Citation
Sitôt le seuil de la maison familiale franchi, elle vous invite à regarder deux photos, à l’une et l’autre extrémités du séjour. D’un côté, une photo de son père « adoré », de l’autre, celle de l’un de ses frères. Seuls souvenirs d’une famille anéantie pendant le génocide qui, d’avril à juillet 1994, aura fait au moins 800.000 morts.
La maison familiale, Emilienne Mukansoro l’a réinvestie petit à petit à partir de 2015. Elle y loue des chambres aux voyageurs. Havre de paix mémoriel. Cette maison, il a fallu la reconstruire, plusieurs fois. Il a fallu aussi demander l’autorisation aux voisins de revenir là. Sur la colline où elle a grandi.
Emilienne – qui vit la plupart du temps avec mari et enfants dans la ville plus importante de Gitarama – a tenu bon. Elle a fait déplacer l’emplacement de l’entrée pour ne plus avoir les yeux qui tombent sur celle du voisin. Celui qui a chassé son père de la colline, le condamnant à une mort inéluctable. Ses parents ont été tués, huit de ses frères et sœurs aussi. Elle n’a retrouvé ces deux plus jeunes sœurs que bien longtemps après le génocide, dans un orphelinat.
Invitée à Oradour-sur-Glane
De ses propres traumatismes, Emilienne ne parle pas. Ou peu. En mai dernier, invitée à Oradour-sur-Glane dans le cadre du colloque organisé par le Centre de la mémoire d’Oradour, elle a partagé des bribes du calvaire, subi comme tant d’autres Tutsis. Rencontrée en septembre dernier, au Rwanda, elle s’en étonnait encore.
Survivante, elle a voulu reprendre sa vie d’avant. Impossible cependant. « L’enseignement, c’était le métier de la famille. Un métier que j’avais choisi parce que j’adorais mon père. C’était mon exemple. » Mais il n’était plus là. « Ça n’a pas marché, parce que je n’ai pas compris pourquoi lui qui a tant donné aux autres, qui a enseigné aux voisins, à leurs enfants, je n’ai pas compris comment ils ont pu le tuer. En classe, je ne voyais pas des enfants devant moi, je voyais les tueurs de mon père. Il a été “ machété ” après avoir été chassé de chez lui. »
La jeune femme commence à travailler auprès d’enfants non accompagnés, des orphelins, des enfants séparés de leurs parents. « Pas ceux du génocide », précise-t-elle. En 2004 un déclic se produit. Dix ans après le génocide, des « crises traumatiques » saisissent les survivants, les rescapés qui participent aux cérémonies de commémoration. Emilienne est ébranlée. Il faut agir. Elle s’intéresse dès lors aux plus jeunes. « Parce qu’il n’y avait rien. »
Pendant ces années, Emilienne a rarement occupé le bureau que l’association Ibuka lui mettait à disposition. « Dans notre culture, quand il se passe des choses étranges (en l’occurrence, nombre de personnes souffraient d’hallucinations, de cauchemars à répétition), c’est à cause des mauvais esprits. C’est plus facile de consulter les sorciers, d’aller à l’église que d’aller voir un thérapeute. J’ai dû aller chercher les rescapés dans les collines. Je voyais que c’était le moyen d’aller vers ceux qui souffrent, au lieu de les attendre. Il fallait aller vers eux, faire un pas vers leur souffrance. »
Des groupes de parole
Emilienne ne compte pas son temps. Elle écoute. Et décide d’aller plus loin encore en se penchant sur le cas de ces femmes violées pendant les cent jours qu’aura duré le génocide. Elle en parle à Naasson Munyandamutsa, psychiatre (longtemps, il sera le seul dans le pays à exercer après le génocide), « maître de la santé mentale au Rwanda », qui supervise alors ses travaux. À chaque rencontre, elle lui parle de ces femmes qui ont été violées, de leurs souffrances, « de celles qui ne peuvent pas parler, de celles qui sont rejetées, qui sont accusées d’exagérer leurs souffrances. Pendant que se tenaient les gacacas (1) j’ai accompagné des femmes violées dans les procès et j’ai vu comment c’était difficile, comment elles souffraient. »
Des groupes de parole d’une vingtaine de femmes victimes sont mis sur pied. « C’était un espace protégé. Elles n’étaient plus seules et se soutenaient. » Sans jugement, sans violence. Deux fois par mois. Ça durera trois ans. Depuis, certaines ont décidé de travailler ensemble, de créer une activité.
En 2015, cinq nouveaux groupes voient le jour. Emilienne les fait vivre, bénévolement cette fois. Le docteur Munyandamutsa, lui, est décédé en 2016.
Son métier de psychothérapeute, la quinquagénaire à la voix douce l’exerce désormais au sein de l’ONG Never Again et anime des groupes de parole dans lesquels on trouve « des génocidaires qui ont avoué, des survivants, des personnes qui se sont exilées avant 1994, des Rwandais qui n’étaient ni d’un côté ni de l’autre ».
Humble, résiliente, forte et à l’écoute, Emilienne résiste. Malgré les moments difficiles. Le génocide, vingt-cinq ans après, fait toujours partie de son quotidien. Du fait de ce qu’elle a vécu intimement, du fait de la parole des autres qu’elle recueille. « J’ai appris à vivre avec. Des fois, c’est lourd, je n’en peux plus, je me sens faible, je suis malade, mais je rebondis. C’est l’essentiel. »
Le temps pourra-t-il soigner tout cela ? « J’aimerais y croire, mais il faut un travail psychologique. Aujourd’hui, après les femmes, ce sont davantage les hommes qui explosent. Et il y a beaucoup de conflits dans les familles. Le pardon, ce n’est pas si simple. » Au Rwanda aujourd’hui, le mot « réconciliation » est pourtant sur toutes les lèvres. « Et il faut aussi que les jeunes comprennent ce qui s’est passé. Il faut qu’on leur raconte mais ils ne doivent pas vivre la souffrance de leurs parents. Les jeunes portent le poids du génocide et ne savent pas comment s’en sortir. Pour les aider, il faut qu’on dépose notre fardeau. »
De ses collines, Emilienne Mukansoro y travaille. Chaque jour. « Pour moi, c’est une obligation. Je n’ai pas survécu parce que j’étais plus belle, plus intelligente ou plus généreuse. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Il fallait qu’il y ait des survivants, qu’il y ait des gens qui restent. »
(*) Les « gacacas » étaient des tribunaux populaires (12.100 au total) qui ont fonctionné de 2005 à 2012. Près de deux millions de personnes ont été jugées ainsi, dans un souci de réconciliation. Chaque gacaca était composé d’un juge suprême, d’un vice-président, d’un secrétaire et de cinq juges, mais pas de procureur ni d’avocats.
Bio express
> Emilienne Mukansoro est née en 1967, au Rwanda.
> Mariée, elle est la mère de quatre filles et grand-mère d’une petite-fille.
> Sur les onze personnes qui composaient sa famille, elle est la seule survivante avec ses deux plus jeunes sœurs.
> Durant les trois mois du génocide, qu’elle a vécu avec sa fille aînée alors âgée de huit mois, elle a été séparée de son mari.
> D’abord enseignante, elle deviendra psychothérapeute en 2002.
> En 2012, elle commence le travail et la mise en place de groupes de parole avec les femmes victimes de viol pendant le génocide.
> En mai dernier, elle participait au colloque intitulé « Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 » organisé par le Centre de la mémoire d’Oradour.
Repères : le dernier génocide du 20e siècle
> Le 6 avril 1994, l’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu. Par qui ? Pourquoi ? Des zones d’ombre persistent. Dès le lendemain, le dernier génocide du 20e siècle commence. Il provoquera, selon l’Onu, la mort de 800.000 Tutsis et Hutus modérés.
> Le 21 avril, alors que des massacres sont perpétrés à travers le pays, l’Onu réduit les effectifs de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda de 90 %.
> La France, sous l’égide de l’Onu, mettra en place l’opération militaro-humanitaire « Turquoise » à compter du 22 juin. Une mission dévoyée cependant puisqu’elle permettra l’exfiltration d’une grande partie du gouvernement génocidaire vers le Zaïre.
> On estime à 500.000 le nombre de femmes violées pendant les cent jours du génocide. Nombre d’entre elles ont alors été contaminées par le sida.
> A la différence des enfants rescapés du génocide, ceux nés d’un viol pendant cette période ne sont pas pris en charge par l’État.
> En 2017, Paul Kagamé, qui a libéré le pays en 1994 à la tête du Front patriotique rwandais (FPR), était réélu à 98 % des suffrages pour un troisième mandat présidentiel. Il incarne un pouvoir fort.