonctionnaire au ministère des Travaux publics. Enfin, une autre de ses filles devint la femme du secrétaire général des Interahamwe, ces milices qui participèrent aux tueries massives de Tutsi, Eugène Mbarushimana (voir cet organigramme)
Comme l’explique Jean-Pierre Chrétien, ce type d’alliances avec un homme riche illustre la stratégie du couple présidentiel en quête d’appuis financiers, puisqu’ils considéraient le Rwanda un peu comme leur propriété personnelle de laquelle on pouvait tirer toutes sortes de richesses. Et ce sont ces capitaux qui servirent à financer aussi bien les médias de propagande anti-tutsi que les armes qui allaient être employées dans l’extermination.
Justement, les armes. Le génocide ne fut pas seulement accompli au fusil et à la grenade. Il le fut aussi, et peut-être surtout, à l’arme blanche, et notamment à la machette, cet instrument familier de la vie quotidienne, utilisé pour les travaux agricoles. Un outil que la propagande raciste avait rapidement présenté comme un moyen commode pour se débarrasser des « cafards », l’un des termes avilissants qu’elle employait pour désigner les Tutsi. En effet, le journal
Kangura fit sa couverture, en novembre 1991, avec une machette, accompagnée d’une légende posant la question : « Quelles armes pourrons-nous utiliser pour vaincre définitivement les inyenzi [« cafards », en kinyarwanda] [5] ? »
Des machettes furent importées par dizaines de milliers au Rwanda : pour la seule période qui s’étend de janvier 1993 à mars 1994 (donc dans les quinze mois précédant le début de l’extermination), ce furent 581 000 machettes, soit, en moyenne, une pour trois Hutu, qui furent débarquées sur le territoire rwandais. Ce volume représentait le double de ce qui était importé dans les années précédentes [6].
Document attestant de la commande, en octobre 1993, par l’homme d’affaires, d’environ 25 662 machettes… qui ne servirent guère à désherber les plants de café durant le génocide ! (Document reproduit dans HRW et FIDH, « Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda », Paris, Karthala, 1999, p. 154)
Et parmi les commanditaires figurait Félicien Kabuga. Un bordereau d’expédition (document ci-dessus) datant du 26 octobre 1993, atteste ainsi que ce dernier a pris livraison de 25 662 kilogrammes de machettes (étant supposé qu’une machette pèse environ un kilogramme, un poids que ne connaît pas Filip Reyntjens, qui éprouve des difficultés à convertir des tonnes en kilos…), expédiées du Kenya, réparties dans 987 cartons. Ces lots firent partie d’un ensemble de commandes passées par Kabuga au moyen de sept licences d’importation, d’une valeur totale de 95 millions de francs rwandais [7].
Même le fabricant local de machettes — le seul du pays —, Rwandex Chilligton, s’inquiéta de la vente, pour le seul mois de février 1994, d’un nombre de machettes équivalent à celui écoulé sur l’ensemble de l’année 1993 [8] : en un mois, donc, l’équivalent d’une année entière de produits fut écoulé !
L’évidente préparation des massacres
L’importation et le stockage d’un nombre anormalement élevé d’armes blanches, dans un contexte de guerre où la propagande martelait chaque jour que tous les Tutsi étaient des ennemis du « peuple majoritaire » hutu, diluant ainsi la frontière entre le front et l’arrière, entre la sphère civile et la sphère militaire par ce que l’historienne Hélène Dumas appelle « une militarisation des civils [9] », où radios et journaux ne cessaient de répandre des propos et des dessins abjects contre les Tutsi, ravivant sans cesse le souvenir de la révolution de 1959 qu’ils appelaient à terminer, trahit une évidente intention criminelle, donc une préparation certaine, de la tragédie qui allait éclater le 6 avril 1994.
L’écrivain et journaliste Jean Hatzfeld, dans deux de ses ouvrages dans lesquels il a recueilli les témoignages d’anciens acteurs du génocide, à la fois tueurs et rescapés des tueries, a rapporté des indices très forts permettant d’en déduire la préméditation de l’extermination. Ainsi, un certain Joseph-Désiré Bitero, l’un des chefs des milices Interahamwe, lui raconta qu’entre décembre 1993 et mars 1994 il faisait la tournée dans les maisons des Hutu afin de s’assurer que les lames fussent parfaitement aiguisées [10] : étant donné le contexte de l’époque, on peine à imaginer un milicien inspecter des machettes… en vue du désherbage des plants de café !
Dans un autre livre, l’écrivain laisse la parole à un survivant des massacres. Il lui apprit qu’il devait la vie à un militaire hutu qui l’avait mis à l’abri au sein du camp dans lequel il était affecté. Il se souvint que lors d’un déplacement dans un bâtiment de l’infrastructure il « avai[t] vu dans le couloir des piles de haches et de machettes neuves [11] ».
L’entreposage considérable de ces armes blanches constitue un argument majeur indiquant une planification des massacres, à rebours des billevesées négationnistes sur une fantasmatique « explosion spontanée » de colère ou une imaginaire « psychose collective ».
Des idées pour optimiser l’organisation génocidaire
L’autre outil du génocide fut la radio. Et là encore, Kabuga joue un rôle décisif en étant l’un des principaux financiers de la Radio-Télévision libre des mille collines (RTLM) [12], cette radio de la haine qui déversa, à partir de juillet 1993 et durant tout le génocide, sa logorrhée raciste contre les « cafards » et les « serpents », développant sans cesse un climat délétère de paranoïa grâce à une rhétorique complotiste grossière, encourageant les Hutu à user de la « légitime défense »… contre des bébés et des enfants, et célébrant les louanges des tueurs en qui elle voyait des « résistants ».
Un article de Kangura se félicita même de la création de la radio. Il citait Kabuga parmi ses créateurs : « Des Bahutu riches, originaires de toutes les régions du pays, dont Kabuga Félicien, numéro un parmi les riches du Rwanda ainsi que d’autres riches qui lui sont associés, sont les principaux actionnaires de la société RTLM [13]. »
Au moment du génocide, Félicien Kabuga, avec beaucoup d’hommes appartenant à l’Akazu, trouva refuge à Gisenyi d’où ils conseillèrent le gouvernement intérimaire des génocidaires en matière de finances, de diplomatie, d’approvisionnement et de stratégie militaire [14]. Au terme d’une réunion initiée par Kabuga, à laquelle assistèrent des notables locaux et des personnalités en fuite venues de la capitale, il fut décidé de la création d’un « comité provisoire », comprenant entre autres Kabuga lui-même, sorte de groupe de réflexion chargé de proposer des idées au gouvernement.
Parmi les premières idées suggérées, émises dans un message daté du 26 avril, se trouvait par exemple celle d’inviter le gouvernement à améliorer son image à l’étranger… par l’envoi de délégués chargés d’expliquer aux chancelleries que la boucherie en cours était pleinement justifiée. Était également soufflée au gouvernement la recommandation de suspendre de ses fonctions l’indocile ambassadeur du Rwanda à Paris qui avait eu l’audace de s’indigner, à la radio française, contre les massacres en cours dans son pays. La célérité avec laquelle agit le gouvernement révéla tout le zèle qu’il mettait à faire en sorte que l’extermination se passe au mieux…
Une autre demande formulée par le comité incitait le gouvernement à faire le nécessaire pour que tous les jeunes reçoivent une formation militaire et se trouvent équipés d’« une grande quantité d’armes traditionnelles », ces armes que le même Kabuga avait contribué à accumuler dans tout le pays. Là encore, le gouvernement répondit avec empressement : le ministre de l’Intérieur, Edouard Karemera, ordonna aux préfets de fournir des armes aux gens [15].
Kabuga et ses associés créèrent aussi un fonds de soutien à la « jeunesse » — dont une bonne partie était fort occupée à découper ses voisins à la machette —, aussi appelé « Fonds de défense nationale », dont ils versèrent les premières contributions. Au total, ils réussirent à lever 25 millions de francs rwandais (un peu plus de 258 000 euros actuels), qui servirent à assurer la logistique : carburant pour faire rouler les véhicules transportant les tueurs, bière et drogue pour enivrer ceux-ci, etc. … [16]
De la Suisse à Paris, en passant par le Kenya
Le carnage à peine achevé, Félicien Kabuga fila vite en Suisse d’où il fut expulsé. Il se réfugia d’abord en République démocratique du Congo, puis au Kenya où sa présence est attestée en 1997. Et c’est finalement en région parisienne qu’il fut appréhendé, sous une fausse identité, vingt-six ans après ces innombrables coups de machettes portées contre des hommes de tous âges, des femmes, des enfants, des nouveaux nés, des vieillards, au son des chansons entraînantes et des encouragements des animateurs diffusés à la radio. Ces machettes que Kabuga importa par tonnes. Cette radio qu’il finança allègrement.
Sept chefs d’accusation ont été retenus contre lui : génocide, complicité de génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, tentative de génocide, complot en vue de commettre le génocide, auxquels s’ajoutent les crimes de persécution et d’extermination. À la justice, maintenant, de faire son travail. Pour la mémoire des victimes de Kabuga.
Notes
[1] HRW et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 152.↩
[2] Ce mot de kinyarwanda, qui signifie « bagarreur » ou « combattants valeureux », désignait les soldats du FPR, la guérilla majoritairement composée des descendants des exilés tutsi qui avaient fui le Rwanda lors de l’indépendance et des persécutions du régime.↩
[3] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.) dans Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, pp. 146-147.↩
[4] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.) dans Ibid., pp. 58-59.↩
[5] Document reproduit dans Jean-Pierre Chrétien (dir.), dans Ibid., p. 114.↩
[6] HRW et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, op. cit., p. 152. ↩
[7] Ibid., p. 152.↩
[8] Ibid., p. 152.↩
[9] Hélène Dumas, Le génocide au village, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », p. 158.↩
[10] Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2003, p. 206.↩
[11] Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2000, p. 124.↩
[12] HRW et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, op. cit., p. 85.↩
[13] Cité par Jean-Pierre Chrétien (dir.) dans Rwanda. Les médias du génocide, op.cit., p. 67.↩
[14] HRW et FIDH, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, op. cit., pp. 286-287.↩
[15] Ibid., p. 287.↩
[16] Ibid., pp. 288-289.↩