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En trois mois, au printemps 1994, près de un million de Tutsi sont éliminés au Rwanda. L’aboutissement d’une mécanique génocidaire, d’un processus planifié de longue date par l’aile dure du régime hutu. Quel y fut le rôle de la France, engagée avec le Rwanda depuis 1975 par un accord d’assistance militaire ? Vingt-cinq ans après, sur la base des témoignages inédits de protagonistes de haut niveau et l’exhumation de notes confidentielles, le film de Jean-Christophe Klotz diffusé sur France 3 et nombre d’enquêtes journalistiques permettent d’éclairer au plus près l’enchaînement des manquements, des erreurs d’analyse, des cécités politiques… Grand reporter à France Inter, membre de la cellule investigation de Radio France, auteur avec David Servenay en 2014 d’Au nom de la France, Benoît Collombat revient pour nous sur les nouvelles pièces du puzzle, qui permettent d’interroger la part de responsabilité du pays des droits de l’Homme dans le dernier génocide du XXe siècle.
Depuis vingt-cinq ans, de nombreux essais et investigations se sont penchés sur le génocide rwandais. Quels nouveaux éléments le film de Jean-Christophe Klotz, Retour à Kigali, la cellule investigation de Radio France, les articles de Mediapart et du Monde ont-ils mis en lumière ?
Deux chaînons inédits me semblent déterminants : une note de la DGSE (1) datée du 22 septembre 1994 et le témoignage du général Jean Varret. Restée jusque-là dans l’ombre, la note en question infirme la version à laquelle se cramponnent encore des responsables politiques et militaires français : celle de la culpabilité du Front patriotique rwandais (2) dans l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. Ce document du renseignement français désigne deux extrémistes hutu comme les principaux commanditaires de l’attentat. Cela confirme qu’à l’époque les services de l’Etat étaient parfaitement informés de ce qui se passait dans le pays. A maintes reprises, ils ont alerté les autorités sur un risque génocidaire. En février 1993, une autre note de la DGSE parlait déjà d’un « vaste programme de purification ethnique dirigé contre les Tutsi dont les concepteurs seraient des proches du chef de l’Etat ». Ils n’étaient pas les seuls : depuis des mois, d’autres sources, diplomatiques et associatives, avaient fait remonter les mêmes évaluations alarmantes.
Plus avant, cette note pointe l’aveuglement du pouvoir politique et militaire français, qui se refuse à voir la réalité. Même lorsque des informations émanent de ses propres services de renseignement, l’Etat les écarte parce qu’elles n’entrent pas dans sa grille de lecture. L’obsession de l’Elysée et d’une partie du commandement militaire se cristallise sur la menace que représenterait le FPR. Certains hauts gradés vont jusqu’à surnommer ses membres les « Khmers noirs ».
Qu’apporte le témoignage du général Jean Varret, chef de la Mission militaire de coopération au Rwanda de 1990 à 1993 ?
Il y avait déjà eu des témoignages de militaires, mais qu’un général sorte de l’ombre revêt une puissance symbolique très forte. Jusque-là, il ne s’était exprimé que dans le cadre confidentiel de la Mission d’information parlementaire en 1998. Aujourd’hui, il accepte de parler face à des micros et des caméras. Il met le poids de ses propos dans la balance. Pour avoir tenté de s’opposer au soutien apporté par l’état-major militaire français au régime d’Habyarimana, il a tout de même été écarté de ses fonctions ! L’histoire de la France au Rwanda est celle d’un engagement aux côtés des forces rwandaises qui va crescendo. Dans les années 1990, la France fait la guerre là-bas mais sans le dire. On n’est pas loin de la cobelligérance. Jean Varret le dit : « Officiellement, il n’y a pas de participation directe au combat, mais l’encadrement et l’appui logistique sont très forts. Ce pays s’équipait d’une armée surdimensionnée par rapport à ses besoins. » Et cela l’inquiète, lui qui, dès novembre 1990, comprend qu’un génocide se prépare contre les Tutsi. Lors d’une rencontre avec le chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise, ce dernier lui réclame des armes lourdes. Et ses intentions sont limpides : « Je vous demande ces armes car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Les Tutsi ne sont pas très nombreux, on va les liquider. » Son alerte ne suscitera aucune réaction, ni des autorités militaires ni de l’Elysée. La fuite en avant continue : tandis que l’assistance militaire se renforce se met en place la mécanique génocidaire.
Des rescapés du massacre attendent d’être secourus par l’armée française (juin 1994).
“L’opération Turquoise, opération humanitaire, a aussi permis à certains génocidaires de s’enfuir”
Lorsque la France obtient un mandat de l’ONU en juin 1994 pour une mission de maintien de la paix, l’opération Turquoise, elle envoie des unités d’élite, qui semblent prêtes pour le combat, pas pour l’humanitaire.
C’est toute l’ambiguïté de l’opération Turquoise. Côté pile, il s’agit d’une opération humanitaire destinée à sauver des vies. Et elle l’a fait, incontestablement. Les responsables politiques sentent bien que cette histoire va leur revenir comme un boomerang et qu’il faut faire quelque chose vis-à-vis de l’opinion publique. Côté face, c’est une opération militaire qui permet à certains génocidaires de s’enfuir, de se replier dans l’ex-Zaïre, de protéger la débâcle des forces régulières. Cette espèce de flottement dans la nature de l’engagement français – offensif ou défensif – est corroboré par le témoignage de Guillaume Ancel. Alors jeune officier, il affirme avoir été mobilisé, en tant que spécialiste du guidage de tirs aériens pour une opération offensive sur Kigali, contre les troupes du FPR. Avant un contre-ordre au dernier moment. L’option de sauter sur Kigali a bien été projetée à un moment, ce que nous a confirmé, à David Servenay et moi, Edouard Balladur, Premier ministre de cohabitation de François Mitterrand. « Deux options ont bien été envisagées, mais le choix a porté sur une action humanitaire limitée dans le temps, autorisée par les Nations unies et s’appuyant sur la frontière d’un Etat voisin. » Que s’est-il passé pour que le premier scénario soit écarté ? Cela fait partie des ultimes pièces du puzzle qui reste à documenter.
L’armée française laisse sortir les génocidaires du pays et leur permet de s’installer, y compris avec leurs armes, à Goma, dans l’ex-Zaïre, ou dans les camps de réfugiés. N’aurait-elle pas pu procéder à leur neutralisation ?
La France avait signé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, elle pouvait donc faire arrêter les responsables. II y a là un évident manque de volonté politique.
Pour preuve, le télégramme diplomatique envoyé aux autorités françaises, le 15 juillet 1994, par l’ambassadeur détaché auprès de l’opération Turquoise, Yannick Gérard, lorsqu’il apprend que le gouvernement génocidaire vient de se reconstituer dans la « zone sûre » protégée par Turquoise. « Nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix que de les arrêter ou de les mettre en résidence surveillée, en attendant que les instances judiciaires internationales se prononcent sur leur cas. » Une note d’Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, exclura cette option, précisant que pour François Mitterrand, elle n’est pas la bonne.
En plein génocide, le gouvernement français ferme également les yeux sur des livraisons d’armes à destination des génocidaires, selon le témoignage inédit de Walfroy Dauchy.
Depuis l’embargo des Nations unies, en mai 1994, les livraisons d’armes à destination du Rwanda sont interdites. Bénévole de la Croix-Rouge à Goma, dans l’ex-Zaïre, de fin juillet à fin octobre 1994, Walfroy Dauchy est chargé d’un dispositif de purification de l’eau. L’enjeu est immense face à l’afflux massif de réfugiés rwandais et l’apparition du choléra. Il est régulièrement présent à l’aéroport, contrôlé par l’armée française. En août, il y rencontre le fils d’un transporteur aérien, qui lui explique tout de go livrer des armes aux forces hutu, au gouvernement en exil. Il ne se cache pas. S’il n’a pas vu les armes, il a vu les caisses, livrées par des avions militaires français, confie Dauchy qui connaît très bien le monde militaire pour avoir fait Polytechnique et son service dans les commandos de l’air. Selon lui, le commandement militaire français ne pouvait ignorer ce trafic d’armes. Il ne l’a pas organisé mais il devait forcément donner son feu vert pour que les caisses soient débarquées.
“Une enquête a été ouverte contre BNP Paribas pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité”
Où en est l’enquête sur le rôle qu’aurait joué la BNP dans ces transactions ?
Elle a été ouverte en septembre 2017 contre la banque BNP Paribas pour complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité, après la plainte de Sherpa, d’Ibuka et du Collectif des parties civiles pour le Rwanda. La banque est soupçonnée d’avoir contribué au financement d’un achat illégal d’armes à destination du Rwanda, en juin 1994. Quatre-vingts tonnes d’armes auraient ainsi été livrées à Goma depuis les Seychelles, avant de passer du côté rwandais. En 2005, le colonel Bagosora – condamné à trente-cinq ans de prison – a reconnu les faits devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Les juges français chargés de l’instruction du dossier continuent de retracer les flux financiers. La BNP, ce n’est pas n’importe quelle banque, on a du mal à envisager que les autorités françaises n’aient pas donné leur aval à une telle transaction. Sans minimiser la responsabilité de la France, il convient d’évoquer aussi l’indifférence de la communauté internationale. Le génocide est préparé de longue date, les extrémistes hutu doivent trouver des circuits de financement. Et entre 1990 et 1993, le FMI et la Banque mondiale ferment les yeux sur des maquillages financiers du régime Habyarimana, qui vont faire des dépenses militaires massives.
Comment lire l’absence d’Emmanuel Macron à Kigali lors de la 25e commémoration du génocide des Tutsi ?
Peut-être faut-il y voir le refus de se confronter politiquement à la question du rôle de la France au Rwanda. La volonté de ne pas s’aliéner une partie de la classe politique, notamment la droite. Il ne vous a pas échappé qu’Edouard Philippe est un proche d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment du génocide. Il y a sans doute aussi la volonté de ne pas braquer le haut commandement militaire. L’actuel chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, était présent au Rwanda pendant l’opération Turquoise. Dans cette affaire, la parole politique est hautement inflammable. Quand, en février 2010, Nicolas Sarkozy en visite au Rwanda évoque de graves erreurs d’appréciation, d’aveuglement, cela suscite déjà nombre de commentaires. Alors quand Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, parle de faute politique de la France au Rwanda, c’est la levée de boucliers générale. Sur son blog, Alain Juppé parle de « falsification inacceptable ». Il a fallu attendre 1999 pour que la France reconnaisse qu’une guerre s’était bien déroulée en Algérie, alors combien de temps faudra-t-il pour qu’elle assume ce qu’elle a fait au Rwanda ? On a mené une guerre secrète au nom des citoyens français, mais sans qu’ils en soient informés.
Que pensez-vous de la commission mise en place par Emmanuel Macron, le 5 avril dernier, chargée d’analyser le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 ? Où en est la déclassification promise des archives ?
La mise en place d’une commission qui exclut des chercheurs légitimes sur la question me semble a priori curieuse. Cela dit, elle sera jugée sur les faits. En ce qui concerne les archives, il y a deux paradoxes. Les archives ne sont pas officiellement ouvertes mais, finalement, on en connaît déjà un grand nombre. Une partie de celles de l’Elysée ont fuité – des notes, des télégrammes diplomatiques, des comptes-rendus du Conseil restreint de défense. Nombre de travaux d’historiens et de journalistes ont pu s’appuyer sur ces documents et n’ont jamais été démentis. Le tableau général est assez précis, il manque juste quelques pièces au puzzle, comme les archives de la DGSE. Une partie des archives rwandaises restent également à explorer. Le deuxième paradoxe tient au fait que les autorités françaises continuent de dire qu’il n’y a rien à cacher sur le sujet. On constate pourtant qu’elles font le choix de les laisser sous contrôle. C’est ce qui se passe notamment avec les archives de François Mitterrand, protégées par un délai légal de soixante ans et consultables après accord de la mandataire Dominique Bertinotti. Dans la foulée des annonces de Macron, elle a déclaré à l’AFP : « J'envisagerai leurs demandes avec bienveillance. Ce n'est pas parce que le président de la République me le demande, c'est parce que les conditions d'examen scientifique sont réunies que je vais répondre positivement. Rien n'est automatique. » Donc à la discrétion d’une seule personne. Quand je l’avais interrogée sur ce point en 2016, Dominique Bertinotti m’avait répondu : « Les archives ne sont pas faites pour alimenter des polémiques. » Comme si subsistait la peur de mettre à plat ce matériau historique, à disposition des chercheurs et des citoyens.
Pourquoi Hubert Védrine et l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées de 1991 à 1995, sont-ils arc-boutés sur la version « on ne savait pas » alors qu’avec le temps les pièces du puzzle, les témoignages viennent infirmer leur thèse ?
Je pense, et c’est humain, qu’ils ne veulent pas se déjuger. Il existe par ailleurs un enjeu historique et mémoriel. La France a joué là-bas un rôle particulier, elle a donc une responsabilité particulière. Ces gens-là jouent leur trace dans l’Histoire. Et puis des enquêtes sont toujours en cours, avec le risque de poursuite pour complicité de génocide.