Fiche du document numéro 24180

Num
24180
Date
Vendredi 5 avril 2019
Amj
Taille
373102
Titre
Rwanda : Paris, les Tutsi et la « définition de l’ennemi »
Sous titre
Deux ans-et-demi avant le génocide, des militaires français ont-ils joué un rôle dans le mystérieux document « Définition de l’ennemi » rédigé en décembre 1991 par dix hauts gradés rwandais ? Que l’ambassade de France n’ait pas fait « remonter » ce document à Paris ouvre un vaste champ d’interrogations.
Nom cité
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Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
4 décembre 1991 : le président Juvénal Habyarimana réunit une commission de dix officiers supérieurs chargée de répondre à la question suivante : « Que faut-il faire pour vaincre l’ennemi sur le plan militaire, médiatique et politique ? ». Son régime était alors en difficulté, car les succès de la rébellion et la pression internationale pour davantage de démocratisation permettaient à l’opposition politique de se faire entendre. Le sursaut unificateur du « peuple majoritaire » après l’attaque du 1er octobre 1990 avait fait long feu. D’où une crise de légitimité que Juvénal Habyarimana cherchait à combler, en misant d’abord sur la remobilisation des hauts gradés (voir le document « Définition de l’ennemi).

Définir l’ennemi n’est pas illégitime…



Au moyen de près de quarante ans de propagande, les autorités avaient fait prévaloir dans l’opinion publique l’idée que les Tutsi constituaient un groupe intrinsèquement dangereux. Mais c’était peut-être trop vague. La redéfinition d’un ennemi qui permettrait un sursaut populaire durable fut l’une des tâches accomplies dans l’urgence par le magazine Kangura, organe du service de renseignement militaire rwandais (G2). Notamment l’édition n°6 de décembre 1990 avec les célèbres « Dix commandements du Muhutu » et l’inusable « Plan de colonisation tutsi », une sorte de copie du « Protocole de Sages de Sion » qui circulait depuis le début des années 1960.

Définir l’ennemi n’est pas absurde ni illégitime. Pierre Conesa, ancien directeur-adjoint de la délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense et enseignant à Sciences-Po, le souligne dans son ouvrage de référence, « La Fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi » (Ed. Robert Laffont) : « Identifier ses ennemis et ses amis est une mécanique indispensable avant de déclencher une guerre […] Car la guerre est d’abord cela, une autorisation délivrée légalement de tuer des gens qu’on ne connaît pas (ou parfois qu’on connaît très bien dans les guerres civiles) mais qui vont tout à coup devenir des gibiers à poursuivre et à détruire ». (p. 12-13)

Définir l’ennemi ? Il était plus que temps : la guerre civile durait déjà depuis quinze mois.


… mais une mauvaise définition, si !



Présidée par le colonel Théoneste Bagosora, la commission produisit un document intitulé « Définition de l’ennemi » [« ENI », en abrégé militaire], dont voici les éléments principaux :

« L’ennemi se subdivise en deux catégories : l’ennemi principal et les partisans de l’ennemi. L’ennemi principal est le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959, et qui veut conquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes. Le partisan de l’ENI est toute personne qui apporte tout concours à l’ennemi principal.
Identification de l’ENI. […] .

L’ENI et ses partisans se recrutent essentiellement parmi les groupes sociaux suivants : les réfugiés tutsi ; la NRA ; les Tutsi de l’intérieur ; les Hutu mécontents du régime en place ; les sans emplois de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda ; les étrangers mariés aux femmes tutsi ; les peuplades Nilo-Hamitiques de la région ; les ennemis en fuite […] ». L’ENI a pu recruter quelques anciennes autorités Hutu et d’autres Hutu mécontents du régime en vue de dissimuler l’étiquette Tutsi de leur politique hégémonique et ainsi gagner des Hutu à sa cause […] ».

La victoire des plus radicaux



Il semble que le brouillon de ce document a été rédigé par le colonel Anatole Nsengiyumva, chef du G2, avant sa formulation définitive par le major Augustin Cyiza. Cette note était secrète. Les treize pages centrales, c’est-à-dire la note retranchée de son introduction et de son dernier volet [portant sur des revendication corporatistes, et propositions politiques] furent diffusées auprès d’un certain nombre d’officiers de corps opérationnels le 21 septembre 1992. C’était une instruction du nouveau chef d’état-major, le colonel Déogratias Nsabimana. Evidemment le document « fuita » au profit de journalistes. Un organe d’opposition rédigé en kinyarwanda mit en garde contre le danger d’assimiler l’ennemi aux Tutsi.

Ce document a attiré l’attention du TPIR et le colonel Bagosora a été longuement auditionné sur son contenu en octobre 2005. Déjà en 2004 le journaliste Thierry Cruvellier avait interrogé Augustin Cyiza, sans en obtenir d’explications claires. Le général Rusatira, qui n’avait pas été associé à la rédaction du document, en a fait un examen très critique dans son livre « Le Droit à l’espoir » (L’Harmattan, 2005, pp. 308-309) :

« Cette fameuse définition de l’ennemi à combattre n’avait pas l’aval de tous les officiers des forces armées rwandaises. Les chefs militaires réunis sous la présidence du Chef de l’Etat n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord sur ce point. Le Président n’avait pas pu trancher et tirer une conclusion acceptable par tous. D’aucuns considéraient que l’ennemi n’était que l’organisation qui avait attaqué le pays et les éléments qui l’aidaient en cachette, mais bien identifiés avec preuves à l’appui. Pour d’autres, l’ennemi était le combattant tutsi, avec ceux qui, de près ou de loin, avaient des relations avec lui. C’est cette dernière conception qui semble avoir été privilégiée par les radicaux d’une commission créée justement pour proposer une solution. La peur de certains des membres de cette commission a servi les plus radicaux : elle les a laissés faire en estimant dangereux de s’opposer sans espoir d’influer sur les conclusions. »

Le document définit les Tutsi comme l’ennemi



Côté français, il est important de déterminer qui a eu connaissance de ce rapport, à quelle date. Dès janvier 1992 ? En septembre 1992 lorsqu’il s’étalait dans la presse rwandaise ? Quelle que soit la date, pourquoi Paris n’en a-t-il pas été officiellement informé, alors que la coopération militaire avec les Forces armées rwandaises était intense et le document, hautement stratégique ?

Ce rapport sur la définition de l’ennemi, aujourd’hui considéré comme un des indices de la préparation du génocide, n’a pas été porté à la connaissance de la mission d’information parlementaire française qui acheva la rédaction de son rapport en décembre 1998. Longuement auditionnée le 16 juin 1998 par les députés français, l’historienne américaine Alison DesForges n’en fit pas état. Par contre elle l’analysa dans son ouvrage de référence paru en 1999, « Aucun témoin ne doit survivre » (pages 77 à 80). Il est probable que le document a été trouvé par les enquêteurs du TPIR entre la fin 1998 et le tout début 1999 et alors communiqué à Human Rights Watch ainsi qu’à la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH).

Pour sa part, le sociologue André Guichaoua en fournit une analyse de contexte en annexe 7 de son livre Rwanda, de la guerre au génocide, paru en 2010 (Ed. La Découverte).

« Ils ne voulaient pas voir la réalité en face »



Onze ans plus tôt, Alison DesForges et son équipe avaient été plus affirmatifs : « Le document de 14 pages condamnait donc les Tutsi et les Hutu opposés au président Habyarimana et à son parti. Il ne précisait nulle part qu’il ne fallait pas confondre le FPR mouvement politique, avec les Tutsi en tant que groupe ethnique. Le terme de « Tutsi » était utilisé à plusieurs endroits comme l’équivalent d’ennemi. » (p. 78).

Le 24 février 1995, Pierre Conesa, alors haut fonctionnaire au ministère de la Défense, achevait une longue note – non publiée – baptisée « Evaluation politico-militaire de la crise du Rwanda » et destinée à un petit groupe de personnes au sein du ministère. Il explique en 2018 au journaliste David Servenay : « Ma question était la suivante, les autorités politiques avaient-elles les moyens de savoir ? Avec mon équipe, nous avons repris toutes les notes des services (DGSE, DRM) et les télégrammes diplomatiques sur l’ensemble de la période, en nous demandant quel était le niveau d’information. » Pierre Conesa résume : « Le processus hiérarchique filtrait la réalité, le canal d’informations faisait que ces gens-là, les hommes de l’Elysée, ne voulaient pas voir la réalité en face, les notes alarmantes n’étaient jamais mises directement sur le bureau du président. »

Michel Robardey, une voix discordante



Nous avons interrogé Pierre Conesa sur ce document émanant de la Commission Bagosora. Il a été très surpris de ne pas le connaître : « Il n’en est fait mention ni dans les TD diplomatiques ni dans les notes de la DGSE de cette époque. »

Pierre Conesa peut-il avoir un trou de mémoire ? Il est un spécialiste reconnu de la fabrication de l’ennemi, titre de son ouvrage de mars 2015. Un tel document n’aurait pas pu échapper à son attention lorsqu’il repris toutes les notes des services de renseignement et les télégrammes diplomatiques sur l’ensemble de la période.

Le général Jean Varret, qui était jusqu’à mi-1993 le chef de la Mission d’Assistance Militaire au ministère de la Coopération à Paris, et qui recevait à ce titre toutes les notes de la DGSE et de la DRM ainsi que les rapports de l’Attaché militaire français à Kigali, nous confirme qu’il n’a jamais été informé de l’existence d’un tel document. Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France à Kigali, et que nous avons longuement interrogé récemment, n’avait jamais entendu parler de la commission Bagosora ni de cette note. Il est vrai qu’il n’a rejoint son poste qu’au printemps 1993.

Ce texte sur la définition de l’ennemi aurait pu rester confiné dans les béances des archives françaises sans les explications du lieutenant-colonel Michel Robardey. Celui-ci est arrivé au Rwanda fin septembre 1990, huit jours avant l’attaque du FPR. Il était coopérant militaire en police judiciaire.

Dès ce moment, Robardey sait que le génocide est prévisible, rappelle l’analyste Jacques Morel. Il écrit le 3 novembre 2006 sur le blog du colonel Jacques Hogard (par la suite fermé) : « Un génocide que tout le monde prévoyait depuis octobre 90 ! »

En 2007, le colonel Robardey précise son analyse lors d’un colloque au Sénat : « Pour ceux qui ont, ne serait-ce qu’un peu, connu le Rwanda avant 1990, la question de savoir qui était au courant que la situation créée par la « Guerre d’octobre » présentait un risque très important de génocide n’a aucun sens. Elle est même d’une rare hypocrisie car, en fait, nul ne peut prétendre l’avoir ignoré. […] Tout le monde craignait le pire alors et nul ne pouvait prétendre ne pas savoir que la commission d’un génocide était à nouveau devenue fort probable au Rwanda. »

Au procès du « génocidaire » Pascal Simbikangwa devant la cour d’assises de Paris, Michel Robardey, cité comme témoin de la défense, reconnut avoir eu sous les yeux le document « Définition de l’ennemi ». Il ajouta en substance que ce document avait été injustement décrié.

Aurait-il fait erreur ? Je pose la question au colonel Robardey lors d’une conversation téléphonique enregistrée début 2018 :

Colonel, vous êtes le seul militaire français qui reconnaît avoir eu sous les yeux ce document émanant de la « Commission Bagosora ». Pourquoi ?

Michel Robardey : – Parce qu’ils n’y ont pas eu accès.

Je ne comprends pas. Ils y ont nécessairement eu accès car vous dites avoir transmis ce document à l’ambassade ? Ne serait-ce qu’au colonel Cussac [l’attaché militaire]…

Michel Robardey : – Tous ceux qui étaient à l’ambassade y ont eu accès. Mais les militaires français n’étaient pas à l’ambassade.

Vous n’étiez pas le seul colonel français à l’ambassade ?

Michel Robardey : – Nous sommes sans doute trois ou quatre à l’avoir vu, c’est évident. Mais on lui donne aujourd’hui une importance qu’il n’avait pas à l’époque.

J’ai bien noté votre témoignage au procès Simbikangwa. Vous avez déclaré que ce document était destiné à faire la différence entre les Tutsi qui étaient des ennemis et ceux qui ne l’étaient pas, Or ce document a servi à qualifier tous les Tutsi d’ennemis, vous le savez bien…

Michel Robardey : – Il n’y avait pas besoin de ce document pour ça. Relisez les textes de Kayibanda des années 1963. C’est précisément parce que tous les Tutsi étaient considérés comme les ennemis d’Habyarimana que ce document a été élaboré.

Lorsque le colonel Cussac et l’ambassadeur Georges Martres ont eu ce document sous les yeux, ont-ils pensé comme vous qu’il était destiné à innocenter une partie des Tutsi, ou qu’au contraire ce document « Définition de l’ennemi » servait à incriminer tous les Tutsi ?

Michel Robardey : – On voyait bien le but qui était recherché de faire la part des choses et en même temps on a bien vu qu’il [le document] était dangereux. C’est pour ça qu’on ne s’est pas amusé à le diffuser à tout le monde.

Vous avez toujours ce document ?

Michel Robardey : – Je ne sais pas. J’ai beaucoup de documentation, mais je n’ai pas gardé grand chose lorsque je suis revenu.

Colonel, j’ai remarqué vos déclarations au colloque organisé au Sénat en octobre 2007. Vous avez ouvert votre intervention en expliquant que tous ceux qui affirment avoir été surpris par le génocide sont des hypocrites car ça paraissait évident. Vous êtes le seul à dire ça !

Michel Robardey : – J’ai été le seul à dire beaucoup de choses qui se sont révélées vraies par la suite.

Sur le fait que le génocide était prévisible, parmi les militaires français au Rwanda à cette époque, vous êtes le seul à le dire, avec un certain courage ?

Michel Robardey : – Si vous lisez les télégrammes diplomatiques du colonel Galinier, il a dit dès octobre 1990 que cette guerre portait les germes du génocide.

Je reviens sur le moment où le document « définition de l’ennemi » a été largement connu au Rwanda. On ne dispose d’aucun télégramme diplomatique français de cette période où la radicalisation était très forte.

Michel Robardey : – Comme je vous l’ai dit tout-à-l’heure, le document « définition de l’ennemi » ne rentrait pas dans le cadre de la radicalisation, bien au contraire.

C’est votre point de vue. Il serait pourtant intéressant de savoir comment l’ambassade de France avait réagi… ?

Michel Robardey : – C’est une mobilisation médiatique après coup, après 1994 qui a exploité ce document.

Qui devait conserver le secret ?



Lorsqu’il fut interrogé par les juges du Tribunal Pénal International en octobre 2005, le colonel Théoneste Bagosora tenta de présenter comme banale cette « définition de l’ennemi ». Il expliqua lui aussi qu’il fallait conserver le secret car le document pouvait être mal interprété. Personne n’a pensé à lui demander pourquoi conserver le secret vis-à-vis de Paris. Personne n’a interrogé le colonel Cussac sur ce point.

Le colonel Robardey n’était pas un rouage du corps diplomatique et ne peut être tenu pour comptable de rétention d’information. Mais pourquoi l’ambassadeur de France (alors Georges Martres, aujourd’hui décédé), pourquoi le correspondant de la DGSE ou celui de la DRM se sont-ils sentis liés par le secret qu’avait demandé le président Habyarimana à ses officiers supérieurs en recevant ce document, dans les premiers jours de 1992 ? Est-il impossible que des militaires français qui conseillaient l’état-major rwandais aient incité à constituer cette commission ? Ou aidé à la rédaction des conclusions ?

Lorsque Jean-Michel Marlaud succéda à Georges Martres comme ambassadeur de France à Kigali, il exigea qu’on cesse de qualifier le Front patriotique Rwandais (FPR) « d’ennemi » dans les télégrammes diplomatiques qu’il cosignait avec le colonel Cussac. Mais les connivences entre militaire français et rwandais ont-elles disparu aussitôt, comme d’un coup de baguette magique ?

Vingt-cinq ans après le génocide des Tutsi du Rwanda, la genèse du document « Définition de l’ennemi » ainsi que le silence de l’ambassade de France suscitent toujours les mêmes interrogations. Les informations inexplicablement absentes peuvent dissimuler les vérités les plus criantes.

Jean-François DUPAQUIER

I – Human Rights Watch et Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, « Aucun témoin ne doit survivre » Ed. Karthala, Paris, 1999.

II – André Guichaoua, « Rwanda, de la guerre au génocide », Ed. La Découverte, Paris, 2010.III – David Servenay, « Rwanda : chronique confidentielle d’un drame annoncé » 2/3, Le Monde, 16/3/2018.

IV – Michel Robardey « Rwanda 1990-1994. La stratégie du désastre.» Intervention au colloque France Rwanda, « La France et le drame rwandais : Politique, acteurs et enjeux (1990-1994) » organisé par le club «Démocraties », présidé par le général Henri Paris, le 20 octobre 2007 à Paris.

V – Postérieurement à cette interview, le général Jean Varret, chef de la Mission d’assistance militaire au ministère de la Coopération à Paris, nous a fait une déclaration encore plus incriminante pour l’Elysée. Voir http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-des-tutsi-du-rwanda-un-lobby-militaire-a-loeuvre-a-lelysee/

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