Citation
Institué par le Conseil de sécurité de l’ONU en novembre 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a fermé ses portes le 31 décembre 2015 après avoir mis en accusation 93 personnes, dont 61 ont été condamnées. Sa « performance » judiciaire alimente des controverses qui ne sont pas près de s’éteindre. Incapable de prouver la préparation du génocide des Tutsi, il a échoué dans sa mission de pédagogie. Le chapitre le plus choquant de son bilan est d’avoir permis aux accusés de s’enrichir effrontément en partageant les honoraires de leurs défenseurs. Et pire encore, en utilisant une partie des sommes détournées pour financer une campagne négationniste mondiale.
Ce 22 septembre 1997, une scène improbable se déroule dans une « maison sécurisée » de Dodoma, une ville nichée sur le plateau central tanzanien, à environ 500 km de l’Océan Indien. Peu d’Occidentaux le savent, la capitale de la Tanzanie n’est plus depuis longtemps Dar-es-Salaam (environ 3 millions d’habitants) mais cette cité des hauts plateaux dix fois moins populeuse. Ce fut le choix en 1973 du président Julius Nyerere, au nom de la morale et de la frugalité socialistes autant que pour remédier aux « injustices géographiques hérités de la colonisation ». Les Tanzaniens ont détesté cette lubie et tellement renâclé que ce 22 septembre 1997, le bâtiment de l’Assemblée nationale est fraîchement achevé. Autant dire que Dodoma reste un lieu tranquille.
Dodoma, lieu propice aux confidences
C’est dans un petit immeuble propret que Jean Kambanda, le chef du gouvernement du génocide, a accepté de discuter avec deux enquêteurs du TPIR, Pierre Duclos et Marcel Desaulniers. Visage anguleux encadré d’une épaisse barbe noire, amaigri mais la voix bien posée, Jean Kambanda n’avait guère le choix : il a été arrêté à Nairobi deux mois plus tôt. Il s’en dit soulagé car il ne supportait plus sa vie de fugitif ni des mensonges de ses amis. Il a décidé de coopérer avec le TPIR, et envisage même de plaider coupable : « J’assume une certaine responsabilité dans les événements qui ont eu lieu au Rwanda […]. Au cours de l’exil, j’ai beaucoup réfléchi à cette situation, et je me demandais quelle pouvait être l’issue de la tragédie rwandaise. J’ai fait le constat suivant : d’un côté [nous,] les gens qui étaient accusés d’avoir commis le génocide […], nous faisions tout pour nier même les évidences, par exemple le fait que des gens soient morts entre avril et juillet 1994 uniquement du fait de leur appartenance ethnique. […] Pour cela nous nous fabriquions des alibis au sein desquels le mensonge avait une place de choix. » [1]
Jean Kambanda semble dévoré de remords. Sans doute n’a-t-il pas envie de finir comme le colonel Rwabalinda, à qui, pour le guérir de ses souffrances morales et de son envie de se confier, ses « amis » ont administré un remède radical : une balle dans la tête.
Jean Kambanda semble dévoré de remords
L’ex-Premier ministre du génocide des Tutsi poursuit : « En choisissant la vérité, j’étais bien conscient des conséquences que ce choix induisait pour moi-même, ma famille, mon entourage et mon pays. […] Je me disais que c’était le prix à payer pour apporter ma modeste contribution à une véritable réconciliation entre les Rwandais. »
Kambanda marque un temps. Semble mesurer s’il doit le dire. Puis lâche une information qui va stupéfier ses interlocuteurs. Dans les camps de réfugiés au Zaïre, les principaux acteurs du génocide ont mis au point une stratégie judiciaire : « Les résultats furent publiés sous le titre “l’autre face du génocide” […] une commission chargée de rédiger un document à transmettre au TPIR. Pour cela des contacts furent pris avec un certain nombre d’avocats dont l’avocat bruxellois Juan Schiers [NDLR : Johan Scheers], que j’ai rencontré à Bukavu en juin 1995. […] Concernant le rôle joué par les institutions mises en place entre avril et juillet 1994, il a été mis en place une commission de juristes qui devait se pencher sur les procédures du TPIR et les comportements que [les] justiciables devaient y avoir. Ils ont produit un document intitulé “vade-mecum pour les justifiables [sic] du TPIR” ».
Un vade-mecum pour préparer les accusés de génocide
Résumons : moins d’un an après le génocide, « un certain nombre d’avocats » qu’on devine européens (il n’y avait pas de barreau, d’avocats au Rwanda avant 1997), parmi lesquels Me Johan Scheers, sont venus jusqu’à Bukavu discuter du comportement que devraient adopter des accusés devant la justice internationale. Ils ont produit une sorte de « mode d’emploi » [vade-mecum]. Que prescrit cet opuscule qui, à notre connaissance, n’a jamais été rendu public ? Evidemment, les enquêteurs Pierre Duclos et Marcel Desaulniers posent la question. Réponse de Jean Kambanda :
« Il définissait les crimes qu’on pouvait nous reprocher, les lois qui y seront appliquées, les peines que nous risquions d’encourir et le comportement à adopter si on est appréhendé. Au sujet de ce dernier point, il est… il était question de tout nier en bloc et ce y compris le génocide et les massacres eux-mêmes [souligné par nous]. Des réunions ont donc été organisées sur ce “vade-mecum pour les justifiables [sic] du TPIR” catégorie par catégorie, allant des membres du gouvernement jusqu’aux rencontres préfecture par préfecture. […] Il y avait toute une série de gens, des spécialistes. […] C’est ces gens-là qui nous avaient conseillé de nier et de trouver des… des alibis. […] Maître Schiers, il m’a rencontré à ma demande. C’est moi qui lui ai demandé, pour discuter avec lui. »
« Me Schiers [Johan Scheers], il m’a rencontré à ma demande »
L’enquêteur Pierre Duclos est estomaqué. Il demande sur procès-verbal : « Ok. Je peux entrer dans les propos que vous avez pu tenir avec lui [Johan Scheers], les conseils de nier en bloc les événements et de vous trouver des alibis, est-ce que ça a été fait de façon individuelle, ou est-ce que ça a été fait de façon collective ? »
Jean Kambanda : « C’était de fait… de façon collective et non pas individuellement […] Il valait mieux nier d’emblée que d’accepter tous les faits qui vous étaient reprochés. »
En temps ordinaire, trois témoignages concordants sont nécessaires pour faire une preuve. Ce que raconta Jean Kambanda de Me Scheers n’a été, à notre connaissance, corroboré par aucun autre « génocidaire » ni aucun confrère avocat – et on comprend aisément pourquoi. Mais l’ex-Premier ministre du génocide ne s’exprimait pas sur ce point en tant qu’accusé, ni même comme repenti. Ce 22 septembre 1997, Kambanda était un lanceur d’alerte. Et il en suffit d’un, pour autant que l’alerte se vérifie. Or cette démonstration sera faite amplement. Car personne n’a tenu compte de ses révélations sur la stratégie de subversion qui sera donc méthodiquement mise en œuvre contre le Tribunal international.
Sûr de lui, Jean Kambanda n’avait pas demandé l’assistance d’un avocat avant de se confesser aux enquêteurs du TPIR (il s’en mordra les doigts plus tard…), tellement les manigances de Scheers l’ont écœuré[2]. La messe était dite. Pour autant qu’on puisse appeler messe ce breuvage de sorciers blancs maîtres en manipulations.
La subversion du TPIR, une alerte qui sera vérifiée
Contrairement à ce que beaucoup croient, en 1994, le Rwanda n’était pas un petit pays confiné dans les tueries de Tutsi. Les génocidaires écoutaient les radios internationales. Bon nombre pouvait même capter des chaînes de télévision francophones émettant par satellites et réagir « en temps réel » aux informations diffusées, par exemple pour éliminer tel ou tel témoin « passé » au journal de 20 heures. Bien informés, les tueurs ont commencé très tôt à s’inquiéter de devoir payer pour leurs crimes. Au mois de mai 1994, lorsque la Commission des droits de l’homme des Nations unies à Genève s’est saisie des « actes de génocide » au Rwanda, le mot a fait mouche. « Les ténors de la RTLM, se sentant visés, rassurent leurs auditeurs sur le caractère illusoire de la justice internationale. Seule la loi du vainqueur compte, expliquent-ils jusqu’en juillet suivant […] l’essentiel est de gagner la guerre. » [3]
Au micro de la RTLM, le journaliste Ananie Nkurunziza promet l’impunité à ses auditeurs. L’occasion de répéter que les Blancs qui parlent de justice internationale sont manipulés par les femmes-prostituées tutsi : « Maintenant qu’ils ont entrepris cette propagande grâce à l’action des filles inkotanyi qui tendent leurs jambes dans les hôtels partout, en attendant un Blanc qui a perdu la tête pour lui conter le prétendu chagrin suite à leurs frères… en taisant les exactions des cafards, pour faire condamner le gouvernement rwandais et les FAR pour génocide… Qu’est-ce que cela leur donnera ? […] Si nous combattons et vainquons définitivement les inyenzi, personne ne nous jugera. » [4]
C’est à peu près ce que disaient les SS gardiens de camps d’extermination aux Juifs encore vivants, au début de 1945. Pour tenter de se rassurer…
« Si nous vainquons, personne ne nous jugera »
Cependant, à mesure que passaient les jours et que les éradicateurs reculaient devant le Front patriotique, l’inquiétude commençait à les tarauder. L’arrivée des forces françaises de Turquoise ne dissipa leur angoisse que pour quelque temps. Le 2 juillet 1994, alors que Kigali était sur le point de tomber, Kantano Habimana, l’animateur vedette de la RTLM, s’adressa en direct à son rédacteur-en-chef Gaspard Gahigi : « A l’étranger, on continue à vouloir apeurer les autorités du Rwanda, à apeurer les Forces armées rwandaises en prétendant qu’on va mettre sur pied un tribunal pénal international qui jugerait le cas des personnes qui seraient mortes au Rwanda. […] Il ne pourra rien dire qui puisse nous inquiéter, continuons notre action […] et luttons contre les inyenzi-inkotanyi qui ont déclenché les hostilités et qui, depuis, ont déjà tué plus d’un million de personnes. » [5] Des propos lourds d’arrière-pensées.
Des tueurs cherchant à se rassurer
A peine la frontière du Zaïre franchie, ressurgit la crainte de devoir rendre des comptes. « Un tribunal international qui viendrait pour juger les seuls Hutu, comme on semble le concevoir aujourd’hui, empêcherait justement cette réconciliation incontournable pour tout le peuple rwandais où qu’il se trouve » [6] écrivirent au Pape vingt-neuf prêtres réfugiés à Goma. Les hauts gradés rwandais tentaient également de se rassurer : « Les Forces Armes Rwandaises bénéficient de l’appui de la population qui est toujours à leur côté. […] Il s’avère nécessaire de porter à la connaissance de la Communauté Internationale les exactions commises par le FPR contre le peuple rwandais tout au long de cette guerre. » Les hauts gradés appelaient le gouvernement en exil à « nouer des contacts avec des personnes pouvant influencer l’opinion internationale en notre faveur. » [7]
Selon son habitude, le colonel Théoneste Bagosora ne gaspilla pas son énergie dans l’art de la nuance : « Le peuple hutu est aux abois et implore le secours de la communauté internationale. Depuis déjà cinq ans, ce peuple diabolisé par ses détracteurs tutsis et leurs alliés et trahi paradoxalement par ses propres leaders politiques, vient de perdre environ 2.000.000 de gens, soit près du tiers de son effectif d’avant-guerre du 01 Octobre 1990 et risque de disparaître, si rien n’est fait rapidement pour voler à son secours. » [8]
Selon Bagosora, deux millions de Hutu tués
L’homme qu’on surnommait au Rwanda « Colonel Apocalypse » se savait le premier concerné par les mandats d’arrêt internationaux : « La communauté internationale qui ne peut plus prendre aucun prétexte d’ignorer la nature [ethnique] du conflit rwandais devrait désormais prendre ses responsabilités pour amener les deux parties en conflit c.à.d. les Hutus et les Tutsis à négocier leur charte de coexistence pacifique. [Et donc] considérer comme nulle et non avenue la liste des coupables dressée par le FPR qui ne peut à la fois être juge et partie. » [9]
D’une façon ou d’une autre, tous les « génocidaires » se lamentaient sur leur sort. « Pour convaincre le monde, les promoteurs de la guerre lancent à travers les médias et les organisations internationales une série d’accusations mensongères » [10], appuya le président du MRND Matthieu Ngirumpatse, lui aussi en tête de gondole des mandats d’arrêt.
Ngirumpatse : « Une série d’accusations mensongères »
Exactement cinquante ans avant le génocide contre les Tutsi du Rwanda, les chefs nazis se posaient eux aussi en victimes expiatoires de la « justice des vainqueurs ». Aux procès de Nuremberg, le procureur général américain Robert Jackson ne leur avait laissé aucune latitude pour désigner un avocat, ni pour reconnaître leurs crimes. Mais un demi-siècle plus tard, la communauté internationale ne manifestait pas la même détermination. Un racisme rampant obscurcissait l’enjeu, notamment à Paris. François Mitterrand avait dit : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important ». L’un de ses fidèles, le magistrat Louis Joinet avait embrayé : « On en jugera trente. Il faut un minimum de jugements, mais à quel niveau ? C’est le même problème que pour la Yougoslavie. Est-ce qu’on juge au niveau immédiatement inférieur à celui des responsables politiques ? J’estime que le fait de passer l’éponge sur les exécutions est une condition de la réconciliation. Bien sûr, je n’ai pas dit ça publiquement aux Nations Unies ! » [11]
Plus tard, la dé-classification de documents diplomatiques des Etats-Unis apportera la démonstration que l’Elysée se moquait comme d’une guigne de juger les génocidaires rwandais.
Un racisme rampant obscurcissait l’enjeu
Avec Johan Scheers ainsi que ses collègues (qu’il reste à identifier) et leur vade-mecum, les accusés d’Arusha disposaient, eux, d’un puissant atout dans leur jeu. Joker serait un mot faible pour parler de Me Scheers, un homme qui aura fourni aux « génocidaires » un outil de démolition du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Un porte-voix pour faire entendre leur négationnisme. Et un moyen de devenir riches aux dépens de l’ONU.
Arrêtons-nous sur la personnalité et le parcours de Johan Scheers, salué après son décès prématuré en septembre 2017 comme « un avocat de premier plan bruxellois ». Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’affaires du barreau néerlandophone de Bruxelles, il avait souvent défrayé la chronique bruxelloise dans le cadre d’histoires qu’il savait rendre retentissantes – un talent partagé avec son collègue français Jacques Vergès. Son rôle d’intriguant auprès de Juvénal Habyarimana est documenté depuis les révélations de la commission d’enquête du Sénat de Belgique sur le génocide des Tutsi et ses implications belges. [12]
En 1992, Johan Scheers avait rencontré à Bruxelles des délégués de l’opposition démocratique rwandaise qui recherchaient une assistance juridique. Mais, à l’instigation de l’universitaire Filip Reyntjens, il avait vite manigancé pour devenir le conseiller juridique patenté du président Habyarimana[13]. Comme l’a documenté le Sénat belge, Me Scheers recherchait pour Juvénal Habyarimana des appuis auprès des partis démocrates-chrétiens, auprès du sénateur Willy Kuypers, auprès de M. Wilfried Martens, ancien Premier ministre. Il effectuait aussi un intense lobbying de la politique de Habyarimana en harcelant l’ambassade de Belgique à Kigali et l’état-major de l’armée à Bruxelles. « De plus, comme le Roi Albert venait de succéder à son frère le Roi Baudouin, M. Scheers prétend qu’il devait veiller à rétablir pour le président Habyarimana les contacts avec la Cour », a relevé le Sénat de Belgique.
Le lobbying de Johan Scheers
Avant le génocide, le lobbying de Johan Scheers consistait aussi à minimiser les pogroms contre les Tutsi, que dénonçaient les médias belges. L’avocat s’échinait à décrédibiliser les articles de Colette Braeckman dans Le Soir et de Marie-France Cros dans La Libre Belgique. Il se faisait fort de consolider l’appui de la Cour de Belgique à la famille Habyarimana après le décès le 31 juillet 1993 de l’ami indéfectible, Beaudoin Ier, le cinquième roi.
Johan Scheers a-t-il soufflé à l’oreille des détenus d’Arusha l’idée de négocier avec leurs avocats, outre une négation acharnée du génocide des Tutsi, le partage d’honoraires majorés ? Ce n’est qu’une supposition. Un an avant le TPIR, le Conseil de sécurité de l’ONU avait créé le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), dont les premiers dysfonctionnements alimentaient bien des discussions chez les avocats, en particulier sur l’incapacité du Greffe à contrôler les honoraires des Conseils. La rumeur concernant Me Scheers est fondée sur un simple faisceau d’indices : son activisme en faveur du régime Habyarimana, qui semblait aller bien au-delà de la mission habituelle d’un avocat[14], sa mise en cause nominative par Jean Kambanda, et son souci d’assurer lui-même la défense des accusés devant le TPIR. A cet effet, il s’était inscrit parmi le premiers dans la liste des avocats à la disposition des accusés, avant d’être récusé dans l’affaire Akayesu. [15]
Bagosora : « Moi, je ne crois pas au génocide »
Le 24 octobre 2005, au début de son témoignage pour sa propre défense, le colonel Théoneste Bagosora interpella ses juges : « Moi, je ne crois pas au génocide. La plupart des gens raisonnables pensent qu’il y a eu [seulement] des massacres excessifs ». C’était la mise en pratique, une nouvelle fois, du vade-mecum distribué par Me Scheers, et résumé dans son « debriefing » par l’ancien Premier ministre du gouvernement intérimaire. Depuis le 9 janvier 1997, date de la première comparution du premier accusé, l’ancien bourgmestre Jean-Paul Akayesu, c’était devenu une litanie. « Tout nier en bloc, y compris le génocide et les massacres eux-mêmes » : les responsables traduits devant la justice internationale suivaient à la lettre ce conseil. A Arusha, procès après procès, l’accusation était confrontée à d’interminables arguties et devait patiemment démontrer puis redémontrer qu’un génocide avait eu lieu contre les Tutsi du Rwanda.
L’accusation confrontée à d’interminables arguties
La répétition de cette scène exaspérait le procureur Martin Ngoga, représentant spécial du Rwanda auprès du TPIR : « Même les plus évidentes des procédures auront été âprement débattues, comme si ce génocide ne s’était pas déroulé au vu de tout le monde. » [16] Mais Ngoga gardait son calme et les juges leur infinie patience. Ils se rattrapaient sur les verdicts.
Jean-Paul Akayesu fut condamné le 2 septembre 1998 à une peine de prison à vie, Jean Kambanda, malgré son « plaider coupable », était condamné deux jours plus tard à la même peine. Pourtant, ces sanctions n’impressionnaient pas les autres accusés. Comme une sorte de compétition entre détenus et leurs avocats, ils transformaient les comparutions en « trainings » négationnistes. Au déni du génocide, ils ajoutaient des récits conspirationnistes de plus en plus sophistiqués. Le champion toutes catégories était, de l’avis général, l’avocat canadien Christopher Black. Il était intarissable sur la responsabilité du gouvernement des Etats-Unis. Selon lui, « le conflit » (on évitait le mot génocide) était un moyen de mettre la main sur les richesses de la région par l’intermédiaire des rebelles du Front patriotique rwandais, fondés de pouvoir de Washington (c’était la thèse générale, mais Black apparaissait le plus créatif…).
Choses vues et entendues à Arusha
Ce ronronnement négationniste distillait un profond ennui et le public des procès était de plus en plus clairsemé, à l’exception de groupes occasionnels de touristes occidentaux venus voir la faune sauvage et qui trompaient l’ennui d’une halte à Arusha par cette escapade judiciaire.
« Ce matin-là, nous sommes en tout et pour tout trois spectateurs derrière la vitre blindée du Tribunal pénal international pour le Rwanda, au quatrième étage du centre des congrès d’Arusha, raconte Eugénie Gatari. De l’autre côté s’activent une foule d’avocats “internationaux”, des procureurs, des juges, des greffiers et leurs aides. Et, presque en marge de cette agitation, deux accusés : Ferdinand Nahimana, universitaire, et Hassan Ngeze, directeur-journaliste. Le premier, co-fondateur et directeur de la RTLM dite “Radio-la-Mort”, est accusé d’avoir fourni l’“animation” du génocide en 1994. Le second, extravagant directeur de Kangura, aurait joué un rôle clef dans le processus de “lavage de cerveaux” qui a précédé l’extermination d’un million de Tutsi et de Hutu modérés.
Cette justice présentée comme exemplaire, emblématique d’une aspiration mondiale à l’équité et à la paix, suscite d’emblée le malaise. La salle d’audience est basse de plafond, longue et étroite, malcommode. Le mobilier, en planches de bois vernies, sort visiblement d’une modeste menuiserie locale. La lumière du jour filtre d’étroites et laides impostes, suppléée par la lueur blafarde des néons. Un avocat s’éponge, se plaignant d’une climatisation en panne. Deux policiers débonnaires discutent familièrement avec les accusés. Malgré les tenues écarlates des trois juges et les robes noires des procureurs et des avocats, l’appareil judiciaire onusien manque de la majesté qu’on attendrait. Et, surtout, cette absence de public et de journalistes, qui contraste tant avec la foule qui se pressait au procès de Bruxelles ! Même les rédacteurs des petites agences agréées préfèrent apparemment produire des dépêches sans assister aux séances. » [17]
Des avocats « humbles porte-voix des accusés »
Eugénie Gatari poursuit son récit : « Malgré leur façade d’assurance, voire d’arrogance, les avocats semblent souvent les humbles porte-voix des accusés. Hasan Ngeze a commencé par houspiller publiquement l’un de ses défenseurs, l’accusant d’incompétence, de ne pas mériter ses honoraires et exigeant de la présidente, la juge sud-africaine Pillay, qu’il soit récusé. Dans la plupart des pays, une telle humiliation entraînerait aussitôt la démission de l’avocat mis en cause. Pas à Arusha, où Hassan Ngeze est considéré comme assez raisonnable pour répondre de ses actes, mais assez déraisonnable pour ne pouvoir récuser le défenseur qu’il avait choisi. Quant à l’avocat concerné, il semble suffisamment intéressé à la cause pour supporter tous les affronts.
Bref conciliabule de magistrats embarrassés. Les avocats ne sont pas récusés, mais ils sont invités à demi-mot à se plier aux exigences de leur client… L’incident n’est pas exceptionnel. Durant l’audience, les accusés interpellent à tout moment leurs avocats, les interrompent dans leur contre-interrogatoire, leur griffonnent des questions qu’il faut lire séance tenante, leur chuchotent indiscrètement des changements de formulation. Les magistrats ferment les yeux sur cette caricature de défense. Les accusés et leurs avocats-porte-parole ne reconnaissent ni ne regrettent rien, ils campent sur leurs convictions. Le génocide des Tutsi ? “Une invention de la propagande américaine”, affirme l’un. “C’était la guerre, la violence populaire spontanée”, “une réaction spontanée”, ajoute un autre. “Des combats interethniques, reprend le premier ; le FPR a tué deux fois plus de Hutu !” Le révisionnisme est affiché en système de défense. […] Hassan Ngeze jubile. À la fin de l’audience, il esquisse même quelques pas de zouk dans le dos des magistrats qui sont en train de quitter la salle. […] Quant aux victimes du génocide, elles sont cruellement absentes de ces débats, comme si ces derniers ne les concernaient pas. J’ai repensé aux ombres qui hantent le spectacle belge “Rwanda 94” ».
Eugénie Gatari raconte une des audiences du « procès des médias ». C’était à l’été 2001…
Un tribunal international à bout de nerfs
En 2006, le TPIR approchait le douzième anniversaire de ses travaux et les criailleries négationnistes devenaient un insupportable bruit de fond. Dans le procès de deux dirigeants[19] du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND, l’ancien parti unique du président Juvénal Habyarimana), ouvert en novembre 2003, les accusés et leurs avocats multipliaient les incidents dilatoires. Les juges crièrent « assez ! » Le 16 juin 2006, saisie par le Parquet, la chambre d’appel déclara que le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994 était « un fait de notoriété publique » qui n’était plus à démontrer. [20] Fin de la récréation.
Pour les accusés, ce n’était qu’un demi-échec, car ils avaient eu largement le temps de peaufiner leur argumentaire. Et, grâce au partage d’honoraires avec leurs équipes de défense, déjà constitué un trésor de guerre qui permettrait de financer une campagne internationale de déni de grande ampleur. La révélation du fait que les accusés avaient mis le TPIR en coupe réglée, le manipulant tel une corne d’abondance pour l’idéologie du génocide et sa partie émergée, le négationnisme, intervint, là aussi, beaucoup trop tard.
Le TPIR, corne d’abondance du négationnisme
En 2001, la Suissesse Carla Del Ponte, nouvelle procureure des deux tribunaux internationaux, tira la sonnette d’alarme. Au cours de la 45e séance budgétaire de l’ONU, le rapport du Bureau des services de contrôle interne (BSCI) alerta sur « un possible système frauduleux de partage d’honoraires entre défense et détenus au sein des deux tribunaux internationaux, le Tribunal pénal international pour le Rwanda et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. »
Selon Dileep Nair, Secrétaire général adjoint aux services de contrôle interne de l’ONU, « de telles pratiques soulèvent des problèmes d’éthique et jettent le doute et le discrédit sur les travaux des Tribunaux. »
Les médias s’emparèrent du scandale. « Lenteur, corruption, incidents divers… Le bilan du tribunal international d’Arusha, où vient de s’ouvrir le procès de quatre officiers, est des plus mitigés », estimait le journaliste Arnaud Grellier dans L’Express. [21]
La nouvelle procureuse tire la sonnette d’alarme
La rumeur de la fermeture des deux tribunaux par des bailleurs de fonds scandalisés commençait à courir. A Arusha, le Greffier mit des noms sur les responsables d’abus les plus criants. Le 6 février 2002, il annonça avoir dessaisi Maîtres Andrew McCartan avocat principal (Britannique) et Martin Bauwens co-conseil (belge) du dossier de l’accusé Joseph Nzirorera[22]. L’enquête avait révélé la pratique de surfacturations ainsi que d’autres irrégularités financières. [23] Apparemment, les avocats avaient présenté à l’encaissement un nombre extravagant d’heures de travail.
Me McCartan fut rayé de la liste des avocats agréés par le TPIR. Il tenta de noyer le poisson en accusant son client : « Joseph Nzirorera a essayé de me faire chanter, c’est certain : donnez-moi 2 500 dollars par mois [soit environ 10 % de ses honoraires] ou je vous désavoue m’a-t-il dit. J’étais stupéfait. J’ai dit, d’accord, je vais y penser. Je voulais sortir pour aller chercher un avis. Je n’ai jamais entendu ça en vingt ans de pratique. Vous imaginez cela ici en Ecosse ? On dirait au gars t’es pas le seul client à attendre, mec ! »
L’enquête démontra que le partage d’honoraire entre Joseph Nzirorera et son avocat durait depuis longtemps, mais que les deux hommes avaient fini par se disputer sur le montant. Si les avocats abusaient, la corruption s’était répandue à tous les étages des élégants immeubles du tribunal.
Corruption à tous les étages
Début mars 2002, un rapport des services de contrôle interne de l’ONU dévoila un nouveau scandale : « Un fonctionnaire du TPIR, chargé de contrôler les comptes des avocats, a à plusieurs reprises demandé et reçu des dessous-de-table. Toujours selon ce rapport, des équipes de défenseurs ont dû, sous la contrainte, effectuer des versements, souvent supérieurs à 1 000 dollars, par chèque ou en espèces. Ceux qui refusaient se voyaient délivrer les autorisations de paiement avec des retards significatifs. Le fonctionnaire a reconnu les faits. » [24]
La nouvelle énergie du Greffe pour sanctionner les abus nécessitait l’appui des magistrats. A peu près au même moment, une affaire démontra la pusillanimité de ces derniers. Dans le procès dit « Butare », la même chambre laissait un des accusés se débarrasser de ses conseils pour « manque de confiance ». L’agence de presse Hirondelle écrivit : « Le 22 juin 2001, alors que le procès Butare avait débuté depuis deux semaines, la chambre 2 a en effet accordé à Arsène Ntahobali de révoquer ses avocats sur la base du fait qu’il avait perdu “confiance” en eux. L’ancien milicien a seulement perdu “confiance” en ses avocats lorsque ceux-ci ont refusé ses exigences financières. Au contraire de l’avocat de Joseph Nzirorera, les défenseurs de Ntahobali ont refusé de dévoiler ces demandes de partage d’honoraires en dépit des questions insistantes des juges, qui avaient clairement quelques soupçons. »
Des magistrats entrent dans le jeu…
Le procureur Martin Ngoga, représentant spécial du Rwanda auprès du TPIR, estime que l’ONU n’a pas voulu réellement purger le scandale de l’enrichissement des accusés au fil des procès : « Tout au début, il était difficile pour un être ordinaire d’imaginer que le Tribunal international pouvait céder à la corruption. Or, contre toute attente, il a été l’objet de corruption, par exemple le partage des honoraires entre clients et avocats. Les VIP, les accusés comme Bagosora, ne pouvaient que difficilement embaucher un avocat qui ne soit pas disposé à partager. Il savait parfaitement qu’aucun avocat, si volontaire et si intelligent qu’il soit, ne pourrait le faire sortir de prison. La seule chose à gagner de sa représentation en justice était une partie de ces honoraires. Bien d’autres accusés ont fait de même. Plusieurs rapports très documenté, issus des enquêtes, ont révélé la façon dont les avocats avaient partagé les honoraires avec les clients. Il s’agit d’un acte de corruption. Il y a eu des allégations de corruption contre les hauts fonctionnaires du TPIR. Nous parlons des allégations parce que la bureaucratie des Nations Unies n’estime pas convenable de présenter des rapports finaux au sujet de ce genre d’enquêtes. » [25]
… mais à l’ONU, on noie le poisson
Pour comprendre comment les accusés ont pu s’enrichir aux dépens de l’ONU, il faut brièvement rappeler l’organisation du Tribunal pénal international pour le Rwanda. A l’image de son homologue sur l’ex-Yougoslavie, il fonctionnait essentiellement selon la règle de la « common law » anglo-saxonne, fixait lui-même son mode de fonctionnement, sa jurisprudence et son organisation interne. La compétence des services du Procureur et celle du Greffier en chef étaient essentielles. Encore fallait-il que ces deux personnages-clefs fassent leur travail de contrôle.
A l’instar du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie et dans une certaine continuité du tribunal de Nuremberg, le TPIR était mandaté pour juger les principaux auteurs d’un génocide. Son budget était entièrement alloué par l’ONU. Malheureusement le recrutement initial laissa à désirer, preuve du peu de considération de la communauté internationale pour la tragédie du Rwanda. Certains Etats exigeaient l’embauche d’un contingent de leurs ressortissants. De nombreux analystes et enquêteurs, recrutés selon de mystérieux critères géographiques typiques de l’ONU étaient notoirement incompétents. Et que dire des premiers procureurs et greffiers…
L’incompétence facilite la corruption
Lorsqu’elle fut nommée en août 1999 Procureur général du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du TPIR, Carla Del Ponte découvrit les Ecuries d’Augias. L’incurie et la démotivation dictaient leur loi – et leurs horaires – du sommet à la base. Les enquêtes étaient le plus souvent en panne, les audiences presque paralysées faute de documentation. Il fallut à la procureuse générale deux années pour remettre de l’ordre dans les deux maisons. A Arusha, la nomination en 2001 d’un Greffier en chef à poigne, le Sénégalais Adama Dieng, avec rang de Sous-Secrétaire général de l’ONU, paracheva la remise en ordre. Peu après son entrée en fonction, le nouveau greffier mettait fin aux contrats de trois enquêteurs de la défense soupçonnés de participation au génocide. Mais beaucoup trop de temps avait été perdu qui ne pourrait jamais être rattrapé, notamment la démonstration cruciale de « l’entente en vue de commettre le génocide » des Tutsi. Il est vrai que l’ONU, en imposant que le mandat du TPIR ne lui permettrait d’investiguer que sur la période du 1er janvier au 31 décembre 1994, avait délibérément tué dans l’œuf cette pédagogique démonstration. [26]
Un sabotage onusien initial
En 2009, nous avons trouvé l’opportunité d’investiguer sur les problèmes de corruption au TPIR, à l’occasion de notre dernière mission. C’est peu dire que le petit pool de journalistes installé à Arusha se gardait d’étaler les travers de ce tribunal qui constituait son fonds de commerce. Tributaire de quelques apparitions aux audiences et des informations communiquées seulement par les avocats et il avait, par un phénomène d’osmose bien connu, fini par épouser la cause de ces derniers…
Début 2009, après quatorze années de fonctionnement, le TPIR avait jugé 38 accusés et dépensé un milliard de dollars. [27] Il employait alors directement ou indirectement près de mille personnes, magistrats du siège et du parquet, auxiliaires de justice, personnels divers, agents de sécurité, équipe de défense. Nous n’allons évoquer ici que les équipes de la défense, à l’origine de captations financières dont les bénéficiaires ont été nombreux, principalement en France.
Des journalistes en résidence trop proches des avocats
Peu à peu, le nombre de détenus d’Arusha s’était étoffé. Anciens ministres, diplomates, professeurs de l’enseignement supérieur, bourgmestres, hauts fonctionnaires, hauts gradés, ils se sont constitués en lobby. L’ancienne procureure Carla Del Ponte en fait une description pittoresque dans son livre de souvenirs La Traque, les criminels de guerre et moi :
« Les contraintes auxquelles nous a astreint la bureaucratie des Nations unies confinent souvent à l’absurde. (…) Le quartier pénitentiaire du tribunal d’Arusha présentait une autre absurdité. J’y suis allée une fois, arrivant à une heure où les détenus étaient “en classe”, me dit-on. C’était un spectacle pour le moins surréaliste. Une femme enseignait l’anglais à des génocidaires présumés, assis bien sagement en rangs comme des élèves modèles. La rumeur se propagea : “Mme la Procureure arrive.” Ils se levèrent tous respectueusement, comme des élèves accueillant le principal du collège. Un par un, ils me serrèrent la main, timidement et avec douceur. Un par un, ils me gratifièrent d’un “enchanté”. Je reconnus certains noms. Je me rappelai les meurtres sauvages et autres crimes décrits dans leurs actes d’accusation et je trouvais cette situation aussi incongrue que pathétique. Ces mêmes génocidaires présumés avaient organisé une sorte de gouvernement rwandais fantôme et se retrouvaient là, à l’intérieur de la prison, pour préparer leur retour au pouvoir » [souligné par nous]. [28]
« Pour préparer leur retour au pouvoir »
D’emblée, la formule peut sembler déconnectée de la réalité. De quels moyens disposaient les accusés pour s’assurer le cas échéant un « retour au pouvoir » dans ce Rwanda transformé par eux en un charnier géant à ciel ouvert ? Tout simplement de leur capacité à retourner en leur faveur les opinions publiques internationales, en accréditant l’idée que « ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali », qu’ils étaient les victimes et non les bourreaux. Ils le répétaient depuis 1994, et même avant. Leur projet n’était pas si absurde. Si on oublie le principe de vérité et toute considération morale, c’était une affaire d’intelligence politique et de moyens financiers.
Tous les suspects de génocide traduits devant le TPIR se déclaraient d’office indigents, bien que certains, de notoriété publique, disposassent, de fortunes considérables amassées à l’occasion de leurs fonctions politiques ou militaires au Rwanda jusqu’en 1994. Le tribunal avait pour règle d’accepter sans réelle vérification la déclaration d’indigence. Le greffe prenait en charge l’intégralité des frais de la défense. Seule contrepartie : les accusés se voyaient attribuer un avocat commis d’office par le greffier sur une liste fixée par le TPIR en fonction des candidatures et d’un processus de vérification minimum (inscription dans un barreau).
Combiner intelligence politique et moyens financiers
Une règle s’est peu à peu imposée selon laquelle dans un procès, les dépenses de l’accusation et celles de la défense devaient être à peu près équivalentes. Dans la jurisprudence de la justice internationale, on l’appelle « le principe d’égalité des armes ». [29]
La défense d’un accusé de génocide dans une ville très isolée comme Arusha, offrant peu de loisirs et une vie culturelle de faible intensité, n’était guère attrayante ni assez rémunératrice pour un grand cabinet occidental. Comme nous avons pu le constater à l’occasion de diverses missions de témoin-expert ou de consultant, les avocats candidats étaient trop souvent des professionnels mal formés et qui peinaient à se rémunérer dans des pays peu développés, ou au bord du dépôt de bilan au Canada, en Grande Bretagne, en France, en Belgique ou ailleurs. Ce qui explique que ces « conseillers principaux » (avocats) et « co-conseillers » (avocats adjoints) des accusés ne faisaient pas toujours preuve de la compétence ni de la déontologie nécessaires, notamment en matière de facturation d’honoraires et de frais, où il est aisé d’abuser des règles des tribunaux internationaux.
Des avocats nécessiteux attirés par la perspective de longs procès
Dans les premières années de fonctionnement du TPIR, les avocats de la défense étaient rémunérés à hauteur de 110 US$ l’heure, sur mémoire déclaratif. Des honoraires auxquels s’ajoutait une indemnité journalière (« per diem ») de séjour (90 US$ par jour en 2001 à Arusha, 270 US$ pour un séjour à Paris, etc.) et des frais de déplacement en avion – l’agence de voyage agréée par le Greffe se chargeant de fournir les billets. Entre 1995 et 2001, aucune vérification sérieuse du nombre d’heures de travail des « conseillers de défense » n’était effectuée par le Greffe jusqu’à la nomination à ce poste d’Adama Dieng. A Arusha, nous avons vu certaines notes d’honoraires d’avocats dépasser 500 000 US$ pour la représentation d’un seul accusé sur quelques années.
Le tribunal d’Arusha n’a entamé son premier procès qu’en septembre 1996. Encore a-t-il été relativement court, au regard de ceux qui suivirent. Les abus n’ont cessé de s’aggraver jusqu’à la fin de la décennie lorsqu’a éclaté le « scandale des partages d’honoraires ». Peu à peu, les accusés ont mené grand train dans la prison d’Arusha. Nous avons vu un de ces « indigents » parader dans un costume de grand couturier, montre Rolex en or au poignet, derrière la vitre blindée séparant la salle d’audience des travées du public.
Des accusés « nécessiteux » en costumes de grands couturiers…
A peu près personne à l’ONU n’ignorait ces anomalies. En 2001, à la 5e session budgétaire de l’ONU, « le représentant de la Suède, s’exprimant au nom de l’Union européenne et des pays associés, s’est insurgé contre des pratiques infamantes qui augmentent artificiellement les coûts de la justice et retardent son cours. Il a regretté que 17 millions de dollars aient été dépensés, de 1999 à 2000, pour la défense des prévenus alors que certains disposent certainement de moyens financiers. » [30]
En avril 2002, neuf procès seulement avaient été menés à terme, dix-sept procédures restaient pendantes. Dans la prison de l’ONU à Arusha, 57 prévenus attendaient leur jugement. Une lenteur soigneusement entretenue par les accusés et leurs avocats. En ce mois d’avril 2002, environ 200 membres des équipes de défense, avocats, avocats adjoints, assistants juridiques et enquêteurs, émargeaient au budget du TPIR, entraînant un « partage » avec les accusés sur lequel nous allons revenir.
…et 200 défenseurs défrayés en même temps
La révélation du scandale des partages d’honoraires a amené le tribunal à définir des règles pour le désaveu d’un avocat. Les juges ont pratiquement obligé les accusés à conserver le même avocat dans l’espoir que celui-ci ne serait plus soumis à un chantage financier. Cette disposition aurait limité les « cadeaux », sans les faire disparaître.
Malgré ces précautions, les détournements financiers opérés par les accusés semblent s’être amplifiés au fil des années. En 2009, lorsque nous avons mené notre enquête sur ces détournements, le Greffe semblait toujours incapable de vérifier la nécessité de frais de mission et l’opportunité de coûteux billets d’avion pour de longues missions d’avocats à l’étranger, souvent dans des pays plutôt réputés pour leur hôtellerie touristique (et pour le niveau du per diem, 340 US$ à New York par exemple en 2009) que pour leur capacité à fournir des argumentaires concernant des suspects du génocide des Tutsi du Rwanda.
Coûteux frais de mission et de billets d’avion
Nous avons ainsi pu observer les coulisses du début du procès de l’ancien sous-préfet rwandais Dominique Ntawukulilyayo[31], prévu à partir du 4 mai 2009. Ce jour-là, son avocat principal a déclaré qu’il n’avait pas mis la dernière main à sa liste de témoins. « Je suis encore à la pêche », a-t-il dit benoîtement, expliquant qu’il avait des témoins potentiels au Burundi, en Ouganda, au Malawi, au Libéria, aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. Le Greffe n’a pas le droit de contester ce type de demande, et doit fournir les billets d’avion et rembourser les per diem correspondant.
Les accusés ne sont pas dupes de fréquentes exigences de voyages longs et coûteux mais ne protestent pas d’une éventuelle perte de temps pour leur défense : c’est tout bénéfice lorsqu’ils partagent avec les avocats le fruit de leurs notes de frais et honoraires.
Les accusés ont disposé d’une autre source d’enrichissement personnel – et collectif – grâce au dispositif des équipes de défense financées par le Tribunal pénal international toujours au nom du principe « d’égalité des armes ».
Une équipe de défense de quatre personnes
A Arusha, chaque accusé bénéficiait d’une équipe de quatre personnes pour sa défense : Un « avocat principal » assisté par un co-conseil également avocat et d’un assistant juridique (appelé aussi “légal officer”) ainsi que d’un enquêteur. Après les réformes engagées par le Greffier en chef en 2001, l’avocat ne pouvait plus prétendre qu’à des honoraires forfaitaires encore conséquents (au maximum, 19 000 $ par mois) auxquels s’ajoutaient les per diem[32]. Les avocats avaient vite trouvé un système qui leur permettait de « gratter » une partie des per diem : ils louaient à l’année à Arusha un grand logement doté d’un personnel de maison, qu’ils se partageaient. Ainsi pouvaient-ils ne dépenser que 25 à 35 dollars par jour passé à Arusha. Pour un mois de présence, les avocats principaux les plus frugaux pouvaient mettre de côté près de 2 000 $ de per diem.
Le co-conseil était un peu moins payé, ainsi que l’assistant juridique, mais il bénéficiait du même per diem de 99 $ par jour (tarif 2009 pour Arusha). Enfin, l’enquêteur de défense, assimilé à l’indice hiérarchique P2, bénéficiait d’un salaire d’environ 5 000 $ par mois sans compter son per diem.
Parmi les enquêteurs, des Interahamwe…
Tous ces « enquêteurs » en costume-cravate, badgés, bien propres sur eux, n’étaient pas au-dessus de tout soupçon. Ainsi Joseph Nzabirinda, surnommé « Biroto ». Il travaillait sous une fausse identité comme enquêteur pour la défense de l’ancien préfet de Butare, Sylvain Nsabimana, lorsqu’en décembre 2001 cet homme de 44 ans fut arrêté après avoir été démasqué par un témoin.
L’arrestation d’un autre enquêteur va défrayer la chronique. Siméon Nchamihigo travaillait dans l’équipe de défense d’un lieutenant des ex-FAR, Samuel Imanishimwe, un des trois accusés d’un procès collectif intitulé « l’Affaire Cyangugu ». Il prétendait s’appeler Samy Bahati Weza et portait un faux passeport congolais. Il s’avéra que pendant le génocide, il était substitut du procureur à Cyangugu. Les deux autres accusés dans l’affaire où il intervenait comme enquêteur étaient l’ancien ministre des Transports, André Ntagerura, et l’ancien préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki. En d’autres termes, l’ancien préfet sous les ordres duquel « l’enquêteur » du TPIR avait participé au génocide !
… et l’un d’eux demande encore de l’argent au Tribunal !
L’histoire ne s’arrêta pas là. Après une sentence de perpétuité en première instance, Siméon Nchamihigo fut condamné à quarante ans de réclusion par la chambre d’appel du TPIR. Toutes les audiences consacrées à documenter son sadisme, ses meurtres et ses viols, ne le découragèrent pas de tenter de soutirer encore de l’argent au tribunal. Il déposa une demande de remboursement pour des honoraires d’enquêteur en souffrance. Indigné, le greffe rejeta sa revendication au motif que le tribunal avait ensuite dépensé pas moins de 900 000 dollars pour sa propre défense comme « indigent ».
Saisie par le génocidaire et imposteur, la présidente du tribunal, Khalida Rchid Khan, confirma la décision du greffe et rejeta la demande du condamné. La folle prodigalité du TPIR avait quand même trouvé sa limite.
Le génocidaire demande le remboursement de ses honoraires
Martin Ngoga, le procureur du Rwanda délégué à Arusha, a souligné que, par le biais des enquêteurs de défense, le TPIR pullulait d’anciens Interahamwe payés par l’ONU : « L’avocat de la défense a souvent pour enquêteur à ses côtés un ancien I Interahamwe. […] J’ai moi-même été à Arusha pendant quatre ans, […] j’aimais m’asseoir dans une galerie publique, à l’intérieur de la salle d’audience. On y trouvait des Interahamwe que nous avons signalés et qui avaient fini par être arrêtés, mais qui ont travaillé avec le TPIR pendant de nombreuses années. » [33]
Si après les réformes de 2001 le conseil principal et son adjoint ont, pour l’essentiel, échappé au chantage sur les honoraires, ce ne fut pas le cas de l’assistant juridique et moins encore de l’enquêteur. Ce dernier était généralement un membre de la famille de l’accusé et son rôle consistait théoriquement à recueillir des témoignages et preuves à décharge. En réalité, la stratégie de défense étant jusqu’en 2008 essentiellement idéologique (ou fondée sur de prétendus alibis), l’enquêteur de défense apparaissait plutôt comme le commissionnaire de l’accusé. En 2009, on nous a raconté le cas d’un enquêteur révoqué par son oncle (détenu à Arusha) parce qu’il ne l’avait pas représenté dans une fête de mariage au Rwanda.
L’enquêteur payé pour animer un blog en faveur de l’accusé
Tandis que les procès s’éternisaient à Arusha, les médias sociaux s’imposaient peu à peu comme des vecteurs d’information – et de désinformation – dominants. Dans certains cas, l’enquêteur était – voire même parfois resté – l’animateur d’un blog consacré à l’accusé (ce dernier n’avait pas le droit de se connecter à Internet mais, disposant d’un ordinateur, pouvait transmettre et recevoir des fichiers numériques). Il semble qu’en 2020, quelques anciens enquêteurs animent encore des sites négationnistes.
Nous avons interrogé des magistrats du Tribunal pénal international et d’autres collaborateurs de l’accusation sur ces abus. Ils hésitaient à parler, même anonymement, même sans citer de cas précis, par crainte d’être sanctionnés ou limogés. « L’affaire Hartmann » avait éclaté l’année précédente. Ex-porte-parole du parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda et du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, Florence Hartmann avait été inculpée de « divulgation d’informations confidentielles du TPIY » le 27 août 2008, et s’apprêtait à subir un interminable harcèlement de la justice internationale, jusqu’à sa brève incarcération[34]. Cette procédure était destinée à intimider tous les collaborateurs de la justice internationale tentés d’en révéler des dysfonctionnements.
Malgré les conséquences de « l’affaire Hartmann »…
Sous couvert d’anonymat, nos interlocuteurs ont fini par livrer chacun de son côté des éclats de vérités. Il s’avérait que, de notoriété publique, les enquêteurs reversaient une grande partie – sinon la totalité – de leurs salaires selon les directives de l’accusé, ne se rétribuant que sur les « grattes » de per diem. A Arusha, en adoptant le mode de vie local dans des quartiers populaires, on pouvait ne dépenser qu’une dizaine de dollars par jour, ce qui laissait à l’enquêteur une économie mensuelle appréciable.
A quoi servait l’argent prélevé par les accusés sur les avocats et enquêteurs de défense ? Malgré le climat d’intimidation entretenu par la procédure lancée contre Florence Hartmann, nous avons pu recueillir quelques confidences.
Ne disposant pas d’un service de police interne, le TPIR n’a jamais officiellement enquêté sur la généralisation de la corruption en son sein, mais il n’était pas difficile de glaner des informations dans les couloirs à Arusha, notamment auprès de membres du “Tracking team” [littéralement « Groupe de pisteurs »], des policiers recrutés pour débusquer des suspects encore en fuite, et qui surveillent donc les familles et amis des prévenus partout dans le monde. Ils n’avaient pas oublié leurs réflexes professionnels vis-à-vis des équipes de défense.
Les observations du « groupe de pisteurs »
Selon nos informateurs au sein du “Tracking team”, une partie de l’argent détourné allait directement aux parents en Afrique ou en Europe. « Un des critères, ce sont les familles d’accusés prétendument indigents dont les enfants suivent pourtant des études dans de coûteuses écoles privées en France ou en Belgique », nous a confié un policier du TPIR. « On a vu aussi que les accusés prenaient en charge le minerval (frais de scolarité) de nombreux enfants de la famille élargie au Rwanda ou ailleurs (de 50 à 100 dollars par enfant et par an) ».
Plus grave est la partie des détournements servant à financer des activités de propagande négationniste, notamment en France, en Belgique et au Canada, principaux pays d’accueil des familles de suspects de génocide. Cette propagande s’inscrit dans le prolongement de la défense des accusés devant le tribunal d’Arusha. Nous avons vu qu’elle était largement fondée sur le déni du génocide des Tutsi, cherchant à mettre en avant « les massacres des deux côtés » résultant prétendument d’une « colère populaire spontanée », et à tenter de saper la légitimité du Tribunal pénal international qualifié de « justice des vainqueurs ».
Ce système de défense, fidèle mise en pratique du vade-mecum, a été contre-performant vis-à-vis des juges qu’il n’a cessé d’indisposer. Son principal intérêt était de multiplier les audiences et de rendre certains procès interminables [interminablement profitables…] jusqu’à la fermeture du TPIR le 31 décembre 2015. [35]
L’essor de la propagande négationniste
En 2009, lors de notre enquête, et comme l’a confirmé le livre de Carla Del Ponte, il semblait que les accusés et les premiers condamnés du TPIR conservaient bon espoir de renverser le cours de l’Histoire les concernant. Quelques journalistes et universitaires influents popularisaient leur thèse sur la responsabilité du Front patriotique dans l’attentat, dorénavant présenté comme l’élément explicatif du génocide. Divers ouvrages ouvertement négationnistes ouvraient la perspective de faire basculer le public de la compassion pour les victimes du génocide à celle envers de supposées « victimes d’injustices ».
Pour les détenus d’Arusha, faire basculer les opinions publiques occidentales versatiles ne semblait pas hors de portée. Cette propagande ambitieuse nécessitait des relais d’opinion essentiellement dans les pays francophones (les accusés étaient tous francophones, la langue française reste l’une des langues officielles du Rwanda). Des colloques et conférences négationnistes se multipliaient en Europe et en Amérique du Nord. De nouveaux sites internet, bien construits, véhiculaient, en la modernisant et en la banalisant, l’idéologie de la haine des Tutsi. Tout ceci coûtait cher.
Le montant de la corruption ? Notre interlocuteur sort sa calculette
La question centrale reste le montant de la corruption. Notre interlocuteur est un peu surpris de la question, mais il sort sa calculette. « Je n’ai jamais fait le total. Bon, on peut penser que des avocats ont rétrocédé en moyenne aux accusés environ 10% de leurs honoraires. Même si quelques-uns ont refusé. Si on ajoute les avocats adjoints, les conseillers juridiques, les enquêteurs… Prenez seulement le cas des enquêteurs, ce sont ceux qui gagnent le moins, mais qui peuvent rapporter le plus. Une quarantaine qui travaillent en même temps dix mois par an, comme cette année, ça coûte au Greffe pas loin de deux millions de $ par an. Au bout du compte, je dirais que sur le milliard de $ qu’a coûté le TPIR à l’ONU au cours de ses dix premières années de fonctionnement, plus de 10% à servi à payer la défense des accusés. » Alors, faites le compte…
Ma question était « combien d’argent a été détourné ? » Je la repose.
Notre interlocuteur : « Sans entrer dans le détail des rétrocessions des uns et des autres, au moins un tiers. La défense représente grosso-modo un dixième du budget du TPIR. En estimation basse. Peut-être un peu plus. En tout cas, c’est énorme. » [Rappelons que cet entretien se déroule en 2009. NDLR]
Question : Et à qui sont destinées ces sommes ?
– Connaissant les accusés, je pense que leurs familles, leurs parentèles plutôt, ont reçu à peu près la moitié. Le reste est allé « à la cause ».
Question : « la cause », c’est-à-dire la propagande ?
– Oui, la propagande, les bouquins, etc.
Question : Ça veut dire combien d’argent ?
– Ça s’assimile aux mécanismes de blanchiment. Il y a forcément de l’évaporation du côté des intermédiaires. En définitive, je pense que quelques dizaines de millions de dollars ont finalement bénéficié à ce que j’appelle « la cause ».
Quelques dizaines de millions de dollars pour « la cause »
Notre interlocuteur n’exagère-t-il pas ? Selon des confidences du “Tracking team”, les accusés de la prison d’Arusha, qui, dans la journée, se retrouvaient ensemble hors des cellules pour barbecues et conciliabules, se sont constitués en groupe de travail pour structurer et répartir l’argent récupéré à leurs équipes de défense. Chacun participait à l’abondement d’une « cagnotte » à proportion des sommes extorquées à sa défense.
Cette cagnotte permettait de financer des actions de propagande à l’échelle internationale consistant en voyages de militants, conférences, livres, blogs, ayant tous pour finalité de critiquer le fonctionnement du Tribunal pénal international pour le Rwanda et de nier qu’un génocide ait eu lieu en 1994. Ou bien à le banaliser en prétendu « double génocide ».
Sans en détenir la preuve, nous pensons que la tentative d’assassinat du lanceur d’alerte Richard Mugenzi à Arusha[36] a pu être financée par la « cagnotte ».
L’édition de livres négationnistes, une priorité pour les accusés
L’édition de livres négationnistes était une priorité pour les accusés et l’une des affectations de la « cagnotte » d’Arusha. Nous avons enquêté en France sur une de ces maisons d’édition spécialisée dans le discours négationniste qui ont fleuri dans l’Hexagone. Cette SARL unipersonnelle au capital minimum de 7 623 euros est apparue quelques mois après la fin des débats en première instance du « procès des médias » où l’universitaire rwandais Ferdinand Nahimana, fondateur de la Radio des Mille Collines, « l’idéologue du génocide », allait être condamné à la réclusion à perpétuité. [37] Nahimana a publié un livre d’autojustification négationniste avant son arrestation et un autre durant sa détention. Ce ne furent pas des succès de librairie…
Le fondateur de la maison d’édition sur laquelle nous enquêtions n’ayant jamais mis les pieds au Rwanda, sans activité professionnelle connue, uniquement doué pour des provocations absurdes, était incapable de vendre un nombre de livres suffisant pour faire face à des échéances normales. Curieusement, les Editions X… ne déposaient pas leurs comptes annuels (ce qui aurait dû donner lieu à pénalité) et selon la société Verif, « le résultat d’exploitation est pratiquement toujours négatif », ce qui aurait dû amener le gérant à déposer son bilan [observation de 2009].
Un des éditeurs domiciliés en France était considéré par le Parquet à Arusha comme un fondé de pouvoir des détenus du TPIR. Lui-même a semblé étayer cette rumeur par la note liminaire d’un de ses livres : « Nous remercions aussi pour leurs encouragements [sic] certains prisonniers du TPIR, injustement accusés de génocide, victimes d’un acharnement politico-judiciaire du parquet et du gouvernement rwandais actuel. »
« Injustement accusés de génocide »
Témoin-expert, l’historien Jean-Pierre Chrétien a confié plus tard ses frustrations devant le fonctionnement du TPIR : « Nous avons pu suivre de très près les ressorts de ce dérapage de la justice internationale à travers l’“affaire des médias”. […] Deux aspects sont frappants : l’absence des victimes de ce débat contradictoire et le négationnisme rampant qui inspire la procédure du contre-interrogatoire. L’éloignement par rapport au terrain du génocide et l’absence de parties civiles créent une ambiance irréaliste, faite de joutes verbales et de déploiements paperassiers, à mille lieues de la mémoire des victimes et de l’opinion rwandaise, pourtant la première concernée, ce qui explique les frustrations et les colères des rescapés. […] Par ailleurs, différentes affaires ont nourri depuis 2001 une vision négative du Tribunal, notamment auprès de l’opinion de Rwandais rescapés du génocide, de proches des victimes ou d’anciens opposants aux factions extrémistes responsables du génocide : présence de personnages douteux, voire impliqués dans le génocide, dans certaines équipes de la défense rémunérées par le TPIR ; révélations sur des ristournes d’honoraires et autres services exigés de leurs avocats par certains inculpés ; expériences douloureuses de témoins de l’accusation, de simples hommes et femmes traumatisés par ce qu’ils ont vécu, projetés dans l’arène d’un prétoire international devant des inculpés devenus inquisiteurs, l’incident le plus choquant ayant été, en octobre 2001, les rires du Tribunal lors du contre-interrogatoire d’une femme violée. » [38]
20 millions de dollars détournés par les accusés ?
Durant leur procès à Nuremberg, de hauts dignitaires nazis ont tenté de suborner leurs geôliers, comme l’a raconté dans ses mémoires Telford Taylor. Ce colonel de l’armée américaine, spécialiste des services de renseignements, avait intégré l’équipe de juristes américains chargée de l’accusation et était bien placé pour identifier les intrigues des Nazis emprisonnés. [39] Il n’a rapporté que des historiettes, comparées à l’opération de subversion idéologique et financière du TPIR menée par les responsables du génocide des Tutsi du Rwanda. Et si le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a connu en même temps bien des scandales, ceux d’Arusha les ont largement éclipsés. Le financement, aux frais de l’ONU, d’une campagne négationniste de grande ampleur, qui n’a cessé de se développer jusqu’aujourd’hui, restera dans les annales.
Est-il possible de chiffrer le « trésor de guerre » habilement soutiré au Greffe à travers les honoraires des différents membres des équipes de défense ? Les incidents documentés à Arusha ainsi que les retours d’expériences des enquêteurs du “Tracking team” permettent d’avancer une estimation. Lorsqu’il a fermé ses portes fin 2015, le coût du TPIR avait dépassé les 2 milliards de dollars. La prise en charge de la défense des prévenus avoisinait 10% de ce montant, soit 200 millions de dollars. En adoptant l’hypothèse basse de 10% des honoraires détournés, il semble évident que les détenus ont empoché au moins 20 millions de dollars, répartis entre les cadeaux apportés par leurs avocats, l’entretien de leurs familles et la « cagnotte » destinée à l’agitation négationniste.
« Le rôle que le négationnisme fait jouer au TPIR, malgré lui »
« Je ne m’étendrai pas sur le scandale des avocats dits de la défense, a déploré le procureur rwandais Martin Ngoga. Mais qui peut nous assurer que l’histoire ne finira pas par condamner notre époque qui a laissé cette nouvelle organisation des avocats de la défense prendre un poids et une influence colossaux sur les procédures judiciaires ? […] Sur le rôle que le négationnisme fait jouer au TPIR, malgré lui. »
Lorsqu’il rédigeait sa note, le procureur rwandais n’avait pas pris la mesure d’une autre opération de subversion judiciaire à l’initiative des génocidaires, encore plus subtile, appelée à un retentissement international : « L’enquête Bruguière ».
Prochain article : « L’enquête Bruguière », une imposture franco-rwandaise
Notes
1 Interrogatoire de Jean Kambanda à Dodoma (Tanzanie) le 22 septembre 1997 par Pierre Duclos et Marcel Desaulniers, enquêteurs au TPIR, K 47558 à K47584.
2 Condamné à une peine de réclusion à perpétuité malgré sa coopération, Jean Kambanda est ensuite revenu sur ses aveux et a interjeté un recours où il s’est plaint de ne pas avoir pu choisir l’avocat qu’il désirait pour le défendre. Son recours a été définitivement rejeté.
3 Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Ed. Karthala, Paris, 1995, p. 318.
4 RTLM, 24 ou 25-05-1994, Expertise des médias.
5 RTLM, 02-07-1994, Expertise des médias.
6 Lettre des prêtres des diocèses du Rwanda réfugiés à Goma (Zaïre) adressée au très Saint Père, le pape Jean Paul II, 2 août 1994.
7 Rapport de la réunion du haut commandement des Forces armées rwandaises et des membres des commissions tenue à Goma du 2 au 8 septembre 1994. « Très secret ».
8 « L’assassinat du Président Habyarimana ou l’ultime opération du Tutsi pour sa reconquête du pouvoir par la force au Rwanda », Yaoundé, 30 octobre 1995.
9 Ibidem.
10 Matthieu Ngirumpatse, La Tragédie rwandaise. L’autre face de l’histoire, texte ronéoté, rédigé en exil, sans date, vraisemblablement à l’automne 1996.
11 Réunion des conseillers avec le général Christian Quesnot, « situation au Rwanda après le retrait des troupes françaises », notes de Françoise Carle, archives de l’Elysée, accessible sur :
http://francegenocidetutsi.org/PinQuesnotJoinet24aout1994.pdf
12 Me Scheers a été interrogé le 24 juin 1997 par la commission au sujet de son rôle exact, qui semblait aller bien au-delà de la fonction de conseiller juridique du président Habyarimana.
13 http://francegenocidetutsi.org/MaingainLeSoir4juillet2014.pdf
14 Voir notamment un incident survenu une semaine avant l’attentat, relaté par la journaliste Linda Melvern dans son livre Complicité de génocide. Comment le monde a trahi le Rwanda, Ed. Karthala, Paris, 2010, p. 222.
15 Chambre d’appel du TPIR, Arrêt rendu le 1er juin 2001, Affaire Le Procureur c/Jean-Paul Akayesu No. ICTR-96-4-A. Accessible sur :
https://www.refworld.org/pdfid/4084f6324.pdf
16 Martin Ngoga, « Justice internationale et génocide. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) face au génocide des Tutsi », Revue d’Histoire de la Shoah 2009/1 (N° 190).
17 Sur les enjeux de ce procès, voir Ornella Rovetta, « Le procès de Jean-Paul Akayesu. Les autorités communales en jugement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014/2 (N° 122), pages 51 à 61.
18 Eugénie Gatari, « Le TPIR en question : deux témoignages ». Politique africaine 2002/3 (N° 87).
19 Matthieu Ngirumpatse, président du MRND et Joseph Nzirorera, secrétaire général (le second décèdera de maladie en juin 2010, avant la fin du procès).
20 « Cet arrêt a mis un terme à des années d’incidents de procédure entre avocats de la défense et procureur. Dans cette décision, la chambre d’appel présidée par le juge Mohamed Shahabuddeen a jugé, en statuant sur un recours du procureur, que le génocide des Tutsis du Rwanda est “un fait de notoriété publique”, qui “fait partie de l’histoire mondiale”. “Il n’y a aucune base raisonnable pour qui que ce soit de nier qu’en 1994, il y avait une campagne de massacres de masse visant à détruire, en tout ou tout au moins en grande partie, la population tutsie du Rwanda”, ont unanimement tranché les cinq juges de la chambre d’appel. “Même si le nombre exact ne peut être connu, la grande majorité des Tutsis (du Rwanda) ont été assassinés, et beaucoup d’autres ont été violés ou autrement violentés”, poursuit le texte ».
https://www.justiceinfo.net/fr/hirondelle-news/15121-100414-tpirrwanda-le-genocide-des-tutsis-un-fait-de-notoriete-publique-selon-le-tpir.html
21 Arnaud Grellier, « TPIR, Les juges peu zélés du génocide », L’Express, 4 avril 2002.
22 Me Martin Bauwens, co-conseil dans l’affaire de l’ancien secrétaire général de l’ex-parti présidentiel, Joseph Nzirorera, a affirmé ne pas être concerné par les allégations de partage d’honoraires avec son client. Il fut autorisé à continuer de plaider.
23 ICTR/INFO-9-2-299.fr Arusha, 6 février 2002, CONSEILS DE LA DEFENSE DESSAISIS POUR MALVERSATIONS. « La décision d’aujourd’hui constate que les enquêtes menées par le Greffe ont établi que les notes d’honoraires des mois d’octobre et de novembre 2000 ont été gonflées par le Conseil principal. La décision relève par ailleurs que le conseil a remis à son assistant juridique des factures vierges pré-signées à soumettre pour remboursement de ses dépenses. Ce comportement conclut la décision, constitue une preuve de violations graves du Code de déontologie des avocats de la défense. » Voir :
https://www.justiceinfo.net/fr/hirondelle-news/6120-06022002-tpirnzirorera-le-tribunal-demet-un-avocat-pour-aquotmalhonnaecirctete-financiereaq2910.html
24 Arnaud Grellier, « TPIR, Les juges peu zélés… », op. cit.
25 Martin Ngoga, « Justice internationale… », op. cit.
26 Nous avons longtemps pensé que la représentation française à l’ONU, en imposant que le mandat du TPIR ne lui permettrait d’investiguer que sur la période du 1er janvier au 31 décembre 1994, avait délibérément tué dans l’œuf la capacité à démontrer l’entente en vue de commettre le génocide. Comme l’analyste Jacques Morel nous l’a signalé, l’histoire est plus compliquée.
Le 1er septembre 1994, le Département d’Etat américain soumet le premier projet de
statut de tribunal qui limite sa compétence aux crimes commis à partir du 6 avril 1994.
http://francegenocidetutsi.org/ResolutionEstablishingWarCrimesTribunalforRwanda166972.pdf
La France n’est donc pas à l’origine de la limitation de la compétence du TPIR à l’année 1994. Paris aborde cette question du tribunal « à reculons ». Le 13 juillet 1994, François Rivasseau du Quai d’Orsay soutient que la France n’a pas de mandat pour arrêter les coupables et que la Convention contre le génocide n’est pas intégrée dans le droit français (Bohlen, 13 juillet). Voir:
http://francegenocidetutsi.org/ConsultationswithFranceonRwandaWarCrimeIssues164189.pdf
François Rivasseau se trompe : la France s’est dotée du mandat approprié depuis le nouveau Code pénal du 1er mars 1994. Notons que le 12 août, le Quai d’Orsay rejette la proposition américaine d’arrêter les coupables présumés avant la formation d’un tribunal pénal international ad hoc. Voir :
http://francegenocidetutsi.org/ASShattucksMeetingWithFrenchRwandaWarCrimesTribunal.pdf
Le 24 août, comme on l’a vu, Louis Joinet, conseiller à l’Élysée, estime que « le fait de passer l’éponge sur les exécutions est une condition de la réconciliation ».
Il est probable que les Etats Unis ont proposé pour date de début de la compétence
du tribunal le 6 avril pour satisfaire la France.
Une telle contrainte temporelle n’existe pas pour le statut du TPIY.
L’ambassadeur Jean-Bernard Mérimée, alors représentant permanent de la France auprès des des Nations unies, aura beau jeu le 8 novembre 1994 au Conseil de sécurité de se féliciter que la compétence du tribunal commence au 1er janvier 1994. Voir :
http://francegenocidetutsi.org/spv3453-1994.pdf
Cependant, bien des zones d’ombre subsistent sur la question de la temporalité des investigations du TPIR.
27 Compte tenu de la lourdeur des procédures dans un organisme qui fonctionne selon la gestion des ressources humaines de l’ONU, les coûts sont très élevés. Ce qui explique que, rapportée au budget du TPIR, en moyenne chaque personne jugée « coûte » quelque vingt-cinq millions d’euros.
28 Carla Del Ponte, La Traque, les criminels de guerre et moi, Ed. Eloïse d’Ormesson, Paris, 2009, p. 229.
29 Jurisprudence de la Chambre d’appel du TPIY, laquelle fait elle-même référence à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). La défense d’Akayesu indique que le concept d’« égalité des armes » implique « l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses preuves – dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire », TPIY, Décision Tadi (preuves supplémentaires), par. 48. 107 Mémoire d’Akayesu.
30 Agence Hirondelle, 14 mars 2001. Communiqué de presse AG/AB/625.
31 Dominique Ntawukulilyayo exerçait la fonction de sous-préfet de Gisagara dans la préfecture de Butare. Après une laborieuse extradition de France, son procès devant le TPIR commença le 6 mai 2009. En 2010, il a été condamné à 25 ans de prison, peine réduite à 20 ans par la Chambre d’appel.
32 Un conseil principal auprès du TPIR pouvait dorénavant présenter une note d’honoraires à hauteur de 175 heures par mois au maximum. En 2004, le taux horaire variait de 90$ à 110$ par heure suivant le nombre d’années d’expérience de l’avocat. Le barème le plus élevé était appliqué à ceux ayant au moins vingt ans d’expérience. Ainsi, un avocat expérimenté pouvait gagner jusqu’à 19.000 $ par mois. Le coût annuel des avocats au TPIR était alors d’environ 11 millions de dollars. Entre 2004 et 2005, 174.8 millions de dollars ont été alloués au greffe qui était notamment chargé de payer l’ensemble des conseils de la défense.
33 Martin Ngoga, « Justice internationale et génocide », op. cit.
34 Voir :
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Florence_Hartmann
35 Les dossiers et les archives du TPIR et du TPIY ont été repris par le Mécanisme pour les Tribunaux pénaux internationaux, apte à juger des suspects en fuite qui seraient retrouvés.
36 Cf. Jean-François Dupaquier, l’Agenda du génocide, les confessions de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Ed. Karthala, Paris, 2010.
37 Ferdinand Nahimana, un homme intelligent, titulaire d’un doctorat en Histoire, a vu sa peine réduite en appel et il a ensuite bénéficié d’une libération après avoir accompli les deux tiers de son temps de détention.
38 Jean-Pierre Chrétien, « Le TPIR en question ». Politique africaine 2002/3 (N° 87).
39 Telford Taylor, Procureur à Nuremberg, Ed. Le Seuil, Paris, 1995.