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Le 29 mai 2019, la section EHESS de la Ligue des droits de l’homme organisait une rencontre sur les mémoires du génocide des Tutsi du Rwanda avec Guillaume Ancel, Amélie Faucheux et Florence Hartman, trois invités qui ont infléchi leur trajectoire de vie en raison de leurs valeurs morales.
Véronique Nahoum-Grappe a introduit la rencontre en soulignant que le génocide faisait toujours l’objet d’un conflit d’interprétations en France, notamment parce que les responsables politiques sont encore au pouvoir ou protégés. Le conflit des interprétations est manifeste dans la composition de la récente commission sur le Rwanda, ainsi que dans la récente lettre publiée suite aux propos de Raphaël Glucksmann.
Guillaume Ancel, ancien lieutenant-colonel de l’armée de terre, est l’auteur de Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français (Les Belles Lettres, 2018 et le compte rendu dans Esprit). Il raconte qu’il est envoyé sur le terrain sans aucune préparation autre qu’un briefing de deux heures, au cours duquel il apprend que la France mène secrètement une guerre au Rwanda depuis quatre ans. L’armée française avait en effet bombardé les positions du Front patriotique rwandais et avait également aidé le régime au fichage de la population. Le dispositif militaire avec lequel il part au Rwanda est clairement offensif (avions de chasse, troupes d’élites…). Il arrive à Goma avec l’ordre de reprendre la capitale. L’ordre est annulé dans des circonstances inhabituelles et remplacé par celui de bombarder les positions du FPR afin d’arrêter sa progression. Trois jours plus tôt, les forces françaises ont rencontré les rescapés de Bisesero. Les militaires découvrent sur le terrain que les personnes qu’ils soutiennent massacrent la population. Finalement, l’ordre de bombardement est annulé à la dernière minute, alors que les hélicoptères sont déjà en vol. L’opération devient humanitaire à partir du 1er juillet, mais les zones protégées par l’armée servent de refuge aux génocidaires : la légion étrangère doit même escorter le gouvernement ! Guillaume Ancel a également assisté à la livraison d’armes aux génocidaires réfugiés au Congo. L’ordre n’a pu qu'être donné par l’Élysée et avalisé par l’état-major des armées. Pour lui, la France est donc complice du génocide au sens où elle a soutenu, protégé et réarmé les génocidaires. Il explique une telle situation par la culture du silence de l’armée française, qui n’existe pas au Royaume-Uni par exemple, par l’absence de débat et de contrôle démocratiques sur les engagements militaires de la France et par la cohabitation de l’époque, qui produit l’absence d’opposition démocratique. Il affirme que si l’on ne reconnaît pas ce qui s’est passé, on laisse les choses se répéter : quelques mois plus tard, il est envoyé à Sarajevo… Guillaume Ancel souligne que la création d’une commission sur le Rwanda constitue la reconnaissance par le président de la République que les archives doivent encore être ouvertes et que le rapport de la mission d’information parlementaire (Rapport Quilès de 1998) ne suffit pas. Mais la confiance de l’amiral Lanxade, qui affirme que les historiens « ne trouveront rien » dans les archives, laisse craindre le pire.
Amélie Faucheux, auteure d’une thèse sur la rupture des liens sociaux et familiaux lors du génocide des Tutsi du Rwanda (voir son article, avec Émilienne Mukansoro, « J’habite un ailleurs dont il n’y a pas d’exil », Esprit, mai 2019), souligne que la mémoire, à la différence de l’histoire, est sélective, partiale et répond à des besoins du présent. Elle souligne le rôle du tiers français comme soutien moral. Au Rwanda, le Blanc subjugue, que ce soit sous la figure du missionnaire, du colonisateur ou de l’entrepreneur. La France, notamment, dispose d’un énorme pouvoir symbolique qui a joué un rôle dans la légitimation de l’idéologie raciste et des pratiques de torture. Amélie Faucheux rappelle que l’évacuation des personnels français (opération Amaryllis du 8 au 14 avril 1994) et belges (opération Silver Back du 10 au 16 avril), puis des forces internationales (résolution 912 du Conseil de sécurité de l’Onu du 21 avril), a également renforcé les génocidaires en leur conférant un sentiment de toute-puissance, attesté par les 60 000 tués de Bisesero, malgré la résistance des Tutsi. Jacqueline, blessée par balle, se nourrissant de boue et cachée dans un tronc d’arbre, raconte que les Blancs sont venus sur la colline, l’ont regardée et sont partis sans même lui donner un peu d’eau. L’inaction des Blancs confirme aux yeux des Tutsi le statut de sous-hommes que diffusait la propagande des Hutu. L’essence du génocide tient en effet au déni de l’humanité. Une banquière de Kigali qui a été otage des milices, à qui Amélie Faucheux demande pourquoi les Blancs sont partis, lui répond que comprendre pourquoi les Blancs sont partis (avec leurs animaux domestiques), c’est comprendre pourquoi les Hutu ont pu tuer. Pour Amélie Faucheux, quand on est investi d’un poids symbolique, la neutralité n’existe pas, comme on peut le constater encore aujourd’hui en ce qui concerne la Syrie, le Yémen et la question des migrants.
Florence Hartmann, journaliste et auteure notamment de Le Sang de la Realpolitik. L’affaire Srebrenicar (Don Quichotte, 2015), rappelle que le crime de génocide est une notion juridique définie par la Convention pour sa prévention et sa répression de 1948. Le Rwanda en est un cas clair, fulgurant, avec l’expression publique de l’intention. Le conflit des interprétations n’est donc pas lié à la complexité de la situation, mais au déni de la réalité de l’illégalité, puis à la thèse fallacieuse d’un double génocide. Elle rappelle le travail du journaliste Patrick de Saint-Exupéry au Figaro qui, alors qu’il était correspondant en Russie en 2004, a dû reprendre la plume pour la dénoncer. Elle souligne l’importance de l’ouverture des archives, pour l’établissement de la vérité dans les manuels scolaires et les encyclopédies, mais aussi pour la lutte contre les préjugés ethniques qui légitiment l’inaction.
L’amphithéâtre était pratiquement vide, mais on espère que les intéressés pourront écouter l’enregistrement de la rencontre.
Jonathan Chalier
Secrétaire de rédaction de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique et à l'Institut catholique de Paris.