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Le Rwanda, pays du troisième génocide du XXe siècle, est-il condamné à conserver un halo de mystère dès qu'il est évoqué en France ? Du Rwanda, il fut beaucoup question durant quatre mois à l'Assemblée nationale, au fil des auditions menées par la Mission d'information sur le rôle de la France avant et pendant le carnage du printemps 1994. Il en sera encore question à l'automne, lorsque les parlementaires publieront leur rapport. Mais, pour l'instant, alors que les députés ont procédé, jeudi 9 juillet, à la dernière audition, le voile n'a pas été levé sur l'implication française auprès du pouvoir rwandais de 1990 à 1994 et sur son soutien éventuel aux extrémistes hutus durant la perpétration des tueries.
La Mission d'information, présidée par Paul Quilès, a entendu, depuis sa création le 3 mars, 88 témoins : 20 responsables politiques, 21 diplomates, 34 officiers de l'armée, des universitaires, des membres d'organisations humanitaires. Matignon a imposé le huis-clos pour les témoignages de fonctionnaires et de militaires. M. Quilès a précisé que ce travail représentait une centaine d'heures en séance et plus de mille questions posées. Par ailleurs, les rapporteurs Bernard Cazeneuve et Pierre Brana ont procédé à des « auditions privées » dont un résumé est adressé aux députés, et vont continuer à entendre des témoins durant l'été, avant d'aller à New York et Washington auditionner des responsables onusiens et américains, et peut-être dans la région des Grands Lacs. Ils étudient parallèlement 30 000 pages de documents. Puis ils rédigeront un volumineux rapport.
Voilà pour le programme... M. Quilès évoque « un travail sérieux » et « une crédibilité » réaffirmée du Parlement, M. Cazeneuve, « une nécessaire recherche de la vérité » et une exigeance de « rigueur », M. Brana, « un débat positif » et « une avancée de la démocratie ».
Et, effectivement, les trois députés sont, avec les rares parlementaires qui suivent assidûment les auditions, à la pointe d'une nouvelle forme d'expérience démocratique. Pour la première fois en France, le Parlement enquête sur le « domaine réservé » institué par le général de Gaulle et précieusement préservé par François Mitterrand : la politique étrangère et de défense nationale. Pour la première fois, une opération militaire est discutée, et des documents confidentiels seront révélés. Même si le rapport devait être décevant, l'idée du « tabou brisé », selon l'expression de Pierre Brana, restera, et « des générations d'élus s'engouffreront dans cette brèche » pour un meilleur contrôle du pouvoir exécutif.
Reste cependant l'essentiel, à savoir le Rwanda et la responsabilité de la France. Un sérieux problème est posé. Car les auditions furent décevantes, voire pathétiques. En quatre mois, rien n'a été épargné à l'idée que certains pouvaient avoir de la rigueur dans une enquête sur un sujet aussi grave.
Des députés supposés chercher la vérité ont critiqué ouvertement des universitaires qui, forts d'années de recherches, exposaient des vues non conformes à la ligne officielle française. D'anciens ministres sont venus témoigner ensemble, ce qui réduit considérablement les chances d'entendre d'éventuelles contradictions. Des officiers et des diplomates ont été remerciés après trente minutes sans avoir été précisément déstabilisés par des questions gênantes. Il n'y eut d'ailleurs guère de questions musclées durant quatre mois, sauf pour les insolents des universités et des ONG qui critiquaient la France ; il y eut en revanche beaucoup de sourires de connivence. Il y eut des témoins ayant d'étonnants trous de mémoires. Il y eut Edouard Balladur réclamant plutôt une commission d'enquête sur la presse coupable de salir la France et de participer à un complot de l'étranger, et Michel Rocard partant précipitamment à une remise de décorations pendant son audition. Il y eut une atmosphère générale, une désinvolture, des déclarations, des silences, des incidents peu propices à l'examen objectif des faits et à la découverte de secrets.
Certains témoins sont ainsi sortis soulagés. Un militaire a avoué en souriant être « surpris par le peu de curiosité de ces enquêteurs ». Un député reconnaît que « ce qu'ont dit les chefs des services secrets ou rien, c'est égal », et se dit « convaincu » que la Mission d'information a entendu des « discours convenus, polissés, préétablis ». Les témoins se sont servis des auditions comme d'une tribune pour asséner leurs certitudes et exposer leurs thèses, généralement sans avoir à apporter de preuves tangibles.
Le résultat des auditions d'Edouard Balladur, de François Léotard, d'Alain Juppé, d'Hubert Védrine, de Jean-Christophe Mitterrand, de Roland Dumas, de l'amiral Lanxade, du général Quesnot, est que la France a mené au Rwanda une opération ordinaire pour l'Afrique. Elle n'a pas livré d'armes avant et pendant le génocide. Elle n'a pas participé directement à la guerre durant les années précédentes. La France n'a pas pactisé avec le diable. Elle a au contraire, ont-ils certifié, œuvré en faveur de la paix et n'a commis aucune erreur.
Le chercheur du CNRS Gérard Prunier a peut-être eu, lors de son audition, l'observation la plus juste concernant cette attitude constante des responsables politiques, de gauche comme de droite, et des membres de la Mission d'information. Il a évoqué le « masque du discours politico-administratif » et le « décalage entre l'officiel et le réel », disant clairement qu'il « ne retrouve pas du tout la réalité dans ces témoignages ».
D'une part, des témoins ont sans aucun doute menti aux parlementaires. D'autre part, certains, peut-être à cause des années écoulées ou du fait que leur principale source d'information réside dans les documents officiels, n'ont pas relaté l'ambiance du Rwanda des années 90-94, la relation d'extrême proximité entre Français et Hutus, le racisme flagrant envers ces Tutsis d'Ouganda qualifiés de « Khmers noirs », l'évidence que Paris et Kigali travaillaient main dans la main, ce qui a offert aux extrémistes la conviction qu'ils seraient toujours soutenus par la France, quoi qu'ils fassent, y compris l'innommable...
L'univers du secret
Enfin, dans une affaire aussi sombre que la politique menée au Rwanda, et lorsque bien des aspects relèvent des services spéciaux, d'officines plus ou moins connues, d'agents d'influence, de réseaux politiques ou financiers, il est difficile d'arriver à des conclusions sérieuses sans plonger dans cet univers du secret. Or les députés s'y sont refusé. Le monde de la « Françafrique » n'a pas été sondé. Un homme comme Paul Barril, ex-« gendarme de l'Elysée » reconverti dans le renseignement privé, proche du clan du président Juvénal Habyarimana, ayant « travaillé » au Rwanda juste avant et juste après le déclenchement du génocide, n'a pas été auditionné au motif qu'« on n'écoute pas les guignols », selon la sentence d'un parlementaire. Le « guignol » apparaît pourtant à diverses étapes de l'enquête menée par des journalistes ou des universitaires.
Le rapport Cazeneuve-Brana ne sera toutefois pas bâti sur les seules auditions publiques. Des investigations sont menées en coulisses. Des progrès auraient été enregistrés. De source informée, on note des « angoisses » dans certains ministères où existerait une volonté de dissimuler des aspects du dossier. « L'étau se resserre », affirme même un député déterminé.
Il faudra patienter jusqu'à l'automne. Le rapport devrait servir la cause de ceux qui, comme Paul Quilès, souhaitent que le Parlement joue à l'avenir un rôle dans le contrôle des opérations militaires, qu'il soit associé aux décisions stratégiques qui engagent le pays dans une aventure diplomatique ou militaire d'envergure, et que l'opinion publique soit mieux informée. Il est en revanche moins évident que ce compte-rendu parlementaire contribue à informer les citoyens sur l'engagement de la France dans un pays où a eu lieu un événement rare et majeur, un génocide, dont l'écho se fera longtemps sentir et qui a diablement écorné l'image de la France dans le monde.