Fiche du document numéro 26395

Num
26395
Date
Jeudi 10 août 1995
Amj
Taille
11947593
Sur titre
Tribune
Titre
Rwanda : l'honneur perdu de l'Eglise
Sous titre
Le soutien inconditionnel qu'a apporté l'Eglise catholique au régime hutu s'inscrit dans les bouleversements politiques qui ont agité le Rwanda dans les années 50 et 60.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les missionnaires catholiques (les pères blancs) s'étaient tout d'abord appuyés sur les Tutsis, les seuls aptes à leurs yeux à comprendre et à enseigner le message de l'Evangile. Mais les événements allaient prendre une tournure différente à la veille de l'indépendance du Rwanda. La minorité tutsi, qui était alors soutenue et instruite par les colons et l'Eglise, est gagnée aux idées anticolonialistes (celles notamment de Patrice Lubumba au Congo et des mouvements de libération d'Afrique australe). Au cours de cette période, les Tutsis remettent en cause non seulement le pouvoir colonial, mais aussi l'Eglise en tant qu'institution. Ils dénoncent notamment le monopole des missionnaires en matière d'enseignement et prônent la laïcité.

Devant la montée de ces revendications, l'Eglise catholique va se détacher des Tutsis ­-- parmi lesquels elle comptait de nombreux prêtres et missionnaires ­-- pour se ranger du côté des Hutus. Et ce, pour mettre en place un contre-feu idéologique aux idées d'indépendance qui commençaient à se diffuser au Rwanda.

Le dogme de l'«aristocratie tutsie» et des «masses paysannes hutues» va alors devenir un credo officiel qui sera repris tel quel jusqu'à nos jours dans les cercles religieux catholiques. La confusion socio-raciale est ainsi présentée sous un jour qui se veut démocratique. La racialisation de la société est donc, pour la République hutue, non seulement un dogme fondateur, mais aussi une nécessité qu'il faut à tout prix entretenir. Et on oubliera volontairement l'existence des Tutsis pauvres (la majorité de la minorité) en n'écoutant qu'une minorité de la majorité (les Hutus riches). La communauté internationale, à la suite des prêtres, accepte cette lecture apparemment moderne, simple et commode de ces sociétés lointaines. Elle choisit donc les «courts» contre les «longs» et laisse, sans états d'âme, ces derniers se faire «raccourcir» et jeter à la rivière. Depuis la révolution hutue de 1959, on a donc délibérément identifié la «démocratie» au règne de la majorité. En oubliant le fait que la démocratie implique aussi le respect des minorités. Et l'Eglise a instauré volontairement cette confusion entre démocratie et dictature de la majorité ou, plutôt, entre démocratie et la dictature d'un parti ethnique qui prétend représenter la majorité. L'impunité accordée depuis trois décennies à ceux qui brûlaient les maisons des Tutsis, qui les chassaient, les privaient de leurs emplois, les tuaient lors des pogroms organisés en haut lieu a préparé le terrain au génocide. Tout découle de cette idéologie ethniciste largement encouragée --­ aujourd'hui encore --­ par l'Eglise catholique qui a finalement cautionné la révolution sociale hutue, un peu à l'image de l'Action catholique en Europe pour contrer les mouvements socialistes et révolutionnaires.

Cette comparaison est très forte pour le cas de la Belgique, notamment, à travers les mouvements d'émancipation de la fin du XIXe siècle en Flandre. A cette époque, les prêtres flamands parcouraient le pays pour prêcher la «révolution sociale» auprès des ouvriers et des paysans employés par les riches propriétaires wallons. Cette action a permis de freiner les idées socialistes qui commençaient à se propager dans la région. Ce n'est donc pas un hasard si de nombreux ecclésiastiques belges, en particulier flamands, ont transposé ces faits au Rwanda. Le paysan hutu va être ainsi identifié au paysan flamand exploité par une minorité possédante ; tandis que les Tutsis sont comparés à la bourgeoisie francophone. Et si, aujourd'hui, les données économiques ont fait qu'il n'y a plus d'inégalité sociale entre Tutsis et Hutus, l'image du féodal tutsi qui opprime le serf hutu --­ héritée de l'imagerie coloniale ­-- continue de hanter les esprits au Rwanda et en Belgique. Le FPR (Front patriotique rwandais, au pouvoir depuis un an, ndlr) est d'ailleurs assimilé à cette image par nombre d'ecclésiastiques --­ surtout les pères blancs ­-- au Rwanda. Ces réactions s'expliquent aussi par le fait que l'Eglise n'a pas su appréhender toute l'ampleur du génocide. Après l'assassinat du président Habyarimana, l'Eglise constate avec désolation que les églises sont devenues des lieux où les gens se font massacrer. Les prêtres ou religieux qui ont été témoins de ces assassinats, et qui reconnaissent parmi les assassins leurs paroissiens qui avaient l'habitude d'assister tous les dimanches à leurs offices, n'ont pas su avec le recul du temps faire une analyse politique d'une culture «génocidaire» en gestation depuis trente ans.

Certes, il y a eu des actes d'héroïsme de prêtres qui n'ont pas hésité, au péril de leur vie, à s'interposer entre les bourreaux et leurs suppliciés. Des religieux hutus ont été tués parce qu'ils abritaient des Tutsis. D'autres, au contraire, se sont rangés du côté des assassins. Ils ont livré aux miliciens hutus les personnes qui s'étaient réfugiées dans leurs paroisses. Ainsi en est-il du père Wenceslas Munyesyaka, jusqu'à tout récemment abrité dans un diocèse de France.

Mais là, l'enquêteur se heurte à ce que tous les historiens du génocide (celui des Arméniens en 1915, celui des Juifs et des Tsiganes d'Europe durant la Deuxième Guerre mondiale, celui des Tutsis au Rwanda en 1994) confirment : juste après le génocide survient toujours le négationnisme, c'est-à-dire la politique menée par les assassins de la mémoire. Assassins parce que, par leurs écrits et leurs déclarations, ils nient le génocide, procèdent à une tentative d'extermination sur le papier, ou sur les écrans et les radios, qui relaie l'extermination réelle.

Or l'histoire immédiate du génocide commence à se faire. Elle recourt principalement à la mémoire des survivants et des témoins. En effet, il reste peu d'archives écrites de ce génocide, ses auteurs ont pu le plus souvent s'organiser directement entre eux, car le Rwanda est un petit pays. Ce qui n'a pas empêché qu'il y eût une administration systématique des massacres. Mais on voit tout de suite comment le négationnisme peut travailler sur ce fait : puisqu'il n'y a rien d'écrit, il n'y a pas de preuves, il n'y a pas d'organisateurs. C'est pourquoi l'enquête orale et filmée présente une telle importance : elle constitue une archive d'histoire à opposer dès maintenant, mais aussi plus tard, au négationnisme !

Malheureusement, l'Eglise catholique n'échappe pas à ce travail révisionniste. Interpellée sur la responsabilité de nombre de ses prêtres dans le génocide, elle choisit de jeter l'opprobre sur ce travail de la mémoire et crie à la manipulation idéologique, incapable qu'elle est de se détacher de la lecture négationniste des pères blancs, missionnaires européens promoteurs de l'évangélisation au Rwanda, coresponsables intellectuellement et politiquement de l'histoire du génocide, du fait de leur contribution majeure à la racialisation de la société rwandaise.

Le problème est que la Deuxième Guerre mondiale n'a pas suscité sur cet horizon africain l'abandon de l'idéologie de race, comme si les débats politiques et idéologiques européens ne devaient pas toucher le grand pensionnat du Ruanda-Urandi. Il est vrai que l'Eglise de France, elle, n'a jamais fait amende honorable de sa collaboration sous le régime de Vichy, il y a cinquante ans. Aujourd'hui, elle se déshonore en soutenant un prêtre milicien rwandais représentant d'une Eglise qui, trop influente au Rwanda, trop impliquée dans les jeux du pouvoir, y a oublié que, pour l'Evangile, «il n'y a ni Juif, ni Grec».

Le père Wenceslas Munyeshyaka, poursuivi par la justice française pour génocide et tortures, comparaissait hier devant la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Nîmes, qui doit statuer sur son maintien en détention.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024