Il a fallu attendre mars 2008 - 24 ans après le génocide perpétré contre les Tutsi rwandais - pour avoir dans
Le Monde (et grâce au talent de David Servenay) de solides informations sur cette « tragédie inimaginable ». Voici qu’hier, 8 avril 2019, l’éditorial de ce journal traite du Rwanda, ce qui est rare dans la partie éditoriale du quotidien. L’article tente de faire la lumière sur les relations entre Paris et Kigali et sur les dernières propositions du président Macron. Il est même dit qu’il faut aller jusqu’au bout du « processus indispensable à la manifestation de la vérité. »
Le contentieux entre la France et le Rwanda est si complexe et si occulté que l’on n’est pas étonné que l’éditorialiste en a oublié quelques éléments. D’abord, la politique de l’État français, de 1990 à 1994, « dans la continuité de la coopération militaire contre la guérilla tutsi, est, aujourd’hui, non seulement « défendue » par l’amiral Lanxade et Hubert Védrine, mais aussi par l’ancien porte-parole de la stratégie calamiteuse de François Mitterrand, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la cohabitation d’Édouard Balladur, Alain Juppé. Détesté à Kigali, par sa diplomatie néocoloniale d’avril 1993 à 1995, il n’a cessé, depuis 2014, à l’approche du sombre anniversaire, de nier les faits et de trahir la mémoire des survivant(e)s (1).
Ensuite, si l’on peut apprécier que la commission d’enquête, créée par Emmanuel Macron, donne à des personnalités indépendantes l’accès aux archives de l’État, pourtant on ne peut être rassuré par la nature de sa politique à l’égard de l’Afrique, menée en ce moment. La cellule de l’Élysée prétendait, il y a quelques jours, que la Françafrique, c’était fini. Or, du 3 au 7 février dernier, les bombardements par les avions français sur les opposants au dictateur du Tchad, Idriss Déby, aux abois, ont montré l’incapacité du président actuel à rompre avec la tradition, en vertu de laquelle les troupes françaises (comme en 1990 au Rwanda, comme en 2008 au Tchad, etc.), viennent systématiquement au secours des dictatures francophones.
Victimes et alliés des bourreaux
De plus, la diplomatie douce, dite de « l’attractivité », prônée par le président Macron est pleine d’ambiguïtés. On applaudit à la restitution des œuvres d’art spoliés par la France au temps de la colonisation. Mais, lors de la conférence de presse conjointe entre le président de la République française et le président de la République du Rwanda, il a des propos inquiétants : oui, dit-il, pour le travail de « mémoire » sur le génocide, « c’est un impératif et un devoir. (…), nous le devons aux victimes, nous le devons aux rescapés, nous le devons, aussi, aux soldats de l’armée française. (2) »
Comment, dans la même mémoire, faire intervenir les officiers de l’infanterie de marine qui, dès 1991, avec le soutien de l’État français consentirent à des massacres d’une grande ampleur, formèrent ensuite des miliciens, et qui, en 1994, lors de l’opération Turquoise, furent plus préoccupés de sauver les Hutu génocidaires que les Tutsi sur les collines ? Comment mettre sur le même plan les victimes et les alliés des bourreaux ?
Claude Angeli du
Canard enchaîné, très attentif à la situation au Sahel, dans l’immense Mali, souligne, depuis des mois, l’enlisement de l’opération militaire française, appelée Barkhane. Il avance que, comme Sarkozy, Hollande, « l’actuel président adore jouer au chef de guerre et ne déteste pas qu’on le qualifie ainsi. (3) ». Et le journaliste rappelle les déceptions d’un diplomate : « Macron est, dit-il, dans la main des militaires depuis la démission du général de Villiers. » On est incité à rapprocher ces faits de l’amiral Lanxade, apparaissant, lors d’un colloque à Sciences-Po, comme le porte-parole de l’Élysée, et affirmant le plus naturellement du monde : « Il n’y a rien à dévoiler car rien n’a été caché dans le processus décisionnaire sur le Rwanda. (4) » L’échec militaire, éthique, politique de la France dans ce petit pays est difficile à digérer pour les hauts gradés qui avaient tenté de jouer une intervention néocoloniale. Ils ne peuvent que faire pression sur le président pour que les archives ne soient pas déclassifiées.
Il faut avoir conscience de la gravité de la décision présidentielle d’écarter de la commission non seulement les spécialistes du génocide, mais aussi les historiens et représentants de la Jeune Recherche travaillant sur le terrain. C’est dépolitiser l’intervention néocoloniale de l’État français sur le Rwanda. Françoise Vergès avait déjà remarqué avec pertinence sa manière de penser. Elle expliquait que l’ambiguïté des propos du président français sur la guerre d’Algérie établissait une « dépolitisation de la colonisation », alors qu’il fallait, disait-elle, au contraire, en être « redevable, assumer les conséquences des siècles d’esclavage, de colonisation qui ont produit le néocolonialisme (…) (5) ».
Dépolitiser, c’est sauvegarder « une certaine idée de la France » pour conserver la prééminence et continuer à ne pas respecter les droits de l’homme africain. L’espoir, nous ne le mettons pas dans la commission d’Emmanuel Macron, mais dans la volonté du
Monde, de
La Croix (qui, ces derniers mois, enrichit ses lecteurs sur ce sujet) dans la volonté d’autres journaux, comme
Jeune Afrique, de briser le silence sur le génocide, afin de convaincre les citoyens que la France et le Rwanda ne peuvent avancer au mépris de la vérité historique.
Jean-Pierre Cosse, Beynac et Cazenac (Dordogne) auteur de Génocide des Tutsi, L’Imposture, Alain Juppé et le Rwanda, décembre 2017, éd. L’Harmattan