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La peur est la grande complice du drame rwandais. C'est elle qui, pendant les semaines du génocide, hanta la solitude des Tutsis massacrés. C'est elle qui jeta brutalement sur les routes de l'exode une multitude hutue effrayée par la victoire des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR). C'est elle qu'il faut vaincre aujourd'hui pour que l'immense vague des réfugiés amorce son mouvement de ressac.
Au Rwanda comme au Burundi voisin, pays jumeaux aux structures ethniques analogues mais aux destins politiques divergents depuis leur indépendance commune en 1962, la peur habite la mémoire collective. A force de rôder dans les collines, pendant chaque massacre de ces trois dernières décennies, elle a fini par empreindre les âmes.
Tout le monde en convient aujourd'hui : la théorie esthético-idéologique des ethnologues coloniaux opposant les "longs" Tutsis, pasteurs aristocrates hamites venus jadis d'Ethiopie, aux "courts" Hutus, agriculteurs bantous voués à la vassalité, repose sur des fondements scientifiques douteux. Hutus et Tutsis partagent une même langue, des traditions politiques et culturelles identiques. Ils se répartissent en clans et sous-clans -- clivages sociaux essentiels en Afrique -- qui traversent leurs communautés mais ne forment pas deux ethnies distinctes.
La dénonciation de ce faux débat ethnologique est elle-même, hélas, aujourd'hui dépassée. Car soixante ans de règne colonial suivis de trente-cinq ans d'une suprématie hutue au Rwanda ponctuée de tueries intercommunautaires, notamment en 1959, 1963 et 1993 -- sans compter les terribles massacres d'octobre 1993 au Burundi après l'assassinat du président Melchior Ndadaye -- ont grevé les esprits, nourri les méfiances, et modelé peu à peu des identités ethno-politiques antagonistes, dont les deux nations, rwandaise et burundaise, sont devenues largement prisonnières, et trop souvent victimes.
Le fait que ce conflit "ethnique" ait servi, depuis avril 1994, d'horrible alibi aux massacreurs des milices rwandaises anti-tutsies, n'a fait que grossir les peurs réciproques (1).
Le Rwanda est taraudé de longue date par les propagandes. Le pouvoir -- à dominance hutue depuis la "révolution sociale" de 1959 -- n'a cessé, au fil des décennies, de "démoniser" les Tutsis -- puis leurs fils -- chassés au Burundi, en Tanzanie, et surtout en Ouganda, pays d'où ils lancèrent une dizaine de vaines contre-offensives entre 1961 et 1966. Kigali assimilait les exilés à une "cinquième colonne" assoiffée de revanche, thèse à laquelle le FPR, fort du soutien du président ougandais Yoweri Museveni, donna du crédit en envahissant le nord du pays, le 1er octobre 1990.
Avant la débâcle, l'"intox" gouvernementale fit son œuvre, appelant au crime anti-tutsi, puis engendrant l'effroi pour vider les collines de leurs habitants, à mesure que l'ennemi progressait. Le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, accusait, il y a quelques jours, les soldats de l'armée vaincue d'avoir, dans leur déroute, "forcé des populations entières à les suivre en exil" et, dans certains cas, "perpétré délibérément des massacres pour créer la panique".
Plus le mensonge est gros, plus il porte. Aujourd'hui, les paysans restés dans les régions conquises par le FPR s'étonnent que les soldats tutsis soient dépourvus... de cornes et de queues. Dans les camps de Goma, plus d'un réfugié hutu redoute qu'on lui "crève les yeux" s'il retourne chez lui. Agents criminels d'une idéologie raciale extrémiste qui préconisait une "solution finale" anti-tutsie, les bourreaux d'hier -- soldats ou miliciens -- prêtent tout naturellement au nouveau pouvoir rwandais des intentions meurtrières semblables aux leurs.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) avait sous-estimé ces peurs en affirmant, il y a quelques jours, que "la situation était assez sûre pour que les gens rentrent". Tout rapatriement de réfugiés étant par définition volontaire, le HCR ne fut guère écouté et nuança, depuis, son jugement. Il n'empêche : lente à se mobiliser pour alléger les souffrances de la marée humaine échouée sur les rives volcaniques du lac Kivu, la communauté internationale s'accorde sur l'urgence du retour des Rwandais dans leur pays.
Non seulement les champs de lave de Goma, au pied de deux volcans menaçants, sont un lieu d'accueil inhospitalier, mais surtout l'installation temporaire des réfugiés risquerait vite de devenir permanente, transformant plus d'un million d'exilés en assistés et créant à l'est du Zaïre un douloureux kyste humain.
Dans l'immédiat, la tâche du HCR est immense : 3,9 des 7 millions de Rwandais sont déracinés. Depuis début avril, plus de 2 millions ont trouvé refuge dans les pays voisins : 1,2 million à Goma, 500 000 dans la région de Bukavu, 250 000 en Tanzanie et 200 000 au Burundi. Les autres ont été "déplacés" dans leur propre pays. Selon le HCR, jamais un exode n'avait été aussi massivement rapide et n'avait cumulé autant de circonstances géographiquement et humainement défavorables.
Sur les collines fertiles du Rwanda, hier encore surpeuplées, le maïs et le sorgho sont mûrs et risquent bientôt de pourrir. Mais l'attrait de la récolte, moins fort que la crainte des représailles, ne suffira pas à faire rentrer les réfugiés chez eux. Ils attendent d'être rassurés, de pouvoir juger le nouveau régime à ses actes, de le voir tenir des engagements dont la communauté internationale se porterait garante. Les réfugiés en Tanzanie -- pour la plupart hutus --, qui auraient pu revenir depuis longtemps dans l'est du pays, s'en sont pour l'instant bien gardés. La peur, toujours.
Difficile réconciliation nationale
Le premier ministre rwandais, Faustin Twagiramungu, a invité les réfugiés au retour et exclu des représailles. Il a laissé entendre que plusieurs ministres pourraient se rendre à Goma pour rencontrer leurs compatriotes et tenter d'apaiser leurs craintes. "Le gouvernement, a-t-il dit, ne peut gouverner un pays vide." Ce n'est pas non plus son intérêt de laisser se fixer aux frontières du pays une masse humaine enrôlable par un ennemi avide de revanche. Le FPR, qui prépara longtemps son retour d'exil, est bien placé pour le savoir.
S'il est sincère dans son désir de "réconciliation nationale", le nouveau régime pourrait s'y prendre beaucoup mieux. Inexpérience ou maladresse ? Certaines formules malheureuses -- voire inquiétantes -- ponctuaient les premiers discours officiels. On y parlait de "rééduquer" les fautifs, on évoquait le "triage des individus sains". Le FPR, fondé en 1987 dans l'Ouganda anglophone, semble se méfier vivement des fonctionnaires et des intellectuels, doublement suspects car en majorité hutus et francophones.
Au-delà d'un gouvernement où le FPR s'est arrogé la part du lion avec huit portefeuilles sur dix-huit, au-delà des nominations de façade de deux Hutus aux postes de président et de premier ministre, les nouveaux maîtres de Kigali sauront-ils trouver la confiance des Hutus modérés ?
On a souvent dénoncé la "dictature" du président défunt Juvénal Habyarimana. Mais, depuis qu'il avait été "sauvé" du désastre, à la fin de 1990, par l'intervention militaire française, son régime avait été contraint d'évoluer. Paris encouragea le multipartisme -- instauré en juin 1991 -- et l'ouverture de négociations avec le FPR, qui aboutirent aux accords d'Arusha le 4 août 1993 et à la mise en place, en décembre 1993, de la Mission des Nations unies (MINUAR).
Pendant toute cette période, les "modérés" hutus -- souvent démocrates sincères -- occupèrent le devant de la scène. Le Rwanda abrita même l'un des plus vigoureux mouvements d'Afrique en faveur des droits de l'homme, qui dénonça avec courage les exactions des soldats gouvernementaux comme celles des rebelles. Au lendemain du 6 avril, des milliers de Hutus appartenant à cette "société civile" furent les premiers à périr sous les machettes des miliciens. Le FPR saura-t-il redonner assez vite toute leur place aux démocrates Hutus, ses partenaires naturels au sein d'une véritable union nationale, ou succombera-t-il à la tentation autoritaire ?
Pour l'instant, invoquant la force majeure, le nouveau régime a enterré les accords d'Arusha qui aménageaient un partage du pouvoir entre les anciens courants politiques. Le FPR s'est accordé une longue phase de transition -- cinq ans -- pour consolider son pouvoir. Ses soldats domineront pour longtemps la future armée nationale. L'homme fort du régime, Paul Kagame, un Tutsi anglophone de trente-sept ans ayant quitté son pays natal à l'âge de deux ans, ministre de la défense et vice-président de la République, se présente à la fois comme un chef militaire et un dirigeant politique.
Règlement de comptes
On devine, dans le style et les méthodes du nouveau pouvoir, l'influence et les conseils de l'austère et tenace président Museveni, inspirateur et parrain du FPR. On y subodore un léger parfum idéologique hérité des mouvements nationalistes africains d'autrefois, style FRELIMO mozambicain, auprès duquel l'actuel chef de l'Etat ougandais fit ses gammes. Ce legs politique a, dans le contexte actuel, le mérite de déprécier -- du moins en façade -- les rivalités ethniques, ce qui devrait limiter les représailles contre la majorité hutue. Le FPR a tout de même l'intention de régler ses comptes. En témoignent la justice expéditive qu'il fait régner à Kigali -- où se multiplient les "disparitions" -- et son souci hautement revendiqué de punir les responsables du génocide. "Il n'y aura pas d'impunité sous le fallacieux prétexte de réconciliation nationale", a prévenu le nouveau président rwandais, Pasteur Bizimungu.
Qui sera jugé et de quelles garanties jouiront les accusés ? Quelle forme prendra l'assistance judiciaire internationale que le régime dit vouloir accepter ? Les procès ne pourront qu'être très sélectifs, sauf à ruiner les chances de réconciliation, dans un pays où presque chaque famille abrite un militaire ou un milicien -- ou déplore une victime.
Autre source d'inquiétude : l'empressement avec lequel le FPR a attribué à ses partisans des maisons et des terres abandonnées par leurs propriétaires en fuite. Ces réquisitions arbitraires, accompagnées dans les campagnes de déplacements massifs de population, équivalent à interdire de facto le retour de leurs anciens occupants. Le premier ministre s'est dit "préoccupé" par ces méthodes. A-t-il le pouvoir d'y mettre fin ?
Seule une présence militaire des Nations unies, assurant aux réfugiés une protection impartiale sur le chemin du retour, et assortie, si besoin, des "relais humanitaires" chers à Bernard Kouchner, permettant une distribution de l'aide à l'intérieur du pays, pourrait rassurer la majorité hutue et favoriser l'apaisement politique. Mais la MINUAR 2, appelée à prendre la relève de la MINUAR du général Roméo Dallaire, tarde à voir le jour. Sur les 5 500 hommes autorisés, elle n'en disposerait que de 2 000 à la fin août.
Si elle ne s'implique pas davantage dans la tragédie rwandaise pour hâter le retour des réfugiés, la communauté internationale laissera naître au cœur de l'Afrique un brasier d'amertumes qui vouera, tôt ou tard, ce petit pays à un nouveau cycle de vengeances.