Citation
Kigali, 7 avril 1994 au matin. Le génocide commence à déferler dans
la capitale rwandaise. Les rues ont été barrées la veille au soir, au
moment même où l'avion transportant le président Juvénal Habyarimana
(accompagné de son homologue burundais Cyprien Ntaryamina)
s'écrasait, entraînant tous ses passagers dans la mort. La milice
Interahamwe (« ceux qui frappent ensemble »), formée par l'ex-parti
unique MRND et la CDR, composante la plus ouvertement extrémiste du
Hutu Power (« pouvoir hutu ») sur lequel Habyarimana avait fondé son
régime, disposait ses premières « barrières » sur tous les axes
stratégiques. Les passants sont sommés de présenter leurs papiers
d'identité, lesquels précisent « l'appartenance ethnique » de son
détenteur (une invention du colonialisme belge). Si le mot « Tutsi »
figure sur la carte, la personne - homme, femme ou enfant - est
aussitôt assassinée. Simultanément, des commandos, disposant de
listes, forcent les portes des militants hutu d'opposition : membres
du gouvernement de transition issu des accords d'Arusha (août 1993)
censés créer les conditions de la démocratisation du pays,
journalistes, responsables d'associations, candidats déclarés à des
élections régulièrement annoncées et toujours reportées. Tous sont
tués, le plus souvent avec leurs familles. Le 7 au matin, ces
meurtres ciblés se poursuivent - c'est ce jour-là que la première
ministre hutu du gouvernement de transition, Agathe Uwilingiyamana,
et son mari sont massacrés à la machette, ainsi que les dix casques
bleus belges affectés à leur protection - , mais sont noyés dans une
folie de sang « ethnique », celle qui, en l'espace de trois mois,
fera un million de morts dans la « minorité tutsi ».
La « complaisance » de Paris
L'attentat contre le Falcon 50 présidentiel a été le détonateur de la
tuerie, non son motif. Les listes préétablies des dirigeants
politiques hutu d'opposition et des familles tutsi en sont la
preuve. De même que les assassinats politiques et les massacres
localisés, véritables « répétitions générales » du génocide, qui,
depuis la fin 1990, avaient déjà ensanglanté le pays, du nord
(Gisenyi, Ruhengeri) au sud (zone du Bugesera). Durant l'année
précédente, d'autres signes annonciateurs de la « solution finale »
élaborée par l'Akazu (la « maisonnée », comprenez : le clan
présidentiel) s'étaient multipliés. Tel le rapport de la commission
constituée par la Fédération internationale des ligues des droits de
l'homme et Human Rights Watch Africa, qui condamnait la dérive
génocidaire du gouvernement Habyarimana. Il contenait notamment le
témoignage d'un cadre Interahamwe, Janvier Afrika, affirmant avoir
participé à une réunion de préparation du massacre des Bagogwe (1991),
réunion dirigée par le général-président lui-même, en compagnie de son
épouse Agathe. Le rapport dénonçait aussi « la passivité et la
complaisance » de Paris, soutenant le régime clanique et raciste mis
en place par Kigali. Extrait d'un autre témoignage de Janvier Afrika,
lequel assurait oeuvrer « directement avec la présidence », publié
plus tard par le journal britannique The Guardian. Évoquant un camp
d'entraînement de la milice extrémiste hutu, le « repenti » déclarait
: « Deux militaires français entraînaient les Interahamwe (...) Des
Français se trouvaient également au "fichier central", au centre de
Kigali, où se déroulaient des séances de torture. »
À l'hôpital de Gahini
C'est une banalité que de dire que le sadisme est un corollaire de
toute persécution raciste, il faut pourtant la réaffirmer tant le
déchaînement en ce domaine fut la règle durant les trois mois
suivants. Pour m'être déplacé en avril-mai 1994 depuis Mulindi -
quartier général du FPR (Front patriotique rwandais) établi non loin
de la frontière ougandaise - dans la partie ouest du Rwanda, je peux
témoigner qu'à ce moment le pays entier puait la mort et
l'horreur. Places des villages submergées de corps mutilés ; pistes
bordées elles aussi de cadavres, ceux de fuyards rattrapés par les
tueurs de l'Interahamwe et des FAR (forces armées rwandaises). Le plus
insoutenable peut-être, les bananeraies ou les bosquets : vous ne
voyiez rien, mais une odeur insoutenable s'en exhalait. Combien de
corps pouvait-il s'y décomposer ? Une interrogation qui tourne vite à
la hantise. À Gahini, non loin de la préfecture de Kibungo, dans
l'hôpital mis en place par le FPR, des centaines de rescapés, couchés
le plus souvent à même le sol et dans les couloirs, présentaient des
blessures attestant de la volonté de faire mourir le plus cruellement
possible. Une « méthode » avait été beaucoup appliquée dans cette
région : trancher à la machette le mollet de sa victime et
l'abandonner là. De quoi meurt-on ? Douleur, soif ou gangrène. Aucun
médecin n'a pu m'éclairer à ce propos. L'avance des combattants du FPR
fut, dans cette région, suffisamment rapide pour sauver plusieurs de
ces promis à la mort lente. Le récit que me faisait un rescapé du
massacre de Rukara (un millier de corps croupissant devant et dans
l'église de ce village proche), la nuque enveloppée d'un énorme linge,
pansement improvisé attestant du coup de bâton clouté qui l'avait
plongé dans le coma, était souvent rendu inaudible par les
gémissements d'un jeune Tutsi couché sur une table, juste dans mon dos.
Deux infirmières étaient littéralement assises sur lui afin de
l'immobiliser, une troisième soignait sa jambe mutilée, le muscle
disparu laissant à nu l'os du tibia. Soins donnés à vif, le peu de
produits anesthésiques dont disposaient les médecins FPR étant
réservés aux amputations qui s'effectuaient dans un autre
bâtiment. Deux docteurs s'en chargeaient à la cadence de douze par
jour. Chaque matin, ils effectuaient une brève visite de ceux qui
avaient été mis la veille sur une « liste d'attente », afin
d'éventuellement en modifier l'ordre en recensant les personnes les
plus susceptibles de décéder dans les heures suivantes. « Je sais que
c'est monstrueux - me déclara l'un des deux - mais le moyen de faire
autrement ? »
« Priez pour notre massacre »
Non loin de Gahini, dans le secteur de Kiziguro, un gigantesque puits,
aujourd'hui recouvert d'une dalle et transformé en mémorial du
génocide. J'y avais rencontré, le 26 avril 1994, Gamaliel Segnicondo,
enseignant à l'école primaire. D'après lui, environ 800 Tutsi
s'étaient cachés à proximité. Conduits par l'un de leurs dirigeants
nationaux, Gatete, les Interahamwe les découvrent et les encerclent
avant de les traîner par groupes jusqu'au puits. « Tous ont été tués
à la machette, au bâton ou avec une barre de fer. Juste un coup sur le
crâne - raconte alors Gamaliel - Pour certains, on avait pris soin,
avant, de leur lier les mains. Pendant ce temps, j'étais caché car je
savais que j'étais sur la liste. Puis j'ai appris l'existence de ce
trou. C'est là qu'ils jetaient les corps, même si certains étaient
encore vivants. » À l'approche des forces du FPR, les miliciens
prennent la fuite vers la Tanzanie. Gamaliel sort de son refuge : «
J'ai été à la paroisse chercher des fils électriques. Avec un Blanc
(dont il refusera de donner le nom, précisant seulement : un Suisse),
on les a tressés pour faire un câble. Grâce à lui, nous en avons
retiré huit qui étaient vivants. » Sur ces huit, six ont
survécu. Quel est le nombre de ceux qui furent précipités vivants dans
ce charnier pour y agoniser ou y périr étouffés ou écrasés sous le
poids des autres corps ? Autre rencontre dans la même commune, celle
de l'abbé Jean-Léonard Nkurunziza, prêtre de la paroisse de Zaza. Lui
aussi dénonce, dès le début de notre entretien, les autorités
officielles du pays, y compris la hiérarchie catholique dont il
dépend. Puis il raconte le massacre perpétré dans sa paroisse : « Il y
a eu au moins 600 morts. » Un souvenir le bouleverse tout
particulièrement, celui d'un milicien interrompant un instant le «
travail », pour lui confier : « Ce sont nos ennemis. Priez pour que
notre massacre soit réussi. »
A lire également
- Kigali, nuit du 6 au 7 avril 1994
- De 1959 à 1993, les « répétitions générales » du génocide
- Manifestation Attitude scandaleuse de la préfecture