Fiche du document numéro 2507

Num
2507
Date
Mardi 18 novembre 2012
Amj
Taille
123714
Titre
Rwanda : les fantômes du génocide
Sous titre
À l'approche du vingtième anniversaire de la tragédie d'avril 1994, les comptes de ce passé qui ne passe pas restent plus que jamais à solder entre France et le Rwanda. Même si certains, à Paris, préféreraient qu'on les efface. Enquête sur un impossible oubli.
Page
24-27
Cote
n° 2706
Source
Type
Langue
FR
Citation
« Pour ceux qui, en France, ont été aux affaires à l'époque du
génocide de 1994 et pour tous ceux que cette tragédie a marqués, le
Rwanda c'est un peu le sparadrap du capitaine Haddock : on a beau
l'arracher, il revient toujours. » Ce commentaire d'un intime du
dossier vaut-il encore pour l'administration Hollande ? À en croire
les apparences, le sparadrap est plutôt, ces temps-ci, du genre
décollé. En attendant que le nouvel ambassadeur de France à Kigali,
enfin accrédité après dix mois de vacance, envoie ses premiers
courriels et que Jean-Christophe Belliard, le nouveau directeur
Afrique du Quai d'Orsay, spécialiste reconnu et surtout objectif de la
région, entre en fonction (pas avant janvier prochain), le « cas »
rwandais, dont on connaît pourtant les incidences sur la situation
dans l'est de la RDC, est suivi au ministère des Affaires étrangères
avec un mélange de distance, de désintérêt et de sourde hostilité. En
réalité, seule Hélène Le Gal, la conseillère Afrique de l'Élysée,
continue de travailler sur ce dossier avec, on l'imagine, des
informations de seconde main, puisque Paris n'a pratiquement plus
aucun réseau qui lui soit propre au pays des Milles Collines - et donc
plus aucune remontée de terrain.


Si l'élan diplomatique et les espoirs de reprise de la coopération qui
avaient accompagné le voyage de Nicolas Sarkozy à Kigali en février
2010 sont aujourd'hui totalement retombés, ce n'est pas que François
Hollande ait voulu sur ce sujet prendre le contre-pied de son
prédécesseur. Bien au contraire. En 1994, Hollande n'était qu'un
ex-député socialiste au creux de la vague, bien loin des arcanes d'un
pouvoir aux prises avec les affres du génocide. Il n'est donc
aucunement lié par cette histoire qui ne passe pas, encore moins par
le lobby de ceux qui, militaires ou politiques, ont vécu la
normalisation de 2010 comme un affront. Plusieurs ministres de son
gouvernement, notamment Christiane Taubira, Pascal Canfin, Bertrand
Cazeneuve et Marylise Lebranchu, ont pris dans le passé des positions
critiques vis-à-vis des responsabilités françaises dans ce drame.

Le Rwanda est très loin d'être un sujet d'attention permanent pour François Hollande



Tout récemment et sur instructions de l'Élysée, la France a voté en
faveur de la candidature rwandaise au Conseil de sécurité de l'ONU
sans tenir compte de l'activisme - en sens inverse - de son voisin
belge, très sensible aux protestations du gouvernement congolais, pour
qui Kigali soutient et manipule les rebelles du M23. Le fait que le
président français, dans son discours de Kinshasa le 13 octobre, se
soit abstenu de désigner nommément le Rwanda comme étant l'« agresseur
» dans le Nord-Kivu a également été bien perçu dans l'entourage de
Paul Kagamé. À l'abri des micros et des caméras, la ministre rwandaise
des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, iron lady au sourire
charmeur, a ainsi pu s'entretenir quelques instants en marge du sommet
de la Francophonie avec François Hollande. Le temps de le féliciter
pour un autre discours, prononcé la veille à Dakar, avec notamment ce
passage sur la « part d'ombre » de la politique africaine de la
France, laquelle « se grandit lorsqu'elle regarde lucidement son passé
», et celui sur l'exigence de « relations fondées sur le respect ».


"Védriniens"



Reste que le Rwanda est très loin d'être, pour un François Hollande
totalement absorbé en matière de politique extérieure par des crises
majeures au Mali, en Syrie ou sur la scène européenne, un sujet
d'attention permanent. Le quotidien est laissé au ministère des
Affaires étrangères, lequel balaie ce dossier sous le tapis avec
d'autant plus de facilité que le ministre Laurent Fabius n'y accorde
qu'un intérêt distrait. « Pour la majorité des fonctionnaires du Quai,
le Rwanda est une dictature ambiguë : moins on en parle, mieux on se
porte », murmure un habitué des lieux, lequel attribue ce climat de
malaise teinté d'aversion à « l'influence des védriniens ». Avec le
général Quesnot, l'amiral Lanxade (tous deux en retraite de l'armée)
et dans une moindre mesure Alain Juppé, François Léotard et Édouard
Balladur, Hubert Védrine, secrétaire général de l'Élysée à l'époque du
génocide, était au coeur du dispositif de gestion de la crise
rwandaise. L'offensive des Tutsis de l'Armée patriotique rwandaise
déclencha à Paris une sorte de réflexe gaullo-mitterrandien
paroxysmique de défense du « pré carré » francophone, face à une «
invasion » perçue comme instrumentalisée par les Américains et les
Britanniques.


Protégé militairement par la France depuis 1990, le régime
Habyarimana, devenu ouvertement génocidaire après le 6 avril 1994,
allait continuer à bénéficier de ce préjugé favorable, y compris
pendant l'opération Turquoise. Aujourd'hui encore, pour les acteurs
précités de la politique rwandaise de la France d'alors, les comptes
du passé ne sont pas soldés et le sujet demeure
ultrasensible. Accusations et récusations sur le rôle qu'ils jouèrent
pendant la sanglante saison des machettes se déclinent sur le mode de
la véhémence épidermique. Est-ce à dire pour autant qu'Hubert Védrine,
qui n'a jamais caché son hostilité au pouvoir en place à Kigali,
alimente en sous-main le fiel de certains diplomates ? Non, car, s'il
arrive bien sûr à l'ancien ministre des Affaires étrangères d'être
écouté en haut lieu, ce n'est pas sur l'Afrique - qui n'a jamais été
sa tasse de thé - mais sur l'Otan, l'Europe ou le Moyen-Orient. Mais
de hauts fonctionnaires clés comme Pierre Sellal et Denis Pietton au
Quai, Paul Jean-Ortiz à l'Élysée, Laurent Pic à Matignon ou Pascal
Brice au Commerce extérieur ont été les collaborateurs le plus souvent
admiratifs de ce personnage brillant. Ils n'ignorent rien de son
traumatisme rwandais, et, ne serait-ce que par empathie, cela peut
laisser des traces.

L'effacement progressif de la présence française au Rwanda semble
arranger tout le monde.



Même si Paris évite jusqu'ici d'emboîter le pas à la Belgique, très en
pointe au sein de l'Union européenne pour l'adoption d'un train de
sanctions contre le Rwanda, l'indifférence avec laquelle s'effectue
l'effacement progressif de toute présence française au Rwanda semble
donc arranger tout le monde. Michel Flesch, le nouvel ambassadeur à
Kigali venu de Bissau, a manifestement reçu la consigne de jouer
profil bas, à la mesure des très faibles moyens dont dispose sa
chancellerie. L'existence même de cette dernière est d'ailleurs
menacée, tant par les mesures drastiques d'économie imposées au
ministère des Affaires étrangères que par la situation juridique des
modestes locaux qui l'abritent. Le bail locatif du bâtiment expire en
effet début 2014, et ne sera pas renouvelé puisque tout le quartier
est inclus dans le plan de restructuration de Kigali.

Procès



Or, contrairement aux Allemands, aux Japonais ou aux Coréens, la
France n'a jusqu'ici acquis aucun terrain constructible ni envisagé de
nouvelle location. Un contexte idéal pour une fermeture de
poste. Pourquoi le maintenir d'ailleurs, quand on sait que tous les
projets d'investissement élaborés dès 2010 dans l'euphorie des visites
de Sarkozy à Kigali puis de Kagamé à Paris sont passés à la trappe,
victimes de ce qui ressemble fort à un sabotage passif organisé par la
partie française. La compagnie Rwandair a fini par abandonner ses
velléités d'achat d'Airbus et d'ATR pour se fournir chez Boeing et
Bombardier, la concession de gaz méthane du lac Kivu convoitée par une
société française a été attribuée aux Sud-Africains et aux
Canadiens. Quant au vaste projet de rénovation du centre culturel
français de Kigali et de ses environs, il est désormais enterré, au
grand agacement de la municipalité, qui cherche une autre solution. Au
Rwanda, modèle africain de valorisation des investissements, ce ne
sont pas les repreneurs étrangers qui manquent...

Le sparadrap est décollé, donc. Mais ceux qui s'en satisfont devraient
se méfier : il revient toujours. Paru en septembre, Silence Turquoise,
premier témoignage à charge d'un ancien militaire, qui plus est héros
du GIGN, sur le comportement réel de l'armée française en 1994, n'est
qu'un avant-goût. En 2013, facilités par la ministre Christiane
Taubira, qui y est favorable, devraient enfin s'ouvrir les procès de
trois génocidaires rwandais présumés, mis en examen par la justice
française, et se clore l'instruction, ouverte il y a sept ans et
reprise depuis par le tribunal de grande instance de Paris, sur les
plaintes pour viols déposées contre des militaires français par trois
femmes tutsies. Début 2013 également, le juge Marc Trévidic rendra ses
conclusions dans l'enquête sur l'attentat contre l'ancien président
Habyarimana, lesquelles déboucheront très vraisemblablement sur un
non-lieu pour toutes les personnalités du régime Kagamé mises en cause
par Jean-Louis Bruguière. En avril 2014 enfin, ce sera le vingtième
anniversaire du génocide. Les fantômes n'ont pas fini de ressurgir.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024