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Faut-il voir un rapport entre l'approche du 10e anniversaire du génocide
rwandais et certaines « fuites » organisées ces derniers jours par le
juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière ? En d'autres termes, ces
« fuites » visent-elles autre chose qu'à faire un contre-feu préventif aux
discours, commentaires et articles qui vont se multiplier tout au long
du mois prochain ? Et qui impliqueront d'inévitables retours en arrière
désagréables pour certains réseaux et lobbies français, les
complaisances internationales au régime clanique et mafieux sévissant
alors au Rwanda n'ayant pas manqué. Les confidences du juge au journal
le Monde tombent à point en cette veille de commémoration.
Elles suscitent d'ailleurs des prises de distance prudentes. L'avocat de
l'épouse d'un pilote tué dans l'attentat contre l'ancien président
Juvénal Habyarimana a estimé que le rapport de police qui mettrait en
cause l'actuel président Paul Kagame était « une des très nombreuses
pistes révélées par l'enquête, (mais que) d'autres éléments pourraient
militer contre ce point de vue ». Me Laurent Curt ajoutait que, à sa
connaissance, le juge Bruguière n'avait pas « bouclé » son enquête. Le
rapport de synthèse de la division nationale antiterroriste (DNAT) n'a
en effet pu être consulté par les avocats des victimes car il n'a pas
encore été versé au dossier.
Le 6 avril 1994 à Kigali, un Falcon 50 en phase d'atterrissage
transportant notamment le président Habyarimana et son homologue
burundais Cyprien Ntaryamira avait été atteint par deux missiles
sol-air. Sur le terrain, cet attentat avait fourni le coup d'envoi aux
FAR (Forces armées rwandaises) et miliciens Interahamwe (« ceux qui
frappent ensemble ») des massacres généralisés qui, en trois mois,
firent environ un million de morts. Seule la victoire du Front
patriotique rwandais (FPR) interrompra un bain de sang qui n'avait rien
de spontané, de nombreuses « répétitions générales » ayant eu lieu au
cours des trois années précédentes, du nord (régions de Gisenyi et
Ruhengeri) au sud (zone du Bugesera) du pays.
Paul Kagame a toujours nié que lui-même ou le FPR ait joué le moindre
rôle dans l'attentat. Il est à noter que les investigations réalisées
sur cette question tant par la commission d'enquête du Sénat belge que
par la mission d'information de l'Assemblée nationale française se sont
certes gardées de trancher parmi les diverses hypothèses avancées, mais
ont toutes deux avancé de fortes réserves sur celle qui aurait donc
aujourd'hui emporté la conviction du juge Bruguière.
Lequel s'en prend également aux Nations unies, assurant que la « boîte
noire » du Falcon aurait été transmise au siège de l'ONU, où elle aurait
été purement et simplement mise sous le boisseau. Réaction immédiate du
secrétaire général des Nations unies : « Je suis surpris qu'on dise que
l'ONU a la boîte noire (...), parce qu'on n'a pas intérêt à empêcher des
investigations ni le processus judiciaire (...). Franchement, ça
m'étonne qu'il y ait ce genre d'accusations », a déclaré Kofi Annan.
L'affirmation selon laquelle la « boîte noire » recèlerait des preuves
définitives contre le FPR n'est pas nouvelle. Elle avait été avancée
pour la première fois par le capitaine Paul Barril, qui avait été « prêté » par la présidence française à son homologue rwandaise.
Auparavant cet ancien responsable de la cellule antiterroriste de
l'Élysée s'était illustré dans de nombreuses affaires, dont l'une -
celle dite des « Irlandais de Vincennes » - lui avait valu d'être mis
sur la touche pour faux témoignages. Ce qui ne l'empêchait pas de
redémarrer par la suite une carrière fructueuse, mais cette fois sur le
continent africain.
Jean Chatain