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La mort, qui s’avérera un génocide,était partout et brutale: chez soi, en famille, dans les campagnes et même au sein des lieux de culte. Pas de téléphones mobiles ou Whatsapp ou autres réseaux sociaux pour s’informer, prévenir les siens ou appeler au secours. A travers l’ensemble du territoire national, la mort violente et programmée poursuivait ou attendait les victimes.
Ce 6 avril 1994, je me trouvais depuis cinq mois dans la région. Au Burundi,comme Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies. Un pays qui sortait d’une courageuse tentative de démocratisation politique brutalement endeuillée par des violences meurtrières, en octobre 1993, à la suite de l’assassinat du nouveau président. Ayant réussi avec les Burundais, civils et militaires, à remettre en place les institutions politiques décapitées en octobre, je préparais, satisfait, mon retour à New York au siège des Nations Unies. Et puis tout d’un coup, ce fut la catastrophe ou plutôt ce que l’on appelle en Kirundi « l’Isegenya », le déluge, en fait le génocide au Rwanda.
Essentiellement concerné par la situation intérieure du Burundi, qui se remettait lentement de ses épreuves, mon souci immédiat était le maintien de la sécurité dans le pays dont le nouveau président, élu par le parlement en janvier, a perdu la vie, ce même 6 avril 1994, dans l’avion du président rwandais à Kigali. L’armée, plutôt professionnelle, était à réconforter. La classe politique, volatile ou inexpérimentée, était à maintenir solidaire et la population, traumatisée, demandait à être rassurée.
En ces premières heures, ma seconde crainte était que les massacres perpétrés au Rwanda (comme bien d’autres, je ne pensais pas encore au génocide) puissent contaminer le Burundi encore fragilisé par les violences d’octobre et la polarisation de sa société. Le pays abritait depuis 1959 des réfugiés Tutsi rwandais bien organisés, actifs et très inquiets pour leur pays d’origine. Enfin, les déplacés internes, suite aux violences d’octobre 1993,vivaient une situation précaire et porteuse de risques.
Durant ces premiers jours du génocide au Rwanda, cette peur de la contagion du Burundi par le Rwanda me hantait. J’en fis part au siège à New York où le Secrétaire général me fit dire par son conseiller spécial et via le Secrétaire général adjoint en charge des Affaires politiques, que mon mandat ne dépassait pas les frontières du Burundi. Je pris alors une autre voie, plus efficace pour les appels au secours : les médias internationaux.
J’alertais des correspondants de la presse internationale basés à Nairobi au Kenya avec lesquels j’avais de bons contacts depuis la crise burundaise d’octobre 1993. Tous répondaient que,tout en partageant mes soucis, leurs sièges accordaient plus d’intérêt à l’actualité en Afrique du Sud. C’est-à-dire l’élection présidentielle du 27 avril qui devait porter Nelson Mandela au pouvoir. Une journaliste, basée à Nairobi me répondit avec tristesse: « je suis désolée, le Rwanda n’a pas la priorité de nos sièges quand bien même les massacres s’y déroulent méthodiquement. La préparation des élections générales en Afrique du Sud mettant fin à l’Apartheid est plus importante pour leurs lecteurs ».
Avec l’évacuation massive des étrangers sur Nairobi, ou via Bujumbura et le retrait de quelques contingents des troupes onusiennes, la généralisation des massacres sélectifs, en fait le génocide contre les Tutsi au Rwanda ne pouvait plus être ignoré au niveau international. On faisait bien face « à la destruction totale ou partielle d’un groupe national…, aux atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité physique ou psychique, la soumission à des conditions d’existence mettant en péril la vie du groupe,…» c’est-à-dire un génocide.
Un génocide c’est aussi des histoires individuelles dans l’Histoire générale de toutes les victimes. Au-delà des faits odieux, rapportés par les derniers voyageurs, ou quelques journalistes revenus sur place et des humanitaires restés dans le pays, il y avait aussi des cas précis, bouleversants.
J’en connus quelques-uns. Mais un qui m’a profondément marqué était celui d’une petite fille de moins de cinq ans. Son papa, fonctionnaire de l’UNICEF à Niamey, a pu en juillet s’introduire au Rwanda et, miracle, réussir à la retrouver. Couverte de marques d’hématomes, plus ou moins mal cicatrisées, elle a perdu des membres de sa famille. Bizarrement, elle n’a survécu que grâce à sa totale innocence et à son extrême fragilité physique. Ensevelie sous les corps des siens, et de biens d’autres, me dit son père, elle a échappé à une mort certaine. Une petite miraculée dont je me demande, quand j’y pense, si elle vit encore et si elle a une famille à elle-même, c’est-à-dire un mari et des enfants ?
A partir du 7 avril 1994, ce sont aussi des actes d’héroïsmes individuels et collectifs pour sauver des vies et encore des vies. Au Burundi où, chacun a peur de l’autre, la situation n’a pas dégénéré et, à ce jour, j’en demeure encore satisfait. Un embrasement inter ethnique y aurait fatalement compliqué la situation pour tous en particulier au Rwanda. S’agissant de la situation dans ce pays, le rôle du gouvernement et de l’armée au Burundi a été positif. A Kigali, des soldats africains et plus particulièrement le bataillon ghanéen du général Henri Anyidoho, ont joué un rôle important dans la protection des civils de la capitale.
Aujourd’hui, vingt-six ans après, le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda demeure d’actualité: une tragédie traumatisante pour les proches des victimes, mais pas qu’eux. La première leçon à en tirer est d’affirmer et aussi de faire en sorte à tous les niveaux que de tels désastres humains ne se reproduisent plus jamais.
Cette terrible épreuve a sans doute rendu les dirigeants du pays, à commencer par le président Paul Kagamé, encore plus sensibles à la solidarité nationale face à un danger mortel. Ainsi, confronté au Covid 19, le gouvernement rwandais a-t-il immédiatement pris un décret pour protéger et secourir les populations : les mesures de distanciation sociale, la fourniture gratuite à domicile des produits de première nécessité aux plus vulnérables jusqu’à la fin du confinement.
Une pandémie planétaire, tel le Covid 19, tue aveuglément et paralyse, aveuglément aussi, tous les pays, riches ou pauvres. Mais elle ne discrimine pas entre ses victimes. En ce sens, elle reste à bien des égards, moins tragique que le génocide de 1994 perpétré contre les Tutsi au Rwanda.
(*) Ahmedou Ould-Abdallah est considéré comme l’une des figures les plus emblématiques des « faiseurs de paix » internationaux issus du continent. De 1968 à 1985, il occupe plusieurs postes au niveau ministériel au sein du gouvernement mauritanien, y compris celui de ministre des Affaires étrangères et de la coopération. Il a également été ambassadeur de la Mauritanie en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, auprès de l’Union européenne et aux États-Unis. De 1993 à 1995, il est le Représentant spécial du Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali au Burundi. En juillet 2010, Ould-Abdallah met fin à ce qui est le plus long mandat de tout Représentant spécial des Nations unies en Somalie, en annonçant sa retraite de l’ONU. Aujourd’hui, Ahmedou Ould-Abdallah est président du Think-Tank C4S.