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L'homme a le visage couvert de cicatrices: «Simples séquelles d'un
accident de voiture», affirme-t-il. Pieds nus, un maigre survêtement
sur les épaules pour se protéger du froid et de la pluie, ses bras
portent des marques de corde-toutes fraîches. Jean-Baptiste Gatete,
«bourgmestre» de la ville rwandaise de Murambi de 1982 à juin 1993,
vient de passer deux semaines pieds et poings liés au cachot de la
prison tanzanienne de Ngara, à proximité du grand camp de réfugiés
rwandais. En liberté surveillée, il campe à côté de la prison, entouré
de «quelques amis» à la mine patibulaire, dépouillés de leurs
vêtements. Certains sont des membres de la garde présidentielle, qui
ont arraché leurs uniformes pour ne pas être reconnus. « Quand Gatete a
franchi le pont qui traverse la frontière entre la Tanzanie et le
Rwanda », raconte Jumbe Suleiman, commandant de la police tanzanienne
pour la région, les gens ont commencé à crier: « C'est Gatete, c'est un
assassin, arrêtez-le! Si nous n'étions pas intervenus, il aurait été
exécuté. » Avec Gatete, onze bourgmestres ont été désignés par la
foule, pourtant à majorité hutue, comme eux, et arrêtés par la police
« pour leur propre sécurité ».
Un enfant tutsi, rescapé d'un massacre à Rukara, est soigné dans
l'hôpital de Gahini, à 40 km à l'est de Kigali.
Le nom de Jean-Baptiste Gatete circulait déjà depuis plusieurs mois à
travers tout le Rwanda. Membre du parti de l'ex-Président Habyarimana,
directeur de cabinet depuis juin 1993 au ministère de la Famille,
Gatete serait à l'origine des exactions massives commises dans le
périmètre de sa commune de Murambi, avant et après la mort du
Président. C'est lui qui aurait armé les populations civiles hutues,
organisé l'entraînement des milices, appelé au
meurtre des civils tutsis et des opposants politiques. « Tout le monde
à Murambi connaît Gatete et sait qu'il a les mains couvertes de sang,
affirme Dieudonné Ntigurirwa, un Hutu qui s'est en fui en même temps
que l'ex-maire. C'est un criminel de guerre qui devrait être jugé.»
Rencontrée à l'hôpital de Ngara, où on soigne ses blessures,
Théopiste, une jeune fille hutue, était la voisine de
l'ex-bourgmestre: « Le lendemain de la mort du Président, le 7 avril,
Gatete est rentré de Kigali, à sa maison de Murambi. Il a empoigné son
fusil, mis des grenades à sa ceinture et il a pris la tête des milices
hutues qui sont parties en chasse dans la ville. »
Gaston, un infirmier tutsi de MSF-Hollande, connaît bien Gatete: «J'ai
travaillé pour la Croix-Rouge à Murambi avant de m'enfuir à Kibungo,
plus au sud. Je me suis réfugié à l'évêché, en compagnie de 2 500
Tutsis. Le 15 avril, l'armée rwandaise et les milices sont entrées
dans l'église, elles ont ordonné aux Hutus de sortir. Par chance,
j'ai une fausse carte d'identité hutue. Ils ont ensuite tiré dans la
foule et jeté des grenades. A leur tête, j'ai reconnu Jean-Baptiste
Gatete, armé jusqu'aux dents. » Le jeune infirmier de MSF a retrouvé
l'ex-maire et son brigadier de police Sans les rues de Ngara.
Le bourgmestre de Murambi n'est pas le seul à s'être échappé. Ceux de
Rusumo, de Muhura, de Kibungo, toutes ces villes fameuses pour les
exactions qui y ont été commises, ont trouvé refuge ici, au camp de
Benako. «J'étais en compagnie d'un groupe de journalistes quand j'ai
croisé Jean de Dieu Mwange, le dernier bourgmestre de Murambi et
adjoint de Gatete, raconte Dieudonné Ntigurirwa. Il m'a fait jurer de
ne rien dire sur les massacres. » Sous l'autorité de Mwange, se
trouvaient également les localités de Gahini, Kiziguro, où près de 800
personnes ont été tuées à la machette, comme l'attestent les
témoignages recueillis par des journalistes. Les intéressés, bien sûr,
nient en bloc. « Il est vrai que l'on m'a dit qu'une trentaine de
gendarmes ont massacré des gens à Kiziguro, se défend Jean-Baptiste
Gatete. Mais moi-même, je n'ai jamais tué personne. Les gens qui nous
ont désignés comme tueurs sont des éléments infiltrés, qui font de la
propagande politique. Si j'étais un assassin, je ne serais jamais
entré dans un ministère. »
Le vice-bourgmestre de Muhura, François Ndayishimi, n'a, lui, pas été
inquiété. Il est devenu l'interlocuteur naturel des réfugiés de
Benako, en compagnie d'une poignée d'autres bourgmestres, auprès des
organisations humanitaires et des autorités tanzaniennes: «Ces
accusations sont mensongères. Quant aux massacres, ce sont des
réactions normales de vengeance de la population à la mort du
Président. On dit que des femmes et des enfants ont été tués ? Mais ce
sont des réactions proportionnelles à ce qu'a fait les militaires du
Front populaire. »
Parmi les autorités en charge du camp de Benako, pourtant, personne
n'est dupe. Ainsi, le Haut-Commissariat aux réfugiés dispose d'un
officier de sécurité chargé de remonter la trace de toutes les
rumeurs. « Nous savons qu'il y a des assassins parmi les réfugiés,
que des miliciens se sont échappés, que des soldats ont retiré leur
uniforme, confirme Jacques Franquin, porte-parole du HCR. Mais ce
n'est pas à nous d'entamer des enquêtes de police et des poursuites
judiciaires. Il faudrait un tribunal du type de celui mis en place
pour poursuivre les Serbes de Bosnie. Mais qui tient vraiment à ce que
cela se fasse au Rwanda?»
Quant aux Tanzaniens, ils sont en train de chercher un camp discret,
un peu à l'écart, pour y replacer les bourgmestres: «Bien que les
accusations portées contre eux soient probablement fondées, que
pouvons-nous faire ?, se plaint le commandant Suleiman. Ils n'ont
commis aucune infraction sur le sol tanzanien et ne tombent pas sous
notre juridiction. »