Fiche du document numéro 24408

Num
24408
Date
Lundi 6 mai 2019
Amj
Taille
175224
Titre
RDC : à Goma, des meurtres et un « halo de mystère »
Sous titre
La ville du Nord-Kivu connaît depuis janvier des enlèvements et fusillades sans revendication. « Libération » est allé enquêter dans le quartier de Buhene, où l’on dénonce un « complot » contre l’ethnie nande et des représailles d’ex-rebelles.
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Langue
FR
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Dans le quartier de Buhene, au nord de Goma. Fin mars, trois personnes ont été tuées et huit kidnappées près d’ici. Photo Alexis Huguet pour Libération

Les tragédies se déroulent parfois dans des décors paradisiaques. C’est certainement ce que pensent ces jeunes femmes occidentales qui suivent le cours de yoga dispensé, comme chaque samedi matin, dans le cadre enchanteur du Chalet, un établissement bien connu de Goma, à l’extrémité orientale de la république démocratique du Congo. Avec sa pelouse ombragée qui descend en pente douce vers les rives du lac Kivu, son bar offrant salades de quinoa et smoothies énergisants, le Chalet a tout pour plaire aux nombreux expatriés employés dans l’humanitaire au cœur de cette région tourmentée.

A Goma, l’« urgence » dure depuis vingt-cinq ans, amorcée avec l’arrivée massive de réfugiés rwandais fuyant leur pays, juste de l’autre côté du lac, à la fin du génocide en 1994. Les crises ont ensuite succédé aux crises, parfois de véritables guerres entre deux vagues d’épidémies, générant un flot ininterrompu de malheurs, justifiant sans cesse de nouveaux moyens, des équipes renforcées pour tenter de colmater les fissures qui déchirent ce paysage idyllique, niché entre les rives fleuries d’un lac, large comme une mer intérieure, et un volcan encore en activité, dont la silhouette massive domine la capitale du Nord-Kivu.

Anneau de feu



En réalité, Goma n’est pas une exception : la RDC, aussi vaste que l’Europe occidentale, semble tout entière plongée dans une crise sans fin, cumulant les urgences, nécessitant encore cette année la mobilisation de 1,65 milliard de dollars d’aide, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. Mais c’est toujours au nord-est du pays que le niveau d’alerte reste le plus inquiétant.

A Goma, dans son bureau du Pole Institute, un labo de recherche sur la région, le professeur Onesphore Sematumba observe la carte du Nord-Kivu d’un air pensif : « Tous les axes qui partent de la ville sont plus ou moins contrôlés par une myriade de groupes rebelles. Au fil des ans, ils ont perdu tout objectif politique, pour se reconvertir en petits réseaux affairistes. Au gré des circonstances, ils s’allient ou s’opposent aux forces armées régulières. » La carte englobe un immense territoire. Mais même lointaines, les menaces y dessinent un anneau de feu qui encercle Goma, seule vraie grande ville de la région. « A 350 kilomètres au nord se trouve la localité de Beni au cœur d’Ebola », constate le professeur - l’épidémie vient de dépasser les 1 000 morts, s’inquiète l’Organisation mondiale pour la santé. La ville est aussi visée par les attaques de l’ADF (les forces démocratiques alliées), « l’un des groupes rebelles les plus mystérieux et les plus violents de la région », ajoute-t-il. Le 18 avril, l’Etat islamique a revendiqué pour la première fois une attaque qui s’est déroulée près de la frontière ougandaise, renforçant les soupçons d’un lien supposé entre les ADF et l’EI.

Mais qui connaît réellement l’identité de ces groupes invisibles ? Ceux qui sévissent sur un territoire « où plus personne ne cultive, comme si la nature avait repris ses droits, note Onesphore Sematumba. Depuis 2012, lorsque le dernier groupe rebelle à être entré dans Goma, le M23, en a été chassé, la ville vivait dans l’illusion d’être un îlot de stabilité au milieu de ce no man’s land. Sauf que désormais, l’insécurité gangrène l’intérieur de la ville, avec ce même halo de mystère : qui est responsable ? Qui en profite ? »

Depuis le début de l’année, une série d’attaques anonymes a en effet frappé Goma. Des fusillades meurtrières, souvent accompagnées d’enlèvements. Les assaillants ne revendiquent rien si ce n’est des demandes de rançons exorbitantes, et ne signent jamais ouvertement leurs crimes. « Les signatures sont même parfois trompeuses comme dans le cas de ces deux sentinelles [gardiens, ndlr] qui ont été tuées fin mars devant une école, puis décapitées. Leurs corps mutilés à la façon des ADF. Sauf que rien ne semble justifier ce crime, loin de leur zone d’implantation. Il s’agit peut-être d’une tentative de brouiller les pistes », analyse Sematumba.

Pour en savoir un peu plus sur ces mystérieuses fusillades, il faut franchir cette frontière invisible qui sépare la ville des expatriés humanitaires pour se rendre dans la véritable cité africaine, qui se déploie jusqu’aux pieds du volcan. L’interdiction absolue de s’y rendre hors motif professionnel, « pour raison de sécurité », est imposée à tous les étrangers qui travaillent pour les innombrables ONG internationales et agences onusiennes.

De la rage dans l’air



L’envers du paradis laisse soudain surgir un océan de cahutes encastrées dans des éboulements de lave noire. C’est là qu’on retrouve Erick « Lucky » Mumbere Bwanapuwa. Le «« hef des jeunes du quartier de Buhene », comme il se présente. Dans la pénombre d’un minuscule salon aux canapés défoncés et aux murs défraîchis recouverts de posters religieux, le jeune homme de 25 ans a beaucoup à dire sur les mystérieuses fusillades qui traumatisent la ville. Selon lui, il s’agit d’un « complot politique » visant à punir la communauté nande, l’une des ethnies dominantes de la région.

Or lors de la dernière élection présidentielle, en décembre et janvier, les Nande ont massivement voté en faveur de Martin Fayulu, candidat malheureux pourtant souvent considéré comme le véritable vainqueur du scrutin. En RDC, le vote obéit encore à des consignes ethniques. Mais est-ce une raison suffisante pour martyriser les Nande ? Erick « Lucky » en est convaincu : on voudrait intimider les Nande pour les empêcher de manifester leur colère depuis l’annonce des résultats officiels. « A Goma, mourir est plus rapide que vivre, se lamente le jeune homme. Tuer un Nande, c’est comme tuer un lézard. Depuis un mois, il y a eu plus de 35 morts à Goma, et personne ne s’en émeut. » Pour preuve, la fusillade qui a eu lieu le dernier vendredi de mars, visant un bar de Buhene, « à 18 h 45, et devant tout le monde ! » s’indigne-t-il.

L’attaque a fait trois morts, tous des Nande : un client attablé dans le bar, une jeune femme qui passait dans la rue, et un enfant qui se trouvait sur le pas d’une porte voisine. « Les assaillants sont repartis à pied ! Sans être inquiétés ! Les jeunes ont tenté de les poursuivre en vain. Ils ont alerté la police. Elle n’est jamais venue », fustige-t-il encore. Aussitôt après la tuerie, un cortège s’est formé pour transporter les corps des victimes à la morgue. Il y avait de la rage dans l’air. Jusqu’à l’intervention des forces de l’ordre : « On nous a arrosés de gaz lacrymogène, ils tiraient sur les cadavres », raconte le chef des jeunes du quartier qui affirme être « désormais "wanted" » : recherché par les autorités, comme l’un des meneurs de cette manifestation improvisée.

Très vite, Erick « Lucky » insiste pour aller sur les lieux mêmes du crime. Le bar où s’est déroulée l’attaque est désormais fermé. Un bâtiment en béton nu, affublé d’un nom censé suggérer un jeu de mots, qui prend une tournure tristement ironique à la faveur des événements : « Chez Dame Monusco », fait référence à la force onusienne, la Monusco, qui malgré ses 16 000 casques bleus et son budget faramineux, 1 milliard de dollars par an, n’a jamais réussi à ramener la paix dans ce vaste pays. La propriétaire, Monique, voulait jouer sur la proximité de l’acronyme onusien avec son propre prénom. Agée seulement de 23 ans, elle fait partie des huit otages enlevés par les assaillants ce jour-là. La « forêt » l’a engloutie. Trois otages ont finalement réussi à s’échapper ; pas elle.

Denise, la mère de Monique, une femme de 23 ans enlevée dans son bar. Photo Alexis Huguet pour Libération

« Agenda politique »




« Le lendemain de son enlèvement, quelqu’un a appelé avec le portable de Monique, réclamant 20 000 dollars pour sa libération. Et depuis, aucune nouvelle. Son téléphone est éteint », murmure Denise, la mère de la jeune fille, dans le salon de la maison familiale. Ici aussi, les murs lépreux sont recouverts des mêmes posters d’images pieuses. Tel ce gigantesque « Jésus Never Fall » distribué généreusement dans tout le quartier. Les proches de Monique se tiennent en rangs serrés sur le canapé, silencieux, les yeux rivés sur le sol en terre battue.

Ont-ils demandé à la police d’ouvrir une enquête ? La mère de Monique, une matrone imposante au visage de marbre, hausse les épaules d’un air fataliste. A demi-mot, la famille accuse les Forces démocratiques de libération du Rwanda, un mouvement rebelle formé à l’origine par des génocidaires rwandais en exil de ce côté-ci du lac. Vingt-cinq ans après la tragédie, ils sévissent toujours aux alentours du parc voisin des Virunga. « Mais à côté d’une hiérarchie vieillissante, les nouvelles recrues sont surtout attirées par les armes et l’argent des rackets, et n’ont aucune intention de partir à la reconquête du Rwanda », souligne le professeur Sematumba.

Reste quelques énigmes : pourquoi la famille semblait-elle si gênée, n’émettant aucune protestation, aucune prière, pour retrouver la jeune fille ? Et comment celle-ci, issue d’un milieu si misérable, a-t-elle trouvé l’argent pour ouvrir un bar, à seulement 23 ans ? De fil en aiguille, les discussions avec d’autres chefs d’associations de quartier vont dévoiler une autre histoire. « Dans le cas de Monique, comme pour toutes les fusillades, il s’agit en fait de représailles. Les groupes rebelles sont devenus des entrepreneurs qui financent des commerces en ville. Mais si tu ne payes pas, on te tue. Monique leur a certainement emprunté de l’argent pour ouvrir son bar », suggère Johnson, leader du « Parlement des jeunes » à Goma. Il l’assure : « Monique, comme les autres personnes enlevées par les assaillants, a été égorgée. Tout le monde le sait à Goma. Mais les autorités ont certainement offert de l’argent à la famille pour qu’elle se taise et éviter ainsi des manifestations de colère », assure-t-il.

Erick « Lucky » le sait-il ? « Bien sûr ! Mais il a son propre agenda politique, soutient Gentil, familier du quartier de Buhene. Il prétend être le chef des jeunes de ce quartier ? Quelle blague ! C’est un chef Maï-Maï [autre groupe rebelle «autochtone», ndlr], il est très connu. On raconte que les balles glissent sur lui comme de l’eau ! »

Mi-avril, le nouveau président, Félix Tshisekedi, a entamé une tournée dans le pays, en commençant par Goma et le Nord-Kivu. Face aux élus régionaux, il a promis de tout faire pour rétablir la sécurité, tout en réclamant leur aide : « Par vos discours et vos attitudes, vous pouvez contribuer avec moi à restaurer la paix. » Mais ces élus, ne sont-ils pas eux-mêmes concernés par ces manipulations constantes qui brouillent les pistes de la vérité ? La tâche s’annonce ardue. Et dans l’immédiat, l’urgence humanitaire reste de mise. Tout comme les cours de yoga au bord du lac, si loin des intrigues meurtrières qui se jouent à l’ombre du volcan.

Maria Malagardis envoyée spéciale à Goma. Photos Alexis Huguet pour Libération

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