Citation
Arusha. Depuis deux mois, une odeur de poudre rôde autour du Tribunal pour le Rwanda. Elle émane de la révélation de l'existence, dans les cartons des Nations unies, d'un rapport d'enquête confidentiel mettant en cause l'actuel président du Rwanda dans l'attentat contre Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Pourtant, tant la valeur de ce rapport que la pertinence juridique de la thèse sur l'auteur de l'attentat paraissent relatives.
« Nous avons tous présent à l'esprit une question qui ne peut échapper à
toute personne qui se rend au Rwanda:
qui a allumé l'incendie? Quelle main criminelle a jeté l'allumette
fatidique? Quel esprit criminel a imaginé
l'attentat contre l'avion du président Habyarimana? » Le sujet de
discussion le plus prisé depuis deux mois chez tous ceux
qui portent un intérêt particulier à l'histoire rwandaise a fait son
entrée officielle et publique dans les procès devant le TPIR. Le 26
avril, Me François Roux, avocat d'Ignace Bagilishema, dont le procès
avait repris la veille, a demandé à ce que lui soit communiqué
le fameux document rédigé en 1997 par un enquêteur des Nations unies et
impliquant le général Paul Kagame, actuel président du
Rwanda, dans l'attentat ayant coûté la vie, le 6 avril 1994, à celui qui
occupait alors cette fonction, Juvénal Habyarimana.
Une énigme fascinante
« Nous avons appris l'existence de ce mémorandum qui met explicitement en
cause ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui. Puisque
le bureau du procureur s'est appuyé sur l'attentat [dans la rédaction de
l'acte d'accusation, ndlr], nous disons que cette affaire ne
peut continuer si vous ne versez pas au débat tout ce qui concerne
l'attentat », plaide Me Roux. L'importance de cet attentat est
simple à comprendre: c'est lui qui marque le déclenchement des massacres
de la population tutsie et des Hutus s'opposant à
l'idéologie extrémiste du « hutu power ». Dans les trois mois qui
suivront, ces tueries entraîneront la mort de 500 000 à 1 million de
personnes. Et c'est la reconnaissance de ce génocide qui justifiera, en
novembre 1994, l'établissement par le conseil de sécurité des
Nations unies d'un tribunal international chargé d'en juger les auteurs.
Depuis six ans, le mystère demeure sur les auteurs de l'attentat. Mais l'énigme fascine. Il n'est certes pas fréquent, dans l'histoire, que deux présidents (1) soient ainsi assassinés sans que l'on sache par qui. Il est encore plus singulier qu'un tel acte soit suivi par la plus grande hécatombe humaine en seulement cent jours. Un crime, qui plus est, qualifié de génocide. Aussi, lorsque le journal canadien National Post révèle, le 1er mars, l'existence à l'Onu d'un rapport confidentiel sur cet événement, son caractère spectaculaire est assuré. Mais il l'est peut-être d'autant plus que ce document favorise l'hypothèse la plus déstabilisante politiquement et moralement. Il indique en effet que les responsables de l'attentat seraient les dirigeants du Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement armé ayant mis fin au génocide, grâce à sa victoire militaire en juillet 1994, et qui dirige le pays depuis lors.
La « fuite explosive »
Que dit ce rapport, du moins ses éléments clés rendus publics par le National Post? Il dévoile que, en 1997, « trois informateurs tutsis » ont révélé à des enquêteurs du bureau du procureur du TPIR, avoir fait partie d'un commando, appelé « le réseau » et comprenant dix membres, qui a organisé et effectué le tir des missiles ayant abattu l'avion de Habyarimana. Selon ces sources, l'homme derrière cette opération -- menée « avec l'aide d'un gouvernement étranger » qui n'a pu être identifié -- n'était autre que le général Paul Kagame, chef militaire du FPR et président du Rwanda depuis le 17 avril 2000.
Depuis six ans, il existe plusieurs hypothèses sur les auteurs de l'attentat, dont celle qui l'attribue au FPR. Mais, comme le note le journal canadien en se référant au rapport même, « avant d'avoir interrogé ces informateurs, les enquêteurs des Nations unies croyaient que le président Habyarimana avait été tué par les extrémistes hutus de son propre cercle familial ». Surtout, le rapport cité lance une seconde controverse portant sur la politique adoptée par le procureur de la juridiction internationale face à la recherche de la vérité sur l'attentat. Le rapport, en effet, assure que Louise Arbour, alors patronne du parquet, a ordonné de mettre un terme à cette enquête après avoir eu connaissance des révélations faites par les informateurs. Le National Post, sur la foi de sources « liées aux enquêteurs », ajoute que cette enquête avait été menée pendant un an et que c'est précisément au moment où elle allait percer que la Canadienne y mit fin. Le parfum de scandale, d'abord politique et historique, prend alors une tournure nettement judiciaire. En bref, il est allégué que la direction du parquet, en possession d'éléments d'information cruciaux, a décidé de les étouffer, étant donné leur caractère politique explosif: la mise en cause du pouvoir en place. Ce qui, indique le journal de Toronto, « soulève de nouvelles questions sur la vigueur avec laquelle les Nations unies poursuivent les responsables des massacres ».
La réaction de l'Onu
L'impact médiatique de ces révélations est immédiat. Il ne cesse, depuis, de faire boule de neige. Vingt-sept accusés du TPIR détenus à Arusha réagissent au bout d'une semaine. Ils sont suivis par quelques-uns de leurs défenseurs qui, le 19 mars, écrivent au secrétaire général des Nations unies afin qu'il ordonne la communication du rapport et mémorandum. « Ce rapport est essentiel à la défense des accusés et ébranle une prémisse de l'Accusation selon laquelle le « génocide » avait été méticuleusement planifié. Un plan méticuleux d'extermination peut-il être un complot lorsqu'il est inachevé, lorsque l'ennemi déclenche une apparente « extermination » dans le cadre de sa propre stratégie militaire afin de saper les accords d'Arusha? » Le secrétariat général est prompt à réagir. Trois jours plus tard, le directeur des affaires juridiques indique aux avocats qu'un « mémorandum interne et confidentiel » de trois pages a bien été trouvé dans les
classeurs de l'Onu et révèle l'identité de
son auteur: Michael Hourigan, ancien enquêteur au bureau du procureur du
TPIR.
En même temps que l'Onu décide d'envoyer une copie de ce document « au Tribunal », elle donne quelques précisions sur les circonstances de sa rédaction. Il est ainsi précisé que ce rapport a été rédigé par Michael Hourigan alors qu'il travaillait non plus pour le parquet mais, à New-York, pour les services de contrôle interne des Nations unies (OIOS). L'Onu ajoute que ce rapport a été réalisé sur la seule initiative de cet enquêteur et sur la base d'informations « qu'il a à l'évidence obtenues à l'époque où il était employé par le bureau du Procureur ». En outre, ce document n'a jamais été transmis à Louise Arbour mais il a fait l'objet d'une discussion avec elle en septembre 1997.
Dépôt de plaintes
Les réactions s'enchaînent. Les avocats de la défense s'empressent, par exemple, d'annoncer qu'ils pourraient, sur la base de ce rapport, demander la suspension des procédures devant le TPIR. Luc de Temmerman, avocat de Bernard Ntuyahaga, qui fait l'objet d'une demande d'extradition du Rwanda et est emprisonné en Tanzanie, profite de l'occasion pour annoncer son intention de faire comparaître Louise Arbour, aujourd'hui juge à la Cour suprême du Canada. En fait, le turbulent avocat belge disait déjà il y a sept mois caresser cette envie. Mais l'air du temps est favorable aux effets d'annonce. Une étape supplémentaire est franchie, le 30 mars, lorsque Me de Temmerman dépose cette fois, en Belgique, une plainte contre Paul Kagame pour meurtre et crime contre l'humanité. Tandis qu'en France, à la date symbolique du 6 avril, le très médiatique Jacques Vergès dépose, lui, auprès du procureur du TPIR, une plainte contre X (pour assassinat, génocide et crime contre l'humanité) au nom de la veuve du président assassiné, Agathe Habyarimana, et de ses trois fils.
Entre temps, les autorités rwandaises ont dénoncé ce qui leur semble être une campagne de « désinformation » organisée par des groupes « révisionnistes ». « Ce n'est pas la première fois que de telles allégations sont dressées contre le gouvernement. Leur but est de nier le génocide et c'est la raison pour laquelle le gouvernement rwandais se sent obligé de répondre », déclare Martin Ngoga, ambassadeur auprès du TPIR. Kigali menace, en outre, de poursuivre le journal canadien. Le bureau du procureur contre-attaque par la voix de Bernard Muna, procureur adjoint qui, lors d'une conférence de presse à Kigali, le 4 avril, assimile le rapport Hourigan à la mise sur papier des opinions personnelles de celui-ci et qualifie cet enquêteur - qu'il n'a pas connu - de « pyromane ».
Autre son de cloche
Mais le mal est fait, en quelque sorte. Le label « enquêteur des Nations unies », au risque de surprendre certains observateurs du Tribunal, a encore du crédit au vu de l'importance et de la crédibilité accordées à ce mystérieux rapport. Au point, d'ailleurs, que l'écho de ceux qui jetteraient quelque discrédit ou, plus simplement, se montreraient circonspects vis-à-vis de ce document, est largement étouffé. Pourtant, cet autre son de cloche a son intérêt, ne serait-ce que pour juger, à terme, de la décision prise par Louise Arbour. Car l'une des questions majeures a bien été posée par le National Post, le lendemain de la publication de son « scoop »: « La décision de ne pas poursuivre les enquêtes a-t-elle été prise sur des bases juridiques? Ou pour des raisons politiques? » Or, pour répondre à cette question, les circonstances dans lesquelles ces informations ont
été, à l'époque, découvertes doivent être éclaircies. Certains témoins clés préfèrent encore garder le silence. Michael Hourigan lui-même refuse de commenter la publication des documents dont il est l'auteur. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que, quoique toujours sous couvert de l'anonymat, nombre d'enquêteurs ne racontent pas tout à fait la même histoire que celle rapportée dans le journal canadien. Même si, dans l'atmosphère délétère qui a le plus souvent régné au parquet, il reste parfois difficile de distinguer les faits des querelles intestines.
Premier point qui a son importance: personne ne confirme qu'une enquête
spécifique sur l'attentat a jamais été
menée par le bureau du procureur. Michael Hourigan était le chef d'une
grosse équipe d'enquêtes appelée
« National Team » (voir l'article « Hourigan contre Onu »). Aucun des
membres de cette équipe interrogés n'a jamais
connu une telle assignation. « On n'a jamais enquêté là-dessus »,
répond-on. Plusieurs de ses supérieurs affirment
n'avoir jamais intégré dans leurs objectifs l'enquête sur l'attentat.
« Il n'y a jamais eu de ligne d'enquête sur
l'attentat », jure Mohamed Othman, qui assura l'intérim à la tête du
bureau du procureur entre février et mai
1997. Le rapport Hourigan allègue, lui, que cette enquête a bien été
menée. Et cela constitue un des points de
plainte de certains avocats de la défense, comme Me Dickson, conseil de
Georges Rutaganda.
Les origines d'un rapport
La version des faits donnée par d'anciens proches collègues de
l'enquêteur australien soutient bien la thèse
d'une initiative strictement personnelle de ce dernier. Il semble, en
fait, que les trois « informateurs » aient
en premier lieu contacté un autre enquêteur, ancien officier
ouest-africain au sein de la Minuar. Ils confient
disposer du dossier de l'attentat mais n'être prêts à le communiquer
qu'à l'extérieur du Rwanda. Ceci est évoqué
au cours d'une réunion de service, à laquelle le directeur même des
enquêtes n'assiste pas mais où est présent
Michael Hourigan et où il est décidé de ne pas donner suite. « Pour nous
c'était fini, on n'en parlait plus »,
raconte un membre particulièrement bien placé de l'équipe, « cela nous
faisait rire. On disait: c'est encore des
escrocs qui veulent gagner de l'argent. Ils n'étaient même pas
crédibles. Une information aussi importante dans
les bras d'individus qui n'ont même pas une bicyclette ! Même si l'habit
ne fait pas le moine... C'est une
information tellement capitale que les informateurs seraient allés la
donner ailleurs. C'est le coup du siècle.
Cela aurait pu leur rapporter beaucoup d'argent. Pourquoi le Tribunal?
Encore moins un Michael Hourigan qu'ils
ne connaissaient même pas! C'est invraisemblable. Cela n'a pas de sens.
Je me dirais qu'ils veulent me piéger.
Ayons un peu de bon sens: ils ne peuvent détenir un dossier aussi
important. Si ce sont des gens impliqués dans
une chose aussi professionnelle, aussi importante, ils ne vont pas se
balader à trois avec un dossier et
rencontrer un monsieur du Tribunal, même pas la hiérarchie. Cela paraît
tellement vulgaire, tellement piégé
qu'Arbour doit dire: cela ne tient pas du tout. Il y a des risques qu'il
ne faut pas prendre. » Mohamed Othman
précise: « Il n'y avait aucune crédibilité et pas de possibilité de faire
l'enquête. Les questions à l'époque
étaient la crédibilité des témoins, la façon d'obtenir ces informations,
la façon d'identifier ces informateurs
et de vérifier les documents. On ne savait pas si c'était un piège. La
décision s'est prise au niveau de la
sécurité. »
Doutes et silence
Car une décision devra bien être prise, cette fois-ci par le directeur
des enquêtes, lorsqu'il se sera avéré
que, à la suite de cette réunion de service, Michael Hourigan a souhaité
approfondir la piste. L'Australien se
fait en effet introduire par son collègue auprès des informateurs.
« Combien de fois Hourigan les a rencontrés?
Où? Dans quelles circonstances? Je n'en sais rien » ajoute un membre de
l'équipe. Ce n'est pas le seul élément
d'information sur lequel le silence qu'a choisi de garder l'auteur du
rapport sert à entretenir le doute sur la
valeur de son contenu. Le fait, par exemple, que le mémorandum interne,
où figurent les détails de l'attaque, ne
soit pas daté, alors qu'il est d'usage de commencer par cela. Le fait,
aussi, d'évoquer une échelle de
crédibilité. « Nous n'avons jamais eu d'échelle dans nos enquêtes. Il n'y
a jamais eu cela. Est-ce une échelle de
l'OIOS? De la police australienne? » questionne Mohamed Othman.
Les moyens et la compétence
L'enquête est-elle donc écartée pour des raisons juridiques ou
politiques? La question est abordée sous
différents angles. Le parquet avance d'abord une explication technique
visant à convaincre qu'il n'a pas les
moyens d'une telle enquête. « Nous ne sommes pas équipés pour faire une
enquête sur l'attentat. Ce sont des
missiles. Il faudrait des spécialistes en la matière. L'attentat n'a
rien à voir avec le génocide. Or, notre
mandat est placé sur la fondation du génocide. Le procureur décide de
l'opportunité des poursuites. Or, je n'en
ai pas les moyens. Je n'ai pas de mandat spécifique sur l'avion. Il faut
passer outre. » Ainsi se défend Bernard
Muna dans un entretien à Kigali, six ans jour pour jour après le tir
fatidique. Deux jours plus tôt, lors d'une
conférence de presse, le procureur camerounais avait déclaré que « trois
Etats que l'on connaît très bien » ont,
eux, les moyens de faire une telle enquête. Lors d'un entretien à
Ubutabera, en octobre 1997, le spécialiste de
la question rwandaise Filip Reyntjens confiait aussi que, pour effectuer
cette investigation, « il faudrait cinq
enquêteurs pendant un an, à plein temps et pouvant voyager. Le parquet
n'en a pas les moyens. Mais il faut
trouver et le Tribunal devra s'y intéresser »...
La seconde dimension du débat est juridique. Le cas échéant, ce sera, au
niveau du Tribunal proprement dit, une
question cardinale. Le rapport Hourigan relate la position adoptée par
celle qui dirigeait le parquet à
l'époque, Louise Arbour. Selon celle-ci, l'attentat n'est tout
simplement pas dans le mandat du TPIR, qui traite
de crimes spécifiques ne pouvant pas couvrir, à ses yeux, le fait de
descendre l'avion du Président: génocide,
crimes contre l'humanité et violations des conventions de Genève et du
Protocole additionnel II (crimes de
guerre). C'est sur la base de cet argument qu'elle aurait justifié
l'abandon de la piste d'enquête présentée par
son ex-enquêteur australien.
Il est parfaitement indéniable que Louise Arbour a publiquement toujours
opposé cet argument aux questions qui
lui étaient posées à ce sujet. Jusqu'à très récemment, celle qui l'a
remplacée, la suissesse Carla del Ponte, a
adopté le même discours. Dans un entretien à Ubutabera, en décembre
1999, elle répondait ainsi: « Si le tribunal
ne s'en occupe pas, c'est parce qu'il n'a pas de juridiction en la
matière. Il est bien vrai que c'est l'épisode
qui a tout déclenché. Mais en tant que tel, le fait d'attaquer l'avion
et de descendre le président, ce n'est
pas un acte qui tombe dans des articles qui nous donnent juridiction.
Naturellement, cela serait intéressant de
le savoir. Mais moi, je dois enquêter sur le génocide, sur qui l'a
programmé, organisé, planifié et exécuté. Pas
sur qui a tué le Président. Même si ce sont les mêmes et si, demain,
j'ai les preuves que ce sont les mêmes, je
dois les donner aux autorités rwandaises, parce que c'est eux qui ont la
compétence ».
Pertinence de la preuve
L'argument, évidemment, est pratique. Il évite de se confronter à un
fait sensible et épineux. Mais il n'est pas
aussi faible qu'il n'y paraît. Certes, dans leur lettre au secrétaire
général des Nations unies en vue d'obtenir
le rapport Hourigan, les avocats de la défense indiquent une autre
analyse: « Le meurtre des présidents
Habyarimana du Rwanda et Ntaryamira du Burundi ne constitue-t-il pas une
attaque généralisée ou systématique
contre une population civile en raison de son appartenance nationale,
politique, ethnique, raciale ou religieuse
et, de ce fait, un crime contre l'humanité selon le statut du Tribunal?
Ainsi, l'enquête sur l'attaque par
missile est dans le mandat du Tribunal », écrivent-ils. Force est
pourtant de reconnaître que « l'attaque
généralisée ou systématique contre une population civile » ne semble pas
évidente à établir en l'espèce. D'autres
évoquent la possibilité de faire entrer l'attentat dans le cadre des
violations de conventions de Genève, au
titre du meurtre ou de l'acte de terrorisme. Mais il existe là aussi
quelques obstacles.
Enfin, du côté de la défense, la pertinence en tant que preuve de
l'éventuel établissement de la responsabilité
du FPR dans l'assassinat de Juvénal Habyarimana est sujette à caution.
« L'attentat n'absout ni n'atténue le
crime commis. L'accident ne peut être une excuse, encore moins
absolutoire. C'est un autre crime », note à ce
propos un juriste du parquet, qui ajoute: « On n'a jamais dit que
l'attentat fait partie du programme
d'extermination. Ce serait trop grave ». Autrement dit, le génocide des
Tutsis demeure. C'est ce qu'appuie
Mohamed Othman, aujourd'hui patron des poursuites à Arusha, lorsqu'il
soutient: « Quelle valeur juridique cela
a-t-il? Le seul constat nécessaire pour l'accusation est: l'avion a été
abattu et les massacres commencent ».
C'est aussi ce qui procure au bureau du procureur cette explication
partielle, donnée par un ancien lieutenant
de Louise Arbour, de l'absence d'enquête en la matière: « Juridiquement,
pour prouver la responsabilité des
responsables du génocide déjà sous les verrous, l'attentat n'était pas
une priorité, ni une nécessité pour mener
à bien les procès entamés ».
Le jeu du mistigri
Mais le juridique est dans le politique et vice versa. Les deux
dimensions ont en fait toujours été
intrinsèquement mêlées dans le débat sur l'attentat du 6 avril. Lorsque
l'Onu décide, fin mars, de remettre le
rapport Hourigan aux mains des juges du TPIR, il est clair que cela
permet à l'organisation internationale de
« s'en laver les mains », comme il est dit au Tribunal. Les juges, quant à
eux, s'étaient d'ailleurs aussi bien
préservés, jusqu'ici, de se saisir du colis piégé. Le 5 janvier 1999,
l'avocat du général Kabiligi dépose en
effet une requête spécifique demandant que soit ordonné au procureur,
aux Nations unies, à Interpol et « à tous
autres Etats » de procéder à cette « enquête exhaustive ». Cette requête
n'a tout simplement jamais été entendue
par le Tribunal. Ce qui, au demeurant, n'est malheureusement pas un cas
unique au TPIR.
Jean Degli écrivait alors: « Les divers actes d'accusation émis par la
Poursuite (...) montrent que l'acte
déclencheur des massacres au Rwanda et qui se révèle ainsi être
l'étincelle qui a embrasé ledit pays est cet
accident d'avion ; il apparaît donc que la connaissance de l'origine et
des causes profondes de cet attentat est
fondamentale pour la connaissance exacte et précise de la planification
et de l'exécution des massacres dont le
requérant est accusé. Malheureusement, et aussi paradoxal que cela
puisse paraître, (...) personne ne semble
aujourd'hui se préoccuper de l'enquête sur cet attentat. (...) Le refus
de procéder à ladite enquête ou du moins
son absence dans le dossier alors que c'est l'élément fondamental dans
les massacres et les crimes qui ont été
commis au Rwanda, donne une amère impression d'une volonté de faire des
personnes qui sont aujourd'hui
poursuivies des boucs émissaires ou des « têtes de turc » d'une réalité
dont les véritables coupables ou
responsables ne sont ou ne seront jamais poursuivis. (...) Cet attentat
étant le noeud gordien du génocide
rwandais, en tout cas à l'origine des massacres, toutes tentatives de
juger les auteurs présumés de la
planification et de l'exécution desdits massacres sans procéder au
préalable à des investigations claires sur
cet accident relèverait d'une logique judiciaire partiale, partielle et
aboutirait inéluctablement à une
injustice. »
Le procureur mettra six mois à déposer une réponse écrite. Qui ne vise,
de manière obscure, qu'à écarter le
problème. « Il ne peut être ordonné au procureur, ainsi que le demande la
Défense, de disperser ses moyens pour
enquêter sur des faits qui ne constituent pas, pour elle, a priori, une
voie privilégiée de recherche de preuves
pour soutenir l'accusation portée contre Gratien Kabiligi. Le choix
indépendant des stratégies et des moyens de
poursuites par le Procureur découle de deux principes majeurs: celui de
l'indépendance de son action et celui de
l'opportunité des enquêtes et poursuites qui en est un corollaire. »
Arrière-pensées politiques
Comment ne pas être conscient que l'enjeu, dans cette affaire, est
éminemment politique? « Les accusés sont
unanimes dans l'idée que l'attentat contre l'avion présidentiel a été la
raison principale des massacres
inter-ethniques au Rwanda en avril, mai et juin 1994 » déclare Me de
Temmerman à l'agence Hirondelle pour mieux
dénoncer, encore une fois, « le caractère politique » du TPIR. Il n'est
qu'à lire aussi la lettre du 8 mars
adressée à Kofi Annan par ces mêmes accusés: « Il est maintenant certain
que les personnes devant le TPIR ont été
injustement accusées d'avoir incité à la haine entre Rwandais, d'avoir
essayé de se maintenir au pouvoir par la
force, d'avoir violé les accords de paix d'Arusha et d'avoir provoqué
les massacres à travers le pays. Ces
accusés sont en fait seulement des boucs émissaires qui doivent payer
pour des crimes commis par d'autres qui
aujourd'hui semblent avoir le soutien indéfectible d'intérêts
internationaux pour prévenir les poursuites contre
eux ».
La plainte déposée par la veuve du président Habyarimana illustre une
logique similaire. Dans son intitulé, elle
fait « suite à l'assassinat de leur époux et père ainsi qu'au génocide et
massacre des Hutus au Rwanda et dans
les territoires occupés de la République démocratique du Congo »... Dans
un entretien récent, l'avocat Jacques
Vergès précise bien: « On se demande comment il est possible de séparer
le signal déclencheur des événements qui
suivront? Nous pensons que c'est un événement qu'on a organisé pour
provoquer les troubles et permettre ainsi
l'invasion. (...) En outre, nous estimons que c'est l'heure de vérité
pour le tribunal. Nous saurons s'il est là
pour rendre justice ou pour appuyer la politique de certains ».
Le deuxième rapport
Depuis le 27 mars, le rapport de trois pages rédigé par Michael Hourigan
en date du 1er août 1997 a été mis sous
scellés par la présidente du TPIR. « Ayant été averti que le document
concernait des affaires qui pourraient à
l'avenir être portées devant une chambre de première instance, et après
avoir consulté les juges, j'ai,
immédiatement, après réception, ordonné (...) que la correspondance y
afférente et l'original du document soient
mis sous scellé dans le bureau du président. Ni moi, ni aucun des juges
n'avons lu le document », a déclaré
Navanethem Pillay. Ce sera donc aux chambres de première instance de
« décider si le document est déterminant
pour la défense d'une des affaires sur lesquelles les avocats généraux
travaillent et, si tel était le cas,
déterminer dans quelles circonstances et à quelles conditions le
document pourrait être publié ».
C'est ce document dont François Roux a demandé, il y a près de deux
semaines, la communication. Pourtant, il
n'est pas évident que ce soit le plus important. Car le National Post a
révélé l'existence, en fait, de deux
documents. Il y a, d'un côté, un rapport de trois pages, marqué
confidentiel, qui représente un résumé des
enquêtes au Rwanda. Il est daté et adressé à trois responsables des
Services de contrôle interne. Mais il y a
aussi un « mémorandum interne », non daté, comprenant quatre pages et
estampillé « secret ». Selon le journal
canadien, ce mémo aurait été donné « en mains propres » à Louise Arbour.
Ce dont dispose le TPIR aujourd'hui est
le premier de ces deux documents. Or, selon le journaliste qui a révélé
l'affaire, c'est dans le second que
figurent « les détails de l'attaque », l'identité et la description des
sources ainsi que la liste des membres de
ce commando spécial appelé « le Réseau ». Autrement dit, ce n'est
vraisemblablement pas dans le document remis au
Tribunal que se trouvent les éléments d'information qui pourraient le
plus permettre d'envisager une réelle
vérification des faits allégués et une évaluation plus avancée de la
crédibilité de cette piste d'enquête.
Le procureur réajuste le tir
En fin de compte, on pourra s'étonner qu'un document aussi fragile en
l'état - n'est-il pas précisé clairement
qu'aucune des informations qu'il contient n'a été corroborée? - ait
acquis si facilement et si automatiquement un
tel crédit. Mais sa publication a eu un effet déterminant: l'enquête sur
l'attentat est à nouveau à l'ordre du
jour. Le 17 avril, dans le journal danois Aktuelt, Carla del Ponte
annonce ainsi qu'elle étudie la réouverture
de cette enquête « si nous avons la preuve ou de fortes présomptions que
l'assassinat du Président a été un acte
lié au génocide ». Vu la difficulté, a priori, d'établir un tel lien de
façon solide, la démarche est prudente.
Mais elle marque un tournant, confirmé par l'autorisation que donne la
Suissesse, dix jours plus tard, à un juge
français d'auditionner l'un des accusés du TPIR, Hassan Ngeze.
En outre, le rapport Hourigan fait des émules. Le 21 avril, c'est au
tour de Jean-Pierre Mugabe, journaliste
rwandais bien connu ayant pris l'exil il y a un an et ancien membre des
services de renseignements du FPR, de
publier une déclaration détaillée affirmant, lui aussi, que le général
Kagame est responsable de l'attentat
contre l'avion présidentiel.
Ouverture des poursuites contre le FPR
L'affaire du rapport Hourigan a surtout d'autres ramifications, dont la
dimension est nettement plus cruciale
pour le TPIR. Derrière la recherche des auteurs de l'attentat, se
profile en fait un défi essentiel pour le
parquet: les poursuites contre le FPR pour des crimes commis durant
l'année 1994. Les années passant, la
pression sur le bureau du procureur s'est logiquement accentuée pour
qu'il remplisse son mandat entièrement,
c'est-à-dire que les poursuites touchent tant l'ancien régime que le
mouvement armé en guerre contre lui et
l'ayant destitué, le Front patriotique rwandais, au pouvoir depuis
juillet 1994.
Dix jours avant de révéler le mémorandum de Michael Hourigan, le
National Post affirmait que les premières
enquêtes contre « des membres haut placés du gouvernement rwandais pour
crimes de guerre » avaient été lancées par
le bureau du procureur. Une information similaire est publiée dans
Aktuelt, le 23 février. Journal dans lequel
Carla del Ponte confirme la nouvelle, le 17 avril, précisant que ces
enquêtes ont démarré en décembre 1999.
C'est là un tournant majeur pour le TPIR. Et c'est bien davantage sur ce
terrain qu'il construira sa crédibilité
et son indépendance. Pour certains, son heure de vérité.
(1) Dans l'avion du président rwandais se trouvait aussi le chef de
l'Etat du Burundi, Cyprien Ntaryamira.