Citation
Burundi 1972/Rwanda 1994 : l”’efficacité” dramatique
d’une reconstruction idéologique du passé par la presse
Sophie Pontzeele
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Sophie Pontzeele. Burundi 1972/Rwanda 1994 : l”’efficacité” dramatique d’une reconstruction
idéologique du passé par la presse. Sociologie. Université des Sciences et Technologie de Lille Lille I, 2004. Français.
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
UNIVERSITÉ DES SCIENCES ET TECHNOLOGIES DE LILLE
- LILLE 1 Faculté des sciences économiques et sociales
Institut de Sociologie
Doctorat
Changement social
Sophie PONTZEELE
BURUNDI 1972/RWANDA 1994 :
L’ « EFFICACITE » DRAMATIQUE D’UNE RECONSTRUCTION
IDEOLOGIQUE DU PASSE PAR LA PRESSE
Tome 1
Thèse présentée sous la direction d’André GUICHAOUA
Professeur de Sociologie, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, IEDES
Membres du jury :
Simone BONNAFOUS
Professeur en Sciences de l’information et de la
communication, Université Paris XII Val-deMarne, CÉDITEC
Bruno DURIEZ
Directeur de recherche au CNRS, Université
Lille I, CLERSÉ
Érik NEVEU
Professeur de Science politique, IEP de Rennes,
Université Rennes I, CRAPE
Claudine VIDAL
Directeur de recherche émérite, Centre d’Études
Africaines-CNRS, EHESS de Paris
1er juin 2004
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
Résumés et mots-clés
Résumé
Les représentations de l’histoire du Rwanda et du Burundi, construites durant
l’époque coloniale, ont influencé de façon décisive l’évolution de ces deux pays après
leur indépendance. La vulgate historique du « conflit séculaire » entre Hutu et Tutsi,
réinvestie par les élites locales et transformée en axe majeur du combat politique, s’est
matérialisée de façon paroxystique lors de deux génocides : en 1972 au Burundi et en
1994 au Rwanda. Les principaux quotidiens français et belges occultèrent presque le
premier génocide dans la région des Grands Lacs : en 1972, ils se contentèrent de
mobiliser les poncifs de la lutte tribale en guise d’ « analyse ». Vingt ans plus tard, une
grille de lecture particulière continue d’être appliquée aux crises africaines. La
reconnaissance du génocide des Rwandais tutsi n’a pas empêché, en outre, que prévale
un mode de traitement « national » de l’information de la part des organes de presse
belges et français.
Title and abstract
Burundi 1972/Rwanda 1994 : The dramatic « efficiency » of an ideological rebuilding
of the past by the press
The descriptions of the History of Rwanda and Burundi, made in colonial times,
have thoroughly influenced the evolution of these two countries after their
independence. The historical and spread version of a century old conflict between the
Hutu and the Tutsi, reappropriated by the local elites and converted into the main
tendencies of their political struggle, reappeared in a paroxystic way at the time of the
two genocides in 1972 in Burundi, and in 1994 in Rwanda. The main Belgian and
French daily papers hardly mentioned the first genocide in the region of the Great
Lakes: in 1972 they contented themselves by using once more the commonplace ideas
about tribal struggles as an analysis. Twenty years later, a special way of collecting
informations out of the press is still being applied to African conflicts. Moreover, the
acknowledgement of the genocide of the Rwandan tutsi didn’t prevent the French and
Belgian papers from using a “national” way of dealing with the information.
Mots clés
Analyse des médias – Idéologie – Représentations sociales – Génocide – Afrique des
Grands Lacs - Rwanda - Burundi
Key words
Media analysis – Ideology – Social representations - Genocide – Great Lakes Africa –
Rwanda - Burundi
Laboratoire d’accueil :
Centre Lillois d’Etudes et de Recherches Sociologiques et Economiques (CLERSE)
Programme Techniques, Mobilisations, Culture (TMC)
Université des Sciences et Technologies de Lille, 59 655 Villeneuve d’Ascq Cedex
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Remerciements
Je tiens à remercier André Guichaoua, mon directeur de recherche
depuis le DEA.
Je remercie particulièrement Julien Nimubona, pour ses précieux
conseils et pour le soutien qu’il m’a apporté lors de chacun de ses séjours à
l’Université de Lille 1.
Ma reconnaissance va également aux membres du groupe de
recherche du CNRS GRACE (Groupe de recherche et d’analyse sur les
crises extrêmes).
J’adresse aussi mes remerciements aux journalistes qui ont accepté
de me rencontrer, ou de répondre par courrier à mes questions lorsque la
distance ne permettait pas de s’entretenir directement.
Enfin, je remercie tous ceux qui m’ont apporté leur aide et leurs
conseils, sur les plans techniques ou méthodologiques, ou qui m’ont livré
leurs témoignages sur le Rwanda et le Burundi.
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Le Rwanda :
Localisation géographique, préfectures et communes principales
Source : UN Cartographic Section
Réseau Documentaire International sur la Région des Grands Lacs Africains
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Le Burundi :
Localisation géographique, préfectures et communes principales
Source : UN Cartographic Section
Réseau Documentaire International sur la Région des Grands Lacs Africains
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TABLE DES MATIERES
Tome 1
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS ..................................................... ERREUR! SIGNET NON DÉFINI.
REMERCIEMENTS ....................................................................................................................... 3
TABLE DES MATIÈRES............................................................................................................... 6
INTRODUCTION : EXPOSÉ DE LA PROBLÉMATIQUE ET DES CHOIX
DU TERRAIN D’ANALYSE.............................................................................. 11
1- Représentations sociales et idéologies : des cadres d’interprétation du réel mais aussi des facteurs
de transformation de celui-ci................................................................................................................... 12
1-1- Utilisation et efficacité du concept de représentation sociale, dans de nombreux champs des
sciences humaines ................................................................................................................................. 12
1-2- Représentation sociale et idéologie : opposition ou complémentarité ? ........................................ 13
1-3- Un exemple célèbre d’analyse de la « production de l’idéologie dominante » .............................. 14
2 - L’Afrique des Grands Lacs : un exemple édifiant de reconstruction idéologique de l’histoire ... 16
2-1- La région des Grands Lacs africains, lieu privilégié de projection des fantasmes européens sur
l’Afrique ................................................................................................................................................ 16
2-2- Le Rwanda et le Burundi, exemples de la terrible efficacité d’une reconstruction idéologique de
l’histoire ................................................................................................................................................ 18
2-3- Une rapide évocation de la crise de 1993 au Burundi.................................................................... 19
2-4- Quelques éléments sur la crise d’août 1988 au Burundi ................................................................ 23
2-5- Le génocide de 1972 au Burundi et l’ancrage de pratiques génocidaires dans la région des Grands
Lacs ....................................................................................................................................................... 25
3 - Un acteur central dans la production et la diffusion de représentations des crises étudiées : la
presse. ........................................................................................................................................................ 28
3-1- Une évocation du rôle de la guerre froide dans l’analyse des événements internationaux par la
presse..................................................................................................................................................... 28
3-2- Le rôle des enjeux économiques et commerciaux dans le traitement de l’information par la presse
............................................................................................................................................................... 30
3-3- « Mondialisation » apparente et maintien d’un « point de vue national de l’information »........... 33
CHAPITRE 1 : LES REPRÉSENTATIONS DU CONTINENT AFRICAIN EN
EUROPE, DES DÉBUTS DE LA CONQUÊTE COLONIALE AUX ANNÉES
1990 ................................................................................................................. 36
1 – La « mission civilisatrice » ou la construction d’une certaine image de l’Afrique sur fond
d’idéologie coloniale ................................................................................................................................. 36
1-1- L’image de l’Afrique à travers les récits des premiers explorateurs .............................................. 36
1-2- Universalisme républicain et idéologie coloniale .......................................................................... 37
1-3- Idéologie missionnaire et conquête coloniale ................................................................................ 38
1-4- Les colonies : un débouché nécessaire pour une industrie en pleine expansion ............................ 39
1-5- L’anthropologie comme outil de légitimation de la conquête coloniale ........................................ 41
2- Les enjeux économiques et politiques de l’expansion coloniale ....................................................... 41
2-1- L’empire colonial, marché protégé et pourvoyeur de matières premières ..................................... 42
2-2- Colonisation et capitalisme français : des relations paradoxales ................................................... 42
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3 – La période des indépendances et la politique mise en œuvre par les métropoles pour conserver
leur influence ............................................................................................................................................ 44
3-1- La politique belge au Rwanda et au Zaïre...................................................................................... 44
3-2- Les stratégies de la France pour conserver son influence en Afrique ............................................ 46
3-3- L’image de l’Afrique dans les manuels scolaires, au lendemain des indépendances..................... 48
4 – La « politique africaine de la France », de De Gaulle à Mitterrand .............................................. 50
4-1- Le rôle des « réseaux » dans la politique française en Afrique...................................................... 51
4-2- Le rôle des médias et des intellectuels dans la diffusion de représentations particulières de
l’Afrique ................................................................................................................................................ 53
4-3- La continuité de la politique française en Afrique ......................................................................... 54
4-4- Les grands groupes de presse, entre intérêts économiques et déontologie journalistique.............. 57
5 – La fin de la guerre froide et l’imposition croissante d’un discours humanitaire sur les crises
africaines ................................................................................................................................................... 60
5-1- Les conséquences de la fin de la guerre froide en Afrique ............................................................ 60
5-2- La prédominance d’une lecture humanitaire des crises africaines ................................................. 61
Conclusion : La permanence de représentations particulières de l’Afrique malgré l’évolution du
contexte international .............................................................................................................................. 63
CHAPITRE 2 : EXPOSÉ ET CONFRONTATION DES DIFFÉRENTES
ANALYSES DE L’HISTOIRE RWANDAISE ET DU GÉNOCIDE DE 1994 ..... 65
1- Des conceptions divergentes de l’histoire précoloniale du Rwanda ................................................ 66
1-1- Bernard Lugan et la défense de la « thèse hamitique » .................................................................. 66
1-2- La remise en cause des thèses des « anthropologues de la première période » par Claudine Vidal
............................................................................................................................................................... 70
1-3- Les enquêtes de terrain de Catharine Newbury et Lydia Meschi : une infirmation des thèses
coloniales............................................................................................................................................... 74
1-4- Les conceptions historiques de Jean-Pierre Chrétien..................................................................... 77
2- Les divergences d’analyse des causes du génocide de 1994 chez les « africanistes » belges .......... 84
2-1- La « nécessaire périodisation » de l’histoire rwandaise, selon Filip Reyntjens ............................ 85
2-2- Le point de vue d’un autre universitaire belge : Jean-Claude Willame ......................................... 89
2-3- Les divisions de l’africanisme belge face au drame rwandais et leur interprétation chez Gauthier
De Villers .............................................................................................................................................. 93
3- Le point de vue de plusieurs universitaires français ......................................................................... 95
3-1- L’équilibre du « Rwanda ancien » brisé par la « révolution » de 1959. L’analyse de Bernard
Lugan..................................................................................................................................................... 95
3-2- La constitution de la république rwandaise sur des bases « ethnistes », comme origine lointaine du
génocide. L’analyse de Jean-Pierre Chrétien......................................................................................... 98
3-3- Le rôle de la « quatrième ethnie » dans la politisation du clivage ethnique, selon Claudine Vidal
............................................................................................................................................................. 102
3-4- Le clivage ethnique : un héritage colonial jamais remis en cause par le pouvoir rwandais, selon
André Guichaoua................................................................................................................................. 106
Conclusion : Divergences et éléments de consensus parmi les spécialistes du Rwanda ................... 108
CHAPITRE 3 : EXPOSÉ ET CONFRONTATION DES PRINCIPALES
ANALYSES DE L’HISTOIRE BURUNDAISE ET DU GÉNOCIDE DE 1972 . 109
1- L’histoire précoloniale du Burundi et les conséquences de la colonisation européenne .............. 109
1-1- Le clivage ethnique comme produit de la politique coloniale, dans l’analyse de Joseph Gahama
............................................................................................................................................................. 109
1-2- La « féodalisation du pouvoir » sous le Mandat belge, selon Jean-Pierre Chrétien..................... 117
1-3- Raphaël Ntibazonkiza et la remise en cause de « l’école historique burundo-française » .......... 120
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1-4- Un royaume féodal dominé par une aristocratie tutsi, selon Jean Ziegler.................................... 122
2- Les interprétations de la première décennie de l’indépendance et de la crise de 1972 ................ 124
2-1- Le « génocide sélectif » de l’élite hutu. L’analyse de René Lemarchand .................................... 124
2-2- Les stratégies de justification de la répression du gouvernement burundais, analysées par Jeremy
Greenland ............................................................................................................................................ 131
2-3- « Extrémisme tutsi » et « institutionnalisation étatique du tribalisme ». L’analyse de Raphaël
Ntibazonkiza........................................................................................................................................ 134
2-4- L’imbrication des crises rwandaise et burundaise, au centre de l’analyse de Jean Ziegler.......... 139
2-5- Montée de « l’extrémisme » hutu et désorganisation du pouvoir. Le point de vue contesté de JeanPierre Chrétien..................................................................................................................................... 140
2-6- Les événements vus au travers des télégrammes confidentiels de l’ambassade américaine de
Bujumbura, en mai 1972 ..................................................................................................................... 148
Conclusion : De multiples enjeux idéologiques qui rendent difficile l’analyse objective des
événements .............................................................................................................................................. 151
CHAPITRE 4 : LA COUVERTURE DU GÉNOCIDE DE 1994 AU RWANDA,
PAR LES PRINCIPAUX QUOTIDIENS FRANÇAIS ET BELGES................. 152
1- La construction du corpus et la « pré-analyse ».............................................................................. 152
1-1- Les critères d’élaboration du corpus ............................................................................................ 152
1-2- L’analyse « de surface » du corpus d’articles .............................................................................. 154
2- L’analyse de contenu du corpus et ses principaux résultats ......................................................... 163
2-1- Le classement des articles par catégorie ...................................................................................... 163
2-2- Les chiffres des morts et des réfugiés .......................................................................................... 168
2-3- Le recensement des personnes et organismes cités...................................................................... 175
2-4- L’analyse de contenu des « points de vue » extérieurs publiés par les quotidiens...................... 184
2-5- L’analyse des articles « de fond »................................................................................................ 222
2-6- Le mode de désignation des belligérants dans les cinq quotidiens .............................................. 293
3- Quelques éléments d’analyse lexicométrique du corpus................................................................. 295
1- Données générales sur le corpus ..................................................................................................... 295
2- L’analyse des spécificités du corpus par partie ............................................................................... 297
3- L’analyse de contexte de deux formes clés ..................................................................................... 304
Conclusion : Une comparaison de la couverture journalistique du génocide par les quotidiens
français et belges ................................................................................................................................... 307
Tome 2
CHAPITRE 5 : LA COUVERTURE DU GÉNOCIDE DE 1972 AU BURUNDI,
PAR LES PRINCIPAUX QUOTIDIENS FRANÇAIS ET BELGES................. 312
Introduction : le contexte historique et politique vu à travers la presse ........................................... 312
1- L’analyse de « surface » du corpus d’articles.................................................................................. 314
1-1- La constitution du corpus « Burundi 1972 »................................................................................ 314
1-2- Le nombre total d’articles ............................................................................................................ 315
1-3- Le nombre de « une »................................................................................................................... 317
1-4- Les principaux journalistes .......................................................................................................... 318
2- L’analyse de contenu du corpus d’articles....................................................................................... 319
2-1- La répartition entre les différents types d’articles........................................................................ 320
2-2- Les estimations du nombre de victimes ....................................................................................... 321
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2-3- Les personnes et organismes cités par les quotidiens .................................................................. 325
2-4- L’étude des points de vue extérieurs publiés ............................................................................... 329
2-5- L’analyse de contenu des articles « de fond ».............................................................................. 339
3- Quelques éléments d’analyse lexicométrique du corpus................................................................. 351
3-1- Quelques données générales sur l’ensemble du corpus ............................................................... 352
3-2- La comparaison des différentes parties du corpus ....................................................................... 356
Conclusion : Une couverture des événements caractérisée par sa faiblesse et son inconséquence.. 359
CHAPITRE 6 : LE POINT DE VUE DES JOURNALISTES SUR L’ANALYSE
DE LEUR COUVERTURE DU GÉNOCIDE DE 1994 .................................... 362
1- La connaissance préalable du terrain .............................................................................................. 363
2- L’expérience des journalistes au Rwanda lors du génocide ........................................................... 365
3- Marie-France Cros et Colette Braeckman face au retrait des soldats belges ............................... 370
4 - À propos de l’opération Turquoise.................................................................................................. 373
5- Le fonctionnement des quotidiens .................................................................................................... 378
6 - Les particularités de La Croix, quotidien catholique .................................................................... 382
Conclusion : La complexité des logiques de fonctionnement du champ journalistique................... 383
CONCLUSION : DES LOGIQUES DIFFÉRENTES QUI ABOUTISSENT À UN
MODE DE TRAITEMENT SPÉCIFIQUE DES CRISES AFRICAINES........... 385
1- Évolutions et permanences des représentations sociales et historiques mobilisées par la presse, en
1972 et 1994............................................................................................................................................. 386
2- Les systèmes de référence de la presse en 1972 et 1994 et leur influence sur la couverture des
événements .............................................................................................................................................. 389
3- De la guerre froide à la montée du discours humanitaire : l’impact du changement de contexte
international dans le traitement des deux crises.................................................................................. 391
4- La prédominance des critères nationaux dans la sélection et le traitement de l’information ..... 395
Conclusion : Des logiques combinées qui aboutissent à un traitement journalistique particulier des
crises africaines....................................................................................................................................... 401
GLOSSAIRE DES PRINCIPAUX ACTEURS ET ORGANISMES CITÉS DANS
L’ANALYSE DE LA PRESSE DE 1994 ......................................................... 405
1- Rwanda ............................................................................................................................................... 405
2- France ................................................................................................................................................. 406
3- Belgique .............................................................................................................................................. 407
4- Autres pays ......................................................................................................................................... 408
5- Organisations internationales (ONU, MINUAR, OUA...) .............................................................. 409
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6- Organisations non gouvernementales (ONG).................................................................................. 409
7- Religieux ............................................................................................................................................. 410
8- Spécialistes et universitaires.............................................................................................................. 410
GLOSSAIRE DES PRINCIPAUX ACTEURS ET ORGANISMES CITÉS DANS
L’ANALYSE DE LA PRESSE DE 1972 ......................................................... 412
1- Membres du gouvernement et de l’armée du Burundi................................................................... 412
2 - Autres personnalités burundaises.................................................................................................... 412
3 - La communauté internationale........................................................................................................ 412
3.1. - Afrique ....................................................................................................................................... 412
3.2. - Europe ........................................................................................................................................ 412
INDEX ............................................................................................................ 413
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................... 418
1- Ouvrages sur l’Afrique, la colonisation, l’histoire du Rwanda et du Burundi ............................. 418
1-1- Sur l’Afrique en général, de l’ère coloniale à aujourd’hui :......................................................... 418
1-2- Sur la région des Grands Lacs ..................................................................................................... 419
1-3- Sur le Rwanda seul ...................................................................................................................... 420
1-4- Sur le Burundi seul ...................................................................................................................... 422
2 - Sur la presse, les médias, l’information .......................................................................................... 424
2-1- Ouvrages généraux ...................................................................................................................... 424
2-2- Ouvrages de méthodologie employés pour l’analyse de la presse ............................................... 425
3 – Sur les concepts d’idéologie, de représentations sociales .............................................................. 425
DOCUMENTS ET TABLEAUX ANNEXES .................................................... 427
Annexe 1 : Tableaux ayant servi à la confection des graphiques de l’analyse « de surface » des
corpus « Rwanda 1994 » et « Burundi 1972 »...................................................................................... 427
2- Corpus « Burundi 1972 » ................................................................................................................ 432
Annexe 2 : Tableaux exhaustifs des personnes et organismes cités par les cinq quotidiens en 1994
.................................................................................................................................................................. 434
Annexe 3 : Exemples d’articles publiés par les différents quotidiens................................................ 445
1- Le génocide de 1994 au Rwanda..................................................................................................... 445
2- Le génocide de 1972 au Burundi (extraits d’articles)...................................................................... 471
Annexe 4 : Les entretiens et échanges avec les journalistes :.............................................................. 480
1- Marie-France Cros, de La Libre Belgique....................................................................................... 480
2- Renaud Girard, du Figaro ............................................................................................................... 500
3- Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro............................................................................................... 504
4- Corine Lesnes, du Monde................................................................................................................ 506
5- Noël Copin, rédacteur en chef de La Croix en 1994 ....................................................................... 507
6- Colette Braeckman, du Soir ............................................................................................................ 512
7- Stephen Smith, journaliste à Libération en 1994 ............................................................................ 522
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Introduction : exposé de la problématique et des choix
du terrain d’analyse
Il y a quinze ans, un numéro spécial de la revue Le Débat1 proposait de retracer
« l’aventure des idées » en France depuis le début des années 1950, en tentant de les
replacer dans leur contexte historique, particulièrement marqué par la guerre froide. Ce
numéro constatait l’emprise prédominante chez les intellectuels des années 60 et 70, des
diverses interprétations du marxisme, fortement influencées par l’expérience de l’Union
soviétique. Mais les différentes contributions relevaient également, peu de temps avant
la dislocation de l’URSS, le très net recul des idées marxistes ; Marcel Gauchet
s’interrogeait alors sur l’avènement d’un nouveau « paradigme en sciences sociales ».
Pour Marcel Gauchet la fin des « théories de l’aliénation », qui faisaient de
l’individu un être dont les actions sont soumises à des forces et à l’emprise d’idéologies
extérieures à lui et dont il n’a pas conscience, a permis d’étudier le rôle des idées et des
représentations dans le devenir historique. Selon lui, « sans aller jusqu'à prêter aux
agents l’appréciation rationnelle de leurs intérêts, on s’accorde au moins pour refuser
désormais de les enclore dans la mystification et l’ignorance relativement aux motifs
qui les meuvent »2. De sorte qu’il redevient possible, sans pour autant réhabiliter une
vision idéaliste de l’histoire contre le matérialisme, de replacer l’évolution des idées
dans le processus historique, en montrant le rôle « de la part réfléchie de l’action
humaine, des philosophies les plus élaborées aux systèmes de représentation les plus
diffus »3. Tandis qu’un « marxiste » comme Louis Althusser affirmait qu’il n’y a pas de
pratique qui ne soit sous-tendue par l’idéologie, laquelle ne serait
qu’une « représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence »4, Marcel Gauchet insiste sur le rôle propre des idées et des représentations
dans le cheminement réel de l’histoire. Contre une vision schématique qui oppose la
réalité des faits matériels à l’illusion représentée par l’idéologie, il cherche à dégager un
« troisième niveau » de l’analyse historique, qui intègre l’étude des représentations et
des symboles comme opérateurs du réel, et non simple vision déformée de celui-ci.
Il est utile de rappeler que les écrits de Marx connurent de très nombreuses
interprétations et « approfondissements », notamment ceux sur l’idéologie ou l’État. Sur
cet aspect particulier, Pierre Birnbaum et Bertrand Badie ont montré que la théorie de
l’État chez Marx ne se réduisait pas à sa caractérisation comme instrument d’oppression
au service de la classe dominante, mais que Marx avait également analysé les
différences dans la formation des États capitalistes selon l’histoire des sociétés dans
lesquelles ils se développaient, ou encore la possibilité, dans certaines circonstances,
d’une relative autonomie de l’État5. Plus généralement, on peut affirmer que la pensée
de Marx fit fréquemment l’objet d’interprétations réductrices et mécanistes qui ignorent
sa complexité ou, à l’opposé, de réinterprétations qui prétendent dégager le vrai sens de
sa théorie en dépit de Marx lui-même. Raymond Aron rappelle cette réalité dans son
chapitre des Étapes de la pensée sociologique consacré à Marx ; il souligne la difficulté
d’une critique des idées marxistes, dont il est malaisé de savoir si elle s’adresse à la
1
Le Débat n° 50, mai-août 1988.
Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales ? », ibid., p. 166.
3
ibid., p. 169.
4
Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Louis Althusser, 1976, Positions
(1964-1975), Éditions sociales, Paris, p. 101.
5
Bertrand Badie, Pierre Birnbaum, 1979, Sociologie de l’État, Grasset, Paris, pp. 15-16.
2
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théorie de Marx ou à l’un de ses multiples interprètes. « Il y a enfin, en dehors même de
l’orthodoxie soviétique appelée marxisme, de multiples interprétations philosophiques
et sociologiques de Marx. Depuis un siècle et plus, de multiples écoles ont le trait
commun de se réclamer de Marx tout en donnant de sa pensée des versions
différentes. »6. Or, le « marxisme » que critique Marcel Gauchet dans le numéro spécial
du Débat qui nous intéresse, semble être avant tout l’interprétation que les marxistes
français des années 60 et 70 ont majoritairement donnée des écrits de Marx. On peut
penser que cette interprétation a revêtu dans plusieurs domaines, en particulier celui de
l’idéologie, un caractère schématique et mécaniste, qui ne correspond pas à la
complexité des analyses développées par Marx lui-même.
Toujours est-il que Marcel Gauchet entrevoit un changement d’orientation qui
affecte selon lui l’ensemble des sciences sociales, et tend à réhabiliter l’histoire des
idées et des représentations en lui assignant un rôle actif dans le devenir historique.
L’historien évoque même une « nouvelle conscience historique », qui allie la prise en
compte des déterminismes à l’œuvre sur la longue période et « l’imprévisibilité radicale
du futur proche »7, et prend en compte les « bifurcations » possibles en fonction, par
exemple, de l’influence agissante de certaines idées ou systèmes de représentations.
1- Représentations sociales et idéologies : des cadres d’interprétation du
réel mais aussi des facteurs de transformation de celui-ci
En 1961, le psychosociologue Serge Moscovici a tenté de réactualiser le concept
de représentation sociale. Mais il s’agissait alors d’une tentative isolée. À partir des
années 70 en revanche, ce concept fut utilisé dans un nombre croissant de recherches,
souvent au détriment de la notion d’idéologie telle qu’elle avait été élaborée dans les
années 60.
1-1- Utilisation et efficacité du concept de représentation sociale, dans de
nombreux champs des sciences humaines
Dans un texte qui introduit le concept de représentation sociale, Denise Jodelet
en propose une définition « sur laquelle s’accorde la communauté scientifique. C’est
une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique
et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. »8. Si
Denise Jodelet précise que de vifs débats opposent certains chercheurs à propos de
l’élaboration de ce concept, tous pensent que les représentations sont produites par un
ensemble social, et qu’elles agissent sur le réel. Autrement dit, les systèmes de
représentations sociales ne constituent pas uniquement un mode de compréhension du
monde, mais également un facteur qui le modifie.
D’autre part, la communication est le vecteur des représentations sociales, ainsi
que leur condition de possibilité. Comme l’écrit Denise Jodelet, la communication « est
le vecteur du langage, lui-même porteur de représentations »9. L’étude des lexiques et
des répertoires employés dans une communication particulière, dans un discours
6
Raymond Aron, 1996, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, p. 146.
Marcel Gauchet, op. cit. , p. 167.
8
Denise Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en expansion » in Denise Jodelet (dir.), 1997,
Les représentations sociales, PUF, Paris, p. 53.
9
op. cit., p. 66.
7
12
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politique, une émission de radio ou des articles de presse par exemple, constitue donc
un outil essentiel de l’analyse des représentations sociales. Pour le chercheur
britannique Rom Harré, « les mots sont utilisés comme des outils pour réaliser des
objectifs à l’intérieur d’activités humaines relativement complexes, et une description
de ces activités doit être intégrée dans notre examen de ces mots »10. Des recherches
sont ainsi consacrées à l’analyse des discours, perçus comme vecteurs de
représentations sociales qui agissent elles-mêmes, dans une certaine mesure, sur le
monde matériel. Dans le domaine de la sociolinguistique, nous pouvons évoquer par
exemple les travaux de l’universitaire suisse Uli Windisch, qui a étudié les ressorts du
langage xénophobe ainsi que la structure du discours antiraciste. Ce faisant, il a cherché
à décrire les processus qui sous-tendent la perception sociale de la réalité dans ces deux
types de discours.
Dans différents domaines des sciences humaines se développe donc l’étude des
représentations sociales, de leur production et des moyens par lesquels elles deviennent
opérantes, et se matérialisent en quelque sorte en devenant des facteurs parfois
déterminants de transformation du réel. Nous avons vu comment un historien tel que
Marcel Gauchet définissait ce nouveau champ de la recherche historique, et évoquait
l’importance prise par l’étude des représentations sociales dans les domaines de la
sociologie, de la sociolinguistique, ou de la psychologie sociale. Notre travail s’inscrit
dans cette démarche d’analyse des modes de production de représentations de l’histoire
et de la société qui fondent, dans certaines circonstances, le comportement des acteurs,
et influencent les événements politiques et sociaux.
1-2- Représentation sociale et idéologie : opposition ou complémentarité ?
Si certains chercheurs, comme Serge Moscovici, ont tenté de construire le
concept de représentation sociale en l’opposant à celui d’idéologie, d’autres estiment
qu’une utilisation combinée de ces deux notions se révèle plus efficiente. De nouveau, il
nous faut rappeler le contexte dans lequel Serge Moscovici tenta le premier de
réhabiliter le concept de représentation sociale. Au début des années 60, le champ
intellectuel français se trouvait dominé par les théories se réclamant de diverses
interprétations du marxisme, et notamment par des théories de l’idéologie qui
poussèrent si loin la notion d’ « idéologie de classe », qu’elles la menèrent parfois
jusqu'à la caricature. Lorsqu’un technicien agricole promu biologiste et premier
agronome de l’URSS, T. Lyssenko, affirma à partir de 1935 la supériorité de la science
prolétarienne sur la science bourgeoise qui ne serait qu’idéologie, il se trouva en France
des intellectuels pour s’approprier une telle conception. Or, bien que ces intellectuels se
soient réclamés du marxisme, l’abîme semble béant entre leurs conceptions qui dénient
aux scientifiques « bourgeois » toute capacité d’aboutir à des vérités scientifiques
universelles et à l’application efficace de celles-ci, et la description que fait Marx11 des
bouleversements scientifiques et techniques que la bourgeoisie a apportés, et qui ont,
10
Rom Harré, « Grammaire et lexique, vecteurs des représentations sociales », in Denise Jodelet, op. cit.,
p. 165.
11
« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives
plus nombreuses et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La
domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et
l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques (...) - quel siècle
antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? », Karl
Marx, Friedrich Engels, (1848), 1973, Le Manifeste du Parti Communiste, Le Livre de Poche, Paris, pp.
11-12.
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selon lui, fait progressé l’humanité davantage en un siècle que lors des millénaires
précédents.
Face aux conceptions de l’idéologie qui dominaient dans les années 60, les
critiques virulentes de Serge Moscovici à l’encontre de cette notion ne peuvent donc
guère surprendre. Dans une contribution au colloque intitulé « La fin des
représentations sociales ? »12, celui-ci admet dans un premier temps qu’à ses débuts,
formulé par Marx et Engels, le concept d’idéologie était utile et efficace pour combattre
la religion et les différentes formes de pensée séparées du réel. Mais il ajoute que le
concept est rapidement devenu stérile, au point d’aboutir à une certaine forme
d’obscurantisme, issue du rejet de la vérité scientifique, qualifiée dans certains cas
d’idéologique comme nous venons de l’évoquer. En effet, si le concept d’idéologie
signifie que la position sociale d’un individu et son inscription dans un contexte
historique particulier introduisent mécaniquement une source d’erreur dans la
connaissance qu’il produit, alors il faut renoncer à la notion même de science, à la
possibilité d’aboutir à des faits validés scientifiquement. Car personne ne peut échapper
totalement à la société dans laquelle il vit, ni s’élever au-dessus de celle-ci. Poussé à
l’extrême, le concept d’idéologie devient tautologique et interdit l’accès à la
scientificité. Serge Moscovici résume ainsi son analyse : « (...) l’idéologie autorise deux
obscurantismes : l’un mène à la dénonciation de la vérité, l’autre fait retour au sens
commun, à la somptueuse platitude des consensus préparés »13.
L’utilisation parfois caricaturale du concept d’idéologie, ne doit cependant pas
forcément conduire à l’abandonner tout à fait. Certains chercheurs, tel l’universitaire
français E. Marc Lipiansky, estiment ainsi que ce concept, combiné avec celui de
représentation sociale, peut s’avérer utile pour la recherche scientifique, même si cette
double référence demeure plutôt rare. E. M. Lipiansky définit l’idéologie comme un
ensemble qui structure des représentations sociales et favorise la cohésion d’un groupe
autour d’une identité commune : « Les idéologies instituent des liens et des rapports
logiques entre un ensemble épars de représentations sociales. (...) Au niveau social,
l’idéologie tend d’abord à instaurer une identité (à la fois dans le sens d’une
spécification et d’une unification) et une intégration groupale »14. Idéologies et
représentations sociales exercent par ailleurs, selon lui, une fonction cognitive
commune, parce qu’elles permettent à l’individu de conceptualiser et de comprendre
son environnement, avec cette différence que « l’idéologie a, en plus, une visée
tendanciellement globalisante, fondée sur la croyance, et combine étroitement
informations et valeurs (par rapport à la connaissance scientifique qui s’efforce de
produire des connaissances sectorielles, validées et axiologiquement neutres) »15.
1-3- Un exemple célèbre d’analyse de la « production de l’idéologie
dominante »
La notion d’idéologie, dans la mesure où elle définit un ensemble cohérent de
représentations sociales, caractérisées non pas par une déconnexion totale de toute
12
Serge Moscovici, « La fin des représentations sociales ? » in V. Aebischer, J.-P. Deconchy, E. M.
Lipiansky, 1991, Idéologies et représentations sociales, Delval, Fribourg.
13
Serge Moscovici, op. cit., p. 67.
14
E. Marc Lipiansky, « Représentations sociales et idéologies. Analyse conceptuelle. » in V. Aebischer,
J.P. Deconchy, E. M. Lipiansky, op. cit., pp. 60-61.
15
ibid., p. 61.
14
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vérité scientifique, mais par la combinaison d’« informations » valides et de valeurs
propres à un groupe social, paraît donc utile pour l’analyse. L’étude menée en 1976 par
Luc Boltanski et Pierre Bourdieu sur « La production de l’idéologie dominante »16 peut
illustrer l’efficacité du concept d’idéologie, lorsqu’il n’est pas défini de manière trop
étroite ni schématique, pour comprendre comment un groupe particulier produit un
ensemble cohérent de représentations sociales. Dans l’analyse de Bourdieu et Boltanski,
ce groupe social est constitué par « la fraction dominante de la classe dominante »17 ;
les auteurs en ont analysé le discours et les « lieux communs », la manière dont ceux-ci
sont produits et diffusés pour devenir ensuite des préceptes destinés à guider l’action
des différentes fractions de la classe dominante.
Le corpus analysé par les deux auteurs pour conduire leur étude, était constitué
des rapports des groupes de travail sur la planification que le gouvernement français a
mis en place à cette époque. Ces groupes de travail rassemblaient des intellectuels et des
hommes politiques tous situés aux limites des champs intellectuel et politique. Les deux
auteurs présentèrent le résultat de leur analyse sous forme d’un petit dictionnaire d’une
vingtaine de pages, regroupant sous une série de « mots clés » tels qu’« intellectuels »,
« conservatisme », « élites », « idéologies », « évolution » etc., les citations de différents
membres de ces groupes de travail lors de l’une ou l’autre de leurs réunions. Il en
ressort, sur chacun des thèmes présentés, une unité de vue et une cohérence frappantes
chez les intervenants, qu’ils proviennent du monde intellectuel ou politique. Ce petit
dictionnaire met non seulement en évidence des représentations sociales communes au
groupe étudié, mais aussi la cohérence et le caractère globalisant de cet ensemble de
représentations, autrement dit de cette idéologie de la « fraction dominante de la classe
dominante ». Une idéologie qui s’exprime au sein de groupes de travail chargés de
définir la politique française de planification, et qui connaît donc une application
pratique dont les conséquences ne se limitent pas au groupe social producteur de cette
idéologie.
Dans un second temps, Boltanski et Bourdieu tentent d’inscrire dans son
contexte cette « idéologie dominante » en rappelant les circonstances historiques qui
l’ont vu naître, à partir des années 30 notamment. Dans une période doublement
marquée par le développement des partis communistes dans la foulée de la constitution
de l’URSS, et par l’émergence de régimes fascistes en Europe, les deux auteurs
décrivent les regroupements formés par d’anciens élèves des grandes écoles françaises
comme Polytechnique. Ces groupes, comme « Ordre nouveau » ou « Esprit », se
caractérisaient par leur anticommunisme, leur hostilité au capitalisme libéral anarchique
et à la « vieille démocratie », mais également par leur opposition au fascisme. Cette
« troisième voie » s’incarna également durant la guerre au sein de l’École des cadres
d’Uriage, marquée selon les deux auteurs par une « combinaison originale
d’antiparlementarisme et d’anticommunisme, de spiritualisme et de technicisme,
d’élitisme et de poujadisme »18. C’est dans ce creuset que se serait formée l’idéologie de
la classe dominante des années 60, opérant une sorte de synthèse, représentée par la
planification, entre libéralisme et dirigisme, au sein d’une société valorisant le principe
méritocratique. Cette idéologie est également celle de la promotion de la science et de la
technique, qui affirme la fin des idéologies. Ainsi, les théories politiques des membres
16
Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, juin 1976, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la
recherche en sciences sociales n° 2-3.
17
op. cit., p. 4.
18
ibid., p. 35.
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du groupe dominant prennent la forme ou les apparences d’un discours scientifique, car
ils s’adressent à d’autres membres de la classe dominante qui en acceptent l’axiome et
qui sont les seuls capables de les rendre effectives, renforçant ainsi l’illusion de leur
scientificité. Pour Boltanski et Bourdieu, « Le discours dominant n’est que
l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation
parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa propre vérité et qu’ils ont les moyens
de la rendre vraie »19.
Cette caractérisation de la fonction et de l’efficience d’une idéologie dominante,
au-delà du cas précis étudié par Bourdieu et Boltanski, semble particulièrement
intéressante : d’une part, elle évite le schématisme de certaines théories de l’idéologie
en replaçant la formation de l’idéologie dominante d’une époque dans son contexte
historique et politique. D’autre part, elle définit l’idéologie non seulement comme une
représentation du monde vouée à justifier la politique menée par la classe dominante,
mais également comme un facteur de transformation de la réalité, par la mise en
pratique de l’idéologie elle-même. Bourdieu et Boltanski évitent ainsi d’opposer la
réalité de la structure sociale et de la position sociale de la classe dominante, avec le
caractère illusoire de son idéologie justificatrice. Le rôle de l’idéologie comme
opératrice du réel, la capacité des « dominants » à la mettre en pratique et à en faire,
dans une certaine mesure, une nouvelle réalité sociale et politique, se trouvent ici
clairement affirmés. C’est à une telle conception de l’idéologie que nous nous
référerons, lorsque nous emploierons ce concept dans la suite de notre travail.
2 - L’Afrique des Grands Lacs : un exemple édifiant de reconstruction
idéologique de l’histoire
Examinons la nature du terrain de notre étude, et les raisons qui ont présidé au
choix de ce terrain. Tout d’abord, nous avons entrepris de nous intéresser à l’Afrique,
ou plutôt aux représentations des sociétés africaines en Europe. Depuis le XIXe siècle et
la publication des récits des premiers explorateurs européens, et depuis l’implantation
des premières missions catholiques, le continent africain fut un lieu où se projetèrent
massivement les représentations et les fantasmes de l’Europe. L’idéologie coloniale de
la « mission civilisatrice » trouvait un aliment dans la représentation du « sauvage »
africain, membre d’une société « arriérée », sans écriture, aux mœurs barbares et
parfois même anthropophages, construite par les récits de ces explorateurs. Les théories
de la hiérarchisation des races, fondées sur la mesure comparée des crânes par exemple,
fournissait à ces représentations une caution « scientifique », tandis que l’idéologie
missionnaire lui offrait une onction religieuse, en défendant elle aussi le principe de la
« mission civilisatrice » des peuples développés. Nous reviendrons plus loin sur cette
période, afin d’étudier le creuset dans lequel se sont formées en Europe des
représentations dominantes de l’Afrique et des sociétés africaines, et d’examiner le rôle
qu’y ont joué différents types d’acteurs.
2-1- La région des Grands Lacs africains, lieu privilégié de projection des
fantasmes européens sur l’Afrique
L’Afrique est un continent où la projection des idéologies coloniale et
missionnaire fut intense. Mais au sein du continent africain, une région semble avoir
particulièrement excité l’imagination des conquérants européens : l’Afrique des Grands
19
ibid., p. 55.
16
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Lacs, notamment les actuels Rwanda et Burundi. Ces régions se trouvaient administrées
au moment de l’arrivée des premiers Européens par de vastes royaumes relativement
centralisés, au sommet desquels régnait un mwami dont l’autorité reposait notamment
sur la croyance en un Dieu unique, Imana. La découverte de ces royaumes aux relations
sociales complexes, de ces entités politiques à la fois étendues et anciennes, semblait
contredire le schéma de sociétés africaines composées de tribus « arriérées » et à peine
structurées. Les administrateurs coloniaux et les missionnaires européens crurent
trouver une réponse à ce phénomène déconcertant en constatant que ces royaumes
étaient dominés par une aristocratie restreinte. L’influence des idées raciales en Europe
à cette époque, explique probablement la facilité avec laquelle ils déduisirent que cette
aristocratie avait une origine raciale différente de la « masse » paysanne. Et comme à la
fin du XIXe siècle au Rwanda, la majorité des clans dirigeants étaient tutsi, les
conquérants européens firent de ceux-ci une race supérieure, venue d’ailleurs et qui
aurait conquis la masse « bantoue » plusieurs siècles auparavant. La description des
paysans hutu par les missionnaires et les administrateurs coloniaux s’accordait quant à
elle parfaitement avec les stéréotypes sur l’indigène africain, fruste, peu intelligent et
sous-développé. Cette caractérisation de la psychologie des paysans hutu
s’accompagnait d’une description morphologique tout aussi stéréotypée : petite taille,
nez épaté, traits grossiers.
A l’inverse, la minorité tutsi se trouvait confondue avec l’aristocratie dirigeante,
bien qu’au Rwanda une grande partie des Tutsi étaient de simples paysans. Au Burundi
l’aristocratie formait un groupe à part, les Baganwa, qui selon la plupart des spécialistes
n’étaient assimilables ni aux Hutu ni aux Tutsi. Il n’empêche que les Tutsi furent
qualifiés de race supérieure, de « chefs nés », intelligents et décrits physiquement
comme totalement différents des Hutu : grands, minces, élancés aux traits fins. Ils furent
également qualifiés de conquérants étrangers, aux origines « caucasoïdes ». En quelque
sorte, les Tutsi parfois significativement dénommés « nègres blancs », ne devaient pas
appartenir à la même race que les Hutu bantouphones, ce qu’attestait, croyait-on dans
l’imagerie raciale de l’époque, leur intelligence et la finesse de leurs traits. Ainsi
l’idéologie de l’inégalité des races semblait se fondre avec le mépris aristocratique pour
le « peuple », et produisit finalement une reconstruction complète de l’histoire des
royaumes du Rwanda et du Burundi.
Nous analyserons plus en détail les modalités de cette reconstruction historique.
Mais il faut dores et déjà souligner que celle-ci ne fut pas la conséquence des seuls
préjugés raciaux de l’époque, ni de la caution dite scientifique que leur apportait
l’anthropologie physique. L’analyse de l’histoire des royaumes des Grands Lacs reposa
également, durant la période coloniale, sur l’assimilation des structures de ces royaumes
à celles de la féodalité européenne. De sorte que la reconstruction idéologique de
l’histoire précoloniale rwandaise et burundaise, loin de découler de la seule vision
spontanée des premiers colonisateurs européens, fut fondée sur une analyse élaborée
que valida la science historique de l’époque.
Cette reconstruction idéologique de l’histoire eut plus tard des conséquences
dramatiques sur ces pays devenus indépendants. La surimposition du clivage ethnique,
produit de la politique coloniale et missionnaire, fit de l’appartenance ethnique l’axe
principal des mobilisations politiques dès la veille de l’indépendance de ces deux pays
en 1962. Depuis et à plusieurs reprises, le Rwanda et le Burundi furent le théâtre de
crises dramatiques marquées par des massacres à caractère « ethnique ». Leur histoire
17
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semble ainsi incarner de manière particulièrement aiguë le phénomène que nous avons
choisi d’étudier. A savoir la capacité d’un groupe social dominant, en l’occurrence les
acteurs de la colonisation, à imposer leurs propres représentations de l’histoire à des
populations qui, par l’intermédiaire de leurs élites d’abord, se les réapproprient au point
d’en faire le principal facteur de leurs mobilisations politiques. Ceci illustre, semble-t-il,
les caractéristiques de l’idéologie dominante telle qu’elle fut définie par Bourdieu et
Boltanski dans l’article cité plus haut. Les génocides de 1972 au Burundi et de 1994 au
Rwanda constituent à notre avis la preuve effroyable du caractère opératoire de
certaines constructions idéologiques qui, pour naître d’interprétations erronées ou
imaginaires de la réalité, n’en deviennent pas moins des facteurs déterminants de crises
dramatiques. René Lemarchand, l’un des principaux spécialistes de l’histoire burundaise
et particulièrement du génocide de 1972, parla d’ailleurs de « prophétie autoréalisante »
pour caractériser les ressorts de cette crise dramatique.
2-2- Le Rwanda et le Burundi, exemples de la terrible efficacité d’une
reconstruction idéologique de l’histoire
C’est donc l’examen de deux génocides au Burundi et au Rwanda, qui
constituera le terrain de notre étude. Plus précisément, nous étudierons le traitement de
ces deux crises par des quotidiens européens. La presse constituera ainsi le prisme par
lequel nous tenterons d’analyser les représentations de l’histoire et des sociétés
rwandaise et burundaise en Europe. Nous chercherons à déterminer les modes de
production de ces représentations, par un acteur qui nous semble particulièrement
important dans ce processus d’élaboration mais aussi dans la diffusion d’une certaine
image des crises africaines. Mais avant d’exposer les raisons qui nous ont conduit à
choisir la presse parmi d’autres acteurs, il faut expliquer le choix des deux crises que
nous avons retenues.
En premier lieu, nous avons choisi de nous intéresser à la couverture
journalistique du génocide de 1994 au Rwanda. Ce génocide fut le premier que la
communauté internationale a reconnu en Afrique. Cette reconnaissance se manifesta
notamment par la création d’un tribunal pénal international (le TPIR), chargé de juger
les principaux responsables et planificateurs du génocide. En l’espace d’environ trois
mois à partir du 6 avril 1994, date à laquelle un attentat provoqua la mort du président
Rwandais Habyarimana, entre 500 000 et 1 million de Rwandais tutsi furent massacrés
en raison de leur appartenance ethnique. De nombreux Hutu, membres de l’opposition
au régime du président assassiné ou ayant simplement refusé de participer au génocide,
furent également massacrés. Par l’ampleur et la rapidité inouïes des tueries, leur
caractère organisé et planifié au plus haut niveau de l’appareil d’État, mais également
par le ciblage ethnique des victimes, les massacres de 1994 au Rwanda constituèrent
indéniablement un génocide. En cela, 1994 fut le paroxysme des crises qui ont
régulièrement ébranlé le Rwanda et le Burundi depuis la veille de leur indépendance.
Par la reconnaissance internationale dont il fit l’objet, le génocide commis au Rwanda
fut également, au-delà du continent africain, un événement qui démontra brutalement
que cinquante ans après la barbarie nazie, d’autres génocides pouvaient se produire.
Etudier la couverture journalistique du génocide de 1994 s’imposait donc.
Nous avons ensuite souhaité comparer le traitement médiatique du génocide au
Rwanda, avec celui d’une autre crise survenue dans la même région. Plus précisément,
nous nous sommes intéressé au Burundi, pays voisin du Rwanda, car les deux pays
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furent étroitement associés à l’époque coloniale au sein d’une même entité
administrative baptisée le Ruanda-Urundi. En 1925, le Ruanda-Urundi fut
administrativement « annexé » au Congo Belge, et devint « un vice gouvernement
général dépendant du gouvernement général de Léopoldville »20. Autrement dit, le
Rwanda et le Burundi se trouvaient réunis dans une même entité, administrée depuis la
capitale congolaise. Le Burundi, de taille équivalente et composé des mêmes « ethnies »
que le Rwanda, fut très vite considéré par les acteurs de la colonisation comme un
« frère jumeau » de ce dernier. En dépit d’une histoire différente et de structures
sociales qui n’avaient que peu à voir avec celles du Rwanda, le Burundi fut géré selon
les mêmes schémas et subit dans les années 1930 une réorganisation administrative
déterminée par les représentations de l’histoire du Rwanda qu’avaient construites les
acteurs coloniaux. Ces deux pays associés durant la période coloniale virent alors les
événements intervenant dans l’un d’eux influencer fortement l’évolution de l’autre, y
compris après leurs indépendances respectives.
2-3- Une rapide évocation de la crise de 1993 au Burundi
La proximité et les liens historiques entre ces pays nous conduisent logiquement
à étudier la couverture par la presse d’une crise survenue au Burundi, en contrepoint du
génocide de 1994 au Rwanda. Depuis son indépendance en 1962, le Burundi a connu
plusieurs périodes de crises, qui se sont traduites notamment par des massacres à
caractère ethnique de plus ou moins grande ampleur. Dans la mesure où nous étudions
le génocide de 1994, il aurait pu sembler logique de nous intéresser à la crise de 1993 au
Burundi, qui peut rétrospectivement apparaître comme le « prologue » du génocide
rwandais.
Depuis 1988, le Burundi était dirigé par le major Pierre Buyoya, un militaire
tutsi membre de l’UPRONA parvenu au pouvoir par un coup d’État. Fin 1988, Buyoya
engagea un processus d’ouverture et de démocratisation, qui se traduisit notamment par
la nomination d’un premier ministre hutu, Adrien Sibomana. Tandis que le précédent
chef de l’État, Jean-Baptiste Bagaza, avait fait de la négation de tout clivage ethnique au
Burundi un dogme incontestable, Buyoya entreprit de lever ce tabou qui cachait bien
mal la monopolisation des postes administratifs et des positions dominantes dans le
gouvernement et l’armée par des Tutsi. L’ouverture progressive de ces positions à des
membres de l’ethnie hutu fut réelle, même si elle connut des limites dont la plus notable
fut l’absence presque totale de remise en cause du caractère mono-ethnique de l’armée.
Le processus de démocratisation, comprenant la fin du régime de parti unique ainsi que
l’organisation d’élections présidentielles et législatives démocratiques, fut également
conduit à son terme au bout de cinq ans, en 1993.
Le 29 juin 1993, Melchior Ndadaye, le candidat du principal parti d’opposition
(FRODEBU), fut largement élu contre le président sortant Pierre Buyoya. Pour la
première fois, un Hutu devint président du Burundi, et cela au terme d’élections
démocratiques. Le FRODEBU, parti majoritairement hutu, remportait également une
large majorité des sièges au Parlement. Pour la première fois également, un ancien
président quittait le pouvoir dans un processus démocratique, et non sous la contrainte
d’un putsch militaire. Selon André Guichaoua, « le fair-play et la dignité de l’équipe
sortante, les engagements fermes du nouveau président en faveur du respect des droits
20
Joseph Gahama, 2001, Le Burundi sous administration belge, Karthala, Paris, p. 44.
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de l’homme et de la démocratie, une très large amnistie politique, le retour amorcé des
réfugiés de 1972 ouvraient des perspectives favorables à une réconciliation nationale
durable »21.
Cependant, trois jours après l’élection présidentielle, le 2 juillet, une première
tentative de coup d’État eut lieu qui démontrait la fragilité du processus face à la
volonté de certaines factions de l’ancien parti unique et de l’armée de le remettre en
cause par la violence. Au sein de l’UPRONA, des leaders radicaux qui qualifiaient de
« coup d’État ethnique » la victoire du FRODEBU, mirent en difficulté les dirigeants
favorables au dialogue et menacèrent de rejoindre les petits partis extrémistes.
Le FRODEBU connut une évolution sensiblement différente. Après avoir
conduit la campagne électorale avec les radicaux du PALIPEHUTU, il tendit à s’en
démarquer même si la rupture entre les « modérés » et les radicaux qui ne renonçaient
pas à recourir au « combat ethnique » ne fut ni totale ni immédiate. Selon André
Guichaoua, la perspective de la « guerre ethnique », dont la tentative de putsch du 2
juillet vint rappeler l’éventualité, demeurait en quelque sorte une option possible y
compris chez les modérés. Cependant, le FRODEBU venait de rompre avec cette
perspective radicale lorsque survint le putsch du 21 octobre : « A la fin octobre, au
moment du putsch, le FRODEBU avait justement opéré son recentrage sur les éléments
modérés et formulé des orientations politiques claires qui rompaient avec le
militantisme sectaire qui avait prévalu dans tel ou tel ministère ou domaine
d’intervention »22.
Le 21 octobre, une partie de l’armée et de ses officiers engagea un coup de force
contre le pouvoir en place, assassinant le président Ndadaye et plusieurs des principaux
dirigeants du gouvernement et de l’Assemblée. Le ministre de l’Intérieur, les président
et vice-président de l’Assemblée nationale, parmi d’autres, furent assassinés. Un Comité
de salut national fut institué sous la direction de François Ngeze, et des mesures
d’exception furent décrétées dans tout le pays. La violence du putsch militaire entraîna
des réactions massives, faites d’actes de résistance contre l’armée, mais aussi et surtout
de massacres contre la population tutsi. Malgré le désengagement de l’état-major au soir
du 23 octobre, qui fit marche arrière en se déclarant loyal au gouvernement légitime,
des massacres se poursuivirent en plusieurs endroits du pays. Pour André Guichaoua,
« les débordements de violence ultérieurs relèvent explicitement de la responsabilité de
l’encadrement politique et administratif dans les provinces et communes qui les ont
généralement organisés ou des ministres qui n’ont pas lancé les appels de pacification
qu’exigeaient ces dérapages (...) »23.
Certains administrateurs locaux, appartenant quasiment tous au FRODEBU
depuis un décret présidentiel du 20 juillet, auraient donc organisé ou laissé faire les
massacres. Toutefois, la participation d’une partie des cadres locaux aux massacres
visant la population tutsi s’explique dans une certaine mesure par une présence
importante des militants du PALIPEHUTU à ces postes de responsabilité locale, ainsi
que par l’implantation de ce parti extrémiste dans les campagnes. « A la décharge des
21
André Guichaoua, « Un lourd passé, un présent dramatique, un sombre avenir », in André Guichaoua
(dir.), 1995, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), USTL Lille (Diffusion
Karthala), p. 26.
22
op. cit.
23
André Guichaoua, « De la transition démocratique à la tourmente ethnique » p : 103 in op. cit.
20
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nouvelles autorités, on soulignera néanmoins leur impréparation et inexpérience,
l’impact de la “ montée ” vers la capitale d’un grand nombre de ses cadres parmi les
plus compétents. Le FRODEBU a ainsi dégarni son encadrement le plus proche de la
paysannerie et laissé sur les collines le champ libre aux éléments du PALIPEHUTU,
seul mouvement à disposer de militants engagés directement et de longue date auprès
de la masse paysanne (...) »24.
L’armée entreprit ensuite de réprimer ces massacres, et intervint violemment au
nom du rétablissement de l’ordre. Mais à son tour, l’armée essentiellement tutsi se livra
à des massacres indiscriminés contre des civils hutu innocents. Selon Eugène Nindorera,
ancien président de la Ligue burundaise des Droits de l’Homme, les massacres et la
répression qui suivit firent « plusieurs dizaines de milliers de morts dans des conditions
atroces »25. D’après lui, des « actes de génocide » furent commis tant par les auteurs de
massacres visant les Tutsi, que par l’armée au cours de la répression. La crise provoqua
également l’exode de centaines de milliers de paysans burundais, dont la moitié en
direction du Rwanda.
Si la responsabilité première du déclenchement de la crise revient aux officiers
initiateurs du coup d’état et de l’assassinat de Melchior Ndadaye, la violence du putsch
ne suffit probablement pas à expliquer l’ampleur des massacres qui s’ensuivirent. Selon
André Guichaoua, au-delà du rôle joué par une partie des autorités locales sous
l’influence d’éléments extrémistes du PALIPEHUTU, la « disponibilité » d’une fraction
des masses paysannes hutu pour de telles actions doit aussi être expliquée. Dans ce
cadre, les limites de la démocratisation entre 1988 et 1993 et le maintien d’une tutelle
omniprésente de l’État sur la paysannerie, se traduisant par l’absence d’organes de
représentation de celle-ci, constituent des éléments qui doivent susciter la réflexion.
D’autre part, « l’absence de projet politique alternatif »26 de la part du FRODEBU,
pour faire face aux énormes difficultés des paysans et à l’absence d’horizon en
particulier pour la jeunesse, fut une source de déception voire de désespoir. Alors que le
mécontentement des paysans commençait à s’exprimer, la violence ethnique qui a suivi
la mort du président Ndadaye peut sans doute, en partie, se comprendre comme un
« exutoire ».
Il ne s’agit pas de discuter des différentes interprétations de la crise de 1993.
Cependant, il faut remarquer que ces événements dramatiques ne conduisirent pas
uniquement à remettre en cause le processus de démocratisation au Burundi ni à
installer une situation de guerre civile larvée qui se prolongea durant des années. Ils
eurent également des conséquences déterminantes sur le Rwanda voisin où la crise
économique sévissait depuis la fin des années 80, accompagnée d’un affaiblissement et
d’une contestation croissante du régime à l’intérieur. Depuis octobre 1990, la guerre
déclenchée par l’incursion armée du FPR, un mouvement rebelle fondé à l’origine par
des Tutsi d’origine rwandaise réfugiés en Ouganda, avait ajouté une dimension
explosive à la crise intérieure. Cependant, des pourparlers en vue d’un partage du
pouvoir entre le parti du président rwandais Habyarimana, son opposition intérieure et
le FPR, avaient fini par déboucher sur des accords de paix à Arusha en août 1993. Mais
l’assassinat du président burundais et les massacres qui s’ensuivirent au Burundi
24
ibid., p. 105.
Eugène Nindorera, « L’enjeu des droits de l’homme à la lumière des derniers événements burundais »
in op. cit., p : 94.
26
André Guichaoua, « De la transition démocratique... » in op. cit., p : 105.
25
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consacrèrent à nouveau la logique de la violence dans la région. Ces événements firent
également la démonstration qu’un accord de paix pouvait être remis en cause à tout
moment par la force. Au Rwanda, l’application des accords d’Arusha était sans cesse
retardée, dans un climat de violence croissante où se succédaient les assassinats
politiques, mais aussi des massacres localisés visant la population tutsi, tandis que des
milices armées se mettaient en place. Les événements du Burundi accélérèrent cette
logique de guerre civile. De plus, les massacres survenus au Burundi alimentèrent à la
fois la peur des Rwandais tutsi et la propagande des partis extrémistes hutu, relayée
notamment par la radio RTLM. L’assassinat du président Ndadaye, élu
démocratiquement, semblait confirmer le spectre d’un complot des Tutsi décidés à
s’emparer du pouvoir par la violence, tandis que la répression meurtrière commise par
l’armée burundaise contre la population hutu alimentait la peur des massacres du FPR,
que les extrémistes hutu préconisaient de contrer en attaquant préventivement les Tutsi.
Ce bref rappel des événements, bien qu’il ne prétende pas restituer tous les
éléments déclencheurs de la crise rwandaise sur lesquels nous reviendrons, montre
l’influence de la crise de 1993 au Burundi sur le génocide qui débuta en avril 1994 au
Rwanda. Des spécialistes estiment d’ailleurs que l’effondrement de la région et l’échec
des processus de paix qui y étaient enclenchés datent d’octobre 1993, et non du 6 avril
1994, lorsque survint l’attentat contre l’avion présidentiel rwandais. Pourtant, malgré
son rôle décisif nous n’étudierons pas la couverture journalistique de la crise de 1993.
En effet, comme l’illustre la consultation rapide du quotidien Le Monde, le
principal quotidien français, les catégories d’analyse auxquelles recoururent les
journalistes pour expliquer la crise de 1993 semblent avoir été sensiblement les mêmes
qu’en 1994. Ce qui ne semble guère étonnant, étant donnée la grande proximité
chronologique de ces deux crises. Entre le 21 octobre, date du putsch militaire contre le
gouvernement de Melchior Ndadaye, et le 31 décembre 1993, Le Monde publia 42
articles sur les événements, dont la plupart n’étaient que de courtes dépêches. L’envoyé
spécial du quotidien, également correspondant à Nairobi pour RFI, était Jean Hélène ; il
couvrit également le génocide au Rwanda quelques mois plus tard. Globalement, les
articles publiés par le premier quotidien français ne proposèrent guère d’analyse
approfondie des ressorts de la crise, en dehors du rappel de l’événement qu’avait
constitué, en juin, la première élection d’un président hutu suite à un scrutin
démocratique. Dans plusieurs de ses articles, Jean Hélène rappela par ailleurs les
événements de 1972, en précisant qu’ils avaient fait « plus de 100 000 morts »27 et que
les massacres visaient alors l’élite hutu de façon systématique. A défaut d’analyse
construite, les protagonistes de la crise burundaise se trouvent souvent désignés par leur
seule identité ethnique, tandis que plusieurs articles, particulièrement les dépêches des
agences AFP et Reuter, évoquent des « affrontements tribaux entre Hutu et Tutsi »28.
Dans un article du 23 octobre par exemple, se trouvent ainsi résumés le coup d’état et
les massacres qui ont suivi : « une fois de plus, la rivalité ethnique qui ensanglante la
région a été plus forte que la raison »29. La guerre opposant depuis octobre 1990, dans
le pays voisin, le mouvement rebelle FPR au gouvernement rwandais, se trouve
qualifiée dans le même article de « guerre civile entre Hutu et Tutsi ». Ainsi, il semble
que les grilles d’analyse mobilisées par la presse lors de la crise de 1993, furent
27
Jean Hélène, 25 octobre 1993, « Burundi. Des réfugiés hutu font état de massacres après le coup d’État
contre le président Ndadaye », in Le Monde, p. 6.
28
AFP, 15 décembre 1993, « Burundi. 30 morts lors d’affrontements ethniques », in Le Monde, p. 6.
29
AFP, 23 octobre 1993, « Après le coup d’État. Amère leçon au Burundi », in Le Monde, p. 1.
22
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globalement assez proches de celles employées quelques mois plus tard. Etudier la
couverture journalistique de 1993 aurait donc pu paraître redondant avec l’analyse du
génocide rwandais.
2-4- Quelques éléments sur la crise d’août 1988 au Burundi
Nous n’avons pas non plus fait le choix d’étudier comment la presse a couvert la
crise d’août 1988, qui marqua elle aussi tragiquement le Burundi. Cette crise survint
moins d’un an après le coup d’état qui avait porté au pouvoir le major Pierre Buyoya.
Les événements se déroulèrent dans un contexte de « crise de la société paysanne »30
aggravée par les conséquences de la mise en œuvre du plan d’ajustement structurel
préconisé par le FMI. La dévalorisation de l’identité paysanne induite par le discours
officiel de mise en valeur de la modernité, le fossé grandissant entre élites urbaines et
masses paysannes, ajoutés au sentiment d’injustice et d’oppression provoqué par
l’arbitraire d’administrateurs le plus souvent tutsi, ont joué un rôle important dans la
crise. Selon André Guichaoua, les petits fonctionnaires hutu locaux, socialement et
géographiquement proches de la masse paysanne hutu, ont par ailleurs souvent été les
organisateurs de l’agitation puis de la révolte. « Personnels subalternes de
l’administration, généralement en bout de la chaîne descendante des ordres et tâches
divers, bloqués dans leur carrière dans un contexte de forte contrainte budgétaire et de
“ réajustement structurel ”, proches par leur mode de vie et leur lieu d’exercice des
populations paysannes, ils constituent la base par excellence où se focalisent les
frustrations (...). Ne disposant pas de lieu d’expression de leurs aspirations et
revendications en dehors de structures largement contrôlées par le Parti et
l’administration locale, leur hypersensibilité à tout ce qui peut, ou pourrait, apparaître
dans leur vécu quotidien comme une brimade ou un blocage à caractère ethnique
(promotion, scolarité des enfants, difficultés de divers ordres, etc.) constitue un arrièreplan éminemment favorable à l’activation des solidarités à base ethnique »31. Dans les
semaines qui ont précédé les massacres de la mi-août, une partie de la population hutu
de la commune de Marangara avait commencé à s’armer et à patrouiller en groupes le
soir, ce qui provoqua plusieurs accrochages avec des militaires ou des gendarmes. Des
réunions clandestines se tenaient également, où le départ des administrateurs tutsi ainsi
que de l’armée étaient exigés.
Les événements proprement dits commencèrent dans la nuit du 14 au 15 août
dans la commune de Ntega, où des groupes de tueurs hutu massacrèrent indistinctement
de nombreux civils tutsi, le plus souvent à l’arme blanche32. D’après le gouverneur de
Kirundo cité dans La crise d’août 1988 au Burundi, ces massacres auraient fait « peutêtre 2 000 morts »33. Les massacres se poursuivirent le lendemain dans la province de
Kirundo, puis gagnèrent la commune de Marangara, dans la province de Ngozi, le 16
août. L’armée intervint à partir du 17 août pour réprimer les massacres, et d’après
plusieurs témoignages recueillis par J.-P. Chrétien, A. Guichaoua et G. Le Jeune, la
répression se mua en plusieurs endroits en massacre visant indistinctement les Hutu,
30
J.P. Chrétien, A. Guichaoua, G. Le Jeune, 1989, La crise d’août 1988 au Burundi, Cahier du CRA n°6,
avril.
31
op. cit., p. 73.
32
« Nombreux témoignages sur des blessures à l’arme blanche, notamment portées au cou, des atrocités
(...). Des gens ligotés sont transportés et jetés dans des rivières. », ibid. , p. 28.
33
ibid., p. 28.
23
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qu’ils aient ou non participé au soulèvement34. Le 22 août, le gouvernement livrait un
bilan officiel faisant état de 5 000 victimes, et démentait l’information publiée la veille
par l’AFP sur la foi du témoignage anonyme d’un « haut fonctionnaire burundais » qui
aurait avancé le chiffre de 24 000 morts35.
La manière dont la presse internationale couvrit la crise d’août 1988 au Burundi,
est commentée par André Guichaoua dans ce même numéro spécial des Cahiers du
CRA avec, à l’appui, une série d’extraits d’articles significatifs. Il ressort de ce rapide
survol de la presse internationale, une longue litanie d’erreurs de faits, de dates, de
noms, d’approximations et d’exagérations manifestes dans les bilans des victimes
annoncés, d’absence de recoupement des informations, et de clichés caricaturaux sur
« l’affrontement ethnique séculaire ». Résumant les « analyses » des origines de la crise
majoritairement formulées par la presse, André Guichaoua écrit : « la grande majorité
des journaux toutefois en restera à un “ scénario moyen ” compatible avec les
antécédents historiques consacrés. Un “ antagonisme séculaire ” n’a besoin que de
causes mineures pour être réactivé : d’où l’extraordinaire succès de la théorie de
“ l’étincelle ” qui “ met le feu à la brousse ” (...) ». Quant à la rigueur qui devrait
caractériser le travail journalistique, elle ne semble guère de mise s’agissant d’un petit
pays d’Afrique centrale inconnu du grand public : « Rumeurs, allusions, faits sans date,
acteurs sans nom (“ Ça y est, s’est écrié le cordonnier, ils attaquent ” !), événements
sans lieu, point n’est besoin de préciser, puisque l’on rend compte d’une situation
évidente, de la description intemporelle d’un univers vécu »36.
Les extraits de presse publiés ensuite révèlent par exemple un nombre de
versions au moins aussi élevé que celui des quotidiens qui l’ont évoquée, de la mort du
commerçant tutsi Révérien Harunshingoro à Ntega, au début des massacres. D’autre
part, de nombreux journaux évoquèrent ce qu’ils appellent un « antagonisme séculaire »
entre Hutu et Tutsi pour expliquer la crise. Ainsi Jeune Afrique écrivit le 5 octobre
1988 : « Et il n’y a pas de solution facile à des conflits qui plongent leurs racines dans
des siècles d’antagonisme ethnique »37. Certains organes de presse allèrent même
jusqu'à reprendre à leur compte les descriptions morphologiques de l’époque coloniale
qui opposaient les « grands » Tutsi aux traits fins aux « petits » Hutu. Ce fut le cas de
The Observer du 4 septembre 1988 : « Burundi is disfigured by a form of apartheid
which keeps 85 per cent of the population - the shorter Hutu, like the Bantu with their
flat noses - under the thumb of the often astonishingly tall, thin-nosed Tutsi,
descendants of Ethiopian cattlemen »38. Quant aux bilans du nombre de victimes donnés
par la presse, ils s’avèrent parfois totalement inventés et invraisemblables. Par exemple,
RFI reprit le 21 août le chiffre de 24 000 victimes donné par l’AFP, sans la moindre
vérification. Or ce chiffre provenait du témoignage anonyme d’un haut fonctionnaire
burundais qui avait fait état de 3 000 familles massacrées... Ce chiffre fut arbitrairement
multiplié par huit, pour parvenir au total annoncé. André Guichaoua souligne que
certains organes de presse ont même annoncé des bilans qui dépassaient la population
totale habitant la zone touchée par les massacres ! Des informations aussi grossièrement
34
« Si par exemple ils arrivaient dans un groupe de cinq, ils ne leur demandaient pas : “ parmi vous qui
a fait le mal, qui a brûlé tel, qui est allé couper les gens ” ?. Ils ne se donnaient pas la peine de leur
demander ça. Il leur suffisait de voir quelqu’un pour lui tirer dessus. », ibid., p. 96.
35
ibid., p. 32.
36
ibid., p. 156.
37
ibid. p. 174.
38
ibid., p. 166.
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erronées, qui ont pu cependant avoir des conséquences bien réelles en aggravant la
panique de la population, témoignent au minimum d’un manque de rigueur dans le
travail journalistique, qui confine au mépris pour les populations.
Recourir aux mythes coloniaux pour expliquer la crise, ne pas recouper les
informations, annoncer des bilans manifestement exagérés, ou parfois au contraire sousestimés, constituent autant de traits caractéristiques du traitement journalistique des
deux crises de 1994 au Rwanda, et de 1972 au Burundi. En cela, la couverture
médiatique de la crise d’août 1988 ne semble pas s’être distinguée de celle des autres
crises qui ont marqué la région. Par bien des aspects, elle ressemble à celle qui fut
réalisée six ans plus tard lors du génocide au Rwanda. Certains extraits de presse
dénotent cependant une différence, liée au fait qu’en 1988 l’URSS existait encore. Ainsi
La Voix du Nord du 29 août 1988 semble mettre à profit la crise burundaise pour
« démontrer » qu’une telle barbarie ne saurait se produire dans un pays africain ayant
opté pour le camp de la « démocratie » : « depuis deux décennies les dirigeants de ce
pays n’ont cessé de donner des leçons de “ socialisme ” tout en préservant chez eux et à
leur profit des privilèges tribaux d’une autre époque. (...) Observons a contrario qu’il
n’y a pas de “ guerres tribales ” là où les responsables africains ont su opter pour la
voie de la modération et d’une démocratie même limitée ». De telles analyses,
combinant les stéréotypes coloniaux de la « guerre tribale » avec une propagande
quelque peu caricaturale contre les pays du « bloc socialiste », se retrouvent à plusieurs
reprises dans la couverture journalistique du génocide de 1972, comme nous allons le
voir.
2-5- Le génocide de 1972 au Burundi et l’ancrage de pratiques
génocidaires dans la région des Grands Lacs
Comparer le traitement journalistique du génocide rwandais de 1994 avec celui
du génocide de 1972 au Burundi, s’avère plus fructueux que le comparer avec les crises
de 1988 ou 1993. Les génocides de 1972 et 1994 survinrent dans deux périodes
marquées par un contexte international profondément différent. Les années 90 ont vu
l’effondrement de l’URSS, et la fin de la division du monde en deux blocs antagonistes.
Par conséquent, l’analyse prédominante des conflits locaux en termes d’affrontements
indirects entre l’Est et l’Ouest cessa de fonctionner. Nous montrerons dans le chapitre
suivant comment cette grille d’analyse fut progressivement remplacée par l’imposition
croissante d’un discours humanitaire, qui se traduit notamment par la mise en exergue
par les États d’impératifs humanitaires destinés à justifier leurs interventions militaires
dans des crises ou des conflits situés hors de leurs frontières. On peut dès lors
s’interroger sur l’influence du contexte international dans le mode de construction des
événements intervenant dans une même région, à environ vingt ans de distance. Les
schémas d’explication employés par les journalistes furent-ils les mêmes en 1972, en
pleine période de guerre froide marquée par l’offensive du Têt au Vietnam - et tout juste
dix ans après l’indépendance du Rwanda et du Burundi - et en 1994, trois ans après la
dissolution de l’URSS ?
D’autre part, le choix d’étudier le génocide de 1972 au Burundi ne se justifie pas
uniquement, ni même essentiellement par la comparaison que permet l’analyse d’une
crise située dans un contexte international différent. De nouveau, rappelons que l’objet
de notre travail est d’étudier la production de représentations de la société et de
l’histoire qui, pour être adossées à des stéréotypes coloniaux contredits dans une large
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mesure par la recherche scientifique, n’en devinrent pas moins la source et la
justification de comportements politiques radicaux, menant à la violence ethnique. Or,
de ce point de vue, la crise de 1972 apparaît comme déterminante pour comprendre
l’ancrage de pratiques génocidaires dans la région, la radicalisation des oppositions
ethniques au sein des élites, et les haines qui se consolidèrent au sein des populations,
des haines renforcées par l’impunité des responsables du génocide et qui ont facilité les
futures mobilisations et les futurs massacres.
Nous procéderons dans un chapitre ultérieur à l’analyse détaillée du génocide de
1972 et à la confrontation de ses diverses interprétations. Mais il faut en rappeler
brièvement les principaux événements, afin d’éclairer les raisons qui conduisent à en
étudier la couverture journalistique.
Lorsqu’éclata la crise de 1972, le capitaine Michel Micombero se trouvait au
pouvoir depuis 1966 après un coup d’état qui avait entraîné la chute du mwami Ntare V
et la proclamation de la République. Quelques mois auparavant, Micombero avait dirigé
la répression contre une tentative de coup d’état fomentée par des membres de l’élite
hutu. La répression se traduisit par l’assassinat, l’emprisonnement ou l’éviction de
nombreux représentants de l’élite hutu. Dans les années suivantes, le régime du
président Micombero fut marqué par des tensions ethniques et régionales croissantes,
qui se manifestèrent par plusieurs vagues de répression à la suite de complots, réels ou
supposés, dénoncés par le pouvoir. En 1969, la répression visa de nouveau l’élite hutu et
fut impitoyable ; elle aboutit notamment à la condamnation à mort de plusieurs hauts
responsables. En 1971, un autre procès eut lieu ; il visait cette fois des responsables tutsi
« du nord », rivaux du clan présidentiel « du sud ». Mais contrairement à ce qui s’était
produit en 1969, ce procès manifestement truqué suscita l’indignation au niveau
international et les condamnés furent finalement amnistiés par le régime.
C’est dans ce climat de tensions à la fois régionales et ethniques, que
Micombero limogea l’ensemble de son gouvernement le 29 avril 1972. Le soir même,
une rébellion éclatait simultanément en plusieurs endroits du pays, notamment à Bururi,
dans la région natale du président où se trouvaient réunis de nombreux cadres du
régime. Les insurgés, des Hutu apparemment soutenus par des rebelles zaïrois dits
« mulélistes », massacrèrent de nombreux représentants du pouvoir avant de s’en
prendre de manière indiscriminée à la population tutsi, et aux Hutu qui refusaient de se
joindre à eux. Ces massacres, particulièrement violents, firent plusieurs milliers de
morts, probablement « entre 3 000 et 5 000 » selon René Lemarchand39. Mais la
rébellion fut rapidement contenue, et la répression enclenchée par l’armée et les
jeunesses du parti unique, les JRR (Jeunesses révolutionnaires Rwagasore), se mua
rapidement en un génocide qui visait en premier lieu la fraction instruite de la
population hutu. Les ministres, les officiers, les hauts fonctionnaires hutu furent
systématiquement assassinés sous prétexte d’avoir participé à la rébellion. Puis ce furent
les professeurs, les étudiants, les élèves des écoles et progressivement l’ensemble des
Hutu qui avaient reçu ne serait-ce qu’une instruction élémentaire, qui furent massacrés.
En 1974, David Martin et René Lemarchand40 qualifièrent de « génocide sélectif » ces
39
René Lemarchand, 2002, « Le génocide de 1972 au Burundi. Les silences de l’histoire. », Cahiers
d’Études Africaines, 167, XLII-3, p. 552.
40
René Lemarchand, David Martin, 1974, Génocide sélectif au Burundi, Minority Rights Group,
Londres.
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massacres coordonnés par le pouvoir qui firent, selon les estimations, entre 100 000 et
300 000 morts41 et aboutirent à l’élimination presque complète de l’élite hutu.
D’autres massacres à caractère ethnique avaient eu lieu dans la région avant
1972, en particulier au Rwanda en 1959 et 1963, où de nombreux Tutsi avaient été
massacrés ou contraints à l’exil. Au Burundi, les tensions au sein des élites s’étaient
déjà traduites par plusieurs assassinats politiques, notamment celui du premier ministre
hutu Pierre Ngendandumwe en 1965, et par plusieurs vagues de répression visant
surtout l’élite hutu. Mais en 1972, les événements prirent une tout autre ampleur. Si les
massacres commis par les rebelles furent terribles, la répression prit le caractère d’un
génocide, même si la communauté internationale ne le reconnut pas comme tel. Il ne
s’agit pas de prétendre que les génocides de 1972 et 1994 eurent la même ampleur car,
quelles que soient les estimations, il est évident que ce dernier fut bien plus massif
puisqu’il provoqua la mort de 500 000 à un million de personnes. De plus, les
conséquences de ces deux génocides dans les pays respectifs où ils se déroulèrent et à
l’échelle de la région furent également différentes. Toutefois, il semble impossible de
comprendre l’enracinement des pratiques génocidaires, qui resurgirent ensuite à
plusieurs reprises tant au Rwanda qu’au Burundi jusqu'au génocide de 1994, en
méconnaissant le génocide de 1972 et l’impunité totale dont ont joui ses responsables
jusqu'à aujourd’hui. Le maintien au pouvoir des organisateurs du génocide au Burundi,
l’absence de reconnaissance du crime commis au niveau international et l’extrême
faiblesse de la couverture médiatique des événements de 1972, à l’inverse de 1994, ont
garanti l’impunité des génocidaires et ancré des rancœurs durables parmi les
populations hutu. Le génocide du Burundi alimenta dès lors le radicalisme ethnique du
régime hutu rwandais, tandis que les violences contre les Tutsi au Rwanda semblaient
illustrer, pour les Burundais tutsi, la menace que représentait la prise du pouvoir par
l’élite hutu, et ainsi conforter les pratiques de discrimination et de violence ethnique du
régime burundais.
Un article de René Lemarchand paru en 2002 dans les Cahiers d’Études
Africaines42 a contribué à nous conforter dans notre choix d’étudier comparativement la
couverture du génocide de 1972 et celle du génocide de 1994. Dans cet article, René
Lemarchand montre les similitudes entre ces deux génocides : « Dans un cas comme
dans l’autre, le meurtre de masse porte tous les signes du génocide : le ciblage ethnique
des victimes, l’intentionnalité exterminatrice des bourreaux et l’ampleur des
massacres »43. L’auteur insiste sur les répercussions du génocide de 1972 à la fois au
Burundi et au Rwanda, de sorte qu’il semble impossible de comprendre réellement les
racines du génocide de 1994 si l’on occulte ce premier génocide dans la région : « En
évacuant de la mémoire le génocide de 1972 on élimine du même coup certains des fils
conducteurs qui nous aideraient à comprendre celui de 1994 »44. René Lemarchand
illustre ensuite cette affirmation en retranscrivant les propos d’un tueur hutu de 1993,
rapportés à la commission internationale d’enquête de 1995 par un membre du clergé
hutu : « En 1972 ils nous ont eus ; ils ne nous auront plus ». Un autre affirmait que
« depuis 1972 c’est notre sang qui a été versé. Aujourd’hui on apprend que le président
Ndadaye a été tué. S’ils ont pu faire cela, demain ce sera nous (...)». René Lemarchand
conclut par une question : « Comment ne pas voir dans cette rage meurtrière les
41
René Lemarchand, « Le génocide de 1972 au Burundi. Les silences de l’histoire. », in op. cit., p. 552.
ibid., pp. 551-567.
43
ibid., p. 551.
44
ibid., p. 562.
42
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réminiscences d’un génocide dont personne ne parle, mais dont beaucoup se
souviennent ? »45. Cette interrogation semble en effet d’une importance cruciale, et
pourtant nous verrons qu’en 1994, les références au génocide de 1972 dans la presse
constituèrent de très rares exceptions.
3 - Un acteur central dans la production et la diffusion de représentations
des crises étudiées : la presse.
Les génocides de 1972 au Burundi et de 1994 au Rwanda, en ce qu’ils illustrent
de manière paroxystique le caractère opératoire de certaines reconstructions
idéologiques du passé, doivent être étudiés. Les acteurs qui participent à l’élaboration et
à la diffusion de représentations de l’histoire ou de la réalité sociale, et qui jouèrent un
rôle dans la production de représentations de l’histoire du Rwanda et du Burundi, sont
nombreux. Il n’est donc guère possible de rendre compte de manière systématique du
rôle de chacun d’entre eux. Ainsi nous ne ferons qu’esquisser le rôle tenu à différentes
époques par l’administration coloniale, les Églises, les partis politiques ou les ONG par
exemple, dans la production de représentations particulières de l’Afrique, et plus
spécifiquement des deux pays qui nous intéressent ici.
En revanche, nous avons choisi d’étudier le rôle particulier de la presse dans la
production et la diffusion de représentations des génocides de 1972 et 1994. Ce choix
s’explique par deux raisons fondamentales : d’une part, la presse n’est pas uniquement
l’un des éléments producteurs de représentations de l’histoire et de la réalité sociale
rwandaise et burundaise, mais également l’un des principaux instruments de diffusion
de ces représentations. D’autre part, la presse ne diffuse pas uniquement, avec des
moyens supérieurs à ceux d’autres acteurs, ses propres représentations. Elle est aussi le
lieu central où se croisent les représentations de la plupart des autres types d’acteurs, qui
occupent respectivement des places différentes selon les organes de presse, mais qui s’y
expriment parfois directement. Par les interviews accordées à des responsables
politiques, par les tribunes ouvertes à des spécialistes, par les points de vue de
représentants d’ONG ou de différentes confessions religieuses, mais également par
l’influence qu’elles exercent sur le point de vue des journalistes eux-mêmes, les
représentations des autres acteurs modèlent les constructions produites par la presse et
trouvent en cette dernière un canal de diffusion.
3-1- Une évocation du rôle de la guerre froide dans l’analyse des
événements internationaux par la presse
Analyser le traitement par la presse de deux génocides dans la région des Grands
Lacs a pour objectif de mettre en lumière des représentations sociales et historiques
véhiculées par la presse sur deux pays africains ; cela nécessite de comprendre ce qui
détermine le mode de construction des faits par les journalistes. Dans cette optique, la
comparaison de la couverture journalistique du génocide de 1972 avec celle du
génocide de 1994 permet d’évaluer l’impact du contexte international dans l’analyse des
événements qui se déroulent en Afrique.
La guerre froide, qui débuta peu après la seconde guerre mondiale et consacra la
division du monde en deux blocs antagonistes pour plusieurs décennies, eut
d’importantes répercussions sur l’analyse des événements internationaux en général, et
45
ibid., p. 563.
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notamment sur leur interprétation par la presse. La simple observation des titres parus
dans les pages internationales de plusieurs quotidiens, au moment du génocide de 1972
au Burundi, illustre la prégnance de cette toile de fond des événements internationaux
que constitue l’opposition entre l’Est et l’Ouest. D’avril à juin 1972, la « une » de
plusieurs quotidiens français et belges se trouve le plus souvent occupée par la guerre
du Vietnam, dans laquelle les États-Unis, première puissance du bloc occidental, se
trouvent confrontés à la résistance armée d’un mouvement populaire qui se réclame du
socialisme. Dans les pages internationales, des articles sont régulièrement consacrés à la
situation politique qui prévaut au Chili, où la tension entre le gouvernement socialiste
du président Allende et la droite qui cherche à mobiliser les classes moyennes dans la
rue est croissante. Le procès de la dirigeante communiste Angela Davis qui symbolise le
mouvement noir aux États-Unis fait également l’actualité durant cette période. Nous
pourrions citer d’autres exemples, mais il est notable que le contexte politique
international où domine la confrontation entre le bloc dit « socialiste » et le bloc
occidental, a des répercussions sur la situation de nombreux pays et sur l’analyse qu’en
font les journalistes.
Les différents organes de presse n’adoptèrent pas tous la même orientation
durant la guerre froide. Hormis les quotidiens liés aux partis communistes, comme
L’Humanité en France, qui relayaient les analyses émanant du gouvernement
soviétique, certains quotidiens purent adopter des positions plus ou moins
« neutralistes ». Selon Patrick Eveno46, auteur d’un ouvrage sur l’histoire du quotidien
Le Monde, le journal français de référence adopta durant la guerre froide une attitude
plus pondérée que la plupart des organes non communistes. Au sein de la rédaction du
quotidien, Hubert Beuve-Méry, son directeur, et Etienne Gilson, auraient incarné une
certaine méfiance à l’égard des anticommunistes radicaux « si prompts à dégénérer en
fascistes ». Toutefois, Patrick Eveno souligne que pour la rédaction du quotidien,
« l’adversaire principal reste toujours, et sans ambiguïté le communisme, qui joint
l’horreur totalitaire à la volonté de domination ». Malgré ces positions hostiles au
communisme, la simple méfiance envers le caractère parfois hystérique de
l’anticommunisme et le risque de dérive antidémocratique qu’il comporte, suffit pour
qu’à cette époque Le Monde soit parfois accusé de « faire le jeu de l’URSS ». C’est dire
si la pression exercée par le contexte de la guerre froide était forte, l’affichage d’une
relative neutralité se trouvant rapidement stigmatisé comme un soutien objectif à l’autre
camp.
Le contexte politique de la guerre froide, bipolarisé à l’extrême, détermina en
grande partie l’analyse journalistique des événements internationaux. Mais au-delà des
grilles d’interprétation de ces événements, on peut penser que la sélection même de ce
qui « fait l’actualité » fut influencée par les enjeux de la guerre froide. Ceci pourrait
expliquer la très faible couverture médiatique dont fit l’objet le génocide de 1972 au
Burundi. L’importance stratégique limitée du Burundi, en regard des enjeux de la guerre
du Vietnam par exemple, explique sans doute en partie le peu d’intérêt accordé aux
événements, pourtant dramatiques si l’on en juge par l’ampleur des victimes et la nature
génocidaire des massacres, qui se déroulaient dans ce petit pays d’Afrique centrale.
46
Patrick Eveno, 1996, Le Monde 1944-1945. Histoire d’une entreprise de presse, Le Monde-Editions,
Paris.
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3-2- Le rôle des enjeux économiques et commerciaux dans le traitement
de l’information par la presse
L’existence au début des années 1970 d’un contexte politique international
surdéterminé par l’affrontement entre les deux blocs, ne constitue qu’un élément parmi
d’autres qui permettent d’expliquer la sélection des « événements » et leur mode
d’analyse. Bien d’autres facteurs interviennent dans la construction et le traitement de
l’actualité consacrée par les médias et notamment la presse écrite.
Le caractère commercial des entreprises de presse, la concurrence qu’elles se
livrent entre elles et la tendance croissante à la concentration dans ce secteur, sont
évoqués dans de nombreux ouvrages consacrés aux médias pour expliquer le mode de
traitement de l’information par la presse. Dominique Wolton47 remarque que si
aujourd’hui, dans un pays comme la France, la presse n’est plus guère confrontée à la
censure politique, les journalistes continuent de brandir cette menace pour se construire
une image de rempart de la démocratie. Or selon lui, s’il existe une menace sur la liberté
de la presse, elle réside surtout dans sa soumission aux impératifs économiques : « les
journalistes occidentaux se battent pour la liberté politique, comme si elle était
menacée, alors que la logique économique est au moins aussi menaçante pour la liberté
de la presse que la répression politique »48.
Ayant analysé la couverture médiatique de la première guerre du Golfe en 1991,
Dominique Wolton souligne les conséquences de la soumission de la presse à la logique
de l’événement et à la concurrence. Tout d’abord, il faut rappeler que cette guerre fut la
première à avoir été « filmée en direct », vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui
réduisit à néant la distance entre l’événement et l’information. Les techniques modernes
de transmission rendent en effet possible cette performance dont on a longtemps cru,
comme le rappelle D. Wolton, qu’elle pourrait garantir l’idéal démocratique revendiqué
par la presse en assurant l’objectivité de l’information. Pourtant, cette expérience a
montré que la profusion d’images et d’informations ne pouvait à elle seule garantir un
traitement rigoureux des événements, voire même qu’elle tendait à faire obstacle à une
analyse plus approfondie de ceux-ci. La guerre de 1991 ne prit aucun journaliste au
dépourvu puisqu’elle fut déclenchée au terme d’environ six mois d’une crise qui avait
débuté en août 1990. Il y eut ainsi de nombreuses émissions consacrées à cette crise
avant la guerre, mais « ne donnant toutefois guère de clés de lecture historiques,
culturelles ou religieuses »49.
D’autre part, si la transmission d’informations en continu peut donner l’illusion
qu’aucun détail des événements n’échappe au public, D. Wolton rappelle au contraire
combien les médias construisirent le mythe d’une guerre « sans morts », technologique,
en s’appuyant sur les images : « une guerre sans morts, sous l’œil des caméras, est
l’exploit technique auquel l’Occident est arrivé et qui montre combien la presse, tout en
critiquant largement la censure de l’armée, avait intégré la leçon du Vietnam : ne pas
démoraliser l’armée et l’opinion (...). »50. L’exemple de la guerre du Golfe, où la
coalition contre le régime irakien regroupait la plupart des pays occidentaux, mais
également l’URSS et de nombreux pays arabes, est emblématique de la capacité des
47
Dominique Wolton, 1997, Penser la communication, Flammarion, Paris.
ibid., p. 220
49
Dominique Wolton, 1991, War game. L’information et la guerre, Flammarion, Paris, p. 33.
50
ibid., p. 36.
48
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médias à produire une image déformée de la réalité tout en prétendant couvrir
« objectivement » les événements. Plus encore, D. Wolton montre de quelle manière
l’hypermédiatisation du conflit conduisit à la production proportionnelle de rumeurs, ou
de ce qu’il nomme « l’information-mystère ». Dans le contexte d’un conflit surmédiatisé
où la concurrence interne à la presse est exacerbée, la recherche du « scoop » devient
une nécessité commerciale pour se démarquer de ses concurrents et éviter la lassitude
du public. Cette recherche se fait bien souvent au prix d’un renoncement à vérifier la
fiabilité des sources ou à recouper l’information avant de la diffuser.
Le manque voire l’absence d’analyses historiques et sociales avant le
déclenchement de la guerre, et a fortiori pendant son déroulement, le renoncement aux
règles du professionnalisme au nom de la recherche du scoop, ou encore la construction
d’une image de la guerre conforme aux intérêts de la coalition, furent quelques uns des
traits de la couverture médiatique de la guerre du Golfe. L’hypermédiatisation du conflit
ne fit probablement que les accentuer ; cependant ils ne sont pas propres à cet
événement. Nous avons évoqué précédemment la couverture journalistique de la crise
d’août 1988 au Burundi, et relevé la même absence d’analyse historique sérieuse, le
plus souvent remplacée par le recours aux représentations éculées de l’époque coloniale.
La faible place consacrée à des analyses détaillées des événements peut s’expliquer,
d’une façon générale, par la logique événementielle qui prévaut dans la presse et induit
des « processus de tri qui privilégient souvent l’éclat de l’événement sur le silence des
évolutions sociales en profondeur, la communanuté émotionnelle sur une distanciation
critique »51. Quant à la rigueur et au recoupement des informations, ils étaient tout aussi
absents dans la couverture de la crise burundaise que dans celle de la guerre du Golfe,
comme le montraient les estimations contradictoires et souvent invraisemblables du
nombre de victimes, ou encore la relation d’un même événement sous une multitude de
versions différentes. Nous verrons que les couvertures médiatiques des crises de 1972
au Burundi et de 1994 au Rwanda n’échappèrent pas à de telles pratiques
journalistiques.
Quant à la tendance, très marquée durant la guerre du Golfe, à construire une
image des événements conforme aux discours des représentants de la coalition, elle
s’explique peut-être en partie par le caractère exclusif des sources d’information des
journalistes. Le travail des envoyés spéciaux s’opérant sous la protection militaire de la
coalition, les contacts de ces journalistes avec des sources extérieures aux représentants
militaires de celle-ci ne pouvaient être qu’extrêmement limités. De plus, Dominique
Wolton rappelle que les stéréotypes sur le monde arabe ont prévalu dans les analyses
des journalistes, tandis que les références à la démocratie avancées par les représentants
politiques et militaires de la coalition pour justifier la guerre semblaient conformes aux
valeurs que le journalisme occidental prétend incarner. Ainsi, les conditions matérielles
du travail des envoyés spéciaux, tout autant que la proximité de leurs représentations
avec celles des dirigeants occidentaux de la coalition, auraient poussé la majorité des
journalistes à construire une image de la guerre justifiant ces représentations. Prenant
l’exemple de la couverture de la guerre civile au Salvador par la presse américaine, M.
Pedelty remarque pour sa part que si l’ambassade américaine fut alors la principale
« source » des journalistes, cela ne résulte pas principalement d’une forme de
« connivence patriotique » ou d’une proximité idéologique de ces derniers avec la
politique de leur gouvernement. À l’inverse, « nombre de correspondants de guerre
51
Érik Neveu, 2001, Sociologie du journalisme, La Découverte, Paris, p. 53.
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sont critiques sur l’engagement américain ». La difficulté d’accéder aux zones
contrôlées par la guérilla comme le moindre degré d’organisation de sources moins
institutionnelles telles que les organisations caritatives ou les opposants à la guerre, ont
en revanche largement contribué à donner la primauté aux « informations » diffusées
par l’ambassade américaine52. Ce dernier exemple montre la forte dépendance des
journalistes vis-à-vis de sources aussi instituitonnalisées que les Etats et leurs
représentants militaires dans les situations de conflit, y compris lorsque les reporters
tendent à se démarquer de la politique menée par leur gouvernement.
D’autre part, plusieurs auteurs soulignent les divergences qui apparaissent
fréquemment entre les « journalistes de terrain », qui couvrent l’événement là où il se
déroule, et les membres de la rédaction nationale du quotidien. Pour Dominique
Wolton, « malgré l’unité culturelle du groupe des journalistes, il n’y a pas d’unité de
point de vue entre le patron d’information, le chef d’un service et le journaliste sur le
terrain. Surtout en temps de guerre »53. Le journaliste sur le terrain subit moins
directement les pressions de nature commerciale auxquelles est soumise la rédaction,
tandis que sa présence sur le lieu du conflit en cours, parfois auprès des acteurs locaux
de la crise, peut influencer sa perception des événements. D. Wolton note toutefois que
la marge de manœuvre des envoyés spéciaux et le poids de leur point de vue subjectif
sur les événements tendent à diminuer. De même, Cyril Lemieux montre que les acteurs
qui déterminent les faits appelés à devenir des « événements » et la manière de les
traiter, sont d’abord les journalistes les plus liés à la fonction commerciale, ceux qui
côtoient le plus les hommes politiques nationaux ou d’autres groupes influents, et non
les journalistes de terrain. La sélection des « événements » et leur angle de traitement
dépendent davantage d’un impératif de « non dépassement par la concurrence » menant
souvent au suivisme, que de la subjectivité des reporters : « la surenchère est donc
impulsée avant tout par des individus, les supérieurs hiérarchiques, à la fois plus
éloignés du terrain et plus proches de la fonction commerciale »54. La volonté de ne pas
« rater » un événement couvert par les organes de presse concurrents ou l’accent mis sur
le traitement émotionnel de l’information, pour des raisons commerciales notamment,
expliquent sans doute en partie ce décalage fréquent entre éditorialistes, journalistes de
la rédaction et reporters sur le terrain. Ce phénomène est observé par Simone Bonnafous
à propos de la couverture par Le Nouvel Observateur d’un événement marquant du
conflit yougoslave : la « découverte des camps de concentration » en août 199255.
Tandis que les observations et les témoignages collectés par un reporter du magazine
l’incitent à la prudence, le ton de l’éditorial est beaucoup plus péremptoire : « Une
répartition des rôles se dessine ainsi, opposant les doutes du correspondant aux
certitudes de l’éditorialiste ». L’auteur ajoute que ce phénomène n’est pas nouveau,
cette partition ayant déjà été « observée lors des événements roumains, où les
rédactions parisiennes reprenaient souvent les informations en provenance des agences
internationales au détriment de celles que leur transmettaient leurs correspondants sur
place »56. Or, la tendance au sensationnalisme et la surenchère née de la concurrence
entre organes de presse, avaient à l’époque abouti au scandale du faux charnier de
Timisoara.
52
M. Pedelty, cité par É. Neveu in op. cit., p. 57.
D. Wolton, War game (…), p. 116
54
Cyril Lemieux, 2000, Mauvaise presse, Métaillié, Paris, p. 413.
55
Simone Bonnafous, juin 1996, « La gestion de l’incertain par les médias contemporains dans la crise
yougoslave », in Mots, les langages du politique n° 47, Presses de la FNSP, Paris.
56
ibid., p. 17.
53
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Ce hiatus existant parfois entre la rédaction nationale et les envoyés spéciaux,
constitue comme nous le verrons l’un des aspects du traitement journalistique de la crise
rwandaise de 1994 dans plusieurs quotidiens. Outre la soumission plus grande de la
rédaction nationale aux impératifs commerciaux, sa distance avec le terrain et les
belligérants qui sont parfois, au contraire, les sources principales des reporters, et la
pression plus diffuse exercée sur les envoyés spéciaux par les enjeux nationaux et les
représentations produites par les différents groupes d’influence au niveau national,
peuvent expliquer les divergences d’interprétation parfois importantes entre ces deux
groupes de journalistes. Il s’agit là, en tous cas, d’un élément important si l’on veut
comprendre le mode de construction des événements internationaux par la presse, et la
cohabitation d’analyses parfois contradictoires au sein d’un même quotidien.
Évoquant le rôle de la presse écrite au sein des médias, Dominique Wolton
souligne que les remarques qu’il formule à propos de la radio ou de la télévision,
s’appliquent également à elle. Bien que les quotidiens disposent théoriquement d’un
délai plus long pour vérifier leurs informations, puisque celles-ci ne sont pas transmises
en direct mais imprimées une seule fois par jour, leur couverture de la guerre du Golfe
fut quasiment identique. Une autre caractéristique du fonctionnement du champ
médiatique peut en rendre compte selon Wolton : la tendance à « l’auto-référence de la
presse », fonctionnant « incontestablement comme une auto-intoxication ». La
conséquence fut qu’« on retrouva alors dans l’écrit la même logique de l’instant, le
même “ nationalisme ” et la même fermeture que dans les autres médias »57.
3-3- « Mondialisation » apparente et maintien d’un « point de vue national
de l’information »
La couverture de la guerre du Golfe n’est qu’un exemple de traitement
médiatique d’une crise internationale, dont la particularité fut de focaliser l’attention de
tous les médias durant des semaines, voire des mois. L’engagement politique, mais
aussi militaire de nombreux pays dans cette guerre, ainsi que ses enjeux stratégiques
dépassant de loin le niveau régional, expliquent probablement une telle focalisation.
Mais au-delà de la particularité de cette crise, l’étude de sa couverture médiatique
permet de cerner plusieurs caractéristiques de la pratique journalistique en matière de
traitement des événements internationaux.
Tout d’abord, le présupposé selon lequel la « mondialisation » de l’information,
permise notamment par le développement des techniques, permettrait de dépasser les
clivages nationaux pour produire une information réellement internationale, semble
infirmé par l’expérience. Le passage des faits à l’information continue d’être médiatisé
par les représentations et les idéologies « nationales » en dépit de la croissance du
volume d’informations et de la plus grande facilité d’accès au terrain. Comme le
remarque D. Wolton, « il est possible d’avoir toutes les informations sans qu’aucun
stéréotype n’évolue, avec parfois même le résultat inverse : l’information et la
communication comme moyen d’accroître les stéréotypes »58. D’autre part,
l’augmentation du volume de l’information ne conduit pas davantage à accroître son
universalité. Les régions du globe ou les conflits qui faisaient déjà l’objet d’une
57
58
Dominique Wolton, War game (...), pp. 125-126.
ibid., p. 175.
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couverture médiatique importante tendent à être surmédiatisés, tandis que les autres se
trouvent encore davantage ignorés.
Le fait que la presque totalité de l’information « mondiale » soit produite par
quelques grandes agences de presse occidentales, et en particulier américaines, peut
expliquer ce phénomène. D’après Jean-Noël Jeanneney, « cinq d’entre elles seulement
jouissent d’une diffusion planétaire et elles touchent à elles seules 99,8% de la
population mondiale »59. De son côté, Pierre Albert explique ce phénomène de
concentration des agences de presse par l’augmentation des coûts liés à la
modernisation du matériel et des techniques, qui limite l’accès au marché et le ferme
presque totalement à la majorité des pays du globe60. Parallèlement, les agences de
presse ont diversifié et accru leur « production » au point de devenir la source
d’information essentielle, et dans certaines situations unique, des journalistes. Ces
agences, en dehors des dépêches qu’elles produisent sur l’actualité internationale ou
dans des domaines spécialisés, rédigent régulièrement des « synthèses » voire des
articles, des enquêtes, des reportages, interviews ou récits, qui peuvent être repris tels
quels par les journaux ou en partie remaniés. Ceci a pour conséquence une tendance à
l’uniformisation des analyses proposées par la presse, et une interprétation de plus en
plus univoque des événements qui tend à renforcer les représentations préexistantes.
D’autre part, les entreprises de presse sont des entreprises commerciales dont la
rentabilité est la condition d’existence. Pierre Albert souligne qu’en règle générale, le
prix de vente des quotidiens est inférieur à leur prix de revient, ce qui signifie que la
rentabilité des organes de presse dépend en grande partie de leurs recettes publicitaires.
Ce qui lui fait dire qu’un périodique est en réalité vendu deux fois : « Une première fois
en bloc, aux annonceurs (...) et ensuite au numéro, aux lecteurs. »61. Or, l’attractivité
d’un périodique pour les annonceurs publicitaires dépend en grande partie de sa
diffusion, même si parfois une diffusion quantitativement plus faible peut être palliée
par le fait que le type de public du quotidien correspond à celui visé par l’annonceur.
Toujours est-il que dans les deux cas, la dépendance des organes de presse à l’égard de
la publicité est forte, et tend à leur faire rechercher un accroissement de leur diffusion.
Or, la volonté d’élargissement du public implique la capacité du journal à s’adapter à un
public hétérogène, ce qui induit une certaine tendance au conformisme. Pour éviter de
perdre une partie de son public, un quotidien doit éviter d’émettre des opinions trop
clivantes, ou trop en rupture avec l’opinion ou les représentations majoritaires. D.
Wolton note ainsi que l’accroissement de l’information et des moyens de diffusion « ne
conduit pas forcément à un plus grand nombre d’opinions débattues. Il s’opère une
sorte de sélection, visant à éliminer les opinions “ déviantes ” et conduisant à un
processus d’appauvrissement »62.
Les impératifs économiques auxquels sont soumis les organes de presse, qui se
trouvent également en concurrence avec d’autres, conduisent ainsi par différents biais à
une certaine uniformisation de l’information produite. L’exigence de rapidité et la
recherche du « scoop », qui découlent également de cette logique commerciale,
favorisent aussi les analyses sommaires et le recours aux stéréotypes, aux dépends
d’analyses rigoureuses qui rendent compte de la complexité des situations. Certains
59
Jean-Noël Jeanneney, 1996, Une histoire des médias, Seuil, Paris, p. 324.
Pierre Albert, 1996, La presse, PUF Que sais-je ?, Paris.
61
ibid., p. 21.
62
Dominique Wolton, Penser la communication (...), p. 176.
60
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auteurs pointent la contradiction qui menace sans cesse de se manifester, entre la
recherche de profit à travers la production d’informations, et la déontologie de la presse.
Ainsi D. Wolton s’interroge : « Jusqu’où peut-on concilier rigueur de l’information et
recherche du profit ? »63.
Le manque de formation de nombreux journalistes, sur l’histoire et la réalité
sociale de la zone qu’ils couvrent, accroît encore cette tendance à rendre compte des
situations de conflits selon des représentations souvent réductrices. Les synthèses
produites par les agences de presse sur l’histoire du pays concerné constituent dans
certains cas la principale référence historique des journalistes chargés de couvrir les
événements qui s’y déroulent. Dans un article présentant « La vision des médias
internationaux » sur la crise d’août 1988 au Burundi, André Guichaoua évoque une de
ces notes de synthèse rédigée par l’AFP, et « reprenant les schémas consacrés sur la
région et situant les acteurs : les “ longs ” Tutsi d’origine nilotique, les envahisseurs, et
les “ petits ” Hutu, bantous, indigènes dépossédés, asservis »64. Cette note reprenait en
d’autres termes une grande partie des représentations de l’histoire du Burundi,
construites par les Européens à l’époque coloniale et largement assimilées par les
acteurs locaux, mais contredites depuis par des recherches scientifiques. Elle n’en
constitua pas moins la toile de fond « historique » de nombreux articles consacrés à
cette crise.
Les déterminants économiques de la pratique journalistique, de même que la
propension de nombreux journalistes à se satisfaire des représentations historiques et
sociales dominantes pour leurs analyses des situations de conflits, conduisent la presse à
se faire le vecteur de reconstructions idéologiques des faits qu’elle couvre. Or, ces
reconstructions ont parfois une incidence réelle sur le déroulement des crises, comme ce
fut le cas dans la région des Grands Lacs, et notamment au Rwanda et au Burundi
depuis leur indépendance. Mais avant de nous intéresser à l’histoire de ces deux pays et
à l’impact de la politique et des représentations de l’époque coloniale, nous verrons
dans le premier chapitre de quelle manière se sont forgées des représentations
particulières de l’Afrique en Europe à partir de la fin du XIXe siècle.
63
64
Dominique Wolton, War game (...), p. 74.
J.-P. Chrétien, A. Guichaoua, G. Le Jeune, La crise d’août 1988, (...), p. 154.
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Chapitre 1 : Les représentations du continent africain en
Europe, des débuts de la conquête coloniale aux années 1990
La reconstruction idéologique de l’histoire du Rwanda et du Burundi ne peut se
comprendre que si on la resitue dans le contexte plus large des représentations de
l’Afrique en Europe. Car si l’Afrique des Grands Lacs fut une région où les fantasmes
de l’Europe coloniale se projetèrent de façon particulièrement intense, des
représentations spécifiques de l’Afrique noire dans son ensemble furent construites à
partir de la fin du XIXe siècle. Dans ce chapitre, nous allons donc tenter de décrire le
creuset d’où sont issues ces représentations, et la part qu’ont pris différents types
d’acteurs dans leur élaboration. Il ne s’agira pas de mener une étude exhaustive ou
comparative du rôle respectif des Églises, des partis politiques ou des intellectuels, pour
ne citer qu’eux, mais plutôt de donner une idée générale des conditions dans lesquelles
des représentations majoritaires de l’Afrique sont nées et ont évolué en Europe. Dans la
mesure où notre étude porte sur des quotidiens français et belges, nous donnerons un
aperçu de la formation de représentations dominantes de l’Afrique dans ces deux pays
essentiellement.
1 – La « mission civilisatrice » ou la construction d’une certaine image de
l’Afrique sur fond d’idéologie coloniale
A la veille de la seconde guerre mondiale, l’empire colonial de la France
s’étendait sur 12,5 millions de km² et comprenait 69 millions d’habitants, ce qui le
situait au second rang mondial derrière celui de l’Angleterre. Par ailleurs, l’essentiel des
possessions coloniales françaises, soit 91 % du territoire et 60 % de la population, se
trouvait en Afrique. De l’Algérie et des protectorats sur le Maroc et la Tunisie, à
l’Afrique de l’Ouest presque toute entière, en passant par des possessions en Afrique
équatoriale ou encore Madagascar et la Réunion, l’empire français s’étendait sur une
grande partie, surtout à l’ouest, du continent africain. La Belgique parvint quant à elle à
devenir la première puissance occidentale en Afrique centrale, en s’assurant le contrôle
de l’immense et riche Congo par l’intermédiaire du roi Léopold II. Celui-ci devint en
effet, à l’issue de la conférence de Berlin en 1885, souverain à titre personnel du pays.
L’état « indépendant » du Congo, propriété du roi Léopold, changea ensuite de statut en
1908 pour devenir le Congo Belge. La présence coloniale de la Belgique dans la région,
se renforça à l’issue de la première guerre mondiale et de la défaite allemande. Deux
anciennes colonies germaniques frontalières du Congo, le Rwanda et le Burundi, furent
placées sous mandat belge par la Société des nations (SDN). Ces trois pays
constituèrent à eux seuls l’empire colonial de la Belgique, ce qui explique sans doute
que des liens particulièrement intenses et durables se soient constitués avec la métropole
belge. Dans les années 1990, au moment du génocide au Rwanda, ces liens perduraient
notamment par la présence au Rwanda de nombreux expatriés belges, ou encore par
l’inscription dans les universités belges d’un nombre important d’étudiants venus du
Rwanda ou du Burundi.
1-1- L’image de l’Afrique à travers les récits des premiers explorateurs
Il faut donc revenir sur le passé colonial de la France et de la Belgique, à la faveur
duquel des représentations particulières de l’Afrique et des africains furent
progressivement construites et diffusées par différents acteurs. Dans un ouvrage
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consacré à l’Afrique dans l’imaginaire français, Yves Monnier montre le rôle des
explorateurs, des religieux missionnaires ou encore des militaires qui conduisirent la
conquête des colonies africaines, dans l’élaboration d’une certaine image de l’Afrique1.
Pour Yves Monnier, « ce sont ces informations » contenues dans leurs récits et
descriptions, « souvent incomplètes, parfois contradictoires mais recueillies sur le
terrain qui vont progressivement structurer l’image de l’Afrique dans l’imaginaire
français du début du XXe siècle »2.
Les correspondances des explorateurs, les ouvrages qu’ils publient, les objets
qu’ils rapportent de leurs expéditions et qui sont en diverses occasions exposés au
public de la métropole, offrent en majorité une description schématique, péjorative,
souvent méprisante des indigènes, et finissent par former le canevas de préjugés qui
vont ensuite s’enraciner très profondément. Les habitants de l’Afrique sont présentés
comme des « sauvages », à qui est déniée toute préoccupation étrangère au problème de
la survie quotidienne, à la satisfaction des besoins physiques élémentaires. L’image de
l’indigène africain anthropophage se répand également à la suite de récits d’explorateurs
et en dépit de l’absence, le plus souvent, d’éléments accréditant l’existence de telles
pratiques. « Qui ne se souvient des cartouches de l’almanach Vermot représentant le
bon roi nègre, os dans le nez et chapeau de marmiton sur le crâne, touillant une vaste
marmite où mitonne un négrillon ou un missionnaire ? » 3, s’interroge ainsi Yves
Monnier.
1-2- Universalisme républicain et idéologie coloniale
L’image de l’Afrique qui commence alors à se construire, ne repose cependant
pas uniquement sur les récits des acteurs de la conquête sur le terrain. Dans le dernier
quart du XIXe siècle, s’impose en France une idéologie colonisatrice alimentée à la fois
par un besoin stratégique et économique d’empire colonial, et par un universalisme
républicain aux influences hétéroclites. Selon Jean-Pierre Dozon, « l’exportation des
idéaux républicains, aux fins de faire germer partout les droits naturels » est déclarée
objectif essentiel de la conquête coloniale, soutenue par la franc-maçonnerie mais aussi
par « la doctrine saint-simonienne de l’affamiliation qui, au nom du progrès humain, en
appelait à une fusion bienfaisante des races »4. Autrement dit, intérêts économiques et
influence de plusieurs courants « humanistes » s’imbriquent pour forger l’idéologie
coloniale républicaine. La République « tendit à réaliser une manière de compromis
idéologique, ici encore gros d’ambiguïté, entre l’image d’une France diminuée,
nostalgique de sa grandeur, et de ce fait mue par un besoin tout pragmatique de
colonies, et celle, bien plus avantageuse, d’un État-nation dépositaire d’un projet
universaliste » 5. Ainsi, Jules Ferry invoque dans un discours demeuré célèbre la
mission civilisatrice de l’hexagone, affirmant que « les races supérieures » ont « le
devoir de civiliser les races inférieures ».
L’exportation du progrès et des valeurs universelles comme justification de
l’entreprise coloniale ne se cantonnait pas à la France. Lorsqu’en 1876 le roi Léopold II
1
Yves Monnier, 1999 L’Afrique dans l’imaginaire français ( fin du XIXe - début du XXe siècle ),
L’Harmattan, Paris.
2
ibid. p. 19.
3
ibid. p. 80.
4
J.-P. Dozon, 2003, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Flammarion, Paris, p. 133.
5
ibid., p. 120.
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de Belgique fonde l’Association internationale pour l’exploitation et la civilisation de
l’Afrique, son but affiché est de proscrire l’esclavage dans le bassin du Congo. Pourtant,
cette volonté humaniste de faire disparaître la barbarie de l’esclavage apparaît
essentiellement, a posteriori, comme la justification idéologique de la mise sous tutelle
et de l’exploitation du Congo. Lorsque ce vaste pays devint propriété du roi Léopold,
les travaux forcés furent systématiquement imposés à la population. Citant un ouvrage
d’Adam Hochschild publié en 1998, Stephen Smith rappelle que durant les quarante
premières années de la colonisation, l’exploitation du Congo fut si féroce que le pays
perdit « « au moins la moitié » de sa population, soit environ dix millions de
personnes » 6.
1-3- Idéologie missionnaire et conquête coloniale
Les « dilemmes coloniaux », entre idéologie humaniste et violence de la
conquête, furent extrêmement vifs. La colonisation trouva une justification dans l’image
de peuples colonisés décrits comme non civilisés et incapables de se développer par
eux-mêmes. Cette justification de l’entreprise coloniale par les représentants de l’État,
qui prit en France une forme laïque, fut renforcée par l’idéologie des missionnaires
catholiques et protestants.
Les missions chrétiennes ont très tôt tenté de s’implanter en Afrique. Les
missionnaires furent d’ailleurs parfois les premiers européens à pénétrer dans certaines
régions de ce continent. Dès la fin du XVIIIe siècle, des sociétés de missionnaires
protestants commencèrent à voir le jour en Angleterre, tandis qu’en France les
premières institutions missionnaires catholiques furent créées à partir de 1820. Leur
objectif affiché était de lutter contre l’esclavage et la traite, ainsi que de former des
églises locales en Afrique. Mais c’est surtout à partir du milieu du XIXe siècle que se
développèrent les principales sociétés missionnaires telles que les Missions africaines
de Lyon, ou plus tard celle des Pères Blancs, en 1868. Tandis que jusque-là les
tentatives d’évangélisation des missionnaires s’étaient globalement révélées
infructueuses, la course engagée par les pays européens pour la conquête coloniale
permit aux missions de se développer. Les missionnaires pénétraient désormais en
Afrique précédés ou immédiatement suivis par les armées européennes chargées de
« pacifier » le pays. Les intérêts communs de l’Église et des états colonisateurs
trouvèrent leur expression dans l’idéologie des Pères blancs du Cardinal Lavigerie. En
effet, le fondateur des Pères blancs prônait l’expansion française et concevait sa mission
d’évangélisation comme le complément de la conquête militaire. Exaltant la mission
civilisatrice de la France face à la « barbarie nègre », le cardinal Lavigerie s’adressait
ainsi aux militaires : « C’est vous qui ouvrirez les portes de ce monde immense (...).
Déjà il est ouvert par votre conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus, dignes d’une
mission si belle, la vie y renaîtra avec la lumière, et tous ces peuples, aujourd’hui
perdus dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous doivent leur existence; et en apprenant
votre histoire, votre gloire, votre valeur, ils seront fiers de leurs ancêtres »7.
L’idéologie de la mission civilisatrice, d’essence républicaine et alimentée par
les doctrines saint-simonienne ou franc-maçonne, trouva également un fondement
religieux dans le discours missionnaire. A une époque où, en France, les tensions
opposant l’Église à la République se manifestaient parfois violemment, l’expansion
6
7
Stephen Smith, 2003, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, Paris, p. 32.
André Picciola, 1987, Missionnaires en Afrique : 1840/1940, Denoël, Paris, p. 117.
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coloniale semble au contraire recueillir une large adhésion. Au début du XXe siècle, les
sociétés missionnaires lancèrent ainsi des publications en métropole, telles que L’écho
des missions africaines, L’almanach noir ou L’Africain. Ces revues n’avaient qu’un
tirage modeste, mais elles contribuèrent à leur niveau à véhiculer des représentations
souvent stéréotypées de l’Afrique, dans lesquelles les africains étaient représentés de
manière paternaliste comme de « grands enfants » aux comportements puérils, à qui il
fallait apporter les lumières de la civilisation.
Les missions chrétiennes se virent d’ailleurs conférer un rôle et un statut officiel
dans l’entreprise coloniale. Ceux-ci furent définis lors de la conférence de Berlin de
1885, puis précisés en 1919. Les textes écrits à ces deux dates garantissaient « la liberté
de conscience et de libre exercice de tous les cultes », et les grandes puissances
coloniales de l’Afrique s’engageaient à favoriser les institutions religieuses « qui
tendront à conduire les indigènes dans la voie du progrès et de la civilisation »8. Dans
une large mesure, l’action des puissances coloniales et des Églises chrétiennes se
complétèrent. En effet, le rôle des Églises ne se limita pas aux tentatives
d’évangélisation des peuples colonisés ; dans les colonies françaises, et de façon plus
institutionnalisée encore dans les colonies belges, l’Église catholique prit en charge
l’enseignement. Au Congo belge, les missions catholiques avaient le statut de missions
nationales, et à ce titre elles se virent officiellement confier l’enseignement des africains
tandis qu’une convention leur recommandait « l’harmonie la plus parfaite, à tous les
échelons, entre missionnaires et représentants du pouvoir colonial »9. L’enseignement
dispensé par l’Église devait ainsi s’adapter aux nécessités de la domination belge, en
formant par exemple des élites africaines dans le but d’en faire de futurs auxiliaires de
l’administration coloniale.
1-4- Les colonies : un débouché nécessaire pour une industrie en pleine
expansion
Si important fût-il, le discours de la mission civilisatrice ne constituait pas
l’unique argument en faveur de la colonisation. Des motifs de nature bien plus
pragmatique motivaient la conquête, et se trouvaient énoncés dans les discours des
gouvernants de la IIIème République en France comme Jules Ferry. Celui-ci cherchait à
convaincre de la nécessité pour le pays de se constituer un empire colonial le plus vaste
possible pour favoriser l’expansion industrielle de la France, offrir à ses industries des
matières premières bon marché et de nouveaux débouchés pour leurs produits
manufacturés. Dans Le Tonkin et la Mère patrie, publié en 1890, Jules Ferry affirme :
« La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les états riches, où les
capitaux abondent et s’accumulent rapidement, où le régime manufacturier est en voie
de croissance continue (...), l’exportation est un facteur essentiel de la prospérité
publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme la demande de travail, se mesure à
l’étendue du marché étranger ». La conquête coloniale répondait donc également à des
intérêts économiques particuliers. En 1892, le mouvement en faveur de l’expansion se
traduisit sur le plan politique par la création du « Parti colonial » à l’initiative d’Eugène
Etienne, député d’Oran et ancien sous-secrétaire d’État aux colonies. Ce parti regroupait
8
Pierre Soumille, « L’influence des Églises chrétiennes et le rôle des missions dans l’enseignement au
Congo belge et dans l’AEF de 1946 à 1960 », in C.R. Ageron, 1995, L’ère des décolonisations, Karthala,
Paris.
9
ibid., p. 398.
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un sixième de la chambre ; il continua d’exister et d’exercer une influence déterminante
à l’Assemblée jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale.
A la même époque, en 1890, fut créé le « Comité de l’Afrique française », sous
la présidence du même Eugène Etienne. Ce comité rassemblait des parlementaires, des
écrivains, des officiers et des hommes d’affaires favorables à l’expansion coloniale.
D’autres regroupements du même type, comptant des industriels et des hommes
politiques, se constituèrent dans la période suivante en vue de peser sur la politique
coloniale. C’est ainsi que naquit par exemple le « Comité de développement du
Maroc », où se côtoyaient Jaluzot, fondateur du Printemps, Peytel, président de la
raffinerie Say et du chemin de fer de l’Ouest-algérien, Jules Charles Roux, président de
la Société Marseillaise de Crédit, des représentants de la compagnie des Batignolles et
de Schneider, et Eugène Etienne qui était alors vice-président de la chambre des
députés. Ces comités ne cherchaient pas uniquement à influencer la politique du
gouvernement. Ils se firent également les propagandistes de l’idée coloniale auprès de
l’opinion publique. À ce titre, ils contribuèrent à forger l’image des pays colonisés, et en
particulier de l’Afrique, dans la population française.
Pour la Belgique, l’exploitation du Congo eut également d’importantes
répercussions économiques. Le sous-sol de ce vaste territoire, regorgeant de ressources
minières, attira la convoitise de nombreuses grandes entreprises. D’ailleurs à partir de
1920, ce fut essentiellement dans la région la plus riche du pays, le Katanga, que
s’installèrent de nouvelles sociétés comme l’Union minière du Haut-Katanga, la
Forminière ou Unilever, mais aussi de grandes banques comme la Société générale de
Belgique ou la Compagnie du Congo pour le commerce et l’industrie. Jusqu'à la crise
économique mondiale des années 1930, les profits réalisés par ces compagnies au
Congo furent immenses. De la même manière qu’en France, les enjeux économiques de
la politique coloniale eurent un rôle essentiel. Mais les enjeux politiques, souvent
étroitement imbriqués avec les intérêts économiques, étaient également cruciaux. Ainsi
durant la seconde guerre mondiale, l’uranium du Katanga exploité par la Société
générale de Belgique fut utilisé dans la fabrication de la bombe atomique américaine.
Les grandes compagnies minières, les banques, ou plus tard les industries de
transformation qui se sont implantées au cours de la seconde guerre mondiale, ont donc
pesé de manière importante sur conduite de la politique coloniale de l’État belge.
Au début du XXe siècle, la concurrence entre pays européens pour la conquête
de nouvelles colonies se trouvait à son apogée. Dans les manuels scolaires, dans une
grande partie des récits diffusés dans la presse ou dans les principaux ouvrages publiés
par les acteurs de la conquête coloniale, celle-ci était présentée comme une épopée
héroïque. La quasi totalité des partis politiques représentés à la chambre s’y montraient
favorables. Les socialistes dénonçaient les crimes commis lors de la conquête ou de la
« pacification » des territoires conquis, mais le plus souvent sans remettre en cause la
nécessité de la colonisation dans son principe. Ainsi, l’idée coloniale se développait
même s’il fallut attendre le début des années 1930 pour qu’elle recueille l’adhésion de
la grande majorité de l’opinion publique. En 1931, l’exposition coloniale organisée à
Vincennes marqua cette adhésion populaire, en attirant sept millions de visiteurs.
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1-5- L’anthropologie comme outil de légitimation de la conquête coloniale
Des disciplines telles que l’ethnologie furent fortement marquées par l’idéologie
coloniale. Dans son ouvrage Au cœur de l’ethnie, Jean-Loup Amselle passe en revue les
différentes définitions de l’ethnie qui ont prévalu jusque dans les années 1970, et qui
influencent encore fortement les analyses médiatiques de la réalité politique africaine :
« Outre la proximité de la notion d’ethnie avec celle de « race », on voit combien la
définition de ce terme est entachée d’ethnocentrisme (...). Sans beaucoup forcer les
choses, on pourrait dire que le dénominateur commun de toutes ces définitions de
l’ethnie correspond en définitive à un État-nation à caractère territorial au rabais.
Distinguer en abaissant était bien la préoccupation de la pensée coloniale »10. La
pensée coloniale se fonda aussi sur l’idéologie raciale, qu’appuyaient certaines
disciplines « scientifiques »À la charnière entre le 19ème et le 20ème siècle, se développa
la recherche en anthropologie physique. Cette discipline était censée fonder
« scientifiquement », par la mesure et la comparaison des volumes crâniens, la
supériorité des européens par rapport aux peuples colonisés. Ainsi, dans les musées de
sciences naturelles se trouvaient, jusqu'à une époque relativement récente, des vitrines
exposant et comparant des crânes européens et africains. Un volume crânien supérieur,
constaté chez les européens, était présenté comme la preuve d’une intelligence
supérieure censée expliquer les différences de développement entre sociétés
occidentales et « indigènes », et légitimer le droit des européens à la conquête coloniale.
Une majorité d’acteurs évoluant dans différents champs - politique, économique,
scientifique ou religieux par exemple – imposèrent donc finalement une certaine image
de l’Afrique et des populations qui y vivent. Ces représentations accréditaient le plus
souvent l’idée d’un continent arriéré, aux mœurs barbares, marqué par l’absence de
civilisation, de société élaborée ou de pouvoir centralisé, et où l’absence d’écriture, pour
ce qui est de l’Afrique noire, devait prouver l’absence d’histoire. L’histoire de l’Afrique
n’aurait dès lors réellement commencé qu’avec la colonisation, seule dispensatrice de
développement.
2- Les enjeux économiques et politiques de l’expansion coloniale
Avant d’examiner les évolutions subies par les représentations dominantes de
l’Afrique dans la période post-coloniale, il faut insister davantage sur l’importance des
enjeux économiques et politiques de la colonisation en Afrique. En effet, la part
importante et parfois primordiale représentée par le marché africain dans les
exportations de certaines grandes entreprises explique en partie pourquoi dans les
années 1960, alors que les anciens territoires sous tutelle accédaient peu à peu à
l’indépendance, des liens économiques et politiques très étroits furent maintenus entre
les métropoles et leurs anciennes colonies africaines. Le maintien de relations politiques
et économiques, parfois assorti d’une présence militaire permanente, les liens
personnels créés avec les dirigeants des régimes issus des indépendances, constituent
autant d’éléments indispensables pour comprendre la nature et l’évolution des
représentations dominantes de l’Afrique, dans des pays comme la France ou la
Belgique.
10
Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, 1999, Au cœur de l’ethnie, La Découverte/Poche, Paris, pp. 1819.
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2-1- L’empire colonial, marché protégé et pourvoyeur de matières
premières
Sur le plan économique, le domaine colonial de la France en Afrique
représentait un enjeu considérable pour de nombreuses entreprises. Il constituait à la
fois un marché protégé assurant des débouchés, et des ressources importantes en
matières premières pour différents secteurs de l’industrie. En 1938, l’industrie
cotonnière des Vosges écoulait 90 % de sa production sur le marché colonial, ce qui lui
permettait de continuer à prospérer à l’abri de la concurrence de produits meilleur
marché en dépit du développement des fibres synthétiques. De grandes compagnies
françaises, comme la CFAO (Compagnie française d’Afrique occidentale) ou la SCOA
(Société commerciale pour l’Ouest africain), étaient exclusivement tournées vers le
marché colonial africain. Quant aux grandes sociétés de travaux publics françaises, elles
réalisaient à la fin des années 1950 le quart de leur chiffre d’affaire dans les colonies
françaises d’Afrique. Pour ces entreprises, la politique coloniale de l’État français
revêtait donc une importance cruciale. D’ailleurs, l’État intervint de multiples façons
pour les aider à développer leurs affaires en Afrique. En 1946, le gouvernement créa
ainsi le FIDES (Fonds pour le développement économique et social des territoires
d’outre-mer), destiné à financer les infrastructures routières, ferroviaires et autres, qui
par leur insuffisance gênaient le développement de l’industrie et du commerce.
Durant les années 1930, l’existence du marché protégé que constituait l’empire
colonial, surtout africain, permit de modérer les conséquences catastrophiques de la
crise mondiale, et du rétrécissement des marchés qui s’ensuivit. Par ailleurs, la
possession d’un vaste empire colonial, le deuxième après celui de l’Angleterre,
permettait à la France de continuer à jouer un rôle politique important sur le plan des
relations internationales bien qu’en matière de développement économique et industriel,
la France était à cette époque distancée par d’autres pays européens comme
l’Allemagne. Son empire d’outre-mer conférait à la France une influence internationale
à laquelle son seul niveau de développement économique ne lui aurait guère permis de
prétendre.
2-2- Colonisation et capitalisme français : des relations paradoxales
Cependant, s’il est indéniable que certains secteurs du capitalisme français ont
largement bénéficié du marché protégé offert par les colonies, l’historien Jacques
Marseille montre que le bilan global de la période coloniale sur le capitalisme
hexagonal fut en réalité mitigé11.
En s’appuyant sur une étude des bilans comptables de 469 sociétés coloniales,
sur les chiffres du commerce extérieur de la France entre 1880 et 1960, ou encore sur
des archives ministérielles, Jacques Marseille déclare que de 1880 à 1930, l’opinion
publique française se trouvait loin d’être majoritairement acquise à l’idée coloniale. Des
économistes libéraux s’y opposaient, estimant que le marché protégé des colonies
risquait de priver l’industrie française de débouchés plus importants sur le marché
concurrentiel international. Des nationalistes de droite, et à l’opposé de l’échiquier
politique des socialistes, critiquaient également la conquête coloniale bien que pour des
raisons opposées. Il fallut attendre le début des années 1930 pour que la majorité de
11
Jacques Marseille, 1984, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel,
Paris.
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l’opinion publique française soit acquise à l’empire. L’exposition coloniale de 1931
joua un rôle important dans ce retournement de l’opinion, de même que le ralliement de
la plupart des socialistes et des nationalistes à l’idée de l’expansion décrite comme un
élément indispensable de la grandeur de la France.
Paradoxalement, c’est durant la période de 1880 à 1930, alors qu’il était
davantage controversé, que « l’empire colonial (...) est bien devenu un champ
d’expansion privilégié du capitalisme français ». Alors que le marché intérieur restait
rigide et fortement limité par la faiblesse du salaire ouvrier et le poids important d’une
population paysanne, en général peu dépensière, « les colonies deviennent la béquille
d’un capitalisme concurrentiel qui se heurte au problème des débouchés (...). À une
période où la France importe essentiellement des matières premières agricoles
alimentaires et textiles et exporte des vêtements, des ouvrages en bois et des produits de
la métallurgie, le marché colonial garantit à des couches majoritaires du patronat
français un débouché sûr et protégé, à la croissance régulière et soutenue. Le domaine
colonial assure aussi aux capitaux privés qui s’y sont investis des taux de profits
particulièrement élevés. Le placement colonial cumule alors deux avantages majeurs, la
rentabilité et la sécurité qu’offre la domination politique directe »12.
En revanche, à partir des années 1930-1940, la « béquille » de l’empire
colonial se mua de façon croissante, selon l’expression de Jacques Marseille, en un
« boulet » qui entravait la modernisation du capitalisme français. Si les secteurs du
capital les plus orientés vers le marché colonial demeuraient favorables à l’empire, qui
leur assurait d’importants bénéfices, certains pans du capitalisme français
commencèrent à se montrer favorables à l’abandon des colonies. En effet, l’existence
d’un marché colonial protégé, à l’abri de la concurrence internationale, retardait les
restructurations nécessaires du capitalisme français. Des entreprises qui accusaient un
retard par rapport au développement économique international, sur le plan des
techniques utilisées ou des structures, pouvaient parfaitement continuer à prospérer sous
l’aile protectrice du marché colonial alors que l’exposition à la concurrence les aurait
obligées à se restructurer et à investir sous peine de disparaître. La modernisation du
capitalisme français fut donc entravée par l’empire colonial. De plus, l’État devait
investir dans ses possessions d’outre-mer des sommes croissantes, pour l’administration
des territoires mais aussi pour aider les entreprises présentes sur ce marché. Or, ces
sommes investies par l’État dans les colonies étaient soustraites au budget nécessaire à
la modernisation de l’appareil productif français. Ce constat incite Jacques Marseille à
parler d’un « divorce » entre les intérêts à moyen et à long terme du capitalisme
français, et l’empire colonial.
Au moment où la majorité de l’opinion publique française se rallie à l’idée
coloniale, l’empire commence à se transformer en un obstacle à la modernisation du
capitalisme français. À partir de cette période, les intérêts économiques dépendant des
colonies se cantonnent davantage à certaines branches d’industrie, les secteurs
« anciens » du capitalisme, qui vont peser pour la conservation de l’empire. D’autre
part, le maintien des possessions coloniales est perçu par la plupart des partis politiques
gouvernementaux comme le garant de la grandeur de la France et de son influence sur la
scène politique internationale. À l’issue de la seconde guerre mondiale, les résistances
aux mouvements favorables à l’indépendance, qui se développent dans les colonies,
12
ibid., p. 368
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furent donc fortes. Elles trouvèrent un aliment dans le maintien de idéologie coloniale
qui continuait à imprégner les partis politiques en dépit de la réalité économique décrite
par Jacques Marseille. L’opposition à l’abandon de l’empire provenait également des
secteurs de l’économie française les plus directement dépendants du marché colonial.
3 – La période des indépendances et la politique mise en œuvre par les
métropoles pour conserver leur influence
Après la seconde guerre mondiale, des intellectuels et des mouvements
nationalistes parfois dotés d’une large base populaire commencèrent à revendiquer
l’indépendance des pays colonisés. Les entreprises qui possédaient des intérêts
importants dans les colonies, ou encore les « colons » qui s’y étaient souvent installés
depuis plusieurs générations, se mobilisèrent dès lors contre l’« abandon » de l’empire.
L’État français se lança dans deux guerres successives, en Indochine puis en Algérie,
pour tenter d’empêcher l’accession de ces pays à l’indépendance. Mais dans les deux
cas, malgré l’importance de l’engagement militaire en termes d’effectifs et de budget,
ces guerres se soldèrent par la défaite de l’armée française. Dans les années 1960 les
anciennes métropoles, dont la France, durent ainsi se résoudre à octroyer
l’indépendance à leurs colonies, notamment en Afrique subsaharienne. Cependant,
malgré la perte de leur empire colonial les grandes puissances tentèrent de maintenir des
liens suffisamment étroits pour garantir leurs intérêts. Sur le plan économique, elles
s’employèrent à conserver un accès privilégié à ce qui était auparavant un marché
captif, par la conclusion d’accords assurant à leurs entreprises la priorité pour les
contrats passés avec l’étranger. Par ailleurs sur le plan politique, l’enjeu pour les
anciennes métropoles coloniales était de conserver des zones d’influence les plus vastes
possibles, qui puissent constituer un atout dans la concurrence internationale avec les
autres pays occidentaux.
3-1- La politique belge au Rwanda et au Zaïre
L’État belge voulut ainsi éviter que l’indépendance du Rwanda ne mette en péril
ses intérêts économiques et politiques dans la région. L’administration belge choisit de
soutenir les revendications de l’opposition hutu, alors que durant toute la période
coloniale elle s’était au contraire appuyée sur l’élite de la minorité tutsi pour garantir sa
tutelle sur le pays. En effet, les idées anticoloniales et la revendication de
l’indépendance, furent portées au Rwanda par des membres de l’élite tutsi, à partir des
années 1950. Le soutien à l’opposition hutu découlait donc, selon plusieurs auteurs, de
la volonté belge de ne pas voir le Rwanda indépendant dirigé par un pouvoir qui lui soit
hostile. Les autorités coloniales belges, mais également la hiérarchie religieuse,
soutinrent ainsi la « révolution sociale » de 1959, qui mit fin à la monarchie et au
pouvoir des élites tutsi. Ce revirement des autorités se fit au nom de la démocratie ou du
soutien au « peuple majoritaire », et en dépit des massacres perpétrés contre la minorité
tutsi. Le gouvernement belge put ainsi nouer des liens étroits avec le gouvernement
rwandais « indépendant », dont il avait favorisé l’arrivée au pouvoir. Pendant trente ans,
la Belgique allait tenter de maintenir son influence sur le Rwanda grâce à sa politique de
coopération, avec la présence sur place de centaines de coopérants et un budget
relativement important. D’autre part, de nombreux ressortissants belges demeurèrent au
Rwanda ou vinrent s’y installer ; plus d’un millier d’entre eux furent évacués en 1994.
Quant à l’Église catholique, à travers le clergé local qu’elle avait formé mais aussi les
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missionnaires qui demeurèrent sur place et qui étaient encore plus de 200 à la veille du
génocide, elle continua à jouer un rôle social et politique de premier plan dans le pays.
Cependant, l’ancienne colonie belge qui recouvrait les enjeux économiques les
plus importants, en raison de ses richesses minières notamment, était sans conteste le
Congo belge, devenu par la suite le Zaïre. L’intérêt politique du pays n’était pas
moindre, au vu de sa taille et de sa position stratégique dans cette partie du continent
africain. L’État belge voulut donc y défendre les intérêts de ses entreprises nationales, et
y maintenir son influence en profitant de sa position d’ancienne métropole coloniale.
Mais il se heurta à la fois à la concurrence d’autres pays occidentaux, comme la France
et surtout les États-Unis, ainsi qu’aux velléités du pouvoir zaïrois de contester les
positions acquises et les privilèges accordés aux entreprises belges. Cela se traduisit par
des crises régulières dans les relations belgo-zaïroises, qui débouchèrent à plusieurs
reprises sur des interventions militaires de l’armée belge. Ainsi, le 30 juin 1960, le
Congo belge devint indépendant et signa immédiatement un « traité général d’amitié,
d’assistance et de coopération » avec le gouvernement belge13. Pourtant, dès le mois
suivant, une crise éclata et la Belgique décida d’envoyer des troupes de paracommandos à Léopoldville, dans le but officiel de couvrir l’évacuation de ses
ressortissants. La Belgique intervint de nouveau en 1964, cette fois pour contrer le
gouvernement nationaliste de Patrice Lumumba. En 1978, des parachutistes français du
2ème REP sautèrent sur Kolwezi, un centre minier de la riche région du Katanga, avec
l’ordre de lutter contre l’invasion de la région par d’anciens gendarmes katangais. Ils
furent bientôt suivis par un millier de paras belges. Mais la défense du gouvernement
zaïrois « légitime » face à une rébellion régionale ne semble avoir été qu’un prétexte
aux interventions militaires de la France et de la Belgique. En effet, plusieurs grandes
entreprises belges conservaient dans cette riche région du Katanga, de puissants intérêts
qu'il s’agissait de défendre.
La Belgique intervint donc militairement à plusieurs reprises au Zaïre, depuis
l’indépendance jusque 1991, date à laquelle elle décida d’envoyer un millier de paracommandos pour évacuer, avec l’aide de troupes françaises, 4 300 étrangers après une
série de pillages. La politique belge dans ses anciennes colonies se matérialisa
également par la mise en place d’un programme de coopération particulier. Jusqu'à la
fin des années 1980, la Belgique demeura ainsi le premier pourvoyeur d’aide au
développement du Zaïre, et son quatrième créancier (après les États-Unis, la France et
l’Allemagne). Le budget de la coopération représentait alors 5 milliards de francs belges
par an, et plus de mille coopérants travaillaient dans le pays où, d’après la journaliste
belge Colette Braeckman, ils étaient « souvent installés dans des rentes de situation »14.
A la fin des années 1980, le Zaïre comptait encore 16 000 ressortissants belges. Les
liens particuliers entre la Belgique et le Zaïre se manifestaient aussi par un accès
privilégié des étudiants zaïrois aux universités belges et par l’octroi de bourses
spéciales. Autant de mesures qui contribuaient à maintenir l’influence de l’ancienne
métropole coloniale par la formation d’une partie des futurs élites zaïroises.
Les intérêts économiques des entreprises belges ont probablement joué un rôle
important dans l’intervention de 1978 au Katanga. Ces intérêts sont de plus en plus
13
Xavier Mabille, 1990, « Zaïre. La crise des relations avec la Belgique » in Universalia 1990,
Encyclopaedia Universalis éditeur, Paris, pp. 368-370.
14
Colette Braeckman, mars 1989, « Entre la Belgique et le Zaïre, une crise exemplaire », in Le Monde
Diplomatique, p.13.
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contestés, par les États-Unis ou la France. Cependant le cuivre zaïrois, par exemple,
représentait toujours un tiers des importations d’une société telle que la Mettalurgie
Hoboken Overpelt à la veille de 1989. Par ailleurs, nombre d’entreprises zaïroises ont
toujours leur siège à Bruxelles, leurs capitaux transitant de ce fait par la capitale belge.
Quant à la Sabena, l’entreprise aérienne nationale belge récemment mise en faillite, 30
% de son trafic était encore réalisé sur son réseau africain, essentiellement axé sur le
Zaïre.
Ainsi, jusqu'à une date récente et bien que l’influence belge sur le Zaïre se soit
trouvée contestée de façon croissante, les liens humains, politiques et économiques
entre les deux pays se sont maintenus. Ces liens ont très probablement influencé la
politique étrangère de l’État belge, ainsi que l’image particulière de l’Afrique dans les
médias et dans l’opinion. La persistance d’une certaine influence de la Belgique sur ses
anciennes colonies, et en premier lieu sur le Zaïre, apparaît par exemple à une
journaliste comme Colette Braeckman15, spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs au
quotidien belge Le Soir, comme le seul moyen pour la Belgique de continuer à jouer un
rôle, même réduit, sur la scène internationale. Lors du génocide de 1994 au Rwanda,
plusieurs articles dans les quotidiens belges insistèrent sur la nécessité de « conserver
un projet africain ». Par ailleurs, les différentes crises qui ont émaillé les relations entre
la Belgique et le Zaïre, de 1960 aux années 90, ne furent pas traitées comme n’importe
quelle crise diplomatique entre deux États souverains. La remise en cause des liens
privilégiés avec la Belgique, qui se traduisaient concrètement par des avantages
économiques pour les entreprises belges, se trouve dénoncée dans la presse comme une
atteinte à un droit, voire comme une sorte d’ingratitude. Autrement dit, il semble que les
relations entre la Belgique et ses anciennes colonies ne soient pas conçues comme des
rapports classiques entre États également souverains et indépendants. On retrouve le
même type de phénomène dans les relations entre la France et ses anciennes colonies.
Nous mesurerons quelles conséquences cela peut entraîner sur l’image qui est diffusée
de l’Afrique, des États africains et des crises qui s’y déroulent.
3-2- Les stratégies de la France pour conserver son influence en Afrique
Retraçons à présent les grandes lignes de la politique de l’État français dans la
période qui précède ou suit immédiatement les indépendance africaines. La plupart des
dirigeants des pays nouvellement indépendants étaient issus des élites formées par
l’appareil colonial de la France, ses universités, son système politique et parfois son
armée. En effet, le gouvernement français mit en œuvre une politique destinée à
maintenir l’influence nationale en dépit de l’accès à l’indépendance de ses anciennes
colonies. Les ordonnances du gouvernement français dirigé par le général De Gaulle,
promulguées à la fin de l’année 1945, constituaient un élément de cette politique. Elles
permirent ainsi l’élection, à l’Assemblée nationale, de 29 députés africains. Par la suite,
leur nombre s’éleva à 84, auxquels s’ajoutèrent 71 sénateurs. Félix Houphouët-Boigny,
futur chef d’état de la Côte d’Ivoire qu’il présida jusqu'à sa mort en 1993, était l’un de
ces députés. Et il fut même ministre du gouvernement français entre 1956 et 1959,
durant la guerre d’indépendance algérienne. Léopold Sedar Senghor, qui devint ensuite
président du Sénégal, fut lui aussi l’un de ces députés. Celui qui allait aussi devenir le
chantre de la « négritude » avait poursuivi ses études à Paris, au sein du prestigieux
lycée Louis le Grand. Il y côtoya un futur président de la république française, Georges
15
Colette Braeckman, 18 avril 1994, « Conserver un projet africain », in Le Soir.
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Pompidou. Senghor devint ensuite professeur, il fréquenta et noua des relations avec les
milieux littéraires parisiens, et fut également ministre. Les liens de Senghor avec une
partie des élites politiques et intellectuelles françaises étaient à la fois étroits et variés.
Le gouvernement français accorda son soutien aux dirigeants africains tels
qu’Houphouët-Boigny ou Senghor, qui lui étaient liés et ne semblaient pas vouloir
remettre en cause les intérêts économiques et politiques de la France dans leur pays, une
fois l’indépendance acquise. D’autres futurs dirigeants de pays africains, dont certains
sont encore au pouvoir plus de trente ans après, sont issus des rangs de l’armée
française. Jean Bedel Bokassa, futur président de la république Centrafricaine avant de
s’en proclamer empereur, s’était engagé en 1939 dans l’armée française. Il avait ensuite
participé à la guerre d’Indochine, puis fut envoyé à Brazzaville au titre de l’assistance
militaire technique de la France. Etienne Gnassingbe Eyadema fut quant à lui sergentchef de l’armée française ; il servit notamment pendant la guerre d’Algérie, avant de
prendre le pouvoir en 1967 au Togo. Eyadema fit d’abord partie de la junte militaire qui
élimina en 1963 le président démocratiquement élu Sylvanus Olympio. Un putsch
militaire qui, si l’on en croit François-Xavier Verschave16, auteur parfois contesté
d’ouvrages très polémiques et critiques à l’encontre de la politique africaine des
gouvernements français successifs, aurait eu l’aval des services secrets français. Par la
suite, Eyadema s’empara seul du pouvoir par un nouveau coup d’État en 1967. Le
procédé peu démocratique par lequel il parvint au sommet de l’état togolais ne
l’empêcha pas d’entretenir de bons rapports avec le gouvernement français.
De nombreux dirigeants des Etats africains devenus indépendants à partir de
1960 avaient donc été formés par l’administration ou par l’armée française, et
s’abstinrent en général de remettre en cause les intérêts de l’ancienne métropole
coloniale. Entre 1960 et 1963, des accords de coopération en matière de politique
étrangère et d’assistance militaire technique furent signés entre la France et la plupart de
ses anciennes colonies. Certains pays signèrent même des accords de défense avec la
France. Cette « politique française » de coopération voulue par le Général De Gaulle et
née de la décolonisation, entraîna la création en 1961 d’un Ministère de la Coopération,
qui devint en 1966 le secrétariat d’état aux affaires étrangères, chargé de la coopération.
Les relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique conservaient donc,
dans le champ des relations internationales de la France, une place particulière au point
qu’un ministère lui fût spécialement consacré. La volonté affichée par le Général De
Gaulle de garantir à la France son indépendance par rapport à la superpuissance
américaine, ainsi qu’une place relativement importante dans le champ des relations
internationales, passait par le maintien de l’influence française sur ses anciennes
colonies d’Afrique. Cette politique se traduisait également par la présence en grand
nombre de hauts fonctionnaires français, de coopérants économiques, militaires, et
techniques dans ces pays d’Afrique, tous chargés d’assister de différentes manières les
nouveaux régimes issus de l’indépendance. En outre, plusieurs milliers de soldats
français restaient présents sur le sol africain, regroupés sur des bases militaires
permanentes au Tchad, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire par exemple.
Pour une partie de la haute administration française, de l’armée, ou encore des
différents services de renseignement qui collaboraient également avec ces pays
africains, le continent noir tenait donc toujours une place particulière dans la politique
16
François-Xavier Verschave, 1998, La Françafrique, Stock, Paris, pp. 109-126.
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française. La zone d’influence française est depuis couramment désignée comme le
« pré carré » de la France en Afrique. Cette expression illustre bien la manière dont
étaient et sont parfois encore considérés les anciennes colonies devenues indépendantes.
La France conservait en quelque sorte un droit de regard sur leur évolution, leur
politique extérieure, leurs choix économiques. Ce rôle privilégié se traduisait par des
accords de coopération officiels, qui pour la plupart existent toujours. De la même
manière, des contingents militaires français sont encore aujourd’hui stationnés en
Afrique. D’autre part, sur le plan économique et monétaire, la zone CFA fut maintenue
après les indépendances. Dans les pays appartenant à cette zone, la monnaie en vigueur
reste le franc CFA, une monnaie arrimée au franc français avec lequel elle a une parité
fixe. Les initiales CFA changèrent simplement de sens : alors qu’en 1945 elles
signifiaient « Colonies françaises d’Afrique », elles désignèrent à partir de 1960 la
« Communauté financière africaine ». Le maintien d’une zone où la monnaie conservait
une parité fixe avec le franc français, constitua un avantage certain pour les entreprises
françaises qui exportaient leurs produits en Afrique ou qui étaient implantées sur le
continent, en raison notamment de l’absence de tout risque de change.
3-3- L’image de l’Afrique dans les manuels scolaires, au lendemain des
indépendances
Malgré la fin de l’ère coloniale, il semble donc qu’il n’y ait pas eu de rupture
entre la France et son ancien domaine colonial en Afrique noire. D’ailleurs, la conquête
et « l’œuvre civilisatrice » de la France continuaient d’être exaltées dans certains
manuels scolaires de la période qui suivit immédiatement les indépendances africaines,
tels ceux d’Albert Malet et Jules Isaac. Ces deux historiens français sont célèbres pour
avoir produit des manuels scolaires d’histoire qui formèrent plusieurs générations
d’écoliers français. Leurs ouvrages servirent de base à l’enseignement de l’histoire
depuis 1902, date à laquelle Albert Malet fut chargé de la rédaction d’un manuel
conforme au nouveau programme, tâche pour laquelle lui fut ensuite adjoint Jules Isaac,
jusqu'à la mort d’Isaac en 1963. Par conséquent, leur contenu semble particulièrement
significatif, notamment, de l’image de l’Afrique que diffusait l’institution scolaire de
cette époque.
Dans un manuel destiné aux classes de Première en 1961, Malet et Isaac exaltent
le rôle des célèbres conquérants de la colonisation que furent Faidherbe, Gallieni ou
Lyautey. Dans cet ouvrage il est question de la « pacification » des territoires, et des
« vigoureux efforts militaires » consentis par les colonisateurs pour réduire la résistance
des « potentats locaux », un terme péjoratif par lequel étaient désignés les chefs
africains qui s’opposèrent à la conquête coloniale. Évoquant la difficile conquête du
Tchad, les deux auteurs écrivent : « Brazza fit passer le Gabon et le Moyen Congo sous
la domination de la France, sans coup férir et en gagnant la confiance des indigènes
par son comportement loyal. Au contraire, la pénétration dans la région du Tchad se
révéla très difficile. Elle ne s’acheva, en fait, qu’en 1900, quand trois missions (...)
eurent détruit l’empire noir établi par un émule de Samory, le féroce marchand
d’esclaves Rabah »17. Ainsi se trouve diffusée l’idée d’une conquête coloniale acceptée
par les populations car respectueuse de leur intégrité, tandis que la résistance de certains
chefs africains est présentée comme la marque de l’hostilité à la civilisation de tyrans
aux pratiques barbares. Dans ce cas, la conquête coloniale prend pratiquement l’allure
17
Malet-Isaac, 1961, Histoire 1ère, Hachette, Paris, pp. 394-396.
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d’une libération. Mais nulle part dans le chapitre consacré à la colonisation il n’est fait
mention des villages incendiés par les troupes chargées de la conquête, des razzias
opérées dans ces villages, du travail forcé imposé plus tard aux peuples colonisés sous
peine de sévices corporels, ou d’autres exactions commises par les troupes et
l’administration coloniale.
La conquête coloniale est au contraire décrite comme une entreprise positive
pour les peuples colonisés, qui fut réalisée humainement dans le respect des
populations. Faidherbe, qui conquit le Sénégal et en devint le gouverneur en 1854, ainsi
que ses « disciples » Gallieni et Lyautey, comptent selon cet ouvrage « parmi les grands
colonisateurs, non seulement français mais européens de la période 1850-1914. Ils ont,
tous trois, été préoccupés de conduire humainement la conquête et la pacification
coloniale »18. Gallieni est qualifié de « colonisateur remarquable » ; il aurait conduit
« de main de maître » la mise en valeur de Madagascar, annexée en 1896 au prix de la
répression féroce d’une insurrection de la population qui avait gagné la majorité de l’île.
Mais de ce soulèvement et de la répression qui s’ensuivit il n’est fait nulle mention.
Ainsi, l’œuvre coloniale de la France apparaît comme progressiste, tandis que les
militaires et explorateurs qui ont conduit la conquête sont célébrés. De ce fait, les liens
étroits conservés par la France avec ses anciennes colonies semblent naturels et
conformes aux intérêts mutuels de l’ancienne métropole et de ces pays nouvellement
indépendants.
Les ouvrages de Malet et Isaac, s’ils constituent une référence jusqu’au début
des années 1960, ne sont toutefois pas représentatifs de l’ensemble des manuels
scolaires de cette époque charnière. S’ils continuent d’être fortement imprégnés par
l’idéologie coloniale de l’époque précédente, d’autres manuels de la même période
commencent à émettre des critiques virulentes de la colonisation, des formes barbares
souvent prises par la conquête coloniale, mais aussi du rôle néfaste et destructeur de
l’exploitation coloniale sur l’organisation politique et économique des territoires
africains colonisés. Dans leur ouvrage intitulé Le monde contemporain et destiné aux
classes de Terminale en 1962, les historiens Genet et Rémond stigmatisent « les pages
sinistres de ce que d’aucuns appellent « l’épopée coloniale » ! »19. René Rémond devint
d’ailleurs par la suite un historien de référence, auteur de très nombreux ouvrages et
développant une approche historique qui rompt avec l’histoire événementielle
privilégiant l’étude de l’action des « grands hommes ». Contrairement à Malet et Isaac,
Genet et Rémond insistent sur la résistance de quelques chefs africains soutenus
largement par leur population : « Cette prise de possession, malgré la décomposition
plusieurs fois séculaire des États africains sous l’influence de la traite et des troubles
qu’elle a souvent provoqués ne s’est pas faite sans la résistance souvent héroïque des
peuples africains entraînés par des chefs valeureux »20. On le voit, les deux auteurs
stigmatisent le rôle de la traite des esclaves à partir du XVe siècle dans la décomposition
d’États africains dont certains reposaient sur de vastes territoires et se caractérisaient par
des structures complexes et centralisées. Ils consacrent par ailleurs un long chapitre à
l’histoire des principaux empires et royaumes d’Afrique noire, mais aussi aux
civilisations africaines, depuis les mœurs, les langues et l’organisation sociale, jusqu'à
l’art et la culture en général. Si la civilisation africaine est décrite comme
18
ibid., p. 408.
L. Genet et R. Rémond, 1962, Le monde contemporain, classes Terminales, Hatier (collection
d’histoire), Paris, p. 641.
20
ibid., p. 640.
19
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essentiellement rurale, l’accent est mis sur son histoire et sa culture, que la traite puis la
colonisation ont largement contribué à étouffer, en même temps qu’elles ont sapé les
bases économiques de son développement.
Les analyses contradictoires de la colonisation et de ses effets sur les peuples
colonisés, proposées par ces deux manuels scolaires datant pourtant de la même époque,
témoignent de l’existence d’un débat sur les conséquences de la colonisation. Cela n’est
d’ailleurs guère surprenant si l’on se souvient qu’à cette époque, ce que l’on nomme
alors « les événements d’Algérie » durent depuis plusieurs années. Des centaines de
milliers de jeunes appelés français furent enrôlés dans cette « guerre sans nom », et des
milliers d’entre eux y ont déjà laissé la vie au nom de la défense de « l’Algérie
française ». Or, certains intellectuels, quelques journaux subissant la censure, des
militants politiques, et une partie de la jeunesse, s’opposent à cette guerre. En 1956,
d’importantes manifestations de rappelés se sont déroulées dans plusieurs villes. Les
témoignages sur la torture employée massivement par l’armée française se multiplient,
même s’ils font l’objet de la censure du gouvernement. Dans ce contexte, la guerre mais
également la nécessité même de défendre l’existence d’un domaine colonial se trouvent
contestés par une fraction de l’opinion, et notamment par certains intellectuels. Les
auteurs de ce manuel scolaire qui critiquent de manière virulente la colonisation
participent ainsi probablement, du moins dans une certaine mesure, à ce mouvement.
Toutefois, même dans un tel manuel dont les auteurs mettent en cause la
politique coloniale et ses conséquences sur l’Afrique, les descriptions physiques et
anthropométriques des « races nègres » demeurent très présentes. L’idée selon laquelle
il existerait trois grandes races humaines séparées par des différences physiques et
biologiques, voire par une conformation cérébrale différente, demeure prégnante même
si elle est nuancée. Les deux auteurs continuent d’utiliser des notions issues de
l’anthropologie physique, dont l’inanité sur le plan scientifique a depuis été démontrée.
Il semble donc qu’au début des années 1960, ces notions conservent une certaine
autorité même si l’assimilation d’une race à une conformation cérébrale particulière se
trouve parfois nuancée comme c’est le cas ici : « La dolicocéphalie, qui était regardée
comme une caractéristique de la race, est loin d’être générale. Beaucoup de noirs sont
mésocéphales ou même brachycéphales »21. Les auteurs de l’ouvrage se livrent malgré
tout à une classification en deux types de la « race négroïde » : « grands » et « petits » ;
ils montrent ainsi que les concepts raciaux conservent leur vitalité. Cela laisse penser
que l’idée selon laquelle les africains constituaient une race inférieure à civiliser, ou
encore que la colonisation avait apporté la civilisation à des peuples auparavant
sauvages, devait subsister même sous une forme atténuée. On l’a vu dans l’ouvrage de
Malet et Isaac, la conquête coloniale et son œuvre civilisatrice continuent d’être
célébrées au lendemain des indépendances. Et même dans les manuels où cette vision
idyllique fait l’objet d’une vigoureuse remise en cause, l’idéologie racialiste qui la soustendait sur un plan pseudo-scientifique n’est pas entièrement abandonnée.
4 – La « politique africaine de la France », de De Gaulle à Mitterrand
Au début des années 1960, l’accession de la plupart des colonies françaises à
l’indépendance n’empêcha pas le maintien de liens économiques et politiques très
étroits avec l’ancienne métropole. Les principaux leaders africains des pays
nouvellement indépendants avaient été formés dans les écoles ou par l’armée française,
21
ibid., p. 615.
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et ne semblaient guère enclins à menacer les intérêts de l’ancienne métropole coloniale.
L’œuvre civilisatrice de la France dans ses colonies continue d’ailleurs à être célébrée
dans les manuels d’histoire les plus répandus à cette époque, ceux des célèbres Malet et
Isaac, même si des analyses contradictoires et très critiques commencent également à
s’exprimer.
4-1- Le rôle des « réseaux » dans la politique française en Afrique
Au même moment, des « réseaux » dans lesquels se côtoient des hommes
politiques, des hommes d’affaires, des agents des services secrets français voire des
mercenaires, se constituèrent. Dans les années et les décennies suivantes, ils jouèrent un
rôle prépondérant dans ce qui fut communément nommé « la politique africaine de la
France ». Il faut examiner comment se formèrent ces réseaux et quelle fut leur
influence, sous la présidence du Général de Gaulle mais également dans la période
suivante, pour comprendre les relations particulières qui unissent la France à l’Afrique.
D’autant plus qu’ils regroupent de nombreux acteurs issus des champ politique,
étatique, économique, qui interfèrent également sur le champ médiatique. Ces réseaux
ont joué, et continuent de le faire, un rôle essentiel non seulement sur le plan
économique et politique dans les relations franco-africaines, mais également dans la
production de représentations sur l’Afrique.
En 1958, De Gaulle créa la cellule Afrique de l’Élysée. Il nomma à sa tête
Jacques Foccart, qui demeura en fonction jusque 1974. La création d’une cellule
Afrique directement liée à l’Élysée témoigne de l’importance stratégique du continent
africain dans la politique étrangère de la France. Par ailleurs, le fait que cette cellule
Afrique relève de l’Élysée signifie qu’elle n’a de comptes à rendre qu’au chef de l’État,
et qu’elle ne se trouve guère soumise au contrôle du Parlement ou de quelque institution
représentative que ce soit.
Le chef de la cellule Afrique, Jacques Foccart, travailla durant toutes ces années
en liaison avec les services secrets français, le SDECE, qui devint plus tard la DGSE, et
plus particulièrement avec le secteur « Afrique » de ces services. D’autres acteurs, y
compris des dirigeants de grandes entreprises comme Elf, créée en 1965 et qui était
alors une entreprise publique, eurent un rôle important dans ce qu’on allait appeler les
« réseaux Foccart ». Au-delà des accords officiels d’assistance militaire et technique
signés entre la France et nombre de ses anciennes colonies, ces réseaux contribuèrent
activement à soutenir les régimes favorables aux intérêts français, souvent en dehors de
tout cadre légal. D’autre part, ils menèrent de nombreuses actions destinées à
déstabiliser des régimes hostiles aux intérêts de la France.
Dans son ouvrage Affaires africaines, le journaliste d’investigation Pierre Péan
développe un exemple particulièrement édifiant de l’action des « réseaux Foccart » en
Afrique22. Il évoque le Gabon, pays convoité à l’époque coloniale essentiellement pour
l’exploitation de son bois, mais qui acquit une importance économique et stratégique
plus grande encore lorsque des gisements de pétrole y furent découverts. D’après Pierre
Péan, à partir de la fin des années 1940, le dirigeant du parti UDSG, Jean-Hilaire
Aubame devint un leader de plus en plus populaire dans son pays. Parmi les dirigeants
politiques, il recueillit de loin le soutien le plus large dans la population. Pourtant, son
22
Pierre Péan, 1983, Affaires africaines, Fayard, Paris.
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adversaire Léon M’Ba, soutenu par les exploitants français du bois gabonais, les
« forestiers », fut imposé contre la volonté populaire en 1956. Huit ans plus tard, en
1964, alors qu’entre-temps le pays était devenu indépendant, un coup d’état militaire
renversa le régime corrompu et honni de Léon M’Ba pour remettre le pouvoir à JeanHilaire Aubame. Les services français intervinrent alors pour rétablir Léon M’Ba,
considéré comme le garant des intérêts des exploitants français. Par la suite Jacques
Foccart, avec l’aide de l’ambassadeur français au Gabon Maurice Delauney et de
Maurice Robert, chef du secteur Afrique du SDECE nommé par Foccart lui-même, se
mit à manœuvrer pour préparer la succession de M’Ba, usé et malade. Le clan formé par
Foccart, Delauney et Robert, promut alors Albert-Bernard Bongo, devenu Omar Bongo
après sa conversion à l’islam, jeune directeur de cabinet de M’Ba. Il s’attacha également
à sélectionner toute l’équipe du futur régime.
A la même époque, en 1965, De Gaulle chargea Pierre Guillaumat, son ancien
ministre des armées, de créer une compagnie pétrolière, Elf. Cette compagnie publique
fut rapidement amenée à jouer un rôle de premier plan dans les relations économiques et
politiques entre la France et l’Afrique. Ainsi, F.-X. Verschave écrit : « Selon Loïk Le
Floch-Prigent, l’un de ses successeurs à la tête de l’entreprise pétrolière, Guillaumat
« truffe Elf d’anciens des services (de renseignement), et il ne se passe rien dans les
pays pétroliers, en particulier en Afrique, dont l’origine ne soit pas Elf (...). Foccart y
installe ses anciens. » » 23. Au Gabon, pays riche en pétrole, l’influence de l’entreprise
Elf fut souvent décisive. Le régime d’Omar Bongo, mis en place avec l’aide des réseaux
Foccart et aujourd’hui encore à la tête du Gabon, doit son existence et sa longévité à
l’assistance militaire française mais également à ceux que Pierre Péan nomme le « clan
des Gabonais », désignant ainsi l’imbrication des réseaux étatiques de Foccart et des
réseaux d’Elf.
Le cas du Gabon illustre l’entrelacement des réseaux Foccart et des réseaux liés
à l’entreprise Elf, mais aussi l’influence déterminante de ces réseaux sur la politique des
États africains et sur celle de l’État français. L’intégration croissante de ces réseaux
semble confirmée par le passage de certains de leurs membres les plus importants, de
fonctions étatiques officielles à de hauts postes de responsabilité dans l’entreprise Elf.
Ainsi Maurice Robert, qui fut chef du secteur Afrique au SDECE, devint après 1974 et
l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir, chef d’un service parallèle de
renseignement et d’action mis en place par Elf. Jacques Foccart quant à lui, quitta
officiellement la direction de la cellule Afrique en 1974. Il devint alors conseiller du
président Bongo, et forma avec des hommes de son réseau le système de sécurité du
président gabonais, en particulier la Garde présidentielle, pilier du régime. Enfin en
1979, un autre homme du clan, Robert Delauney, fut à nouveau nommé ambassadeur de
France au Gabon. Les sommets de l’État tendaient ainsi largement à se confondre avec
les réseaux créés par Foccart et par Elf, qui acquirent en même temps une certaine
autonomie par rapport au gouvernement en place.
Décrivant ces réseaux parallèles, Pierre Péan montre que nombre de leurs
membres étaient issus des réseaux gaullistes (anciens résistants, membres du service
d’ordre du RPF, Service d’Action Civique, etc.), mais que plusieurs furent au contraire
des collaborateurs notoires lors de la seconde guerre mondiale. En dépit de ces origines
diverses, tous étaient soudés par des intérêts communs, et en cette période de guerre
23
François-Xavier Vershave, op. cit., p. 139.
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froide, par un anticommunisme viscéral. Sur le plan politique donc, ces réseaux
entretenaient de multiples liens avec l’extrême droite, comme en témoigne la fondation
par Maurice Robert en 1975 d’une revue inspirée par l’ancien bras droit de Marcel Déat,
Albertini. Cette revue, La lettre de l’homme libre, était par ailleurs financée par
l’UIMM (Union des industries minières et métallurgiques). Au-delà des aspects
idéologiques, ces réseaux défendaient des intérêts matériels et économiques aussi réels
que puissants. Cela explique sans doute le soutien qu’ils trouvèrent parmi certains
grands industriels français, non seulement Elf, mais également les entreprises du
bâtiment par exemple, dont plusieurs firent des affaires fructueuses avec le Gabon. Car
le soutien des réseaux Elf et Foccart au régime de Bongo, ainsi que l’assistance militaire
reçue par celui-ci à titre officiel, de la part de la France, eurent pour contrepartie l’octroi
aux entreprises françaises de marchés publics extrêmement profitables. C’est ainsi que
Spie-Battignoles, grande entreprise française du bâtiment, emporta le marché du
premier tronçon du Transgabonais. Ce projet se révéla un gouffre fantastique pour les
finances du Gabon, alors même qu’il était en totale inadéquation avec les besoins d’un
développement économique cohérent. Pierre Péan affirme ainsi que « le Transgabonais
aura (...) coûté plus de six années de production pétrolière pour que les grandes
sociétés étrangères utilisent le chemin de fer gabonais. Arrimant encore davantage
l’économie aux puissances industrielles (...) »24.
La « politique française » en Afrique après les indépendances semble ainsi
passer dans une large mesure par l’activité des réseaux constitués par Foccart puis par
Elf, lesquels s’imbriquent de manière croissante. La confusion est telle que le service
privé de renseignements mis au point par Elf en 1974 échange des informations avec le
SDECE. Les deux services entretiennent donc des relations comparables à celles qui
relient habituellement deux États. Concrètement, les liens de l’État français avec les
nouveaux régimes africains se traduisirent, notamment, par la présence à des postes
stratégiques de hauts fonctionnaires français. Ils se manifestèrent également par le
maintien de bases militaires françaises permanentes dans un certain nombre de pays
africains, et par la formation des nouvelles armées et polices africaines par des
instructeurs français. Ce soutien politique, militaire et technique de la France à des
régimes souvent honnis par leur propre population, eut pour contrepartie la priorité
accordée aux entreprises françaises pour l’exploitation des ressources et l’octroi des
marchés publics. Les chefs d’états africains bénéficièrent également de ces marchés en
prélevant d’importantes commissions qui garantirent leur propre enrichissement et celui
de leur entourage. En échange de son monopole sur la commercialisation du pétrole
gabonais, Elf alimenta par exemple un fond de développement qui apparaît dans les
faits comme un fond personnel du président Bongo.
4-2- Le rôle des médias et des intellectuels dans la diffusion de
représentations particulières de l’Afrique
Si de grandes entreprises hexagonales voient leurs intérêts garantis par la
politique officielle française et par l’activité complémentaire des « réseaux », nombre de
dirigeants africains profitent également de cette manne pour se bâtir des fortunes qui
équivalent ou dépassent parfois le montant de la dette de leur pays. D’une façon
générale, les imbrications multiples entre les intérêts économiques de quelques grandes
entreprises, le poids de certaines organisations patronales, la politique de l’État français,
24
ibid., p. 126.
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ou encore le jeu des chefs d’états africains eux-mêmes, montrent la complexité des liens
entre les différents acteurs de la politique française en Afrique. Par ailleurs,
l’importance des enjeux économiques et politiques permet de penser que le jeu de ces
intérêts variés tient un rôle important dans l’image de l’Afrique en France. Cette image,
ces représentations de l’Afrique et des relations franco-africaines, passent notamment
par le canal des médias. Or, jusque dans les années 1960, la télévision et la radio
demeurèrent sous le contrôle étroit du pouvoir gaulliste. Concrètement, ces deux
moyens essentiels d’information étaient régis par l’ORTF, un organisme public soumis
à la censure du pouvoir en place. Le Ministre de l’information était à cette époque en
lien direct depuis son bureau, avec les responsables de la radio et de la télévision
publiques, à qui il pouvait transmettre ses instructions. Dans ce contexte, l’information
concernant l’Afrique et les relations franco-africaines, au même titre que les autres et
peut-être plus encore étant donné l’importance des enjeux, ne pouvait qu’être elle aussi
étroitement contrôlée. Le gouvernement en place disposait donc de moyens directs pour
diffuser sa propre représentation de l’Afrique et des relations franco-africaines.
D’autre part, des liens de nature parfois très personnelle se nouèrent non
seulement entre gouvernants, mais également entre les régimes africains et une partie de
l’intelligentsia française. Des intellectuels français de renom répondirent parfois aux
invitations d’Hassan II et participèrent aux réceptions grandioses qu’il organisait dans
son palais de Skirat. D’après Jean-François Bayart, un certain nombre de journalistes
des grands quotidiens français, établirent eux aussi des relations parfois personnelles
avec des chefs d’Etat africains. Ces relations finirent par influencer insidieusement leurs
convictions sur la situation de ces pays, et par suite l’analyse qu’ils en proposaient dans
la presse. Selon J.-F. Bayart, « la presse française est étroitement intégrée au tissu
franco-africain que nous évoquions, et des chefs d’État comme MM. Bongo, Mobutu,
Houphouët-Boigny, Eyadema, Habré savent admirablement en jouer. Non qu’ils
soudoient à proprement parler tel ou tel journaliste (...). Plus subtilement, au gré de
situations acquises, d’honneurs et de familiarités dispensés, de voyages offerts, des
complicités, et mieux encore, des convictions se sont forgées qui ont pris le pas, dans
les colonnes des journaux parisiens, sur les ondes de la radio ou de la télévision
française, sur le pur travail d’information »25. Dans son ouvrage précédemment cité,
Pierre Péan confirme l’existence de tels liens en s’appuyant sur l’exemple de Philippe
Decraene, journaliste au quotidien Le Monde et spécialiste de l’information africaine :
« Paulette Decraene, secrétaire particulière de François Mitterrand, (est) considérée
comme une amie du Gabon dans la mesure où son mari, journaliste au Monde, est
plutôt bien vu à Libreville » 26. Dans le domaine des relations franco-africaines, les
champs politique, économique et médiatique au sens large, s’avèrent parfois très
imbriqués.
4-3- La continuité de la politique française en Afrique
Dans les années qui ont suivi les indépendances africaines, les éléments d’une
politique africaine de la France garantissant les intérêts de l’ancienne métropole
coloniale se sont ainsi mis en place sous l’égide du Général De Gaulle. L’importance
économique et politique des relations franco-africaines semble attestée par la création
d’une cellule africaine sous contrôle de l’Élysée, qui intervient en dehors du contrôle
des institutions et le plus souvent dans une grande opacité. Les réseaux constitués à
25
26
Jean-François Bayart, 1984, La politique africaine de François Mitterrand, Karthala, Paris, pp. 16-17.
Pierre Péan, op. cit., p. 248.
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l’origine par le chef de la cellule Afrique de l’Élysée, Jacques Foccart, puis par Elf,
s’impliquèrent de manière décisive dans la politique de la France en Afrique, bien que
de manière beaucoup moins transparente encore. Quant aux relations diplomatiques
entre le gouvernement français et les gouvernements africains de son « pré carré », elles
demeurent teintées de paternalisme, et en tous cas marquées par une certaine familiarité,
inhabituelle dans les relations diplomatiques classiques entre Etats souverains.
Les intérêts de la France en Afrique ne sont toutefois pas uniquement et peutêtre même pas essentiellement de nature économique. Le maintien de l’influence
française sur une grande partie de ses anciennes colonies d’Afrique ainsi que la tentative
d’étendre cette influence au-delà même de l’ancien empire colonial français, apparaît
aussi comme un moyen pour la France de conserver un rôle politique dans les relations
internationales. Cette ambition sembla guider la politique mise en œuvre à l’origine par
le Général De Gaulle. Dans les années 1960 et 1970, le contexte international se
trouvait surdéterminé par la guerre froide entre le bloc de l’Est regroupé autour de
l’URSS, et celui de l’Ouest dominé par les États-Unis. Chacun des deux camps
s’efforçait d’étendre son influence sur la planète, dans une situation où la décolonisation
fit accéder de nombreux Etats à l’indépendance. Ces Etats risquant éventuellement de se
tourner vers l’URSS pour échapper à l’emprise des anciennes puissances coloniales, la
politique des États-Unis et de leurs alliés fut en grande partie déterminée par la volonté
d’éviter cette extension de l’influence soviétique. Dans ce contexte particulier
d’affrontement entre les deux blocs, la France put jouer le rôle de rempart à l’extension
de l’influence de l’URSS dans ses anciennes colonies d’Afrique. Ainsi, tant que dura la
guerre froide, l’influence de la France sur son « pré carré » africain fut assez peu
contestée par les autres pays occidentaux et notamment par le plus puissant d’entre eux,
les États-Unis, qui laissèrent les anciens colonisateurs européens assurer « l’ordre » en
Afrique. Jusque dans les années 1980, bien qu’étant sur le plan économique une
puissance de second ordre, la France parvint donc à maintenir une influence
prépondérante sur les pays de son ancien empire colonial.
Durant la période comprise entre l’octroi des indépendances et les années 1980,
la politique française en Afrique semble avoir été marquée par une grande continuité en
dépit des changements de gouvernement. Sous Giscard, à partir de 1974, la politique
franco-africaine ne subit pas de profondes modifications. Si Foccart fut écarté de la
direction de la cellule africaine de l’Élysée, ses réseaux continuèrent à fonctionner et à
jouer un rôle essentiel. Par ailleurs, des hommes de son « clan » accédèrent à de hautes
responsabilités dans le groupe Elf ou retrouvèrent de hautes fonctions diplomatiques.
D’autre part, la suppression du Secrétariat d’État à la coopération en 1974 ne signifia
pas une diminution de l’importance des relations franco-africaines ; le secrétariat d’État
fut remplacé par une Direction générale des relations culturelles, scientifiques et
techniques au sein du Ministère des affaires étrangères. Cette période fut en outre
marquée par l’organisation de sommets franco-africains dont le premier eut lieu en
1973, et qui devinrent annuels sous la présidence de Giscard, à partir de 1975.
Ces sommets, qui continuent à se tenir régulièrement depuis, réunissent les
représentants du gouvernement français et les chefs d’État de la zone d’influence
française en Afrique. À ces occasions peuvent être rediscutés les termes des traités
d’assistance technique ou militaire, ou encore le montant des « aides au
développement » attribuées aux différents pays. Mais ces sommets sont également
destinés à afficher publiquement le maintien de liens privilégiés entre la France et de
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nombreux Etats africains, ainsi qu’à réaffirmer le soutien du gouvernement français à
des régimes qui garantissent les intérêts hexagonaux. Chaque sommet se clôture par la
traditionnelle « photo de famille », qui consacre entre les gouvernants français et
africains des relations qui se veulent personnelles et familières, et éloignées du
protocole diplomatique habituel. Par ailleurs, ces sommets apparaissent comme la
rencontre entre l’État français et un groupe d’États considérés collectivement, les États
africains. La réalité africaine est hétérogène puisque l’Afrique est un vaste continent qui
regroupe une cinquantaine de pays aux situations économiques et politiques très
différentes du Maghreb à l’Afrique du Sud, et que ces pays ont chacun leur propre
histoire. Cette variété se trouve pourtant occultée au profit d’une image mythique de
« l’Afrique » au singulier ; une représentation de l’Afrique forgée sur la base de mythes
coloniaux qui sont loin d’avoir complètement disparu avec la décolonisation.
Durant le septennat de Giscard, la politique française en Afrique ne connut
aucune modification notable. Elle resta ponctuée par de fréquentes interventions
militaires, souvent destinées à soutenir des régimes alliés en difficulté. L’action
officieuse des « réseaux » demeura en outre un canal essentiel de la politique française
en Afrique. Mais avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand et de l’union de la
gauche en 1981, la politique française sur le continent noir ne fut pas davantage
modifiée sur le fond. Bien que l’instauration de nouvelles relations entre la France et les
pays africains d’où les comportements « néocoloniaux » seraient bannis, ait figuré sur le
programme de l’union de la gauche, celle-ci renonça rapidement à bouleverser des
rapports mis en place au lendemain des indépendances. Pourtant, d’après J.-F. Bayart,
l’arrivée de la gauche au pouvoir suscita un grand espoir chez les opposants à des
régimes africains jusque-là soutenus sans faille par les gouvernements français
successifs, en dépit de la dictature qu’ils exerçaient sur leur population. La gauche avait
affiché sa volonté de rompre avec la politique de Giscard en promouvant une politique
de co-développement et en prenant ses distances avec les dictatures les plus
corrompues. Cela se traduisit par la nomination de Jean-Pierre Cot, connu pour ses
convictions tiers-mondistes, au Ministère de la coopération et du développement.
Parallèlement, François Mitterrand s’adjoignit toutefois un conseiller spécial aux
affaires africaines, Guy Penne, dont le rôle allait rapidement s’apparenter à celui joué
par Jacques Foccart à la tête de la cellule africaine.
Quelques gestes symboliques accompagnèrent la victoire de la gauche en 1981.
Ainsi, des opposants africains furent reçus officiellement au ministère de Jean-Pierre
Cot, les échanges avec le régime sud-africain de l’apartheid furent limités, et un contrat
prévoyant l’achat du gaz algérien à un prix supérieur au cours mondial fut signé.
Pourtant, malgré ces velléités de mettre en œuvre une pratique nouvelle dans les
relations franco-africaines, il fallut peu de temps pour qu’une politique dite « réaliste »
s’impose de nouveau. Le « réalisme » consista à plaider la nécessité pour la France de
traiter avec des États en fonction des besoins économiques et politiques,
indépendamment du type de régime en place dans ces pays. Les relations avec les
pouvoirs dictatoriaux de Mobutu ou de Bongo, un temps distendues, reprirent alors leur
cours antérieur au nom du réalisme politique. Les tensions entre le ministère de J.-P.
Cot et le conseiller aux affaires africaines Guy Penne, ce dernier étant soutenu par la
présidence, augmentèrent et finirent par entraîner le départ de J.-P. Cot en 1982. Au
même moment, le fils du président français Jean-Christophe Mitterrand fut nommé,
officieusement dans un premier temps, à la cellule africaine de l’Élysée aux côtés de
Guy Penne. La politique africaine redevint le domaine réservé de la présidence et
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échappa de nouveau au contrôle de toute institution représentative : l’Assemblée
nationale n’était guère consultée sur les décisions prises par la cellule africaine. La
politique de la France en Afrique consista essentiellement en un soutien politique,
matériel et parfois militaire aux régimes fidèles aux intérêts français, quelle que soit leur
nature politique. Comme l’écrit J.-F. Bayart, « ce sont les régimes patrimonialistes les
plus éloignés d’une conception de la res publica, les moins institutionnalisés, les plus
identifiés à une personnalité dominante, souvent les plus prédateurs et les plus
répressifs à l’égard de leurs sociétés respectives, qui se sont imposés comme les grands
bénéficiaires de la politique africaine de M. Mitterrand »27.
4-4- Les grands groupes de presse, entre intérêts économiques et
déontologie journalistique
La plupart des médias français influents appartiennent aujourd’hui à de grands
groupes industriels et financiers. Depuis 50 ans environ, le secteur des médias a connu
un important phénomène de concentration à l’instar de ce qui s’est produit dans la
plupart des autres secteurs de la production ou de la finance. Cela s’est traduit par la
diminution du nombre de quotidiens, passé de 203 en 1946 à 67 en 1995 28, et par la
prise de contrôle financière de la plupart d’entre eux par quelques grands groupes. La
difficulté pour un journal d’assurer l’équilibre de ses comptes tout en conservant son
indépendance financière semble parfaitement illustrée par l’entrée récente du groupe
Lagardère dans le capital du quotidien communiste L’Humanité. Les exemples de
journaux nationaux subsistant indépendamment de grands groupes constituent
aujourd’hui des exceptions, parmi lesquelles figure le quotidien catholique La Croix. La
possession de cet organe de presse par une congrégation religieuse assure, jusqu’à
présent, son indépendance financière.
Les groupes industriels ou financiers qui contrôlent le capital de la plupart des
entreprises de presse sont souvent présents dans d’autres secteurs de l’économie et de la
production. Outre le problème posé par l’influence de la logique commerciale au sein
du secteur de la presse, la question de l’influence des intérêts économiques externes au
secteur médiatique sur les contenus produits par la presse se pose également. Les
intérêts de certains grands groupes de presse dans le secteur de la production en Afrique
nous conduisent ainsi à nous interroger sur l’influence de cet engagement économique
sur la couverture des pays africains dans les médias. Par exemple le groupe Bouygues,
qui contrôle la première chaîne de télévision française en termes d’audience, TF1,
possède également des intérêts majeurs en Afrique dans le domaine du bâtiment ou des
services anciennement publics. Il contrôle notamment la distribution de l’eau et de
l’électricité en Côte-d’Ivoire, et s’est vu confier la construction de la mosquée de
Casablanca et de l’aéroport d’Agadir au Maroc. Des contradictions entre les règles de
fonctionnement et de déontologie journalistiques, qui impliquent l’indépendance des
journalistes à l’égard des pouvoirs politique et économique, et les intérêts économiques
du groupe contrôlant la chaîne de télévision, sont dès lors susceptibles de se manifester.
Dans la presse, les principaux titres sont également contrôlés par quelques
grands groupes. En 1997, 48 % du capital de L’Événement du Jeudi appartenaient au
groupe Lagardère, qui est présent dans l’édition mais qui s’avère être également l’un
des principaux producteurs français de matériel militaire par l’intermédiaire de sa filiale
27
28
Jean-François Bayart, op. cit., p. 60.
Serge Halimi, 1997, Les nouveaux chiens de garde, Raisons d’agir, Paris, note p. 26.
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Matra. Etant donné que de nombreux régimes africains consacrent une part importante
de leur budget national à l’achat d’armement, ils représentent une clientèle non
négligeable pour un tel groupe. D’autant plus que les relations étroites entretenues par le
gouvernement français avec les États africains issus de son empire colonial voire audelà, garantissent aux entreprises françaises un accès privilégié à ces marchés. Les
intérêts de la branche armement du groupe Lagardère, qui nécessitent pour être
préservés d’entretenir de bons rapports avec les États clients, peuvent parfois entrer en
contradiction avec l’éthique journalistique qui commande de traiter l’information de
façon objective et indépendante. Le risque pour que les intérêts économiques du groupe
exercent une pression sur les contenus diffusés par les organes de presse qu’il possède
existe donc, même s’il se trouve atténué par d’autres logiques de type commercial et
journalistique.
La concentration dans le secteur de la presse et de l’édition peut également être
illustrée par l’exemple du groupe Havas, passé en 1997 sous le contrôle de Vivendi.
Outre Canal plus, le groupe possédait une participation importante dans la radio RTL,
alors la plus écoutée. Il contrôlait également à cette date plusieurs magasines renommés
tels que L’Express ou L’Expansion, ainsi que de nombreux éditeurs comme Belfond,
Bordas, Armand Collin, Dunod, Dalloz, 10/18, Robert Laffont, Larousse, Nathan, Plon,
Pocket, Le Robert etc. La liste n’est pas exhaustive, mais elle montre suffisamment le
degré de concentration atteint dans le domaine de l’édition et de la presse. Récemment,
l’ « affaire » du rachat de VUP (Vivendi Universal Publishing) a de nouveau illustré ce
phénomène de concentration et le débat qu’il suscite. La concentration extrême de ce
secteur pose en effet la question du maintien du pluralisme de la presse, qui est
considéré comme un fondement important des sociétés démocratiques. D’autant que le
groupe Vivendi, bien qu’il ait depuis revendu une partie de ses activités, possédait à la
fin des années 1990 des intérêts économiques dans de multiples secteurs d’activités et
dans de nombreux pays, notamment en Afrique. Vivendi avait par exemple racheté le
service de distribution de l’eau dans plusieurs pays africains, à la faveur de sa
privatisation. De même que pour Lagardère, le risque de tension entre les intérêts
économiques du groupe dans d’autres secteurs industriels et la nécessaire indépendance
de la pratique journalistique, semble réel.
Le moyen de pression potentiel que représente pour ces groupes le contrôle
financier de grands organes de presse se heurte toutefois à des logiques contradictoires.
D’une part, les velléités de contrôle des contenus publiés par la presse se heurtent aux
règles déontologiques du champ journalistique, qui sont en partie protégées par la loi
sur les droits des journalistes. Après les scandales29 qui, à la fin du XIXe et au début du
XXe siècle, avaient illustré ce qu’un haut fonctionnaire tsariste qualifiait
d’ « abominable vénalité de la presse française » 30, la profession s’est dotée en 1918
d’une « Charte des devoirs professionnels » définissant les règles déontologiques du
métier. Selon ce texte, le journaliste « ne signe pas de son nom des articles de réclame
commerciale ou financière, il ne met pas au service d’une administration ou d’une
29
Une grande partie de la presse française fut impliquée dans le « scandale de Panama », à la fin du XIXe
siècle, qui aboutit à la ruine de nombreux épargnants qui avaient investi dans la compagnie chargée du
percement du canal, sur l’incitation d’une presse corrompue. De nombreux titres avaient en effet touché
des sommes importantes pour cacher les difficultés de la compagnie. Cf. Jean-Yves Mollier, « Autour du
scandale de Panama : la presse à l’assaut des corrompus », in Christian Delporte, Michael Palmer, Denis
Ruellan (dir.), 2001, Presse à scandale. Scandales de presse, L’Harmattan, Paris.
30
A. Raffalovitch, 1931, L’abominable vénalité de la presse..., Librairie du travail, Paris.
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entreprise privée sa qualité de journaliste, ses influences ou ses relations (...) » 31.
L’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques se trouve
donc proclamée comme une valeur et une règle essentielle. Cette première forme de
régulation de la profession fut complétée par l’intervention de l’État. Le 29 mars 1935,
une loi inscrivit dans le code du travail « le droit pour tout journaliste professionnel à
faire jouer une « clause de conscience » et à toucher des indemnités de départ » 32, dont
le but était de garantir la liberté de conscience des journalistes et de limiter les pressions
exercées sur eux par leur hiérarchie. A la fin de la seconde guerre mondiale, des
ordonnances visant à « limiter les possibilités de manipuler l’information au profit
d’intérêts économiques » 33 furent promulguées et imposèrent la transparence sur les
comptes et les noms des actionnaires. Depuis, certaines des dispositions contenues dans
les ordonnances de 1944 furent assouplies ou abandonnées, mais l’exercice du métier de
journaliste reste soumis à des règles plus strictes qu’auparavant.
Les intérêts économiques d’un groupe financier peuvent en outre s’avérer
contradictoires, et la logique commerciale qui influence la production journalistique
peut dans certains cas contrecarrer une éventuelle tendance à ménager des États clients
du groupe propriétaire. Ainsi, d'un point de vue commercial, la décision de publier ou
non un ouvrage dépend essentiellement des recettes escomptées, et donc des prévisions
de vente. Une grande maison d’édition peut donc décider de publier un ouvrage très
polémique vis-à-vis de régimes africains qui sont par ailleurs des clients du groupe
auquel elle appartient, si le chiffre des ventes escomptées est élevé. Dans ce cas, la
publicité et les recettes que lui assure une telle publication, ainsi que le risque de voir
une autre maison d’édition en bénéficier si elle refuse de l’assurer elle-même, peut
l’inciter à éditer un tel ouvrage. De même, la logique événementielle couplée à la
concurrence conduit les journalistes à rechercher le « scoop ». Celui-ci permet au
journal de se distinguer et d’augmenter ses ventes, mais il semble également répondre
aux objectifs affichés d’un journalisme d’investigation dont le rôle serait de rendre
publique une information parfois dissimulée par les acteurs politiques ou économiques.
La recherche du scoop manifesterait en quelque sorte l’indépendance dont se réclament
les journalistes, tout en répondant à des impératifs commerciaux. De sorte que
l’éventuelle tendance à éviter les critiques envers les clients du groupe auquel appartient
le journal peut se heurter à la logique commerciale de la presse, qui se trouve elle-même
renforcée par la conception qu’ont de leur rôle la plupart des journalistes.
Les logiques qui président à la production journalistique sur la réalité politique
et sociale africaine sont donc multiples et parfois contradictoires. La concentration
économique du secteur médiatique et la possession des principaux organes de presse par
de grands groupes financiers et industriels, peuvent sembler faire obstacle à
l’indépendance et à la recherche d’objectivité de l’information. Pourtant, d’autres
logiques, y compris d’ordre commercial, peuvent contrer ce risque. D’autre part, nous
verrons à propos des crises de 1972 au Burundi et de 1994 au Rwanda que d’autres
déterminants interviennent dans la manière qu’a la presse de « construire » les
événements.
31
Cyril Lemieux, 2000, Mauvaise presse, Métaillié, Paris, p. 51.
ibid., p. 51.
33
ibid.
32
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5 – La fin de la guerre froide et l’imposition croissante d’un discours
humanitaire sur les crises africaines
Il semble que le poids déterminant des intérêts économiques et politiques dans la
définition de la politique africaine de la France ne se soit jamais démenti. Dans
l’ensemble, la politique hexagonale sur le continent noir fut marquée par la continuité
en dépit des changements de gouvernement et de l’arrivée de la gauche au pouvoir à
partir de 1981. Or, la nature particulière des relations franco-africaines contribue à
modeler l’image de l’Afrique et des crises qui s’y déroulent. De même, les liens
multiples et variés que la Belgique continue d’entretenir avec ses anciennes colonies ou
territoires sous mandat d’Afrique centrale devront être pris en compte dans l’analyse de
la couverture journalistique des crises qui s’y déroulent.
5-1- Les conséquences de la fin de la guerre froide en Afrique
Si la continuité de la politique française en Afrique semble avérée, la situation
internationale connut au contraire d’importants bouleversements à partir des années
1980. Celles-ci furent marquées par le déclin de l’URSS, qui s’effondra en 1991. Or, la
fin de l’affrontement entre les deux blocs, qui surdéterminait les relations
internationales depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, modifia
profondément celles-ci. La disparition de la puissance soviétique eut notamment
d’importantes répercussions en Afrique. Tandis que pendant la guerre froide, l’influence
française sur ses anciennes colonies d’Afrique n’était que peu contestée dans la mesure
où la France constituait un rempart à l’influence de l’URSS dans cette région,
l’effondrement de l’Union soviétique transforma les données de la situation. Il n’existait
désormais plus de raison pour que les autres pays occidentaux s’abstiennent de
concurrencer la France dans son « pré carré », la « menace » commune que représentait
l’URSS ayant disparu. Ainsi, la concurrence entre pays occidentaux pour le contrôle des
régions d’Afrique riches en pétrole, en minerais ou en matières premières diverses
s’intensifia à la faveur de l’effondrement de l’URSS.
Dans un contexte de chute catastrophique du cours des matières premières, dont
dépend le budget de nombreux pays africains, cette concurrence a contribué à accroître
la déstabilisation de régimes déjà fragilisés par la crise et par l’usure de dictatures de
plus en plus contestées. La disparition de l’URSS intensifia la concurrence entre les
puissances occidentales pour l’extension de leur zone d’influence en Afrique ; en
revanche, le risque de voir certains États africains rallier le bloc de l’Est avait disparu.
La nécessité d’assurer les finances et la stabilité des pays africains se fit donc moins
pressante pour les occidentaux. La disparition de l’URSS aggrava les effets de la crise
économique pour de nombreux pays africains par la diminution drastique de l’aide
occidentale qu’elle engendra de façon indirecte. Comme l’écrit Stephen Smith dans son
dernier ouvrage, « sans méconnaître les mouvements sociaux qui, en raison de la
mévente des matières premières et de la crise financière de l’État, envahirent les rues
des capitales bien avant la fin de la guerre froide (...), l’Afrique n’aurait pas connu les
bouleversements des années quatre-vingt-dix si l’abrupt changement de la matrice
géopolitique n’avait pas condamné et sa « rente » et sa prise en charge tutélaire – les
deux faces d’une même dépendance extrême »34. La dégradation brutale de la situation
économique accélérait à son tour la mise en cause et le discrédit de régimes dictatoriaux
usés par des années voire des décennies de pouvoir sans partage.
34
Stephen Smith, 2003, op. cit., p. 95
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5-2- La prédominance d’une lecture humanitaire des crises africaines
La conjonction de la crise économique et politique qui déstabilise de nombreux
pays africains multiplie et aggrave les situations de crise « humanitaire ». De plus, la fin
de l’opposition entre les deux blocs, qui dominait la politique internationale et
fournissait la principale grille d’analyse des crises et des conflits, accentue la montée
d’un « discours humanitaire » comme substitut de l’analyse politique. Selon plusieurs
spécialistes, on a assisté dans cette période à une montée en puissance de
l’interprétation en termes strictement humanitaires des crises africaines, qui semblent
plus que jamais en dehors du champ des rivalités et des stratégies internationales. Les
famines, les déplacements de population, l’extrême pauvreté, furent de plus en plus
filmés par les chaînes de télévision et décrits dans la presse, mais elles n’apparaissaient
le plus souvent que comme des crises humanitaires dont les origines et les enjeux
politiques étaient éludés. Cette situation est bien résumée par René Backmann, dans un
texte intitulé Les médias et l’humanitaire : « Quant à l’affrontement Est-Ouest, qui
fournissait depuis le début de la « guerre froide » une grille universelle d’interprétation
des conflits armés, il s’est éteint avec l’effondrement du monde communiste. L’une des
conséquences de ces événements historiques est l’occupation par l’action humanitaire
de l’espace laissé vacant par le politique. C’est aussi la récupération, ou le
détournement du discours humanitaire transformé en idéologie de secours, voire en
diplomatie de substitution par l’État. (...) »35.
La médiatisation des crises africaines et leur analyse en termes humanitaires a
cependant commencé avant l’implosion de l’URSS, et s’est accrue surtout dans les
années 1980. D’après Rony Brauman, un ancien président de MSF, la guerre du Biafra
en 1967-1969 représente la première grande opération humanitaire privée et médiatisée
en Afrique. Alors que jusque-là l’humanitaire demeurait cantonné au terrain européen, il
commence à investir le tiers-monde. Pourtant, c’est surtout au cours des années 1980
que l’on assista au renforcement et à la multiplication des organisations humanitaires
sur la base du recul des idéologies et du déclin de l’URSS. En général dans les médias,
l’Afrique n’est plus représentée que par les famines et les « catastrophes » qui s’y
déroulent. Rony Brauman résume de manière frappante cette situation : « L’image d’un
enfant africain décharné, les paupières couvertes de mouches, mordillant une racine
sur fond de paysage désolé, scène mille fois représentée, délivre un message dont le
sens immédiat, la détresse d’un enfant, est clair. Les significations secondaires elles, ne
sont bridées par aucune syntaxe. Ou plutôt elles s’inscrivent dans une syntaxe par
défaut, bâtie à partir d’images antérieures : terres craquelées, roitelets criminels,
guerres tribales, démographie galopante, masses grouillantes analphabètes, épidémies
meurtrières... bref, une imagerie évocatrice d’un Moyen Âge fantasmatique marqué au
sceau du malheur »36. Non seulement les crises africaines ne semblent relever que de
l’action humanitaire, mais elles apparaissent comme le fruit d’une fatalité, d’une
histoire sans cesse répétée et expliquée par la mobilisation du stock ancien de
représentations de l’Afrique, en partie hérité de la période coloniale, qui évoquent sa
nature hostile et ses guerres tribales « ancestrales ».
Le discours humanitaire se trouva donc, à partir des années 1980, de plus en plus
régulièrement convoqué pour analyser la réalité africaine. La conséquence en fut
souvent le passage au second plan des enjeux politiques, stratégiques ou économiques
35
36
Rony Brauman et René Backman, 1996, Les médias et l’humanitaire, CFPJ Éditions, Paris, pp. 77-78.
ibid., p. 22.
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des conflits ou des famines qui frappent régulièrement le continent. La famine en
Éthiopie en 1984 fut l’occasion d’une grande mobilisation humanitaire et fit l’objet
d’une médiatisation intense. Pourtant, avant que les médias ne se focalisent sur la
situation dramatique de l’Éthiopie, la famine durait déjà depuis des mois. Mais elle était
cachée par le régime, qui en était le principal responsable en raison des déplacements
forcés de population, des saisies arbitraires des récoltes et du bétail, en un mot de sa
politique criminelle dont les conséquences furent sans doute bien plus redoutables que
celles de la sécheresse. Lorsque les médias du monde entier, suite à un reportage de la
BBC, s’emparèrent du sujet, c’est pourtant la sécheresse qu’ils mirent en avant pour
expliquer la famine, en se gardant de dénoncer la politique du gouvernement éthiopien
et ses responsabilités. Des centaines de chaînes de télévision diffusèrent les images de la
famine à travers le monde, des concerts géants furent organisés à Wembley et à
Philadelphie pour recueillir des fonds destinés à l’aide humanitaire, des centaines de
millions de dollars furent rassemblés et de nombreuses ONG se mobilisèrent. Les
causes politiques du drame éthiopien, la responsabilité du régime et les complicités dont
il bénéficiait en Occident, ne furent en revanche guère évoquées au cours de cette
intense mobilisation médiatique. La famine fut présentée comme un fléau, une calamité
naturelle, dont l’Afrique serait d’ailleurs coutumière.
Au début des années 1990, la crise somalienne focalisa à son tour l’attention des
médias. En août 1992, elle devint la nouvelle « ‘coqueluche’ humanitaire de
l’Occident » 37 alors que la presse l’avait ignorée jusque-là. Cette crise provoqua une
intervention militaire des troupes américaines, qui affichait avant tout des objectifs
humanitaires résumés par le nom de l’opération : « Restore Hope ». L’intervention
américaine se conclut par un fiasco ; des marines américains furent massacrés et le
corps mutilé de plusieurs d’entre eux fut traîné dans les rues de Mogadiscio. Après ce
cuisant échec, l’administration américaine hésita beaucoup avant de s’engager de
nouveau militairement dans de telles crises. Pour autant, le concept d’intervention
militaro-humanitaire utilisé à cette occasion fut depuis mobilisé à de nombreuses
reprises, recouvrant ainsi du voile humanitaire les enjeux politiques et militaires des
conflits. Or, comme l’affirme Rony Brauman, « il n’y a pas plus d’information
humanitaire que de crise humanitaire. Utiliser de telles formulations pour qualifier la
famine organisée en Éthiopie, le génocide du Rwanda ou le massacre de Srebrenica
équivaut à qualifier la Nuit de cristal de crise vitrière, un viol de crise gynécologique,
ou l’attentat terroriste du métro Saint-Michel de crise ambulancière » 38.
Ainsi, les médias donnent à voir la misère et les maux de l’Afrique, qui apparaît
comme un continent ravagé par de multiples fléaux (guerres, famines, sécheresse,
épidémies...). À défaut d’explications construites, ces fléaux sont présentés comme une
fatalité ayant pour seul remède l’intervention humanitaire. Cette représentation de
l’Afrique semble s’être imposée de façon croissante au cours des années 1990, mais
cela ne signifie pas forcément une rupture avec les anciennes représentations
dominantes du continent telles qu’elles furent modelées par une majorité d’acteurs
durant la période coloniale. Car les représentations de cette époque qui évoquaient la
nature hostile du continent africain, les mœurs barbares des « indigènes », la réalité
« tribale » de sociétés dont l’histoire serait faite de guerres incessantes entre tribus ou
entre ethnies, toutes ces représentations semblent sous-jacentes dans le discours
humanitaire au détriment d’analyses qui prendraient en compte les enjeux politiques,
37
38
ibid., p. 47.
ibid., p. 46.
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économiques ou sociaux des conflits et des crises. La famine en Éthiopie fut décrite
comme la conséquence de la sécheresse, soit d’une calamité naturelle dans un pays à la
nature hostile. Quant aux guerres, elles restent le plus souvent qualifiées de « tribales »
ou d’« ethniques », comme ce fut le cas pour les massacres de 1972 au Burundi ou, dans
une moindre mesure, pour le génocide de 1994 au Rwanda. Le recours à ces adjectifs
semble dispenser de toute autre analyse, les oppositions ethniques étant de surcroît
présentées comme ancestrales et relevant d’un atavisme a-historique. Ainsi, l’imposition
du discours humanitaire imprime à l’image de l’Afrique une marque profonde mais, loin
de s’opposer aux anciennes représentations dominantes du continent issues de la période
coloniale, il semble se fonder sur une partie d’entre elles.
Conclusion : La permanence de représentations particulières de l’Afrique
malgré l’évolution du contexte international
Les représentations dominantes du continent africain en Europe, forgées à
l’époque coloniale par les premiers explorateurs, les missionnaires, les responsables
politiques et une partie du monde intellectuel et scientifique, semblent encore
aujourd’hui conserver de l’influence. La fin des empires coloniaux ne s’est pas traduite
en Afrique noire par une rupture avec les anciennes métropoles. La France comme la
Belgique ont chacune à leur façon mis en œuvre une politique qui visait à maintenir une
influence prépondérante dans leurs anciennes colonies d’Afrique lorsque celles-ci
accédèrent à l’indépendance. En France, la « politique africaine » devint même un
secteur essentiel des affaires étrangères, distinct du reste et relevant de la seule autorité
du président de la République. De la présidence de De Gaulle à celle de Mitterrand, les
grandes orientations comme les instruments de cette politique française en Afrique ne
connurent guère de modifications notables. Les relations de la France avec les États
africains de son « pré carré », teintées de familiarité et de paternalisme, contribuèrent à
maintenir l’image d’une Afrique dépendante et incapable d’un développement
autonome.
A partir des années 1980 l’affaiblissement de l’URSS, qui annonçait la fin de la
guerre froide, modifia profondément le contexte international. Tandis que depuis leur
indépendance les États africains avaient pu en quelque sorte « monnayer » leur soutien
au camp occidental, l’effondrement de l’empire soviétique leur ôta ce moyen de
pression. Dans un contexte de crise économique accélérée par l’effondrement du cours
des matières premières, et de contestation croissante des régimes en place parfois depuis
l’indépendance, cette modification de la « matrice géopolitique » eut de graves
conséquences. Les situations de crise et de guerre civile se multiplièrent en Afrique, sur
fond d’affaiblissement voire d’effondrement des États. Plusieurs de ces crises firent
l’objet d’une intense médiatisation mais, loin d’en produire une analyse détaillée, les
médias les présentèrent avant tout sous leur angle « humanitaire ». La fin de la guerre
froide avait en effet amplifié la tendance à la surimposition du discours humanitaire, qui
se développait depuis les années 1980. La grille d’analyse des événements
internationaux en termes d’affrontement entre l’est et l’ouest étant devenue caduque et
les grandes puissances occidentales proclamant la victoire de la démocratie et des droits
de l’homme, le discours humanitaire se substitua de façon croissante à l’analyse
politique. Les États occidentaux eux-mêmes affichèrent des objectifs humanitaires pour
justifier leurs interventions militaires dans certaines crises, invoquant le « devoir
d’ingérence humanitaire ».
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La tendance à la surimposition du discours humanitaire fut particulièrement
marquée à propos des crises africaines. En effet, il trouva dans les représentations
anciennes du continent un terreau approprié. Le discours humanitaire, par sa mise en
exergue des fléaux « naturels » qui s’abattent régulièrement sur l’Afrique, et par son
occultation des phénomènes politiques ou économiques à l’origine des crises, semble
faire écho aux représentations mythiques d’une société africaine a-historique, aux
divisions tribales séculaires et à l’environnement hostile. On l’a vu, l’idéologie
coloniale et les fantasmes de l’Europe sur le continent africain se projetèrent de manière
particulièrement intense sur la région des Grands Lacs. Après avoir examiné
succinctement le creuset dans lequel se sont formées des représentations particulières de
l’Afrique, nous allons donc dans les deux chapitres suivants nous intéresser à l’histoire
du Rwanda et du Burundi, où se déroulèrent les crises que nous allons étudier. Dans un
premier temps, nous exposerons les différentes conceptions de l’histoire rwandaise, car
la couverture journalistique du premier génocide officiellement reconnu depuis 1945
sera au centre de notre étude. Puis nous procéderons au même type de travail à propos
de l’histoire burundaise jusque 1972.
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Chapitre 2 : Exposé et confrontation des différentes analyses
de l’histoire rwandaise et du génocide de 1994
Le génocide de 1994 au Rwanda a donné lieu à la publication de nombreux
ouvrages ou articles par des universitaires spécialistes de la région mais aussi par des
journalistes, des responsables d’organisations humanitaires, des témoins et des
survivants du génocide. Chacune de ces publications tente d’apporter une analyse ou un
point de vue sur les causes du génocide rwandais. La recherche des origines de
l’affrontement entre Hutu et Tutsi qui aboutit au génocide des Rwandais tutsi en 1994,
conduit ces différents auteurs à s’interroger sur l’histoire du Rwanda, sur la nature des
clivages entre Hutu et Tutsi, ou sur le rôle joué par la colonisation dans la surimposition
de l’identité « ethnique ».
Sur l’ensemble de ces questions, en particulier sur l’histoire précoloniale du
Rwanda, des thèses divergentes s’affrontent. Parmi les universitaires spécialistes de la
région des Grands Lacs africains, certains continuent à défendre la thèse qui faisait
autorité à l’époque coloniale et qui voyait dans la minorité tutsi un peuple de guerriers,
des pasteurs venus d’Éthiopie et qui auraient conquis la région des Grands Lacs en
imposant leur joug aux cultivateurs hutu. D’autres chercheurs, se basant sur des
recherches historiques, archéologiques ou linguistiques plus récentes, remettent en
cause cette conception de manière radicale. Nous verrons que l’analyse de l’histoire
précoloniale du Rwanda n’est pas sans conséquences sur l’explication des causes du
génocide. C’est pourquoi il apparaît indispensable d’exposer, dans leurs axes
principaux, ces analyses divergentes. Pour ce faire, nous exposerons dans un premier
temps l’analyse historique de l’universitaire français Bernard Lugan, qui compte parmi
les « spécialistes » du Rwanda qui persistent à s’appuyer sur les thèses de l’époque
coloniale. Nous verrons ensuite de quelle manière, dès la fin des années 1960 et le début
des années 1970, des chercheuses telles que Claudine Vidal, Catharine Newbury ou
Lydia Meschi, ont contesté de manière convaincante ces conceptions. Enfin, nous nous
attarderons sur l’analyse de Jean-Pierre Chrétien, un historien français de l’Afrique des
Grands Lacs auteur de plusieurs articles et ouvrages sur le génocide rwandais.
Ce travail ne se fixe pas pour objectif de restituer de manière approfondie et
détaillée les analyses de ces différents auteurs, mais plus modestement d’en faire
ressortir les éléments saillants et les oppositions essentielles. Cette confrontation de
thèses historiques parfois opposées sera utile pour l’étude de la couverture
journalistique du génocide de 1994. Elle permettra en effet de mieux comprendre les
analyses et les représentations sur lesquelles s’appuient les journalistes pour décrire les
événements en cours et en fournir une explication à leurs lecteurs. Dans un second
temps, nous tenterons de donner un aperçu des principales thèses en présence, parmi les
universitaires français et belges essentiellement, sur le déroulement, les responsabilités
et les causes du génocide de 1994 lui-même. Là encore, il s’agit d’être en mesure,
ensuite, de confronter le mode de traitement de la crise par la presse à son étude par des
spécialistes de la région.
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1- Des conceptions divergentes de l’histoire précoloniale du Rwanda
1-1- Bernard Lugan et la défense de la « thèse hamitique »
Examinons d’abord le point de vue développé par Bernard Lugan dans son
ouvrage Histoire du Rwanda1 paru en 1997, soit trois ans après le génocide. Bernard
Lugan est un universitaire français qui fut, de 1971 à 1983, Professeur à l’université
rwandaise de Butare. Il a consacré deux thèses et de nombreux articles parus dans des
revues africanistes internationales à l’histoire de ce pays. Dans l’ouvrage qui nous
intéresse, il entreprend d’exposer l’histoire du Rwanda et de sa région depuis les
origines de leur peuplement jusqu’au génocide de 1994 et ses conséquences, au Zaïre en
particulier.
Pour Bernard Lugan, le Rwanda constitue une sorte d’exception en Afrique car il
s’agit d’un authentique Etat-nation, multiséculaire, dont les frontières ne furent pas
tracées par la colonisation, et qu’il n’est pas constitué d’une mosaïque d’ethnies comme
c’est le cas de nombreux pays d’Afrique mais de deux populations : les Hutu et les
Tutsi. De plus, « exemple toujours unique en Afrique, les Hutu et les Tutsi ont
conscience d’appartenir à la même nation ; ils parlent la même langue et partagent le
même système de valeurs ; leur religion traditionnelle n’était qu’une et ils font partie
des mêmes clans » 2. Cette unité du Rwanda traditionnel, basée sur des relations
inégalitaires mais qualifiées par l’auteur de « solidaires », aurait été dans une certaine
mesure renforcée par les colonisateurs. Selon l’auteur, c’est la remise en cause de la
structure traditionnelle du pouvoir, par le renversement du mwami et de l’élite tutsi puis
l’accession au pouvoir de la « majorité hutu », qui serait à l’origine des déchirements
ethniques de la société rwandaise depuis 1959.
A propos du peuplement du Rwanda, B. Lugan affirme que les Tutsis seraient
d’origine « nilo-saharienne », venus d’Égypte ou d’Éthiopie, et qu’ils auraient migré
vers le Rwanda lors de deux vagues principales : autour de 1 500 avant JC et 1 000
après JC. Les conquérants tutsi auraient alors rapidement dominé la population
autochtone, d’origine bantoue, elle-même issue de migrations antérieures. En se basant
sur « les traditions dynastiques officielles » et leur interprétation par l’abbé A. Kagame,
B. Lugan déclare que c’est entre le XIIe et le XIVe siècle qu’un royaume tutsi se serait
progressivement constitué sur le territoire du Rwanda « sous l’impulsion de groupes
pastoraux tutsi ou pré-tutsi »3.
Pour Bernard Lugan, la domination tutsi au Rwanda constitue donc un fait
ancien. Elle revêtait deux aspects distincts : « racial » d’une part, et institutionnel de
l’autre. Il faut en effet indiquer que pour Bernard Lugan, si Hutu et Tutsi ne sauraient
être qualifiés d’ « ethnies » dans la mesure où ils parlent la même langue, partagent les
mêmes valeurs et la même religion, ils appartiennent en revanche à des « races »
différentes. Bien que les ancêtres des Tutsi aient adopté la langue d’origine bantoue des
ancêtres des Hutu, « cette réalité est uniquement ethnique - culturelle - et en aucun cas
morphotypique - raciale -, car devenant des locuteurs bantouphones, les “ pré-Tutsi ”
1
Bernard Lugan, 1997, Histoire du Rwanda, Bartillat, Paris.
ibid., p. 17.
3
ibid., p. 64.
2
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ne se sont en effet pas pour autant transformés physiquement en pré-Hutu » 4. Selon
l’auteur, des différences morphologiques consécutives à une origine raciale différente
séparent les Hutu des Tutsi ; elles auraient persisté dans la mesure où les cas de
métissage seraient demeurés marginaux. Cette caractérisation raciale des populations
hutu et tutsi accompagnée de descriptions morphologiques précises, à une époque où la
science a démontré qu’il n’existait pas de races humaines et que l’anthropologie
physique n’avait aucun fondement scientifique, peut sembler anachronique. Nous
verrons d’ailleurs qu’elle se trouve depuis longtemps contestée par des travaux
scientifiques rigoureux. Pour autant, il demeure utile d’étudier les fondements de cette
thèse dont on retrouvera des séquelles dans de nombreux articles de presse lors du
génocide de 1994.
Le clivage entre Hutu et Tutsi serait selon Bernard Lugan d’origine « racial »,
bien plus que de nature sociale ou économique. Notons que là encore, il appuie son
affirmation sur les écrits d’un religieux de l’époque coloniale, le chanoine De Lacger.
Nous aurons l’occasion de revenir sur la question de la scientificité et des méthodes
employées par ces observateurs de l’époque coloniale pour reconstituer l’histoire du
Rwanda. Selon les termes de B. Lugan, les Tutsi appartiennent au « monde de la vache
et de la lance » qui est celui des guerriers et des pasteurs tandis que les Hutu, en
majorité cultivateurs, forment le « monde de la houe ». Pourtant, il ne suffit pas qu’un
Hutu parvienne à acquérir un troupeau de vaches, même important, pour qu’il accède à
la « tutsité ». À l’encontre d’autres chercheurs, B. Lugan reprend à son compte
l’affirmation de J.-J. Maquet : « On naissait Tutsi, on ne le devenait pas » 5. Quant aux
rares cas de Hutu devenant Tutsi, il s’agissait de décisions prises par le mwami pour
honorer un Hutu qui s’était distingué au combat ou dans toute autre circonstance, pour
lesquels B. Lugan recourt au terme d’ « anoblissements ». En dehors de ces cas qui
demeurent exceptionnels, la minorité tutsi aurait mis en œuvre une stratégie de
« survalorisation du morphotype tutsi » selon les termes de l’universitaire J.C.
Desmarais, qui était destinée à préserver sa domination en bâtissant une barrière de plus
en plus infranchissable entre Hutu et Tutsi. Par l’accentuation des traits
« morphotypiques » tutsi et le contrôle de la circulation des femmes, les Tutsi auraient
tenté d’accroître les différences morphologiques avec les Hutu. « Dès lors, la
transmission du type physique idéal par accentuation des traits propres aux Hima-Tutsi
ne se faisait qu’au sein du monde tutsi et les agriculteurs hutu en étaient donc
totalement et automatiquement écartés »6. Si B. Lugan reconnaît l’existence de
différences sociales parfois importantes entre les journaliers pauvres et les riches
agriculteurs hutu, dont certains étaient plus riches que de nombreux Tutsi, il affirme que
la barrière « raciale » demeure un clivage prépondérant de la société rwandaise.
Selon B. Lugan, les élites tutsi ont en outre forgé une idéologie qui justifie leur
domination par leur « supériorité naturelle », « d’essence divine », faisant d’eux des
chefs nés destinés à commander les Hutu. Cette idéologie serait nettement antérieure à
l’arrivée des premiers européens sur le sol rwandais. En la reprenant à leur compte, les
missionnaires, les explorateurs et les colonisateurs européens n’auraient fait, selon B.
Lugan qui s’appuie sur les écrits d’un fonctionnaire de l’administration coloniale belge
4
ibid., p. 27.
ibid., p. 114.
6
ibid., p. 116.
5
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en 1931, qu’accepter une idéologie « qu’ils observaient triomphante » 7 et dont les Tutsi
étaient parvenus à convaincre les Hutu eux-mêmes.
Sur le plan social, la domination de la minorité tutsi s’appuyait sur le système de
l’ubuhake. Nous verrons ensuite que l’interprétation de cette pratique fait débat parmi
les chercheurs. Pour B. Lugan, il s’agit d’un système de domination et d’alliances
plaçant au sommet quelques grands chefs d’armées Tutsi, lesquels contrôlent les
territoires de leurs « vassaux » respectifs alors que la base du système est constituée par
la masse des cultivateurs hutu. S’appuyant sur l’ « historien » rwandais Kagame, il
affirme que si au départ l’ubuhake consistait peut-être en l’échange d’un bien contre un
service, il devint rapidement « une structure de domination ». Sur la base des
recherches menées par de Luc De Heusch, il ajoute que l’ubuhake « soude la solidarité
des maîtres du bétail » et crée une « pyramide de clientèle ayant le roi au sommet et les
hutu à la base » 8. Pourtant, si l’ubuhake était au centre du système de domination de la
minorité tutsi, il assurait également selon B. Lugan la cohésion de la société rwandaise
car il impliquait la protection des « vassaux » hutu par leurs « maîtres » tutsi.
Ce système de l’ubuhake et les termes même de « vassaux » et « suzerains »
employés par B. Lugan ne sont pas sans rappeler le système de relations sociales propre
à la féodalité en Europe. Pourtant, s’appuyant là encore sur Kagame, l’auteur récuse ce
rapprochement dans la mesure où la monarchie rwandaise se caractérisait, selon lui, par
une importante centralisation et non par un émiettement du pouvoir en de multiples fiefs
ni par la perte d’influence du monarque, qui sont des caractéristiques de la période
féodale en Europe.
Il faut aussi examiner l’influence exercée par l’arrivée des Européens et par la
colonisation sur les structures de la société rwandaise, telle que l’analyse B. Lugan. Il
insiste d’abord sur le rôle primordial des missionnaires Pères Blancs qui, jusque 1905,
demeurèrent presque les seuls Européens présents sur le sol rwandais. Ces
missionnaires, prenant acte de la domination de la minorité tutsi et « acceptant » comme
le dit B. Lugan l’idéologie tutsi qui présente cette domination comme naturelle et
d’essence divine, décidèrent de la soutenir.
Pourtant, les administrations coloniales allemande puis belge ne se contentèrent
pas de s’appuyer sur les structures existantes du pouvoir. B. Lugan montre que les
autorités de l’Église et en particulier leur plus haut représentant au Rwanda, Mgr Classe,
ont joué un rôle déterminant dans la décision de réformer vers 1930 les structures
administratives du pays, en imposant la « tutsification administrative » qui aboutit à
concentrer l’ensemble des pouvoirs dans les mains de la minorité tutsi sur tout le
territoire. Les relations sociales qui autrefois prévalaient sur les seuls domaines royaux
furent étendues à tout le pays. Tandis qu’une partie des fonctions administratives, telle
celle de « chef de colline », se trouvaient souvent exercées par des Hutu, ceux-ci furent
presque entièrement écartés de toute responsabilité. Or selon B. Lugan, si Mgr Classe
fut un partisan acharné de cette réforme administrative, cela ne tient pas uniquement à
l’idéologie reprise par l’Église et l’administration coloniale selon laquelle les Tutsi
seraient supérieurs et seuls capables de diriger. Cela tient aussi au fait que la plus
grande partie des élites tutsi avaient accepté de se convertir à la religion catholique, et
constituaient dès lors le socle de l’influence de l’Église. Pour l’auteur, c’est « dans la
7
8
ibid., p. 118.
ibid., p. 124.
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réalité un pacte de pouvoir que passait l’Église catholique et une fraction du monde
tutsi, celle qui était convertie » 9. Il faut en outre noter que c’est en brandissant le
spectre de la révolte et du communisme que Mgr Classe parvint à convaincre
l’administration coloniale de la nécessité de cette « tutsification administrative ». Il
déclarait ainsi en 1930 : « Le plus grand tort que le gouvernement pourrait se faire à
lui-même et au pays, serait de supprimer la caste mututsi. Une révolution de ce genre
conduira le pays tout droit à l’anarchie et au communisme haineusement antieuropéen » 10.
Pour B. Lugan, cette alliance entre l’Église catholique et les Tutsi convertis qui
influença de manière décisive la réorganisation administrative de 1930, commença à
mettre à mal les structures du Rwanda ancien qui garantissaient la cohésion sociale
entre Hutu et Tutsi. De ce point de vue, la destitution du mwami Musinga en 1931 suite
à son refus de se convertir à la religion catholique, fut un nouveau coup porté au socle
des structures traditionnelles. Car désormais, « la conversion devint, en plus de
l’appartenance “ biologique ” au monde tutsi, le second impératif pour pouvoir assurer
des fonctions de commandement ». L’alliance entre le trône et l’autel devint totale et
aboutit à la consécration du Rwanda au « Christ Roi » en 1946.
Pourtant, au début des années 1950 l’Église catholique opéra un revirement qui
aboutit, en 1959, au lâchage complet de l’élite tutsi. Pour B. Lugan, ce retournement
serait le résultat de la pression croissante exercée par les masses et les cadres hutu
convertis à la religion catholique. Mgr Classe fut en outre remplacé, après son décès,
par l’évêque suisse Mgr Perraudin qui devint un partisan de la cause hutu. C’est alors
seulement, pour B. Lugan, que les Tutsi se sentant pris au piège choisirent de jouer la
carte du nationalisme africain dans l’espoir de gagner ainsi la sympathie internationale.
Mais ces prises de position nationalistes des élites tutsi achevèrent de braquer contre
elles l’administration coloniale belge. Dans le même temps, les cadres hutu qui publient
en 1957 le « Manifeste des Bahutu », dans lequel les Tutsi sont présentés comme des
féodaux exploiteurs de la masse hutu asservie, reçoivent le soutien de la démocratiechrétienne européenne. Selon la mouvance démocrate-chrétienne, les Hutu majoritaires
méritent d’être soutenus car ils ne revendiquent qu’une élémentaire justice sociale et
qu’ils sont de plus favorables aux missions catholiques, tandis que les Tutsi seraient « à
la fois réactionnaires, opposés aux missions, et [auraient] des contacts avec le bloc
soviétique » 11.
L’Église comme l’administration coloniale se mirent donc à soutenir
ouvertement l’opposition hutu, par la voix du gouverneur Harroy notamment. Le
renversement de la monarchie et des élites tutsi qui intervint en 1959 fut ainsi présenté
comme une « révolution » des masses hutu exploitées et comme la mise à bas de la
féodalité au profit de la démocratie. Dès lors, pour B. Lugan, on assiste à
l’effondrement définitif du « Rwanda ancien ». La chute du mwami et des chefs tutsi
s’accompagne de la destruction de l’ancienne structure sociale, qui garantissait des liens
de domination mais aussi de protection entre Hutu et Tutsi. La cohésion sociale en fut
brisée et la période postérieure fut marquée par un affrontement « ethnico-racial » qui
allait provoquer des crises régulières.
9
ibid., p. 335.
ibid., p. 333.
11
ibid., pp. 359-360.
10
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1-2- La remise en cause des thèses des « anthropologues de la première
période » par Claudine Vidal
Le courant historique représenté par B. Lugan se trouve fortement contesté.
Avant de présenter les travaux qui, dès la fin des années 1960, commencèrent à remettre
en cause les représentations de l’histoire rwandaise héritées de l’époque coloniale, il
faut examiner comment la sociologue Claudine Vidal mène la critique des sources
mobilisées par ceux qu’elle nomme les « anthropologues de la première période » dans
un article paru en 199712. A plusieurs reprises, nous avons mentionné les travaux sur
lesquels B. Lugan s’appuie pour étayer ses interprétations. Dans l’ensemble de son
ouvrage, il fonde la plupart de ses affirmations sur des citations et des références à des
auteurs sans évoquer la nature des enquêtes, des recherches ou des observations qui ont
permis à ces derniers de construire leurs analyses. Les observateurs du Rwanda qu’il
cite le plus souvent à l’appui de ses thèses ont écrit durant la période coloniale. Parmi
ceux auxquels se réfère le plus souvent B. Lugan, il faut citer l’abbé A. Kagame, J.-J.
Maquet ou le chanoine De Lacger par exemple.
Dans un article daté de février 1997 Claudine Vidal, une sociologue spécialiste
de l’histoire du Rwanda, revient sur les méthodes employées par les observateurs du
Rwanda de la période coloniale dont les écrits ont profondément et pour longtemps
influencé les représentations de l’histoire précoloniale de ce pays. Elle observe d’abord
que durant la période comprise entre la fin du XIXe siècle et l’indépendance du Rwanda,
la reconstitution du passé de ce pays fut l’œuvre d’historiens non professionnels qui
n’avaient aucune formation spécifique. Les écrits des voyageurs, des missionnaires, des
administrateurs coloniaux ou des intellectuels rwandais, ont alors constitué la base de
cette reconstitution de l’histoire du Rwanda. Or, les travaux de ces auteurs, comme le
démontre Claudine Vidal, ne respectent pas les règles de la scientificité reconnues par
les historiens professionnels. Loin d’établir des faits historiques basés sur des enquêtes
rigoureuses ou des documents qui fournissent des preuves de l’historicité des
événements ou de tel ou tel personnage, les écrits de ces observateurs ne font le plus
souvent que véhiculer des représentations idéologiques du passé.
A partir des années 1960, des chercheurs parmi lesquels Claudine Vidal,
Catharine Newbury et Lydia Meschi ont pratiqué de longues enquêtes de terrain et se
sont attachés à constituer une documentation systématique qui leur a permis de remettre
en cause l’histoire du Rwanda telle qu’elle avait été écrite par ces observateurs de
l’époque coloniale. Elles ont ainsi mené la critique des publications des auteurs les plus
influents de la période coloniale parmi lesquels l’abbé Kagame, le chanoine De Lacger
ou encore J.-J. Maquet : trois auteurs régulièrement convoqués par B. Lugan à l’appui
de ses analyses comme on l’a vu.
Claudine Vidal souligne les points essentiels sur lesquels a porté la critique de
ces « auteurs de la première période ». D’une part, ils « n’ont pas procédé à la critique
de leurs documents »13, c’est-à-dire que la plupart du temps ils n’ont pas même fait état
de leurs sources, et qu’ils ne les ont pas confrontées à d’autres de sorte que, dans leurs
écrits, il est presque impossible de distinguer les documents utilisés de l’interprétation
qu’ils en font. D’autre part, « ils ont écrit une histoire anachronique de la période
12
Claudine Vidal, février 1997, « Données historiques sur les relations entre Hutu, Tutsi et Twa durant la
période précoloniale », Réseau documentaire sut l’Afrique des Grands Lacs..
13
ibid., p. 2.
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coloniale » en projetant « dans le passé l’organisation sociale et politique du Rwanda
qui leur était contemporaine »14. L’auteur ajoute qu’ils ont fait d’institutions
relativement récentes, comme le démontrent ses recherches et celles de C. Newbury
notamment, des structures pluriséculaires. Troisième aspect de la critique, ces auteurs
« ont donné une valeur historique à des notions pseudo-scientifiques et à des idéologies
qui avaient cours à leur époque »15, telle que l’idéologie de l’inégalité raciale. Nous
avons précédemment souligné que B. Lugan continuait, en 1997, à employer la notion
de « race » pour désigner des groupes humains bien que le caractère idéologique et non
scientifique d’un tel concept soit démontré depuis de nombreuses années. Enfin, dernier
point de la critique générale, ces auteurs « ont accepté comme véridiques des traditions
historiques qui étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya »16, la
dynastie régnante durant la colonisation. Ce dernier argument s’adresse tout
particulièrement à l’abbé A. Kagame qui put, grâce à ses liens avec la dynastie,
recueillir dans les années 1940 ces traditions dynastiques sur la base exclusive
desquelles il publia plusieurs ouvrages avec l’encouragement des missionnaires.
Kagame ne procéda à aucune critique de ces traditions ni ne chercha pas à les confronter
à d’autres sources, de telle que ses œuvres, qui connurent une renommée internationale
et servirent de base à bien des recherches ultérieures, ne reflétaient que le point de vue
du clan au pouvoir. Elles purent ainsi être « largement utilisée(s) pour nourrir les
idéologies qui consistent à reporter dans le passé précolonial les conflits politiques
contemporains » 17.
La remise en cause des théories des auteurs de la période coloniale, menés selon
quatre axes principaux par Claudine Vidal, se base sur des enquêtes approfondies et des
recherches rigoureuses et systématiques réalisées par des chercheurs liés à l’INRS à
partir des années 1960. Il faut à présent examiner certains de ces travaux, et tenter de
dégager les principaux éléments de connaissance de l’histoire précoloniale du Rwanda
qu’ils établissent afin de savoir quels aspects des analyses de l’époque coloniale ils
infirment. Sur cette base, il nous sera possible de mesurer le crédit scientifique que l’on
peut accorder aux thèses défendues par B. Lugan, qui s’appuient en grande partie sur les
écrits d’auteurs de l’époque coloniale. Plus largement, cela constituera une référence
importante pour connaître les éléments de preuve qui appuient telle théorie ou
condamnent telle autre, lorsqu’il s’agira d’étudier les analyses journalistiques du
génocide rwandais de 1994.
Pour commencer, nous nous intéresserons à un article de Claudine Vidal paru en
1969 18. Cet article remet en cause l’interprétation de l’organisation économique et
sociale du Rwanda précolonial que développent la plupart des anthropologues, et dont
l’auteur livre en préambule un rapide résumé. Cette interprétation est conçue à partir de
la « combinaison de trois structures historiquement et fonctionnellement différenciées ».
En premier lieu, « une structure de castes hiérarchise la population rwandaise en trois
groupes numériquement et socialement inégaux »19 : les Twa, les Hutu et les Tutsi, ces
derniers formant la caste supérieure. Le deuxième élément est constitué par l’autorité
14
ibid., p. 2.
ibid., p. 3.
16
ibid., p. 3.
17
ibid., p. 3.
18
Claudine Vidal, 1969, « Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache », Cahiers
d’Études Africaines, n° 35.
19
ibid., p. 384.
15
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absolue du mwami, laquelle est assurée par un système administratif et militaire
centralisé. Enfin, une structure de clientèle appelée ubuhake donne à la société son
caractère féodal : tout en maintenant les privilèges de la minorité tutsi, elle assure la
cohésion entre les castes et la protection des individus.
Après avoir brièvement exposé le modèle de la société rwandaise précoloniale,
conçu par des anthropologues comme Maquet, D’Hertefelt ou De Heusch par exemple,
Claudine Vidal s’attache à pointer les incohérences de ce modèle ainsi que son
incapacité à rendre compte de la diversité des pratiques observées. D’une part, elle
remarque que ces anthropologues s’accordent, malgré quelques nuances dans leurs
analyses, à faire de l’ubuhake le garant de la structure de castes mais aussi à affirmer
l’antériorité historique de cette structure de castes par rapport à l’institution de
l’ubuhake. Or, ces deux éléments de leur analyse semblent contradictoires : « en effet, si
à la suite de leurs analyses, on admet que l’ubuhake épuise ses fonctions à assurer la
viabilité d’une structure de castes, on ne comprend pas comment cette dernière pourrait
lui être antérieure »20. D’autre part, Claudine Vidal montre que les pratiques réelles
liées au réseau de subordinations pastorales que constitue l’ubuhake sont très différentes
et bien moins homogènes que ce que décrivent les anthropologues. Ainsi, le contrat
censé lier deux individus engage bien plus souvent deux groupes familiaux. Quant au
choix du « patron » appelé shebuja, loin d’être réellement libre comme l’affirment les
anthropologues, il est dans une large mesure déterminé par des critères d’ordre spatial et
politique. Sans entrer davantage dans les détails, disons que les témoignages recueillis
par Claudine Vidal auprès de nombreux informateurs mettent à mal la conception des
anthropologues, et laissent à tout le moins entrevoir des pratiques plus complexes et
bien moins homogènes.
Par ailleurs, Claudine Vidal montre que l’ubuhake ne constituait pas le seul
réseau de dépendance personnelle, mais qu’il se combinait à un réseau de dépendance
foncière. Celui-ci avait une structure pyramidale au sommet de laquelle se trouvait le
mwami. Ce dernier concédait des portions du territoire sous son autorité à des chefs des
terres qui contrôlaient les terres agricoles, et à des chefs des herbes qui contrôlaient les
pâturages. Ces chefs pouvaient accorder la jouissance d’une tenure pastorale, appelée
igikingi, ou d’une tenure agricole appelée isambu, à des Tutsi ou à des Hutu qui
n’étaient pas propriétaires fonciers. Ils devenaient alors les clients fonciers du chef à qui
ils devaient des prestations en vivres ou en génisses selon le cas. Un autre statut
impliquait pour une partie des Hutu l’obligation de travailler deux jours sur cinq sur les
terres de celui dont ils étaient le client foncier. Ce réseau de subordination foncière a été
interprété par les anthropologues comme une structure administrative, et les prestations
versées aux chefs comme des impôts ou des taxes. Or, écrit Claudine Vidal, s’il en est
ainsi « il est difficile de comprendre pourquoi les Tutsi qui ont une tenure pastorale
doivent renouveler la prestation en génisses à chaque nouveau chef des herbes ou chef
d’igikingi, alors que celui-ci est un représentant de l’administration et non un patron
foncier »21. De même, il semble difficile d’expliquer pourquoi ces chefs conservent la
plus grande part des prestations qui leurs sont versées au lieu de les remettre au mwami.
Au contraire, cette pratique « s’explique aisément si l’on admet qu’il s’agit de
prestations foncières (...), et non d’impôts dus à l’État »22.
20
ibid., p. 387.
ibid., p. 394.
22
ibid., p. 294
21
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Le modèle de la société rwandaise précoloniale conçu par les anthropologues
semble ainsi remis en cause sur plusieurs points essentiels. C’est pourquoi Claudine
Vidal a entrepris, sur la base d’un travail de terrain rigoureux, de reconstituer l’histoire
et les fonctions de l’ubuhake en relation avec le réseau des dépendances foncières
jusque-là occulté en tant que système de dépendances personnelles par les
anthropologues. Dans cette optique, elle se base sur de nombreuses chroniques
familiales, environ une centaine, relevées en plusieurs régions du Rwanda. En effet, il
n’existe guère de document écrit pour la période précédant la fin du XIXe siècle. Quant
à ces chroniques familiales, Claudine Vidal précise qu’elles permettent de retracer de
manière assez fiable l’histoire d’une lignée sur environ dix générations, ce qui permet
de remonter jusqu’au second quart du XVIIIe siècle. Il faut préciser que ce travail
n’avait encore jamais été réalisé, les anthropologues s’étant jusque-là contentés de
postuler l’histoire de l’ubuhake « à partir des fonctions qu’ils lui ont attribué dans la
société rwandaise au début du XXe siècle » sans jamais la reconstruire « à partir des
matériaux recueillis sur le terrain »23.
Le premier enseignement important de ce travail de terrain réside dans le fait
qu’aucune des chroniques familiales relevées par Claudine Vidal ne retient le souvenir
d’un shebuja, autrement dit d’un patron dans le système de l’ubuhake, avant le règne du
mwami Yuhi Gahindiro. Celui-ci se situe entre 1830 et 1860, ce qui signifie qu’il est
contemporain de la création de la charge de « chef des herbes » et de l’institution de
l’igikingi. Ainsi, ce n’est que lorsque le mwami parvint à imposer la subordination
foncière en déléguant ses droits à une minorité que se développa le réseau des
dépendances pastorales. Claudine Vidal en conclut que de « l’appropriation de la terre
par les gouvernants seraient [donc] issus le réseau des dépendances foncières et celui
des dépendances pastorales ». L’institution de l’ubuhake, décrite comme pluriséculaire
par les anthropologues, serait donc relativement récente. De plus, si le lien de
dépendance pastorale apparaît comme essentiel, il masque en fait le véritable fondement
de la domination économique des pasteurs sur les agriculteurs : l’appropriation de la
terre par les Tutsi. Or, cette appropriation ainsi que la prise du pouvoir politique par une
minorité des Tutsi sont des faits récents. À l’appui de sa thèse, Claudine Vidal note que
« dans le Rwanda du XIXe siècle, là où la terre n’est pas contrôlée par les Tutsi et leurs
gouvernants (...), le réseau des liens pastoraux personnels ne se constitue pas »24.
Pour conclure, Claudine Vidal affirme que le modèle du Rwanda précolonial
développé par les anthropologues, consiste essentiellement en une projection sur la
société traditionnelle des pratiques observées durant la période coloniale. Ce modèle fut
donc construit sur la base de représentations idéologiques, et non en fonction des
recherches de terrain ou par la confrontation rigoureuse et le recoupement des différents
matériaux permettant de reconstituer l’histoire de la société traditionnelle. « Ainsi,
comme pour les autres sociétés interlacustres, le Rwanda des anthropologues est une
image déformée de la réalité, construite au mépris de l’observation des pratiques
réelles, issue de l’idéologie du groupe indigène dominant telle qu’elle s’exprimait à
l’époque coloniale et de l’ethnocentrisme des observateurs européens »25.
Cet article de Claudine Vidal démontre que l’institution de l’ubuhake est une
pratique récente, qui ne s’est développée que dans le courant du XIXe siècle suite aux
23
ibid., p. 396.
ibid., p. 399.
25
ibid., p. 400.
24
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changements politiques qui ont vu la prise du pouvoir par une minorité des Tutsi, ainsi
que leur appropriation de la terre. L’idée, défendue notamment par B. Lugan, d’une
domination multiséculaire des Tutsi qui s’expliquerait par leur origine raciale et se
traduirait sur le plan social par le système des castes, lui-même garanti par l’institution
de l’ubuhake, semble donc dénuée de fondement historique. Dès lors, elle apparaît avant
tout comme une représentation idéologique du Rwanda précolonial, au même titre que
le modèle développé par des anthropologues comme Maquet ou Kagame, auxquels
Lugan se réfère fréquemment. L’analyse que propose B. Lugan sur l’origine des
affrontements à caractère « ethnique » qui ont marqué le Rwanda depuis son
indépendance et qui ont connu leur paroxysme lors du génocide de 1994, semble elle
aussi remise en cause. En effet, rappelons que B. Lugan explique l’origine des
affrontements entre Hutu et Tutsi par la destruction des structures « traditionnelles » du
Rwanda qui, depuis des siècles, assuraient la domination de la minorité Tutsi, mais
aussi la protection des Hutu et la cohésion de toute la société. Or, il apparaît que la
« société traditionnelle » décrite par Lugan n’est en fait que la projection dans le passé
des relations sociales observées à l’époque coloniale. Nous verrons que d’autres
recherches de terrain, effectuées dans les années soixante-dix par Catharine Newbury et
Lydia Meschi, confirment les observations de Claudine Vidal en démontrant elles aussi
l’absence de fondement historique du modèle traditionnel des anthropologues.
1-3- Les enquêtes de terrain de Catharine Newbury et Lydia Meschi : une
infirmation des thèses coloniales
Dans un article paru en 1974, Catharine Newbury26 expose les résultats d’une
enquête de terrain qu’elle a menée dans la région du Kinyaga, au sud-ouest du Rwanda.
Cette région se trouve éloignée du centre du pays et séparée de lui par les montagnes de
la crête Zaïre-Nil, situation géographique qui lui conféra pendant longtemps une
autonomie administrative importante. Ceci montre que, contrairement aux affirmations
des anthropologues de l’époque coloniale pour qui l’autorité absolue du mwami et la
centralisation administrative du royaume constituaient l’un des principaux traits de la
société traditionnelle, les situations dans les différentes régions se caractérisaient en fait
par leur grande hétérogénéité.
Dans cet article, Catharine Newbury retrace l’histoire de deux lignages du
Kinyaga durant un demi-siècle, à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’agit de deux
lignages de rang social assez élevé, l’un étant Tutsi, l’autre Hutu. Les données
auxquelles elle recourt sont le fruit d’interviews réalisées avec un membre de chaque
lignage, parfois complétées et recoupées avec les renseignements fournis par des
informateurs appartenant à d’autres lignages.
Nous ne relaterons pas en détail l’histoire de chacun de ces deux lignages, mais
il est intéressant de relever les observations faites par Catharine Newbury à partir de ce
cas précis, sur l’origine de l’ubuhake et la transformation des relations sociales dans une
période relativement récente. À propos du lignage hutu des Abagenge, dont le fondateur
arriva au Kinyaga à l’époque du règne de Yuhi IV Gahindiro (au début du XIXe siècle ),
elle note ceci : « Kagenge ‘gouverna’ sa parenté comme chef de lignage, sans aucun
contrôle d’un supérieur tutsi »27. Jusqu'à l’époque de Rwabugiri, à la fin du XIXe siècle,
le lignage n’eut aucune prestation à acquitter pour la reconnaissance de ses droits sur la
26
27
Catharine Newbury, 1974, « Deux lignages au Kinyaga », Cahiers d’Études Africaines, n° 53.
ibid., p. 34
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terre. Ainsi, c’est sous le règne de Rwabugiri qu’un contrôle administratif fut imposé de
manière beaucoup plus stricte sur la région. Ce renforcement du contrôle administratif
s’accompagna de l’introduction de la pratique de l’ubuhake, et Catharine Newbury
précise que « la tradition lignagère » mais aussi « plusieurs autres traditions orales
confirment que l’ubuhake n’a été introduit qu’à cette époque, dans la grande majorité
des lignages »28. L’introduction de l’ubuhake en tant que système de dépendance
personnelle qui implique le groupe familial restreint, contribua à détruire
progressivement les liens et les solidarités lignagères.
De son enquête de terrain, Catharine Newbury tire des conclusions qui
renforcent celles de Claudine Vidal. D’une part, « ce cas régional le prouve, le Rwanda
précolonial présentait des structures administratives hétérogènes ». D’autre part,
« l’introduction à une grande échelle de l’ubuhake au Kinyaga signifia, à partir de
Rwabugiri, l’implantation de l’autorité centrale » mais contribua aussi fortement à
détruire la solidarité et l’unité du lignage. Enfin, et il s’agit là pour nous d’un point
important, « le corollaire à l’influence croissante du Rwanda central fut une conscience
plus aiguë des différences ethniques ». En effet, les chefs de lignage furent
autoritairement remplacés par des agents venus d’ailleurs, non reconnus et ne devant
aucun compte à ceux sur qui s’exerçait leur autorité. Les groupes locaux perdirent leur
prestige et leur autonomie tandis qu’une distinction et une stratification s’installèrent
entre Hutu et Tutsi. Dans ce processus, « un élément important de l’administration
coloniale du Kinyaga fut le « sous-impérialisme » ; le colonialisme des européens et
celui des Tutsi se complétaient »29.
Cette enquête de Catharine Newbury montre donc, elle aussi, que l’ubuhake ne
fut instauré qu’à une date récente, peu avant la période coloniale. La mise en place de
cette institution ne fut pas la conséquence du système des castes mais le résultat du
renforcement du contrôle administratif et de la mainmise d’une minorité sur les terres.
Ces transformations économiques et sociales provoquèrent un bouleversement des
rapports sociaux, un affaiblissement des solidarités lignagères et une accentuation des
différences ethniques. Dans ce contexte, la colonisation vint renforcer ce processus en
soutenant par sa puissance et sa technologie administrative la mainmise d’une minorité
de Tutsi.
Une enquête menée par Lydia Meschi30 sur l’évolution des structures foncières
au Rwanda abonde également dans ce sens sur plusieurs points essentiels. Lydia Meschi
part du constat que l’individualisme des paysans, qui se traduit notamment par la
primauté de la famille restreinte par rapport au lignage, constitue un trait saillant du
monde rural rwandais. Elle cherche à montrer que cette caractéristique s’explique par
l’évolution du régime foncier depuis 1850 en prenant l’exemple d’un lignage hutu du
sud du Rwanda, sur la colline de Nyaruhengeri.
Lydia Meschi entreprend d’abord de décrire le régime foncier qui caractérisait le
Rwanda précolonial, afin de montrer ensuite les changements apportés par le régime
tutsi puis par la « révolution » hutu de 1959. À l’époque précoloniale, chaque lignage
possède un domaine foncier appelé umugogo qui est inaliénable et ne peut être vendu ou
28
ibid., p. 32.
ibid., p. 37.
30
Lydia Meschi, 1974, « Évolution des structures foncières au Rwanda : le cas d’un lignage hutu »,
Cahiers d’Études Africaines, n° 53..
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cédé qu’avec l’accord de tous les membres du lignage. Le lignage est lui-même divisé
en petits groupes agnatiques, et ces divisions se trouvent renforcées par le mode
d’héritage de la terre, de père en fils. Aucune obligation de partage équitable entre les
fils ne s’impose ; le droit coutumier laisse une vaste latitude au père dans les modalités
du partage, ce qui lui confère un grand prestige mais constitue également une source
fréquente de litiges entre ses fils. L’héritier est ensuite libre de disposer de la terre, de la
cultiver, de la louer ou de la laisser en jachère. Enfin, les terres libres d’occupation
agricole sur une colline servent de pâturages, de terrain de chasse et de cueillette.
Lydia Meschi note que le sud du Rwanda ne fut colonisé qu’au milieu du XVIIIe
siècle et resta relativement autonome jusqu’à la fin du XIXe siècle, époque durant
laquelle la cour du mwami envoya des chefs sur les collines. À partir de cette époque, le
régime foncier fut profondément modifié. Les chefs imposèrent un contrôle sur les
terres des lignages, mais ils parvinrent également « à contrôler toutes les terres libres
d’occupation agricole et utilisées comme pâturages naturels »31. Par conséquent, le chef
pouvait monnayer la cession d’une terre, choisir d’y installer une famille cliente du
pouvoir politique ou encore exiger des prestations en vivres ou en services en échange
de l’autorisation d’envoyer un troupeau sur les anciennes terres de pâturages. Le chef
acquérait de la sorte un pouvoir et un prestige croissants au détriment des chefs de
lignage. Ainsi, l’auteur affirme que « par les interventions dans les conflits fonciers, les
accords ou les refus de pâturage et de champs, les chefs ont réussi à affaiblir l’unité de
lignage » 32.
L’enquête de Lydia Meschi confirme que l’autorité royale ne s’est réellement
imposée que vers la fin du XIXe siècle, et que c’est sous son autorité et celle de ses
chefs que le régime foncier s’est modifié en affaiblissant les liens lignagers. D’autre
part, elle souligne l’importance du problème foncier dans le Rwanda contemporain en
raison de l’augmentation rapide du nombre d’individus par lignages d’une part, et des
spoliations de terre qui ont eu lieu sous le régime tutsi et qui ont abouti à la diminution
de l’umugogo des lignages d’autre part. Cette situation conduit à un surpeuplement
d’autant plus grave que les possibilités d’expansion foncière sont extrêmement limitées.
Si, selon elle, après 1959 « la réforme du régime foncier a libéré la population du
contrôle arbitraire des chefs »33, il « n’y a aujourd’hui aucune famille qui vit
uniquement de son patrimoine »34. Nous verrons que le problème du surpeuplement et
des conflits fonciers qu’il tend à exacerber est présenté par certains chercheurs comme
l’un des éléments qui ont abouti à la crise des années 1990. Il était donc intéressant de
relever cette remarque, et de constater que le surpeuplement constitue un problème
ancien.
Les trois enquêtes que nous venons d’évoquer, menées respectivement par C.
Vidal, C. Newbury et L. Meschi, aboutissent toutes malgré leur objet quelque peu
différent et la localisation spécifique de leur terrain à remettre en cause le modèle du
Rwanda précolonial décrit par les « anthropologues de la première période ». Au
moyen d’enquêtes de terrain rigoureuses, par la constitution d’une documentation
systématique et le recours à des méthodes de travail scientifiques, ces spécialistes du
Rwanda ont démontré le caractère idéologique et non historique de plusieurs des
31
ibid., p. 42.
ibid., p. 42.
33
ibid., p. 43.
34
ibid., p. 51.
32
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principales thèses développées par les anthropologues de la première moitié du XXe
siècle. Cependant, nous verrons lors de l’étude du traitement journalistique du génocide
de 1994 que, si certaines de ces thèses semblent aujourd’hui disqualifiées sur le plan
scientifique, elles n’en continuent pas moins d’imprégner les commentaires de
nombreux journalistes et hommes politiques par exemple, lorsqu’ils évoquent la région
des Grands Lacs et le Rwanda en particulier.
1-4- Les conceptions historiques de Jean-Pierre Chrétien
Il faut à présent examiner les analyses de l’historien Jean-Pierre Chrétien. Ce
chercheur français, qui enseigna à l’université du Burundi et qui est l’un des principaux
spécialistes français de la région des Grands Lacs, s’oppose lui aussi sur l’essentiel aux
analyses de B. Lugan, et plus largement à l’historiographie issue de l’époque coloniale
et demeurée longtemps incontestée de cette région d’Afrique.
J.-P. Chrétien constate qu’il existe de très nombreux écrits sur l’histoire de la
région des Grands Lacs, mais aussi qu’il s’agit le plus souvent d’analyses historiques
imprégnées par l’idéologie coloniale et missionnaire. L’histoire, au lieu de faire l’objet
d’un travail scientifique rigoureux reste le plus souvent, selon lui, construite comme une
justification du présent qu’elle est censée expliquer et légitimer. Dans son récent
ouvrage, L’Afrique des Grands Lacs, 2 000 ans d’histoire35, il se fixe comme objectif la
production d’une histoire fondée scientifiquement sur les plus récents acquis de
disciplines aussi diverses que la linguistique, l’archéologie, l’anthropologie ou la
génétique. Son objectif est de remettre en cause la vision idéologique de l’histoire de
cette région : la « légende » d’un affrontement multiséculaire entre bantous et
conquérants hamites.
Lorsqu’il s’agit d’expliquer les conflits qui opposent les Hutu et les Tutsi dans la
région des Grands Lacs, le clivage ou la haine « ethnique » sont souvent invoqués.
Pourtant, l’utilisation même du terme « ethnies » pour caractériser les groupes Hutu et
Tutsi constitue un objet de débat. Nous l’avons vu, B. Lugan conteste l’emploi de ce
terme en arguant du fait que la division entre ces deux populations serait de nature
raciale et non ethnique. Cette différence d’origine raciale entre Hutu et Tutsi serait
attestée par des « morphotypes » différents. J.-P. Chrétien montre quant à lui que les
identités ethniques sont essentiellement un produit historique, ce « qui ne permet pas de
les ranger dans le registre des sciences naturelles » 36. Le socle des théories affirmant
une origine « raciale » ou « ethnique » différente pour les Hutu et les Tutsi est constitué
par la thèse d’une invasion hamitique extérieure, venue d’Éthiopie, qui aurait conquis et
soumis la population autochtone d’origine bantou. Et c’est cette thèse, largement
dominante et même hégémonique à l’époque coloniale et encore très répandue, que J.-P.
Chrétien s’attache ensuite à déconstruire point par point.
L’auteur revient en détail sur l’histoire ancienne de la région et entreprend de
montrer que son peuplement s’est opéré sur une très longue période par de multiples
migrations, ainsi que par les échanges et l’intégration de populations d’origines
différentes. Il conteste ainsi l’hypothèse d’invasions spectaculaires qui auraient
brutalement sortie la région de sa léthargie pour y apporter la civilisation. En effet,
l’histoire de la région fut longtemps présentée comme celle de l’« expansion bantoue »
35
36
Jean-Pierre Chrétien, 2000, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Aubier, Paris.
ibid., p. 31.
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remplaçant les populations autochtones à l’âge du fer, puis de l’invasion hamitique qui
aurait ensuite asservi les populations bantoues.
J.-P. Chrétien s’interroge d’abord sur la signification du terme « bantou ». Il
montre qu’il s’agit à l’origine de la caractérisation d’un type linguistique, les langues
« bantoues » étant remarquables par l’absence de genres, ce qui les opposerait aux
langues indo-européennes et serait même le signe d’une évolution moindre selon le
philologue W. Bleeck qui l’affirmait en 1851. Mais rapidement, le vocable « bantou »
fut assorti de caractérisations culturelles et biologiques fortement influencées par les
thèses raciales de l’époque. Les théories qui prétendent hiérarchiser les « races »
humaines en s’appuyant sur des disciplines considérées comme scientifiques, telle que
l’anthropologie physique, sont alors en vogue en Europe. L’idéologie racialiste
implique l’absence de civilisation et de culture développée chez les populations
d’Afrique noire. Mais lorsque les premiers explorateurs et missionnaires européens
atteignirent l’Afrique des Grands Lacs, ils y découvrirent l’existence de royaumes
étendus, relativement centralisés et régis par des relations sociales complexes. Cela
attestait d’un haut degré de civilisation et contredisait les schémas raciaux solidement
implantés en Europe, au point que les explorateurs émirent l’hypothèse d’une
immigration extérieure qui se serait imposée aux populations autochtones et leur aurait
apporté la civilisation à laquelle elles étaient incapables de parvenir seules.
Dès lors le terme « bantou » ne désigna plus uniquement ni même
essentiellement un groupe linguistique mais un groupe ethnique distinct, caractérisé par
le primat de l’activité agricole et certains traits physiques particuliers. Pour rendre
compte de la multiplicité et de la diversité des populations classées sous le terme
« bantou », le britannique Harry Johnston avança, au début du siècle, une explication
relevant de ce que J.-P. Chrétien qualifie de « diffusionnisme racial ». Harry Johnston
reprend en effet l’hypothèse d’une invasion hamitique issue du Proche-Orient, et
évoque « l’immigration dans l’Afrique est-centrale, d’un type supérieur d’humanité »,
d’un stock « semi-caucasien » dont le degré de métissage avec les populations
autochtones bantoues permettrait d’expliquer la diversité de ces populations. « Dans
cette perspective », résume J.-P. Chrétien, « le “ bantou en tant que tel ” est considéré
comme un nègre auquel on réserve tous les traits négatifs, et le terme va être réservé
aux catégories paysannes perçues comme assujetties et inférieures par définition, à
savoir les groupes hutu et iru, opposés aux groupes tutsi et hima » 37.
L’historien français démontre, en recourant à la linguistique, l’extrême
complexité des différences dialectales dans la région dont le schéma réducteur vu plus
haut ne peut rendre compte. Pour ce chercheur, « l’histoire du peuplement est faite de
micro-migrations étalées dans le temps et non d’invasions spectaculaires ». Par ailleurs,
il affirme que « l’archéologie n’atteste pas plus que les traditions orales la ‘conquête
galla’ venue d’Éthiopie, devenue pourtant un poncif de la littérature de vulgarisation ».
Au contraire, les archéologues soulignent les continuités culturelles assez frappantes
dans la région et notamment la place durable de la métallurgie du fer dans certains sites,
en dépit des changements de cultes et de pouvoirs. Cela tendrait plutôt à attester
l’importance des alliances, des métissages, de la coexistence de groupes différents sur le
même site, et des acculturations réciproques. Cette dernière thèse, dont se revendique J.P. Chrétien, semble bien mieux rendre compte de la complexité du peuplement et des
37
ibid., p. 38.
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évolutions sur les plans culturel ou technique, qui ne constituent pas le plus souvent des
ruptures brutales mais des transformations de différents types laissant la place à
d’importantes continuités. Par ailleurs, les théories rattachées à la thèse de l’invasion
hamitique s’appuyaient également sur l’anthropologie physique, la craniologie ou la
hiérarchisation des races humaines, toutes disciplines dont les progrès scientifiques dans
le domaine de la génétique par exemple ont prouvé l’absence de fondement scientifique.
En résumé, J.-P. Chrétien réfute, en avançant des arguments issus de la recherche
récente dans de nombreux domaines scientifiques, la thèse de l’invasion hamitique et
ses fondements racialistes. Pour lui, l’histoire de l’Afrique des Grands Lacs est trop
longtemps restée prisonnière de cette ethnohistoire, d’une lecture raciale confondant
culture et biologie.
J.-P. Chrétien s’oppose à la thèse d’une origine « raciale » différente pour les
Hutu et les Tutsi. Quant aux morphotypes qui, selon B. Lugan et d’autres auteurs,
seraient caractéristiques de chacune de ces deux populations, il montre que si distinction
physique il y a elle est bien davantage liée au type d’alimentation, à l’adaptation au
milieu environnant ou encore aux interdits pesant sur les mariages qu’à des origines
raciales différentes. L’idée même d’une relation directe entre des caractéristiques
biologiques ou « raciales » et un certain type de culture ou de civilisation est
radicalement remise en cause par J.-P. Chrétien, sur la base d’études portant sur la
génétique. En effet, « différentes études montrent en fait des proximités génétiques entre
des populations culturellement éloignées, par exemple (...) entre les locuteurs de langue
bantu et ceux de langues nilotiques de l’Afrique orientale et centrale » 38.
Si l’hypothèse d’origines raciales différentes est écartée, peut-on en revanche
parler d’ethnies pour définir les groupes Hutu et Tutsi ? Sur ce point, nous avons
précédemment évoqué la position de J.-P. Chrétien qui insiste sur le fait que « les
identités ethniques ont une dimension historique qui ne permet pas de les ranger dans le
registre des sciences naturelles »39. Il cherche ensuite à démontrer la complexité du rôle
et de la place de l’identité ethnique avant la colonisation. Sur la base d’enquêtes orales
et de témoignages, il affirme que jusque dans les années 1930 au moins, la première
forme d’identité pour les paysans était l’appartenance clanique nettement avant
l’appartenance régionale ou ethnique. Cette affirmation est d’ailleurs corroborée par
Claudine Vidal, dont nous étudierons ensuite le point de vue sur la période coloniale et
les origines de la crise des années 1990. Or, les découpages claniques et régionaux ne se
recoupaient pas puisqu’on pouvait trouver des membres d’un même clan dans de
nombreuses régions différentes. Les clans ne recoupaient pas non plus les clivages
ethniques puisqu’ils regroupaient souvent des Hutu et des Tutsi voire même des Twa,
sans que cela implique de relations unilatérales de dépendance comme d’autres
chercheurs le prétendent. Nous l’avons vu, selon Bernard Lugan les relations entre
« pasteurs tutsi » et « agriculteurs hutu » au sein de ces clans étaient des relations de
domination basées sur la vassalité des paysans hutus en vertu du système de l’ubuhake.
Celui-ci aurait permis aux Tutsi, possesseurs du bétail, d’asservir les paysans hutu
auxquels ils assuraient en échange la protection.
A l’inverse, J.-P. Chrétien montre que les relations entre élevage et agriculture
dans les différentes régions de l’ensemble des Grands Lacs étaient loin d’être uniformes
et de correspondre à des catégories toujours identiques. Il note par exemple qu’au
38
39
ibid., p. 61.
ibid., p. 31.
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Burundi, les lignées de sang royal étaient regroupées dans une catégorie particulière qui
n’était ni celle des Hutu ni celle des Tutsi. Dans certaines régions, comme au Buganda,
ces catégories n’existaient même pas et « la société n’était structurée qu’à travers les
clans » 40. Les relations entre éleveurs et agriculteurs se caractérisaient parfois par une
grande complémentarité, alors que dans d’autres cas « la coexistence d’agriculteurs et
de pasteurs s’organisait en niches écologiques distinctes ». J.-P. Chrétien rappelle
également que l’élevage n’était pas inconnu aux agriculteurs hutu, tandis que les
pasteurs tutsi s’adonnaient également à la céréaliculture. D’autre part, la catégorie
même de « Muhutu » par exemple, possédait un double sens « puisque dans un rapport
de clientèle, elle désignait aussi le dépendant, même si ce dernier était un Mututsi » 41.
Par conséquent, il semble impossible de définir de manière globale, pour l’ensemble de
la région, un type de rapports existants entre agriculteurs et éleveurs et plus encore de le
faire correspondre aux catégories de Hutu et Tutsi considérées comme des catégories
relativement hermétiques et dont l’une asservirait systématiquement l’autre. Cela ne
signifie cependant pas l’absence de relations de domination entre des individus ou des
groupes.
J.-P. Chrétien montre que vers les XVIIIe et XIXe siècle, avec l’affirmation des
monarchies dans la région, on a assisté au développement de rapports de plus en plus
inégalitaires entre Hutu et Tutsi. Auparavant, une forme de royauté avait déjà peu à peu
supplanté l’organisation clanique de la société, mais ce passage fut probablement
progressif et demeure très difficile à dater. Le passage de cette « royauté fondée sur des
compromis, liée à des réseaux et ficelée par des croyances et des interdits (...) à un
véritable état monarchique, évoquant peu ou prou les formations politiques de
l’ancienne Europe »42, remonterait quant à lui à la période du XVIIIe et du XIXe siècle.
Cela signifie que la constitution de ces états monarchiques, tels que les découvrirent les
Européens à la fin du XIXe siècle, était relativement récente et provenait d’une histoire
longue qui avait connu des transformations et des ruptures. En d’autres termes, l’idée
d’un « Rwanda éternel » aux relations sociales figées depuis des siècles se trouve ici
nettement battue en brèche.
Toutefois, J.-P. Chrétien note l’émergence, vers le XVIIe ou le XVIIIe siècle,
d’un trait qui semble peu à peu s’imposer dans l’ensemble de la région et qui consiste
dans l’impact de plus en plus décisif de la possession de gros bétail du point de vue de
la production matérielle (lait, viande, peaux, fumiers...), mais également sur le plan de
l’imaginaire social et de la symbolique des rapports humains. Or, insiste-t-il, cela n’a
rien d’évident dans la mesure où des exemples de sujétion de communautés pastorales,
y compris dans la région des Grands Lacs, ont pu être mis à jour. Pour expliquer ce
phénomène, J.-P. Chrétien avance l’hypothèse formulée par un historien anglais selon
qui le climat de « crises écologiques » marqué par plusieurs vagues de sécheresse et de
famines tout au long du XVIIe siècle, aurait favorisé l’émergence de relations de
dépendance des agriculteurs à l’égard des grands éleveurs. En effet, tandis qu’en cas de
sécheresse les éleveurs conservent la ressource de se déplacer jusqu'à trouver de la
nourriture pour leur bétail, les agriculteurs ne peuvent déplacer leurs champs. Alors,
« les cultivateurs, en quête de vivres et de protection se trouveraient en position de
faiblesse, propice à la négociation de rapports sociaux favorables aux détenteurs de
40
ibid., p. 66.
ibid., p. 67.
42
ibid., p. 119.
41
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cette richesse mobilière qu’est le bétail » 43. Mais cette hypothèse, si elle peut constituer
un élément d’explication, ne permet pas de comprendre l’ensemble des modifications
qui sont intervenus dans les rapports sociaux et l’organisation du pouvoir. Le jeu
politique des aristocraties dirigeantes, la constitution par le mwami de véritables armées
chargées de protéger les frontières du royaume ou encore l’émergence d’une aristocratie
fondée sur le commerce, ont également contribué à modifier les relations anciennes.
Pour résumer, J.-P. Chrétien explique que cette différenciation sociale croissante
ne s’est pas faite, loin de là, selon la seule ligne de partage ethnique, qui au contraire
demeura plutôt secondaire. Il résume ainsi sa position : « L’inégalité ne s’est pas
construite en un jour, ni selon une seule ligne d’explication, ni avec des contours
immuables dans toute la région (...). On aura noté au contraire, la complexité d’une
histoire politique et sociale qui voit, au XIXe siècle, la montée des différentes
aristocraties, politico-foncières et pastorales, guerrières, politico-commerciales, dont
les jeux seront déterminants dans le contexte de la conquête européenne » 44.
Les premiers européens pénètrent dans la région des Grands Lacs vers le milieu
du XIXe siècle. À partir du milieu des années 1850, et jusqu'à la fin des années 1860,
des explorateurs sont envoyés par la Société royale de géographie anglaise à la
recherche des fameuses sources du Nil. Les mythes religieux jouent un rôle important
dans la curiosité qui se porte sur ces sources du Nil et, conjugués aux thèses racialistes
alors influentes en Europe, ils marquent les descriptions et les interprétations des
royaumes découverts par ces premiers explorateurs. C’est ainsi que l’anglais John
Speke, un ancien officier de l’armée des Indes britanniques qui fut envoyé dans la
région des Grands Lacs en 1857, s’émerveille de découvrir « ce grand lac [qui] donne
naissance au fleuve sacré sur lequel a flotté Moïse enfant ! »45. Mais il est aussi
fortement impressionné par les cours royales qu’il visite dans la région et qui semblent
contredire les thèses racialistes selon lesquelles les populations d’Afrique noire seraient
incapables de parvenir au degré de développement qu’indique l’existence d’un tel
pouvoir, étendu et relativement centralisé. John Speke formule le premier « l’hypothèse
galla » d’une conquête des populations autochtones par des peuples pasteurs venus
d’Éthiopie ou d’Égypte, de type « caucasoïde » et donc « supérieur » selon les thèses
raciales de l’époque. Cette hypothèse, ou des variantes de celle-ci, furent rapidement
adoptées par la majorité des explorateurs comme des missionnaires qui commencent à
s’implanter dans la région à la même époque. C’est également sur la base de cette
hypothèse que les colonisateurs allemands puis belges ont reconstruit l’histoire du
Rwanda et du Burundi, et édifié leur politique coloniale.
Les premiers contacts d’officiers allemands avec le Rwanda et le Burundi
remontent aux années 1896-1897. L’Allemagne imposa peu à peu sa tutelle coloniale à
ces deux pays avant d’en être dépossédée au profit de la Belgique au cours de la
première guerre mondiale. Au Rwanda, l’Allemagne opte pour la politique dite de
l’indirect rule, qui consiste à s’appuyer sur les structures existantes du pouvoir en leur
faisant mener la politique décidée par les colonisateurs. Dans le cas du Rwanda, cela
signifiait soutenir et même renforcer le pouvoir du mwami en luttant contre toute
tentative de subversion. Mais nous avons vu de quelle manière les premiers Européens
perçurent les structures et le fonctionnement de la société rwandaise : d’après eux, elle
43
ibid., p. 123.
ibid., p. 172.
45
ibid., p. 175.
44
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était divisée entre une minorité de seigneurs tutsi, descendants de ces conquérants venus
d’Éthiopie, et la masse des cultivateurs hutu asservis. La réalité complexe de la société
rwandaise, l’influence des réseaux claniques, les disparités régionales, les fondements
légendaires et religieux de la royauté, tout cela fut plus ou moins occulté dans la vision
coloniale. Dès lors, les colonisateurs allemands entreprirent de renforcer le pouvoir des
« seigneurs tutsi » et du mwami, et entamèrent le processus qui d’après J.-P. Chrétien
« allait triompher sous les Belges (...), celui d’une féodalisation pyramidale, un peu à la
manière du modèle anglo-normand, avec au sommet les “ seigneurs tutsi ” et
évidemment les colonisateurs, sans oublier enfin la caution religieuse de l’Église
missionnaire prenant le relais des anciens cultes » 46.
Cette politique de « féodalisation » entamée par les Allemands fut poursuivie et
menée à son terme par les Belges, à qui la SDN confia le mandat sur le Rwanda et le
Burundi à l’issue de la première guerre mondiale. Elle aboutit en 1930 à une complète
réorganisation administrative qui remit en cause le système des trois chefs, remplacés
par un chef unique nommé par le pouvoir colonial. La quasi totalité de ces chefs étaient
des Tutsi et, à quelques exceptions près, les Hutu furent presque totalement exclus de
toute fonction administrative. Par ailleurs, en plus d’être tutsi ces chefs sont baptisés et
ont accepté la tutelle de l’Église catholique dont l’influence se fait sentir à tous les
niveaux, depuis le sommet du pouvoir jusque sur la moindre colline. Par cette
réorganisation administrative les Belges achevèrent, selon J.-P. Chrétien, d’identifier le
groupe tutsi à celui des chefs, de l’aristocratie, « au point, littéralement, de ne pas voir
les simples Batutsi (au moins 90 %) qui peuplaient les collines ». En 1916, le Père Léon
Classe expliquait aux nouvelles autorités belges que les Tutsi n’étaient guère plus de 20
000, et il fallut attendre une enquête démographique en 1956 pour découvrir qu’ils
représentaient en réalité de 13 à 18 % de la population, dont la grande majorité
n’appartenait pas aux classes privilégiées.
Les colonisateurs et l’Église ont donc contribué à diffuser une histoire du
Rwanda qui faisait des Tutsi des descendants de conquérants étrangers, venus imposer
leur joug aux autochtones hutu. Ils ont ensuite favorisé la surimposition du clivage
ethnique entre Hutu et Tutsi en occultant les disparités sociales au sein de chacun de ces
deux groupes, et en favorisant systématiquement une minorité de Tutsi convertis. Ces
derniers, comme le montre J.-P. Chrétien, ont repris à leur compte cette légende de la
conquête hamitique et de la supériorité naturelle des Tutsi pour imposer leur pouvoir.
Cette reconstruction raciale de l’histoire et de la réalité sociale rwandaise conduisit dès
lors à une polarisation ethnique de la société, largement alimentée par les élites, hutu et
tutsi, qui utilisèrent le clivage ethnique pour légitimer leurs aspirations au pouvoir.
A partir du milieu des années 1950, l’Église et l’administration coloniale ont
opéré un revirement qui les conduisit à ôter leur soutien aux élites tutsi au profit des
revendications des opposants hutu. Plusieurs facteurs se conjuguent selon J.-P. Chrétien
pour expliquer ce retournement spectaculaire : les revendications nationalistes et les
velléités d’indépendance de l’élite tutsi, la nomination de Mgr Perraudin, un défenseur
de la « cause hutu », comme évêque de Kabgayi en remplacement de Mgr Classe, et
l’arrivée d’une « nouvelle génération de missionnaires, inspirée par les idéaux de la
démocratie-chrétienne, [qui] adhère intimement au populisme hutu ». Un populisme
dans lequel « les Flamands (y) retrouvent leur combat contre les francophones » 47. Le
46
47
ibid., p. 223.
ibid., p. 264.
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soutien de l’Église et de l’administration belge aux revendications des élites hutu,
regroupées principalement dans le parti du mouvement et de l’émancipation hutu
(PARMEHUTU), se fit au nom de la démocratie et de la lutte contre le féodalisme des
« seigneurs tutsi ». D’emblée, la notion de démocratie fut assimilée à l’accession au
pouvoir des représentants de l’ « ethnie majoritaire », tandis que l’ensemble des Tutsi
étaient représentés comme des féodaux exploiteurs. La réalité était cependant fort
différente, et J.-P. Chrétien souligne qu’une enquête réalisée en 1960 fait apparaître une
moyenne de revenus familiaux presque identique pour les Bahutu et les Batutsi,
respectivement de 4 249 F et 4 439 F. Cela tendrait à prouver que la majorité des
Batutsi avait les mêmes revenus et le même niveau de vie que la majorité des Bahutu.
L’assimilation de l’ensemble des Tutsi à une classe exploiteuse de la masse hutu était
donc contraire à la réalité. Par ailleurs, J.-P. Chrétien souligne qu’à la fin des années
1950 « l’obsession ethnique » était encore loin d’avoir gagné l’ensemble de la société,
et en particulier les masses paysannes hutu : « En fait, c’est la petite couche instruite
sortie notamment d’Astrida ou du séminaire, qui était touchée par l’obsession ethnique
(...) » 48. Notons au passage que cette remarque va à l’encontre de l’idée selon laquelle
les affrontements ethniques auraient des racines ancestrales, et seraient le fruit de
l’ignorance et de l’inculture des masses paysannes. Une telle représentation est sousjacente voire explicite, nous le verrons, dans de nombreux articles de presse parus lors
du génocide de 1994 au Rwanda.
Le terme de « révolution sociale », employé pour qualifier les événements de
novembre 1959 au Rwanda, se trouve pour les différentes raisons évoquées plus haut
réfuté par J.-P. Chrétien. Par contre, c’est durant cette période que se déroulèrent les
premiers massacres visant la minorité tutsi, qui provoquèrent la fuite de 150 000 d’entre
eux vers les pays limitrophes. Il faut également souligner que les mois précédant la
« toussaint » rwandaise comme ceux qui l’ont suivie furent marqués par une « longue
liste d’actes de terrorisme de l’UNAR », un parti essentiellement tutsi qui regroupait des
partisans de la monarchie. Ces actes furent répertoriés dans une « commission d’enquête
de 1960 »49 mais ne sont pas mentionnés par J.-P. Chrétien. Dans ce climat
extrêmement tendu politiquement, l’administration coloniale organisa des élections
municipales en juillet 1960 qui donnèrent une large victoire au parti de Grégoire
Kayibanda, le PARMEHUTU. Le 28 janvier 1961, les bourgmestres et les conseillers
municipaux élus quelques mois plus tôt proclamèrent la République lors d’une réunion
convoquée à Gitarama. Puis, le 25 septembre soit peu avant l’indépendance, des
élections législatives virent à nouveau la victoire du PARMEHUTU, qui obtint 78 %
des suffrages contre 17 % pour l’UNAR. Dans les mois suivants, les partisans de la
monarchie déchue multiplièrent les tentatives de restauration du pouvoir par la force.
Dans un récent ouvrage, Mgr André Perraudin rappelle qu’entre mars 1961 et mars
1962, « 36 attaques » armées se seraient ainsi déroulées durant lesquelles « un certain
nombre de Hutu furent tués ainsi que quelques européens »50. Mais la principale
tentative de renversement de la République eut lieu à partir du 20 décembre 1963,
lorsqu’une « bande de plusieurs milliers d’assaillants venus du Burundi pénétra au
Rwanda par le Bugesera ». Ils furent finalement stoppés par l’armée rwandaise,
« encadrée par des officiers et des sous-officiers belges »51. Le régime du
48
ibid., p. 263.
J.-P. Harroy, cité in Mgr André Perraudin, 2003, Un évêque au Rwanda, éditions Saint-Augustin, SaintMaurice.
50
Mgr André Perraudin, op. cit., p. 274.
51
ibid., p. 275.
49
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PARMEHUTU avait en effet reçu le soutien des Belges et de l’Église mais également
de l’ensemble de la communauté internationale.
Lorsque le Rwanda accède à l’indépendance, les éléments des conflits futurs
sont en place selon J.-P. Chrétien : un régime qu’il qualifie de « dictatorial » en raison
notamment des massacres commis en 1959 lors de la « révolution » hutu, et diffusant
une propagande ethniste anti-tutsi ; une première vague de réfugiés tutsi à laquelle
d’autres vinrent par la suite s’ajouter et dont la question du retour deviendra une cause
majeure d’affrontements ; l’impunité accordée aux auteurs de massacres et d’exactions
à l’encontre des Tutsi. Mais cette situation, comme nous l’avons vu, n’est en rien le fruit
d’une fatalité ni la répétition dans le contexte actuel d’un antagonisme ancestral entre
Hutu et Tutsi. Concluant l’évocation de cette période, J.-P. Chrétien insiste
particulièrement sur ce point : « Face à tous ces commentateurs qui voudraient que ces
massacres sous l’équateur soient naturels, qu’ils s’expliquent par l’ethnographie, par
les “ atavismes tribaux ”, par la densité démographique ou par les héritages du passé,
l’historien est obligé de rappeler que “ les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à
leur père ” comme disait Marc Bloch, et que la mise en perspective de ces événements
dans la longue durée historique (...) ne dispense pas de comprendre la nature spécifique
de la situation du temps présent » 52.
Le rapide exposé des conceptions de plusieurs spécialistes de la région des
Grands Lacs sur l’histoire précoloniale du Rwanda et certaines des transformations
introduites par l’administration européenne, donne une idée de l’ampleur des désaccords
et des oppositions qui divisent les chercheurs. Par ailleurs, les thèses défendues par B.
Lugan dans un ouvrage relativement récent sont le témoignage de la persistance des
thèses issues de l’époque coloniale. Le fait que la vision racialiste de l’histoire soit
depuis plusieurs dizaines d’années officiellement condamnée en Europe n’implique pas,
comme le souligne J.-P. Chrétien, sa disparition lorsqu’il s’agit de l’Afrique et en
particulier de la région des Grands Lacs. Nous aurons de nombreuses occasions de
vérifier cette affirmation lors de l’étude du traitement par la presse du génocide de 1994
au Rwanda.
2- Les divergences d’analyse des causes du génocide de 1994 chez les
« africanistes » belges
Nous allons à présent nous intéresser, plus directement, aux différentes
interprétations auxquelles a donné lieu le génocide de 1994 parmi les universitaires
français et belges spécialistes de la région. Nous tenterons ainsi de confronter les
analyses de quatre chercheurs français (J.-P. Chrétien, A. Guichaoua, B. Lugan, C.
Vidal) et de trois chercheurs belges (F. Reyntjens, G. De Villers, J.C. Willame) en
faisant ressortir les aspects qui suscitent le plus de discussion mais aussi ceux sur
lesquels il existe un relatif consensus. Nous chercherons également à identifier les
enjeux de ces débats afin d’avoir ensuite des outils pour comprendre la nature et les
conséquences des analyses produites par les différents quotidiens au cours des
événements.
Examinons d’abord les analyses de deux universitaires belges sur les causes du
génocide de 1994 et le rôle joué par la communauté internationale et plus
particulièrement la Belgique durant la crise. Nous verrons ensuite quelle interprétation
52
Jean-Pierre Chrétien, op. cit. , p. 279.
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propose un troisième universitaire de ce pays, Gauthier De Villers, des clivages
existants dans le monde universitaire en Belgique à propos de l’Afrique des Grands
Lacs.
2-1- La « nécessaire périodisation » de l’histoire rwandaise, selon Filip
Reyntjens
Filip Reyntjens est l’un des principaux spécialistes belges de la région des
Grands Lacs. Deux mois avant le déclenchement du génocide rwandais d’avril 1994, il
achevait un ouvrage traitant de la crise qui, depuis 1988, secoue le Burundi et le
Rwanda53. Il commence par donner quelques éléments d’analyse sur l’histoire
précoloniale de ces deux pays, puis sur l’évolution de la société durant la période
coloniale. Évoquant le Burundi, il insiste sur le fait que son organisation sociale était
caractérisée par des rapports d’inégalités de différentes natures, « notamment
ethnique », avant même l’arrivée des Européens. Il admet toutefois que ce clivage
ethnique n’était pas entièrement figé puisqu’un individu pouvait dans certaines
circonstances voir son appartenance ethnique modifiée au cours de son existence. Par
ailleurs, si l’appartenance ethnique constituait une forme de clivage dans la société
burundaise, rien n’indique selon F. Reyntjens qu’il fût le plus déterminant. À l’instar
d’autres chercheurs, il souligne que les lignages royaux qui détenaient le pouvoir au
Burundi formaient un groupe séparé qui n’était assimilable ni aux Hutu ni aux Tutsi 54.
Il est important de souligner que pour cet auteur, le clivage ethnique existait
dans les sociétés rwandaise et burundaise avant la colonisation européenne. Le
sentiment d’appartenance ethnique dans la société rwandaise contemporaine et dès
avant les événements de 1959, imprègne selon lui l’ensemble de la population et pas
uniquement les couches dirigeantes. S’opposant aux thèses d’autres chercheurs, il
affirme que « ce serait trop simple de réduire le problème à la revendication d’une part
du gâteau par les élites (...) le sentiment d’appartenance ethnique n’est pas vécu que
par les couches dirigeantes, mais [qu’] il est au contraire largement partagé » 55. Par
contre, la perception du fait ethnique serait effectivement manipulée par les élites des
deux ethnies qui ont contribué à la politisation de ce clivage. L’administration coloniale
belge aurait également joué un rôle important et contribué, selon F. Reyntjens, à la
déstructuration de la société. Prétendant s’appuyer sur les structures traditionnelles du
pouvoir, l’administration belge aurait en réalité dénaturé les unités politiques
traditionnelles et rompu les systèmes qui permettaient de poser des limites au pouvoir
d’un chef. En désacralisant le pouvoir du mwami, elle aurait par ailleurs sapé les bases
de son soutien populaire.
D’autre part, les colonisateurs belges ont sciemment favorisé la monopolisation
du pouvoir par une fraction de la minorité tutsi, ce qui a entraîné la politisation du
clivage ethnique et l’ a rendu déterminant. Cette politique de l’administration belge
s’explique, selon F. Reyntjens, par l’adoption de la thèse hamitique par les colonisateurs
qui faisaient de la royauté une institution hamitique et aussi tutsi. La politique coloniale
a joué un rôle dans la surimposition de l’identité ethnique, mais elle n’a toutefois pas
créé de toutes pièces le clivage ethnique qui existait avant elle : « Il est incontestable
que la monopolisation du pouvoir entre les mains des Tutsi au Rwanda et des Baganwa
53
Filip Reyntjens, 1994, L’Afrique des Grands Lacs en crise, Rwanda, Burundi : 1988-1994, Karthala.
ibid., p. 11-12.
55
ibid., p. 13.
54
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et des Tutsi au Burundi a été un élément crucial dans la structuration du clivage
ethnique (...). Cependant il faut nuancer. (...) on a vu dans l’introduction générale que
les ethnies existaient avant la pénétration européenne et que c’est sur un fond existant
de conflit potentiel que la politique coloniale est venue se greffer » 56. Nous verrons
ensuite que ce point de vue est contesté par d’autres chercheurs qui, s’ils ne nient pas
l’existence du clivage ethnique dans la société rwandaise du XIXe siècle, avant l’arrivée
des Européens, affirment qu’il s’agissait là d’un clivage plutôt secondaire et que la seule
existence d’ethnies différentes n’implique pas forcément une potentialité de conflits.
F. Reyntjens retrace ensuite rapidement l’origine des deux républiques qui se
sont succédé au Rwanda ainsi que les événements qui ont marqué leur existence. Nous
avons vu l’analyse de J.-P. Chrétien sur les événements de 1959, qui furent à l’origine
de la première république rwandaise dirigée par Grégoire Kayibanda, le dirigeant du
PARMEHUTU. Ce parti dénonçait l’ensemble des Tutsi comme des exploiteurs
féodaux de la masse hutu, et comme des descendants de conquérants étrangers qui
auraient dans le passé envahi le Rwanda et asservi sa population. Fort du soutien de
l’administration belge et de l’Église, et passant sous silence le fait que la majorité des
Tutsi étaient aussi pauvres et exploités que la masse hutu, ce parti parvint au pouvoir
après des massacres qui provoquèrent une première vague de réfugiés tutsi. J.-P.
Chrétien voit ainsi dans les événements de 1959 et dans la mise en place d’une
république sur des bases ethniques, l’origine d’une politisation sanglante du clivage
ethnique. F. Reyntjens quant à lui, produit une analyse sensiblement différente de ces
événements qu’il qualifie de « révolution », et qui eurent pour point de départ une
« jacquerie » paysanne. Quant aux massacres qui ont lieu à cette époque, ils seraient
essentiellement le résultat des tentatives de restauration autoritaire de leur pouvoir par
les élites tutsi chassées par la révolution, que nous avons évoquées précédemment. Face
à ces tentatives, les troupes belges intervinrent et « vont objectivement soutenir la
révolution » 57 selon F. Reyntjens, qui dans cet ouvrage ne s’étend pas davantage sur les
causes du retournement de l’administration belge et de l’Église qui jusque-là avaient
toujours soutenu le pouvoir des élites tutsi.
A partir de ces événements de 1959 et jusqu'à la crise des années 1990, deux
républiques se succédèrent et, loin de voir une continuité dans l’évolution politique du
Rwanda, F. Reyntjens insiste sur les ruptures et tient à distinguer des périodes durant
lesquelles la perception et l’utilisation du clivage ethnique par le pouvoir furent
radicalement différentes. Tandis qu’en 1973 le pouvoir de Kayibanda tente de détourner
l’attention de ses propres contradictions en organisant un regain de violences contre la
minorité tutsi, la mise en place de la seconde république marque une rupture avec cette
politique. L’auteur dresse un bilan largement positif de la république mise en place par
Juvénal Habyarimana en 1973, en tous cas jusqu'à la fin des années 1980 : « Mesurée en
termes, certes réducteurs, de la croissance du PNB par habitant, le Rwanda a connu un
succès considérable (...). Dans d’autres domaines, celui des infrastructures par
exemple, les progrès sont également considérables (...). L’administration était
relativement performante (...) la situation des droits de l’homme contrastait
favorablement avec celle prévalant ailleurs en Afrique (...). Le président Habyarimana
était plutôt populaire » 58. Selon ses termes, le Rwanda a connu durant cette période une
relative « paix ethnique », à la différence de son voisin burundais. F. Reyntjens attribue
56
ibid., p. 21.
ibid., p. 24.
58
ibid., p. 34-35
57
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cette situation au fait qu’au Rwanda, la « majorité démographique » se trouvait au
pouvoir, ce qui n’était pas le cas au Burundi.
Cependant, lorsque la guerre débute en octobre 1990, le pouvoir d’Habyarimana
est déjà rongé par les rivalités et les tensions régionales croissantes au sein du groupe
qui dirige l’État. Le parti unique dont est issu le président, le MRND, recourt à des
pratiques de plus en plus dictatoriales au point que même l’Église, pilier de longue date
du pouvoir, commence à prendre ses distances. Dans ces circonstances, l’attaque lancée
par le FPR, un parti regroupant des réfugiés tutsi et formé en Ouganda, déclenche une
guerre et aggrave la crise intérieure. Pour F. Reyntjens, ce qu’il qualifie d’« invasion »
du FPR, est à l’origine du déclenchement de la guerre civile et de l’entrée du pays dans
une logique de violence à un moment où des négociations concernant le retour des
réfugiés, qui auraient pu déboucher, étaient en cours. « En revanche, en adoptant la voie
de la guerre, le FPR rend également plus difficile la solution des problèmes qu’il
prétend résoudre. En effet, le conflit armé complique considérablement les données : il
exacerbe les problèmes ethniques qui étaient devenus relativement gérables depuis
1973 ; il fournit des prétextes de manipulation et de blocage politique ; il introduit des
armes et des guerriers difficiles à contrôler ; et il engendre enfin, progressivement une
culture de la violence » 59. L’auteur estime donc que la part de responsabilité du FPR
dans le déclenchement du conflit et la violence qu’elle génère est importante. Elle réside
également dans le fait que l’attaque d’octobre 1990 a dans un premier temps créé un
réflexe d’unité autour d’un pouvoir en pleine décomposition, qui commençait à être
contesté à l’intérieur même du Rwanda par des partis d’opposition qui s’organisaient en
dépit de la répression.
Face à cette opposition, Habyarimana fut contraint à des concessions et finit par
autoriser la création de partis politiques, ce qui mit fin au régime du parti unique. Ces
partis trouvèrent un écho dans la population et parvinrent à mobiliser largement lors
d’imposantes manifestations de rues. Les quatre principaux partis d’opposition (MDR,
PL, PSD et PDC) décidèrent de se regrouper au sein d’un cartel pour défendre leurs
revendications démocratiques communes face au pouvoir, et revendiquer en particulier
la participation à un nouveau gouvernement dans lequel la moitié des postes leur serait
attribuée.
Cependant, alors que la démocratisation semblait s’installer dans le pays et que
des négociations étaient engagées avec le FPR, le climat politique continuait à se
dégrader. Les assassinats politiques se multipliaient ; pour tenter de conserver son
pouvoir menacé, une fraction du MRND choisit de jouer la carte de la déstabilisation en
provoquant des explosions de violence ethnique. Pour F. Reyntjens, il ne fait guère de
doute que cette fraction du MRND agissait avec la complicité d’Habyarimana voire
sous sa direction. Cette tendance du MRND, que l’on appela power, se rapproche de la
tendance hutu extrémiste organisée dans la CDR qui est violemment hostile à tout
accord avec le FPR. La CDR diffuse une propagande anti-tutsi virulente au moyen de
son journal Kangura et de la radio RTLM, appelant à chasser les « envahisseurs » tutsi
et même à les éliminer. En mars 1992, après plusieurs mois d’une propagande anti-tutsi
d’une extrême violence menée conjointement par la Radio nationale et le journal
Kangura, des massacres sont organisés dans la région du Bugesera. F. Reyntjens
59
Filip Reyntjens, « Akazu, “ escadrons de la mort ” et autres “ réseaux zéro ” : un historique des
résistances au changement politique depuis 1990 », in André Guichaoua (dir.), 1995, Les crises politiques
au Burundi et au Rwanda (1993-1994), USTL Lille (diffusion Karthala), p. 266.
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raconte que des miliciens Interahamwe furent amenés dans des véhicules du Ministère
ou du gouvernement et assassinèrent des centaines de Tutsi et d’opposants hutu. Pour
preuve de cette participation d’une partie de l’administration à la préparation des
massacres, F. Reyntjens cite le discours prononcé le 22 novembre 1992 par le viceprésident du MRND, Léon Mugesera, qui s’adressait ainsi aux Tutsi : « Votre pays,
c’est l’Éthiopie, et nous allons vous expédier sous peu chez vous via la Nyabarango en
voyage express. Voilà. Je vous répète que nous devons vite nous mettre au travail » 60.
Quant au front des partis d’opposition, il s’effrite lui aussi à partir de la mi1993. Pour F. Reyntjens, c’est l’accord conclu avec le FPR et la redistribution politique
qu’il annonce qui fut la source de ces tensions et bientôt de la scission de tous les partis
d’opposition autour d’un même axe qui les traverse tous : d’un côté une fraction
supposée pro-FPR, de l’autre une tendance dite power, hostile au FPR qui est considéré
comme le parti des Tutsi déterminés à reprendre le pouvoir. Selon F. Reyntjens, cette
scission résulte surtout de rivalités suscitées par l’appât des postes dans les futures
institutions, d’une véritable « politique du ventre » qui prit la forme de tensions
ethniques. Bien que la scission de l’ensemble des partis d’opposition s’opère selon des
critères ethniques entre la tendance hutu power violemment anti-tutsi et anti-FPR et
ceux qui se déclarent prêts à un accord avec le mouvement rebelle, il ne s’agirait là que
de causes apparentes. En réalité, on assiste surtout à l’instrumentalisation des tensions
ethniques par les clans politiques rivaux au profit de leurs ambitions respectives. Un
telle manipulation constitue en tous cas, selon l’auteur, un élément essentiel
d’explication. Il affirme ainsi qu’« une dernière raison a touché tous les partis : on
verra que la perspective d’un accord de paix et de la mise en place d’institutions de la
transition va installer toute la classe politique dans la logique de la recherche des
fonctions et du gain matériel.(...) En vue de la formation du GTBE [gouvernement de
transition à base élargie], on est manifestement confronté à une extériorisation presque
caricaturale de ce qu’à la suite de J.-F. Bayart on appelle aujourd’hui la “ politique du
ventre ”. Toute la classe politique, l’ancienne et la nouvelle confondues, court les
fonctions et l’argent, et le “ cartel des présidents de partis ” est bien placé en première
ligne pour cette course ” 61.
Cette situation d’instabilité croissante, marquée par des massacres locaux qui
visent les Tutsi et les opposants et où l’on voit les appareils militaires se renforcer et des
milices se mettre en place, explique que les accords de paix d’Arusha signés en 1993
subirent de multiples blocages et ne furent jamais appliqués. Suite à l’attentat du 6 avril
contre l’avion du président Habyarimana, les massacres se généralisent et s’étendent
rapidement à l’ensemble du territoire. Le génocide qui commence alors était pourtant
prévisible selon F. Reyntjens, car la « machine à tuer » se mettait en place depuis de
longs mois et même depuis plusieurs années, sous les yeux des diplomates et des
troupes de l’ONU (la MINUAR) présentes au Rwanda depuis la fin 1993. Le chercheur
belge stigmatise l’inaction de l’ONU et de l’ensemble de la communauté internationale
face aux massacres qui se préparaient : « Ainsi, un appareil qui s’est avéré génocidaire
et dont la découverte a été qualifiée d’ “ énorme ” par mes sources au sein de la
MINUAR, continue à fonctionner au vu et au su de la communauté internationale » 62.
L’attentat du 6 avril n’est donc que l’étincelle qui provoque l’explosion. Cependant, les
responsabilités de cet attentat demeurent incertaines et font l’objet de plusieurs
60
ibid., p. 269.
Filip Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs en crise (...), op. cit., p. 122 et 125.
62
Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, op. cit. p. 60.
61
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hypothèses63. Nous verrons que le quotidien belge Le Soir, par la plume de sa
journaliste Colette Braeckman, soutint que des militaires français liés à la tendance la
plus radicale du régime d’Habyarimana auraient perpétré l’attentat. F. Reyntjens met
fortement en doute cette hypothèse et croit davantage à la responsabilité du FPR, qui
avait des raisons d’éliminer Habyarimana puisqu’il s’opposait au partage du pouvoir ; le
mouvement rebelle détenait par ailleurs l’armement nécessaire pour réaliser un tel
attentat. Toutefois, F. Reyntjens reconnaît ne détenir aucune preuve irréfutable à l’appui
de cette thèse64.
Enfin, F. Reyntjens démontre la forte implication de la France dans la crise
rwandaise non seulement avant le déclenchement du génocide, ce qui est un fait connu
et avéré, mais également pendant son déroulement. Il montre que la France choisit de
soutenir le gouvernement intérimaire qui se met en place suite à la mort d’Habyarimana
et au massacre des principaux opposants, y compris lorsque sa responsabilité dans les
massacres en cours fut établie. Il écrit ainsi : « Les liens de la France avec la tendance
qui prend le pouvoir sont avérés. Par ailleurs, le colonel Bagosora est le premier
officier rwandais à avoir fréquenté l’École de Guerre en France. (...) Quand
l’envergure des massacres et le refus du nouveau gouvernement d’y mettre fin seront
devenus manifestes, la France demeurera le seul pays à reconnaître le ‘gouvernement
intérimaire’ : alors qu’il se voit interdit d’accès en Belgique et aux États-Unis, le
ministre des affaires étrangères Jérôme Bicamumpaka, accompagné par l’idéologue de
la CDR Jean-Bosco Barayagwiza, est reçu à Paris, où il rencontre notamment Bruno
Delaye, chef de la cellule africaine à l’Élysée » 65. La France poursuivit, selon l’auteur,
ses livraisons d’armes au régime rwandais durant le génocide66.
2-2- Le point de vue d’un autre universitaire belge : Jean-Claude Willame
Jean-Claude Willame a écrit un ouvrage qui retrace le parcours et le travail de la
« commission d’enquête » sur les événements du Rwanda, dont la constitution a
finalement été acceptée par le Sénat belge le 24 avril 1997. Il y décrit le travail de la
commission et les débats souvent très vifs et ponctués d’incidents qui émaillèrent son
déroulement. À travers cet ouvrage J.-C. Willame analyse la politique du gouvernement
belge durant la crise rwandaise, mais offre également une interprétation du rôle joué par
les clivages politiques qui divisent la Belgique dans les positions prises à l’égard de la
crise rwandaise.
J.-C. Willame revient d’abord rapidement sur quelques éléments de l’histoire du
Rwanda. Il évoque notamment l’attitude de la puissance coloniale belge lors des
événements de 1959 que F. Reyntjens qualifie de « révolution sociale » ; une
qualification récusée par J.-P. Chrétien comme on l’a vu. À l’instar de ce dernier, J.-C.
Willame analyse le retournement d’alliance de l’administration coloniale à cette période
comme un moyen de conserver son influence sur le pays malgré son accession
inévitable à l’indépendance. Il insiste tout particulièrement sur le rôle de l’Église
63
Dans son édition du 9 mars 2004, Le Monde a révélé les conclusions de l’enquête du juge français JeanLouis Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994. Sur la base de nombreux témoignages provenant de
sources différentes qui se recoupent, l’enquête désigne le FPR et son chef militaire Paul Kagame comme
responsables de l’attentat. Cf. Stephen Smith, 9 mars 2004, « L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le
Rwanda dans le génocide », Le Monde.
64
Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours (…), p. 21.
65
ibid., p. 89.
66
ibid., p. 92.
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catholique dans ce changement de politique : « (...) entre 1958 et 1960, la Belgique a
soudainement changé son fusil d’épaule en lâchant le pouvoir tutsi pour prendre le
parti de l’élite hutu soutenue par l’Église catholique. Le Rwanda était alors au seuil de
l’indépendance et cette Église se rendait compte, mieux que l’administration de tutelle,
qu’il fallait être du côté du manche de la décolonisation et de la démocratie » 67.
L’administration belge et l’Église catholique ont donc soutenu les revendications de la
fraction de l’élite hutu organisée dans le PARMEHUTU, un parti qui avait adopté une
grille de lecture ethniste de l’histoire et de la société rwandaise où l’ensemble des Tutsi
étaient désignés comme des envahisseurs étrangers et des exploiteurs de la masse hutu.
Cette vision de l’histoire décrite comme un affrontement entre deux ethnies voire entre
deux « races » distinctes et son instrumentalisation par les élites du pays, ont joué un
rôle important dans les crises successives traversées par le Rwanda indépendant.
J.-C. Willame montre que cette interprétation historique, fondée sur les thèses
racialistes qui prévalaient en Europe à l’époque coloniale, continue d’imprégner une
fraction au moins des institutions de l’État belge. Il cite par exemple un rapport du
service général du renseignement belge (SGR) daté du 10 janvier 1992, qui invoque le
supposé « antagonisme séculaire » entre Hutu et Tutsi pour expliquer les racines de la
crise en cours au Rwanda. L’auteur remarque : « Ce qui est étonnant dans ce document,
c’est la persistance de la vieille grille de lecture coloniale. Le problème du Rwanda (et
du Burundi) est en effet appréhendé comme celui d’une lutte séculaire entre deux
“ races ” antagoniques. En posant ainsi le “ problème ”, le renseignement ne fera
qu’abonder dans le sens de ceux qui, dans l’ombre, préparent la solution finale en
recourant précisément aux vieux clichés du racisme “ hamitique ” en usage dans toute
la littérature coloniale » 68. On le voit, J.-C. Willame rejette totalement « l’hypothèse
hamitique » comme explication de l’histoire précoloniale rwandaise, qu’il disqualifie en
la décrivant comme un produit de la littérature coloniale. D’autre part, il indique
comment la persistance de ces « vieux clichés » a orienté la politique de l’ancienne
puissance coloniale belge durant la crise des années 1990, en accréditant la propagande
de ceux qui préparaient les massacres à venir.
Le fait que la même idéologie « hamitique » soit partagée par une partie au
moins des institutions de l’État belge et par le pouvoir rwandais ne constitue pas
l’unique lien entre les gouvernements des deux pays. J.-C. Willame explicite également
les relations historiques tissées entre les deux républiques qui se sont succédé au
Rwanda sous la présidence de G. Kayibanda puis de J. Habyarimana, et la famille
royale belge. Il insiste particulièrement sur le rôle de ce qu’il nomme le « pilier
catholique flamand » et, au plan politique, sur celui de la démocratie chrétienne, dans la
constitution de ces rapports privilégiés. Ce faisant, il introduit la dimension du clivage
communautaire entre Flamands et Wallons, qui marque la vie politique belge, dans
l’explication des prises de position belges au cours de la crise rwandaise. Nous verrons
que l’universitaire Gauthier De Villers fait de cette division communautaire un élément
central d’explication des différences d’analyse de la crise rwandaise parmi les
universitaires belges.
J.-C. Willame décrit les réseaux de la démocratie chrétienne comme une
« diplomatie parallèle » qui, à côté de l’action officielle du gouvernement belge, mène
67
Jean-Claude Willame, 1997, Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte, Coédition Grip/Editions
Complexe, Bruxelles, p. 23.
68
ibid., p. 35.
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sa propre politique. Tandis que lors de la crise rwandaise le gouvernement belge affiche
sa neutralité, les réseaux de la démocratie chrétienne et des libéraux, liés historiquement
au régime rwandais, se seraient selon lui activés pour soutenir de manière
inconditionnelle le régime d’Habyarimana contre le FPR. Ce soutien se traduisit par une
hostilité viscérale envers les accords d’Arusha mais se prolongea également après le
déclenchement du génocide. À propos d’Alain de Brouwer, l’ancien conseiller de
l’Internationale démocrate-chrétienne, J.-C. Willame écrit : « Alors que le Rwanda est
en proie au génocide, il continuera à entretenir des rapports avec le gouvernement
intérimaire de Jean Kambanda, qui prend le pouvoir après la mort d’Habyarimana
(...) » 69. Le soutien inconditionnel à la cause du régime rwandais conduisit l’ancienne
ministre flamande Rika De Backer à défendre a posteriori la thèse du double génocide,
qui revient à affirmer que la population hutu aurait elle aussi été victime d’un génocide
et amène à diluer les responsabilités du pouvoir rwandais dans l’organisation des
massacres contre la minorité tutsi et l’opposition hutu. Toutefois, J.-C. Willame
relativise nettement le poids de ces prises de position des libéraux et de la démocratiechrétienne qui, selon lui, n’avaient qu’une influence des plus limitées sur les décisions
du gouvernement rwandais.
Quant à la politique du gouvernement belge lui-même, l’auteur en pointe les
contradictions et les inconséquences. Selon lui, l’attitude de la Belgique dans la crise fut
en partie dictée par la volonté de reconquérir son influence sur le Rwanda en regagnant
le terrain occupé par la France. Suite à la rupture intervenue peu avant entre le
gouvernement belge et le pouvoir zaïrois de Mobutu, le Rwanda et le Burundi
demeurent en effet selon les mots de J.-C. Willame le seul « pré carré » de la Belgique
dans cette région de l’Afrique. Le gouvernement belge se pose ainsi en soutien
inconditionnel des accords d’Arusha, qui prévoient le partage du pouvoir entre le parti
du président Habyarimana, le FPR et l’opposition intérieure. Pourtant, la Belgique ne se
donne pas les moyens, ni matériels ni financiers, d’assurer l’application de ces accords
dans un contexte de tension extrême décrit par tous les observateurs de cette époque. La
Belgique participe à la force de l’ONU chargée de surveiller l’application des accords
de paix, la MINUAR, mais l’effectif belge est bien trop faible pour assumer sa mission
et faire face à une situation de crise qui apparaît déjà plus que probable aux yeux des
militaires eux-mêmes. J.-C. Willame en conclut que, « en tout état de cause, il apparaît
clairement que le ministre de la Défense nationale tient à une présence belge qui soit
uniquement symbolique » 70.
Les autres effectifs de la MINUAR sont constitués essentiellement par un
important contingent bangladais que l’auteur décrit comme incompétent, peu fiable, et
absolument pas préparé à affronter la crise qui menace d’exploser. Mais si c’est
finalement un contingent de soldats bangladais, n’ayant ni la formation ni la préparation
nécessaires qui se retrouve chargé d’une mission si importante, c’est qu’outre la
Belgique, les États-Unis ont eux aussi fait preuve de grandes réticences à s’engager
dans la crise rwandaise. Leurs déboires en Somalie l’année précédente, où l’intervention
des soldats américains s’était soldée par un fiasco et la mort de plusieurs d’entre eux,
semble avoir pesé très lourd dans le refus du gouvernement des États-Unis de s’engager
au Rwanda. « Les réticences américaines sont ici évidentes. Depuis sa lamentable
aventure en Somalie, Washington a pris des dispositions draconiennes pour éviter de se
laisser piéger dans des opérations onusiennes que les Américains jugent de surcroît
69
70
ibid., p. 128.
ibid., p. 55.
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beaucoup trop dispendieuses » 71. Le rôle du précédent somalien est d’ailleurs évoqué
par presque tous les universitaires qui ont analysé la crise rwandaise. Nous verrons que
la presse française et belge a également fait référence, à plusieurs reprises, au spectre du
fiasco somalien pour expliquer les hésitations de la communauté internationale à
s’engager au Rwanda et finalement son impuissance à enrayer le processus qui allait
conduire au génocide.
Les accords signés à Arusha entre les belligérants apparaissaient en effet comme
extrêmement précaires. Sur le terrain la tension ne faisait que s’amplifier, alimentée par
la multiplication des assassinats politiques, la militarisation croissante de la société et
l’organisation de massacres localisés par une partie de l’administration, comme on l’a
vu avec l’ouvrage de Filip Reyntjens. J.-C. Willame montre qu’en outre, dans ce
contexte explosif, la force militaire de l’ONU souffrait d’un défaut de compétences,
d’un manque de soutien matériel et même politique de la part des principaux pays
occidentaux, et fut enfin réduite à la passivité après le début des massacres au
lendemain du 6 avril en raison d’un mandat qui ne lui autorisait le recours à la force
qu’en cas de légitime défense. Tous ces phénomènes se sont conjugués pour aboutir à
l’impuissance totale de la communauté internationale face à la crise. À cela J.-C.
Willame ajoute le rôle, qu’il juge déstabilisateur, de la France. En fait, il accuse celle-ci
d’avoir adopté officiellement une attitude de soutien aux accords d’Arusha et d’avoir
encouragé la Belgique à s’investir dans la MINUAR, tout en travaillant officieusement à
miner ces accords. « En réalité, l’attitude de la France est des plus ambiguës. (...) Dans
le rapport du groupe ad hoc sur le Rwanda, il est fait mention d’une information du
SGR qui signale que “ des conseillers français qui sont restés au Rwanda après le
retrait du détachement Noroît, organisent une campagne de dénigrement des Casques
bleus belges ” » 72. Nous reviendrons en détail sur le rôle joué par la France dans la
crise.
Pour ce qui concerne la Belgique, ce que J.-C. Willame appelle son « parcours
de la honte » au Rwanda s’achève après le déclenchement du génocide par l’annonce
unilatérale du retrait de ses Casques bleus, avec comme conséquence le retrait presque
total de l’ensemble de la MINUAR qui fut réduite à un effectif symbolique. Les
Casques bleus belges avaient notamment pour mission d’assurer la protection du
premier ministre du gouvernement de transition, Agathe Uwilingiyimana. Mais dès le 7
avril, les forces armées rwandaises (FAR) encerclèrent la résidence du premier ministre,
qui tenta de s’enfuir avant d’être finalement rattrapée et exécutée sans que les soldats
belges puissent la protéger. Puis, les FAR se retournèrent contre les Casques bleus
belges, les firent prisonniers et les conduisirent dans un camp de l’armée où dix d’entre
eux furent littéralement lynchés par des soldats rwandais. Cet épisode dramatique servit
de justification à la décision du gouvernement belge de retirer l’ensemble de ses soldats
de la MINUAR, sans consultation préalable de ses partenaires. Au-delà, J.-C. Willame
affirme que suite à cette décision prise par un cabinet restreint du gouvernement belge,
celui-ci entreprit une campagne pour convaincre l’ONU et les autres pays contributeurs
de la MINUAR de se retirer à leur tour. « C’est le 12 avril que démarre l’initiative
belge visant à discréditer définitivement la MINUAR pour pouvoir retirer les Casques
bleus belges. “ Nous ne voulions pas être les seuls à partir ” dira crûment le ministre
Delcroix au cours de sa dernière audition » 73.
71
ibid., p. 47.
ibid., p. 60.
73
ibid., p. 176.
72
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Pour J.-C. Willame, la responsabilité de la politique du gouvernement belge dans
le déroulement de la crise est donc engagée. D’abord en raison de l’inconséquence et
des contradictions de cette politique, puis par le retrait précipité des Casques bleus
belges une fois le génocide commencé. Ce retrait décapita la MINUAR, déjà bien
impuissante à réagir face aux massacres alors que son mandat ne la préparait qu’à
assurer la surveillance d’accords de paix qui s’avéraient de plus en plus en contradiction
avec la réalité sur le terrain. Au-delà de la Belgique, la responsabilité de l’ensemble de
la communauté internationale qui se trouve engagée, et notamment celle de la France
qui par ses liens avec le régime rwandais a joué un rôle particulier dans la crise depuis
1990.
Bien que sur certains points les analyses de Filip Reyntjens et Jean-Claude
Willame se rejoignent, notamment lorsqu’ils pointent l’impuissance de la communauté
internationale, l’inconséquence de la politique belge ou le rôle ambigu de la France,
elles s’opposent nettement sur d’autres, en particulier sur l’estimation du rôle joué par
l’administration coloniale durant les années qui ont immédiatement précédé
l’indépendance. Les conséquences du retournement d’alliance de l’administration belge
et de l’Église dans la mise en place d’éléments générateurs de crises et de massacres,
sont évaluées différemment par les deux universitaires. Tandis que Filip Reyntjens
insiste sur l’existence de périodes distinctes du point de vue des relations entre Hutu et
Tutsi dans l’histoire rwandaise récente, Jean-Claude Willame voit dans les événements
de 1959 l’origine des explosions de violence interethniques qui se sont ensuite produites
à plusieurs reprises jusqu'à atteindre leur paroxysme dans le génocide de 1994. Les deux
universitaires représentent donc deux courants d’analyse de la crise rwandaise qui
s’opposent sur l’explication de l’origine historique du clivage ethnique.
2-3- Les divisions de l’africanisme belge face au drame rwandais et leur
interprétation chez Gauthier De Villers
L’universitaire belge Gauthier De Villers a tenté de produire une typologie des
analyses de la crise rwandaise chez les africanistes belges 74. S’inspirant des tendances
qui existent chez les historiens du nazisme, il propose de classer les différentes
interprétations de cette crise en deux courants principaux. Il définit d’abord un courant
essentialiste, qui reconnaît au clivage hutu-tutsi une « consistance historique » avant les
débuts de la colonisation. Au sein de ce courant il classe Jean-Claude Willame, la
journaliste du quotidien Le Soir Colette Braeckman, mais aussi l’universitaire français
Jean-Pierre Chrétien. Ce qui relie ces différents auteurs selon Gauthier De Villers, c’est
en outre de faire remonter les origines du génocide de 1994 à la révolution de 1959.
L’État rwandais indépendant se serait constitué sur des bases ethniques léguées par le
colonisateur, et le conflit ethnique latent ainsi créé aurait à plusieurs reprises abouti à
des massacres. Dans les circonstances particulières de la crise des années 1990, ce
conflit aurait fini par atteindre son paroxysme en débouchant sur le génocide de 1994.
Le second courant d’analyse est qualifié de « fonctionnaliste ». G. De Villers y
classe notamment Filip Reyntjens, mais aussi Jef Maton ou Stefaan Marysse. Le point
commun entre ces africanistes serait l’accent mis sur « une nécessaire périodisation de
l’histoire du Rwanda ». Au contraire des précédents, ils différencient nettement les
74
Gauthier de Villers, 1995, « L’ “ africanisme ” belge face aux problèmes d’interprétation de la tragédie
rwandaise » in Politique Africaine n° 59.
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régimes de Kayibanda et d’Habyarimana. Au cours des quelque vingt années de règne
de ce dernier, ils distinguent une première période comprise entre 1973 et le milieu des
années 1980 qui fut caractérisée par un développement économique et social
exemplaire, et durant laquelle on ne relève aucun massacre ethnique. Durant la seconde
période présentée comme en rupture qualitative avec la première, les effets conjugués
de la compétition accrue entre les nouvelles élites, de la dégradation économique due à
la chute des cours du café et aux plans désastreux imposés par le FMI et enfin de
l’attaque du FPR en octobre 1990, ont provoqué le début d’un cycle de violence et de
radicalisation du régime. Gauthier De Villers déclare : « Je crois pouvoir synthétiser le
point de vue de ces auteurs en disant que pour eux, c’est l’agression du FPR, qui aurait
été le catalyseur de la crise, le facteur qui, conjugué à une situation économique et
sociale fortement dégradée et à la compétition croissante des élites pour le partage
d’un gâteau rétréci, aurait provoqué une sorte de condensation de la crise et son
éclatement dans la violence. Il est utile de préciser qu’un tel point de vue n’implique
pas forcément de faire partager au FPR la responsabilité morale des massacres qui
vont se produire » 75.
G. De Villers distingue au sein de chacun de ces courants une variante ethniste.
Dans le cas du courant essentialiste, il y classe des auteurs comme Omer Marchal, qui a
vécu 35 ans au Rwanda, ou Jacques Gérard, un ancien fonctionnaire territorial du
Congo. Pour l’un et l’autre, l’origine du drame rwandais se situe dans le renversement
de la domination tutsi en 1959 et dans le bouleversement de rapports sociaux qui,
autrefois, en assurant la suprématie naturelle des Tutsi assurait le bien-être du pays tout
entier. J. Gérard dénonce ainsi « le choix abominable fait en 1959 » qui créa « cet État
guignolesque que fut la République des Bahutu » 76.
Pour le courant fonctionnaliste, la variante ethniste représentée notamment par
deux Pères blancs, Walter Aelvoet et Serge Desouter, consiste à expliquer le dérapage
vers le génocide comme une réponse à la menace créée par l’attaque du FPR, lequel
serait l’instrument de la reconquête du pouvoir par les féodaux tutsi. Les Tutsi de par
leur nature, leur culture et de manière atavique, chercheraient fatalement à asservir les
Hutu, ce qui expliquerait la réaction de défense de ces derniers.
Il est également intéressant de noter la manière dont G. De Villers interprète ces
divergences d’analyse entre africanistes belges. Pour lui, ces oppositions n’ont rien à
voir avec des conceptions scientifiques différentes de l’histoire : elles sont bien
davantage liées à « une sensibilité particulière qui colore et teinte toute l’analyse et le
jugement d’un auteur, sensibilisé soit à la cause historique que la ‘révolution hutu’ de
1959 a représentée ou a pu paraître représenter, soit à la cause de la communauté tutsi
(...) » 77. Autrement dit, l’interprétation de la crise rwandaise dépendrait autant, si ce
n’est davantage, des sensibilités politiques et idéologiques des chercheurs en question
que de conceptions scientifiques rigoureuses. Il s’agit bien entendu d’un point de vue.
Toutefois, il illustre l’impact que peuvent avoir certains choix idéologiques dans les
analyses de la crise rwandaise.
G. De Villers évoque une autre dimension susceptible d’expliquer en partie les
divergences d’analyse chez les africanistes belges : le clivage communautaire qui existe
75
ibid., p. 127.
ibid., p. 125.
77
ibid., p. 131.
76
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au sein même de la Belgique. Il évoque la remarque formulée par Alex Buyse, selon qui
le courant sympathisant avec la cause hutu « a ses racines dans le monde - surtout
flamand - de l’Église et des ONG » 78, et remarque qu’en effet la classification qu’il
vient d’établir recouvre le clivage communautaire. Toutefois il demeure extrêmement
prudent quant à la pertinence de ce clivage car sa recherche n’est pas exhaustive d’une
part, et des critères de nature différentes pourraient s’avérer bien plus déterminants
d’autre part. Seule une recherche approfondie pourrait permettre de vérifier l’impact du
clivage communautaire belge dans les divergences d’analyse de la situation dans cette
région des Grands Lacs africains. Cette remarque souligne toutefois l’importance du
clivage communautaire en Belgique, qui pourrait également se manifester dans la
presse.
3- Le point de vue de plusieurs universitaires français
Dans un premier temps, nous nous pencherons de nouveau sur les analyses de
Bernard Lugan et de Jean-Pierre Chrétien, dont nous avons exposé les conceptions sur
l’histoire ancienne et coloniale de la région des Grands Lacs et du Rwanda en
particulier. Puis nous exposerons les éléments principaux des analyses de Claudine
Vidal et d’André Guichaoua sur les origines de la crise rwandaise, de 1990 au génocide
de 1994.
3-1- L’équilibre du « Rwanda ancien » brisé par la « révolution » de 1959.
L’analyse de Bernard Lugan
L’une des hypothèses centrales de Bernard Lugan consiste à affirmer que la
« révolution » hutu de 1959 a achevé de briser l’équilibre du « Rwanda ancien ». En
renversant la domination de la minorité tutsi, ce soulèvement détruisit également les
liens entre Hutu et Tutsi qui étaient fondés sur la domination mais aussi sur la
protection, et qui selon B. Lugan assuraient la cohésion sociale du pays. Les crises et les
explosions de violence ethnique postérieures à 1959 trouveraient donc leur origine
lointaine dans ces événements qui précédèrent l’indépendance du Rwanda. Si l’on
reprend la typologie de Gauthier De Villers, B. Lugan se classerait donc dans le courant
essentialiste. Mais comme on l’a vu, B. Lugan reprend également à son compte
l’hypothèse « hamitique » qui fait des Tutsi des conquérants étrangers ayant imposé aux
Hutu leur domination et construit une société dont ils constituaient l’élite et assuraient la
cohésion. Leur renversement en 1959 serait à l’origine de la déstabilisation du Rwanda.
Compte tenu de ces analyses, on peut ajouter que B. Lugan se classe sans doute dans la
variante « ethniste » du courant essentialiste tel qu’il est défini dans la typologie
proposée par Gauthier De Villers.
D’autre part, B. Lugan montre comment la première République rwandaise,
dirigée par Grégoire Kayibanda, fut rongée par l’ethnisme, le régionalisme et le
népotisme qui finirent par provoquer sa chute en 1973. Le général Habyarimana, qui
venait de renverser Kayibanda et d’instaurer la seconde République, condamna
clairement l’ethnisme et le régionalisme et prétendit incarner l’ensemble de la
population rwandaise. Quant à l’instauration par le nouveau régime de quotas ethniques
régissant l’attribution des fonctions publiques et privées, B. Lugan la considère comme
un moyen d’assurer « l’équilibre entre les diverses composantes de la population
78
ibid., p. 132
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rwandaise » 79. Or, pour d’autres universitaires, nous verrons que cette mesure apparaît
au contraire comme un symbole de la politique ethniste du régime. Par ailleurs, tandis
que F. Reyntjens insiste sur l’existence de deux périodes distinctes du régime
Habyarimana, qui aurait été relativement exemplaire jusqu’au milieu des années 1980,
B. Lugan met plutôt en relief le fait que dès le début, aucun équilibre ethnique ou
régional ne fut respecté au sommet de l’État. Il écrit : « dans la réalité, le passage de la
1ère à la 2ème République se traduisit d’abord par un transfert du pouvoir du centre du
pays - préfecture de Gitarama - au nord - préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi » 80.
Puis, au-delà de l’ethnisme et du régionalisme, le régime d’Habyarimana conduisit à
une concentration croissante des pouvoirs entre les mains d’un petit groupe sur des
bases micro-régionales d’abord, puis sur la base du népotisme, au point que le groupe
dirigeant finit par se réduire pour l’essentiel à un petit groupe de fidèles baptisé l’Akazu,
qui constituait « le noyau dur d’un véritable réseau de mise en coupe réglée du pays et
de contrôle de toutes les activités des habitants au profit de l’entourage
présidentiel » 81.
La concentration croissante du pouvoir dans les mains de la clique présidentielle,
l’ethnisme, le régionalisme et le népotisme exacerbés du régime, finirent selon B. Lugan
par faire imploser celui-ci. Mais en dehors de ces phénomènes, l’auteur met en exergue
ce qui lui semble être l’une des « clefs » du génocide : la surpopulation du Rwanda. Il
souligne qu’en 50 ans la population de ce pays a été multipliée par quatre et, dans un
paragraphe significativement intitulé « La pilule ou la machette », il affirme que « le
Rwanda a véritablement été assassiné par sa surpopulation ». Il ajoute que la
responsabilité des autorités et de l’Église, qui ont refusé de s’attaquer à ce problème, est
mise en cause. Ainsi, durant la 1ère République, l’Église catholique aurait fait expulser
des médecins coopérants qui avaient eu le tort de parler de planning familial. Par
ailleurs, dans les années 1980, la crise de la production alimentaire puis la chute des
cours du café, dont dépendaient en grande partie les ressources du Rwanda, rendirent le
problème de la surpopulation extrêmement aigu. Si on y ajoute la profonde crise du
régime, miné par le clientélisme, le régionalisme et le clanisme, la situation du Rwanda
devenait explosive. Dans ce contexte, l’attaque du FPR le 1er octobre 1990 déclencha la
guerre et aggrava la crise interne du régime.
Quelques jours seulement après l’attaque du FPR, la France intervint
directement dans le conflit tant politiquement que militairement. Pour B. Lugan, il
semble évident qu’il s’agissait pour le gouvernement français d’apporter son soutien au
seul régime qui lui soit véritablement « allié et obligé » dans la région. « C’est alors que
Paris devint la caisse de résonance de l’argumentaire du gouvernement de Kigali : le
Rwanda devait lutter contre une invasion étrangère venue d’Ouganda » 82. B. Lugan
décrit quant à lui le FPR comme un mouvement de réfugiés tutsi qui avaient été chassés
de leur pays par les vagues successives de persécutions qu’ils avaient subi, puis
s’étaient regroupés pour combattre aux côtés de Yoweri Museveni contre le régime de
Milton Obote dont ils subissaient également les exactions en Ouganda. Dans les années
1980, le FPR se constitua dans le but d’imposer le droit au retour des réfugiés tutsi que
leur refusait le régime d’Habyarimana. Le FPR, formé à l’origine par des réfugiés tutsi,
tint rapidement à apparaître comme un mouvement « multi-ethnique » et fut servi en
79
Bernard Lugan, op. cit., p. 448.
ibid., p. 448.
81
ibid., p. 449.
82
ibid., p. 473.
80
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cela par le ralliement de plusieurs anciennes personnalités du régime d’Habyarimana,
Hutu du nord comme ce dernier. Toutefois, B. Lugan s’interroge sur cette nature multiethnique du FPR : « réalité ou simple caution politique » ? A l’instar de F. Reyntjens
dont il cite l’analyse, B. Lugan que ces ralliements étaient surtout liés aux griefs
personnels de ces anciens dignitaires de la seconde république à l’égard du président
Habyarimana, même s’ils servaient par la même occasion l’image que tenait à présenter
le FPR.
Nous avons déjà décrit l’instauration du multipartisme, le rôle des partis de
l’opposition hutu puis leur scission entre tendance power et modérée. Il faut cependant
noter que B. Lugan insiste sur le rôle du gouvernement français dans la crise et sur le
soutien politique, matériel et militaire qu’il apporta aux tendances les plus extrémistes
du régime. Il cite en particulier l’exemple de Ferdinand Nahimana, qui devint l’un des
principaux idéologues du régime et l’un des responsables de la radio RTLM, qui fut
considérée comme un important vecteur de diffusion de l’idéologie génocidaire.
Ferdinand Nahimana fut, selon B. Lugan, soutenu par la coopération française qui
finança par exemple l’édition d’un de ses ouvrages en 1993, dans lequel il manipulait
l’histoire du Rwanda à des fins de propagande anti-tutsi. Plus généralement, B. Lugan
met en cause la responsabilité du gouvernement français dans le génocide qui fut
pratiqué par les forces militaires et les milices d’un régime qu’il soutint jusqu’au bout. Il
affirme : « La réalité est que, protégé par des troupes françaises qui avaient reçu de
Paris l’ordre de soutenir le régime Habyarimana, l’entourage du président eut tout le
loisir de planifier le génocide. Génocide qui fut largement commis par des éléments
militaires qui avaient été formés et équipés par la France socialiste » 83. Ce passage
met en exergue un autre élément de l’analyse de B. Lugan, selon qui la politique
considérée comme désastreuse voire criminelle de la France au Rwanda est à mettre au
compte de ce qu’il nomme « la France socialiste ». Pour lui, c’est la politique du
gouvernement socialiste qui mit la France dans une situation extrêmement délicate au
Rwanda, situation dont hérita le gouvernement de droite à partir de 1993. Après 1993, le
gouvernement ne put pas davantage agir librement dans la mesure où il cohabitait avec
le président socialiste Mitterrand.
B. Lugan conteste le caractère essentiellement « humanitaire » de l’opération
Turquoise, dont la France prit l’initiative en juin 1994 alors que l’essentiel du génocide
avait déjà été accompli. Pour lui, le but majeur et non avoué de cette opération consistait
à éviter une déroute militaire totale au régime rwandais hutu en passe d’être vaincu par
le FPR. « Afin d’éviter à ses protégés hutu une totale défaite militaire, Paris a tenté de
constituer un “ Hutuland ” aux frontières garanties par ses troupes ». Mais de
nouveau, la responsabilité de cette politique incombe selon B. Lugan au président
Mitterrand qui imposa au gouvernement d’Édouard Balladur ce « compromis » sur la
politique à mener au Rwanda. Cet aspect de l’analyse de B. Lugan semble important
dans la mesure où il illustre l’impact des clivages politiques internes à la France dans
l’analyse produite par certains universitaires. Dans l’étude de la presse il faudra
également tenir compte de cet élément.
Enfin, notons qu’à l’instar de quasiment tous les chercheurs B. Lugan souligne
et dénonce l’impuissance de l’ONU face aux massacres qui débutent au Rwanda après
83
ibid., p. 514.
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l’attentat du 6 avril. Il incrimine en particulier le retrait quasi total de la MINUAR au
mois d’avril, qui favorisa selon lui l’extension des massacres à l’ensemble du pays.
Pour résumer, B. Lugan voit dans la « révolution » hutu de 1959 l’origine d’une
déstructuration profonde du Rwanda et de la rupture des liens de cohésion entre Hutu et
Tutsi. Les deux républiques qui se sont succédé à la tête du Rwanda indépendant furent
minées par l’ethnisme, le régionalisme et le népotisme et, sous le règne d’Habyarimana,
par la mainmise d’un petit groupe constitué autour du président sur l’ensemble du pays.
La surpopulation du Rwanda, dont les effets furent d’autant plus durement ressentis que
la production alimentaire entra en crise et que les cours du café s’effondrèrent, grevant
ainsi les ressources de l’État, constitua une autre cause de la crise qui aboutit au
génocide. Dans ce contexte, l’attaque du FPR déclencha un conflit armé et aggrava la
crise politique. L’intervention de la France, depuis 1990 jusqu'à l’opération Turquoise
de juillet 1994, ne fit qu’aviver les tensions par le soutien total apporté à un régime dont
les dérives ethnistes et criminelles devenaient de plus en plus évidentes. Quant à la
communauté internationale, incarnée par l’ONU et la MINUAR, sa force militaire
présente sur le terrain, elle fut totalement impuissante à enrayer le processus génocidaire
et finit par se retirer presque totalement en laissant le pays en proie aux massacres.
3-2- La constitution de la république rwandaise sur des bases
« ethnistes », comme origine lointaine du génocide. L’analyse de JeanPierre Chrétien
Nous avons vu précédemment que J.-P. Chrétien réfutait le terme de
« révolution » pour qualifier les événements de 1959. En effet, à cette époque la masse
des Hutu et des Tutsi ne se différenciait guère socialement, et la moyenne de leurs
revenus familiaux était identique. La propagande du PARMEHUTU qui décrivait
l’ensemble des Tutsi comme des féodaux oppresseurs de la masse hutu ne correspondait
donc pas à la réalité. Cette « obsession ethnique » constituait, selon J.-P. Chrétien, un
phénomène qui affectait essentiellement les couches urbaines instruites mais épargnait
la population rurale. Toutefois, le renversement du mwami et de l’élite tutsi en 1959, qui
fut appuyé par l’administration belge et l’Église fut accompagné par des exactions
contre les Tutsi. Un premier exode de réfugiés tutsi s’ensuivit. Dès lors, le problème du
retour futur de ces réfugiés commença à se poser. Il fut d’ailleurs le motif invoqué par le
FPR pour déclencher son attaque armée en octobre 1990. La république qui se constitua
suite aux événements de 1959 et aux premières élections pluralistes tenues en 1961, se
serait donc mise en place sur des bases ethniques. J.-P. Chrétien montre que le régime
rwandais n’hésita pas à utiliser le clivage ethnique, à l’aviver et à organiser des
massacres contre les Tutsi pour faire face à des difficultés internes. C’est ainsi qu’a
posteriori, il voit dans les massacres de 1964, qui furent « minimisés par le pouvoir » et
firent 10 000 morts, « un prodrome annonciateur du génocide de 1994 » 84. Il faut
cependant rappeler, même si J.-P. Chrétien ne le mentionne pas, que ces massacres de
1964 furent la conséquence de la tentative de renversement de la République par
plusieurs milliers de combattants de l’UNAR, une organisation qui regroupaient des
partisans du rétablissement de la monarchie et de la « suprématie tutsi ».
En dehors des éléments spécifiques de la crise des années 1990 au Rwanda, J.-P.
Chrétien fait donc remonter les origines profondes du génocide de 1994 aux événements
84
Jean-Pierre Chrétien, op. cit. p. 268.
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de 1959 et à la constitution, sur des bases ethniques, du nouvel État rwandais
indépendant. Contrairement à Filip Reyntjens qui insiste sur la périodisation de
l’histoire du Rwanda et sur la relative « paix ethnique » qui caractérisa la première
partie du règne d’Habyarimana, J.-P. Chrétien montre au contraire la continuité de
l’effort de propagande ethniste des deux républiques successives, ponctuées des
périodes de crises violentes et de massacres souvent organisés par le pouvoir lui-même.
Sur les quinze premières années du régime d’Habyarimana où la situation peut sembler
apaisée, il conteste « l’image d’Épinal » d’un pays laborieux, modèle de développement
et d’équilibre. Pour lui, le Rwanda de cette époque « reposait sur trois soutiens : les
assistances étrangères, l’Église catholique et l’ethnisme au quotidien ». L’Église en
particulier travaillait étroitement avec les autorités dont elle relayait le discours officiel
et la propagande, y compris ethniste : « Le réseau des paroisses et la messe dominicale
complètent les cellules du parti et la séance hebdomadaire de ‘travaux
communautaires’ et ‘d’animation’ (c’est-à-dire de propagande) » 85. Le régime
d’Habyarimana bénéficiait aussi du soutien de la communauté internationale et
accueillait un grand nombre de coopérants : le Rwanda était le terrain d’application de
nombreux projets de développement, faisant figure de modèle pour toute la région.
Il faut cependant ajouter que, si J.-P. Chrétien se montre sans complaisance à
l’égard de la seconde République y compris durant sa première période, son
appréciation sur le régime en place au Burundi au même moment est nettement
différente. En effet, il décrit le régime du colonel Jean-Baptiste Bagaza, parvenu au
pouvoir suite à un putsch militaire en 1976 avant d’être à son tour renversé en 1987,
comme une réussite sur le plan du développement économique qu’il qualifie de
« remarquable durant dix ans »86. S’il admet que Bagaza n’est pas parvenu à résoudre
durablement le conflit ethnique, il a selon lui tenté de le faire en misant sur le
développement économique et cette période durant laquelle les « intégrismes
ethniques » furent contenus fut, malgré tout, la source d’un « timide espoir »87. Or, cette
image d’un Burundi marqué pendant dix ans par un important développement
économique et l’endiguement des tensions ethniques est tout aussi contestée par certains
chercheurs que « l’image d’Épinal » dénoncée par J.-P. Chrétien à propos du Rwanda.
En effet, des massacres antihutu se déroulèrent y compris sous le régime de Bagaza, ce
qui semble contredire l’image d’un pays où les tensions ethniques seraient apaisées,
même provisoirement. Ainsi, il semble que J.-P. Chrétien n’applique pas les mêmes
critères pour analyser la situation qui prévaut sur le plan des relations ethniques, durant
la même période, au Rwanda et au Burundi. Bien qu’il soit pour le moment difficile
d’en tirer des conclusions tranchées, il semblait utile de soulever ce problème. Nous y
reviendrons, il faut mais auparavant reprendre l’exposé des analyses de J.-P. Chrétien
sur l’origine du génocide de 1994 au Rwanda.
Nous avons précédemment évoqué, avec B. Lugan, l’instauration de quotas
ethniques par le régime d’Habyarimana. B. Lugan y voyait un gage possible de stabilité
et dénonçait surtout leur non application aux plus hauts sommets de l’État, qui furent
bientôt rongés par le régionalisme et le népotisme. J.-P. Chrétien y voit au contraire l’un
des moyens d’entretenir la « conscience ethnique » sur laquelle est basée l’État
rwandais depuis 1959, mais aussi de renforcer l’idéologie voulant que la sauvegarde de
85
ibid., p. 270.
ibid., p. 277.
87
J.P. Chrétien, « Le clivage ethnique » in J.P. Chrétien, A. Guichaoua, G. Le Jeune, 1989, La crise
d’août 1988 au Burundi, Cahiers du CRA n°6, Paris, p. 56.
86
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la démocratie se confonde avec le maintien au pouvoir de la « majorité ethnique ».
Ainsi, les clivages sociaux ou politiques sont relégués au second plan tandis que le
clivage ethnique est considéré comme prépondérant. J.-P. Chrétien affirme
que, « limitant à 9 % en principe l’accès des jeunes Batutsi aux écoles et aux emplois,
ce système a aussi pour vertu d’entretenir la conscience ethnique dans les nouvelles
générations. Donc la virulence des principes fondateurs de la République hutu était
toujours maintenue sous pression une génération après sa naissance » 88.
Si, d’après l’auteur, le régime n’a jamais cessé d’entretenir la « conscience
ethnique » par divers moyens, maintenant ainsi la vigueur d’une idéologie qui avait à
plusieurs reprises conduit à des massacres, la situation se dégrada dangereusement au
cours des années 1980. J.-P. Chrétien ne fait qu’évoquer les aspects économiques de
cette crise et insiste bien davantage, en plus de la décomposition interne du régime
rongé par l’affairisme et le népotisme, sur le contexte régional. La prise du pouvoir par
Yoweri Museveni et ses partisans en Ouganda change la situation et inquiète
Habyarimana au Rwanda et Mobutu au Zaïre, qui voient dans ce nouveau régime un
« concurrent dangereux ». Surtout, des massacres se produisent en 1988 au Burundi. Ce
pays entre alors dans un processus difficile de démocratisation, marqué par des
tentatives de résoudre le problème politico-ethnique par la négociation et le partage du
pouvoir. Melchior Ndadaye fut ainsi le premier président hutu, civil et élu du Burundi
en juin 1993, avant d’être assassiné trois mois plus tard lors d’une tentative de coup
d’état le 21 octobre. L’assassinat de Melchior Ndadaye et de plusieurs dirigeants de son
parti et du gouvernement provoqua de terribles massacres de représailles contre les
Tutsi. La répression de ces tueries engagées ensuite par l’armée, essentiellement tutsi,
provoqua sans doute autant de victimes et de manière tout aussi arbitraire parmi la
population hutu. Les conséquences de ces événements sur la situation au Rwanda
voisin, où la rébellion du FPR, le MRND et l’opposition intérieure venaient de conclure
des accords de paix en août de la même année, furent considérables.
Au Rwanda en effet, la guerre avait été déclenchée le 1er octobre 1990 par
l’attaque de plusieurs milliers de soldats du FPR. Leur offensive fut brisée par
l’intervention des FAR, soutenues par des troupes zaïroises, françaises et belges. À
partir de ce moment et durant la période comprise entre 1991 et 1993, le régime
d’Habyarimana aurait oscillé entre une stratégie de négociation avec le FPR et de
démocratisation interne du régime comprenant notamment l’instauration du
multipartisme, et la stratégie de guerre et de mobilisation ethniste. Pour J.-P. Chrétien,
le régime rwandais jouait en réalité un double jeu dans lequel les phases de négociation
n’étaient qu’un leurre. Il faut d’ailleurs souligner que d’autres chercheurs produisent la
même analyse à propos de l’attitude du FPR, qui ne cessa jamais de se préparer à la
reprise des affrontements militaires y compris après la signature des accords de paix
d’Arusha. J.-P. Chrétien insiste sur le rôle de la France durant ces années de crise en
affirmant que « le régime Habyarimana mènera en fait ce double jeu durant trois ans,
avec l’appui militaire indéfectible des gouvernements français sous la présidence de
François Mitterrand. La défense de l’ordre établi dans le pré carré francophone
menacé par une irruption anglophone (nouveau Fachoda) semblait pouvoir aller de
pair avec l’ouverture démocratique recommandée à la conférence de La Baule de juin
1990 » 89. L’intervention de la France dans la crise rwandaise et le soutien qu’elle
apporta au régime d’Habyarimana sur le plan militaire en particulier, avec la présence
88
89
Jean-Pierre Chrétien, op. cit., p. 271.
ibid., p. 282.
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d’un contingent français jusque 1993, sont un fait signalé et reconnu par tous les
chercheurs. Par contre, l’interprétation des motivations et des enjeux de cette politique
des gouvernements français fait l’objet de débats. Sur ce point J.-P. Chrétien fait sienne
l’idée selon laquelle les rivalités d’influence opposant la France et les pays anglosaxons dans cette région d’Afrique auraient dicté la politique des gouvernements
français. Par-delà les intérêts économiques ou matériels immédiats, qui n’ont rien
d’évident en ce qui concerne le Rwanda, la volonté française de maintenir son influence
sur ce pays constituerait une manifestation de ce que plusieurs chercheurs ou
journalistes ont nommé le « syndrome de Fachoda ».
D’autre part, en ce qui concerne l’évolution de la crise et des tensions
interethniques au Rwanda, J.-P. Chrétien insiste beaucoup sur la responsabilité des
autorités rwandaises. Il montre que le développement de la haine ethnique ne fut en rien
naturel ni consécutif à la résurgence de supposés « atavismes tribaux », mais fut au
contraire le résultat d’une politique consciente menée par le pouvoir. Elle fut alimentée
par une propagande sur le terrain idéologique, mais aussi par la mise en scène de
massacres ethniques orchestrés par les autorités à plusieurs reprises pour accroître la
déstabilisation et faire échouer les négociations en cours. Ces tueries entraînaient
aussitôt une nouvelle offensive du FPR, qui compromettait à son tour la résolution
pacifique du conflit. Pour J.-P. Chrétien, « la haine raciste construite ainsi dans
l’opinion publique est mise en scène physiquement lors de pogromes, organisés
notamment par des bourgmestres proches du parti présidentiel. Ils éclatent chaque fois
qu’une négociation ou une ouverture politique semblent inévitables » 90. Durant les
années et les mois qui précèdent le génocide, un appareil génocidaire se constitue, des
milices se mettent en place, la propagande ethnique la plus violente est relayée par le
pouvoir ou par les partis hutu extrémistes, et des massacres localisés sont organisés avec
l'aide des autorités.
Parallèlement, plusieurs journaux diffusant une propagande ethniste et raciste
extrêmement violente, au premier rang desquels le journal Kangura, apparaissent. Leur
tirage est relativement modeste, mais d’après J.-P. Chrétien ils jouèrent une rôle
important dans la diffusion et le renforcement de l’idéologie ethniste et génocidaire
auprès des élites du Rwanda. Par ailleurs, si la diffusion de la plupart des journaux reste
limitée, la radio constitue au contraire un média atteignant un public très large jusque
dans les campagnes. Or, en 1993, une radio privée baptisée RTLM vit le jour avec le
soutien de plusieurs membres éminents de l’entourage présidentiel. Cette radio devint
rapidement l’un des vecteurs les plus efficaces de l’idéologie ethniste, multipliant les
appels à l’autodéfense des Hutu contre un supposé plan d’extermination ourdi par le
FPR et ses « complices » à l’intérieur du Rwanda que seraient l’opposition hutu non
ralliée aux thèses ethnistes mais aussi l’ensemble de la population tutsi. Pour J.-P.
Chrétien qui y a consacré un ouvrage particulier91, « cette propagande est un des
éléments constitutifs du génocide rwandais ». Cela ne signifie pas que la mise en
condition opérée par une partie des médias rwandais suffise à expliquer le génocide, ni
même qu’elle en soit une cause majeure. Cependant, l’auteur y voit une explication de
l’implication d’un grand nombre de civils dans l’exécution du génocide. Ainsi il écrit :
« Certains médias se sont efforcés de préparer l’opinion publique au massacre
« inévitable » et d’encourager la grande « colère populaire » quand le signal en a été
donné. L’étonnante bonne conscience qui a été relevée chez les acteurs des tueries
90
91
ibid., p. 285.
Jean-Pierre Chrétien (dir.), 1995, Rwanda. Les médias du génocide, éditions Karthala, Paris.
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s’explique largement par l’habileté avec laquelle la propagande raciste a amené des
masses de gens à intérioriser les slogans de la haine »92.
La propagande ethniste la plus virulente est ainsi diffusée publiquement par une
partie des médias tandis que des milices se mettent en place et que des massacres visant
les Tutsi se déroulent en toute impunité. Dans ce contexte, pour J.-P. Chrétien, « le
blocage de la situation doit beaucoup aux réticences des États occidentaux à s’engager
clairement contre l’idéologie du génocide pour différentes raisons (...) » 93. De
nouveau, l’attitude de la communauté internationale et son apathie devant une situation
dont plusieurs observateurs ou diplomates avaient averti des risques de massacres
généralisés qu’elle contenait, se trouve mise en cause.
Enfin, il faut insister sur le fait que pour J.-P. Chrétien, le génocide de 1994 fut
un acte planifié et organisé par les élites « modernes » du Rwanda et non le résultat
d’une explosion de colère spontanée des masses paysannes hutu contre les Tutsi.
L’exécution du génocide témoignerait même, en quelque sorte, de l’efficacité de l’État
rwandais et de son haut degré d’encadrement des populations. Cette interprétation
contredit vigoureusement celles qui furent émises par certains médias et certains
journalistes comme nous en verrons des exemples, selon lesquelles ces massacres
seraient le résultat de l’ignorance, d’une barbarie récurrente dans les pays africains, ou
de haines ancestrales entre ethnies. Pour conclure, nous citerons la description que fait
J.-P. Chrétien de l’organisation du génocide, car elle résume bien son analyse sur ce
point : « Il s’agit donc bien d’un génocide, et non du produit anarchique d’une “ colère
populaire ” (...). Ces massacres relèvent du choix délibéré d’une élite moderne, et
traduisent en un sens l’efficacité de l’État rwandais dans sa capacité d’encadrement et
de mise en condition de la population. Parmi les organisateurs, on trouve de hauts
cadres militaires, les leaders des formations politiques adhérant à la logique du Hutu
power, des responsables administratifs (...). Mais cette machinerie décentralisée inclut
aussi des diplomates chargés de justifier les tueries jusque dans les enceintes de l’ONU,
des évêques (...), des universitaires (...), des médecins (...). Ces assassins aux beaux
habits ont laissé les paysans se salir les mains, mais ils étaient juste en deuxième ligne
pour coordonner les opérations »94.
3-3- Le rôle de la « quatrième ethnie » dans la politisation du clivage
ethnique, selon Claudine Vidal
Claudine Vidal insiste elle aussi fortement sur la responsabilité des élites
rwandaises et burundaises dans la manipulation et la politisation du clivage ethnique.
Dans un ouvrage95 paru en 1991 soit trois ans avant le génocide, elle tente d’expliquer
l’origine des « passions ethniques » à l’œuvre dans les guerres civiles qui ont secoué le
Rwanda depuis 1959. A l’instar d’autres auteurs, elle estime en effet que c’est de la
période de 1959 à 1961 que datent « des sentiments d’appartenance ethnique
explicitement associés à la haine de l’autre » 96. L’association de l’ethnisme et de la
violence serait donc le fruit d’enjeux politiques modernes et non la résurgence d’un
92
ibid., p. 380.
Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs ..., op. cit., p. 295.
94
ibid., pp. 290-291.
95
Claudine Vidal, 1991, Sociologie des passions, Karthala, Paris.
96
Claudine Vidal, Marc Le Pape, « S’engager contre les négations » in : « Les politiques de la haine.
Rwanda, Burundi : 1994-1995 », juillet/août 1995, Les Temps modernes, n° 583, p. 7.
93
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passé ancien contenu pendant un temps par la domination coloniale, comme le
suggèrent d’autres auteurs ou observateurs de la région.
Claudine Vidal s’attache à démontrer que les passions ethniques s’appuient,
entre autres, sur la construction puis l’intériorisation d’une « histoire ressentiment » par
les couches privilégiées et cultivées de la société rwandaise. Si les discours ethnistes qui
en découlent peuvent prendre des formes extrêmement brutales, il s’agit tout de même
de discours culturels « dans la mesure où ils émanent de détenteurs d’un capital
effectivement culturel » 97. Claudine Vidal cherche ensuite à montrer comment se sont
forgés les « mythes » de l’historiographie rwandaise qui constituent le socle et la
justification prétendument historique de ces passions ethniques. La description du
Rwanda précolonial comme un royaume féodal dominé par une noblesse pastorale tutsi
régnant sur une masse de paysans hutu ignorants, constitue le mythe principal de cette
historiographie. Il fut construit par des acteurs sociaux divers, des missionnaires aux
ethnologues, et des intellectuels rwandais aux administrateurs coloniaux. Claudine
Vidal évoque l’un des premiers récits européens, celui du Docteur allemand Kandt,
comme illustration des procédés qui aboutirent à la construction de tels mythes. Le
Docteur Kandt généralisa les relations entre Hutu et Tutsi qu’il avait pu observer dans le
centre du royaume, et tout particulièrement à la cour du mwami, à l’ensemble du
Rwanda, alors qu’il s’agissait de structures sociales particulières à cette région et même
à la cour.
L’administration coloniale s’appuya sur cette soi-disant aristocratie tutsi, de
sorte qu’ « avant la seconde guerre mondiale, la fraction autochtone dominante,
d’origine tutsi, gérait le pouvoir administratif, disposait de revenus lui permettant un
style de vie occidentalisé et contrôlant une bonne part de la richesse encore la plus
prestigieuse, le bétail. Mais surtout, elle avait reçu du colonisateur européen le
monopole culturel lié aux positions prééminentes (pour les autochtones) dans une
organisation étatique européanisée » 98. L’administration coloniale, avec l’appui de
l’Église catholique, a donc contribué non seulement à forger une historiographie
mythique du Rwanda, mais elle lui a en quelque sorte donné corps en octroyant à une
fraction de la minorité tutsi la presque totalité des fonctions étatiques réservées aux
autochtones dans l’appareil colonial, et un accès privilégié à l’éducation. L’élite tutsi
s’est alors appropriée cette histoire reconstruite qui lui attribuait un rôle dirigeant
naturel. Mais Claudine Vidal montre que l’élite hutu fit également sien ce passé
réinventé pour tenter de légitimer sa lutte pour le pouvoir en en faisant une lutte
d’émancipation de la masse hutu opprimée par les féodaux tutsi. Dans le « manifeste
des Bahutu » qui préfigure les événements de 1959, l’ensemble des Tutsi est assimilé
non seulement à une aristocratie féodale mais aussi à une race étrangère menaçant les
autochtones hutu. Dès lors, l’antagonisme social se change en une haine raciale fondée
sur des schémas raciaux qui, affirme Claudine Vidal, sont étrangers à la culture
traditionnelle et furent développés par les élites européanisées.
Ces élites rwandaises cultivées, qu’elles occupent ou non des postes dans
l’appareil d’État colonial, Claudine Vidal les désigne par le terme de « quatrième
ethnie ». Celle-ci aurait joué un rôle capital dans la construction des schémas raciaux
qui devinrent l’axe des mobilisations politiques après l’indépendance. La fraction
lettrée, cultivée et européanisée de la population s’appropria les schémas fondés par les
97
98
Claudine Vidal, Sociologie des passions, op. cit., p. 20.
ibid., p. 25.
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autorités coloniales, administratives et religieuses pour légitimer ses aspirations au
pouvoir. Mais Claudine Vidal montre que, tandis que ces élites donnaient un contenu
d’antagonisme racial violent à leurs rivalités, les haines ethniques ou raciales
demeurèrent longtemps étrangères à la majorité non occidentalisée de la population. Sur
la base des résultats d’enquêtes orales qu’elle a menées, elle écrit que « les individus,
nés au début du 20ème siècle et ayant occupé des positions sociales très variées à l’égard
du pouvoir et de la richesse mais faisant tous partie de la majorité demeurée à l’écart
de la culture occidentale, ne donnaient pas à la distinction entre pasteurs et
agriculteurs un contenu d’antagonisme (...). Quant aux membres de la seconde
génération du siècle, du moment qu’ils continuaient à être de la paysannerie, ils
n’adhéraient pas non plus à l’idéologie ethnique » 99.
Il existerait donc une sorte de rupture entre la conscience ethnique qui forme
l’axe de mobilisation et d’antagonisme des élites occidentalisées, et la perception de
l’appartenance ethnique et de la réalité sociale par la majorité, essentiellement rurale, de
la population. D’ailleurs, Claudine Vidal montre que l’élite cultivée cherchait
consciemment à construire, sur le plan symbolique, sa rupture avec le monde rural et
populaire. Par-delà leur rivalité, les membres de cette élite partageaient la volonté de se
démarquer de la masse de la population : « En se prévalant de leur maîtrise du
modernisme, les autorités construisaient la rupture entre leur monde et le monde rural.
Quant aux membres de la quatrième ethnie, qui n’appartenaient pas à l’appareil d’État,
ils n’agissaient pas autrement pour se démarquer du populaire : ils affirmaient leur
européanité, ils se montraient “ blancs ” »100.
Pour Claudine Vidal l’ethnisme, c’est-à-dire les manipulations politiques de
l’ethnie, constitue une réalité moderne qui est née avec la colonisation et fut exacerbée
depuis l’indépendance par les deux régimes qui se sont succédé à la tête de l’État.
D’autre part, si ces manipulations politiques de l’ethnie ont eu comme fondement les
mythes historiographiques produits par les autorités coloniales, les élites cultivées du
Rwanda se les sont ensuite appropriés pour légitimer leurs ambitions. Enfin cette
fraction cultivée de la population rwandaise constitue ce que Claudine Vidal nomme la
« quatrième ethnie », qui se trouve de par son mode de vie et par une volonté délibérée
en rupture symbolique avec la majorité de la population non occidentalisée. Cette
rupture se manifeste notamment par le fait que les passions ethniques sont nées au sein
de cette élite, et sont longtemps restées les plus exacerbées en son sein tandis que le
clivage ethnique n’apparaissait pas comme essentiel aux yeux de la majorité de la
population.
Cependant, les deux régimes successifs ont développé une propagande ethniste
active. A plusieurs reprises, ils ont cherché à mobiliser la population sur le terrain
d’affrontements ethniques violents, ce qui provoqua des massacres et l’exode de
nouvelles fractions de la population tutsi. Claudine Vidal insiste pourtant sur le fait
qu’en 1973 c’est à nouveau la jeunesse cultivée, occidentalisée, ayant souvent fait des
études en Europe, qui prit la part la plus active à la campagne d’épuration menée à
l’encontre des Tutsi. Si par la suite le poison de la haine ethnique se répandit dans la
population au point de rendre possible l’organisation du génocide de la minorité tutsi en
1994, cela ne doit rien au hasard. Ce fut le résultat d’une politique systématique menée
sur une longue durée, et d’un encadrement strict de la population. Claudine Vidal
99
ibid., p. 33.
ibid., p. 31.
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affirme que « cette efficacité meurtrière doit être expliquée, elle n’est pas soudaine, elle
tient à l’histoire politique, à un encadrement autoritaire efficace de la société, à
l’interdiction de toute vie publique contradictoire de 1973 à la fin des années 80 » 101.
Sur ce sujet, elle critique radicalement le point de vue de Filip Reyntjens à qui elle
reproche son incapacité à « historiciser » les catégories Hutu et Tutsi : « C’est ainsi
qu’il peut écrire : “ Ces entités existent, elles sont politiquement pertinentes, et leur
existence a causé des centaines de milliers de morts, de blessés et d’exilés dans les deux
pays ”. Bien entendu, nous nous séparons radicalement d’une telle formulation : ce
n’est pas “ l’existence ” des ethnies qui a “ causé ” des massacres, mais les
manipulations politiques qui ont fait de l’appartenance ethnique un critère décisif, du
point de vue des massacreurs, que ces derniers soient au Rwanda ou au Burundi » 102.
L’encadrement de la population et la diffusion de l’idéologie de l’ethnisme ne
cessèrent donc pas avec le régime de Kayibanda, durant lequel avaient eu lieu plusieurs
massacres contre la minorité tutsi qui furent parfois impulsés voire organisés par le
pouvoir. Si la période de 1973 à la fin des années 1980 fut exempte de massacres antiTutsi, l’encadrement de la population et l’autoritarisme du régime furent poussés à un
haut degré. Puis, à la fin des années 1980, les contradictions internes du régime ajoutées
à la crise économique firent entrer le pays dans une période de tensions, qui éclata en
une crise violente à partir de l’attaque du FPR en octobre 1990. Pour Claudine Vidal,
c’est dès cette date que furent mis en place les mécanismes de la politique ethniste et
génocidaire, quand s’institua un véritable racisme d’État accompagné de massacres
localisés qui rétrospectivement apparaissent comme des expériences locales pour le
futur génocide de l’ensemble de la population tutsi103. Cette politique génocidaire
s’appuyait sur une propagande en vigueur depuis la décolonisation, qui assimilait les
Tutsi de l’intérieur aux assaillants de l’extérieur, justifiant ainsi leur massacre au nom
de l’autodéfense de la population .
Enfin, Claudine Vidal démontre que le génocide de 1994, loin de se dérouler
dans l’anarchie suite à une explosion de colère spontanée, fut au contraire encadré et
organisé. Elle ajoute que l’infrastructure du génocide - son organisation qui couvrait
l’ensemble des préfectures jusqu’aux secteurs communaux - fut progressivement mise
en place dès le mois d’octobre 1990. Quant à l’idéologie génocidaire qui justifiait cette
organisation, elle fut conçue par des intellectuels, par l’élite cultivée qui déjà
auparavant, d’après Claudine Vidal, avait développé l’ethnisme politique et en avait fait
une arme au service de ses ambitions. Ainsi elle réaffirme que « la liaison de l’ethnisme
(c’est-à-dire du racisme ethnique) et de la solution finale a été conçue par des
intellectuels, des cadres politiques et militaires, qui ont accompli des études supérieures
occidentales, le plus souvent d’ailleurs, à l’extérieur du pays. En effet, une telle
cohérence idéologique ne pouvait être construite que par des personnes dotées d’une
formation intellectuelle moderne, car elle comportait une conception de la pureté
raciale étrangère à la culture traditionnelle » 104.
101
Claudine Vidal et Marc Le Pape, op. cit., p. 4.
ibid., p. 18.
103
ibid., p. 23.
104
ibid., p. 25.
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3-4- Le clivage ethnique : un héritage colonial jamais remis en cause par
le pouvoir rwandais, selon André Guichaoua
Sur plusieurs points essentiels, l’analyse d’André Guichaoua coïncide avec celle
de Claudine Vidal qui vient d’être exposée. En effet, A. Guichaoua explique de quelle
manière l’historiographie coloniale s’est appliquée à faire coïncider des groupes
ethniques remplissant des fonctions sociales différentes et des groupes sociaux
hiérarchisés. Si l’on peut considérer que les Hutu étaient en général agriculteurs et que
les Tutsi s’adonnaient plutôt à l’activité pastorale, cela n’impliquait pas la domination
sociale de l’ensemble du groupe tutsi sur celui des Hutu. Or, l’historiographie coloniale,
pour des raisons et par des procédés évoqués plus haut, a contribué à fonder sur un
modèle racial la hiérarchie sociale avec le secours de l’idéologie catholique et de la soidisant biologie établissant « scientifiquement » la racialisation des différences
ethniques105.
L’administration coloniale belge s’est alors appuyée sur l’ « aristocratie tutsi »
pour imposer sa domination sur le Rwanda. Mais dans les années 1950, alors que J.-P.
Harroy est nommé gouverneur du Ruanda-Urundi et que Mgr Perraudin remplace Mgr
Classe à la tête de l’Église catholique du Rwanda, les élites de la monarchie tutsi
commencent à revendiquer l’indépendance. Selon A. Guichaoua, c’est pour s’opposer à
ces velléités nationalistes et alors qu’elle est en train de perdre pied au Congo voisin,
que l’administration coloniale belge décida brusquement de se retourner contre la
monarchie tutsi. Elle se mit ainsi à soutenir la « révolution sociale » prônée par les
cadres hutu rwandais. Celle-ci s’accompagna, en 1959 et 1960, de graves violences à
l’encontre des Tutsi. Dès lors, le nouvel État rwandais instauré par les élites hutu
s’apparente à un régime ethnique, fondant sa légitimité sur la majorité démographique
que représentent les Hutu, et sa révolution sur le fait que ces Hutu sont victimes en tant
que « serfs » de l’oppression de la minorité princière tutsi. C’est à cette époque que naît
l’idéologie de la République du « peuple majoritaire hutu » qui servit de base au régime
de G. Kayibanda jusqu'à sa chute en 1973 : « Pour le PARMEHUTU qui va s’imposer,
il ne s’agit pas seulement d’abolir les privilèges politiques et économiques tutsi et le
contrôle des filières de promotion, mais de chasser la minorité
d’“ envahisseurs hamites ” et de rendre le pays à ses seuls propriétaires légitimes, les
Bahutu. La nouvelle idéologie républicaine va alors se couler sans difficulté dans les
schémas politiques hérités, à base d’exclusive politico-ethnique utilisée désormais
contre les anciennes élites et, dans les faits, tous les membres de l’ethnie bannie » 106.
Toute la durée du régime de Kayibanda fut marquée par des phases régulières de
violences ethniques meurtrières, provoquant chaque fois de nouvelles vagues de
réfugiés tutsi.
A. Guichaoua reconnaît que, dans un premier temps, le successeur de Kayibanda
parvint à apaiser la situation en se posant comme le seul capable de contenir les
extrémistes des deux bords, et en imposant une politique de quotas censée résoudre la
« question ethnique ». Cependant, cette période fut aussi marquée par une dictature sans
partage du parti-État d’Habyarimana, le MRND, et par un encadrement autoritaire de
toute la population qui se trouvait privée de tout moyen d’expression directe. Par
ailleurs, durant cette période « le clivage ethnique demeure omniprésent et remplit une
105
André Guichaoua, « Un lourd passé, un présent dramatique, un avenir des plus sombres. », in André
Guichaoua (dir.), 1995, Les crises politiques (...), op. cit.
106
ibid., p. 22.
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fonction centrale et nécessaire dans la sphère politique », car la justification ethnique
« constitue une dimension constitutive fondamentale de l’organisation de l’État et du
champ politique rwandais tels qu’ils ont été hérités de la période coloniale » 107. Par
conséquent, ce sont les bases même sur lesquelles s’est fondée la République rwandaise
qui font du clivage ethnique la donnée primordiale de la réalité politique rwandaise et
l’axe de mobilisation dans les périodes de crise. Or, le régime d’Habyarimana n’a
absolument pas remis en cause ces fondements ethnistes de l’État rwandais.
Pourtant, A. Guichaoua montre que dans les années 1980 la scolarisation plus
importante, la communauté des destins paysans, la multiplication des mariages
interethniques ou encore le développement d’une bourgeoisie d’affaires de composition
mixte auraient pu permettre d’envisager une évolution démocratique du régime en place
au Rwanda. Mais ces éléments se heurtèrent à la résistance des cliques au pouvoir qui se
montrèrent prêtes à tout pour conserver la mainmise sur les ressources du pays et de
l’État. Puis, au milieu des années 1980, les facteurs de crise se développèrent. Plusieurs
années de sécheresse et des maladies des plantes qui ont touché la banane et le haricot,
bases de l’alimentation, ont entraîné des disettes et démontré les faiblesses du système
de production agricole. Conjuguées aux conséquences néfastes de l’ajustement
structurel et à la profonde corruption du régime, elles ont fini par provoquer le
développement des revendications sociales et populaires. Quant au parti unique, le
MRND, il était travaillé par des tensions internes croissantes alors que se créait
parallèlement, dans l’Ouganda voisin, le FPR formé essentiellement d’anciens réfugiés
tutsi rwandais. Or le problème des réfugiés, dont l’origine remonte à 1959, n’a jamais
fait l’objet d’une tentative de règlement par le régime d’Habyarimana. Celui-ci n’a rien
fait pour permettre le retour des 500 000 réfugiés tutsi et le FPR lança finalement une
attaque au nord du pays en octobre 1990.
La guerre débuta alors, et le régime doublement contesté par le FPR et par
l’opposition interne qui se développait misa son va-tout sur le clivage ethnique pour
tenter de conserver son pouvoir. À partir de ce moment et jusqu’en 1994, Habyarimana
a en quelque sorte « deux fers au feu », jouant le jeu des négociations d’Arusha d’un
côté et entraînant de l’autre des milices chargées de miner l’application des accords, et
qui deviendront ensuite le fer de lance des massacres lors du génocide. Durant ces
années, l’armée et les milices exercèrent un terrorisme quotidien sur la population qui
ne put échapper à une propagande ethniste omniprésente diffusée par tracts, par radio
(RTLM et Radio Rwanda) ou encore par le journal extrémiste Kangura. Des listes de
personnes à assassiner furent constituées, et toute une partie de la population
embrigadée de gré ou de force dans des organisations d’ « autodéfense préventive ».
Toute cette mise en condition, associée aux problèmes économiques et fonciers
récurrents, expliquent selon A. Guichaoua comment le régime parvint à impliquer des
milliers de paysans hutu dans les massacres lors du génocide de 1994. En effet, devant
ce « terrorisme quotidien exercé sur la population (...) on imagine la force permanente
et proprement héroïque que les individus, quels qu’ils soient, doivent déployer pour ne
pas sombrer dans la paranoïa ambiante particulièrement dans les quartiers des villes
lorsque les miliciens et/ou l’armée viennent matérialiser l’“ autodéfense ”
préventive » 108.
107
108
ibid., p. 23.
ibid., p. 37
107
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Pour conclure, disons que pour A. Guichaoua l’antagonisme ethnique fut un
élément constitutif de la République rwandaise indépendante, qui était lui-même un
héritage du passé colonial. Par la suite, les deux régimes successifs n’ont cessé de
s’appuyer sur cet antagonisme qu’ils ont à plusieurs reprises mobilisé pour tenter de se
maintenir au pouvoir dans des situations de crise, provoquées par des facteurs internes
ou externes. L’intériorisation d’un antagonisme ethnique virulent par la population s’est
faite au prix d’un encadrement très strict, d’une propagande ethniste intense à laquelle il
était impossible d’échapper, d’un embrigadement plus ou moins forcé dans des groupes
d’autodéfense et de la mise en scène violente du conflit ethnique.
Conclusion : Divergences
spécialistes du Rwanda
et
éléments
de
consensus
parmi
les
Nous avons vu les divergences et les débats qui existent parmi les chercheurs sur
l’histoire ancienne du Rwanda. Toutefois, nous avons pu relever un relatif consensus
sur le rôle joué par l’administration coloniale dans l’exacerbation et la politisation du
clivage ethnique, même si son évaluation diffère. On peut également affirmer que
plusieurs des principaux fondements de l’historiographie coloniale se trouvent
radicalement remis en cause par la recherche scientifique. Bien que certains
universitaires tels Bernard Lugan continuent à s’y référer, ils ont fait l’objet d’une
critique convaincante fondée sur une argumentation scientifique qui n’a pas été
contredite par des faits historiquement validés.
Quant à l’analyse de la genèse des affrontements ethniques au Rwanda et du
génocide de 1994, elle fait l’objet de controverses dont nous avons tenté d’exposé les
termes et les enjeux. Toutefois, au-delà de ces divergences, l’ensemble des chercheurs
s’accordent à identifier les massacres de 1994 comme un génocide, rejetant
l’explication des massacres par la « colère populaire » ou la « vengeance spontanée ».
Le rôle central du pouvoir rwandais dans la mise en place du futur appareil génocidaire
semble également faire l’objet d’un constat partagé. De même, l’implication de la
France dans la guerre au Rwanda à partir de 1990 est incriminée par la plupart des
spécialistes et considérée comme l’un des facteurs aggravant de la crise, bien qu’à des
degrés divers.
Il semble important de relever ces quelques points de consensus parmi les
universitaires spécialistes de la région, car ils pourront constituer une base solide de
comparaison avec les représentations des événements construites par la presse. Par
ailleurs, les divergences soulevées démontrent également les difficultés d’interprétation
du génocide de 1994, même avec un recul de plusieurs années pourtant propice à une
réflexion plus approfondie. A fortiori, cela illustre la complexité de l’exercice pour les
journalistes, contraints d’écrire sur le vif, et dans bien des cas sans connaissances
préalables du pays. Il s’agit là aussi d’un élément qu’il faudra garder présent à l’esprit
lors de l’étude la presse. Mais avant de débuter l’analyse du corpus journalistique sur
1994, il faut mener le même travail sur l’histoire burundaise et en particulier sur le
génocide de 1972, que celui qui vient d’être réalisé à propos du Rwanda.
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Chapitre 3 : Exposé et confrontation des principales analyses
de l’histoire burundaise et du génocide de 1972
Examiner et confronter les différentes analyses de l’histoire burundaise et du
génocide de 1972 implique, de même que pour le Rwanda, d’évoquer l’histoire
précoloniale du Burundi ainsi que les transformations sociales et politiques intervenues
durant la colonisation. Nous verrons que sur ces sujets, il existe des divergences parmi
les historiens, sociologues ou politistes spécialistes du pays. En revanche, nous ne nous
attarderons pas sur les conceptions historiques développées par les différents acteurs de
l’époque coloniale. En effet, comme le soulignent la plupart des auteurs, l’histoire
précoloniale du Burundi et son organisation sociale et politique furent, durant cette
période, interprétées selon les mêmes schémas que celle du Rwanda. Les thèses de la
conquête hamite et de la domination d’une minorité de pasteurs tutsi sur la majorité
paysanne hutu comme l’idéologie de la supériorité des Tutsi furent appliqués à
l’interprétation de la société burundaise. En ce qui concerne l’histoire précoloniale, nous
nous attacherons donc plutôt à donner des éléments de compréhension des structures
sociales et politiques complexes de la société burundaise. En effet, plusieurs spécialistes
de l’histoire de ce pays, contestant les anciennes conceptions dominantes, soulignent les
différences importantes qui séparent le Rwanda et le Burundi quant à l’organisation
sociale et aux fondements du pouvoir.
Dans un premier temps, nous exposerons les analyses de Jean-Pierre Chrétien et
de l’historien burundais Joseph Gahama, dont nous verrons qu’elles se rejoignent et se
complètent. Mais les conceptions de ces deux auteurs sont contestées, sur plusieurs
aspects cruciaux de l’histoire burundaise, par d’autres historiens tels l’universitaire
burundais Raphaël Ntibazonkiza. Nous tenterons de mettre en évidence les points sur
lesquels porte la controverse historique. Nous évoquerons ensuite la politique menée par
la puissance mandataire belge au Burundi et ses conséquences sur les structures sociales
et administratives du pays. Enfin, nous en viendrons à l’étude des différentes analyses
de la crise de 1972, dont l’interprétation fut également sujette à polémique tant sur la
qualification des événements que sur l’identification des responsables des massacres ou
sur le nombre des victimes.
1- L’histoire précoloniale du Burundi et les conséquences de la
colonisation européenne
1-1- Le clivage ethnique comme produit de la politique coloniale, dans
l’analyse de Joseph Gahama
Examinons d’abord les analyses développées par un historien burundais, Joseph
Gahama, dans son ouvrage intitulé Le Burundi sous administration belge1. Celui-ci est
le résultat d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue fin 1980 par l’auteur, et rééditée
en 2001. L’objet de cet ouvrage est avant tout l’étude de la période du mandat belge sur
le Burundi, entre les deux guerres mondiales, et de son impact sur la société burundaise.
Cependant, dans la mesure où l’auteur étudie l’évolution et la transformation de la
société burundaise sous la pression de l’administration belge, il livre à de nombreuses
1
Joseph Gahama, 2001, Le Burundi sous administration belge, Karthala, Paris.
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reprises ses conceptions de l’histoire précoloniale du pays afin d’établir la réalité et la
profondeur des transformations subies.
En préambule, Joseph Gahama décrit l’organisation politique du royaume
burundais à la veille de la colonisation. Le territoire du Burundi est alors un royaume
dirigé par un roi, le mwami. Lors de l’arrivée des premiers européens à la fin du XIXe
siècle, ce royaume possède déjà ses limites actuelles. Quant à son organisation
administrative et judiciaire, elle fut l’œuvre du mwami Ntare Rugamba, père du mwami
Mwezi Gisabo qui régna dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, à
l’époque où les allemands imposèrent leur protectorat au pays. Joseph Gahama
explique, en se basant sur les travaux de J. Keuppens, qu’au début du XIXe siècle Ntare
Rugamba « divise son royaume, qu’il venait d’agrandir, en grandes chefferies qu’il
confie à ses fils (grands Baganwa) ou à ses favoris (...). Les chefferies sont à leur tour
subdivisées en sous-chefferies commandées par des Batutsi, des Bahutu, ou même des
princes de moindre importance »2. Lors de l’arrivée des Européens, le Burundi est donc
un royaume structuré, de même étendue que le Burundi actuel, et cela depuis plus d’un
demi siècle.
Par ailleurs, J. Gahama évoque dans ce passage le rôle particulier des Baganwa.
Cette catégorie de la population dont il n’existe pas d’équivalent dans le royaume voisin
du Rwanda, occupe des fonctions importantes dans l’organisation du pouvoir à l’époque
précoloniale. Cependant, la définition du terme umuganwa fait l’objet de débats, et
selon J. Gahama son sens a été dénaturé par l’administration belge qui désignait ainsi
toute personne exerçant un quelconque commandement sur une région. Se fondant sur
les témoignages d’informateurs qui ont dans le passé exercé des responsabilités
administratives, l’auteur affirme que « deux conditions doivent être réunies pour porter
le titre de muganwa : être prince de sang et posséder une terre à administrer ». Or,
nous avons relevé plus haut que tous les chefs n’étaient pas des Baganwa et que les
sous-chefs se recrutaient aussi bien parmi les Hutu que parmi les Tutsi ou encore chez
les Baganwa moins puissants. Par ailleurs, « au fur et à mesure que les cycles se
succèdent, certains baganwa sont déchus et remplacés dans leurs fonctions. Ils sont
ainsi réduits au rang de simples gens (baratahira) » 3. Les Baganwa, s’ils jouent un rôle
important dans les premiers cercles du pouvoir, ne constituent donc pas pour autant une
catégorie sociale figée.
Par ailleurs, le groupe des Baganwa ne se confondait pas avec celui des Tutsi.
De façon générale, J. Gahama écrit à propos de la population du Burundi
précolonial qu’elle « se composait en réalité de quatre catégories sociales, qui vivaient
ensemble, parlant la même langue et partageant la même culture : les Bahutu, les
Batutsi, les Batwa et les Baganwa » 4. Outre le rôle particulier des Baganwa, que l’on
ne peut assimiler à aucune des trois autres « catégories sociales » de la population, des
Hutu et des Tutsi occupaient également des fonctions de chefs et plus souvent de souschefs dans le royaume burundais, avant la réorganisation administrative impulsée par
les Belges dans les années 1930. J. Gahama réfute ainsi les discours des missionnaires
et des autorités administratives qui, durant l’époque coloniale, virent dans les Tutsi une
minorité voire une race supérieure ayant depuis longtemps asservi la masse des Hutu, et
qui assimilèrent bien souvent la catégorie baganwa à une fraction de la minorité tutsi.
2
ibid., p. 21.
ibid., p. 27.
4
ibid., p. 275.
3
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Les schémas raciaux qui justifiaient au Rwanda la prédominance accordée à l’élite tutsi
furent donc également appliqués au Burundi, en dépit des différences existantes dans
l’organisation sociale de ces deux royaumes. De plus, tandis qu’au Rwanda il semble
établi que la royauté soit d’origine tutsi, J. Gahama affirme qu’en ce qui concerne le
Burundi les traditions orales ne l’attestent pas et désignent au contraire dans leur
majorité une origine hutu. Son affirmation se fonde sur un recueil de traditions orales
effectué par Jean-Pierre Chrétien5 ; si ces éléments ne peuvent aboutir à une certitude,
ils montrent à tout le moins selon l’historien français cité par Joseph Gahama, que
contrairement à ce qui fut enseigné durant toute la période coloniale dans les écoles des
missionnaires l’origine tutsi de la monarchie serait sujette à caution.
Dans le domaine de la justice, le rôle du mwami et des Baganwa à l’époque du
Burundi précolonial est également primordial puisque ce sont eux qui rendent les
jugements. Cependant, l’instruction des affaires est confiée à des notables reconnus et
respectés de tous, les bashingantahe, dont le recrutement ne dépend pas de la catégorie
sociale mais des qualités du candidat évaluées selon des critères reconnus par tous. J.
Gahama précise que ces bashingantahe pouvaient être Hutu, Tutsi ou Ganwa, mais que
ces derniers n’étaient que très rarement nommés. Par contre, les Twa se trouvaient
exclus de cette institution et de manière plus générale vivaient « pratiquement en marge
de la société ». L’institution des bashingantahe constituait en tous cas un élément
important de stabilité et d’équilibre, dans la mesure où les avis qu’ils rendaient étaient
fondés sur le respect des coutumes dont ils étaient « les seuls interprètes autorisés », et
qu’ils pouvaient parfois donner raison à un simple particulier face au mwami lui-même.
Selon J. Gahama, « cette institution, unique dans son genre en Afrique interlacustre,
remonterait aux premiers temps de la royauté et n’admettait en son sein que des
hommes intègres et dont la conduite était sans reproche » 6.
Après avoir décrit l’organisation administrative du royaume, J. Gahama
s’attache à expliquer les fondements sacrés et rituels du pouvoir du mwami. Il évoque en
particulier le rite annuel des semailles du sorgho baptisé umuganuro. L’importance de
ce rite dans l’affirmation du pouvoir royal et de son origine sacrée confère aux
ritualistes qui ont la prestigieuse charge de le préparer un rang élevé dans la société
burundaise. Ces « hommes du secret », les banyamabanga occupent ainsi une fonction
primordiale. Il se recrutent au sein de plusieurs lignages, dont l’un notamment est
organisateur de l’umuganuro et dont le chef possède le secret du tambour royal
karyenda, un autre pilier du pouvoir sacré du mwami. Un autre de ces lignages se voit
confier la charge de garder les tombeaux et les domaines royaux. Le pouvoir des
banyamabanga est tel, selon J. Gahama et J.-P. Chrétien qu’il cite, que « ces ritualistes,
appartenant pour la plupart à des lignages hutu, contrôlent des domaines précis qui
échappent au commandement des Baganwa et du roi lui-même » 7. Le rôle social de ces
lignages dont l’auteur précise qu’ils sont souvent hutu, constitue un élément
supplémentaire pour contredire la thèse d’un pouvoir accaparé par les seuls Tutsi et
Baganwa à l’époque précoloniale.
Mais l’interprétation par les missionnaires et l’administration belge des relations
sociales dans le royaume burundais s’appuyait également sur l’existence d’un réseau de
clientèle foncière : l’ubugabire. Celui-ci constitue l’équivalent du système de l’ubuhake
5
ibid., pp. 284-285.
ibid., p. 300
7
ibid., p. 28.
6
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au Rwanda, et fut perçu de la même manière comme le moyen de domination des
« pasteurs tutsi » sur les « agriculteurs hutu ». Dans le cas du Rwanda, nous avons vu
que de nombreuses recherches postérieures à l’époque coloniale et basées sur des
données bien plus rigoureuses sur le plan scientifique ont abouti à contester cette
interprétation. En ce qui concerne le Burundi, J. Gahama affirme qu’il est difficile
d’opérer une partition de la population burundaise entre éleveurs et agriculteurs. Selon
lui, l’économie burundaise avant la colonisation et jusqu'à la période où il rédige son
ouvrage à la fin des années 1970, est une économie agro-pastorale. Cela signifie qu’il
n’existe pas d’opposition entre les activités d’agriculture et d’élevage, qui se trouvent
dans la plupart des cas pratiquées conjointement. Ainsi il écrit : « en 1976, travaillant
sur la même région du Mugamba (...), nous pouvions estimer à 89 % le nombre des
exploitations à la fois pastorales et agricoles »8. Ce constat, s’il n’infirme pas
l’existence d’exploitations à dominante agricole tandis que d’autres seraient à
dominante pastorale, conduit cependant à relativiser l’opposition entre agriculteurs et
pasteurs et entre Hutu et Tutsi. D’autre part, si J. Gahama ne décrit pas en détail le
système de l’ubugabire, il réfute l’idée selon laquelle celui-ci constituait avant tout un
moyen d’asservissement. Ce système n’aurait changé de nature et pris ce caractère que
durant période coloniale où « les liens d’amitié qui unissaient jadis le shebuja à son
mugabire faisaient place à des rapports de domination des riches sur les pauvres » 9.
Les questions du rapport entre Hutu et Tutsi avant l’arrivée des Européens et de
la nature féodale ou non des relations entre « éleveurs » et « agriculteurs », se situent au
cœur des controverses à propos de l’histoire burundaise. Sur ce sujet, l’analyse d’Hubert
Cochet offre un point de vue intéressant. Dans un récent ouvrage paru en 200110, il
conteste ce qui constitue la base de la plupart des analyses de l’histoire burundaise,
qu’elles affirment l’existence d’une féodalité dominée par les Tutsi bien avant la
colonisation où qu’elles voient dans cette dernière l’origine du clivage ethnique.
Évoquant ces différentes interprétations de l’histoire, H. Cochet estime que « tout le
monde est cependant d’accord sur un point : la spécialisation ancienne des uns et des
autres dans des activités productives différentes, les Tutsi étant assimilés à des
pasteurs, les Hutu à des cultivateurs. C’est précisément ce point que nous contestons, ce
dualisme obscurcissant à notre avis l’origine réelle des deux principales composantes
actuelles de la société burundaise » 11.
Selon H. Cochet, la combinaison des activités agricoles et pastorales, relevant
d’une nécessité dans la mesure où l’utilisation de fumures animales permettait seule la
reproduction de la fertilité des terres, serait au contraire une réalité très ancienne. En
cela, il rejoint l’affirmation de J. Gahama lorsqu’il relève la fréquence de l’association
des activités agricoles et pastorales. Mais il précise que l’ « association précoce de la
culture et de l’élevage » « date sans doute de près de deux millénaires ou même
davantage »12. De ce fait, H. Cochet rejette l’ « hypothèse hamitique ». L’idée d’une
arrivée récente des Tutsi sur un territoire où jusque-là les « agriculteurs » hutu
n’auraient pas possédé de bétail lui semble incohérente. H. Cochet estime que la
différenciation sociale qui s’est opérée au sein du royaume burundais avant l’arrivée des
Européens s’explique probablement par un processus, une évolution économique
8
ibid., p. 192.
ibid., p. 323.
10
Hubert Cochet, 2001, Crises et révolutions agricoles au Burundi, INAPG Karthala, Paris.
11
ibid., p. 422.
12
ibid.
9
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progressive, et non par une invasion étrangère. Voici comment il explique ce processus :
« quelques générations ou quelques siècles de ce régime ont dû amplement suffire pour
aboutir à la différenciation socio-économique d’un groupe nettement mieux doté en
bétail et, partant de là, fort bien placé pour reproduire rapports sociaux et institutions
politiques à son profit. L’émergence d’un groupe bien pourvu en bétail et forcément
minoritaire ne serait alors que la conséquence la plus élémentaire d’un phénomène de
différenciation économique somme toute peu original et sans rapport avec une
quelconque ethnicité des origines »13.
Hubert Cochet ajoute qu’à la fin du XIXe siècle, d’importantes épizooties ont
décimé le bétail, ce qui aboutit à renforcer le caractère inégalitaire de sa répartition. Une
partie des agriculteurs s’en trouva même totalement dépourvue et cette situation, née de
circonstances particulières, aurait contribué à donner une image déformée de la réalité
précoloniale aux colons européens arrivés au Burundi à la même époque. La projection
dans le passé lointain de cette situation récente et due à la décimation du bétail par des
épizooties, serait à l’origine du dualisme agriculteurs/éleveurs devenu l’un des poncifs
de l’histoire burundaise. Les observateurs de l’époque coloniale auraient ensuite
expliqué le rôle dominant des éleveurs par un « culte de la vache » dont Hubert Cochet
estime qu’il fut une invention.
L’analyse d’Hubert Cochet permet ainsi de dépasser l’opposition entre les
tenants d’une histoire burundaise précoloniale caractérisée par l’existence d’une
féodalité dominée par la minorité tutsi, et ceux qui affirment l’absence de clivage
ethnique avant la colonisation. Ces deux types de conceptions sont, comme le relève H.
Cochet, également influencées par les enjeux politiques contemporains : « L’histoire est
donc un enjeu d’affrontement politique, le terrain où chacun recherche, pour les uns,
les Hutu, les preuves de son identité, de sa différence par rapport à l’autre, de
l’antériorité de ses droits, pour les autres au contraire, les Tutsi, la négation des
antagonismes et la justification de ses pratiques sociales et politiques
contemporaines » 14.
La présentation des différentes analyses de l’histoire burundaise, et en particulier
du génocide de 1972, nous permettra effectivement de mesurer les enjeux politiques de
ces controverses historiques. Mais avant d’étudier d’autres approches de l’histoire du
Burundi, nous allons achever la brève présentation de l’interprétation produite par
Joseph Gahama.
Pour cet historien, le royaume burundais précolonial dirigé par le mwami se
distinguait par sa structure complexe et sa hiérarchisation. Une catégorie sociale
particulière, celle des Baganwa, occupait les postes de pouvoir les plus importants.
Toutefois, ce pouvoir des Baganwa se trouvait en partie contrebalancé par l’autorité des
ritualistes banyamabanga, en majorité issus de lignages hutu, mais aussi par le rôle
important en matière de justice et de respect des coutumes des bashingantahe, lesquels
se recrutaient dans les différentes catégories sociales de la population. Par conséquent,
la conception missionnaire et coloniale d’un royaume burundais dominé uniquement par
les Tutsi et les Baganwa, eux-mêmes assimilés bien souvent à une fraction des
premiers, et imposant leur joug à une masse hutu considérée comme inférieure,
relèverait d’une vision quelque peu schématique et simplifiée de la réalité précoloniale.
13
14
ibid., p. 424.
ibid., p. 422.
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C’est pourtant sur cette conception que la puissance mandataire belge s’appuya pour
définir sa politique d’administration indirecte du Burundi.
Avant d’être placé sous mandat belge, le Burundi fut, de même que le Rwanda,
une colonie allemande. En 1903, le mwami Mwezi Gisabo avait fini par accepter le
protectorat allemand sur le Burundi. Celui-ci s’exerça durant une quinzaine d’années
mais, s’il commença à modifier les structures sociales du royaume, selon J. Gahama
c’est durant la période du mandat belge que les transformations les plus profondes
furent accomplies.
La défaite de l’Allemagne lors de la première guerre mondiale entraîna le
repartage des colonies allemandes en Afrique entre les pays vainqueurs. Le traité de
Versailles attribua certains territoires à l’Angleterre, tandis que le Ruanda-Urundi fut
placé sous administration belge par la Société des Nations (SDN) à partir de 1919. Le
mandat accordé à la Belgique par la SDN, un mandat de type B, impliquait en principe
le devoir pour la puissance mandataire de conduire une politique permettant à terme à
ces territoires de s’administrer eux-mêmes. Le respect de la liberté de conscience et de
religion ainsi que de la liberté des relations commerciales entre le territoire sous mandat
et l’ensemble des pays de la SDN faisaient également partie des obligations de la
puissance mandataire. Or, J. Gahama montre que la Belgique passa rapidement outre.
Dès 1925 et en violation manifeste des modalités du mandat, le Ruanda-Urundi devint
une « une sorte de sous-colonie » du Congo belge auquel il se trouva rattaché
administrativement. Alors qu’officiellement le rôle de la Belgique est de conduire le
territoire sous mandat à la capacité de s’administrer de manière indépendante, celui-ci
se trouve placé dans un état de subordination politique et économique vis-à-vis du
Congo belge. Pour J. Gahama les raisons de cette union administrative sont avant tout
d’ordre économique : le territoire du Ruanda-Urundi, densément peuplé, pouvait fournir
la main d’œuvre nécessaire à l’exploitation des richesses minières et agricoles du très
vaste Congo.
Après un débat qui opposa les partisans de l’administration directe à ceux de
l’administration indirecte, la Belgique opta finalement pour cette dernière. Cela signifie
que l’administration du pays mandataire choisit de s’appuyer sur le souverain et les
institutions locales pour mener sa politique, et qu’elle leur laissa le pouvoir dans le
domaine des affaires coutumières. Cependant, J. Gahama montre que sous couvert
d’administration indirecte, la politique belge conduisit peu à peu à saper les bases de
l’autorité du mwami et à favoriser les catégories sociales des Baganwa et des Tutsi en
excluant presque complètement les Hutu du pouvoir.
L’un des vecteurs les plus importants de cette remise en cause des structures
traditionnelles de l’autorité fut la réorganisation administrative qui se déroula pour
l’essentiel entre 1926 et 1933. L’objectif officiel de cette réorganisation était de
s’attaquer au morcellement des chefferies et sous-chefferies dont le nombre élevé et
l’éparpillement constituaient un obstacle à une exploitation rationnelle du territoire.
Mais à l’occasion de cette réforme, des enquêtes furent également menées pour évaluer
chaque chef et sous-chef, tant sur le plan de ses capacités de gestion et d’autorité vis-àvis de ses administrés que sur celui de ses rapports avec la puissance mandataire. Ainsi,
les chefs jugés peu dociles, réfractaires à l’autorité belge ou trop sensibles à la pression
de la population placée sous leur autorité furent destitués et leurs territoires remis à des
chefs dévoués à l’administration belge. Alors qu’en 1929 le Burundi était divisé en 133
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chefferies, il n’en restait que 46 en 1933 et 35 en 1945. Par ailleurs, la réorganisation
administrative conduisit à ôter tout poste de commandement aux Hutu. Si en 1929 20 %
des chefs étaient hutu, ce chiffre tomba à 7 % en 1933 puis à 0 % en 1945. La
proportion de chefs tutsi baissa également dans un premier temps, passant de 23 à 15 %,
avant de monter à 29 % en 1945. Le remodelage des chefferies et la redistribution des
territoires se firent donc principalement au profit de la catégorie des Baganwa, et au
sein de celle-ci plutôt au profit de la branche Bezi qui passa de 26 % des postes de chef
en 1929 à 48 % en 1945.15
La première conséquence de ce remodelage des structures administratives fut
donc la nomination directe des chefs par l’administration mandataire. Dès lors, c’est
envers les agents de l’administration belge que ces chefs ont des devoirs, et c’est à eux
qu’ils doivent rendre des comptes s’ils veulent conserver leur commandement, et non à
la population qu’ils administrent ou au mwami. Par conséquent, les chefs deviennent des
auxiliaires du pouvoir colonial privés de pouvoir indépendant et chargés de faire
appliquer les décisions. Ils doivent par exemple récolter l’impôt sur les personnes - la
capitation - payé par tous les hommes adultes valides (HAV). Or, cet impôt constitue
une charge extrêmement lourde pour les paysans qui doivent, pour s’en acquitter,
vendre une partie considérable de leurs récoltes. Les chefs sont également chargés de
recruter la main d’œuvre nécessaire au portage ou au travail forcé employé pour réaliser
les grands travaux décidés par la puissance mandataire. Ils exécutent ainsi les tâches les
plus ingrates et usent de la contrainte matérielle et physique contre la population pour
faire respecter les décisions, sous peine de se voir eux-mêmes infliger des amendes ou
des châtiments corporels par les fonctionnaires coloniaux. Comme l’écrit J. Gahama,
« pour échapper aux sanctions, les chefs doivent faire exécuter les travaux, même de
force, en conséquence de quoi ils deviennent de véritables tyrans, s’ils ne veulent pas
compromettre leur situation » 16.
Sous couvert de maintien des autorités coutumières, la puissance mandataire
contrôle de façon croissante l’ensemble du pouvoir. Quant aux chefs et sous-chefs
nommés par l’administration belge et sélectionnés en vertu de leur docilité, contraints
de faire appliquer des décisions pour le moins impopulaires ils perdent en général tout
prestige vis-à-vis de la population. Mais la politique de réorganisation administrative a
également contribué à saper les bases, matérielles mais aussi sacrées, du pouvoir royal.
La réorganisation des chefferies et la redistribution des territoires qui en découle
conduit progressivement à la disparition des domaines royaux. En effet certains chefs,
de leur propre initiative, se mettent dès 1920 à annexer des fractions de ces domaines
sans que cela suscite de réaction de la part de l’administration belge. Plus tard, c’est la
puissance mandataire elle-même qui attribue des fractions du domaine royal à certains
chefs au point que les domaines royaux finissent par disparaître. De même, les
banyamabanga, ritualistes de la monarchie, gardiens des domaines royaux et du
tambour sacré, sont eux aussi expropriés au début des années 1930 des terres que leur
avait accordé le pouvoir royal. Un autre pilier essentiel de la monarchie, garant de la
sacralité du pouvoir, se trouve ainsi détruit. Le mwami Mwambutsa n’est pas
officiellement destitué, mais les bases de son pouvoir se trouvent en grande partie
anéanties.
15
16
Joseph Gahama, op. cit.., p. 104.
ibid., p. 127.
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Sur le plan économique, la période des années 1930 consacre l’extension de la
culture du café. Celle-ci, introduite par les missionnaires à la fin du XIXe siècle, devient
obligatoire. Plus généralement, la puissance belge confrontée à plusieurs famines
meurtrières dans les années 1920 s’emploie à réorganiser l’agriculture. De nouvelles
plantes comme le manioc sont imposées et doivent remplacer les cultures traditionnelles
jugées trop soumises aux variations du climat. Cependant pour J. Gahama, si le
caractère saisonnier des cultures traditionnelles et les variations du climat expliquent en
partie les situations de pénurie, les famines des années 1920 sont aussi pour une grande
part dues au « poids des corvées coloniales » et à l’obligation de consacrer une partie
des terres à des cultures destinées à l’exportation plutôt qu’aux cultures vivrières. Le
manque de routes et de moyens de communications constituent également des facteurs
aggravant des famines, dans la mesure où ils rendent très difficile l’acheminement de
secours alimentaires. Or de ce point de vue, l’action de la Belgique fut extrêmement
limitée puisqu’à la fin du mandat seuls 80 kilomètres de route bitumée avaient été
construits. Par ailleurs « les routes, construites presque exclusivement par les Barundi
eux-mêmes, ne reliaient que des centres administratifs et n’étaient pas conçues pour un
développement économique planifié » 17.
J. Gahama commente également les conséquences de l’action socio-culturelle du
mandat belge. Il s’agit d’un élément important pour la compréhension des relations
entre Hutu et Tutsi au Burundi après l’indépendance. Toutefois, nous ne nous y
attarderons pas dans la mesure où la situation prévalant au Burundi du point de vue de
l’enseignement et de la diffusion de l’idéologie missionnaire est en grande partie
similaire à celle du Rwanda exposée plus haut. En effet, de même que dans le royaume
voisin, l’enseignement au Burundi est presque entièrement confié aux missions
catholiques. Quant à la philosophie générale de cet enseignement, J. Gahama la résume
de la façon suivante : « D’une manière générale, on chercha à donner à la masse une
petite formation. On toléra une petite élite, mais uniquement choisie dans la classe
dirigeante dite coutumière et devant être éduquée à part dans une école où on remodela
les cadres pour mieux les manipuler » 18. Selon l’idéologie développée par les
missionnaires tant au Rwanda qu’au Burundi, la classe dirigeante est censée
correspondre à la minorité Ganwa et Tutsi et exclure les Hutu. La discrimination
« raciale » prévaut dans les écoles et en particulier dans le recrutement des élites
formées à Astrida. Ainsi, la politique adoptée en matière d’enseignement complète
l’éviction de la « catégorie » hutu des postes de responsabilité administrative. Elle
contribue de ce fait à entretenir un clivage et même une opposition entre Hutu et Tutsi
sur le plan social, tandis que l’idéologie justifiant cette inégalité se répand en premier
lieu parmi les élites.
D’autre part, tandis que les débuts de la christianisation du pays furent plutôt
difficiles, le mouvement de conversion s’accélère dans les années 1920-1930, de sorte
que l’Église devient un pilier essentiel du pouvoir colonial. En effet, la conversion à la
religion catholique s’avère, à l’époque de la réorganisation administrative, une
condition pour devenir chef ou le rester. La religion constitue dès lors, selon les mots de
J. Gahama, le « portail du pouvoir »19.
17
ibid., p. 166.
ibid., p. 245.
19
ibid., p. 230.
18
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En conclusion, l’ouvrage de J. Gahama montre à quel point la période du mandat
belge a bouleversé les institutions traditionnelles du pouvoir au Burundi, et modifié les
rapports entre les différentes catégories de la population. En dépit du choix affiché de
l’administration indirecte, la puissance mandataire belge a, de par sa politique, sapé les
bases de l’autorité traditionnelle qui fut vidée de son contenu et transformée en simple
relais du pouvoir belge. Par ailleurs, la Belgique a mené une politique de ségrégation en
écartant systématiquement les Hutu du pouvoir et du système de formation des élites
puis en diffusant, notamment par le biais des missions et des écoles tenues par les
missionnaires, l’idéologie de la supériorité de la minorité tutsi et ganwa sur la masse
hutu. Ainsi, conclut J. Gahama, « la politique ségrégationniste de la Belgique, pratiquée
sur tous les plans et privilégiant, il faut le reconnaître, l’aristocratie ganwa et quelques
Batutsi au détriment des Bahutu, porte une lourde responsabilité historique dans les
événements dramatiques de 1959, 1963 et 1973 au Rwanda, et de 1965, de 1969 et de
1972 au Burundi » 20.
1-2- La « féodalisation du pouvoir » sous le Mandat belge, selon JeanPierre Chrétien
Jean-Pierre Chrétien, un historien français spécialiste du Burundi, a consacré de
nombreux articles aux différentes périodes de l’histoire de ce pays. Dans l’un d’eux,
rédigé en 1982, il s’interroge sur les modalités et les conséquences de l’administration
dite indirecte pratiquée sous le mandat belge sur les structures sociales et
administratives du Burundi21. De même que J. Gahama, il montre que la politique de
l’administration belge aboutit à détruire les piliers du pouvoir du mwami au profit de
l’aristocratie des princes ganwa. Ainsi, l’idée couramment admise à l’époque coloniale
selon laquelle le Burundi ancien possédait une organisation sociale comparable à la
féodalité, tandis que durant la période coloniale le pouvoir central fut au contraire
renforcé et centralisé se trouve en quelque sorte renversée par J.-P. Chrétien. En effet, la
thèse centrale de son article consiste à montrer que c’est bien durant la période
coloniale, et suite à la politique menée par l’administration belge, que s’accomplit un
processus de féodalisation et d’affaiblissement du pouvoir central au Burundi.
Nous avons vu avec J. Gahama que la Belgique, qui reçut le mandat sur le
Ruanda-Urundi à l’issue de la première guerre mondiale, avait opté pour une politique
d’administration indirecte ou indirect rule. En théorie, cette politique consiste à
maintenir en place les pouvoirs traditionnels et à respecter les structures de la société.
Dans le cas du Burundi, J.-P. Chrétien écrit que « la thèse habituelle, érigée presque au
rang des évidences du sens commun, est celle de la continuité d’une société préservée
dans ses structures et ses valeurs jusqu'à la veille de la décolonisation » 22. A l’inverse,
l’auteur entreprend de montrer que les structures de la société burundaise furent
remodelées en profondeur par l’administration coloniale, de sorte que les
« archaïsmes » parfois mis en cause lors des conflits post-coloniaux sont souvent des
phénomènes récents qui se sont développés dans la période du mandat belge. Ainsi le
caractère « féodal » de la société burundaise, que la colonisation est supposée avoir
conservé selon les écrits de « la plupart des auteurs coloniaux », serait en réalité un
produit de la politique coloniale.
20
ibid., pp. 407-408.
Jean-Pierre Chrétien, « Féodalité ou féodalisation sous le Mandat belge », in J.-P. Chrétien, 1993,
Burundi, l’histoire retrouvée, Karthala, Paris.
22
ibid., p. 190.
21
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Le premier élément à l’appui de l’ancienne thèse dominante réside dans le
constat qu’à la veille de la colonisation, le royaume du Burundi était morcelé et
fréquemment en proie à l’agitation voire à l’« anarchie ». Cette faiblesse du pouvoir
central bénéficiait aux chefs des provinces périphériques, c’est-à-dire essentiellement
les princes de l’aristocratie ganwa. Or, la politique coloniale, loin de s’atteler à réduire
le pouvoir de ces princes pour les soumettre à l’autorité centrale du mwami, consista au
contraire à s’appuyer sur eux en leur accordant un pouvoir croissant face à un roi dont
les fondements matériels et sacrés de la domination se trouvaient progressivement
affaiblis voire détruits.
J.-P. Chrétien rappelle, à l’instar de J. Gahama, que la qualité de ganwa
supposait l’appartenance à la famille royale et revêtait donc un caractère héréditaire.
Toutefois, depuis le XVIIIe siècle au moins, la succession au tambour royal s’effectuait
suivant un cycle de quatre rois, respectivement nommés Ntare, Mwezi, Mutaga et
Mwambutsa. Les princes ganwa lors d’un cycle déterminé étaient des descendants du
mwami en place pour la plupart, tandis que les descendants des rois précédents se
trouvaient peu à peu réduits au rang de simples Batutsi. Par conséquent la qualité de
prince ganwa, tout en s’appuyant sur la notion d’hérédité, dépendait également du cycle
en cours. Par ailleurs, le terme ganwa ne peut être assimilé à celui de chef ou de souschef comme ce fut progressivement le cas durant la période coloniale. Mais J.-P.
Chrétien ajoute que ce glissement de sens ne fit que traduire l’évolution réelle.
L’administration coloniale, dans sa volonté de s’appuyer sur une aristocratie stable et
cohérente, sélectionna elle-même les chefs parmi les familles princières et en réduisit le
nombre en augmentant la taille des territoires administrés par chacun d’eux. Ce
processus de réorganisation administrative se traduisit par l’élimination des chefs hutu,
par le maintien du taux de chefs tutsi, et par le recul des chefs batare (descendants de
Ntare) au profit des Bezi (descendants de Mwezi Gisabo) au sein de l’aristocratie
ganwa.
J.-P. Chrétien montre que, parmi les Bezi, c’est le groupe descendant du prince
Ntarugera qui fut le plus favorisé. Selon l’auteur cela ne doit rien au hasard puisque
Ntarugera a dû son influence, à l’époque de Mwezi, à la politique de compromis qu’il
mena avec les occupants allemands puis avec les Belges à partir de 1916. Cette analyse
précise de l’origine des chefs sélectionnés par l’administration belge confirme la
volonté de celle-ci de mettre en place des chefs qui lui soient dévoués, et qui deviennent
de plus en plus de simples exécutants de ses décisions. L’analyse de l’origine des chefs
du groupe batare aboutit au même type de conclusions. En effet, au sein de ce groupe se
distinguent les descendants de Mudari, petit-fils de Ntare, dont le chef Pierre
Baranyanka est le principal représentant. Celui-ci, dont Gahama décrivait également
l’ascension rapide dans son ouvrage, devint à l’époque du mandat belge l’un des chefs
les plus puissants du Burundi. Il fut d’abord formé à Gitega, dans la première école de
chefs fondée par les Allemands, avant de prendre contact suite à la défaite de
l’Allemagne avec les nouveaux administrateurs belges dont il gagna rapidement la
confiance. Il apparaît ainsi que le dévouement envers l’administration coloniale
constitue la qualité essentielle pour être sélectionné et demeurer chef.
Ce constat se trouve d’ailleurs confirmé par l’étude, réalisée par l’auteur, des
questionnaires auxquels durent se soumettre les chefs à l’époque de la réorganisation
administrative. Ceux-ci font apparaître que les qualités primordiales aux yeux de
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l’administration sont la franchise et la docilité du chef envers les administrateurs et la
fermeté vis-à-vis de ses administrés, soit la capacité à faire appliquer les décisions
prises par l’autorité mandataire. Les chefs sont ainsi notés à la fois sur leurs rapports
avec l’administration et sur la manière dont ils sont jugés par leurs administrés. Il
apparaît que certains chefs, jugés « bons » par l’administration, sont au contraire jugés
« mauvais » du point de vue de leurs relations avec leurs administrés et inversement.
Cette situation illustre la position contradictoire du chef dont le maintien dépend de sa
capacité à percevoir les impôts, à recruter suffisamment d’hommes valides pour les
corvées ou encore à imposer les cultures obligatoires du manioc ou du café. Cela
implique souvent l’emploi de la coercition contre la population pour la contraindre à
satisfaire les exigences de l’administration coloniale. Par conséquent, les chefs qui
satisfont le mieux aux critères de l’administration parviennent en général à ce résultat
par un comportement tyrannique qui les rend impopulaires aux yeux de la population.
Les chefs tels que Baranyanka, dont l’administration fait l’éloge, « sont décrits par les
paysans comme des tyranneaux qui « gouvernaient à l’envers » » 23.
Pourtant, ces chefs voient leur pouvoir s’accroître en proportion du soutien que
leur accorde l’administration coloniale. Les territoires qu’ils administrent sont de plus
en plus vastes, leur richesse grandit, et le fait qu’ils soient soutenus par la puissance
matérielle et morale de l’occupant dissuade souvent toute velléité de contestation. J.-P.
Chrétien peut ainsi conclure que « les Européens étaient devenus à leur tour, source de
légitimité »24. En effet, le processus de réorganisation administrative aboutissait à
concentrer les fonctions de chefs et de sous-chefs au profit de l’aristocratie ganwa. Dans
le même temps, les réformes engagées aboutissaient à l’affaiblissement continu de
l’autorité du mwami. Nous avons évoqué ce processus d’après la description qu’en
fournit J. Gahama, et nous n’allons pas y revenir en détail. Rappelons toutefois que si le
mwami est en théorie soutenu par l’administration et maintenu à son poste, les
fondements tant matériels que sacrés de son pouvoir sont tour à tour détruits. Le rite de
l’umuganuro est supprimé, les ritualistes chargés de son organisation et les gardiens du
tambour royal sont déchus de leurs prérogatives, les domaines royaux sont attribués aux
chefs les plus appréciés par l’administration etc. L’autorité du mwami est ainsi vidée de
son contenu ; la légitimité du pouvoir réside désormais dans le soutien des Européens.
En conclusion, J.-P. Chrétien estime que la politique menée sous le mandat belge
aboutit à un processus de féodalisation du pouvoir sous la tutelle de l’administration en
vue de rentabiliser et de rationaliser l’exploitation du travail rural, tandis que l’autorité
centrale du mwami, bien qu’officiellement maintenue, se trouvait privée de ses
fondements principaux. Ainsi il conclut : « On peut donc voir dans la société du
Mandat une sorte de néoféodalisme rationalisé, garant de l’ordre public et de la
rentabilisation du travail rural, à l’ombre de la souveraineté belge, mais sans que ni la
centralisation des pouvoirs africains en tant que tels, ni l’émancipation des paysans
aient été vraiment réalisés » 25. Selon lui, c’est ce remodelage des structures sociales et
de pouvoir du pays, entrepris au nom du maintien des formes anciennes du pouvoir
« féodal », qui continua ensuite à être considéré comme l’image du Burundi ancien. La
féodalisation du pouvoir qui n’était en réalité que le produit de la politique coloniale, fut
donc regardée conformément à la conception coloniale de l’histoire burundaise comme
l’héritage de la société traditionnelle.
23
ibid., p. 213.
ibid., p. 213.
25
ibid., p. 215
24
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1-3- Raphaël Ntibazonkiza et la remise en cause de « l’école historique
burundo-française »
Les analyses de Jean-Pierre Chrétien et de Joseph Gahama sur l’histoire
précoloniale du Burundi et les transformations introduites par l’administration belge
sont largement similaires, comme le montre le rapide exposé que nous venons d’en
faire. Cependant, cette interprétation historique se trouve contestée par plusieurs
auteurs, parmi lesquels l’historien burundais Raphaël Ntibazonkiza.
Cet auteur se montre extrêmement critique à l’égard de ce qu’il nomme « l’école
historique burundo-française », dont Jean-Pierre Chrétien et Joseph Gahama
compteraient parmi les principaux représentants. Dans un ouvrage retraçant l’histoire du
Burundi, R. Ntibazonkiza affirme que « leur approche partisane a été magistralement
critiquée par l’un des grands spécialistes du Burundi sur le plan socio-politique, le
Professeur René Lemarchand. Celui-ci s’attache à prouver que l’on ne peut pas
éternellement et impunément travestir l’histoire d’un peuple » 26. Le ton virulent de la
critique atteste de l’importance des enjeux de l’interprétation de l’histoire burundaise, et
notamment de l’histoire précoloniale de ce pays. Nous verrons que les conceptions de
R. Ntibazonkiza s’opposent nettement, sur plusieurs points déterminants, à celles
développées par J.-P. Chrétien et J. Gahama.
Les deux auteurs dont nous venons d’exposer brièvement l’analyse historique
s’accordent à penser que le royaume burundais précolonial ne peut être qualifié de
féodal, et qu’en outre le pouvoir y était exercé par une catégorie particulière de la
population, les Baganwa, assimilables ni aux Tutsi ni aux Hutu. D’autre part, ils
affirment que certaines des fonctions les plus prestigieuses de la société précoloniale
étaient confiées à des lignages hutu, s’opposant ainsi à l’idée d’une société dominée par
la minorité tutsi. Or, ce sont ces conceptions que R. Ntibazonkiza conteste
vigoureusement. Selon lui, les rapports inégalitaires entre Hutu et Tutsi et la domination
de type féodal exercée par la minorité tutsi sur la masse hutu, auraient au contraire
caractérisé la société burundaise depuis plusieurs siècles avant la colonisation. Il
qualifie la société précoloniale de « monarchie féodale de droit divin » fondée sur une
forme de contrat nommé ubugabire, qui établissait des « rapports inégalitaires et de
domination ethnique héréditaire » 27. Si le conflit entre Hutu et Tutsi ne constituait pas
dès cette époque un élément déterminant de l’évolution du royaume, cela ne signifie pas
que le clivage ethnique était inexistant mais plutôt que les rapports de domination
depuis longtemps établis se trouvaient majoritairement acceptés par la masse hutu
asservie.
Voici comment R. Ntibazonkiza décrit le fonctionnement de la société
précoloniale et les mécanismes par lesquels s’exerçait la domination de la minorité
tutsi : « Si nous regardons bien l’Histoire du Burundi, nous voyons de prime abord
l’existence d’une structure politique précoloniale « centre-périphérie ». Cette structure
s’articulait sur la distinction ethnique Tutsi-Hutu, en considérant, bien entendu, que
c’est l’aristocratie tutsi qui détenait le pouvoir politique, militaire, économique et
social, tandis que les « élites » hutu étaient minorisées, voire écartées. Concrètement, le
pouvoir tutsi était féodal. Il tournait autour du « bugabire » et du « bugererwa », un
26
Raphaël Ntibazonkiza, 1993, Au royaume des seigneurs de la lance, tome 2, Droits de l’Homme,
Bruxelles, p. 14.
27
ibid., p. 17.
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système de double clientélisme, basé sur la propriété de la vache et de la terre. C’était
un système de tenure qui maintenait des rapports inégalitaires entre agriculteurs et
éleveurs, et ces rapports furent à la base des antagonismes ancestraux entre Hutu et
Tutsi » 28. À l’inverse des auteurs qui estiment la colonisation responsable du
développement d’un clivage ethnique entre Hutu et Tutsi, R. Ntibazonkiza considère
celui-ci comme séculaire, évoquant même un « colonialisme tutsi, vieux de plus de 400
ans » 29. De ce fait, il existerait selon lui une certaine continuité dans l’histoire du
Burundi depuis l’époque précoloniale jusqu'à la période post-indépendance, durant
laquelle le conflit Hutu/Tutsi s’est politisé et exacerbé jusqu'à conduire à un génocide en
1972.
La réfutation des thèses de J.-P. Chrétien et J. Gahama par R. Ntibazonkiza
s’appuie également sur l’affirmation d’une appartenance à l’ethnie tutsi de l’aristocratie
ganwa. Ce faisant, il conteste l’un des principaux arguments visant à démontrer que
c’est bien l’administration coloniale qui, en assimilant abusivement les Baganwa à
l’ethnie tutsi et en écartant systématiquement de leurs fonctions les chefs hutu, aurait
fait d’une fraction de l’ethnie tutsi le relais de sa domination. Dans un document publié
par le G.R.A.B. (Groupe de réflexion et d’action pour le Burundi) dont R. Ntibazonkiza
est l’un des auteurs, on peut lire l’affirmation suivante : « ce ne sont pas les Ganwa qui
régnaient, car seul le roi régnait. Bien plus, ils n’étaient pas de lignage mixte : ces
Ganwa, descendants de lignée royale, étaient tutsi et ne faisaient que gouverner pour le
roi » 30. Le mwami, l’aristocratie ainsi qu’une grande partie des chefs à différents
niveaux appartenaient donc selon lui à l’ethnie tutsi bien avant la colonisation. Cela ne
signifie pas pour autant que la politique menée par l’administration coloniale, belge en
particulier, n’eut aucun impact sur les structures sociales et politiques du Burundi, et
partant sur les relations entre Hutu et Tutsi.
D’après R. Ntibazonkiza et les autres auteurs de l’analyse citée, « le système
colonial renforça fortement ce déséquilibre, ou plutôt l’ordre établi, surtout par le biais
de l’école ». De plus, la politique belge aboutit au « renforcement de la féodalité
locale » 31 en s’appuyant sur les structures administratives traditionnelles. Autrement
dit, si ces auteurs estiment que la Tutelle belge choisit de s’appuyer sur la minorité qui
imposait déjà sa domination avant son arrivée et qu’elle ne « créa » pas ces rapports de
domination, ils affirment également que la politique coloniale aggrava nettement
l’inégalité entre Hutu et Tutsi.
La Tutelle belge se trouve ainsi accusée d’avoir volontairement renforcé les
divisions propres à la société burundaise pour mieux asseoir son pouvoir. L’un des
aspects de cette politique coloniale consista en une justification des rapports de
domination entre Hutu et Tutsi par la prétendue supériorité naturelle des Tutsi. Puisant
dans des théories raciales qui se voulaient scientifiques à l’époque, l’administration
belge a propagé l’idée selon laquelle les Tutsi constituaient une race différente des Hutu
et faite pour gouverner en raison de sa supériorité intellectuelle. La tutelle belge « a usé
de stéréotypes divisionnistes qui faisaient des seuls Tutsi des « Africains-Européens »,
des « hommes aux traits fins et exceptionnellement intelligents pour des Nègres », selon
Monseigneur Classe, évêque de Kabgayi, le principal artisan de cette politique, en
28
ibid., p. 325.
ibid., p. 324.
30
GRAB, février 1997, Scandale d’une enquête à l’ONU, Bruxelles, p. 28.
31
ibid.
29
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1930 » 32. Cette justification idéologique du rôle dominant exercé par la minorité tutsi
eut des répercussions importantes sur les deux principales composantes de la population
burundaise. L’enseignement de ces stéréotypes à l’école et leur affirmation constante
sur une longue période, ont abouti à leur intériorisation profonde aussi bien par les Tutsi
que par les Hutu : « Les premiers acquerront petit à petit un profond et stimulant
complexe de supériorité, tandis que les seconds seront paralysés par un grave et
débilitant complexe d’infériorité » 33.
La ségrégation scolaire pratiquée par les Belges en faveur des Tutsi se trouve
particulièrement dénoncée car elle aboutit à ce que, « à l’approche de l’indépendance,
les Tutsi constituaient le plus gros contingent d’intellectuels burundais ». Les auteurs
évoquent également les conséquences de la réforme administrative de 1933, que Joseph
Gahama présente comme une étape essentielle du remodelage de la société burundaise.
S’ils affirment également que cette réforme aboutit à la mise à l’écart des chefs hutu, ils
n’en considèrent pas moins que ceux-ci étaient déjà extrêmement minoritaires
auparavant, au sein d’une société de type féodal dominée par la minorité tutsi. Selon
eux, « les Belges vont soumettre toutes les formes de chefferies à la seule direction de
Tutsi par la réforme administrative de 1933. Par cette réforme, les quelques Hutu
placés au sein de la hiérarchie administrative monarchique en ont été écartés » 34.
Pour conclure, si R. Ntibazonkiza ainsi que d’autres auteurs réfutent l’idée d’une
origine coloniale du clivage ethnique et de la domination de la minorité tutsi, ils
montrent que la Tutelle belge joua un rôle important dans le renforcement de ce clivage.
D’une part, en lui donnant un fondement soi-disant « naturel » par l’affirmation de la
supériorité tutsi, d’autre part en écartant les Hutu de toute fonction administrative et en
appliquant une politique de ségrégation dans la formation qui empêcha la constitution
d’une intelligentsia hutu nombreuse avant l’indépendance.
1-4- Un royaume féodal dominé par une aristocratie tutsi, selon Jean
Ziegler
L’universitaire suisse Jean Ziegler, dans un ouvrage relativement ancien, reprend
à son compte l’hypothèse d’une origine « éthiopide » des Tutsi, qui seraient arrivés au
Burundi vers le début du XVIe siècle et auraient dès ce moment imposé leur domination
aux Hutu. Ce sont les immigrants Tutsi qui auraient créé un royaume au Burundi que
Jean Ziegler qualifie de « royauté errante » dans la mesure où celle-ci serait dépourvue
d’administration stable et de pouvoir fixe : « Comme la presque totalité des royaumes
éthiopides, le royaume du Burundi était, dès ses origines, un royaume migratoire » 35.
Peu à peu, la parenté de la famille royale aurait constitué des clans particuliers, donnant
ainsi naissance à l’aristocratie ganwa.
Selon Jean Ziegler, qui s’appuie sur la chronologie du royaume construite par
Jan Vansina, la division de l’aristocratie ganwa en deux groupes rivaux remonterait au
règne de Ntare II à la fin du XVIIIe siècle. À l’origine, ces rivalités qui se traduisirent
ensuite régulièrement par des conflits sanglants auraient opposé les partisans des
32
ibid., p. 32.
ibid.
34
ibid.
35
Jean Ziegler, 1979, Le pouvoir africain, Points/Seuil, Paris, p. 51.
33
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généraux de Ntare II (Abatare), à ceux de Mwezi, le successeur de Ntare II (Abezi) 36. J.
Ziegler souligne que ce conflit au sein de l’aristocratie perdura bien après que l’origine
en fut presque oubliée. D’autre part, si l’auteur affirme l’origine tutsi du royaume et de
l’aristocratie ganwa, il estime qu’au moment de l’arrivée des premiers colons européens
il n’existait guère d’inégalités économiques flagrantes au sein de la population en
fonction de l’appartenance ethnique : « Entre les Batutsi ordinaires, les Bahima et les
Bahutu, il n’y a pas de différence économique éclatante » 37.
Jean Ziegler insiste sur l’importance de l’ubugabire à l’époque précoloniale,
qu’il définit comme un contrat de clientèle assurant au départ la domination des pasteurs
tutsi et la « vassalisation » des agriculteurs hutu. Cependant, il montre également que la
diffusion de ce type de contrat de clientèle provoqua des différenciations sociales et
économiques dans la société burundaise, qui ne s’établirent pas forcément en fonction
de l’appartenance ethnique. Cela explique sa remarque, citée plus haut, selon laquelle le
niveau de vie des « simples » Tutsi ne différait pratiquement pas de celui des Hutu au
moment de l’arrivée des Européens. Ainsi, il écrit à propos de l’ubugabire que
« rapidement cet instrument ingénu et pacifique de vassalisation a créé une
stratification qui néglige de plus en plus la distinction entre ethnies différentes. Un
Muhutu pauvre peut s’adresser à un autre Muhutu ou à un Mututsi pour lui demander
le prêt d’une vache et lui offrir en échange ses services. Il arrive également, quoique
plus rarement, qu’un Mututsi soit demandeur auprès d’un Muhutu » 38.
Pour J. Ziegler, le réseau complexe et très dense des contrats et des sous-contrats
qui s’établissent constitue le fondement des relations sociales dans le royaume
burundais, qu’il décrit comme des relations de type féodal entre seigneurs et vassaux à
différents niveaux. Si le roi est bien le propriétaire exclusif des terres de tout le
royaume, le pouvoir politique et judiciaire exercé par les princes et les grands chefs est
considérable. Les intrigues conçues par des seigneurs qui cherchent à s’attacher les
services de clients mécontents d’un seigneur rival afin d’accroître la portion de territoire
sur laquelle s’exercent leurs pouvoirs, sont en outre quotidiennes : « En trouvant dans le
territoire, souvent très éloigné, d’un autre Muganwa un client mécontent, déçu ou
simplement ambitieux (...), un seigneur peut infiltrer la zone d’influence d’autrui » 39.
De même que R. Ntibazonkiza, J. Ziegler décrit un royaume burundais
précolonial constitué et dominé par les Tutsi, qui auraient immigré vers le XVIe siècle.
Selon lui, la vie du royaume était soumise aux rivalités parfois sanglantes au sein de
l’aristocratie ganwa comme à la guerre d’influence que se livraient les seigneurs ou les
grands chefs locaux. Les relations sociales au sein du Burundi précolonial étaient de
type féodal, basées sur le contrat de clientèle ubugabire. Cependant, J. Ziegler réfute
l’analyse selon laquelle ce contrat matérialisait la soumission des agriculteurs hutu, dans
leur ensemble, aux pasteurs tutsi. Il montre que les liens de subordination ne suivaient
pas la seule « frontière » ethnique, et que la stratification sociale née de ce réseau
mouvant de contrats de clientèle ne se confondait pas avec les différences ethniques. De
ce point de vue, son analyse diffère dans une certaine mesure de celle de R.
Ntibazonkiza.
36
ibid., p. 59.
ibid., p. 66.
38
ibid., p. 79.
39
ibid., p. 81.
37
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2- Les interprétations de la première décennie de l’indépendance et de la
crise de 1972
Les analyses qui viennent d’être présentées illustrent les divergences existantes
sur l’histoire précoloniale du Burundi et les transformations des relations sociales
provoquées par l’administration belge. Il faut à présent nous intéresser à ce qui fera
l’objet de notre étude de presse : la crise de 1972. De nouveau, nous chercherons à
présenter différentes analyses de la crise et à savoir à quelles conceptions historiques
des relations sociales ou ethniques au Burundi elles se rattachent. Ce travail permettra
ensuite d’appréhender le traitement de la crise par la presse et de comprendre le type
d’analyses que les journalistes développent, la nature des références qu’ils utilisent, et le
degré de scientificité des conceptions qu’ils convoquent pour expliquer l’événement.
Nous tenterons également de mettre en évidence les enjeux internationaux de la crise
qui, à la différence du génocide au Rwanda, se situe en pleine période de guerre froide
et de division du monde en deux blocs antagonistes, opposés en théorie sur le plan de
l’idéologie et de l’organisation sociale. Nous verrons dans quelle mesure cette situation
internationale implique, ou non, une grille de lecture particulière des événements. Puis,
après avoir étudié l’analyse de plusieurs universitaires, nous nous intéresserons aux
télégrammes confidentiels envoyés, durant le mois de mai 1972, par l’ambassade
américaine de Bujumbura au département d’État à Washington. Ceux-ci nous semblent
revêtir un intérêt particulier dans la mesure où il ne s’agit pas de textes publics, mais
d’une tentative de transmettre en temps réel les informations les plus complètes
possibles et les analyses de l’ambassade américaine. Dans le cadre de l’analyse du
contexte international de la crise de 1972 en particulier, l’étude de ces télégrammes de
l’ambassade des États-Unis, première puissance mondiale et premier pays du bloc
occidental durant la guerre froide, peut apporter des éléments de réflexion utiles.
2-1- Le « génocide sélectif » de l’élite hutu. L’analyse de René
Lemarchand
Dans un premier temps, il faut examiner l’analyse d’un universitaire qui figure
parmi les principaux spécialistes du Burundi : René Lemarchand. Celui-ci expose dans
un texte intitulé Génocide sélectif au Burundi40 et publié en commun avec David Martin
en 1974, son interprétation de la crise de 1972. Au préalable, il revient brièvement sur
les structures sociales du Burundi avant l’arrivée des Européens, afin de réfuter les
poncifs de l’histoire burundaise forgés et diffusés à l’époque coloniale. Sans revenir en
détail sur cet aspect qui faisait l’objet de la première partie de ce chapitre, il semble utile
de résumer en quelques phrases les conceptions historiques de René Lemarchand en ce
qui concerne les relations entre Hutu et Tutsi.
René Lemarchand s’oppose à l’image d’un Burundi précolonial dont le clivage
principal serait de nature ethnique et opposerait la minorité tutsi à la majorité hutu. Tout
d’abord, il démontre l’absence de cohésion au sein de chaque groupe « ethnique ». Il
souligne les divisions très importantes au sein même du groupe tutsi, par exemple entre
les Hima qui seraient arrivés au Burundi vers le XVIIe ou le XVIIIe siècle, et les
Banyaruguru qui seraient arrivés deux à trois cent ans plus tôt. La famille royale serait
issue de ce dernier groupe, et des interdits sociaux s’opposaient selon R. Lemarchand au
mariage entre une femme hima et les familles banyaruguru les plus proches du pouvoir
40
René Lemarchand, David Martin, 1974 , Génocide sélectif au Burundi, Minority Rights Group, report
n° 20, Londres.
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royal. D’autre part, l’auteur insiste sur l’importance de la hiérarchie des lignages, qui se
montre parfois bien plus déterminante que l’appartenance ethnique. Selon lui, « il arrive
que l’appartenance à des échelons sociaux différents à l’intérieur même de l’ethnie tutsi
soit plus perceptible et socialement plus importante que les différences entre Tutsi et
Hutu. Cette multiplicité de « paliers sociaux » à l’intérieur de la même ethnie, a été
génératrice de multiples conflits entre clans, familles et lignées » 41.
Enfin, à l’instar de J. Gahama, J.-P. Chrétien ou d’autres historiens du Burundi,
R. Lemarchand rappelle qu’à l’époque précoloniale le pouvoir était exercé par un
groupe particulier, celui des princes du sang appelés Baganwa, eux-mêmes divisés en
lignées rivales, et qui n’étaient ni Hutu ni Tutsi. Par contre, avant la conquête coloniale,
les fonctions subalternes étaient exercées autant par des Hutu que par des Tutsi. Ayant
rappelé ces quelques éléments de l’histoire burundaise qui contredisent la vision d’une
opposition multiséculaire entre Hutu et Tutsi, R. Lemarchand conclut : « Voir dans la
saignée du printemps 1972 la preuve d’une « manifestation extrême du vieux problème
tribal africain », c’est travestir les faits et fausser les données de l’histoire (...). Au
Burundi comme ailleurs, les problèmes tribaux sont indissociables des transformations
introduites sous l’égide du colonisateur » 42. Le rôle joué par l’administration coloniale
dans la surimposition de l’identité ethnique est décrit comme essentiel, car en
« réduisant l’identité des individus à une dimension essentiellement ethnique (...), une
nouvelle société prend forme entre les mains du colonisateur ; une société de castes
pratiquement calquée sur celle du Rwanda » 43.
Après ce bref rappel historique, René Lemarchand entame l’analyse de la crise
de 1972. Il tente d’abord de cerner les dimensions du conflit et la nature des différents
clivages qui divisent la société burundaise depuis la fin des années 1950. Selon lui, c’est
à la faveur de l’introduction du vote en 1956 que les multiples oppositions latentes dans
la société auraient commencé à se cristalliser ; des oppositions liées aux clivages
traditionnels et qui opposaient Bezi et Batare au sein de l’aristocratie ganwa, mais aussi
des oppositions politiques entre partisans de la monarchie et républicains. Ces
différentes lignes de clivage, que R. Lemarchand qualifie de « traditionnelles », auraient
jusqu’au début des années 1960 « joué le rôle de brise-lames, freinant la mobilisation
des ethnies, ou la canalisant au profit de l’une ou l’autre des factions princières ».
Tandis que l’idée selon laquelle l’appartenance ethnique constituait dès avant la
colonisation un axe de mobilisation et de clivage essentiel est très souvent défendue,
notamment dans la presse de l’époque, René Lemarchand adopte une position qui la
contredit radicalement. Selon lui, non seulement le clivage ethnique ne constitue pas
une forme de division ancienne, mais il n’a pu s’imposer qu’en sortant du cadre
politique traditionnel. Il écrit ainsi : « Contrairement à ce qui s’est passé au Rwanda en
1959-60, où rien n’entravait la montée des antagonismes ethniques (...), au Burundi ces
antagonismes ne pouvaient s’exprimer ouvertement qu’en franchissant les frontières du
champ politique traditionnel » 44.
La politique coloniale a donc beaucoup contribué à faire du clivage ethnique le
principal axe de division et de mobilisation politique dans la société burundaise. Les
différents auteurs étudiés s’accordent sur ce constat, même s’ils divergent sur
41
ibid., p. 5.
ibid., p. 7.
43
ibid., p. 8.
44
ibid..
42
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l’existence et l’importance des oppositions ethniques avant la période coloniale. D’autre
part, l’exemple du Rwanda joua également un rôle important dans le durcissement des
antagonismes entre Hutu et Tutsi. L’influence de l’exemple rwandais s’explique sur le
plan historique, dans la mesure où « le colonisateur belge avait déjà modelé la société
du Burundi à l’image de celle du Rwanda ». Ainsi, les événements de 1959 au Rwanda,
qui portèrent au pouvoir des représentants de l’élite hutu, ont eu pour effet de susciter
l’espoir chez les Hutu du Burundi et d’alimenter la crainte des Tutsi de se voir renversés
par une tourmente du même type. Dès lors, la peur des uns et le sentiment d’oppression
des autres favorisent la montée de l’antagonisme ethnique, ce qui fait dire à René
Lemarchand qu’en « un sens, c’est à travers une sorte de prophétie autoréalisante que
se développe la dynamique du conflit Hutu-Tutsi à partir de 1960 » 45. La capacité
d’une reconstruction idéologique du passé, réappropriée par les élites burundaises et
matérialisée par la « révolution sociale » au Rwanda, à exercer une influence décisive
sur la réalité politique, se trouve ici nettement affirmée par René Lemarchand.
Voyons à présent quelles furent les principales étapes de la crise burundaise et
de l’évolution de la nature des clivages politiques depuis la fin des années 1950. Dans le
développement de la crise qui aboutit aux massacres de 1972, René Lemarchand
distingue quatre phases successives. La première, de 1957 à 1961 soit les années qui
précédèrent l’indépendance du Burundi, fut dominée par les luttes internes à
l’aristocratie ganwa, opposant Bezi et Batare. Il s’agissait donc de la continuation des
rivalités princières traditionnelles bien que celles-ci aient pris, à partir de cette période,
l’aspect d’une lutte entre partis politiques modernes. L’UPRONA (Union pour le
progrès national), dominée par les Bezi et dirigée par le fils aîné du mwami
Mwambutsa, le prince Louis Rwagasore, se trouvait opposée au PDC (Parti démocratechrétien) dominé par les Batare. Les élections à l’Assemblée nationale de septembre
1961 donnèrent une victoire écrasante à l’UPRONA. Son dirigeant, Louis Rwagasore,
devait alors être nommé premier ministre, mais il fut assassiné dès le mois suivant « par
un tueur à la solde des dirigeants du PDC ». Ces derniers furent en conséquence arrêtés
et condamnés à mort pour leur responsabilité dans l’assassinat, puis exécutés le 14
janvier 1962 à Gitega. À la suite de ces événements, les deux principaux partis se
retrouvèrent privés de leurs dirigeants et considérablement affaiblis, ce qui permit à la
Cour de reprendre en main le pouvoir.
La deuxième phase de la crise, entre 1961 et 1965, est marquée par la volonté de
la Cour de consolider son pouvoir face à l’UPRONA. Mais la seconde caractéristique de
cette période réside dans le développement de tensions internes à l’UPRONA, opposant
le plus souvent des cadres tutsi à des cadres hutu. La Cour profite de ces tensions pour
augmenter encore sa mainmise sur le pouvoir, au point que l’Assemblée nationale se
trouve réduite à un rôle figuratif. Alors qu’aux élections de 1965 le parti Hutu remporte
une large victoire, la Cour n’en tient aucun compte et nomme à la tête du gouvernement
un membre célèbre de l’aristocratie ganwa.
Le mois suivant, des officiers Hutu de l’armée et de la gendarmerie fomentent
un coup d’État et assassinent le premier ministre récemment nommé mais sont
finalement mis en déroute. Cette première tentative avortée de coup d’État ouvre la
troisième phase de la crise car, bien qu’elle se solde par un échec, elle entraîne
d’importantes conséquences politiques. D’une part, la répression s’abat sur de
45
ibid., p. 9.
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nombreux cadres hutu, militaires ou civils. D’autre part, le mwami Mwambutsa s’enfuit
et se réfugie au Zaïre voisin. Dans cette situation où la mort du premier ministre, la fuite
du roi et l’ébranlement de l’administration laissent le pouvoir vacant, « un groupe assez
disparate composé de militaires, de fonctionnaires et de « Jeunesses » la plupart
d’origine Tutsi ou Hima » 46 devient le détenteur de fait de l’autorité. Ce groupe, à la
tête duquel se trouve le capitaine Micombero, choisit d’investir le fils cadet de
Mwambutsa pour lui succéder, sous le nom de Ntare. Micombero est nommé premier
ministre, mais c’est lui qui détient la réalité du pouvoir. Ntare se refusant malgré tout à
n’être qu’un instrument entre les mains du groupe d’officiers dirigé par Micombero, il
est renversé par un nouveau coup d’État quelques mois plus tard. Le 28 novembre 1966,
alors que Ntare est en voyage au Zaïre, l’Armée le destitue et proclame la République.
René Lemarchand souligne que le premier gouvernement formé par Micombero
fin 1966 consacre un certain partage du pouvoir. Cinq des treize postes ministériels sont
confiés à des Hutu, tandis que les huit restants sont partagés entre Tutsi-Hima et TutsiBanyaruguru. De même, les origines régionales des ministres sont relativement
diversifiées. Pourtant, les clivages régionaux vont peu à peu s’affirmer et le pouvoir être
accaparé de façon croissante par des élites originaires de la province de Bururi, dont est
issu le président Micombero. Les liens régionaux ne constituent toutefois pas l’unique
source de tension au sein du pouvoir, également tiraillé par des rivalités d’ordre
clanique et ethnique. Comme l’écrit R. Lemarchand, pour « s’accrocher au pouvoir
Micombero et ses conseillers doivent constamment manœuvrer à la lisière de l’ethnie,
de la région et du clan »47. Ces trois axes de division prennent tour à tour le dessus,
atténuant pour un temps les deux autres.
Mais la situation s’avère plus complexe encore, avec la montée au sein du
groupe au pouvoir d’un petit cercle de politiciens tutsi dont les chefs occupent des
postes de premier plan au sein du gouvernement tels Arthémon Simbananiye, le
ministre des Affaires étrangères, de la Coopération et du Plan. Selon R. Lemarchand,
ces politiciens cherchent à obtenir le soutien de l’armée dans les querelles intestines qui
divisent le pouvoir. Mais pour y parvenir, « l’Armée devait au préalable être « purgée »
de ses éléments « déviationnistes », autrement dit d’éléments hutu » 48. Dès 1966, des
mesures avaient été prises pour limiter l’accès des Hutu dans l’Armée, et la découverte
d’un « complot » hutu dans la nuit du 16 au 17 septembre 1969 servit de prétexte à
l’éviction voire à l’exécution des principaux officiers et hauts fonctionnaires hutu.
Trente officiers et hauts fonctionnaires, deux ministres, le directeur de la Sabena à
Bujumbura et des dizaines de soldats sont arrêtés, et la majorité seront par la suite
exécutés. La répression du complot aboutit à ce que la plupart des postes importants se
trouvent désormais occupés par des Tutsi. Cependant, nous l’avons signalé plus haut,
les rivalités claniques et régionales au sein même du groupe tutsi demeurent fortes.
Suite à ces événements, l’emprise d’un petit cercle de politiciens au sein du
pouvoir s’est encore accrue, d’autant qu’ils bénéficient à présent du soutien du chef
d’État-major. Conjointement, ils parviennent à convaincre le capitaine Micombero
qu’un groupe de personnalités d’origine banyaruguru - militaires, anciens ministres et
hauts fonctionnaires - menacent son pouvoir. Celles-ci sont arrêtées et jugées le 14
janvier 1972, lors d’un procès que R. Lemarchand qualifie de véritable « parodie de
46
ibid., p. 15.
ibid., p. 16.
48
ibid., p. 17.
47
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justice » et qui aboutit à neuf condamnations à mort et sept condamnations à la
détention à perpétuité. Les pressions internationales dénonçant un procès manifestement
inéquitable conduisent finalement le gouvernement à renoncer aux exécutions, qui sont
commuées en peines de prison à vie tandis que certains accusés sont relaxés. Toutefois,
les tensions demeurent extrêmement vives. Le procès a mis en lumière les rivalités qui
existent au sein du pouvoir entre Banyabururi et Banyaruguru. R. Lemarchand souligne
en outre que cet événement a fait l’objet d’une forte médiatisation au moyen de la radio
et de la presse, qui ont abondamment relayé les plaidoiries des différentes parties. Il
ajoute que « les conséquences ne tardèrent pas à se faire sentir sur les collines. Des
factions et groupuscules rivaux surgirent du jour au lendemain dans de nombreuses
localités. C’est dans ce climat hypertendu, saturé d’appréhensions de toutes sortes que
le 29 avril, Micombero décide soudainement de destituer tous les membres de son
cabinet » 49. Une rébellion éclate quelques heures après, suivie par une répression
impitoyable.
La rébellion éclate simultanément à Bujumbura et au sud du pays dans les
provinces de Rumonge, Nyanza-Lac et Bururi. Les groupes d’assaillants sont formés de
Hutu burundais dont la plupart semblent avoir lancé leur attaque depuis la Tanzanie, et
sont appuyés par des rebelles zaïrois mulélistes issus de la province du Kivu. R.
Lemarchand note que si la rébellion a remporté dans un premier temps quelques succès,
« c’est surtout grâce à la réceptivité du milieu ambiant (...) et non à la solidité de son
appareil insurrectionnel » 50. En effet, au moment où la rébellion éclate, 25 000 réfugiés
d’origine zaïroise sont installés dans le sud du pays. Ces réfugiés sont essentiellement
d’origine Babembe, une ethnie exclue de l’exercice du pouvoir au Kivu comme le sont
les Hutu au Burundi ; de ce fait ils se montrent réceptifs aux griefs des rebelles à
l’encontre du « lobby de Bururi ». L’organisation des rebelles, dont l’effectif ne
dépasserait pas les 10 000 individus, s’avère extrêmement rudimentaire. Cela ne les
empêche toutefois pas de se livrer à des massacres contre la population civile tutsi,
hommes, femmes et enfants confondus. Ces tueries, qui visent également de manière
systématique les fonctionnaires du régime, à Bururi notamment, auraient fait selon R.
Lemarchand environ 2000 victimes. Dans un article plus récent, il fournit d’autres
estimations, qui « varient entre 3 000 et 5 000 » 51.
Si les massacres commis par les rebelles furent terribles, la répression qui
s’ensuivit prit un caractère féroce et systématique qui ne peut s’expliquer par la seule
volonté d’écraser la rébellion. Ainsi, rien qu’à Bujumbura la répression fit au moins
4 000 victimes. Elle fut conduite par l’armée, mais R. Lemarchand estime à la suite
d’un journaliste du New York Times que ce sont les brigades de la jeunesse du parti
unique, les Jeunesses révolutionnaires Rwagasore (JRR), qui ont pris l’initiative des
arrestations et des tueries arbitraires. Dans l’ensemble du pays, la répression visa de
manière systématique les cadres, les fonctionnaires, les étudiants, les prêtres ou les
ouvriers qualifiés d’origine hutu : « La répression prit ainsi l’allure de génocide sélectif
destiné à supprimer toutes les couches instruites ou semi-instruites de l’ethnie hutu » 52.
49
ibid., p. 18.
ibid., p. 20.
51
René Lemarchand, 2002, « Le génocide de 1972 au Burundi. Les silences de l’Histoire », in Cahiers
d’études africaines, 167, XLII-3, p. 552.
52
René Lemarchand, David Martin, op. cit.., p. 21.
50
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Ce « génocide sélectif » aurait fait « au moins 100 000 » morts hutu, certaines
estimations évoquant même le chiffre de 300 000 victimes53.
R. Lemarchand s’interroge sur les causes d’une violence aussi démesurée en
réponse à la rébellion. Avant d’examiner les différentes hypothèses qui furent avancées
par le pouvoir burundais et les observateurs de la crise, il souligne que si l’immense
majorité des victimes de la répression étaient hutu, des Tutsi furent également
massacrés à cette occasion. Une centaine de Tutsi furent ainsi exécutés par l’armée à
Gitega, dans la nuit du 6 mai. Ce constat, basé sur un témoignage relevé par Jeremy
Greenland, semble attester que des règlements de comptes au sein du pouvoir, entre
Tutsi-Hima et Tutsi-Banyaruguru notamment, ont pu se dérouler à la faveur de la
répression de la rébellion.
Quant à la version officielle des événements livrée par les autorités du Burundi,
elle incrimina dans un premier temps l’ex roi Ntare. Celui-ci, arrivé en Ouganda le 21
mars 1972, devait rentrer au Burundi quelques jours plus tard suite à l’engagement pris
par le Président Micombero de ne pas attenter à sa sécurité. En fait, Ntare fut arrêté dès
son arrivée à Bujumbura le 30 mars et exécuté un mois plus tard, le premier jour de la
rébellion, sous l’accusation de complot en vue d’envahir le pays à l’aide de mercenaires
étrangers. Cette version des origines de la rébellion fut toutefois rapidement
abandonnée, et les autorités se mirent à dénoncer un « complot hutu » instigué par des
personnalités de l’armée et du gouvernement. La rébellion fut dès lors « présentée
comme une gigantesque conspiration hutu visant à « liquider » l’ethnie tutsi » 54.
Pour R. Lemarchand, aucune de ces deux versions ne paraît vraiment
convaincante. D’abord, il semble invraisemblable que Ntare ait eu les moyens
d’organiser seul l’invasion du pays, d’autant qu’il ne pouvait compter sur l’autorité
d’une monarchie défunte ou de son seul nom pour rallier à lui les masses hutu. Quant à
la seconde version, R. Lemarchand admet qu’elle soit plausible. Mais s’il n’est pas
improbable que certains officiers Hutu aient comploté contre le gouvernement, il paraît
impossible que la conspiration ait impliqué de manière aussi systématique l’ensemble
des personnalités hutu du gouvernement et de l’administration. D’une part, les purges
opérées dans l’armée les années précédentes et les procès qui avaient décimé une partie
de l’élite hutu, faisaient d’une telle tentative de révolte contre une armée presque
entièrement dominée par les Tutsi un acte insensé. D’autre part, R. Lemarchand
souligne que les preuves matérielles du complot que le gouvernement Micombero
affirmait détenir ne furent jamais produites publiquement, ce qui permet de douter de
leur existence.
D’autres hypothèses furent avancées par différents observateurs pour expliquer
la crise. Certains émirent l’idée d’une provocation délibérée du « lobby de Bururi »,
ayant pour objectif de régler définitivement le « problème hutu » et d’éliminer
également ses rivaux d’origine banyaruguru. Plus encore que les deux précédentes, cette
hypothèse paraît invraisemblable à R. Lemarchand. En effet, le coût immense d’une
telle provocation semble à lui seul la contredire. La province de Bururi fut l’une des
plus touchées par les massacres commis par la rébellion, et de très nombreux
fonctionnaires originaires de cette province y furent assassinés.
53
54
René Lemarchand, « Le génocide de 1972(...) », op. cit., p. 552.
René Lemarchand et David Martin, op. cit., p. 22.
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En fait, les causes de la rébellion comme de l’ampleur de la répression qui a
suivi semblent multiples et parfois contradictoires, à l’image de la complexité de la
situation politique et des rapports au sein du pouvoir burundais tels qu’ils ont été
exposés. La peur d’une extermination de l’ensemble des Tutsi, qui apparaît fondée à la
lumière des massacres survenus à plusieurs reprises au Rwanda, « explique sans doute
la brutalité sanguinaire » de la répression. Des rivalités et des rancœur personnelles ont
également pu jouer un rôle, sans que cela explique pour autant la rapidité avec laquelle
la répression s’est abattue ni l’ampleur prise par la violence. Ceci étant, au-delà des
causes de cette violence ses conséquences sur la société burundaise furent profondes, les
Hutu se trouvant dorénavant presque entièrement écartés de l’armée, de la fonction
publique et même de l’enseignement. R. Lemarchand conclut : « C’est en effet une
société d’un type entièrement nouveau qui est née de cette ablation chirurgicale des
meilleurs de ses membres. Une société où seuls les Tutsi sont qualifiés pour accéder au
pouvoir, à l’influence et à la richesse. (...) Être hutu, c’est appartenir à une catégorie
humaine inférieure » 55.
En mai et juin 1972, la répression qui suivit la rébellion des groupes hutu et
mulélistes fit donc au moins 100 000 morts, peut-être même 300 000 selon certaines
estimations. Cette crise fut l’aboutissement des tensions croissantes au sein du pouvoir,
notamment depuis 1966, tant sur le plan ethnique que clanique ou régional. La
répression de 1972, menée par l’armée et la JRR, se traduisit par l’extermination
systématique des couches instruites ou semi-instruites de l’ethnie hutu alors qu’elle
avait déjà été en partie évincée du pouvoir et de l’armée suite à la répression du
« complot » de 1969. Cela eut pour conséquence d’écarter les Hutu, cette fois presque
totalement, de tout poste important dans l’administration, l’armée, le gouvernement ou
l’économie, même dans le secteur privé.
Malgré le caractère génocidaire pris par la répression au Burundi et le nombre
effrayant des victimes, l’événement n’eut qu’une très faible résonance sur le plan
international, notamment dans la presse comme nous le verrons. Dans un récent article
écrit 30 ans après le génocide « oublié » du Burundi, René Lemarchand tente d’analyser
les raisons de ce « silence ». Il invoque en particulier le contexte international, et le fait
qu’à l’époque la question des droits de l’Homme ne mobilisait guère : « Non seulement
le Burundi avait cessé d’être un enjeu de la guerre froide, comme il le fut en 1964 et
1965 lorsque le pays devint un point d’implantation privilégié de la Chine communiste,
privant du même coup le monde occidental de ses points de repère idéologiques pour
départager les bons des méchants, mais la question des droits humains n’avait encore
qu’une très faible résonance à l’échelle internationale. Une mobilisation des énergies
humanitaires, comparable à ce qui eut lieu au Rwanda en 1994-1995, était
pratiquement inconcevable en 1972 » 56. René Lemarchand ajoute que la
méconnaissance de l’histoire et des relations sociales et politiques du Burundi par les
observateurs occidentaux, fut un facteur supplémentaire expliquant le faible intérêt
porté aux événements qui s’y déroulaient.
55
ibid., p. 25.
René Lemarchand, « Le génocide de 1972(...) », op. cit., p. 559.
56 56
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2-2- Les stratégies de justification de la répression du gouvernement
burundais, analysées par Jeremy Greenland
Un article de l’universitaire américain Jeremy Greenland paru en 1976 57, permet
de mieux comprendre un autre aspect de la crise de 1972 qui touche directement au
problème de l’information. Dans cet article, Jeremy Greenland s’emploie à décrire
comment le gouvernement du Burundi chercha à justifier l’ampleur de la répression
auprès de l’opinion internationale et des journalistes occidentaux. L’auteur cherche
également à expliquer la faiblesse des réactions internationales face à l’ampleur des
massacres, et le soutien dont le gouvernement burundais continua à bénéficier suite à
ces événements.
Pour J. Greenland, la répression de la rébellion en 1972 fut également l’occasion
pour le pouvoir burundais de se débarrasser d’une partie de ses opposants, tout en
évitant des procès publics qui auraient pu, comme en 1971, tourner au fiasco judiciaire.
À l’époque, comme nous l’avons évoqué plus haut, des ministres et des hauts
fonctionnaires furent accusés de complot contre le gouvernement de Micombero et
condamnés à la suite d’un procès manifestement truqué, qui provoqua de vives réactions
internationales et obligea le gouvernement à revenir en partie sur les peines prononcées.
Selon J. Greenland, le pouvoir burundais saisit l’occasion offerte par l’éclatement de la
rébellion pour éliminer, d’une part l’ex-roi Ntare, accusé dans un premier temps d’avoir
fomenté la rébellion, et d’autre part des personnalités tutsi favorables à un compromis
avec les Hutu. L’auteur affirme par ailleurs que l’ampleur de la répression ne fut pas le
résultat d’une perte de contrôle des événements par le gouvernement, mais au contraire
un choix délibéré du groupe au pouvoir. Selon lui, « il y a un témoignage très
convaincant affirmant que les Tutsi au pouvoir (...) permirent délibérément à la
répression des Hutu d’atteindre les proportions d’une « solution finale » » 58.
J. Greenland explique quels furent les différentes facettes de la stratégie
déployée par le gouvernement burundais pour étouffer les critiques internationales
engendrées par la répression systématique, et tenter de justifier celle-ci. Le
gouvernement de Micombero entreprit, dans un premier temps, de discréditer les
critiques et les dénonciations de sa politique de répression en mettant en doute la
neutralité des organes de presse et des journalistes qui les formulaient. Sur ce terrain, J.
Greenland admet que le pouvoir burundais fut servi par le manque de sérieux de
certains articles, qui relataient des faits manifestement tronqués voire totalement
inventés. Mais, plus souvent, le gouvernement s’appuya sur quelques erreurs factuelles
qui n’altéraient pas l’analyse globale pour discréditer l’ensemble d’un article. Le régime
dénonça également la sélection des événements effectuée par certains journalistes dans
le but de soutenir leurs thèses. À ce titre, il est intéressant de noter la remarque formulée
par J. Greenland à l’égard du quotidien belge francophone Le Soir, qui fait partie des
organes de presse que nous étudierons. L’auteur écrit en effet que « le régime peut
prétendre, avec quelque raison, que ce qu’il appelle « certains milieux belges »,
notamment les deux journaux La Cité et Le Soir, furent toujours des adversaires
acharnés du régime » 59. Le pouvoir recourut également à la contrainte vis-à-vis des
57
Jeremy Greenland, août 1976, « A propos des droits de l’Homme au Burundi », Revue française
d’études politiques africaines, n° 128.
58
ibid., p. 70.
59
ibid., p. 71.
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Barundi et des étrangers vivant au Burundi, pour empêcher que des informations
qualifiées de « propagande pernicieuse » ne soient transmises au monde extérieur.
D’autre part, le gouvernement du Burundi entreprit de « lancer sa propre
campagne de propagande », pour contrer les critiques et imposer sa version des
événements survenus lors de la crise. Cette propagande fut développée sur deux axes
principaux. Alors que certains médias étrangers qualifiaient de « génocide » la
répression systématique menée contre les Hutu instruits, le gouvernement de
Micombero affirma que c’était au contraire les Tutsi qui avaient été victimes d’un
génocide. La rébellion entamée le 29 avril par des groupes hutu et mulélistes aurait ainsi
commencé à mettre en œuvre un plan d’extermination de l’ensemble des Tutsi. Le
caractère systématique des massacres perpétrés par la rébellion dans certaines régions
attesterait l’existence d’un tel plan. Pourtant, si les tueries commises par la rébellion
prirent effectivement un caractère systématique, comme le soulignent R. Lemarchand et
d’autres observateurs dont nous exposerons plus loin les analyses, le chiffre des
victimes de la rébellion avancé par le gouvernement fut manifestement très exagéré.
Nous avons vu plus haut que R. Lemarchand estimait, en 1974, à 2 000 le nombre de
ces victimes. Dans un article récent 60, le même auteur évoque une estimation comprise
entre 3 000 et 5 000. J. Greenland parle de « 1 000, 2 000, comme chiffre digne de foi »,
et c’est une estimation de cet ordre qui est le plus souvent avancée. Or, d’après J.
Greenland, le gouvernement avança dans un premier temps le chiffre de 50 000 voire
100 000 morts, soit une estimation se rapprochant bien plus de celle du nombre de
victimes, en grande majorité hutu, de la répression menée par son armée et par les JRR.
On assiste donc à une sorte de renversement, où le nombre des victimes de la
rébellion se trouve multiplié pour attester la thèse du génocide anti-Tutsi, tandis que le
caractère systématique de la répression contre une partie de la population - les Hutu et
en particulier ceux qui possédaient un minimum d’instruction - est au contraire nié. Le
régime de Micombero affirme en effet que la répression fut menée par les « forces
nationales » composées autant de Hutu que de Tutsi, et fut destinée à mettre fin à la
rébellion et non à s’en prendre à une partie de la population. Ceci nous amène au
deuxième axe suivi par la contre-propagande gouvernementale. Face aux accusations de
génocide, il consista à nier l'existence d’un conflit ethnique au Burundi. Ainsi, écrit J.
Greenland, « l’ambassadeur du Burundi à l’ONU expliqua à la réunion au sommet de
l’OUA à Rabat qu’il était déplacé de parler de luttes ethniques, puisque les Barundi ne
savaient pas distinguer entre Hutu et Tutsi » 61.
Suite à la crise, le gouvernement lança en outre une vaste campagne de
« rééducation des masses », qui visait à réaffirmer l’unité du parti unique UPRONA et
du peuple Barundi face à la conscience tribale que les colonisateurs belges furent
accusés d’avoir instillée au sein de la population. « Un acte primordial dans le
programme de rééducation, a été d’attribuer aux colonialistes belges l’introduction
d’une conscience tribale, accompagnée de tous les maux du tribalisme » 62. Pour sa
part, J. Greenland récuse cette affirmation dans la mesure où, s’il semble incontestable
que l’administration belge ait dans une certaine mesure facilité le développement d’une
telle conscience tribale, l’époque précoloniale fut également dominée par d’incessantes
luttes de clans au sein de l’aristocratie dirigeante. Nous avons vu, avec l’analyse de
60
René Lemarchand, « Le génocide de 1972 (...) », in op. cit.
ibid., p. 72.
62
ibid., p. 73.
61
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l’histoire précoloniale réalisée par J. Gahama par exemple, quelle était la complexité de
l’organisation sociale du royaume burundais. Cet auteur montre qu’avant la
colonisation, certains clans hutu occupaient des positions sociales essentielles. Par
ailleurs, la fonction de sous-chef pouvait être occupée aussi bien par des Hutu que par
des Tutsi, tandis que l’essentiel du pouvoir était concentré dans les mains de
l’aristocratie ganwa. Or, cette aristocratie était divisée, traversée par des luttes intestines
entre différents clans qui prenaient parfois un caractère violent. Dans cette mesure, il
semble effectivement que l’image soutenue par le gouvernement, d’un Burundi
précolonial uni et exempt de divisions puisse être contestée. Cependant, nous avons
également pu constater quel rôle joua l’administration belge dans l’éviction des Hutu de
la plupart des postes de responsabilité, et dans la ségrégation pratiquée pour l’accès à la
formation des élites.
Ce double constat permet d’appréhender la complexité des débats concernant
l’origine des conflits ethniques au Burundi, la définition même des « ethnies » et leur
existence, préalable ou non, à l’époque coloniale. En effet, nous avons à maintes
reprises souligné, en nous appuyant sur différents spécialistes, le caractère idéologique
des thèses « hamitiques » à propos de l’histoire précoloniale du Rwanda et du Burundi.
Nous avons vu de quelle manière le recours à ces thèses pourtant infirmées par des
recherches scientifiques bien plus rigoureuses, conduisait encore aujourd’hui à évoquer
le caractère ancestral des luttes ethniques dans cette région en en faisant la continuation
de la lutte séculaire entre pasteurs tutsi et agriculteurs hutu. Or, avec l’étude par J.
Greenland de la propagande développée par le gouvernement du Burundi en vue de
masquer la nature des massacres commis en 1972, nous nous trouvons confrontés à un
autre écueil. En effet, cette étude révèle dans quelle mesure la négation du conflit
ethnique, et l’assimilation de toute revendication à caractère ethnique à une entreprise
de déstabilisation du pays s’appuyant sur l’idéologie importée par les colonisateurs,
peuvent être mises à profit par un régime pour masquer l’oppression d’une partie de la
population. L’appartenance ethnique étant assimilée à une création coloniale dépourvue
de réalité objective dans la société burundaise, le caractère ethnique de la répression
menée en mai et juin 1972 peut être nié, de même que la dénonciation de l’éviction des
Hutu de l’administration, de l’armée ou de l’enseignement, peut se trouver discréditée
en étant taxée de tribalisme mettant en danger l’unité du pays.
Ceci doit donc nous conduire à la plus grande prudence quant à l’étude des
analyses formulées par la presse à propos de la crise burundaise. Car si au Rwanda, les
deux républiques qui se sont succédé se sont prévalues de la légitimité du « peuple
majoritaire », mettant parfois en avant l’origine supposée étrangère des Tutsi pour
justifier une politique d’exclusion, au Burundi c’est au nom de l’unité nationale et de la
lutte contre le tribalisme que toute dénonciation du régime est condamnée. J. Greenland
donne d’ailleurs un exemple de la façon dont le gouvernement de Micombero chercha à
utiliser la dénonciation des thèses « hamites » par certains chercheurs pour appuyer sa
propagande. Il affirme qu’« un article par J.-P. Chrétien, historien français, critiquant
ceux qui écrivent d’une manière « raciste » au sujet des origines « hamites » des
envahisseurs tutsi, a été publié en recevant la plus grande approbation dans le
quotidien du gouvernement » 63. Cet exemple démontre l’enjeu que représente l’analyse
historique, et de quelle manière telle ou telle conception de l’histoire précoloniale de
63
ibid., p. 74.
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cette région peut se trouver mobilisée, à des fins parfois contraires aux objectifs
poursuivis par leur auteur.
J. Greenland évoque ensuite le contexte international dans lequel s’est déroulé la
crise de 1972, qui était marqué par la division du monde entre les blocs de l’est et de
l’ouest. Selon lui, la modération des critiques adressées au gouvernement du Burundi
suite aux massacres systématiques perpétrés à l’encontre de la population hutu,
s’explique en partie par la priorité accordée par les occidentaux à la stabilité du pouvoir
dans ce pays. En effet, l’éventualité d’un renversement du régime susciterait en
Occident la crainte de voir se mettre en place un gouvernement soumis aux influences
anti-occidentales. Selon J. Greenland, « depuis le début des années 1960 où le Burundi
devint la porte à travers laquelle certaines influences anti-occidentales s’infiltrèrent
dans l’est du Zaïre, la politique de l’Ouest envers le Burundi fut conditionnée par le
souci primordial de sauvegarder ses intérêts miniers au Zaïre » 64. D’autre part, le
régime du Burundi profita également, selon l’auteur, des rivalités opposant au sein du
bloc occidental la Belgique, ancienne puissance mandataire, et la France, désireuse
d’accroître sa zone d’influence en y incluant le Burundi. Ainsi, « le régime a profité du
désir qu’avait la France de maintenir et d’étendre son influence dans ce pays qui se
trouve à la frontière de la francophonie » 65. De sorte que, lorsque la Belgique tenta de
faire pression sur le gouvernement de Micombero pour qu’il modère la répression, la
France assura ce dernier de son soutien au cas où la Belgique ferait défaut. J. Greenland
ajoute que dès le début de la rébellion la France aurait fourni des hélicoptères et des
pilotes pour aider le gouvernement à repérer les positions des rebelles, et qu’à la suite
de la crise de 1972 la collaboration entre la France et le Burundi n’a cessé de se
développer.
Cet article de J. Greenland a donc permis d’avoir un aperçu des techniques
employées par le gouvernement burundais pour discréditer les critiques, et de la
propagande qu’il mit en œuvre pour imposer sa propre version du déroulement de la
crise et de la nature des relations sociales et ethniques au Burundi. Nous avons ainsi pu
constater que la négation du conflit ethnique, tout autant que les thèses « ethnistes »
appuyées sur l’historiographie coloniale pouvait, bien que d’une manière différente, être
mobilisée pour justifier une politique de répression systématique contre une fraction de
la population. Il s’agit-là, semble-t-il, d’un enseignement primordial qu’il faudra garder
présent à l’esprit lors de l’analyse de la presse. Enfin, l’évocation du contexte
international et de son influence sur la nature des réactions occidentales face à la crise
paraît également importante. Il semble en effet que du point de vue « occidental », la
nécessité de maintenir la stabilité du pouvoir au Burundi ait prévalu en dépit des
exactions commises par le régime en place.
2-3- « Extrémisme tutsi » et « institutionnalisation étatique du tribalisme ».
L’analyse de Raphaël Ntibazonkiza
Il faut à présent exposer les aspects essentiels de l’analyse produite par Raphaël
Ntibazonkiza, dont nous avons déjà évoqué l’analyse du Burundi précolonial. Nous
verrons comment il interprète les rivalités et les oppositions violentes au sein des élites
burundaises depuis la veille de l’indépendance, puis nous nous intéresserons à ce qu’il
écrit du rôle joué par le contexte international de la guerre froide.
64
65
ibid., p. 75.
ibid.
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Tout d’abord, la période allant de 1962, année de l’indépendance, à 1966, date
de la chute du régime monarchique, fut marquée par une grande instabilité politique. Six
gouvernements se succédèrent en quatre ans dans un climat de rivalités au sein de
l’aristocratie (entre Bezi et Batare), puis entre les élites traditionnelles et de nouveaux
leaders tutsi, non ganwa, qui formèrent l’UPRONA puis la JNR. C’est au sein de ces
élites modernes, selon R. Ntibazonkiza, que se développa une tendance extrémiste tutsi
agissant notamment au travers de la JNR dont il stigmatise l’« action terroriste contre
les membres de l’opposition et les Hutu affiliés au P.P. » 66 dès le début des années
1960. Durant cette même période fut selon lui construite l’idéologie du « péril hutu »
qui devait servir à justifier le maintien des privilèges de l’élite tutsi et le refus de la
démocratie : « la notion de « péril hutu », encore vivace de nos jours fut inventée par
les leaders de l’extrémisme tutsi, Jean Ntiruhwama en tête, pour cacher leur peur de la
démocratie naissante au Burundi » 67. L’auteur évoque même l’existence d’un « plan de
colonisation tutsi de l’Afrique Centrale » qui aurait été mis au point par Jean
Ntiruhwama, Albert Shibura, tous deux futurs ministres, et des Tutsi rwandais réfugiés
au Congo. L’authenticité de ce « plan » semble sujette à caution, et parmi les auteurs
étudiés R. Ntibazonkiza est le seul à le considérer comme un document historique.
Ces années furent également marquées, sur le plan politique, par la division du
parti UPRONA en deux factions opposées. Ces tendances prirent le nom de
« Casablanca » et « Monrovia », en référence à une idéologie qualifiée de
« progressiste » pour la première, et de « modérée » pour la seconde. Mais R.
Ntibazonkiza affirme que le contenu idéologique de cette opposition était extrêmement
faible, et qu’il s’agissait avant tout d’une division de nature ethnique entre le groupe de
Monrovia rassemblant des Hutu modérés comme Pierre Ngendandumwe ou Paul
Mirerekano, et le groupe de Casablanca regroupant les « Tutsi extrémistes ». Ainsi, « les
connotations idéologiques n’étaient pas applicables au Burundi où l’unique objet de
controverse politique tournait autour du tribalisme ». Pour l’auteur, la phraséologie
progressiste voire anti-impérialiste à laquelle recourait le groupe Casablanca cachait
mal une « politique plutôt « réactionnaire » au niveau des problèmes intérieurs » 68.
En ce qui concerne la politique extérieure du Burundi, R. Ntibazonkiza note que
dès les années 1961-1963 la France « cherchait à supplanter la Belgique sur le terrain
de ses anciennes colonies, en accentuant son assistance économique, technique et
culturelle envers le jeune pays » 69. La France entretenait de bonnes relations avec le
régime burundais, et nous verrons ensuite que ces liens ne furent guère remis en cause
par les événements violents survenus dans le pays comme le génocide de 1972.
Les années de 1963 à 1965 furent, selon R. Ntibazonkiza, caractérisées par
l’exacerbation de l’extrémisme tutsi. En 1963 Pierre Ngendandumwe, un Hutu du
groupe Monrovia, est nommé Premier Ministre. Son gouvernement noue des relations
avec la République Populaire de Chine. L’auteur estime qu’il le fit sous l’influence de
« Tutsi maoïstes », et qu’il s’agissait là d’une manœuvre destinée à discréditer le
Premier ministre aux yeux du monarque pro-occidental Mwambutsa. L’année suivante,
en 1964, des ministres du gouvernement Ngendandumwe se trouvent accusés de
66
Raphaël Ntibazonkiza, op. cit., p. 22.
ibid., p. 23.
68
ibid., pp. 25 et 28.
69
ibid., p. 30.
67
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tribalisme et le Premier ministre, sommé de les congédier, s’y refuse et choisit de
présenter sa démission. Cet événement marque le début d’une vaste répression contre
les dirigeants et les représentants du groupe Monrovia, et d’un mouvement d’éviction
d’une partie importante des fonctionnaires hutu. R. Ntibazonkiza affirme que « le
nombre de bourgmestres hutu fut ramené de 60 à 20 % du chiffre total » 70, tandis qu’à
cette époque la ségrégation était également très forte dans l’enseignement supérieur, qui
comptait selon lui 98 % de Tutsi. L’année suivante, en 1965, Pierre Ngendandumwe qui
venait à nouveau d’être nommé Premier ministre fut assassiné. Les responsabilités de ce
meurtre ne furent pas clairement établies, mais l’auteur estime que les « Tutsi
extrémistes du Burundi et du Rwanda » comptèrent très probablement parmi les
principaux commanditaires. Cet événement provoqua un tournant crucial pour R.
Ntibazonkiza, selon qui il constitua « le début de l’institutionnalisation étatique du
tribalisme, clé des massacres répétitifs et à grande échelle qu’a connu le Burundi
indépendant » 71.
A la fin de l’année 1965, une tentative de putsch mal préparée provoqua une
répression féroce qui fut menée par le capitaine Micombero, nommé deux ans
auparavant chef des armées. D’après l’auteur, les « extrémistes tutsi » profitèrent de
l’occasion pour éliminer les principaux hommes politiques et officiers hutu, dont
certains étaient très populaires et pouvaient se révéler des rivaux dangereux. La
répression aurait fait des milliers de victimes, l’auteur affirmant que « le petit génocide
de 1965, aurait fait environ 10 000 victimes », et cela dans « le silence (complice) de
l’opinion internationale » 72. Peu de temps après, le monarque Mwambutsa fut renversé
et son fils, Ntare V, devint le nouveau mwami. Il rétablit la JNR, interdite par son père,
puis fit de l’UPRONA un parti unique par un décret du 23 novembre 1966. Cependant,
durant les quelques mois de son règne, Ntare V n’exerçait son pouvoir que sous la
surveillance étroite de l’armée dirigée par Micombero. Le 28 novembre 1966, Ntare V
fut renversé par un putsch militaire qui porta le capitaine Micombero au pouvoir et mit
fin à la monarchie par la proclamation de la République.
Avec l’avènement de la République, les baganwa furent évincés du pouvoir et
remplacés par « les membres du clan Hima » de la province de Bururi. Le nouveau
régime se prétendait socialiste et il noua des relations cordiales avec la Chine, Cuba, la
Corée du Nord ou encore la Tanzanie de Julius Nyerere. Mais de nouveau, R.
Ntibazonkiza affirme que ces options idéologiques du pouvoir ne constituaient qu’un
paravent, et qu’elles ne l’empêchaient pas de demeurer « un fidèle allié de l’Occident ».
Selon lui, « les Batutsi n’ont jamais changé de stratégie : l’hypocrisie a toujours été
leur règle de conduite politique (...). Séduits, les Français ne manquèrent pas, en
conséquence, d’offrir au régime militaire de Bujumbura deux avions et deux
hélicoptères avec leurs pilotes !... Ils en seront chaudement remerciés et grassement
récompensés plus tard » 73.
Le régime de Micombero accentua rapidement sa politique « tribaliste » par une
« tutsisation systématique de la fonction publique, de l’armée et du parti unique » dès
1967. R. Ntibazonkiza affirme également l’existence d’un « plan Simbananiye », qui
serait une reprise de celui de 1963 et qui affirmerait crûment la nécessité de provoquer
70
ibid., p. 36.
ibid., p. 44.
72
ibid., pp. 64 et 68.
73
ibid., p. 111.
71
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voire d’inventer des complots contre le pouvoir afin de justifier une répression à grande
échelle contre l’ethnie hutu. Sur cette base, l’auteur estime que le complot de 1969 était
un « pseudo complot », « inventé de toutes pièces » pour justifier la répression. Quant
aux conséquences de cette politique tribale exacerbée sur la population, il écrit ceci :
« En quelque sorte, on peut affirmer que le racisme tel que pratiqué au Burundi dans le
cadre moderne actuel n’est pas né des collines, il est venu de la capitale, Bujumbura,
puis a essaimé dans les grandes villes, avant d’atteindre le peuple des collines. C’est
alors qu’il se greffa sur le fond historique séculaire du conflit Hutu-Tutsi
traditionnel » 74. Il partage ainsi le constat de la responsabilité des élites dans le
développement d’une « conscience ethnique » que les seules inégalités traditionnelles
entre Hutu et Tutsi ne peuvent suffire à expliquer. Ce faisant, l’auteur récuse
l’assimilation des crises qui ont marqué le Burundi depuis son indépendance à de
simples résurgences plus ou moins spontanées d’un conflit séculaire. Même si, comme
nous le verrons encore dans la suite de ce court exposé de ses conceptions, R.
Ntibazonkiza considère que la responsabilité des massacres qui ont émaillé l’histoire
burundaise incombe presque exclusivement aux élites tutsi « extrémistes ».
Les premières années du régime de Micombero furent donc marquées par une
répression récurrente contre l’élite hutu, mais également par le régionalisme et le
clanisme qui se traduisirent par la concentration du pouvoir entre les mains du « groupe
de Bururi ». La volonté du pouvoir de réprimer également toute opposition émanant de
clans tutsi rivaux se manifesta par un procès retentissant en 1971, qui contrairement à la
répression de 1969 suscita une réprobation internationale unanime. De sorte que les
condamnations à mort prononcées ne furent pas exécutées, et les accusés graciés
quelques temps plus tard.
R. Ntibazonkiza souligne la différence entre la clémence accordée aux accusés
de 1971 et la répression impitoyable des Hutu en 1965 et 1969. Selon lui, le retour de
Ntare V en mars 1972 fut un « piège » tendu par le ministre Arthémon Simbananiye
dans le but de justifier la thèse d’un complot monarchiste en préparation. Plus
généralement, l’auteur semble considérer la rébellion qui éclata le 29 avril 1972 comme
un élément du « plan » qui visait à exterminer les Hutu et à justifier le génocide.
L’évocation du rôle joué par les rebelles mulélistes aurait ainsi eu pour fonction
essentielle de convaincre le Président Mobutu d’intervenir pour soutenir l’armée
burundaise. Sans aller jusqu'à nier l’existence du soulèvement, R. Ntibazonkiza
considère que celui-ci fut volontairement provoqué par le pouvoir : « Tout cela
ressemble plutôt à une mise en scène fort habile, destinée à exécuter les « fauteurs de
troubles » qui, pour Micombero et ses acolytes, ne pouvaient être que les Hutu plus ou
moins lettrés, qui pourraient à terme avoir une influence sur le peuple des agriculteurs.
On les avait poussé à la sédition, non pas partout, non pas en bloc, mais là où l’on
savait qu’ils allaient s’enferrer. On a même affirmé que c’est le Ministre Shibura qui
mit sur pied les détails de la provocation, dans le cadre d’un plan global élaboré en
collaboration avec Simbananiye et Micombero » 75.
Il est notable que R. Ntibazonkiza ne mentionne aucune estimation du nombre
de victimes de la rébellion, évalué par René Lemarchand entre 3 000 et 5 000, dont un
nombre important de responsables du « groupe de Bururi » au pouvoir. Ce dernier
élément conduisait d’ailleurs René Lemarchand à rejeter comme improbable
74
75
ibid., p. 126.
ibid., p. 183.
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l’hypothèse d’un complot maîtrisé par le pouvoir burundais, comme semble l’évoquer
R. Ntibazonkiza. L’auteur du rapport Génocide sélectif au Burundi précise cependant
dans son article de 2002 que cela « n’exclut pas la possibilité que le gouvernement, en
1972, ait eu vent d’une insurrection avant que celle-ci n’éclate, et ait attendu le moment
propice pour « frapper fort » » 76. De là à affirmer que la rébellion se réduisait à une
provocation entièrement orchestrée par le gouvernement, il y a un pas dont le
franchissement semble contredire certains faits, d’autant que R. Ntibazonkiza ne fournit
aucun élément de preuve matérielle pour accréditer sa thèse.
En revanche, il est avéré que la répression déclenchée contre la rébellion se mua
rapidement en un génocide contre « l’élite hutu », puis contre l’ensemble des Hutu
ayant reçu une instruction même élémentaire. R. Ntibazonkiza rappelle le caractère
systématique des massacres et leur cruauté. Il affirme également, à l’instar de René
Lemarchand et Jeremy Greenland entre autres, le rôle prépondérant joué par les JRR
dans l’exécution du génocide : « presque tous les membres de cette organisation
paramilitaire eurent les mains tâchées de sang. En effet, ce sont eux qui furent chargés
par l’armée débordée d’exécuter les victimes à l’arme blanche ». Il ajoute que de
nombreuses « personnalités civiles, militaires ou religieuses influentes (...) ont
encouragé les massacres par leur attitude ou leurs actes » 77. Selon lui, le bilan du
génocide qui se poursuivit jusqu’en 1973, avec notamment une reprise des massacres en
mai suite aux événements survenus au Rwanda, peut être estimé à 300 000 victimes. Il
juge même crédible le chiffre de 500 000 parfois avancé, mais écrit : « nous nous en
tiendrons à l’estimation communément admise de 300 000 morts, presque un dixième de
la population totale du Burundi à l’époque » 78. À ce sujet, il faut remarquer l’ampleur
des écarts dans les bilans avancés, qui varient en général entre 100 000 et 300 000, voire
même 500 000 victimes. Plus encore que pour le Rwanda, dans la mesure où le
gouvernement responsable du génocide a ensuite conservé le pouvoir, les éléments
manquèrent pour procéder à une évaluation tant soi peu précise du nombre de victimes.
Mais il est évident que celui-ci semble constituer un enjeu très important pour les
différents auteurs, qui selon leurs analyses de l’histoire burundaise et leurs prises de
position à l’égard des gouvernements qui se sont succédé au Burundi depuis
l’indépendance, invoquent les bilans les plus faibles ou au contraire les plus élevés.
R. Ntibazonkiza évoque ensuite les réactions internationales au génocide. En ce
qui concerne la presse, l’auteur montre qu’elle « mit longtemps (presque un mois) avant
de commencer à s’émouvoir », et que « faute d’informations régulières, les journalistes
étrangers se lassaient ; très vite, le silence retomba sur les charniers » 79. Plus
généralement, il écrit que l’ensemble de la communauté internationale, qu’il s’agisse
des différents États, de l’ONU ou de l’OUA, demeura impuissante et inactive face au
génocide. Selon lui, les intérêts stratégiques des pays, tant du bloc de l’Ouest que de
celui de l’Est, leur commandèrent la passivité en dépit de leurs proclamations régulières
concernant la défense des droits de l’Homme. Quant à la France, elle ne demeura pas
inactive, selon R. Ntibazonkiza. Elle fournit une aide matérielle à la répression et un
soutien politique au gouvernement burundais, ce qui fait écrire à l’auteur que « la
France s’est rendue coupable de collaboration dans l’élimination des Hutu » 80.
76
René Lemarchand, op. cit., p. 553.
Raphaël Ntibazonkiza, op. cit., p. 181.
78
ibid., p. 148.
79
ibid., p. 159.
80
ibid., p. 164.
77
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Pour l’historien burundais, le génocide de 1972 fut la réalisation d’un plan conçu
par les « extrémistes tutsi » dès 1963, et renforcé plus tard par le ministre Arthémon
Simbananiye. La rébellion d’avril 1972 ne constitua qu’un prétexte au déclenchement
des massacres, et elle fut même sciemment provoquée par le pouvoir à cette fin. Par
conséquent, il rejette le qualificatif de « lutte tribale » pour définir les événements de
1972, dans la mesure où l’entière responsabilité en revient selon lui aux « extrémistes
tutsi », et ne saurait être partagée entre extrémistes des deux ethnies : « Ce n’est donc
pas une lutte tribale qui a déchiré ce pays, mais bien le déchaînement et le triomphe du
tribalisme érigé en politique par les leaders tutsi » 81.
Nous pouvons relever quelques différences entre cette analyse et celle de René
Lemarchand exposée plus haut. La principale nuance semble résider dans l’insistance de
R. Ntibazonkiza à présenter les différentes périodes de répression à l’encontre de l’élite
hutu jusqu’au génocide de 1972, comme les étapes d’un plan établi de longue date par
les élites « tutsi extrémistes ». Le constat de la responsabilité du gouvernement, de
l’armée et des JRR dans l’organisation et l’exécution d’un « génocide sélectif » contre
les Hutu instruits, se trouve en revanche partagé par les trois auteurs dont nous venons
d’évoquer les analyses. René Lemarchand démontre également que Micombero et les
membres de son clan saisirent à plusieurs reprises l’occasion d’éliminer une partie de
leurs plus dangereux opposants, à commencer par les leaders hutu, en invoquant des
complots dont la réalité n’était pas toujours avérée. D’autre part il insiste, à la différence
de R. Ntibazonkiza, sur l’influence des événements qui se déroulaient dans le même
temps au Rwanda, et qui expliquent en partie la radicalisation des élites tutsi
burundaises. La répression et les massacres commis au Rwanda matérialisaient en
quelque sorte le « péril hutu » brandi au départ par la fraction la plus extrémiste de ces
élites. Or, R. Ntibazonkiza n’évoque que rarement, dans son ouvrage, cette imbrication
des crises rwandaise et burundaise. Son analyse donne parfois l’impression que les
différentes crises survenues durant les années 1960 au Burundi ne furent que le résultat
d’un plan d’extermination de l’élite hutu conçu de longue date, et dont les circonstances
favorables à son application furent sciemment créées par l’élite tutsi au pouvoir.
2-4- L’imbrication des crises rwandaise et burundaise, au centre de
l’analyse de Jean Ziegler
Jean Ziegler, quant à lui, évoque le rôle joué par les massacres dont furent
victimes les Tutsi rwandais dans les crises qui survinrent au Burundi. Dans son ouvrage
publié en 1979 82, il évoque la première vague de réfugiés en provenance du Rwanda
suite à la « guerre civile » de 1959, dont une partie s’installèrent au Burundi. Ces
réfugiés étaient au nombre de 50 000 en 1965. Or, dès les années 1963-1964, une
fraction d’entre eux lança des attaques contre le régime de Grégoire Kayibanda au
Rwanda, à partir du nord-est du Burundi. En 1964, ils furent défaits par l’armée
rwandaise et leurs offensives servirent de justification à de nouveaux massacres dirigés
contre les Tutsi au Rwanda. Selon J. Ziegler, « d’effroyables crimes sont commis contre
les dernières familles Batutsi du Ruanda. Parmi les Batutsi du Burundi, la peur
s’installe » 83.
81
ibid., p. 174.
Jean Ziegler, op. cit.
83
ibid., p. 114.
82
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Pour l’universitaire suisse, la reprise par une fraction des élites hutu burundaises
des « thèmes du Parmehutu » au pouvoir au Rwanda ainsi que les massacres de Tutsi
commis par le régime en place dans le pays voisin, alimentèrent les craintes des
Burundais tutsi. L’assassinat de Pierre Ngendandumwe en 1965 aggrava la « tension
raciale ». Nous ne reviendrons pas sur les événements survenus dans les années
suivantes et l’avènement de la République. Mais il faut noter que selon J. Ziegler, le
« complot » de 1969 fut avant tout un prétexte destiné à justifier l’élimination d’une
partie de l’élite hutu : « En septembre 1969, le gouvernement prend prétexte d’un coup
d’état en préparation pour faire exécuter un grand nombre d’officiers et de
syndicalistes bahutu » 84. De même que R. Ntibazonkiza, il estime que dès 1969 au
moins, l’élite tutsi au pouvoir cherche sciemment à éliminer les leaders hutu qui
pourraient dans l’avenir diriger une insurrection contre eux. Mais il montre aussi que
cette politique résulte, en partie, de la crainte qu’inspire aux élites tutsi les événements
qui se déroulent au Rwanda.
J. Ziegler ne se prononce pas sur le nombre ou l’origine des combattants hutu
qui déclenchèrent une attaque au Burundi le 29 avril 1972. Il précise seulement qu’ils
venaient de l’extérieur, de camps de réfugiés tanzaniens selon lui, et que leur attaque
déborda dans un premier temps le gouvernement. Celui-ci, avec l’aide des troupes du
général Mobutu, parvint cependant à rétablir rapidement la situation en sa faveur. Dès
lors, les massacres qui furent déclenchés contre les Hutu ne peuvent s’expliquer par la
désorganisation du gouvernement ni par la résistance d’une rébellion qui aurait de
multiples liens avec la population civile hutu. Pour J. Ziegler comme pour les auteurs
étudiés jusqu’ici, il s’agit bien d’un « génocide » organisé par le pouvoir. Selon lui, une
fois l’ordre rétabli, « au sein du groupe dirigeant mututsi, un noyau dur autour
d’Arthémon Simbananiye décide d’en finir, pour une génération au moins, avec le
mouvement muhutu ». Des tueries systématiques, perpétrées par l’armée et les JRR,
visent systématiquement les élites puis l’ensemble des Hutu instruits : « Pendant les
mois de mai et juin, les tueurs batutsi des « Jeunesses Rwagasore » et de l’UPRONA,
aidés par la police et l’armée, massacrent plus de 100 000 Bahutu. Pratiquement, tous
les étudiants de l’Université nationale de Bujumbura, la majeure partie des élèves des
écoles secondaires, la plupart des fonctionnaires et presque tous les instituteurs, soldats
et officiers bahutu du pays sont fusillés sans procès » 85.
De nouveau, l’analyse de cet auteur confirme la responsabilité du pouvoir
burundais dans l’organisation du génocide de 1972, et le rôle de principaux exécutants
tenu par l’armée et les JRR.
2-5- Montée de « l’extrémisme » hutu et désorganisation du pouvoir. Le
point de vue contesté de Jean-Pierre Chrétien
L’analyse de la crise de 1972 à laquelle procède l’historien Jean-Pierre Chrétien
rejoint sur certains points les analyses des auteurs déjà cités, mais nous verrons aussi
que sur plusieurs aspects cruciaux il existe des divergences. C’est le cas en particulier
sur l’analyse de la nature du parti UPRONA, ou encore sur le rôle joué par
l’organisation de jeunesse de ce parti, les JRR, dans les massacres de mai et juin 1972.
Par ailleurs, son analyse de l’évolution de la situation politique au Burundi dans les
années qui ont précédé 1972 s’oppose nettement à celle de R. Ntibazonkiza. Cela n’est
84
85
ibid., p. 115.
ibid.
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guère surprenant dans la mesure où, on l’a vu, les divergences entre ces deux auteurs au
sujet de l’histoire précoloniale et coloniale du Burundi étaient déjà très importantes.
Il semble par conséquent utile d’examiner la manière dont Jean-Pierre Chrétien
analyse la décennie qui a suivi l’indépendance du Burundi et s’est achevée par la crise
dramatique de 1972. Pour cela, nous nous appuierons sur plusieurs articles, et en
particulier sur celui qui parut dans le quotidien Le Monde en 197786, et fut consacré à
l’histoire du Burundi depuis l’indépendance.
Pour commencer, Jean-Pierre Chrétien constate que le royaume dirigé par le
mwami Mwambutsa n’a, au moment de l’indépendance en 1962, plus grand-chose de
commun avec celui de son grand-père Mwezi Gisabo. Si l’autorité royale avait été
officiellement maintenue durant la période coloniale, Mwambutsa fut formé par
l’administration belge et son autorité vidée de son contenu rituel et privée de ses bases
sociales. Quant à l’aristocratie ganwa, bien qu’elle occupait l’essentiel des postes de
pouvoir à l’époque du mandat belge, elle se trouvait elle aussi entièrement soumise aux
autorités mandataires et dépendante d’elles pour le maintien de ses positions. Cette
aristocratie était par ailleurs divisée entre les lignées Bezi et Batare qui s’opposaient
parfois violemment, aggravant ainsi la faiblesse de l’ensemble de l’aristocratie. Ce
constat semble partagé par les principaux historiens et observateurs de la société
burundaise. Cependant, J.-P. Chrétien ajoute que l’affaiblissement de l’autorité du
mwami par la politique mandataire n’empêcha guère Mwambutsa de conserver, à la
veille de l’indépendance, une certaine autorité morale sur le pays. D’après cet auteur,
l’assassinat en 1961 du prince Louis Rwagasore, fils de Mwambutsa et principal
dirigeant du parti nationaliste UPRONA qui jouissait d’une grande popularité, donna au
mwami « un supplément de légitimité populaire » 87.
L’UPRONA remporta largement les élections de septembre 1961 mais fut
presque aussitôt privée de son principal dirigeant, Louis Rwagasore, assassiné en
octobre alors qu’il devait être nommé 1er ministre. Pour J.-P. Chrétien, les circonstances
de cet assassinat restent obscures. En tous cas, il lui semble que cette victoire de
l’UPRONA, « qui était devenu un véritable parti nationaliste, regroupant des éléments
variés (islamisés et clergé local, Bahutu et Batutsi, chefs « coutumiers » et citadins)
sous l’impulsion de Rwagasore » se fit « contre les vœux de l’administration
coloniale » 88. La disparition de Rwagasore affaiblit considérablement le jeune parti
nationaliste, et il semble que J.-P. Chrétien y voit une cause importante de l’absence,
ensuite, d’une politique nationaliste rassemblant par-delà les origines régionales,
claniques ou ethniques, les différents éléments d’une élite burundaise déjà faible
numériquement. Suite à la disparition de Rwagasore, la vie politique se trouve au
contraire marquée par les luttes incessantes entre la Cour et les gouvernements.
En effet, alors que la constitution prévoit la transformation du mwami en
souverain constitutionnel, confronté à un parlement élu et à un gouvernement exerçant
le pouvoir, Mwambutsa se refuse à abdiquer son autorité personnelle. Pour maintenir
celle-ci, il utilise les rivalités qui existent entre les deux clans de l’aristocratie ganwa
mais également, « surtout à partir de 1963 », « les virtuelles oppositions « ethniques » »
86
Jean-Pierre Chrétien, 29 juin 1977, « Une histoire complexe, parfois obscure, souvent tragique », Le
Monde.
87
ibid.., p. 11.
88
ibid.
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entre Hutu et Tutsi. Il nomme ainsi tour à tour des premiers ministres qui appartiennent
à ces deux catégories, et s’emploie par ailleurs à limiter le pouvoir du gouvernement en
nommant systématiquement des « secrétariats d’état » formés selon ses seuls choix,
auprès des différents ministères. Le parlement ne disposait quant à lui pratiquement
d’aucun pouvoir réel, et protesta en 1964 contre ce qu’il qualifia de « parodie de
démocratie ».
A ces divisions entretenues par le mwami et sa cour et au manque de cadres
formés, s’ajoutait selon J.-P. Chrétien d’importantes immixtions étrangères qui
constituaient des obstacles supplémentaires au développement serein de la vie politique
du Burundi. L’auteur évoque de « nombreuses interventions extérieures provoquées par
la situation troublée des provinces orientales de l’ancien Congo Belge, entre 1961 et
1965 ». Cette remarque soulignant l’importance des enjeux internationaux liés au
contrôle de l’ancienne colonie belge sur les plans économique et politique, et leur
influence sur le Burundi, rejoint l’analyse de J. Greenland évoquée plus haut. J.-P.
Chrétien précise que le Burundi reconnut dès 1963 la République populaire de Chine,
qui se servit de ce pays pour fournir durant toute l’année 1964 une aide matérielle aux
rebelles de Gaston Soumialot au Congo et aux réfugiés tutsi qui avaient dû fuir le
Rwanda. En réaction, la CIA avec l’aide des services de la sûreté belge à Kigali aurait
procédé de 1962 à 1965 au « noyautage de différents milieux politiques rwandais et
burundais, notamment hutu, afin de lutter contre la subversion dans cette partie de
l’Afrique » 89.
Cette interprétation du rôle joué par les États-Unis d’une part, et par la Chine de
l’autre, implique que le contexte international surdéterminé par la guerre froide et la
volonté occidentale d’endiguer l’influence du bloc de l’est ait joué un rôle non
négligeable dans l’évolution de la politique intérieure du Burundi. J.-P. Chrétien ne
précise cependant pas les modalités concrètes de ces interventions extérieures, en
particulier du « noyautage » pratiqué selon lui par la CIA. Il ne dit pas au travers de
quels hommes politiques ou de quelles organisations il s’opérait, ni par la défense de
quel type d’idéologie ou d’orientation politique. Il semble donc difficile d’en tirer des
conclusions autres que d’ordre assez général. Toutefois, J.-P. Chrétien n’est pas le seul à
évoquer le rôle joué par le contexte international, que ce soit dans le développement de
la crise burundaise ou dans la nature et le niveau des réactions qu’elle a provoqué sur le
plan international. Et si l’interprétation des interventions extérieures dans la vie
politique burundaise peut s’avérer différente, il semble qu’au contraire le constat du rôle
joué par le contexte international soit largement partagé.
Les années 1960, dès l’époque de l’indépendance, connurent également un
processus que J.-P. Chrétien nomme la « racialisation de la politique ». Nous avons
commencé à l’évoquer, en soulignant la manière dont le mwami Mwambutsa chercha à
jouer des rivalités claniques mais également ethniques pour maintenir son pouvoir
personnel. A ce propos il faut rappeler que pour J.-P. Chrétien les royaumes
interlacustres comme le Burundi se caractérisent depuis très longtemps par la
coexistence des groupes Batutsi et Bahima « à prédominance pastorale », et des
groupes Bahutu et Bairu à « prédominance agricole », selon des modes variés. Il
conteste donc vigoureusement la théorie « hamitique », « d’inspiration gobinienne »,
qui guida les pratiques coloniales sur tout le territoire du Ruanda-Urundi et conduisit
89
ibid.
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selon lui à l’imprégnation tribaliste des élites. La conscience « tribale » ou « ethnique »
serait donc le produit de l’idéologie et des pratiques coloniales qui ont modelé
profondément les élites de ces deux pays. Toutefois, selon l’auteur, la société
burundaise serait restée étanche à ces théories et aux oppositions ethniques qui
travaillaient déjà les milieux « évolués » de la capitale jusque dans les années 1960.
« Mais à partir des années 60, l’analogie rwandaise orchestrée politiquement à
l’intérieur et à l’extérieur, gagna peu à peu le pays selon un engrenage quasi
irrésistible à partir des milieux évolués de Bujumbura » 90.
Le caractère ethnique pris par les affrontements politiques dans le Rwanda
voisin, constituerait donc un facteur important du processus de « racialisation » de la
politique au Burundi. D’autant que l’idéologie du « peuple majoritaire » pouvait
légitimer les aspirations au pouvoir des élites hutu, manifestement sous-représentées
dans l’administration publique. Cependant, cette influence des événements rwandais ne
s’exerça pas par la seule force de l’exemple ni en raison de la seule sous-représentation
de l’élite hutu dans les emplois publics. Selon l’auteur les syndicats chrétiens, « avec
l’appui de leurs homologues belges », favorisèrent le développement de groupes
extrêmes défendant une ligne politique très proche du Parmehutu rwandais, dont le Parti
Populaire (P.P.) serait l’équivalent au Burundi. Cela signifie qu’au-delà de l’influence
exercée par des organes directement dépendants de certains États étrangers, comme la
CIA que l’auteur évoquait plus haut, d’autres institutions telles que l’Église ou les
syndicats chrétiens belges auraient également joué un rôle dans l’évolution de la vie
politique au Burundi. Les influences extérieures s’exerçant sur le Burundi seraient donc
de natures très diverses, même si toutes n’ont certainement pas le même poids et que
leur analyse varie selon les auteurs. Il s’agit en tous cas, là encore, d’un élément
d’analyse dont il faudra tenir compte lors de l’étude de la presse.
D’autre part, l’accroissement des tensions « raciales » dans la vie politique se
manifeste y compris au sein du parti majoritaire aux élections de 1961, l’UPRONA, et
ce dès 1962, après l’assassinat par la JNR (prédécesseur de la JRR) de trois opposants
Bahutu. Suite à ces « incidents de Kamenge », l’UPRONA commença à se désagréger
selon une ligne de clivage ethnique plus ou moins masquée par des divergences de
positionnement sur le plan international. L’assassinat en janvier 1965 du premier
ministre P. Ngendandumwe, un Hutu, par un réfugié tutsi rwandais, aggrava les
tensions. L’ambassade de Chine, accusée de complicité avec l’assassin de Pierre
Ngendandumwe, fut expulsée du Burundi et le pays se rapprocha de l’Occident. Dans
les mois suivants, l’arbitraire croissant du pouvoir de Mwambutsa finit par dresser
contre lui l’ensemble de la classe politique. Les 18 et 19 octobre, Antoine Serukwavu,
un Hutu secrétaire à la gendarmerie, tente un coup d’état. La riposte « loyaliste » est
coordonnée par le capitaine Micombero, secrétaire à l’armée, qui s’empare finalement
du pouvoir après que le fils de Mwambutsa, un temps investi pour lui succéder, fut lui
aussi déposé par l’armée dirigée par Micombero comme nous l’avons vu plus haut.
Mais avant ces événements, en octobre 1965, des massacres contre les Tutsi se
produisent dans la province de Muramwya à l’instigation de certains groupes armées.
Ces massacres firent des centaines de morts, mais la répression dirigée par l’armée fut
également terrible. Il y eut selon J.-P. Chrétien des milliers d’arrestations, des centaines
de disparus, et environ 80 personnalités fusillées. Pour lui, « Octobre 1965 marqua une
rupture décisive au sein des élites : du côté tutsi, la hantise du génocide à la rwandaise
90
ibid.
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se cristallisa ; du côté hutu, les perspectives de participation au pouvoir semblaient
brisées. La peur s’installa dans le pays » 91.
Avant de poursuivre l’exposé de l’analyse de J.-P. Chrétien, il faut remarquer
son opposition, presque point par point, à celle de R. Ntibazonkiza. En dehors des
divergences de ces deux auteurs sur l’origine du clivage ethnique entre Hutu et Tutsi, il
est notable que J.-P. Chrétien estime que les principaux responsables de la « rupture au
sein des élites » burundaises furent les « extrémistes » hutu du P.P., soutenus pêle-mêle
par les syndicats chrétiens, la Belgique voire la CIA, et s’inspirant de l’idéologie du
PARMEHUTU rwandais. Nous avons vu précédemment que tous les auteurs, à
l’exception de R. Ntibazonkiza, voyaient dans les crises successives au Rwanda un
élément d’explication de la radicalisation des élites tutsi au pouvoir. Cet aspect de
l’analyse semble par conséquent incontournable. En revanche, les explications de J.-P.
Chrétien paraissent unilatérales dans leur stigmatisation des seuls « extrémistes » hutu et
de l’intervention de puissances étrangères, qui auraient entraîné la « racialisation » de
la politique dans un pays où le conflit ethnique n’existait pas avant l’intervention
coloniale. R. Ntibazonkiza affirmait au contraire que le « tribalisme » moderne était né
au sein des élites tutsi, rétives à tout processus de démocratisation et ayant très tôt
résolu d’éliminer les leaders hutu qui risquaient de menacer leur pouvoir. L’opposition
radicale entre les analyses de ces deux auteurs atteste de la difficulté à produire une
histoire du Burundi sur laquelle puissent s’accorder les spécialistes, mais également les
acteurs de la politique nationale. En effet, la controverse entre ces deux historiens
n’appartient pas uniquement au champ de la recherche, et nous verrons que leurs
arguments respectifs sont parfois mobilisés par les belligérants des crises burundaises.
Cette remarque faite, il faut poursuivre l’exposé de l’analyse de J.-P. Chrétien.
La République fut proclamée le 28 novembre 1966, et le colonel Micombero en
devint le président. Malgré un programme réformateur à l’origine, ce sont rapidement
les éléments conservateurs sur le plan intérieur qui l’emportent, tandis que sur le plan de
la politique extérieure prévaut un rapprochement sensible avec les États-Unis. D’autre
part, des tensions croissantes se manifestent au sein du groupe au pouvoir, dans un
climat où la bureaucratie est extrêmement pesante tandis que le parti unique bride toute
expression de l’opinion publique. En septembre 1969, un « coup d’état hutu en
préparation » est déjoué par le pouvoir et se solde par 23 condamnations à mort et 42
condamnations à la prison, visant y compris d’anciens ministres. Ces événements
suscitent une nouvelle « inflation tribaliste », qui se manifeste à l’étranger par la
création du Mouvement des étudiants progressistes Barundi (MEPROBA), dont J.-P.
Chrétien estime qu’il reprend la ligne du PARMEHUTU au pouvoir au Rwanda voisin.
Ces événements favorisent la remontée au sein du pouvoir, entre décembre 1969 et mars
1971, « des partisans d’une politique dure marquée davantage par le souci
d’autodéfense tutsi ». Selon J.-P. Chrétien, le triomphe de cette ligne qui fut souvent
perçu comme la montée du groupe de Bururi. Or, pour lui, il s’agit moins d’une montée
du régionalisme que de la domination d’une certaine orientation politique : « En fait, il
s’agissait moins de manifestation d’un « régionalisme » au sens strict que de
l’émergence d’une faction politique (tous les résidents de cette région n’y adhérant
pas) » 92.
91
92
ibid., p. 15.
ibid.
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La « dynamique de la violence » s’accélère pourtant à la fin de l’année 1971.
Elle se manifeste cette fois par la confrontation entre le « groupe de Bururi » et des
opposants issus des régions du centre et du nord du pays, qui sont arrêtés pour
« complot ». Le procès qui s’ensuit est manifestement truqué, marqué par de
nombreuses irrégularités, violences et témoignages invraisemblables, comme le
soulignait également J. Greenland. En janvier 1972, neuf condamnations à mort et onze
à la prison sont prononcées, mais tous les accusés sortiront finalement de prison entre
1972 et 1974. Cependant, « l’affaire laisse des traces profondes en divisant les milieux
politiques tutsi au profit de l’aile la plus dure ». J.-P. Chrétien souligne en effet qu’une
autre tendance existait, qui dénonça la corruption du régime autant que ses
manipulations tribalistes. Elle se serait notamment manifestée au sein de la JRR lors
d’une conférence étudiante tenue en juillet 1971, et par des prises de position de
l’épiscopat abondant dans le même sens. Cette tendance demeura toutefois sans
influence sur les événements. Tout au contraire, la « dynamique de la violence » se
poursuivit pour aboutir au drame sanglant de 1972.
En ce qui concerne l’analyse des années 1969 à 1971, nous pouvons là encore
observer des divergences importantes avec R. Ntibazonkiza, mais également avec les
autres auteurs que nous avons cités précédemment. En effet, tandis que René
Lemarchand, Raphaël Ntibazonkiza ou Jean Ziegler estiment que le « complot » de
1969 constitua surtout un prétexte à une répression impitoyable de l’élite hutu, J.-P.
Chrétien ne met absolument pas en doute la gravité et l’ampleur de ce « coup d’état » en
préparation ni la légitimité de sa répression. D’autre part, l’existence d’une tendance
critique au sein de la JRR, qu’il relève en 1971, faisait l’objet d’une interprétation fort
différente chez R. Ntibazonkiza. Loin d’y voir une opposition à la montée d’une
politique « tribaliste », ce dernier affirmait que la JRR protestait alors contre les
déchirements internes à l’élite tutsi qui risquaient de favoriser la montée du « péril
hutu ».
A propos du retour de l’ancien et éphémère roi Ntare V, qui précéda de peu
l’éclatement de la crise fin avril, J.-P. Chrétien considère qu’il avait probablement des
objectifs politiques contre le pouvoir en place. Toutefois, Ntare fut livré par le chef
d’état ougandais Idi Amin, et le pouvoir utilisa le prétexte des projets hostiles de Ntare
pour réprimer les opposants qualifiés dès lors de « monarchistes ». Puis, le 29 avril, une
rébellion hutu « recourant aux techniques de terreur employées dans les années 60 par
les rebelles mulélistes du Congo » fut déclenchée à partir des camps de réfugiés
tanzaniens. Cette rébellion fit selon l’auteur « plusieurs milliers de victimes », la plupart
tutsi mais également des Hutu refusant de se rallier. À l’instar de J. Greenland ou de R.
Lemarchand, mais sans toutefois employer le terme de « génocide », il montre par
ailleurs que la répression qui s’ensuivit prit la forme d’une « chasse aux sorcières »
contre « les élites hutu », qui se déchaîna en mai et juin alors que l’ordre avait été rétabli
et la rébellion matée depuis le 8 mai. L’évaluation du nombre de victimes de la
répression, « quelque 100 000 personnes », est également similaire à celle fournie par J.
Ziegler ou R. Lemarchand en 1974, bien que dans un article récent ce dernier estime
que ce chiffre se situe entre 100 000 et 300 000. Par contre, nous avons vu que R.
Ntibazonkiza citait comme bilan probable le chiffre de 300 000 victimes, estimant
même crédibles des évaluations plus élevées encore.
Cependant, il existe des divergences dans l’analyse du processus qui conduisit à
cette répression, et dans l’explication de son ampleur inouïe. Rappelons que pour J.
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Greenland, le gouvernement burundais laissa délibérément la répression atteindre les
proportions de ce que R. Lemarchand nomma un « génocide sélectif » contre les
couches plus ou moins instruites de la population hutu. Or sur ce point, l’analyse de J.P. Chrétien diffère. Tout d’abord, il insiste davantage sur l’ampleur de la rébellion ou du
« complot » hutu. Ainsi il écrit : « Ce mouvement de rébellion (...) apparut alors comme
constituant la première phase d’un complot hutu ayant des ramifications dans
différentes régions du pays. Des tracts saisis, des rumeurs incontrôlables également,
contribuèrent à créer un climat de panique chez les Batutsi » 93. R. Lemarchand, on l’a
vu, tout en confirmant que la rébellion avait éclaté dans plusieurs régions simultanément
insistait sur le peu de préparation des rebelles, sur la faiblesse de leur organisation
militaire et de leur armement. À l’opposé, l’analyse de J.-P. Chrétien semble attester
l’idée d’un « complot » soigneusement organisé et comprenant plusieurs « phases »
dont seule la première put se réaliser. Les massacres perpétrés par la rébellion auraient
alors créé un climat de panique parmi la population tutsi, et le renvoi du gouvernement
la veille de l’éclatement de cette rébellion aboutit à ce que « les autorités policières et
militaires fonctionnaient souvent sans instructions précises, et la répression dévia
rapidement en innombrables et sanglants règlements de comptes ». D’après cette
analyse, il semble que l’ampleur prise par la répression doive être au moins en partie
attribuée à la perte de contrôle des opérations par un pouvoir déstabilisé suite au renvoi
du gouvernement à la veille de la crise. Cette interprétation diffère donc assez nettement
de celle de J. Greenland, que nous avons rappelée plus haut. Et elle s’oppose, une fois
encore, totalement à celle de R. Ntibazonkiza. Car pour cet historien, non seulement on
ne peut invoquer la désorganisation du gouvernement pour expliquer les massacres,
mais plus encore ceux-ci correspondaient à la réalisation d’un plan d’extermination de
l’élite hutu mis au point depuis plusieurs années.
Mais la divergence porte également sur les exécutants de la répression et des
massacres devenus systématiques contre les hutu instruits. Selon J. Greenland, R.
Lemarchand, J. Ziegler, R. Ntibazonkiza ou encore Roger Botte 94, un universitaire
français auteur de plusieurs articles sur le Burundi, les massacres furent perpétrés à la
fois par l’armée et par la JRR. Ces auteurs s’accordent en effet à attribuer un rôle
important à l’organisation de jeunesse du parti unique UPRONA dans l’exécution des
massacres de mai et juin 1972. Au contraire, Jean-Pierre Chrétien ainsi que Gabriel Le
Jeune, avec qui il rédige conjointement un article pour la revue Politique Africaine en
1983 95, soutiennent que le rôle de la JRR dans les massacres fut marginal. Ils contestent
de plus le caractère supposé monolithique de la JRR à la veille de 1972, en affirmant
que s’y déroulaient des luttes qui opposaient non de simples « factions » rivales, mais
bien les tenants de lignes politiques opposées, certains s’opposant fermement aux
discours « racistes » tenus tant par des politiciens tutsi que hutu. Nous avons d’ailleurs
précédemment noté que J.-P. Chrétien évoquait une conférence de la JRR en 1971,
comme élément prouvant l’existence d’une opposition à la politique de « l’aile dure »
du régime qui prenait alors le dessus. J.-P. Chrétien et G. Le Jeune affirment que,
« malgré une légende entretenue notamment par des missionnaires, le rôle de la JRR
lors des massacres de 1972 est négligeable » 96.
93
ibid.
Roger Botte, décembre 1983 , « Quand l’essentiel n’est pas ce que l’on dit, mais ce que l’on tait »,
Politique Africaine n°12, p 101.
95
Jean-Pierre Chrétien et Gabriel Le Jeune, décembre 1983,« Les mots et les choses », Politique
Africaine n°12.
96
ibid., p. 107.
94
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Cette affirmation va à l’encontre des témoignages cités par R. Lemarchand, et
dont nous avons fait état précédemment. Elle va d’ailleurs à l’encontre des analyses de
tous les auteurs étudiés et qui sont corroborées, notamment, par les télégrammes
confidentiels de l’ambassade des États-Unis à Bujumbura en 1972, comme nous allons
le montrer. Par contre, affirmer que la responsabilité de la JRR dans les massacres fut
marginale conforte l’interprétation de J.-P. Chrétien selon laquelle le caractère massif
des tueries s’explique par le déchaînement d’une « folie de vengeance » de la part de
soldats dont le pouvoir politique, affaibli par la dissolution du gouvernement, aurait en
partie perdu le contrôle. Pourtant, comme le montre R. Ntibazonkiza mais également
d’autres spécialistes, l’armée burundaise avant le génocide de 1972 était déjà presque
totalement mono-ethnique suite aux différentes vagues de répression qui avaient visé en
particulier les officiers hutu, en 1965 et 1969. Il s’agissait également d’une armée
politisée, qui avait porté à la tête de l’État le président Micombero et qui constituait un
pilier essentiel de son pouvoir aux côtés du parti unique UPRONA. Invoquer dans ces
conditions une perte de contrôle de l’armée semble peu crédible, d’autant que les
massacres ne furent pas « spontanés » mais préparés, au moyen de listes préétablies, et
qu’ils durèrent des mois et non seulement quelques jours avant que le pouvoir politique
ne parvienne à reprendre le contrôle de la situation, en admettant qu’il l’ait jamais
perdu.
Quant au parti unique et à la JRR, ils n’auraient pas participé à ces massacres
selon J.-P. Chrétien, à l’exception de cas isolés qui ne peuvent attester de l’existence
d’une politique. À l’inverse, les autres auteurs étudiés affirment tous, en se basant sur
des témoignages, que l’armée et les JRR se concertèrent pour entreprendre d’éliminer
systématiquement les élites hutu, y compris en faisant sortir de leur refuge, par la ruse,
des enseignants hutu par exemple, comme le relate un témoignage fourni par J.
Greenland 97. Enfin, l’affirmation de J.-P. Chrétien et G. Le Jeune selon laquelle les
accusations contre la JRR seraient le résultat de rumeurs propagées par les
missionnaires, apparaît comme un moyen de les discréditer au prétexte qu’elles
émaneraient d’une institution qui a soutenu la colonisation, laquelle serait à l’origine de
la division ethnique au Burundi. Ce type d’argument, faisant implicitement appel à une
sorte de « réflexe » anti-colonial, se trouve régulièrement mobilisé par J.-P. Chrétien
sans pour autant être appuyé par des éléments de preuves convaincants.
De ces divergences dont nous venons de rendre compte, il ressort que si la réalité
des massacres, leur ampleur, et la fraction de la population contre qui ils s’exercèrent
font l’objet d’un relatif consensus, le degré de responsabilité du gouvernement et du
parti unique du Burundi dans l’exécution systématique de ces massacres constitue au
contraire le sujet de vifs débats. Les auteurs qui attribuent à la JRR un rôle primordial
dans les massacres de mai et juin citent à l’appui de leurs thèses plusieurs témoignages
dont la crédibilité ne semble pas mise en cause. J.-P. Chrétien quant à lui, incrimine la
« propagande » des missionnaires qui auraient diffusé la thèse, fausse selon lui, d’une
participation massive de la JRR dans les massacres. Nous avons cependant pu constater
que les témoignages qui incriminent la JRR sont loin de provenir uniquement des
missionnaires, mais semblent au contraire confirmés par la plupart des sources
disponibles. De même, le caractère systématique des massacres et l’implication d’une
fraction au moins du pouvoir dans leur organisation, est affirmé par tous les spécialistes
97
Jeremy Greenland, op. cit., p. 66.
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et confirmé par la plupart des témoignages existants. De sorte que l’hypothèse d’une
perte de contrôle de l’armée par le pouvoir, avancée par J.-P. Chrétien, semble plus que
contestable.
2-6- Les événements vus au travers des télégrammes confidentiels de
l’ambassade américaine de Bujumbura, en mai 1972
Les télégrammes confidentiels envoyés par l’ambassade américaine de
Bujumbura au département d’État à Washington durant la crise de 1972 98, confirment
l’analyse de la plupart des spécialistes sur la responsabilité de la JRR et du pouvoir dans
l’organisation et l’exécution des massacres. Avant de conclure ce chapitre sur l’histoire
du Burundi, nous allons en faire une brève étude qui pourra apporter des éléments de
compréhension supplémentaires des événements de 1972. Les télégrammes dont nous
disposons pour cette étude et qui nous ont été transmis par René Lemarchand,
recouvrent la période du 1er au 20 mai 1972. Cette série de télégrammes est incomplète,
certains télégrammes manquent totalement, d’autres sont amputés d’un ou plusieurs
paragraphes. Toutefois, malgré les limites chronologiques et le caractère non exhaustif
de cette série de télégrammes, ceux-ci apportent des éléments intéressants quant aux
positionnements de l’administration américaine sur la crise burundaise, mais également
sur l’analyse du déroulement de la crise.
Nous tenterons d’analyser ces télégrammes selon plusieurs axes principaux.
D’une part, les appréciations formulées par l’ambassade sur la rébellion du 29 avril, son
organisation et ses auteurs, et les éventuelles implications étrangères dans la préparation
de ce soulèvement. D’autre part, la description des représailles menées à l’encontre de
la fraction instruite de la population hutu, et l’analyse de cette répression
gouvernementale et de son évolution. Enfin, dernier aspect, nous mettrons en évidence
les préoccupations de l’ambassade américaine lors de la crise, puis nous verrons quel fut
le contenu des discussions entre ambassadeurs étrangers à propos des éventuels moyens
à mettre en œuvre pour tenter de freiner la répression. Le compte rendu de ces
discussions par l’ambassade américaine constitue en effet un élément susceptible
d’éclairer l’attitude de la communauté internationale durant le génocide de 1972.
En ce qui concerne la rébellion qui débuta le 29 avril, on peut noter que durant
les jours qui ont immédiatement suivi ce soulèvement l’ambassade américaine demeure
prudente dans ses interprétations. Elle évoque dans ces premiers télégrammes, le 1er
mai, des combats entre Tutsi modérés du nord et Tutsi radicaux du sud. En effet, nous
avons vu que la période précédant la crise de 1972 fut marquée par la montée
d’antagonismes régionaux au sein de l’élite tutsi. Or, le limogeage de l’ensemble du
gouvernement par Micombero le 29 avril 1972, fut parfois analysé comme une tentative
du président burundais d’écarter la fraction « extrémiste » de son gouvernement,
représentée par les ministres Simbananiye, Shibura et Yanda. Dans ce cadre,
l’ambassade estime dans son télégramme « Confidentiel 387 », que Micombero tenterait
de conserver le contrôle en se plaçant du côté des modérés dans ces combats qui les
opposent aux radicaux tutsi 99. Le même jour, dans le télégramme 389, l’ambassade
américaine rapporte l’analyse de l’ambassadeur belge selon qui le soulèvement aurait
98
Lemarchand Papers, « American Embassy Cables », mai 1972.
American Embassy Cables, « Confidential Bujumbura 387 » : « Confrontation being preliminarily
viewed as one between radicals Tutsis from South and moderates from North with Micombero attempting
keep control and siding with moderates. »
99
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été fomenté par les ministres tutsi « radicaux » du gouvernement, limogés le 29 avril, et
qui auraient de la sorte tenté de regagner leurs positions perdues 100. Cette hypothèse,
bien que l’ambassadeur américain ne semble pas la reprendre à son compte, se trouve
réitérée sous une forme un peu différente dans d’autres télégrammes, notamment le 2
mai (408). Des témoignages de missionnaires attestent en effet de la présence de bandes
venues de Tanzanie depuis plusieurs jours, et suggèrent que les ministres démis auraient
volontairement laissé se développer l’insurrection. Le 7 mai (496), cette interrogation
revient à nouveau dans les propos d’un interlocuteur de l’ambassadeur, qui se demande
pourquoi le ministre de l’Intérieur et de la Justice Shibura n’a rien fait pour arrêter les
groupes dissidents avant l’insurrection 101.
Ainsi, s’il apparaît dès le soir du 1er mai ou le 2 mai que les combats opposent
des bandes mulélistes, essentiellement composées de Hutu et qui auraient attaqué depuis
la Tanzanie (cf. 400), aux représentants du pouvoir, l’hypothèse selon laquelle la frange
extrémiste du pouvoir aurait volontairement laissé s’étendre l’insurrection pour justifier
une répression massive, s’exprime dans plusieurs télégrammes.
Quant à la nature de la répression, l’ambassadeur américain évoque dès le 2 mai
la tournure anti-hutu qu’elle est en train de prendre. Le même jour, un télégramme
précise que le gouverneur de Ngozi vient de faire appel aux JRR pour « aider au
maintien de l’ordre ». Deux jours plus tard, un télégramme décrit le rôle actif joué par
les JRR aux côtés de l’armée dans les arrestations massives de Hutu à Bujumbura.
Globalement, le rôle de premier plan des JRR dans les arrestations puis les massacres
systématiques de Hutu instruits, est affirmé dans de nombreux télégrammes. Le 15 mai
(télégramme 578), l’ambassadeur affirme que le rôle premier de la JRR dans l’exécution
des représailles est désormais avéré : « Il semble à présent que la plupart des
représailles soient initiées par les Tutsi membres de la Jeunesse Révolutionnaire » 102.
Quant aux victimes de la répression, les télégrammes de l’ambassade américaine les
identifie dès le début du mois de mai comme l’ensemble de l’élite Hutu, puis peu à peu
l’ensemble des Hutu ayant reçu ne serait-ce qu’une instruction primaire. Le 13 mai, un
télégramme affirme : « Toute l’élite de Bujumbura a été éliminée » 103. Puis, le 15 mai :
« Selon tous les témoignages, les arrestations de Hutu à Bujumbura ont atteint un point
tel qu’il ne reste pratiquement plus de Hutu ayant un quelconque statut social à
arrêter » 104. Dès le 11 mai (télégramme 559), l’ambassade américaine cite le chiffre de
100 000 morts, avancé par le consul suisse M. Bonvin, et l’estime crédible.
Les informations dont dispose l’ambassade américaine au moment de la crise
semblent confirmer, d’une part l’implication des JRR dans les massacres et même leur
rôle déterminant, et d’autre part le caractère systématique de la répression contre les
Hutu instruits, qui aurait déjà fait 100 000 morts à la mi-mai. Bien que cette estimation,
comme d’autres, ne puisse être vérifiée ni considérée comme incontestable, elle atteste
sans aucun doute de l’ampleur des massacres qui, en visant l’ensemble des Hutu
100
ibid., 389 : « Belgian ambassador believes disturbances happening evening 29 April were coup attempt
by Tutsi radicals led by Minister Interior and Justice Shibura, and Minister Foreign Affairs Simbananiye,
to regain position lost during afternoon. »
101
ibid., 496 : « Furthermore, he states that Shibura, as Minister of Interior, should have identified the
dissident groups in Tanzania. He asks : « Why didn’t he ? » ».
102
ibid., 578 : « Most represals now appear initiated by Tutsi members of revolutionnary youth group. »
103
ibid., 13 mai : « The entire elite of Bujumbura has been eliminated. »
104
ibid., 578 : « By all reports, arrests of Hutu in Bujumbura (...) are reaching point where there are few
Hutu with any status left to take. »
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instruits indépendamment de toute participation supposée à la rébellion, s’apparentent à
un génocide.
En ce qui concerne les éventuelles implications étrangères dans la rébellion,
l’ambassade américaine se montre assez prudente et considère comme une rumeur
infondée l’éventuelle implication de la Chine (431, 3 mai). Mais ce qui est surtout très
intéressant dans ces télégrammes, c’est la relation des rencontres organisées entre les
représentants (ambassadeurs, consuls) de plusieurs pays étrangers au Burundi. Tandis
que le caractère systématique des représailles contre les Hutu devient évident 105, la
seule intervention envisagée notamment par l’ambassade américaine, consiste à
persuader Mobutu d’envoyer un émissaire auprès de Micombero pour le convaincre de
freiner la répression. Une semaine plus tard, le 14 mai, malgré leur conviction que la
totalité de l’élite hutu de la capitale a été éliminée et que les massacres se poursuivent,
les représentants des ambassades occidentales estiment qu’une intervention de leur part
serait « contre-productive », et que c’est aux africains eux-mêmes d’intervenir (576).
A travers cette série télégrammes, la préoccupation politique essentielle des
États-Unis semble d’une part d’éviter que leurs ressortissants au Burundi soient
inquiétés, et d’autre part de démontrer aux autorités burundaises que les États-Unis ne
sont absolument pas impliqués dans le soutien à la rébellion. Il apparaît en effet, d’après
plusieurs télégrammes, que la première puissance du bloc occidental ait été à plusieurs
reprises, lors des crises précédentes au Burundi, accusée d’ingérence par le
gouvernement. Cela s’explique notamment par le soutien accordé par des missions
protestantes américaines à certains mouvements d’opposition majoritairement hutu. Les
États-Unis cherchent donc à éviter toute accusation de soutien à la rébellion, et en dépit
du caractère systématique de la répression anti-Hutu ils tentent de maintenir de bonnes
relations avec le gouvernement burundais en lui apportant une assistance humanitaire.
Le 5 mai, un télégramme (472) précise ainsi que le pouvoir burundais apprécie le rôle
du gouvernement américain qui offre de l’aide humanitaire et encourage les autorités
d’autres pays à en faire autant, ce qui permet d’espérer que les missions américaines ne
soient pas attaquées.
Ainsi, la passivité de la communauté internationale lors du génocide de 1972,
dénoncée par la plupart des auteurs, ne provenait manifestement pas d’une
méconnaissance des événements en cours ou d’une « intoxication » par la propagande
officielle du gouvernement burundais. Les télégrammes de l’ambassade américaine
attestent au contraire du fait que le caractère systématique et l’ampleur des massacres
étaient connus par les représentants des pays occidentaux comme les États-Unis, la
France ou la Belgique. Mais, si certains ambassadeurs tentèrent par des moyens
détournés, comme l’envoi d’un émissaire de Mobutu, de faire pression sur Micombero,
ils s’accordèrent aussi pour ne pas intervenir plus directement. Les États-Unis en
particulier, semblaient avant tout préoccupés de protéger l’intégrité physique de leurs
ressortissants et de ne pas remettre en cause leurs relations avec le gouvernement
burundais.
D’autre part, les observations et les témoignages rapportés dans ces télégrammes
dénoncent systématiquement le rôle de premier plan des JRR dans la répression, aux
côtés de l’armée et de la police. Les dénégations de J.-P. Chrétien, qui affirme que
105
ibid., 482 (7 mai) : « what we increasingly convinced is indiscriminated reprisals against Hutu ».
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l’organisation de jeunesse du parti unique UPRONA n’intervint que de façon marginale
dans la répression, se trouvent donc une nouvelle fois contredites par ces témoignages.
Conclusion : De multiples enjeux idéologiques qui rendent difficile
l’analyse objective des événements
Les divergences voire les polémiques que nous avons évoquées témoignent de la
difficulté à dégager une vision claire du déroulement des événements de 1972. Cette
difficulté semble tenir à la fois à la multiplicité des acteurs réels ou supposés de cette
crise, que nous avons mentionnés au fur et à mesure de notre exposé concernant le poids
des enjeux internationaux, et à la complexité des enjeux idéologiques liés à son
interprétation. Ainsi, le poids exercé par l’idéologie coloniale sur le remodelage de
l’histoire du Burundi et les relations entre ethnies, se mêle au lourd contexte
idéologique de la guerre froide ou encore à l’idéologie du parti au pouvoir au Rwanda,
qui présente sa victoire comme celle du « peuple majoritaire » hutu face aux
« féodaux » tutsi. À chaque étape, les véritables enjeux de la crise semblent recouverts
par différents masques idéologiques, rendant particulièrement difficile l’interprétation
objective des événements. Ce phénomène se trouve accentué dans la mesure où chaque
interprétation est susceptible de se voir mobilisée par l’un ou l’autre des camps opposés,
dans le but d’alimenter sa propagande en dépit des intentions originelles de son auteur.
Enfin, il faut ajouter que les massacres de mai et juin 1972 se déroulèrent pratiquement
sans témoin extérieur au pays, avec des possibilités extrêmement faibles d’obtenir des
informations qui n’avaient pas fait l’objet d’un filtrage préalable du gouvernement. Cela
ne peut qu’ajouter à la confusion et rendre plus âpres et durables les polémiques.
Toutefois, par-delà les divergences dont nous avons fait état tout au long de ce
chapitre, il semble également important de relever les quelques points de consensus
parmi les universitaires dont nous avons exposé les analyses. Tout d’abord, de même
que pour le Rwanda, le rôle de la puissance mandataire dans l’exacerbation du clivage
ethnique semble avéré, même si les points de vue diffèrent quant à l’existence et
l’ampleur des inégalités entre Hutu et Tutsi avant l’arrivée des Européens. D’autre part,
le rôle des « élites » modernes du Burundi dans la propagation d’un ethnisme politique
au sein de la population, différent quelle que soit l’analyse de l’opposition
« traditionnelle » entre Hutu et Tutsi, constitue un second constat partagé, même si
certains auteurs insistent davantage sur la responsabilité des élites hutu, ou au contraire
tutsi, dans ce processus. Enfin, le caractère massif de la répression et son extension à
l’ensemble de l’élite hutu bien au-delà des supposés complices de la rébellion, sont
également attestés. En dépit de la thèse avancée par J.-P. Chrétien selon qui la JRR
aurait joué un rôle « négligeable » dans les massacres, dont le caractère massif
s’expliquerait par une perte de contrôle du gouvernement, l’ensemble des analyses et
témoignages exposés par ailleurs semblent au contraire démontrer qu’il s’est bien agi,
en 1972, d’un « génocide » de l’élite hutu organisé par les autorités burundaises et
exécuté par l’armée et les jeunesses du parti unique. Après avoir étudié la couverture
journalistique du génocide de 1994 au Rwanda, nous verrons de quelle manière la
presse avait rendu compte, vingt ans avant, d’un premier génocide dans la région qui
n’a toujours pas fait l’objet d’une reconnaissance officielle.
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Chapitre 4 : La couverture du génocide de 1994 au Rwanda, par
les principaux quotidiens français et belges
La logique chronologique aurait dû nous conduire à analyser d’abord la
couverture du génocide de 1972 au Burundi. Cependant, ce dernier ne mobilisa que très
peu l’attention des médias, comme nous pourrons le constater. Il ne fut pas non plus
reconnu officiellement, contrairement au génocide de 1994, et reste peu connu au-delà
d’un public restreint qui connaît bien l’histoire de la région. Il semble donc plus
cohérent de commencer par analyser le traitement de la crise rwandaise qui fit l’objet
d’une couverture médiatique importante bien qu’inégale selon les périodes, et qui fut
souvent considérée, à tort selon de nombreux spécialistes, comme le « premier génocide
en Afrique ».
Pour procéder à l’analyse du contenu du corpus d’articles de presse, nous nous
sommes appuyés essentiellement sur l’ouvrage de Laurence Bardin1 qui définit les
étapes successives et les règles principales de la méthode d’analyse de contenu.
1- La construction du corpus et la « pré-analyse »
1-1- Les critères d’élaboration du corpus
La première étape de l’analyse de contenu, la « pré-analyse », réside dans le
choix des documents et l’élaboration du corpus à analyser. Notre corpus est constitué
par l’ensemble des articles qui portent sur la crise rwandaise entre le 1er avril et le 15
juillet 1994 dans cinq quotidiens différents dont trois français (Le Monde, Le Figaro, La
Croix), et deux belges (Le Soir, La Libre Belgique).
Pour chacun des cinq quotidiens, les critères de sélection des articles à intégrer
dans le corpus sont identiques. La totalité des articles qui portent en titre ou en sous-titre
le nom du pays (« Rwanda »), celui de la capitale (« Kigali »), ou qui évoquent le
« génocide » en cours ou encore les différentes « ethnies » qui composent la population
de ces deux pays, ont été sélectionnés. Toutefois, certains articles ne comportent aucun
de ces termes dans leur titre. Dans ce cas, seuls les articles dont le contenu était pour
plus de la moitié consacré aux événements du Rwanda ou aux réactions qu’ils
suscitaient sur le plan international ont été entièrement retenus. Par ailleurs, de longs
articles consacrés en majorité à d’autres sujets et sans rapport direct avec la crise
rwandaise, mais qui comportent un paragraphe s’y rapportant, furent publiés dans la
période. Il ne s’agit que de quelques cas isolés, mais nous avons choisi d’intégrer au
corpus les paragraphes de ces articles qui traitaient du Rwanda. Par exemple, dans un
long article qui relatait les prises de position du président François Mitterrand sur des
sujets très divers, le sous-paragraphe consacré au Rwanda a été retenu. Ainsi,
l’élaboration du corpus respecte les critères d’homogénéité et d’exhaustivité, puisque
tous les articles qui répondent aux critères établis dans une période rigoureusement
définie sur le plan chronologique ont été sélectionnés. Le corpus comprend, sur cette
base, 1477 articles pour les cinq quotidiens.
1
Laurence Bardin, 1998 (1ère édition 1977), L’analyse de contenu, PUF Le psychologue, Paris.
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Par ailleurs, la période ainsi que les différents quotidiens sélectionnés semblent
répondre au critère de la pertinence. L’étude commence le 1er avril 1994 et se termine le
15 juillet de la même année. Il s’agit, volontairement, d’un laps de temps relativement
court qui doit permettre d’étudier la couverture du génocide au moment même de son
déroulement. Nous avons donc choisi de prendre comme date de départ le 1er avril, soit
quelques jours avant l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, qui fut
l’événement déclencheur des massacres. Il ne s’agit pas d’étudier la couverture de la
crise rwandaise depuis l’attaque du FPR en octobre 1990, ni la dégradation du climat
politique depuis la signature des accords de paix d’Arusha en août 1993. Nous avons
choisi le 1er avril plutôt que le 6, date de l’attentat, afin de faciliter l’analyse de
l’évolution du traitement de la crise par le découpage des trois mois et demi étudiés en
périodes homogènes de quinze jours. Nous verrons ensuite l’intérêt que présente
l’analyse de cette évolution.
Quant à la date finale du 15 juillet, son choix se justifie par le fait que nous
souhaitions avant tout étudier la couverture journalistique du génocide qui se déroula
pour l’essentiel du début avril à la mi-juillet, de sorte que de nombreux commentateurs
évoquèrent ensuite les « 100 jours du génocide ». De plus, l’intervention « militarohumanitaire » française, baptisée opération Turquoise, constitua un événement
important qui vint influencer la suite des événements sur le terrain et la couverture
journalistique de la crise. Il était donc nécessaire de poursuivre l’étude jusqu'à la mise
en place de Turquoise, vers la fin juin, afin d’étudier les premiers récits de l’action des
militaires français et des réactions suscitées chez les belligérants et les différents acteurs
de la communauté internationale. Toutefois, nous avons décidé de ne pas aller au-delà
du 15 juillet car cela aurait conduit à traiter également la « crise humanitaire »
provoquée par le déclenchement d’une épidémie de choléra dans les camps de réfugiés
du Zaïre. En effet, le génocide de 1994 au Rwanda entraîna une crise régionale qui
connut de multiples prolongements et des phases successives qui aboutirent à la guerre
au Zaïre, et qui se répercutent aujourd’hui encore sur les événements dans la région des
Grands Lacs. Or, nous n’avons pas fait le choix d’étudier cette crise sur la longue
période, mais d’en étudier la phase la plus aiguë en nous concentrant sur le génocide.
D’autre part, le choix d’étudier des quotidiens français et belges s’explique par
le rôle particulier joué par ces deux pays européens au Rwanda et au Burundi. Le rôle
historique tenu par la Belgique en tant qu’ancienne puissance mandataire a été exposé
dans les deux chapitres précédents. L’administration belge contribua à modifier les
structures sociales et politiques de ces deux pays durant la période du mandat et
influença directement les modalités de leur indépendance. Quant à la France, elle noua à
partir des années 1970 des liens privilégiés avec les régimes en place au Rwanda et au
Burundi, par le biais d’accords d’assistance militaire par exemple.
La sélection des quotidiens résulte quant à elle de la volonté d’étudier des titres,
tels que Le Monde pour la France et Le Soir pour la Belgique francophone, qui
apparaissent comme des références incontournables. Ces deux quotidiens affichent en
effet le plus important tirage de la presse quotidienne nationale, respectivement en
France et en Belgique francophone. Le Monde est par ailleurs considéré à l’étranger
comme le quotidien hexagonal de référence, s’agissant en particulier du traitement de
l’actualité internationale. Le choix des trois autres quotidiens retenus s’explique par la
volonté de confronter les analyses d’une diversité de sources, dont les références sur la
plupart des sujets sont relativement hétérogènes. Par exemple, compte tenu du rôle
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essentiel joué par l’Eglise catholique dans les sociétés rwandaise et burundaise depuis
l’époque coloniale, il a semblé intéressant d’étudier les analyses des crises se déroulant
dans ces deux pays par le quotidien catholique qui fait figure de référence en France :
La Croix. La sélection du Figaro, quotidien français dont le tirage avoisine et dépasse à
certaines périodes celui du Monde, se justifie quant à elle par l’importance de sa
diffusion mais également par le fait qu’il apparaît comme le quotidien de référence de la
droite française.
Le même type d’argument aurait pu nous conduire à étudier Libération, un
quotidien fondé quelques années après le mouvement de mai 1968 et devenu depuis un
journal de référence pour une grande partie de la gauche en France. Mais Libération est
un quotidien national fondé bien plus récemment que ses confrères. Il ne vit le jour
qu’en 1973, soit l’année suivant le génocide de 1972 au Burundi, qui fait l’objet de
notre étude dans le cadre d’une comparaison avec le traitement du génocide de 1994.
Cette circonstance excluait donc d’emblée Libération de notre choix de quotidiens.
Cependant, l’un des principaux spécialistes de l’Afrique parmi les journalistes en
France, Stephen Smith, était en 1994 responsable du service « Afrique » à Libération
après avoir travaillé comme correspondant de Reuters et de RFI sur le continent. Auteur
de nombreux ouvrages reconnus sur l’Afrique, dont plusieurs furent publiés avant le
génocide de 1994 2, Stephen Smith est actuellement le directeur du département
« Afrique » du quotidien Le Monde. Il nous a donc semblé indispensable d’intégrer à
l’analyse une étude exhaustive des articles publiés dans Libération par ce journaliste,
dans la période du 1er avril au 15 juillet 1994. Nous ne prétendons pas en tirer de
conclusions quant à la couverture du génocide par le quotidien Libération, qui fut loin
de se limiter aux articles de Stephen Smith. Ce dernier ne fut en effet ni le seul
journaliste, ni l’unique envoyé spécial du quotidien au Rwanda durant cette période.
Alain Frilet, Jean-Philippe Ceppi, Florence Aubenas ou encore Dominique Garraud, y
signèrent également plusieurs reportages. En revanche, l’analyse rigoureuse des articles
rédigés par Stephen Smith, selon des critères identiques à ceux appliqués aux principaux
journalistes des cinq quotidiens étudiés, peut apporter des éléments de compréhension
supplémentaires à notre étude. Ainsi, c’est en tant que journaliste et écrivain spécialiste
de l’Afrique, dont les analyses et commentaires étaient de ce fait susceptibles d’exercer
une influence sur la production d’autres journalistes, qu’il nous a semblé nécessaire de
connaître le mode de traitement des événements par Stephen Smith. Dans le but de
permettre une éventuelle confrontation de sa couverture du génocide avec celle des
principaux journalistes des cinq quotidiens étudiés, nous intégrerons ce travail dans la
dernière partie de ce chapitre, consacrée à l’étude des « articles de fond » publiés par les
différents journaux.
1-2- L’analyse « de surface » du corpus d’articles
Avant de procéder à l’analyse de contenu proprement dite du corpus d’articles
en nous intéressant au mode de traitement des événements ou aux sources mobilisées
par les quotidiens, nous avons réalisé une étude que l’on peut qualifier « de surface » de
l’ensemble des articles. Ce travail consiste à mesurer l’évolution du nombre total
d’articles produits par quinzaine tout au long de la période, mais également la surface
consacrée aux événements rwandais, la taille des titres des articles, ou encore le nombre
2
Nous pouvons notamment citer: avril 1994, Le piège somalien. La guerre perdue de l’humanitaire,
Calmann-Lévy, Paris ; ou encore le premier tome, paru le même mois et écrit avec Antoine Glaser de :
Ces Messieurs Afrique, Calmann-Lévy, Paris.
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d’articles signés par les principaux journalistes de chaque quotidien. Il s’agit
d’indicateurs purement quantitatifs, qui ne peuvent présager à eux seuls du contenu des
articles. Nous verrons toutefois qu’ils apportent des éléments de connaissance du corpus
extrêmement significatifs et qu’ils permettent, dans une certaine mesure, de guider
l’analyse de contenu qui suit en provoquant un certain nombre de questionnements.
1-2-1- Le nombre, la surface des articles et la taille des titres
Dans un premier temps, le nombre d’articles parus dans chaque quotidien par
tranche de quinze jours, indépendamment de la taille et de la nature de ces articles, a été
comptabilisé. Le résultat de ce travail est représenté par le graphique n° 1, qui permet de
visualiser rapidement l’évolution au cours de la période.
Graphique n° 1
Évolution du nombre d'articles parus, par quinzaine,
dans les cinq quotidiens
Nombre d'articles
140
120
Le Monde
100
Le Figaro
80
La Croix
60
Le Soir
40
La Libre
20
0
1/4 au 16/4 1/5 au 16/5 1/6 au 16/6 1/7 au
15/4
au
15/5
au
15/6
au
15/7
30/4
31/5
30/6
Dates
Ce graphique fait nettement apparaître deux groupes de courbes, où les cinq
quotidiens se répartissent selon le critère de la nationalité. Nous allons tenter de mettre
en relation cette évolution du nombre d’articles publiés avec les événements qui se sont
produits au Rwanda entre avril et juillet. Cela permettra d’émettre des hypothèses
susceptibles d’expliquer la morphologie de ce graphique, et qui devront ensuite être
testées lors de l’analyse de contenu des articles.
Décrivons d’abord l’évolution constatée chez les trois quotidiens français. Au
total, dans la période qui débute le 1er avril soit cinq jours avant le déclenchement du
génocide et s’achève le 15 juillet, le quotidien Le Monde a produit 254 articles de tous
types qui concernaient directement le Rwanda. En moyenne, ce journal a donc publié
environ 36 articles sur le Rwanda par quinzaine de jours. Mais cette moyenne est en fait
assez peu significative, car la couverture de la crise rwandaise par le quotidien a
fortement varié, en terme de nombre d’articles, tout au long de la période.
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Il faut d’abord noter que du début avril à la mi-juin, le nombre d’articles publiés
par quinzaine se situe nettement en dessous de la moyenne globale sur la période. Ce
nombre oscille entre 16 et 28 articles. En fait, entre le début avril et la mi-mai, le
nombre d’articles sur le Rwanda parus dans Le Monde connaît une baisse constante, et
passe de 23 au début avril à 16 seulement dans la première quinzaine de mai, avant de
remonter légèrement fin mai et début juin. Par contre, ce chiffre augmente brutalement à
partir de la fin juin, pour passer à 77 et 63 début juillet.
Globalement, le même type de répartition peut être constaté dans les deux autres
quotidiens français : Le Figaro et La Croix. Ces deux quotidiens ont publié sur
l’ensemble de la période un nombre voisin d’articles, respectivement de 212 et 193, de
15 à 20 % inférieur au nombre d’articles paru dans Le Monde. Pour Le Figaro, nous
constatons une baisse continue du nombre d’articles par quinzaine entre le début avril et
la mi-mai, suivie d’une légère remontée jusqu’à la mi-juin puis d’une hausse très
importante et brusque jusqu'à la mi-juillet. Dans le quotidien La Croix, le nombre
d’articles par quinzaine suit une courbe du même type, mais de manière beaucoup
moins accentuée : la baisse est moins forte entre la mi-avril et la mi-mai, et la hausse
moins brutale ensuite.
Il n’en demeure pas moins que durant les deux mois d’avril et de mai, le nombre
d’articles sur le Rwanda demeure peu élevé et qu’il a surtout tendance à décliner
progressivement dans les trois quotidiens, bien que ce déclin soit un peu moins
prononcé dans La Croix. Or, les différentes sources disponibles affirment que c’est
précisément durant ces deux premiers mois que fut accompli l’essentiel du génocide. Il
faut donc s’interroger sur les raisons pour lesquelles le génocide en cours au Rwanda fut
si peu « couvert » durant ces deux premiers mois, qui furent pourtant les plus
meurtriers. L’insécurité totale régnant dans le pays, y compris pour les observateurs
étrangers, peut sans doute fournir un élément d’explication. D’autant que dès la fin
avril, l’essentiel des troupes de l’ONU elles-mêmes furent évacuées, de sorte qu’il ne
restait quasiment plus d’étrangers au Rwanda où le génocide se déroulait à l’abri de tout
regard extérieur.
Cependant, si de telles circonstances ont sans doute rendu extrêmement difficile
le travail d’information sur les massacres au Rwanda, il semble qu’elles ne suffisent pas
à expliquer le volume relativement faible et décroissant d’articles consacrés à ces
événements. De même, l’augmentation très rapide du nombre d’articles à partir de la
mi-juin ne s’explique apparemment pas essentiellement par une meilleure accessibilité
au terrain et à l’information. En effet, la majeure partie de ces articles est consacrée à
l’intervention française au Rwanda, qui est alors imminente puisqu’elle débuta le 23
juin. Les discussions qui ont précédé cette intervention et qui se sont poursuivies durant
l’opération militaire proprement dite semblent avoir fourni l’essentiel des articles durant
cette période. Les liens étroits entretenus par la France avec le régime d’Habyarimana
ont suscité d’importantes polémiques au sein de la communauté internationale, parmi
les experts et du côté du FPR, à propos des motivations hexagonales.
Ainsi, l’évolution du volume d’articles consacrés au Rwanda semble avoir
davantage dépendu de l’implication de la communauté internationale et en particulier de
la France, que de l’intensité des massacres ou de l’évolution de la situation à l’intérieur
même du pays.
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Il faut aussi noter que durant les mois d’avril et de mai, alors que les articles
concernant le génocide en cours au Rwanda se font relativement rares, la « une » du
Figaro est largement accaparée par deux événements. D’une part, les premières
élections multiraciales en Afrique du Sud font l’objet d’un article ou d’un titre en
première page du journal presque chaque jour. Il semble donc que, l’attention du
quotidien se focalisant sur cet événement, ses principaux journalistes présents en
Afrique ou spécialistes du continent se trouvent alors en Afrique du Sud. Cela pourrait
en partie expliquer le faible nombre d’articles sur le Rwanda durant cette période, même
si les arguments généraux évoqués plus haut demeurent sans doute primordiaux.
D’autre part, plus on approche du 6 juin, plus la première page mais aussi les pages
intérieures du quotidien (« vie internationale », « actualité », « politique » ou dossiers
spéciaux) se remplissent d’articles sur la commémoration du débarquement du 6 juin
1944, dont c’est alors le cinquantième anniversaire. Alors que le débarquement qui
scella la victoire des troupes alliées sur les régimes « fascistes » est célébré à longueur
de pages, l’un des génocides les plus meurtriers du siècle est en train de s’accomplir
sans susciter une attention en proportion de la part de ce quotidien, ni d’ailleurs du
Monde ou de La Croix.
En ce qui concerne à présent les deux quotidiens belges, une première remarque
s’impose : le nombre total d’articles publiés par ces deux quotidiens dépasse largement
et significativement celui des trois quotidiens français. Cela apparaît de manière
évidente pour Le Soir qui a publié en moyenne deux fois plus d’articles que ses
confrères français. Mais c’est également assez net pour La Libre Belgique qui a publié
132 articles de plus que Le Monde, soit une fois et demi plus, et deux fois plus que La
Croix. La place accordée au traitement de la crise rwandaise fut donc nettement plus
importante dans les deux quotidiens belges que chez leurs trois homologues français.
Cependant, comme pour les quotidiens français, il faut remarquer que la
distribution des articles par quinzaine est loin d’être homogène. Plus de la moitié du
nombre total d’articles publiés sur la période le sont au mois d’avril, et en particulier
durant la première quinzaine de ce mois. Ensuite, le nombre d’articles chute très
fortement et ne varie plus dans de très grandes proportions d’une quinzaine à l’autre
jusqu'à la mi-juillet. A l’inverse de ce qui a été observé pour les quotidiens français, le
nombre d’articles parus entre la mi-juin et la mi-juillet ne connaît pas d’augmentation
par rapport au mois précédent et reste à peu près stable.
L’évolution du nombre d’articles par quinzaine, tout au long de la période, est
donc nettement différente entre les trois quotidiens français d’une part, et les deux
quotidiens belges de l’autre. Par contre, la courbe de cette évolution est tout à fait
similaire pour Le Soir et La Libre Belgique d’un côté, et Le Monde, Le Figaro et La
Croix de l’autre. Cette similitude entre les deux quotidiens belges s’explique de la
même manière que pour les quotidiens hexagonaux. En effet, la plus grande partie des
articles consacrés au Rwanda par les deux quotidiens belges au mois d’avril traitent de
la mort de dix paras belges, tués alors qu’ils avaient pour mission de protéger le premier
ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimama, membre du MDR, un parti d’opposition.
Durant ce mois d’avril, le sort de ces dix soldats, l’enquête ou les hypothèses sur les
circonstances exactes de leur mort, leur enterrement puis le deuil national qui s’en est
suivi ainsi que, plus généralement, le rapatriement des ressortissants belges au cours de
l’opération Silver Back (pendant de l’opération française Amaryllis), fournissent la
matière de la plupart des articles sur le Rwanda. Comme pour les quotidiens français, il
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semble que la place accordée aux événements rwandais dépende davantage du sort des
ressortissants ou des soldats belges et de la polémique intérieure qui a suivi la mort des
dix casques bleus, que de l’évolution réelle de la situation et de l’intensité des massacres
au Rwanda.
Cependant, le nombre d’articles publiés en mai et juin ne chute pas à un niveau
aussi faible que dans les quotidiens français. D’autre part, la polémique sur l’opération
Turquoise et le rôle de la France au Rwanda fait également l’objet d’un nombre
significatif d’articles entre la mi-juin et la mi-juillet dans les deux quotidiens belges.
Pour autant, l’intervention française ne suscite pas de hausse du nombre total d’articles.
L’étude de la surface totale des articles consacrés au Rwanda par les cinq
quotidiens et de son évolution sur la période, ne fait que confirmer voire amplifier les
remarques précédentes3. Observer la taille des titres des articles consacrés au Rwanda
par les différents journaux permet cepedant d’apporter quelques précisions. Ainsi, bien
que La Croix ait publié moins d’articles que ses confrères français, le quotidien
catholique est celui pour qui la part des « gros titres » sur l’ensemble des articles est la
plus importante. En outre, l’évolution de la taille des titres, de même que celle du
nombre total d’articles ou du nombre de « une » comme nous le verrons, montre une
sensibilité moins grande de cet organe de presse à l’engagement de l’Etat français dans
le conflit, du moins sur le plan quantitatif. L’appartenance religieuse du quotidien
explique peut-être qu’il soit moins influencé que ses confrères par l’engagement
national de la France au Rwanda : la filiation catholique de La Croix pourrait compter
autant, voire parfois davantage, que son « appartenance » nationale.
1-2-2- Le nombre de « une »
Graphique n° 2
La Libre
Belgique
Le Soir
La Croix
Le Figaro
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
Le Monde
Nombre total de "une" parues
Nombre total de "une" pour chaque
quotidien
Quotidiens
3
Voir Annexe 1 pour les graphiques et les tableaux complets.
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La place accordée à un événement par un quotidien se mesure par le nombre et
la surface des articles qu’il y consacre. Mais il semble aussi évident que le fait de placer
cet événement en « une » du quotidien, par un simple titre ou a fortiori par un article
central, donne à celui-ci plus d’importance. En effet, la « une » d’un quotidien est la
première chose que voit le lecteur, l’acheteur potentiel d’un quotidien, ou même le
simple passant devant un kiosque à journaux. Le choix des articles ou des titres à placer
en « une » semble donc particulièrement important, et c’est pourquoi le nombre de fois
où les événements rwandais ont été mentionnés en « une » des différents quotidiens
nous paraît constituer un indicateur significatif de leur place dans la hiérarchie de
l’actualité.
Après avoir observé l’écart relativement faible entre les nombres totaux
d’articles parus dans les trois quotidiens français d’une part, et dans les deux quotidiens
belges de l’autre, chiffres corroborés par l’observation de la surface totale accordée aux
événements, il faut remarquer que le nombre de fois où le Rwanda apparaît en « une »
est presque rigoureusement identique pour les trois quotidiens français d’une part (38,
38 et 37), et pour les deux quotidiens belges de l’autre (82 et 83). Ces chiffres semblent
confirmer, de manière éloquente, à quel point le traitement de l’information
internationale dépend de critères nationaux qui sont communs aux différents quotidiens
d’un même pays par delà les différences dans leurs orientations politiques, sociales ou
idéologiques. Quant à l’évolution du nombre de « une » par quinzaine, elle suit la même
courbe que le nombre et la surface des articles4. Ainsi, après l’évacuation des
ressortissants étrangers du Rwanda vers la mi-avril, alors que les massacres étaient
massifs et avaient gagné l’ensemble du pays, il fallut attendre le 2 mai et une
condamnation officielle des tueries par le conseil de sécurité de l’ONU pour qu’une
information concernant le Rwanda figure en première page du Monde5. Le génocide
rwandais, qui fut après coup considéré comme l’un des génocides les plus meurtriers de
l’histoire, semble avoir occupé assez peu de place en « une » des deux principaux
quotidiens français au moment précis de son déroulement. De ce point de vue, La Croix
se démarque une fois de plus de ses confrères puisqu’entre le 15 avril et le 15 mai, le
Rwanda y apparaît sept fois en « une ». Quant aux journaux belges, bien qu’ils placèrent
bien plus souvent le Rwanda en « une » durant le mois d’avril que dans les mois
suivants, celui-ci ne disparut jamais plus de deux ou trois numéros consécutifs de la
première page des quotidiens.
1-2-3- Les principaux journalistes
Les différents quotidiens étudiés ont tous eu, durant la période du génocide au
Rwanda, un ou deux journalistes plus particulièrement attachés à la couverture de cette
crise, qu’ils soient ou non envoyés spéciaux sur place ou dans les pays voisins. Il est
intéressant d’observer à quel moment ces journalistes ont écrit le plus d’articles et s’ils
ont ou non couvert l’événement durant l’ensemble de la période. D’une part, cela
fournira une indication supplémentaire sur les événements particuliers et les périodes de
la crise qui furent les plus couverts par les quotidiens, et d’autre part cela permettra de
savoir si ce sont les mêmes journalistes qui ont suivi, commenté et analysé les
différentes phases de la crise.
4
Voir Annexe 1.
Afsané Bassir Pour, 2 mai 1994, « Alors que le conseil de sécurité condamne les massacres de civils, M.
Boutros-Ghali propose à l’ONU une action militaire au Rwanda »in Le Monde, p. 1.
5
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Graphique n° 3
Évolution du nombre d'articles signés par le principal
journaliste de chaque quotidien
20
15
Jean Hélène(Le Monde)
)
10
1/7 au
15/7
16/6 au
30/6
1/6 au
15/6
Maria Malagardis (La
Croix)
16/5 au
31/5
0
1/5 au
15/5
P. de Saint-Exupery
(Le Figaro)
16/4 au
30/4
5
1/4 au
15/4
Nombre d'articles
25
C. Braeckman (Le
Soir)
Marie-France Cros (La
Libre Belgique)
Dates
Nous reproduisons également les tableaux exhaustifs du nombre d’articles écrits
par les principaux journalistes de chaque quotidien car ils permettent d’observer
l’évolution de ces chiffres au cours de la période étudiée. En effet, il semblait préférable
de les insérer dans le document plutôt qu’en annexe car ils sont indispensables à la
compréhension des commentaires qui vont être formulés.
Série de tableaux n° 1 : nombre d’articles signés par les principaux journalistes
Le Monde
Dates/
Journalistes
Jean Hélène
Corinne Lesnes
Afsané Bassir Pour
Frédéric Fritcher
Jacques Isnard
du 1er
au 15
avril
5
1
1
0
0
du 16
au 30
avril
3
1
1
0
0
du 1er
au 15
mai
5
1
1
0
0
du 16
au 31
mai
2
2
3
0
0
du 1er du 16 du 1er Total
au 15 au 30 au 15
juin juin juillet
4
3
0
22
1
4
8
18
1
4
2
13
0
2
9
11
0
6
4
10
du 1er
au 15
mai
0
du 16
au 31
mai
1
du 1er du 16 du 1er Total
au 15 au 30 au 15
juin juin juillet
1
12
3
17
1
0
0
0
3
0
0
0
Le Figaro
Dates/
Journalistes
Patrick de SaintExupery
Renaud Girard
François Luizet
Charles Lambroschini
Philippe Desaubliaux
du 1er du 16
au 15 au 30
avril avril
0
0
3
0
1
0
1
0
1
0
0
1
0
0
5
3
3
4
1
7
1
1
14
11
6
5
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La Croix
Dates/
Journalistes
Maria Malagardis
Agnès Rotivel
Mathieu Castagnet
Marc Lathuillière
Noël Copin
du 1er du 16 au du 1er
au 15 30 avril au 15
avril
mai
4
1
0
0
9
0
0
0
0
4
3
0
1
1
0
du 16
au 31
mai
1
4
0
0
0
du 1er du 16 du 1er Total
au 15 au 30 au 15
juin juin juillet
6
8
0
20
0
0
5
18
0
4
5
9
0
0
0
7
0
4
1
7
Le Soir
Dates/
Journalistes
Colette Braeckman
Alain Guillaume
René Haquin
Thierry Fiorilli
Véronique Kiesel
Agnès Gorissen
du 1er
au 15
avril
20
11
8
9
6
5
du 16 au du 1er au du 16 du 1er du 16 du 1er Total
30 avril 15 mai au 31 au 15 au 30 au 15
mai
juin juin juillet
8
2
1
20
22
12
85
6
0
1
1
0
0
19
7
0
0
0
0
0
15
2
0
2
0
0
0
13
0
0
2
0
0
0
8
2
0
0
0
0
1
8
La Libre Belgique
Dates/
Journalistes
Marie-France Cros
Gérald Papy
Robert Verdussen
Annick Hovine
Philippe de Boeck
du 1er
au 15
avril
0
16
14
13
6
du 16
au 30
avril
15
3
5
4
6
du 1er
au 15
mai
13
7
0
0
0
du 16
au 31
mai
13
6
3
0
0
du 1er
au 15
juin
13
0
2
3
0
du 16 du 1er Total
au 30 au 15
juin juillet
3
13
70
0
0
32
0
0
24
0
0
20
0
0
12
Pour commencer, il faut remarquer que dans chacun des deux quotidiens belges
la crise rwandaise a été couverte, pour l’essentiel, par une journaliste en particulier.
Marie-France Cros est la journaliste qui, de très loin, a écrit le plus d’articles sur le
génocide en cours dans La Libre Belgique à partir de la mi-avril. Elle en a signé 70 soit
22 % des « articles de fond », terme par lequel nous désignons les articles signés par des
journalistes du quotidien à l’exclusion des dépêches d’agence et des tribunes libres ou
du courrier des lecteurs. Au total, les cinq principaux journalistes du quotidien ont écrit
ensemble 51 % du total. La prédominance d’un seul journaliste dans la couverture des
événements rwandais s’avère plus nette encore dans Le Soir, où la journaliste Colette
Braeckman fut à elle seule l’auteur de 85 articles soit 42 % des articles de fond, alors
que les cinq principaux journalistes du quotidien en ont signés ensemble 69 %. Ces
chiffres montrent le poids déterminant, du point de vue quantitatif duquel nous nous
plaçons pour le moment, des articles de Colette Braeckman dans la couverture des
événements par Le Soir. En revanche, le fait que les cinq principaux journalistes de La
Libre Belgique ne totalisent que la moitié des articles de fond publiés devra nous
conduire à une relative prudence lorsque nous chercherons à analyser les prises de
position du quotidien à partir de celles de ses principaux journalistes, surtout durant le
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mois d’avril. C’est en effet au cours de ce mois que de nombreux journalistes
contribuèrent à la couverture des événements liés à la crise rwandaise, et surtout à ses
répercussions en Belgique.
Cependant, il est tout de même notable que durant la période du 15 avril à la fin
mai on ne relève dans Le Soir que 11 articles de Colette Braeckman contre 54 pour la
période suivante, équivalente en durée. De façon plus générale, très peu d’articles signés
des cinq principaux journalistes du quotidien sont parus au mois de mai c’est-à-dire, de
nouveau, dans la période qui vit se dérouler une grande partie des massacres.
A propos du Monde, il faut relever que 53 % des articles de fond ont été écrits
par cinq journalistes, au premier rang desquels Jean Hélène. Sur les principaux
journalistes qui couvrent le Rwanda dans le quotidien, nous pouvons constater une
évolution dans le temps qui semble d’autant moins anodine qu’elle correspond aux
évolutions précédemment soulignées. Ainsi, du 1er avril au 15 juin c’est
incontestablement Jean Hélène, habituellement correspondant de RFI, qui signe la plus
grande partie des articles « de fond » du Monde. En effet, il est l’envoyé spécial du
journal dans la région et l’on peut sans doute considérer que ses articles contribuent
largement à donner l’orientation et la tendance du quotidien. Durant cette période, il
écrit 19 des 22 articles qu’il rédigera au total. Or, alors que le nombre total d’articles
publiés par Le Monde augmente brutalement fin juin et début juillet, le nombre
d’articles signés par Jean Hélène diminue. Il n’est que de 3 dans la deuxième quinzaine
de juin contre 4 durant la première, alors que le nombre total d’articles de fond est passé
de 7 à 27. Dans la première quinzaine de juillet, on ne trouve plus aucun article de Jean
Hélène. Par contre, Jacques Isnard et Frédéric Fritscher qui n’avaient jusque-là rédigé
aucun article sur le Rwanda en signent respectivement 10 et 11 durant ce dernier mois.
Ainsi, Jean Hélène cesse progressivement de publier des articles dans Le Monde
alors qu’il était le principal journaliste du quotidien affecté à la couverture des
événements rwandais. Qui plus est, cela se produit au moment même où l’opération
Turquoise est mise en œuvre et où le nombre d’articles consacrés au Rwanda augmente
brutalement. Le dernier article de Jean Hélène date d’ailleurs précisément du 27 juin,
soit à peine quelques jours après le début du déploiement effectif de l’opération
Turquoise. Il faut dès lors s’interroger sur les raisons de ce changement d’envoyé
spécial. Au cours de l’analyse de contenu, nous tenterons de savoir si ce changement
d’équipe peut être imputable à une modification dans l’orientation du quotidien
consécutive à la mise en oeuvre de l’opération Turquoise.
Concernant le quotidien Le Figaro, les articles écrits par les cinq principaux
journalistes représentent plus de 70 % du volume total des « articles de fond » publiés
sur toute la période. Au vu de ces chiffres, il est intéressant de remarquer que durant la
première quinzaine de juillet, alors que le nombre total d’articles se maintient à un
niveau élevé, le nombre d’articles signés par Renaud Girard et Patrick de Saint-Exupery
chute considérablement. A l’inverse, un journaliste qui n’avait écrit qu’un seul article
jusqu'à la mi-juin devient pour cette période le principal journaliste à couvrir le
Rwanda. Bien que, contrairement à Jean Hélène dans Le Monde, Renaud Girard et
Patrick de Saint-Exupery continuent à publier quelques articles en juillet, il sera malgré
tout nécessaire de vérifier dans l'analyse détaillée du corpus si la diminution du nombre
de leurs articles se révèle ou non significative d’un changement de ligne éditoriale du
quotidien.
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2- L’analyse de contenu du corpus et ses principaux résultats
L’analyse « de surface » du corpus a dores et déjà permis de formuler certaines
hypothèses. Cependant, seule l’analyse du contenu des articles peut permettre de les
confirmer ou de les infirmer. Nous chercherons donc au travers de cette analyse à cerner
les modes de traitement par la presse des événements de 1994 au Rwanda. Cela
implique de connaître par exemple les références mobilisées par les quotidiens en
matière d’analyse historique, les sources d’information privilégiées par chaque organe
de presse, ou encore le type d’institutions ou de personnalités appelées à s’exprimer au
sein de ces journaux. Une première lecture de l’ensemble des articles, que Laurence
Bardin appelle « lecture flottante », nous a permis de mettre en place des procédures
d’analyse systématique par la construction de plusieurs indicateurs. Parmi ces
procédures figurent le classement par catégories des articles, le relevé et le comptage
systématique des personnalités et organismes cités, les évaluations du nombre des
victimes et des réfugiés présentées par chaque quotidien, l’analyse des articles des
principaux journalistes ou encore du courrier des lecteurs. Nous détaillerons tout au
long de l’analyse les méthodes employées pour construire ces indicateurs, les résultats
que l’on peut en attendre de même que les éventuelles limites à poser dans leur
interprétation.
Enfin, nous conclurons ce travail par une analyse lexicométrique sommaire de
notre corpus qui, sans avoir aucunement l’ambition de se substituer à l’analyse de
contenu classique, nous permettra de mobiliser des indicateurs quantitatifs
supplémentaires qu’il eut été impossible de construire manuellement en raison de la
dimension du corpus analysé. Au travers de cette analyse lexicométrique, réalisée grâce
aux logiciels Lexico 2 et Lexico 3, nous tenterons de vérifier et de préciser certains
résultats de l’analyse de contenu.
2-1- Le classement des articles par catégorie
2-1-1- Les critères de construction des catégories
Nous avons choisi de classer l’ensemble des articles produits par les différents
quotidiens en quatre types distincts. Cette catégorisation dépend avant tout des auteurs
des articles, et se propose de comptabiliser séparément les articles dus aux journalistes
du quotidien, les dépêches d’agence que le journal ne fait que reproduire et enfin les
tribunes, points de vue ou courriers des lecteurs qu’il publie. La première de ces
catégories, constituée par l’ensemble des articles signés par les journalistes du quotidien
ou les correspondants qu’il a choisi pour relater les événements, sera représentée par la
rubrique « articles de fond ». Elle regroupe les éditoriaux comme les reportages sur le
terrain, les analyses ou les commentaires proposés par les journalistes du quotidien etc.
Elle peut donc sembler relativement hétérogène. Cependant, dans la mesure où tous ces
articles ont en commun d’être rédigés par des membres de la rédaction du journal, cette
catégorie doit refléter le ou les points de vue qui émanent directement de celle-ci.
La seconde catégorie regroupe les dépêches d’agence qu’il s’agisse de l’AFP, de
l’AP, de Reuter ou encore de Belga, pour ne citer que celles qui sont le plus souvent
reprises dans les quotidiens étudiés. La rédaction de ces dépêches n’est pas le fait du
quotidien, et c’est pourquoi nous les classons dans une catégorie à part. Le critère
d’insertion dans cette catégorie est en général simple et objectif, puisque tout article
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signé uniquement par l’une ou plusieurs de ces agences y est intégré. Quant aux articles
signés conjointement par un journaliste du quotidien et une agence de presse, nous les
avons classés dans la première catégorie en considérant que si le journaliste s’était servi
des informations relatées par l’agence en question, l’analyse ou les commentaires de ces
informations lui appartenaient. La définition de cette catégorie pose cependant des
problèmes particuliers pour le quotidien La Croix. En effet, durant toute la crise de
1994, aucun des articles de ce quotidien ne peut être identifié comme provenant de telle
ou telle agence. Pourtant, le corpus du quotidien catholique comprend de nombreux
articles courts qui relatent des données factuelles et citent certains acteurs de la crise
sans y ajouter de commentaires ; ils correspondent donc tout à fait au style des dépêches
d’agence. Ainsi, pour ne pas trop fausser la comparaison avec les autres quotidiens, il
nous a paru pertinent d’insérer certains articles dans la catégorie des « dépêches » même
lorsqu’ils ne portent pas la signature d’une agence particulière. Il s’agit d’articles courts,
en général sur une seule colonne, relatant des faits ou les propos de tel ou tel acteur sans
ajout de commentaire et sans terme de vocabulaire évoquant une analyse ou une prise
de position. Les critères d’insertion dans cette catégorie restent donc assez strictement
délimités, même s’ils ne peuvent accéder au même niveau d’objectivité que celui qui
retient la signature d’une agence comme élément nécessaire et suffisant.
La troisième catégorie d’articles regroupe l’ensemble des « points de vue »
publiés par un quotidien. Il s’agit des tribunes accordées soit à des spécialistes, soit à
des acteurs de la crise (hommes politiques, ONG etc.), ou encore des interviews
réalisées par des journalistes du quotidien dont nous avons considéré que si, bien
entendu, le contenu des questions posées nous informe sur l’orientation et les analyses
du journaliste, ils permettent avant tout à des acteurs particuliers d’exprimer leur point
de vue sur la situation. Ainsi ces interviews entrent, pour la comptabilisation totale des
articles, dans la catégorie des « points de vue » extérieurs ». Mais dans la mesure où les
questions posées dépendent du journaliste les ayant réalisées, nous les avons également
intégrées dans le total des articles écrits par les principaux journalistes. Enfin, la
catégorie des « points de vue » inclut également le courrier des lecteurs. Celui-ci offre
un intérêt particulier dans la mesure où il nous renseigne, dans une certaine mesure, sur
l’opinion du public auquel s’adresse le quotidien. La comparaison entre les
commentaires ou analyses produits par les lecteurs d’un quotidien et ceux de sa
rédaction, peut ainsi constituer un élément intéressant de l’analyse. C’est pourquoi nous
avons choisi, au sein de la catégorie « point de vue », de repérer la sous-catégorie du
« courrier des lecteurs » en en indiquant le nombre entre parenthèses dans les tableaux
récapitulatifs.
Quant à la catégorie « autres », elle regroupe des documents du type tableaux de
données chiffrées, cartes géographiques avec repérage des zones de combats, ou croquis
divers, qui apparaissent non comme la simple illustration d’un article au même titre
qu’une photo, mais comme un document à part, doté d’un titre qui lui est propre. C’est
donc à la condition que ces documents apparaissent clairement comme séparés de tout
autre article et repérés par un titre, que nous les avons classés dans cette catégorie
« autres » dont l’effectif s’avère en général très réduit.
Le classement des articles en fonction des catégories ainsi définies doit fournir
plusieurs types d’indications sur la couverture de la crise par chaque quotidien. D’un
point de vue global, la comparaison des effectifs de chaque catégorie sur l’ensemble de
la période permet de mesurer la place accordée par chaque quotidien aux « points de
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
vue » extérieurs à sa rédaction. Ce chiffre fournit une première indication sur le degré
d’ouverture du journal vis-à-vis des analyses extérieures. Toutefois, les conclusions que
l’on peut en déduire doivent restées nuancées, car seule l’analyse ultérieure du contenu
des « points de vue » publiés permettra de savoir si ceux-ci présentent ou non des
analyses variées voire divergentes de la crise. Par ailleurs, nous avons distingué la part
du « courrier des lecteurs » au sein de cette catégorie. Nous pourrons ainsi mesurer la
place accordée par chacun des quotidiens au courrier de ses lecteurs sur la crise
rwandaise.
D’autre part, la proportion des dépêches d’agence dans l’ensemble des articles
publiés constitue un indicateur de l’implication du quotidien dans la couverture de la
crise. Si le nombre total d’articles publiés par un journal est relativement faible par
rapport aux autres et qu’en plus, parmi eux, la proportion de dépêches d’agences est
élevée, cela semblera indiquer un faible investissement du quotidien dans la couverture
de la crise. Car cela signifierait probablement que peu de journalistes de la rédaction se
sont trouvés chargés de la couverture des événements et que le quotidien a fait le choix,
dans une large mesure, de se contenter de sélectionner les dépêches d’agence qu’il
souhaitait reproduire. Dans une autre configuration, la part importante des dépêches
d’agence dans un quotidien qui aurait globalement publié un nombre très élevé
d’articles sur la crise rwandaise, peut dénoter la volonté de fournir le maximum
d’informations disponibles y compris lorsqu’elles ne peuvent être directement
recueillies par les envoyés spéciaux du quotidien ou par les journalistes spécialement
chargés de couvrir les événements. Mais cela peut également permettre de nuancer les
conclusions tirées de la comparaison du nombre brut d’articles parus dans chaque
quotidien, en relevant que si l’un d’eux a globalement produit moins d’articles il a par
exemple publié autant d’articles de fond, ce qui indique un engagement en termes
d’effectifs tout aussi important.
Série de tableaux n° 2 : la répartition des articles par catégorie
Le Monde
Dates/
1er au 16 au 30 1er au 15 16 au 1er au
16 au 1er au 15 Total
Catégorie 15 avril
avril
mai
30 mai 15 juin 30 juin
juillet
Fond
15
7
9
11
10
50
37
139
Dépêches
4
9
4
10
10
15
13
65
Points de
1
3
1
3
4
4
9
25
vue
(0)
(0)
(0)
(0)
(3)
(0)
(0)
(3)
Autres
3
2
2
4
2
8
4
25
Total
23
21
16
28
26
77
63
254
Le Figaro
Dates/
1er au 16 au 30 1er au 15 16 au 1er au
16 au 1er au 15 Total
Catégorie 15 avril
avril
mai
30 mai 15 juin 30 juin
juillet
Fond
8
4
3
4
3
38
15
74
Dépêches
7
8
4
8
9
24
18
78
Points de
3
1
0
2
5
12
7
30
vue
(2)
(1)
(0)
(2)
(1)
(6)
(3)
(15)
Autres
9
1
2
6
3
3
6
30
Total
27
14
9
20
19
77
46
212
165
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
La Croix
Dates/ 1er au 15 16 au 30 1er au 16 au
1er au
16 au 1er au 15 Total
Catégorie
avril
avril
15 mai 30 mai 15 juin 30 juin
juillet
Fond
27
15
5
7
9
32
26
121
Dépêches
1
4
5
7
4
5
4
30
Points de
1
6
1
4
8
8
8
36
vue
(0)
(0)
(0)
(1)
(6)
(0)
(1)
(8)
Autres
2
2
0
1
0
1
0
6
Total
31
27
11
19
21
46
38
193
Le Soir
Dates/
1er au 16 au 30 1er au 15 16 au 1er au
16 au 1er au 15 Total
Catégorie 15 avril
avril
mai
30 mai 15 juin 30 juin
juillet
Fond
61
39
10
15
32
30
18
205
Dépêches
35
16
8
15
8
10
7
99
Points de
17
49
23
10
8
12
8
127
vue
(9)
(41)
(21)
(7)
(5)
(8)
(5)
(96)
Autres
1
0
0
0
0
0
0
1
Total
114
104
41
40
48
52
33
432
La Libre Belgique
Dates/
1er au 16 au 30 1er au 15 16 au 1er au
16 au 1er au 15 Total
Catégorie 15 avril
avril
mai
30 mai 15 juin 30 juin
juillet
Fond
102
55
23
29
29
40
33
311
Dépêches
22
4
2
6
2
4
5
45
Points de
1
13
4
3
3
0
0
24
vue
(0)
(7)
(2)
(2)
(2)
(0)
(0)
(13)
Autres
4
1
0
0
0
1
0
6
Total
129
73
29
38
34
45
38
386
2-1-2- L’analyse de la répartition des articles par catégorie
Il faut d’abord relever la très grande quantité de courriers des lecteurs publiée
par le quotidien Le Soir. Avec 96 courriers, cette rubrique représente près de 22 % du
total des articles, contre seulement 7% pour Le Figaro qui arrive en seconde position, et
3 % pour son confrère de La Libre Belgique. Cependant, il est également intéressant de
noter que c’est durant la deuxième quinzaine du mois d’avril que le nombre de courriers
de lecteurs publiés est de loin le plus important, puisqu’il représente plus de 40 % du
total. De nouveau, on peut supposer que le nombre exceptionnellement élevé de
courriers de lecteurs durant cette quinzaine s’explique par la grande quantité de
réactions suscitées par la mort des casques bleus belges, un événement très médiatisé
qui a directement touché des ressortissants du pays. D’ailleurs, c’est durant la même
quinzaine que le nombre de courriers de lecteurs publiés par La Libre Belgique atteint
son maximum, avec un effectif de 7 sur un total de 13 pour toute la période.
Par contre, c’est au mois de juin qu’est publiée la plus grande partie des
courriers de lecteurs dans les trois quotidiens français. Certes, ces chiffres sont sans
doute peu significatifs vu la faiblesse de l’effectif total. Il est toutefois notable que dans
166
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
Le Figaro, seul quotidien français à avoir publié un nombre relativement important de
courriers des lecteurs, le chiffre maximal soit atteint durant la seconde quinzaine du
mois de juin lors de la mise en place de l’opération Turquoise, soit au moment de
l’intervention militaire de la France dans la crise.
Plus généralement, si l’on s’intéresse à l’ensemble de la catégorie « points de
vue », on s’aperçoit que La Libre Belgique a publié six fois moins d’articles de ce type
que Le Soir. Globalement, alors que La Libre Belgique est le quotidien qui a publié le
plus grand nombre d’articles juste derrière Le Soir, il est celui qui a publié le moins de
« points de vue » en chiffres absolus. Cela se traduit par un courrier des lecteurs peu
abondant, mais également par un nombre très faible de tribunes ou d’interviews
accordées à des intervenants extérieurs au journal. Enfin, la majorité de ces points de
vue sont publiés durant la seconde moitié du mois d’avril, comme c’est le cas du
courrier des lecteurs.
Il faut également noter que Le Soir a publié trois fois plus de dépêches que son
confrère. Par contre, il a publié un tiers d’articles de fond en moins. Le Soir a également
publié d’assez nombreux « points de vue » extérieurs au quotidien même si l’on fait
abstraction du courrier des lecteurs. Ces « points de vue » publiés par Le Soir consistent
essentiellement en des interviews ou des « carte blanche », pour reprendre le titre dédié
à cette rubrique, accordées à des universitaires, à des hommes politiques ou à d’autres
personnalités. Au total, on peut donc dire que le quotidien Le Soir est celui qui a offert
le plus de place non seulement à ses lecteurs mais aussi à divers spécialistes ou
personnalités à propos du génocide au Rwanda. Il conviendra ensuite de vérifier si ces
nombreuses tribunes reflétaient ou non la diversité des analyses produites sur les
événements en cours. Globalement, le principal quotidien belge francophone est celui
dont la distribution des articles par catégorie est la plus homogène.
Le quotidien catholique français La Croix a également publié de nombreux
« points de vue » extérieurs : 28 au total. Proportionnellement, et si l’on ne tient pas
compte du courrier des lecteurs, il est même celui qui en a publié le plus puisque ce type
d’article représente plus de 14 % du total contre moins de 8 % pour Le Soir, La Libre
Belgique et Le Figaro, seul Le Monde atteignant un chiffre d’environ 10 %. Cependant,
nous verrons qu’une part significative des « points de vue » publiés par le quotidien
catholique émane de religieux, ce qui nous conduit à nuancer les conclusions possibles
quant au degré d’ouverture de ce quotidien à des sources d’information et d’analyse
variées. En effet, la place importante accordée aux « points de vue » de personnalités
religieuses ne signifie pas a priori l’uniformité des analyses proposées et peut tout aussi
bien marquer la vigueur du débat suscité par la crise rwandaise parmi les croyants en
général ou les institutions catholiques en particulier. Mais même dans ce cas, la
prédominance des « points de vue » issue de personnalités religieuses peut indiquer une
tendance à privilégier un type de référence particulier.
Dans les quotidiens Le Monde et Le Figaro, les dépêches reproduites
apparemment sans modification et le plus souvent signées AFP ou Reuter, représentent
respectivement un quart et 37 % du nombre total d’articles, soit une part plus importante
que pour les deux quotidiens belges. Mais ce chiffre se trouve largement dépassé entre
la mi-avril et la mi-juin, période durant laquelle le nombre d’articles publiés comme le
nombre de « une » consacrées au Rwanda sont relativement faibles. Sans doute plus
encore que pour le faible nombre d’articles, la forte proportion de dépêches durant cette
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
période s’explique largement par l’insécurité totale régnant dans le pays et l’absence
presque totale d’observateurs étrangers. En tous cas, ce constat va dans le même sens
que les précédents : les informations concernant le Rwanda furent bien plus abondantes
dans les quotidiens français une fois l’opération Turquoise déclenchée que pendant le
génocide proprement dit.
2-2- Les chiffres des morts et des réfugiés
2-2-1- Description de l’indicateur et résultats attendus
Dans les chapitres précédents, nous avons pu nous rendre compte que
l’évaluation du nombre de victimes des deux génocides dont nous étudions la
couverture constituait une source importante de divergences et de polémiques. Il semble
en effet que ces estimations, rendues particulièrement difficiles par le contexte du
déroulement des tueries, soient l’un des éléments autour duquel se cristallisent les
oppositions dans l’interprétation des événements. Partant de ce constat, il a semblé
intéressant de savoir si les quotidiens avaient fourni des bilans réguliers du nombre de
victimes des massacres, et s’ils avaient privilégié une source en particulier ou au
contraire reproduit les différentes estimations sans en accréditer une plutôt qu’une autre.
D’autre part, la question des réfugiés ou des déplacés intérieurs semble également
revêtir un enjeu politique important durant cette période. C’est pourquoi nous avons
répertorié de manière systématique les estimations réalisées par les cinq quotidiens,
d’une part sur le nombre de victimes de la guerre et des massacres, d’autre part sur le
nombre de réfugiés. Nous verrons que l’estimation du nombre de victimes du génocide
varie parfois du simple au double, voire même dans des proportions plus grandes. Or,
s’il s’avère quasiment impossible d’en connaître précisément le nombre réel, ce type
d’estimation engendre de vives polémiques.
Par ailleurs, l’exode des réfugiés fut parfois plus médiatisé que le génocide luimême, ce qui contribua selon certains auteurs à rendre diffuses les responsabilités du
génocide et à en atténuer la signification, en le mettant sur le même plan que l’épidémie
de choléra et l’épuisement qui firent de très nombreuses victimes parmi les réfugiés
dans les camps du Zaïre. Cet épisode dépasse le cadre chronologique de notre étude,
mais la question des réfugiés se posa bien avant et fut abordée dans les quotidiens dès le
début du génocide. La comparaison entre les chiffres fournis par les quotidiens, puis
pour chacun d’eux entre les chiffres et la fréquence à laquelle des bilans sont fournis
pour les victimes du génocide d’une part et l’intensité des déplacements de population
de l’autre, fournira des renseignements intéressants. Ces chiffres donneront une
première indication de la place respectivement accordée au génocide proprement dit et
aux déplacements de populations provoqués par la situation de guerre civile et de
génocide. Par ailleurs, s’il paraît très délicat d’avancer des chiffres précis et
incontestables du nombre de victimes et de réfugiés à mesure du déroulement de la
crise, le fait qu’un quotidien reprenne à son compte les bilans les plus lourds ou au
contraire ceux qui font apparaître les chiffres les moins élevés peut s’avérer significatif
de l’orientation de ses analyses.
Toutefois, les conclusions tirées de l’observation de ces indicateurs devront, là
encore, demeurer prudentes. En effet, l’interprétation des chiffres fournis peut varier
beaucoup selon le contexte dans lequel ils sont annoncés, les commentaires qui les
accompagnent ou l’absence de commentaires. Ainsi, l’intensité des déplacements de
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
population provoqués par la guerre civile peut être analysée comme la conséquence des
exactions commises par le FPR qui inciteraient la population à fuir, ou comme le
résultat d’une politique délibérée du gouvernement intérimaire et des responsables du
génocide contraignant les civils à les suivre dans leur fuite afin de se fondre parmi les
réfugiés. Or, le simple relevé des chiffres donnés par chaque quotidien ne permet pas
encore de connaître l’analyse qui les accompagne.
Série de tableaux n° 3 : Les estimations du nombre de morts et de réfugiés
Le Monde : L’estimation du nombre de morts
Dates
Du 1er au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
- « des milliers de morts » (11/04)
- « plus de 10 000 morts dans la capitale » (12/04)
- 10 000 morts (15/04)
- « des dizaines, voire des centaines de milliers de victimes » (CICR, 20/04)
- « plus de 100 000 morts » (CICR, 28/04)
- « plus de 200 000 morts » (B. Boutros-Ghali, 02/05)
- « plus de 100 000 civils » tués (07/05)
- « 200 000 morts » (Mitterrand, 12/05)
- « près de 200 000 morts » (14/05)
- « plus de 200 000 morts » (16/05)
- « entre 100 000 et 200 000 morts au Rwanda » (19/05)
- « entre 200 000 et 500 000 morts » (Kouchner, 20/05)
- « entre 200 000 et 500 000 morts » (01/06)
- « de 250 000 à 500 000 morts » (06/06)
- « des centaines de milliers de morts » (07/06)
- « entre 250 000 et 500 000 personnes ont été tuées » (15/06)
- « peut-être » 500 000 morts (22/06)
- « 500 000 victimes probables du massacre » (23/06)
- « ont massacré des dizaines de milliers de membres de la minorité tutsie » (24/06)
- « génocide de dizaines - si ce n’est de centaines - de milliers de Tutsis » (27/06)
- « près de 500 000 victimes » (02/07)
- « entre 300 000 et 500 000 morts » (Juppé, 12/07)
- 1 million de morts selon M. Gaillard, du CICR (13/07)
- « un génocide qui a coûté la vie à quelques 500 000 Hutus et Tutsis » (Degni-Segui,
14/07)
- « au bas mot un million de morts » (CICR, 14/07)
Le Monde : L’estimation du nombre de réfugiés
Dates
er
Du 1 au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Chiffres donnés
100 000 réfugiés dans la région de Butare (15/04)
« 400 000 déplacés » au Rwanda (21/04)
plus de 500 000 rwandais déplacés dans le pays (29/04)
« entre 250 000 et un demi million de réfugiés » en Tanzanie (03/05)
« 250 000 » réfugiés en Tanzanie (04/05)
« 100 000 personnes déplacées » et « 860 000 réfugiés » (12/05)
« les personnes déplacées se comptent par centaines de milliers » (CICR, 23/05)
« 1,6 million de Rwandais déplacés » (31/05)
« plus de 300 000 réfugiés en Tanzanie » (02/06)
« plus d’un demi-million de réfugiés (...) 1 à 2 millions de personnes déplacés »
(06/06)
« près de 300 000 habitants » au camp Benaco (11/06)
« plus de 500 000 exilés » (15/06)
« 350 000 réfugiés (...), 2 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays »
(22/06)
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
Du 1er au 15
juillet
1 million de déplacés dans la zone Turquoise (Lafourcade, 09/07)
1 million de réfugiés et 1 million de déplacés (Juppé, 12/07)
700 000 réfugiés et 2 millions de déplacés (CICR, 13/07)
700 à 800 000 déplacés dans la préfecture de Gikongoro (14/07, MSF)
Le Figaro : L’estimation du nombre de morts
Dates
Du 1er au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
« Des milliers de morts » (CICR, 09/04)
« Des milliers de morts et de blessés » (CICR, 11/04)
des « dizaines de milliers de morts » (« sources belges », 11/04)
« plus de 3000 morts à Kigali » (13/04)
des « milliers de victimes civiles tutsi » (16/04)
« des dizaines de milliers de victimes, sinon des centaines de milliers »(CICR, 19/04)
« Jusqu'à 100 000 morts » (HRW, 21/04)
« 100 000 morts en trois semaines » (ONU, 27/04)
« 200 000 morts » (02/05)
« plus de 200 000 morts en cinq semaines » ; « plus de 60 000 cadavres évacués de la
capitale » (16/05)
« massacre de 200 000 rwandais » (18/05)
« 500 000 morts » (23/05)
« 500 000 morts selon les organisations humanitaires » (24/05)
« près de 500 000 personnes (...) ont été assassinées » (25/05)
« 500 000 morts » (M. Frazer, CARE, 10/06)
« un demi million de personnes ont déjà été tuées » (21/06)
« un demi-million de victimes » (24/06)
« 500 000 morts tutsi » (Caritas, 07/07)
« quelques 500 000 morts depuis le 7 avril » (12/07)
Le Figaro : L’estimation du nombre de réfugiés
Dates
er
Du 1 au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
10 000 réfugiés au Zaïre ; 3 000 au Burundi (13/04)
« 330 000 personnes enfuies dans les pays voisins » (ONU, 27/04)
« des centaines de milliers de réfugiés » (CICR, 02/05)
« 250 000 réfugiés » selon le HCR et 500 000 selon le CICR (03/05)
1,5 million de personnes déplacées à l’intérieur du Rwanda (CICR, 14/05)
« exode de plus d’un million « de Rwandais (18/05)
« 1 million de réfugiés » ; « 250 000 réfugiés à Benaco » (24/05)
« exode vers le sud de 400 000 rwandais » (30/05)
« 300 000 réfugiés en Tanzanie et beaucoup plus encore dans d’autres pays voisins
(...) 500 000 personnes déplacées » (M. Frazer, CARE, 10/06)
250 000 réfugiés au camp de Ngara (Tanzanie), (18/06)
« plus de 300 000 réfugiés s’entassent dans cinq camps à proximité de Gikongoro »
(05/07)
un million de réfugiés dans la « zone de sécurité » Turquoise ; 450 000 réfugiés dans
le secteur de Gikongoro (06/07)
« 2,6 millions de personnes déplacées dans les zones tenues par les forces
gouvernementales » (13/07)
« plus de 200 000 réfugiés ont déjà franchi la frontière zaïroise » (HCR, 15/07)
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
La Croix : L’estimation du nombre de morts
Dates
Du 1er au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
-« des milliers de personnes ont été tuées ces deux derniers jours » (10/04)
-10 000 tués (CICR, 12/04)
-« plusieurs dizaines de milliers de civils et opposants » (Comité pour le respect des
droits de l’homme au Rwanda, 12/04)
-« entre 10 000 et 20 000 morts en moins d’une semaine » (14/04)
-« près de 20 000 morts en sept jours » (15/04)
-« pourraient avoir fait plusieurs centaines de milliers de morts au cours des deux
dernières semaines » (23/04)
-« 100 000 morts » (CICR, 28/04)
-« près de 200 000 personnes » (Boutros-Ghali, 02/05)
-200 000 morts (04/05)
-« 200 000 personnes tuées en 6 semaines » (HRW, 18/05)
-« plus de 200 000 » (CICR, 21/05)
-« plus de 500 000 morts » (16/06)
-« probable que la vérité soit inférieure à 500 000 » (J. Duquesne, 28/06)
-« dépasse sans doute les 500 000 » (Degni-Segui, 02/07)
- « sans doute plus d’un million de morts » (P. Gaillard, 13/07)
La Croix : L’estimation du nombre de réfugiés
Dates
er
Du 1 au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
- « plus de 100 000 Rwandais ont fui en direction du Burundi » (14/04)
-20 000 réfugiés ayant quitté le Rwanda : 12 000 au Burundi, 9000 au Zaïre (CICR,
17/04)
-« 400 000 personnes déplacées dans tout le Rwanda » (CICR, 21/04)
250 000 réfugiés Rwandais, en majorité hutu, en Tanzanie (04/05)
-250 000 en Tanzanie, 400 000 au total, et « plus de 1,5 millions de personnes
déplacées à l’intérieur du pays » (25/05)
-400 000 réfugiés (31/05)
-« 250 000 déplacés à Gikongoro » (29/06)
-800 000 déplacés dans tout le Rwanda, 10 000 Tutsi sous protection de l’armée
française (6/7)
« personnes dans le besoin : 600 000 en zone FPR, 2 à 3 millions en zone
gouvernementale » (Gaillard, 13/07)
Le Soir : L’estimation du nombre de morts
Dates
Du 1er au 15
avril
Chiffres donnés
- des « milliers de morts » (organisations humanitaires, CICR O9/04)
- plusieurs dizaines de milliers de morts, dont 10 000 rien qu’à Kigali » (CICR,
11/04)
- « Certains parlent d’au moins 30 000 morts » (11/04)
171
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Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
- à Kigali, « 20 000 personnes ont été tuées » (16/04)
- « [à Kigali] il y a entre 10 000 et 15 000 morts » (19/04)
- « 100 000 morts » (HRW, 21/04)
- « 100 000 morts » (ONU, 27/04)
- « plus de 250 000 personnes ont été tuées » (un réfugié à l’Hôtel des mille collines,
28/04)
- « au moins 200 000 morts » (MSF), « 100 000 selon Amnesty et le CICR » et
« 10 000 tutsis tués (..)le FPR (...) responsable de la mort de 20 000 à 30 000 morts
hutus » selon le ministre des affaires étrangères rwandais (30/04)
- « plus de 200 000 victimes » (FPR, 02/05)
- 200 000 morts selon l’ONU, 500 000 selon le directeur d’Oxfam (06/05)
- « plus de 200 000 personnes tuées en trois semaines » (J. Shattuck, secrétaire d’Etat
américain, 09/05)
- « près de 200 000 morts » (13/05)
- « 200 000 personnes ont été massacrées depuis le 6 avril » (14/05)
- « 200 000 morts en 5 semaines. D’autres sources (...) une estimation provisoire de
500 000 tués » (16/05)
- « entre 200 000 et 500 000 morts selon les estimations » (17/05)
- « au moins 200 000 morts » (18/05)
- « de 200 000 à 500 000 morts » (25/05)
- « entre 200 000 et 500 000 morts » (31/05)
- « des centaines de milliers de personnes ont été tuées » (01/06)
- Rwanda : « un demi-million de ses citoyens sont morts » ; « plus de 500 000
morts » ; « le massacre d’un demi million de partisans de l’opposition, d’intellectuels,
de Tutsis » (01/06)
- « la guerre civile a fait entre 300 000 et 500 000 morts » (07/06)
- « 200 000 à 500 000 morts. Sinon plus... » (09/06)
- « entre 200 000 et 500 000 morts » (13/06)
aucun chiffre
- le « bilan dépasserait les 500 000 victimes » (R. Degni-Segui, 01/07)
- « massacres qui pourraient avoir fait jusqu'à un million de morts » (02/07)
- « peut-être un million de victimes » (15/07)
Le Soir : L’estimation du nombre de réfugiés
Dates
Du 1er au 15
avril
Chiffres donnés
- « plus de 100 000 rwandais auraient quitté [Kigali] vers le Burundi » (13/04)
- « 267 000 réfugiés burundais au sud du Rwanda » (13/04)
- 170 000 réfugiés du Rwanda arrivés à Kirundo (Burundi), 15 000 rwandais réfugiés
Du 16 au 30
au Zaïre, 20 000 ont fui Gikongoro (16/04)
avril
- « 400 000 déplacés dans le pays » (Croix-Rouge, 20/04)
- 50 000 personnes ont fui vers le Burundi, le Zaïre, l’Ouganda et la Tanzanie (HCR,
21/04)
- « 250 000 réfugiés se trouveraient dans la région de Kibungo » (22/04)
- « 330 000 réfugiés dans les pays voisins » (ONU, 27/04)
- « 320 000 réfugiés rwandais en Tanzanie » (30/04
Du 1er au 15 mai - « 500 000 réfugiés rwandais en Tanzanie » (gouvernement tanzanien, 02/05)
- « 300 000 réfugiés dans 4 Etats voisins » et « 1,2 million de personnes
déplacées dans tout le pays » (ONU, 11/05)
- déplacés intérieurs « estimés à près de 2 millions par les organisations
humanitaires » (13/05)
- 63 000 réfugiés rwandais au Burundi (PAM, 14/05)
Du 16 au 31 mai - « 1 million de réfugiés » (18/05)
Du 1er au 15
- « réfugiés (...) et déplacés dépasse largement les 2 millions » (01/06)
juin
- « 2 millions de déplacés, des centaines de milliers de réfugiés » (09/06)
- « 3 millions de réfugiés intérieurs, près de la moitié de la population » (11/06)
Du 16 au 30
juin
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
Du 1er au 15
juillet
- 1, 5 millions de déplacés (11/07)
- « 2,6 millions de déplacés » (15/07)
La Libre Belgique : L’estimation du nombre de morts
Dates
Du 1er au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Du 1er au 15
juillet
Chiffres donnés
« Les morts se comptent sans doute par centaines » (09/04)
« des milliers de victimes » (11/04)
« des milliers de morts à Kigali » (une Sœur, 11/04)
« 3000 à 4000 morts pour la seule capitale » (11/04)
« des milliers de morts dans la minorité tutsi » (13/04)
« Je parlerai de dizaines de milliers de morts » (un réfugié belge, 13/04)
« des dizaines de milliers de morts » (20/04)
« 100 000 morts au moins » (CICR, 27/04)
« 250 000 morts dans le pays » (28/04)
« 100 000 victimes rien que dans la préfecture de Butare »(un médecin rwandais,
28/04)
« 100 000 morts selon la Croix-Rouge » et « 200 000 morts selon MSF » (29/04)
« plus de 200 000 morts » (J. Bihozagara, 04/05)
« 500 000 morts » (organisations humanitaires sur place, 16/05)
« 100 000 à 200 000 victimes » (17/05)
« l’engrenage des massacres aurait fait 500 000 victimes » (18/05)
« 100 000 à 200 000 morts »(18/05)
« 500 000 morts » (Klaus Kinkel, 19/05)
« jusqu'à 500 000 morts selon les estimations » et « plus de 200 000 personnes ont été
tuées » (Boutros-Ghali), (26/05)
« 500 000 personnes massacrées » (27/05)
« entre 200 000 et 500 000 morts » (04/06)
« quelques 500 000 victimes supposées du génocide » (08/06)
« le nombre des morts, évalué à 500 000 supposés opposants » (09/06)
« un demi-million de morts au Rwanda » (15/06)
« plus de 500 000 morts » (R. Degni-Segui, 02/07)
La Libre Belgique : L’estimation du nombre de réfugiés
Dates
Du 1er au 15
avril
Du 16 au 30
avril
Du 1er au 15
mai
Du 16 au 31
mai
Du 1er au 15
juin
Du 16 au 30
juin
Chiffres donnés
« 170 000 réfugiés du Rwanda » ont gagné le nord du Burundi (16/04)
« 10 000 réfugiés rwandais au Zaïre » (18/04)
« 400 000 rwandais fuient Kigali et le Rwanda » (CICR, 20/04)
« 100 000 rwandais auraient fui le pays » (23/04)
« 2 millions de déplacés rien que dans le sud » (29/04)
« un demi-million de réfugiés en Tanzanie » (02/05)
« 200 000 personnes sont passées du Rwanda au Burundi en quelques jours » (06/05)
Tanzanie : « le plus grand camp du monde : 250 000 personnes » (06/05)
« 2,5 millions de réfugiés » (11/05, GIR)
« 1,2 millions de fuyards » (18/05)
« 1,6 millions de personnes déplacées par la guerre civile » (30/05)
« 500 000 à un million de déplacés dans le sud du Rwanda » (Caritas) et 295 000
réfugiés en Tanzanie ; 75 000 au Burundi ; 10 000 au Zaïre ; 8 000 en Ouganda
(Caritas, 03/06)
« des centaines de milliers de réfugiés fuient » (18/06)
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Du 1er au 15
juillet
« 2,5 millions de rwandais seraient déplacés » (09/07)
« Sur les collines du camp géant de Benaco, leur nombre est évalué à 500 000 »
(15/07)
2-2-2- L’analyse des bilans chiffrés publiés par les quotidiens
Le premier constat réside dans l’absence de différences importantes entre les
quotidiens dans les bilans avancés du nombre de morts. Dans bien des cas les sources
des cinq quotidiens, lorsqu’elles sont citées, sont d’ailleurs les mêmes. Ce n’est guère
étonnant dans la mesure où la seule ONG demeurée sur place après l’évacuation des
ressortissants occidentaux était le CICR, accompagné de quelques membres de MSF. Le
CICR était par conséquent la seule ONG capable de fournir des bilans, même
approximatifs. Du côté des institutions internationales, l’ONU et son rapporteur spécial
René Degni-Segui, fournirent également des estimations. Enfin, les journalistes
pouvaient aussi choisir de citer les chiffres fournis par les belligérants eux-mêmes. Ce
choix peut s’avérer davantage significatif, à condition toutefois de savoir s’il s’agit d’un
propos repris sans commentaire ou si la citation est accompagnée de réserves voire de
critiques.
Cependant, concernant ces évaluations du nombre de morts, quelques nuances
peuvent tout de même être relevées. Les quotidiens belges font état, dès le mois d’avril,
de bilans beaucoup plus lourds que les chiffres annoncés comme maximaux par Le
Monde et Le Figaro. Ainsi, Le Soir et La Libre Belgique citent, le même jour (le 28
avril), un bilan annonçant 250 000 morts tandis que Le Monde et Le Figaro évoquent au
même moment le chiffre de 100 000 victimes. De même, pour la première quinzaine du
mois d’avril, les journaux belges écrivent qu’il y a « des dizaines de milliers de
victimes », un bilan imprécis mais apparemment supérieur aux 10 000 voire 20 000
morts annoncés par les quotidiens français. Seul Le Figaro cite le 11 avril un bilan
semblable aux quotidiens belges. Il semble d’ailleurs que la source utilisée par ce
quotidien, qui se réfère sans précision à « des sources belges », soit précisément la
presse belge.
Dans les semaines et les mois qui suivent, les quotidiens reprennent
régulièrement les estimations, parfois nettement divergentes, des seuls informateurs en
mesure de fournir des bilans. Globalement, à la fin de la première quinzaine de juillet,
les cinq quotidiens parlent tous de 500 000 victimes voire un million pour ceux qui
reprennent le chiffre avancé par Philippe Gaillard, le représentant du CICR à Kigali. On
peut cependant relever que par deux fois, à la fin du mois de juin, Le Monde cite des
estimations qui semblent pour le moins très en deçà de la réalité, à un moment où les
bilans oscillent majoritairement entre 200 000 et 500 000 victimes. En effet, le 24 puis
le 27 juin, deux articles signés respectivement par Alain Frachon et Afsané Bassir Pour,
puis Alain Frachon seul, tous deux correspondants du quotidien à New York, parlent de
« dizaines de milliers » de victimes. Dans le second article, Alain Frachon ajoute
« voire de centaines » de milliers, mais ce faisant il ne tient pas pour sûr le bilan
caractérisé comme minimum par tous les autres quotidiens, y compris Le Monde dans la
plupart des autres articles, et qui se monte à 200 000 victimes. D’ailleurs, l’estimation
des journalistes du Monde semble ne reposer sur aucune donnée fournie par des acteurs
présents sur le terrain et capables dans une certaine mesure de fournir des évaluations.
En tous cas, les deux journalistes ne se réfèrent à aucune source pour citer ces chiffres
manifestement sous-évalués.
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Comme nous l’avons dit plus haut, il est périlleux sur la base de ces seuls
chiffres de tirer des conclusions convaincantes sur les orientations de chaque quotidien.
D’autant plus que, comme l’exemple cité plus haut vient de le montrer, les bilans
reproduits peuvent varier fortement au sein d’un même quotidien selon la période et le
journaliste qui signe l’article. Par ailleurs, au-delà des chiffres, l’identification des
responsables des massacres semble au moins aussi importante pour analyser la
couverture de la crise. De même, le fait d’insister davantage sur la situation de guerre
entre les armées des FAR et du FPR, ou plutôt sur les massacres systématiques à
l’encontre des civils tutsi et des opposants hutu, implique souvent des points de vue
divergents sur les événements. Nous tenterons de mettre ce fait en évidence dans la suite
de l’analyse de contenu du corpus.
Les estimations du nombre de réfugiés dans les pays voisins ou de personnes
déplacées à l’intérieur du Rwanda varient elles aussi relativement peu d’un quotidien à
l’autre. De même que pour les estimations du nombre de victimes, les sources que
peuvent choisir de citer les journalistes sont en nombre limité. Il s’agit essentiellement
du CICR et de MSF pour ce qui concerne les ONG, et du HCR pour ce qui est de
l’ONU. A partir de la fin juin, des évaluations sont également fournies par des
représentants du gouvernement français, l’armée française se trouvant sur le terrain au
travers de l’opération Turquoise. Ainsi, deux des estimations fournies par Le Monde
durant la première quinzaine du mois de juillet sont reprises des propos d’Alain Juppé
ou du général Lafourcade, tandis que les autres quotidiens s’en tiennent aux
informations fournies par les ONG ou par les organismes de l’ONU. Le Soir cite par
exemple à plusieurs reprises les chiffres transmis par l’ONU ou par des organismes qui
en dépendent tels le HCR ou le PAM.
Par ailleurs, les deux quotidiens belges semblent être ceux qui fournissent les
estimations les plus élevées du nombre de réfugiés et de personnes déplacées dans le
pays. Le Soir avance ainsi le 11 juin le chiffre de 3 millions de personnes déplacées,
ajoutant que cela représente « près de la moitié de la population ». Il s’agit de
l’estimation la plus élevée à ce moment de la crise. La suite de l’analyse de contenu
permettra de mieux cerner la manière dont chaque quotidien ou chaque journaliste
interpréta ce phénomène des déplacements massifs de population. Nous chercherons à
savoir si les différents journalistes attribuent la responsabilité de ces déplacements
massifs à l’un ou l’autre des belligérants. Nous verrons également si le problème de
l’arrivée massive de réfugiés et de leur concentration dans certains endroits est traité
avant tout sous l’angle des problèmes humanitaires que cela entraîne, ou d’un point de
vue plus politique dans le cadre d’une analyse du conflit.
2-3- Le recensement des personnes et organismes cités
2-3-1- Méthode de construction et intérêt de l’indicateur
Le relevé des bilans cités a commencé à illustrer l’importance des sources
mobilisées par les quotidiens pour comprendre leurs analyses. Le troisième indicateur
auquel nous avons recouru pour analyser le corpus consiste précisément à recenser
l’ensemble des personnes et organismes cités par les quotidiens, afin d’établir leur
système de références et d’en connaître l’évolution entre avril et juillet. Dans ce but,
l’ensemble des personnalités, experts et organismes de différents types cités par chacun
des quotidiens a été répertorié. Par « cités », nous entendons la retranscription dans un
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article de phrases, d’expressions ou d’analyses employées par la personne ou
l’organisme cité, et non la seule mention du sigle d’une organisation ou du nom d’un
individu. En effet, il eut été fastidieux et sans grand intérêt de noter systématiquement
ce type d’indications. Par ailleurs, cela aurait sans doute masqué ce qui semble le plus
intéressant, à savoir de déterminer s’il y a lieu des différences entre les références des
quotidiens qu’il s’agisse d’universitaires, d’ONG ou de tout autre acteur.
Les sources auprès desquelles les quotidiens puisent leurs informations nous
renseignent sur la manière dont les analyses développées en leur sein se construisent. La
comparaison entre les cinq quotidiens des effectifs de chaque catégorie d’acteurs cités
constitue un premier aspect de cette analyse. Nous pourrons par exemple voir dans
quelle mesure les quotidiens se réfèrent aux responsables politiques du pays où ils sont
publiés, et savoir si ces références au pouvoir étatique s’avèrent prédominantes ou si, au
contraire, tel organe de presse se réfère davantage aux organisations et à la communauté
internationale, aux acteurs de l’humanitaire ou aux religieux. Mais il sera également
intéressant d’observer l’évolution des références de chaque journal à mesure que se
déroule la crise. Nous chercherons par exemple à savoir si l’intervention directe de la
France, après la mi-juin, provoque des changements notables dans le système de
références des quotidiens français.
La comparaison du nombre total de références, pour chaque quotidien, aux deux
belligérants, constituera également un point important de l’analyse. Ces chiffres seront
une indication quant à l’attention accordée aux interprétations et arguments développés
par chacun des deux camps en présence. De nouveau, l’évolution de ces références au
cours de la période et à mesure que se confirme la responsabilité des autorités du
gouvernement intérimaire rwandais dans l’organisation du génocide devra être observée
et analysée.
Avant de reproduire des tableaux synthétiques résumant ce travail de
recensement, il convient de fournir quelques explications quant à la manière dont nous
avons classé ces références. Les différents acteurs cités ont été répartis, non en fonction
de leurs orientations politiques ou idéologiques, ce qui aurait constitué un critère
extrêmement subjectif et contestable, mais selon leur appartenance à tel ou tel type
d’institution. Il en ressort l’établissement de 8 catégories dont il faut détailler la
composition :
-
les différents organismes de l’ONU, de l’OUA, ou les responsables politiques de la
« communauté internationale », c’est-à-dire les gouvernants, diplomates ou
responsables militaires des pays autres que le Rwanda et la Belgique ou la France
selon le quotidien étudié. Au sein de cette catégorie, nous avons choisi de distinguer
la sous-catégorie, souvent majoritaire, de l’ONU et de ses différents organismes
(HCR, PAM, MINUAR etc.) et représentants. Nous avons également distingué les
représentants politiques et militaires français lorsqu’il s’agissait de quotidiens
belges, et des responsables belges au sein des quotidiens français. En effet, la souscatégorie des responsables politiques et militaires français apparaît, dans les
quotidiens belges, comme la plus importante après l’ONU au sein de la communauté
internationale. D’autre part, nous cherchons à mesurer si le rôle joué au début de la
crise par la Belgique, qui formait l’ossature de la MINUAR, a conduit les quotidiens
français à se référer davantage aux responsables belges.
176
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
-
les belligérants rwandais que nous avons classé en deux catégories assez larges,
l’une autour du gouvernement intérimaire qui comprend également l’armée et les
milices, et l’autre autour du FPR qui comprend également Faustin Twagiramungu,
membre du parti d’opposition MDR et non du FPR, mais qui fut nommé par ce parti
après sa victoire militaire pour former un gouvernement d’union nationale.
-
les organisations non gouvernementales et leur personnel ainsi que les associations.
-
les responsables politiques et les militaires, français pour Le Monde, Le Figaro et La
Croix, et belges pour Le Soir et La Libre Belgique. Nous avons choisi de les
distinguer des autres membres de la communauté internationale en raison du rôle
particulier de la France et de la Belgique dans la crise, mais également dans le but
d’obtenir des éléments d’analyse sur la part prise dans chaque quotidien par les
références aux responsables du pays dont il est issu.
-
les religieux, qu’il s’agisse de représentants internationaux de l’Eglise catholique, de
responsables de l’Eglise rwandaise ou de simples prêtres ou religieuses. Le rôle
social et économique primordial de l’Eglise au Rwanda nous a semblé justifier la
création de cette catégorie.
-
les spécialistes, c’est-à-dire essentiellement les universitaires, mais aussi plus
généralement les intellectuels s’étant exprimé sur les événements en cours.
-
enfin, nous avons défini une catégorie « autres », comprenant notamment les
témoins anonymes de la crise et les autres médias (presse, radio, télévision) français,
belges ou étrangers, cités par chaque quotidien. Cette dernière catégorie est donc la
plus hétérogène, de sorte que son interprétation devra demeurer prudente.
Les tableaux exhaustifs des personnes et organismes cités sont reproduits en
annexe 6 afin de ne pas surcharger ce document. En effet, étant donné la taille
volumineuse de ces tableaux, qui en rend la lecture difficile, nous avons résumé les
informations qu’ils fournissent sur un plan quantitatif dans un second tableau. Celui-ci
se contente de donner pour chaque période et chaque catégorie (voire pour chaque souscatégorie), le nombre de références faites par le quotidien.
Série de tableaux n° 4 : récapitulatif, en effectifs, des personnes et organismes citées
Le Monde
ONU,
communauté
internationale
1er au 15
15
avril
(ONU :8)
6
GIR, FAR, FPR
milices
ONG
8
4
16 au 30
avril
9
(ONU :8)
6
4
1er au 15
mai
16 au 31
mai
13
(ONU :11)
33
(ONU :25)
1
8
6
5
7
(CICR :5
MSF :1)
16
(CICR :7
MSF :4)
10
(CICR :7)
13
(CICR :7
MSF :1)
Responsables
français
Spécialistes
Religieux
Autres
9
(médias
: 1)
4
(médias
: 1)
5
3
2
1
1
6
2
2
0
5
6
0
3
11
(médias
: 5)
Cf. Annexe 2
177
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
1er au 15
juin
18
(ONU :11)
2
5
16 au 30
juin
51
(ONU :20)
11
1er au 15
juillet
28
(ONU :12)
4
Total
167
(ONU :95
Belges :13)
38
24
(Twagiramun
gu* : 2)
19
(Twagiramun
gu : 4)
69
(Twagiramun
gu : 6)
5
(CICR :2
MSF :1)
7
(CICR :0
MSF :1)
22
(CICR :9
MSF :2)
80
(CICR :37
MSF :10)
4
1
8
66
(militaires :
16)
66
(militaires :
24)
148
(militaires :
40)
1
8
3
5
13
32
8
(médias
: 1)
41
(médias
: 30)
23
(médias
: 10)
102
(médias
: 48)
* : Il nous a semblé utile de comptabiliser séparément les citations de Faustin
Twagiramungu, car si nous l’avons classé avec le FPR pour des raisons que nous avons
précédemment exposées, il faut rappeler qu’il n’est pas membre de ce parti mais du
MDR.
Le Figaro
1er au 15
avril
16 au 30
avril
1er au 15
mai
16 au 30
mai
1er au 15
juin
16 au 30
juin
1er au 15
juillet
Total
ONU,
GIR, FAR, FPR
communauté
milices
internationale
17
6
5
(dont ONU : 5
Belges : 9)
13
2
1
(dont ONU : 8
Belges : 3)
11
1
5
(dont ONU :
8)
10
3
9
(dont ONU :
9)
7
4
6
(dont ONU :
5)
29
8
20
(dont ONU : 9
Belges : 1)
14
8
13
(dont ONU : 6
(Twagiramun
Belges : 1)
gu : 2)
101
32
59
(dont ONU :
(Twagiramun
50
gu : 2)
Belges : 14)
ONG
Responsables
français
7
(dont CICR :
3)
5
(dont CICR :
2)
2
(dont CICR :
2)
7
(dont CICR :
3)
3
(dont CICR :
1)
8
(dont CICR :
0)
7
(dont CICR :
2)
39
(dont CICR :
13)
9
(militaires : 1)
Spécialistes
Religieux
Autres
3
1
1
(militaires : 1)
0
3
7
(médias
: 2)
2
1
(militaires : 0)
0
0
0
5
(militaires : 0)
0
2
9
3
(militaires : 0)
2
2
86
(militaires :
23)
57
(militaires :
20)
162
(militaires :
45)
4
20
3
3
3
(médias
: 1)
16
(médias
: 3)
9
12
31
46
(médias
: 6)
La Croix
16 au 30
avril
1er au 15
mai
16 au 30
mai
ONU,
communauté
internationale
7
(ONU : 3
Belges :3)
6
(ONU :6)
6
(ONU :5)
2
(ONU :1)
1er au 15
juin
1
(ONU :1)
1er au 15
avril
GIR, FAR, FPR
milices
ONG
Responsables
français
Spécialistes Religieux
Autres
2
4
5
4
1
5
1
1
2
6
1
1
6
8
0
0
0
1
0
2
0
2
8
4
4
1
3
4
(médias
:1)
0
9
1
0
0
7
4
178
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
16 au 30
juin
8
(ONU :2)
2
10
5
1er au 15
juillet
6
(ONU :4)
3
11
9
Total
36
(ONU 22
Belges :3)
8
38
(Twagiramun
gu : 2)
34
(dont CICR :
8
MSF : 5)
19
(militaires :3)
18
(militaires :5)
47
(militaires :8)
3
20
9
(médias
:2)
2
7
11
11
48
40
(médias
:3)
Le Soir
1er au 15
avril
16 au 30
avril
1er au 15
mai
16 au 30
mai
1er au 15
juin
16 au 30
juin
1er au 15
juillet
Total
ONU,
communauté
internationale
23
(ONU : 12
France : 4)
20
(ONU : 18
France : 1)
21
(ONU : 13
France : 0)
26
(ONU : 20
France : 1)
19
(ONU : 13
France : 1)
33
(ONU : 8
France: 22)
26
(ONU : 9
France :15)
168
(dont
ONU :93
France: 44)
GIR, FAR, FPR
milices
ONG
Responsables
belges
10
9
26
9
3
26
1
7
11
0
10
3
60
(militaires :
31)
40
(militaires :
17)
Spécialistes
Religieux
Autres
5
17
66
2
5
15
0
0
1
7
8
7
1
0
6
12
13
1
(militaire :1)
3
8
19
3
10
13
9
(militaire :1)
3
4
20
3
14
4
5
1
1
5
29
65
(Twagiramun
gu :6)
101
(dont CICR :
26
MSF : 18)
122
(dont
militaires :
50)
15
36
138
(médias
: 16)
La Libre Belgique
1er au 15
avril
16 au 30
avril
1er au 15
mai
16 au 30
mai
1er au 15
juin
16 au 30
juin
1er au 15
juillet
Total
ONU,
communauté
internationale
26
(ONU : 12
France : 5)
22
(ONU : 19
France : 0)
21
(ONU : 13
France : 0)
36
(ONU : 26
France : 1)
23
(ONU : 17
France : 1)
47
(ONU : 10
France :23)
39
(ONU : 3
France :33)
214
(ONU : 100
France : 63)
GIR, FAR, FPR
milices
ONG
8
13
11
7
4
20
5
17
3
5
5
15
3
21
39
98
(Twagiramun
gu : 11)
18
(CICR. : 4
MSF : 6)
22
(CICR : 7
MSF :4)
19
(CICR : 6
MSF :7)
6
(CICR : 2
MSF :0)
14
(CICR : 6
MSF :2)
5
(CICR : 2
MSF :1)
16
(CICR : 6
MSF :2)
100
(CICR : 33
MSF :15)
Responsables
belges
Religieux
Autres
4
9
2
9
1
3
4
(militaires : 0)
1
1
53
(médias
: 2)
22
(médias
: 3)
11
(médias
: 3)
12
2
(militaires : 0)
0
6
12
(militaires : 0)
1
5
5
(militaires : 0)
3
5
141
(militaires :
57)
12
38
78
(militaires :
38)
40
(militaires :
19)
0
(militaires : 0)
Spécialistes
16
(médias
: 7)
2
(médias
: 10)
17
157
(médias
: 25)
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2-3-2- L’analyse des systèmes de références des quotidiens
Dans un premier temps, il faut comparer les effectifs totaux de chaque catégorie
pour les différents quotidiens sans entrer dans le détail de l’évolution au cours de la
période, que nous aborderons ensuite.
D’une part, on peut constater que pour trois des quotidiens étudiés, les deux
journaux belges ainsi que Le Monde, la catégorie d’acteurs la plus citée est celle de la
communauté internationale. Au sein de celle-ci, l’ONU est nettement majoritaire.
Cependant, tandis que pour Le Monde comme pour les deux autres quotidiens français
le reste de la catégorie « communauté internationale » est assez hétérogène, dans les
deux quotidiens belges les références aux responsables français occupent une place
importante. Ainsi, les responsables politiques et les militaires français constituent plus
d’un quart des références à la communauté internationale dans Le Soir, et près de 30 %
dans La Libre Belgique. Ceci s’explique par le fait qu’en intervenant militairement au
Rwanda alors que l’ONU n’y a plus qu’une présence symbolique, le gouvernement et
l’armée française deviennent à partir de la mi-juin des acteurs déterminants de la crise
rwandaise. Par contre, d’un point de vue global, la part des responsables belges dans les
références des quotidiens français à la communauté internationale n’est pas
significativement élevée. Pourtant, le rôle de la Belgique au début de la crise fut, à bien
des égards, tout aussi déterminant que celui de la France à la fin juin dans la mesure où
les militaires belges formaient l’épine dorsale des troupes onusiennes de la MINUAR.
La décision du gouvernement belge de retirer ses troupes, suite à l’assassinat de dix de
ses casques bleus, constitua un événement important qui accéléra le départ de la
MINUAR. On aurait donc pu s’attendre à ce que les responsables belges soient
davantage cités par les quotidiens français.
En ce qui concerne Le Figaro, la catégorie d’acteurs la plus citée est celle des
responsables politiques et des militaires français, très nettement devant la communauté
internationale. Le Figaro est ainsi le seul des cinq quotidiens étudiés dont la référence
principale est constituée par les responsables de « son » pays, qui sont cités 1,6 fois plus
que l’ensemble de la communauté internationale. Quant au quotidien catholique La
Croix, il se singularise en ayant comme référence principale, en termes quantitatifs en
tous cas, la catégorie des religieux qu’il s’agisse de responsables internationaux de la
hiérarchie catholique, d’anciens missionnaires ou de religieux hommes et femmes
officiant toujours au Rwanda. Certes, le nombre total de références à cette catégorie
d’acteurs est quasiment identique au total des références aux responsables français. Si
l’on tient compte d’une certaine marge d’erreur dans le relevé de ces références, on peut
dire que ces deux catégories sont convoquées à la même fréquence par le quotidien. Il
reste que la place des religieux constitue une spécificité de La Croix, dans la mesure où
cette catégorie est relativement marginale dans les quatre autres journaux.
Quant aux deux quotidiens belges, nous avons noté qu’ils se référaient le plus
fréquemment à la communauté internationale. Si l’on excepte ensuite la catégorie
« autres », dont l’effectif est très important mais dont l’hétérogénéité rend
l’interprétation difficile, la seconde catégorie est celle des responsables politiques et des
militaires belges. Et si, au sein de la communauté internationale, les responsables
français sont également beaucoup cités, ils le sont tout de même deux à trois fois moins
que leurs homologues belges. Il semble donc que le rôle particulier joué respectivement
par les Etats français et belge dans la crise rwandaise ne suffise pas à expliquer la place
accordée à leurs représentants par les quotidiens de ces deux pays. En effet, si tel était le
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cas, on pourrait s’attendre à ce que la part des références aux autorités françaises et
belges soit sensiblement la même indépendamment de la nationalité du quotidien. Or,
on constate qu’en dépit de leurs différences, les trois quotidiens français ont en commun
de placer la catégorie des responsables politiques et militaires de « leur » pays en tête de
leurs références les plus fréquentes ou au même niveau que « la communauté
internationale » dans son ensemble ou encore que les représentants religieux.
Pour les deux quotidiens belges, le même type de constat peut être réalisé,
encore qu’il faille être plus nuancé. En effet, pour chacun d’eux la catégorie de la
communauté internationale est tout de même citée entre un tiers et 50 % de fois plus
que les responsables belges. Par ailleurs, la catégorie « autres », bien que difficile à
interpréter, regroupe notamment de très nombreux témoignages dont l’effectif dépasse
parfois celui des références aux responsables belges. Enfin, pour ce qui est du quotidien
Le Soir, les ONG sont aussi abondamment citées et le nombre total de références à cette
catégorie représente 80 % de celui des responsables nationaux de la Belgique. Or, il
s’agit d’une catégorie regroupant des associations dont la caractéristique est, en
principe, d’agir en conservant une certaine indépendance vis-à-vis des Etats.
Enfin, nous avons comparé le nombre de références faites par chaque quotidien
aux deux belligérants de la crise rwandaise, regroupés autour du gouvernement
intérimaire d’un côté et du FPR de l’autre. Puis, pour chacun des cinq quotidiens
étudiés, nous avons calculé le ratio suivant : nombre de citations de la catégorie
« FPR » / nombre de citations de la catégorie « GIR ». Par ce calcul, nous souhaitons
savoir lequel des deux belligérants se trouve le plus fréquemment cité, mesurer la part
de chaque catégorie et pouvoir comparer plus facilement les cinq quotidiens sur cet
aspect précis. Il en ressort, en premier lieu, que les cinq journaux se sont tous davantage
référés au « FPR » qu’au « GIR ». Dans la mesure où, au fil de l’évolution de la crise, la
responsabilité du gouvernement intérimaire dans l’organisation du massacre
systématique des Rwandais tutsi et des opposants hutu apparaissait de plus en plus
évidente, il n’est guère surprenant que celui-ci soit globalement moins cité que le FPR.
En effet, on peut penser que la responsabilité avérée du gouvernement rwandais dans les
massacres lui ait peu à peu fait perdre la légitimité souvent attachée à un gouvernement
lorsqu’il affronte une rébellion armée. Toutefois, le ratio n’est pas le même pour les
cinq quotidiens. S’il s’établit entre 2 et 2,5 pour trois d’entre eux (Le Figaro, Le Soir,
La Libre Belgique), il n’est que de 1,65 pour Le Monde, tandis qu’il est au contraire
beaucoup plus élevé (4,75), pour La Croix. Au vu de ces chiffres, le quotidien
catholique français semble avoir, proportionnellement, relayé bien plus que ses
confrères les prises de position et les analyses du FPR. Au contraire, Le Monde se
distingue comme étant le quotidien qui, des cinq que nous étudions, s’est
proportionnellement référé le plus au gouvernement intérimaire même s’il l’a moins cité
que le FPR. La suite de l’analyse devra déterminer si ces chiffres révèlent une
différence significative dans les contenus publiés par chaque quotidien lors de la crise.
Nous allons à présent tenter d’interpréter l’évolution des effectifs de chaque
catégorie au fur et à mesure du développement de la crise.
Tout d’abord, nous pouvons remarquer que la catégorie d’acteurs la plus
fréquemment citée par un quotidien change aux différentes étapes de la crise. Ainsi,
pour les trois quotidiens hexagonaux, les responsables politiques et militaires français
sont les plus fréquemment cités du 16 juin au 15 juillet, même si pour La Croix la
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catégorie des religieux compte une citation de plus dans la seconde quinzaine de juin.
Ainsi, alors que se met en place l’intervention militaire de la France qui incite Le
Monde et Le Figaro à citer les responsables français entre 1,5 et 3 fois plus que la
communauté internationale, le quotidien catholique continue de se référer au moins
autant aux personnalités religieuses qu’aux représentants de l’Etat français. Ce constat,
qui fait suite à d’autres allant dans le même sens, renforce l’hypothèse selon laquelle
l’appartenance catholique de ce quotidien pèse autant voire davantage que son
« appartenance nationale » sur son mode de traitement des événements. Toutefois,
même pour La Croix la catégorie des responsables français est la plus citée sur
l’ensemble de la période de la mi-juin à la mi-juillet. Durant cette période, les deux
autres quotidiens français se réfèrent cinq à dix fois plus aux responsables français qu’à
l’ONU, qui constitue la principale sous-catégorie de la communauté internationale.
Quant aux quotidiens Le Soir et La Libre Belgique, les responsables politiques et
les militaires belges constituent de loin leur première catégorie de référence durant le
mois d’avril. Ceux-ci sont alors cités 2 à 3 fois plus que la communauté internationale
dans son ensemble, et 2 à 5 fois plus que l’ONU. Il faut également souligner que parmi
ces représentants de la Belgique, près de la moitié sont des militaires, officiers ou
soldats, paras pour la plupart, et souvent collègues des dix casques bleus belges
assassinés au Rwanda. Ceci confirme que durant le mois d’avril, une grande partie des
articles publiés par les quotidiens belges à propos de la crise rwandaise concernaient en
réalité la mort de ces dix casques bleus, les polémiques qui s’ensuivirent ou les
cérémonies qui leur rendirent hommage.
Par ailleurs, nous avons relevé qu’à l’instar des quotidiens français, les
quotidiens belges ont eu comme catégorie de référence principale (ou sous-catégorie)
durant la période du 16 juin au 15 juillet les responsables français. Il faut cependant
ajouter que durant la première quinzaine de juillet, Le Soir se réfère presque autant au
FPR qu’aux représentants de l’hexagone, alors que le mouvement rebelle se montre
plutôt hostile à l’intervention française. De sorte que les arguments des opposants à
l’opération Turquoise sont sans doute au moins autant relayés que ceux qu’invoque le
gouvernement français pour justifier son intervention. Pourtant, le fait que durant cette
période d’un mois les responsables français soient les plus fréquemment cités demeure,
et montre que si le nombre total d’articles produits par les quotidiens belges n’a pas
augmenté du fait de l’opération Turquoise (contrairement à ce qui s’est produit pour
leurs confrères français), une partie sans doute importante de leurs articles fut consacrée
à commenter cette intervention.
Enfin, nous avions remarqué que sur l’ensemble de la période le FPR était cité
entre 2 et 4 fois plus que le gouvernement intérimaire. Cependant, pour l’ensemble des
quotidiens, ce rapport connaît une évolution importante entre avril et juillet.
Globalement, durant le mois d’avril, les références aux représentants du gouvernement
intérimaire, des FAR ou des milices, sont au moins aussi fréquentes que les références
aux représentants du FPR. Puis, à partir du mois de mai, le mouvement rebelle se trouve
davantage cité. Cela semble indiquer, comme nous en formulions précédemment
l’hypothèse, que le gouvernement intérimaire perd de sa légitimité à mesure que se
confirme sa responsabilité dans l’organisation des massacres, et qu’il se trouve dès lors
beaucoup moins cité. Par ailleurs, si cette tendance se retrouve dans chacun des cinq
quotidiens, il existe entre eux des différences notables.
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Durant le mois d’avril, Le Monde cite deux fois plus le gouvernement
intérimaire que le FPR. Au mois de mai, la tendance tend à s’inverser, mais le
gouvernement intérimaire est à nouveau davantage cité que le FPR durant la seconde
quinzaine de ce mois. Il faut donc attendre le mois de juin pour que le premier quotidien
français modifie la hiérarchie de ses références aux belligérants du conflit rwandais. Le
FPR est cité deux fois plus en juin, et même cinq fois plus en juillet. Le Monde est ainsi
le quotidien qui, proportionnellement, s’est le plus référé au gouvernement intérimaire
et qui a continué à le faire le plus longtemps, y compris durant la seconde quinzaine du
mois de mai où les massacres ont pour la première fois été qualifiés d’ « actes de
génocide » et de « crimes contre l’humanité » dans une résolution de la commission des
droits de l’homme de l’ONU7. Par comparaison Le Soir, s’il cite une fois et demie plus
le gouvernement intérimaire que le FPR au mois d’avril, se réfère sur le reste de la
période cinq fois plus au mouvement rebelle. La Libre Belgique et Le Figaro citent à
peu près autant les deux belligérants lors du premier mois de la crise, mais privilégient
ensuite très nettement les références au FPR. Quant à La Croix, il est le seul quotidien
qui se soit toujours davantage référé au mouvement rebelle qu’au gouvernement
intérimaire. Paradoxalement, c’est durant la période du 16 juin au 15 juillet que les
références au gouvernement intérimaire, alors en déroute, se font un peu plus
nombreuses que dans la période précédente. Cela s’explique probablement par le fait
qu’à cette période, un envoyé spécial du quotidien réalise plusieurs reportages depuis la
zone Turquoise contrôlée par l’armée française et vers laquelle ont fui une grande partie
des autorités rwandaises liées au gouvernement intérimaire. Autrement dit, il ne faut
sans doute pas interpréter ces chiffres comme la marque d’une légitimité plus grande
accordée aux représentants de ce gouvernement en fuite.
Du point de vue du rapport entre les références au mouvement rebelle et les
citations du gouvernement intérimaire, deux quotidiens se distinguent donc parmi les
cinq. D’une part, Le Monde apparaît comme celui qui continua le plus longtemps à se
référer au gouvernement intérimaire. Il s’agira par la suite de déterminer si ces
références sont, en général, accompagnées de commentaires marquant une distance
critique de la part des journalistes, ou si les représentants des autorités rwandaises
provisoires apparaissent comme des sources d’information aussi fiables que d’autres.
Les chiffres que nous venons de relever semblent en effet indiquer que jusqu'à la fin du
mois de mai, le gouvernement intérimaire reste considéré par le quotidien comme une
source d’information autant voire plus importante que le FPR. D’autre part, La Croix se
démarque des autres quotidiens en adoptant, dès le départ, un rapport aux belligérants
qui favorise les références au mouvement rebelle. Il semble que le quotidien catholique
accorde au FPR, dès le mois d’avril, une légitimité plus grande qu’aux représentants du
gouvernement « officiel ». Nous pouvons également rappeler que La Croix est le
quotidien français qui, des trois, a le moins cité les responsables politiques et militaires
de la France dont les rapports avec le mouvement rebelle furent pour le moins tendus.
Le FPR accusait en effet la France d’intervenir au Rwanda dans le seul but de protéger
ses anciens alliés, devenus les principaux responsables du génocide. La couverture
journalistique du génocide rwandais par Le Monde et La Croix fut probablement, au vu
de ces chiffres, nettement différente. De même que pour Le Monde vis-à-vis du
gouvernement intérimaire, il nous faudra mesurer si les références du quotidien
catholique au mouvement rebelle sont conçues comme une source d’information fiable
a priori ou si des réserves sont émises.
7
AFP, Reuter, Belga, 26 mai 1994, « Rwanda. L’ONU condamne le génocide et veut entamer une
enquête », in La Libre Belgique, p. 11.
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2-4- L’analyse de contenu des « points de vue » extérieurs publiés par les
quotidiens
L’étude des personnes et organismes cités par les différents quotidiens a permis
de formuler quelques hypothèses supplémentaires sur leur orientation globale et leurs
références privilégiées. Elle nous a également conduit à en confirmer d’autres, que nous
avions formulées dès l’analyse « de surface » du corpus. Toutefois les chiffres produits
par l’indicateur précédent, s’ils sont d’un certain point de vue significatifs, peuvent
également masquer une partie de la réalité dans la mesure où ils n’établissent pas de
différence suffisante entre la citation brève d’un protagoniste ou d’un observateur de la
crise, et le fait de lui accorder une interview entière ou la possibilité de s’exprimer dans
une tribune libre. C’est pourquoi nous allons, dans un second temps, nous intéresser
plus précisément aux différents « points de vue » publiés par les quotidiens. Recenser et
classer les auteurs de ces « points de vue » dans les différentes catégories mises en
œuvre dans la partie précédente permettra ainsi de comparer les résultats de ces deux
recensements, et de voir si les conclusions tirées des tableaux précédents se trouvent
confirmées voire amplifiées, ou s’il convient au contraire de les nuancer.
D’autre part, outre le recensement des « points de vue » publiés et leur
classement par catégorie d’auteurs, nous allons étudier le contenu de ces articles. Pour
chaque catégorie d’intervenants extérieurs au quotidien, nous tenterons de présenter
brièvement les analyses de la crise ou de l’histoire rwandaise qui furent développées par
ces auteurs et reproduites par le journal. Nous chercherons par exemple à mesurer si les
« points de vue » publiés par un organe de presse exposent des analyses plutôt
homogènes, ou si au contraire les opinions les plus diverses sont représentées. Enfin,
comme dans les étapes précédentes de l’analyse, nous tiendrons compte des dates de
publication de ces « points de vue », et nous essaierons de savoir si une évolution dans
le ton ou les prises de position défendues dans ces articles se manifeste au cours de la
période étudiée.
2-4-1- L’analyse des « points de vue » publiés par Le Monde
La liste des « points de vue » publiés
Dates
Auteur
1er au 15 15/04 : Bernard Taillefer, Professeur à l’université de
avril
Bujumbura de 1980 à 1984
16 au 30 27/04 : Jean-Fabrice Pietri , volontaire de l’AICF
avril 28/04 : Philippe Gaillard, délégué du CICR
29/04 : Anne et Olivier Ferry, volontaires dans une
ONG au Rwanda de 1987 à 1990
1er au 15 09/05 : Cornelio Sommaruga, président du CICR
mai
16 au 31 16/05 : V., employé rwandais de l’ambassade de
mai
France à Kigali
20/05 : Pierre Lainé, de l’association pour les amitiés
franco-rwandaises
26/05 : C. Dubrulle et Y. Kamely (AICF)
er
1 au 15 04/06 : 2 courriers de lecteurs
juin
11/06 : un courrier de lecteur
Catégorie
Spécialistes et int.
ONG
ONG
ONG
ONG
Autre
ONG
ONG
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
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15/06 : Tahar Ben Jelloun, écrivain
16 au 30 22/06 : Jean-Louis Machuron (PSF)
juin
23/06 : des députés de droite français
Spécialistes et int.
ONG
Responsable
français
27/06 : cardinal Lustiger
Religieux
30/06 : Rony Brauman (ancien président de MSF)
ONG
1er au 15 02/07 : Alain Juppé, ministre français des Affaires Responsable
juillet
étrangères
français
05/07 : François Léotard, ministre français de la Responsable
Défense
français
06/07 : B. Poirot-Delpech, de l’Académie française Spécialistes et int.
06/07 : Harlem Desir, Foddé Sylla, Claude Soussi ONG
(SOS Racisme)
07/07 : François Léotard
Responsable
français
08/07 : cardinal Etchegaray
Religieux
12/07 : appel d’intellectuels (P. Bruckner, A. Spécialistes et int.
Finkelkraut, F. Giroud, R. Goupil, A.
Glucksmann etc.)
14/07 : Appel de l’Odéon
Spécialistes et int.
La part de chaque catégorie dans les points de vue publiés
Parmi les 24 « points de vue » publiés par le premier quotidien français, la
majorité relative provient de dirigeants ou de membres de diverses ONG. Cette
catégorie regroupe en effet plus d’un tiers du total, ce qui est la proportion de loin la
plus importante des cinq quotidiens. De plus, parmi celles-ci figurent des ONG et des
associations variées telles que l’AICF, MSF, le CICR , PSF ou encore SOS Racisme.
Autrement dit, le quotidien ne semble pas privilégier une ONG en particulier, et si le
CICR est cité deux fois par exemple, cela s’explique probablement par le fait qu’il
s’agissait de la seule ONG présente au Rwanda pendant toute la durée du génocide.
La seconde catégorie, en termes d’effectifs, est celle des spécialistes de la région
et des intellectuels en général. Elle compte cinq articles, mais un seul parmi eux peut
être considéré comme émanant d’un « spécialiste » : celui de Bernard Taillefer, qui fut
Professeur d’Université au Burundi. En revanche aucun des spécialistes les plus connus
de la région des Grands Lacs, français ou belges notamment, ne figure parmi les
« points de vue » publiés. Cela peut sembler surprenant et constitue en tous cas une
particularité de ce quotidien parmi les cinq que nous étudions. Les quatre autres articles
de cette catégorie sont signés par un écrivain célèbre - Tahar Ben Jelloun - un membre
de l’Académie française - Bertrand Poirot-Delpech - et par un collectif d’intellectuels
français, écrivains, philosophes, cinéastes ou figures de la presse dont l’appel est
reproduit en tout ou partie dans deux articles différents.
Enfin, il est notable que quatre « points de vue » proviennent d’hommes
politiques français, dont trois de ministres en exercice (deux du ministre de la Défense
François Léotard, et un du ministre des Affaires étrangères Alain Juppé). Il semble plus
significatif encore que ces quatre articles aient été publiés dans la période du 23 juin au
15 juillet, soit lors du déploiement et des premières interventions de l’opération
Turquoise. Par comparaison le quotidien catholique La Croix n’a, comme nous le
verrons, publié aucun « point de vue » de ministre en exercice tandis que Le Figaro
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
n’en a publié qu’un, avant la mise en place de l’opération Turquoise. Cette place
importante (un tiers des « points de vue » dans la période du 15 juin au 15 juillet)
accordée aux hommes politiques français de la majorité au pouvoir semble aller dans le
même sens que d’autres éléments d’analyse déjà évoqués, et indiquer une forte
propension du quotidien à relayer les positions gouvernementales françaises durant cette
période. Le fait que Le Monde soit considéré comme le journal français de référence au
plan international explique aussi, probablement, que les responsables politiques français
aient cherché à s’y exprimer en priorité.
L’analyse du contenu des « points de vue » publiés
- Les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations
Les neuf « points de vue » qui émanent de membres ou de dirigeants d’ONG et
d’associations diverses publiés par Le Monde, ont en commun de décrire de manière
très crue la réalité des massacres et d’en dénoncer le caractère systématique et
programmé. Par ailleurs, ils s’avèrent pour la plupart très critiques vis-à-vis de la
communauté internationale en général et de l’ONU en particulier. Ils dénoncent, de
manière parfois virulente, la passivité des organisations internationales et des
gouvernements occidentaux ou africains, mais aussi le manque de réaction de l’opinion.
Ainsi le 27 avril Jean-Fabrice Pietri, un volontaire de l’AICF, écrit : «On tue les
tutsis, hommes, femmes, enfants, on brûle leur maison. Faut-il attendre de pouvoir
parler de génocide avant que ne s'émeuve l'opinion internationale ? Peut-être
considère-t-on les massacres ethniques comme faisant partie de l'ordre des choses au
Rwanda. Peut-être juge-t-on que l'on ne peut rien faire face à des haines séculaires
alimentées de génération en génération. Pourquoi les ethnies d'Afrique centrale
mériteraient-elles moins d'attention que celles d'Europe centrale ? Le poids des larmes
et le choc de l'horreur n'auraient-ils pas la même valeur marchande d'un continent à
l'autre ? ». Implicitement, J.-F. Pietri compare la situation en ex-Yougoslavie, où la
« purification ethnique » suscite l’indignation de l’opinion, et celle qui prévaut au
Rwanda. Ce faisant, il dénonce les représentations dominantes de l’Afrique dont nous
avons exposé le contenu et les conditions d’élaboration dans le premier chapitre. Selon
cette image récurrente, le continent africain serait accablé par de multiples fléaux, et les
crises qui s’y déroulent seraient imputables à une forme de fatalité. L’analyse de leurs
causes historiques et sociales s’en trouve ainsi bien souvent occultée. D’autres acteurs
humanitaires dénoncent ce fatalisme à propos de l’Afrique, qui sert d’alibi à l’inaction
des pays occidentaux. Il faut également souligner que J.-F. Pietri fut l’un des premiers,
après B. Taillefer le 15 avril, à employer le terme de « génocide » dans Le Monde, sans
affirmer toutefois que les massacres en cours pouvaient dès ce moment être qualifiés de
la sorte. Les premières utilisations du terme « génocide » par des journalistes du
quotidien ne sont intervenues que trois semaines plus tard.
Par ailleurs, l’intervention militaire de la France dans la crise rwandaise suscita
des divisions et des oppositions, notamment parmi les acteurs humanitaires. Ce clivage,
qui oppose partisans et adversaires de l’opération Turquoise, apparaît au sein du
quotidien à travers les articles de Jean-Louis Machuron, président de PSF, et de Rony
Brauman, ancien président de MSF. Le premier exprime, le 22 juin, une nette
opposition à l’intervention de l’armée française : « le président de pharmaciens sans
frontières, Jean-Louis Machuron, est contre l'intervention française au Rwanda. Il
rentre de Kigali. Et, revenant de Kigali, il se permet de mettre en garde contre une
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opération militaire sur un terrain où la neutralité est impossible : " Pas la France, ditil. Elle est trop impliquée dans ce conflit. Cela ne peut qu'envenimer les choses. Il fallait
intervenir avant, quand les troupes françaises étaient sur le terrain et voyaient que les
milices qu'elles avaient contribué à armer commençaient à tuer ». J.-L. Machuron met
ici en cause la politique du gouvernement français, qui soutint au cours des années 1990
le gouvernement d’Habyarimana dont le parti créa les milices Interahamwe
responsables du génocide.
Dans un article daté du 6 juillet, plusieurs dirigeants de l’organisation SOS
Racisme dénoncent de manière encore plus explicite le rôle de la France au Rwanda :
« Ainsi, depuis 1990 au moins, dans un Etat d'Afrique, les meurtriers de civils et
d'enfants sont restés impunis. La France a apporté son matériel et son savoir-faire pour
équiper et entraîner l'armée rwandaise. Que les casernes fussent aussi les lieux
d'entraînement et d'endoctrinement des milices n'était pas son problème. (...) Quelle
mission a accomplie le pays des droits de l'homme en sauvant en 1990, avec quelques
hélicoptères armés de roquettes, une dictature " génocidaire " ?»
Rony Brauman, dirigeant de MSF, ne conteste pas la part de responsabilité de la
France dans le génocide en cours ni le soutien politique et militaire qu’elle accorda
jusqu’au bout à un gouvernement dont la dérive criminelle était établie. Toutefois, il
considère que devant l’urgence de mettre fin aux massacres et dans la mesure où seule
la France se montre prête à intervenir, on ne peut s’opposer à son engagement :
« l'opprobre que mérite la France pour son aide au régime coupable du carnage est une
chose, et il faudra s'interroger sur les raisons du soutien appuyé que notre pays a
apporté à une dictature de cet acabit, lui qui est si prompt à rappeler son attachement
aux droits de l'homme et aux valeurs humanitaires. Mais l'urgence est aujourd'hui
ailleurs. Il faut arrêter cette machine de mort, même si c'est tard, même si c'est difficile.
Qui ne souhaiterait que cette décision soit celle de l'Onu et de l'Otan ? Qui ne
préférerait une intervention claire, non entachée de soupçons ou d'arrière-pensées ? Ce
ne sont pas les convois d'aide alimentaire et de médicaments, ce n'est pas l'aide
humanitaire, qui peuvent changer quoi que ce soit au programme d'extermination que
se sont fixé les extrémistes hutus ». Lorsque Rony Brauman écrit cet article le 30 juin, il
ne peut mesurer les conséquences de l’opération Turquoise dans l’accélération du
déplacement des populations hutu et l’abri accordé aux responsables du génocide dans
les camps de réfugiés. En effet, il faut rappeler que MSF finit par se retirer des camps de
réfugiés du Zaïre en dénonçant cette protection de fait accordée aux génocidaires. Mais
à la fin du mois de juin, ce représentant de MSF semble estimer que le plus urgent n’est
pas de dresser un acte d’accusation contre la France pour sa politique passée, mais
d’appuyer toute action militaire susceptible d’enrayer le génocide. Rony Brauman
défend ce qu’il considère comme une position pragmatique, sans taire pour autant ses
critiques à l’égard du soutien accordé par le gouvernement français au régime rwandais.
Il semble, au regard de ce rapide tour d’horizon des points de vue d’ONG
publiés par Le Monde, que ce quotidien ait ouvert ses colonnes à des responsables
défendant des opinions diverses, voire opposées. D’autre part, si les positions de ces
acteurs humanitaires ou associatifs diffèrent quant à l’opportunité de l’opération
Turquoise, elles se rejoignent dans la dénonciation de la part de responsabilité du
gouvernement français dans les événements dramatiques vécus par le Rwanda.
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- Les spécialistes de la région et les intellectuels en général
Seul un des cinq articles de cette catégorie peut être considéré comme rédigé par
un spécialiste de la région, Bernard Taillefer ayant été Professeur à l’Université de
Bujumbura de 1980 à 1984. Toutefois, son article paru le 15 avril soit une semaine
après le début des massacres, ne prétend pas apporter une analyse de l’histoire ancienne
du Rwanda ni même expliquer les ressorts de la crise des années 1990 à l’origine des
événements en cours. L’auteur cherche avant tout à alerter l’opinion sur l’extrême
gravité et l’ampleur des massacres qui se produisent et visent une population civile
innocente, ainsi que tous les partisans de la paix et de la démocratie. Il est d’ailleurs le
premier à employer le terme de « génocide » dans le quotidien, lorsqu’il écrit que
« stopper l’action à ce stade serait laisser se poursuivre un véritable génocide de tous
ceux qui ont voulu contribuer à la paix ». Et s’il évoque au détour d’une phrase les
accusations de partialité adressées par les belligérants à la Belgique d’une part et à la
France de l’autre, ce n’est pas pour faire l’analyse ni la critique du rôle joué par ces
deux pays. Il plaide au contraire en faveur de leur intervention commune, qui pourrait
s’avérer efficace justement en raison des attaques dont ces deux pays font l’objet,
chacun de la part d’un des belligérants : « il n'est pas l'heure d'expliquer le processus
historique qui a conduit au présent drame (...). La Minuar pourrait être inefficace
comme l'ont été d'autres forces des nations unies en d'autres lieux. A Kigali, on raconte
que l'armée française penche du côté du pouvoir en place tandis que l'armée belge
aurait des sympathies pour le front patriotique. Une intervention commune de la France
et de la Belgique serait une bonne occasion de retravailler à la mise en place d'accords
si possible durables, après avoir neutralisé les tueurs ».
Le célèbre écrivain Tahar Ben Jelloun signe quant à lui une tribune le 15 juin,
dans laquelle il replace le génocide en cours au Rwanda dans le contexte d’un XXe
siècle qui a déjà connu maintes fois la barbarie, y compris dans les pays les plus
développés d’Europe. Il dénonce ensuite la passivité et l’incompétence des différentes
organisations internationales : celles de l’ONU mais aussi de l’OUA, qui se réunit en
sommet à Tunis au moment où cet article paraît : « les fantômes de milliers d'enfants
coupés en tranches à coups de machette vont rôder autour du palais où la vénérable
organisation de l'unité africaine va se réunir pour " palabrer ". Certes l'Onu a échoué.
Elle en a l'habitude (Somalie, Bosnie, etc.). Comme a échoué la ligue arabe à arrêter la
guerre civile au Yémen, une guerre qui a déjà fait cinquante mille morts. A quoi servent
toutes ces organisations puisqu'elles n'arrivent ni à éteindre le feu ni à rendre la
justice ? ». Cet article pointe avant tout les responsabilités de la communauté
internationale et des organisations qui doivent la structurer, qu’elles soient plutôt
dominées par les pays occidentaux, comme l’ONU, où qu’elles regroupent des pays
économiquement dominés et autrefois colonisés, comme l’OUA.
L’académicien Bertrand Poirot-Delpech décrit quant à lui, dans un article daté
du 6 juin, la montée de la « haine » et de la « violence » dans la société ainsi que le
recul des valeurs humanistes. Sa tribune, parue le jour même de la célébration du
cinquantenaire du débarquement allié en Normandie, est significativement intitulée
« Plus jamais ça ! ». L’écrivain oppose le fameux slogan, répété le même jour dans
nombre de cimetières de la seconde guerre mondiale, à la réalité de la guerre en Bosnie
et du génocide en cours au Rwanda contre lequel aucun pays occidental n’accepte de
s’engager. Plutôt qu’un progrès d’une humanité qui aurait « tiré les leçons du passé », il
lui semble que l’on assiste à une « régression ». En effet, « il y a cinquante ans, les
Alliés risquaient leur vie pour arrêter une barbarie surarmée et dont ils ignoraient
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encore les pires méfaits. Hier, dans le Golfe persique, l’Occident mobilisait ses derniers
gadgets contre une atteinte à des biens plus qu’à des personnes. Aujourd’hui, alors que
deux génocides sont dûment reconnus, les nations les plus fortes et les plus civilisées du
globe restent l’arme au pied ».
En cette période de commémoration de la chute du régime nazi, les
rapprochements entre l’Holocauste et le génocide rwandais furent nombreux dans les
différents quotidiens. La référence aux moyens humains et matériels déployés dans le
Golfe trois ans plus tôt revint également à plusieurs reprises, essentiellement d’ailleurs
dans les quotidiens belges comme nous le verrons. Mais dans cet article, paru dix jours
avant l’annonce officielle de l’opération Turquoise, B. Poirot-Delpech s’insurge déjà
contre les critiques adressées à la France et les réticences manifestées à l’encontre de
son éventuelle intervention. Il dénonce ainsi les nations occidentales qui « vont jusqu’à
reprocher au seul Etat cohérent avec son idéal des droits de l’homme, la France, de
n’être pas « le mieux placé » pour intervenir, aucun intellectuel des pays supposés
« mieux placés » ne proposant que ceux-ci se substituent à nous. Assiste-t-on à un
festival de mauvaise foi, vieil alibi de la mauvaise conscience (...) ? ». Il semble hors de
doute, pour l’écrivain, que la seule motivation française pour intervenir au Rwanda soit
la défense de son idéal des « droits de l’homme ». Ce point de vue fut largement
contesté, y compris par une partie des journalistes dans plusieurs quotidiens.
Enfin, deux articles sont publiés vers la mi-juillet pour rendre compte d’un appel
signé par de nombreux intellectuels français célèbres, dont la plupart sont connus du
grand public pour être souvent présents dans les médias. De nouveau, cet appel dénonce
la passivité générale devant un génocide en estimant qu’il est du devoir des intellectuels
de pallier la défaillance des organisations internationales et des responsables politiques.
Cet appel contient également des critiques vis-à-vis de la politique française des années
1990, mais ne remet pas en cause l’opération Turquoise qui semble seule répondre à
l’exigence d’intervention face à un génocide : « sur le génocide au Rwanda, le Cri
entend que toute la lumière soit faite sur les responsabilités françaises, tant politiques
que militaires. Il recommande que soit formée une commission d'enquête susceptible de
se rendre sur place dans les délais les plus brefs. Il attend des autorités françaises,
comme de toutes les forces internationales présentes sur le terrain, qu'elles mettent tout
en oeuvre pour arrêter, immédiatement, les responsables du génocide - et ce, afin de les
déférer devant un tribunal international ». Cet appel apparaît, en dépit de sa dimension
critique, comme justifiant dans une certaine mesure l’intervention de la France.
D’autant plus qu’il n’intervient qu’à la mi-juillet, alors que le génocide a débuté depuis
plus de trois mois et se trouve déjà largement accompli. A titre de comparaison, on peut
remarquer qu’une semaine après le début des massacres Bernard Taillefer formulait déjà
un tel appel à intervenir, sachant que le retrait des militaires occidentaux équivalait à
livrer à la mort une partie de la population. Durant les mois de juin et juillet, où furent
publiés quatre des cinq articles dus à des intellectuels, on trouve ainsi dans Le Monde
quatre « points de vue » favorables à l’intervention française, quelles que soient les
critiques éventuelles sur la politique passée du pays au Rwanda. Le cinquième article,
quant à lui, n’aborde pas cette question et n’offre par conséquent pas de point de vue
contradictoire.
Ces cinq articles publiés par des intellectuels ou spécialistes de la région
s’apparentent donc essentiellement à des appels à agir pour mettre fin au génocide. Ils
constituent également une dénonciation, parfois virulente, de la passivité de la
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« communauté internationale », des Etats comme des organisations telles que l’ONU ou
l’OUA. Mais aucun de ces articles n’a pour objectif d’analyser les causes historiques,
sociales et politiques de la crise rwandaise. Leurs auteurs, y compris lorsqu’ils évoquent
les critiques adressées à la France pour sa politique au Rwanda, ne livrent pas leur
propre analyse des motivations et des modalités de cette politique. L’urgence de porter
secours aux survivants semble primer sur tout questionnement plus élaboré. De sorte
que, la tribune de B. Poirot-Delpech et l’appel des intellectuels en particulier, semblent
apporter une légitimité à l’intervention militaire de la France d’autant plus grande
qu’elle n’est pas exempte de critiques.
- Les hommes politiques français :
Dans la période du 23 juin au 15 juillet, quatre articles qui relatent des prises de
position d’hommes politiques français appartenant à la majorité gouvernementale sont
publiés. Parmi eux, trois émanent de deux ministres en exercice. Il s’agit de François
Léotard et d’Alain Juppé, respectivement ministres de la Défense et des Affaires
étrangères, qui se trouvent de par leurs fonctions les plus engagés du gouvernement
dans le lancement de l’opération Turquoise. Les tribunes publiées par ces deux
ministres consistent en un plaidoyer en faveur de l’intervention française, ainsi qu’en
une réfutation des arguments de ses détracteurs.
Dans sa tribune du 2 juillet, Alain Juppé s’emploie à justifier l’intervention
« militaro-humanitaire » de la France et conteste vigoureusement l’existence de toute
motivation autre que strictement humanitaire voire humaniste dans l’origine de cet
engagement. Selon lui, « la France a choisi d'agir dans la transparence et dans un
cadre bien défini : celui d'une opération autorisée par les nation unies, neutre
politiquement et militairement, limitée dans l'espace et dans le temps et mue par le seul
objectif de sauver des vies et d'arrêter les massacres. C'est à la clarté de ses objectifs et
de son action que la France doit aujourd'hui d'opérer dans la confiance et d'obtenir des
premiers résultats encourageants ». Le ministre réfute ainsi implicitement les
allégations de ceux qui voient dans l’intervention française, une ultime tentative pour
venir en aide au pouvoir du gouvernement intérimaire en déroute.
François Léotard quant à lui, plaide le 5 juillet pour une « force d’action
africaine ». Le ministre de la Défense explique à son tour que si la France est
intervenue, c’est uniquement pour mettre fin aux massacres et dans un but humanitaire
alors que personne d’autre, et en particulier aucun pays africain, ne se trouvait en
mesure d’agir. Le ministre affirme regretter cette « défaillance » de l’Afrique et
proclame la volonté de la France d’aider le continent à constituer sa propre force
d’intervention : « pourquoi ne pas dire que nous éprouvons comme le sentiment d'un
échec devant la faible participation africaine à la solution de la crise rwandaise ? ».
Les députés de droite, dont les réactions à la mise en œuvre de Turquoise sont
relatées le 23 juin, oscillent quant à eux entre le soutien sans réserve et les doutes émis
sur l’opportunité d’intervenir presque seuls. Mais sur le fond, aucune critique n’est
formulée à l’égard du rôle passé de la France.
Durant toute cette période de la mise en place et des premières interventions de
Turquoise, le point de vue du gouvernement français est ainsi abondamment relayé par
le quotidien au travers des tribunes accordées aux membres du gouvernement et de la
majorité, dont on ne trouve pas d’équivalent dans La Croix ni même Le Figaro pourtant
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
connu pour être proche de la droite parlementaire, mais également au travers de la
relation des déclarations du cardinal Lustiger qui affirme que « c’est l’honneur de la
France de tenter quelque chose », ou encore des intellectuels que nous avons évoqués.
Deux points de vue nettement critiques, ceux de J.-L. Machuron et de SOS racisme,
sont cependant publiés au cours de la même période. Mais globalement, les points de
vue favorables à l’intervention française, même s’ils ne sont pas toujours exempts de
critiques, dominent assez nettement.
- Le courrier des lecteurs :
Enfin, il faut également nous intéresser au courrier des lecteurs de ce quotidien,
même s’il est peu abondant. Les trois courriers de lecteurs du Monde dénoncent de
manière virulente les responsabilités du colonialisme dans l’exacerbation des tensions
ethniques au Rwanda, mais aussi l’inaction et l’hypocrisie de la communauté
internationale face au génocide. Le 15 avril, M. de Barrin pose une question qui
ressemble davantage à une affirmation : « s’agissant notamment de l’Afrique, les
anciennes puissances coloniales n’ont-elles pas trop joué des rivalités ethniques pour se
présenter maintenant en redresseur de torts ? ». Puis, il ajoute, mettant sérieusement en
doute la nature « humanitaire » des interventions de ces mêmes pays : « intervenir sur
la pointe des pieds lorsque leur intérêt bien compris et leur mauvaise conscience le
commande vraiment : telle paraît être aujourd’hui la ligne de conduite - pour ne pas
dire la ligne de défense - des pays occidentaux ».
T. Renoult, un étudiant, abonde dans le même sens lorsqu’il reproche aux
médias de ne pas expliquer le contexte historique qui a mené au génocide rwandais. Car
si les médias s’efforçaient de le faire, affirme-t-il, le public « [cesserait] de soupirer
‘Quels barbares’, pour crier haut et fort son dégoût du colonialisme ». A la lumière des
remarques formulées précédemment, le reproche de ce lecteur aux médias semble
justifié. En effet, aucun spécialiste de la région ne fut invité à publier un article
« historique » dans le quotidien, qui aurait permis de comprendre l’origine du clivage
ethnique au Rwanda ou les ressorts politiques et sociaux de la crise. Or, nous verrons
que cette lacune ne fut guère comblée par les articles de fond signés par les journalistes
du quotidien, qui abordèrent rarement ces sujets autrement que de manière allusive. En
cela, Le Monde ne fit d’ailleurs pas figure d’exception.
Le même jour que le lecteur précédent, le 4 juin, l’avocat Y. Laurain dénonce le
décalage entre le succès de l’opération d’évacuation des ressortissants étrangers du
Rwanda et l’impuissance à s’interposer face aux massacres. Car conclut-il, « cela donne
par trop le sentiment que la vie d’un africain ne mérite pas une protection de même
nature ».
Les trois lecteurs du Monde dont le courrier fut publié dénoncent les
représentations qui assimilent le conflit rwandais et le génocide à la résurgence
d’oppositions ancestrales entre ethnies. Pour ces lecteurs, il semble hors de doute que
les causes essentielles du génocide soient à rechercher dans la politique coloniale qui
instrumentalisa et politisa les divisions ethniques. Sur ce plan, il faut d’ailleurs
remarquer qu’aucun des « points de vue » publiés par Le Monde ne défend l’idée selon
laquelle les racines du conflit Hutu/Tutsi remonteraient à plusieurs siècles, ou qu’il
s’agirait d’un conflit « atavique ». Cette idée se trouve parfois défendue dans d’autres
quotidiens. Dans Le Monde, même si aucun de ces articles ne procède à une analyse
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
détaillée des causes historiques du génocide, lorsque celles-ci sont évoquées la
responsabilité des puissances coloniales se trouve en général mise en cause.
2-4-2- L’analyse des « points de vue » publiés par Le Figaro
La liste des « points de vue » publiés
Dates
Auteur
er
1 au 13/04 : Jean-François Deniau, de l’Académie
15 avril Française
14/04 : un courrier de lecteur
15/04 : un courrier de lecteur
16 au 22/04 : un courrier de lecteur
30 avril
1er au
15 mai
16 au 23/05 : un courrier de lecteur
31 mai 27/05 : un courrier de lecteur
1er au 01/06 : Jean d’Ormessson, de l’Académie Française
15 juin 03/06 : Michel Roussin, ministre français de la
Coopération
10/06 : Malcolm Frazer (CARE)
13/06 : Bernard Lugan, Professeur à l’Université du
Rwanda de 1972 à 1983
15/06 : un courrier de lecteur
16 au 17/06 : Jean Carbonare, membre de la FIDH
30 juin 17/06 : Général Paul Kagame, chef militaire du FPR
21/06 : Jeannou Lacaze, Général d’armée
21/06 : Baudouin de La Mairieu, ancien conseiller aux
affaires étrangères du Rwanda (1961-1977)
21/06 : 3 courriers des lecteurs
22/06 : un courrier de lecteur
24/06 : Jean-Louis Dufour, historien
24/06 : un courrier de lecteur
25/06 : Gotthard Rosner, supérieur général des
missionnaires d’Afrique
30/06 : un courrier de lecteur
er
1 au 06/07 : Maurice Druon, de l’Académie Française
15
08/07 : Michel Jobert, ancien ministre français
juillet 09/07 : un courrier de lecteur
12/07 : Henri Konan Bédié, Président de la Côte
d’Ivoire
12/07 : un courrier de lecteur
15/07 : Philippe Biberson, président de MSF
15/07 : un courrier de lecteur
Catégorie
Spécialistes et int.
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
Spécialistes et int.
Responsable français
ONG
Spécialistes et int.
Courrier des lecteurs
ONG
FPR
Militaire français
Autres
Courrier des lecteurs
Courrier des lecteurs
Spécialistes et int.
Courrier des lecteurs
Religieux
Courrier des lecteurs
Spécialistes et int.
Responsable français
Courrier des lecteurs
Communauté inter.
Courrier des lecteurs
ONG
Courrier des lecteurs
La part de chaque catégorie dans les points de vue publiés
Le Figaro a publié, sur l’ensemble de la période, 30 « points de vue » extérieurs
dont la moitié sont des courriers de lecteurs. Des trois quotidiens français, il est donc
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
celui qui accorda le plus de place au courrier de ses lecteurs sur les événements
rwandais.
Outre ce courrier des lecteurs, qu’il sera intéressant d’étudier d’autant plus qu’il
est relativement abondant, la catégorie d’intervenants extérieurs la plus représentée est
celle des « spécialistes et intellectuels », avec cinq articles. Parmi eux, il est notable que
figurent trois membres célèbres de l’Académie Française, des écrivains de renom qui
accordent de temps à autre des tribunes à ce quotidien. Les deux autres sont des
universitaires, davantage spécialisés dans l’histoire de l’Afrique ou dans l’analyse des
conflits de manière générale. L’un d’entre eux, l’ancien Professeur à l’Université du
Rwanda Bernard Lugan, compte parmi les auteurs dont nous avons étudié les analyses
de l’histoire rwandaise dans un chapitre précédent. Rappelons que cet universitaire
persiste à défendre les thèses historiques, largement contestées par les spécialistes
actuels, qui prévalaient durant la période coloniale. Nous verrons par la suite dans
quelle mesure cette analyse de l’histoire rwandaise s’accorde ou non avec les
représentations de certains journalistes du quotidien.
D’autre part, à l’inverse du quotidien Le Monde qui accordait une place
importante aux membres d’ONG, seuls trois d’entre eux interviennent dans les colonnes
du Figaro. Il s’agit du président de MSF, d’un représentant de la FIDH et du dirigeant
d’une organisation humanitaire américaine dénommée CARE. Enfin, notons que l’un
des envoyés spéciaux du quotidien, Renaud Girard, a pu obtenir et publier le 17 juin une
interview du chef militaire du FPR, le général Paul Kagame, en dépit des relations
tendues entre le mouvement rebelle et les autorités françaises.
L’analyse du contenu des « points de vue » publiés
- Les spécialistes et intellectuels :
Parmi les cinq « points de vue » de cette catégorie publiés par Le Figaro, trois
furent rédigés par des membres de l’Académie française, qui sont des écrivains célèbres
mais qui ne peuvent être considérés comme des spécialistes de l’Afrique. D’ailleurs, ces
intellectuels ne prétendent pas procéder, dans leurs articles, à une analyse de l’histoire
du Rwanda et des ressorts sociaux et politiques de la crise. Il s’agit plutôt d’articles qui
constatent l’impuissance de divers organismes internationaux à empêcher le génocide
commis au Rwanda, et parfois de propositions de réforme de ces institutions.
Le premier de ces articles, d’un point de vue chronologique, est publié par JeanFrançois Deniau le 13 avril. Le titre de sa tribune, « L’hypocrisie institutionnalisée »,
illustre la virulence de la charge portée dans le corps de l’article contre les nations unies
et ses principaux membres. L’auteur rappelle les circonstances de la création des nations
unies, lorsque le monde se trouvait divisé en deux blocs antagonistes. Selon lui, l’ONU
reposait sur un « équilibre de la terreur » entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, où
il était tacitement admis que les massacres commis à l’encontre de son propre peuple
par un Etat ne concernaient pas la communauté internationale. Or, malgré la fin de la
guerre froide, J.-F. Deniau estime que l’ONU a conservé cette attitude passive de
spectatrice du massacre des peuples que ce soit en Bosnie, au Rwanda ou en Somalie.
Selon lui, « il faut une réforme de l'intervention des Nations unies fondée sur des
devoirs simples qui consistent à ne pas attendre que la catastrophe ait déjà eu lieu, à ne
pas mettre sur le même plan les assassins et les assassinés, à dire ce qu’on croit et faire
ce qu'on dit avec les moyens adéquats. Autrement dit : prévenir, choisir, agir». A
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propos Rwanda, il dénonce la passivité des casques bleus, entravés par un mandat qui
ne leur autorise que la légitime défense. Cette critique de l’impuissance de l’ONU
s’exprime de manière récurrente au début de la crise et lors du retrait de la majorité de
la MINUAR comme au moment de l’intervention française dans les différents
quotidiens.
Le 1er juin, Jean d’Ormesson signe une tribune dans laquelle il dépeint la
situation internationale, et notamment la guerre en Bosnie et les massacres au Rwanda.
Il y compare ces derniers à l’extermination des juifs par les nazis lors de la seconde
guerre mondiale, dans la mesure où il s’agit là aussi de la tentative d’éradiquer tout un
peuple. Les massacres de civils au Rwanda apparaissent ainsi clairement comme un
génocide, où des individus sont tués uniquement en raison de leurs origines et de façon
systématique et organisée. Cette analyse s’oppose sans ambiguïté aux tentatives de
justification du gouvernement intérimaire rwandais, qui prétend expliquer les massacres
par la traque des combattants rebelles infiltrés et par l’autodéfense de la population.
L’auteur écrit : « c'est le massacre le plus proche de la Shoah. On ne tue pas pour un
territoire, on ne tue pas pour des idées, on ne tue pas pour des actions : on tue parce
que ce sont les autres et qu'ils sont nés du mauvais côté ». Par ailleurs, le fait de
comparer le génocide en cours à la Shoah, considérée comme le « crime absolu » et
perpétrée au cœur de l’Europe industrielle, semble contredire le point de vue de ceux
qui voient dans le génocide rwandais un massacre de plus dans une Afrique
régulièrement en proie à la barbarie.
Quant à Maurice Druon, il signe le 6 juillet un article qui dénonce la passivité de
l’organisation de la francophonie à l’égard de massacres se déroulant dans un pays
francophone. Au passage, il se félicite que la France ait, à l’inverse, réagi en intervenant
directement au Rwanda : « devant les images et les récits de ce drame, la planète
entière semble pétrifiée hormis la France, pour son honneur. (...) Depuis qu'a éclaté la
tragédie rwandaise, qu'ont dit, hormis la France, les quarante-six autres pays, dont la
majorité, d'ailleurs, est africaine ? Rien ». Maurice Druon plaide en conséquence pour
une réforme de l’organisation de la francophonie et en faveur de la création à sa tête
d’un « comité des sages » chargé d’offrir sa médiation avant que de tels drames ne se
produisent.
L’implication de la France dans la guerre civile rwandaise aux côtés du pouvoir
en place, à partir de 1990, fut interprétée par plusieurs spécialistes comme motivée par
la volonté de défendre la francophonie, qui se serait trouvée menacée par l’invasion du
FPR anglophone. Dans le cadre d’une telle analyse, les propositions de Maurice Druon
qui visent à rendre plus efficace et active l’organisation des pays francophones peuvent
sembler inspirées par la crainte de voir le « rayonnement » et l’influence de la France
décroître dans cette région d’Afrique. L’hommage rendu à l’intervention militaire
française semble aller dans le même sens, d’autant qu’il n’est pas accompagné de la
moindre réserve à l’égard des motivations de l’opération Turquoise ou de la politique
passée de la France. La seule « analyse » que propose cet article des causes de la crise
rwandaise consiste à affirmer que le génocide serait une des manifestations de l’activité
du « diable » sur la planète : « le diable, en notre fin de siècle s'ébat en liberté sur la
terre, se livrant à ses oeuvres aux lieux les plus inattendus. Nous avons appris à prévoir
le déplacement des cyclones, mais non pas les déplacements du Malin, de l'Esprit du
Mal ». Que l’on considère de telles assertions comme une métaphore ou qu’elles soient
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prises au premier degré, elles font apparaître le génocide rwandais comme une sorte de
fatalité pour laquelle on ne saurait désigner de responsabilités précises.
De façon générale, aucun de ces trois articles ne cherche à analyser les
responsabilités diverses ni le contexte qui ont conduit au génocide. L’impuissance
internationale à s’opposer à son exécution est dénoncée, et les massacres commis
clairement identifiés comme un génocide, au moins dans l’article de Jean-François
Deniau. Nous allons à présent nous intéresser aux articles écrits par des universitaires,
spécialistes de l’Afrique et des conflits armés. Nous verrons s’ils proposent une analyse
de la genèse du génocide, et de quel type d’interprétation il s’agit.
Les deux articles d’universitaires publiés dans Le Figaro sont datés du mois de
juin, et l’un d’eux aborde l’intervention française au Rwanda. L’article publié par le
Professeur Bernard Lugan le 13 juin traite quant à lui de l’histoire du Rwanda depuis la
fin de l’ère coloniale, mais évoque également ce qu’il considère comme les « origines »
du conflit Hutu/Tutsi. Dans cet article, l’universitaire affirme qu’il s’agit d’un conflit
séculaire, de nature « raciale », et dans l’origine duquel la colonisation ne porterait pas
la moindre responsabilité : « cas d'école que le Rwanda ! Les Tutsis (20 % de la
population) et les Hutus (80%) forment une seule et même nation, parlent la même
langue, partagent le même système de valeurs et pourtant, depuis la nuit des temps, ils
se massacrent. Leur opposition est moins ethnique que raciale. (...) La colonisation
n'est donc pour rien dans ce clivage historique ». Nous avons déjà fait la critique de ce
type d’ « analyse » dans le chapitre consacré aux interprétations de l’histoire rwandaise.
Nous avons vu que les thèses défendues par Bernard Lugan ne pouvaient être
considérées comme valables scientifiquement, que les rapports entre Hutu et Tutsi ne
furent pas toujours marqués par la domination des seconds sur les premiers et que le
clivage était bien plus de nature sociale qu’ethnique ou « raciale », ce dernier terme
n’ayant d’ailleurs aucune validité scientifique lorsqu’il s’agit de groupes humains.
D’autre part, B. Lugan s’oppose à l’analyse selon laquelle la colonisation aurait joué un
rôle essentiel dans l’exacerbation et la politisation du clivage Hutu/Tutsi au Rwanda.
Nous verrons par la suite que cette opinion, défendue dans le seul article historique d’un
universitaire spécialisé publié par le quotidien, se trouve partagée par plusieurs
journalistes du Figaro.
L’article de B. Lugan constitue par ailleurs une mise en cause virulente de la
politique menée par la France au Rwanda depuis les années 1980. Selon lui, « la France
socialiste porte une lourde responsabilité politique dans les massacres qui
ensanglantent ce malheureux pays ». Cette part de responsabilité du gouvernement
français dans le génocide, si elle est considérée comme plus ou moins grande selon les
auteurs, n’est que rarement contestée. L’élément qui semble plus significatif dans
l’analyse de B. Lugan réside dans la précision qu’il apporte en désignant comme
responsable non pas l’ensemble des gouvernements français, de droite ou de gauche,
depuis le début des années 1980, mais la seule « France socialiste ». Selon lui, le
soutien des socialistes au régime d’Habyarimana s’expliquerait par des choix
idéologiques. Il affirme ainsi : « les premiers républicains du Rwanda ne pouvaient
donc que s'attirer les faveurs des héritiers des Conventionnels français ». Cette analyse
semble pourtant critiquable, dans la mesure où le soutien du gouvernement français au
régime d’Habyarimana ne cessa pas avec l’arrivée à Matignon d’hommes de droite
comme Jacques Chirac en 1986 ou Edouard Balladur en 1993.
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Quant à l’historien Jean-Louis Dufour, il signe le 24 juin une tribune dans
laquelle il se prononce en faveur d’une « force d’interposition africaine ». Ce plaidoyer
n’est pas sans rappeler la tribune de François Léotard, publiée dans Le Monde à la
même période et que nous avons brièvement commentée. Il existe cependant une
différence entre ces deux articles, qui tient essentiellement aux motifs invoqués pour
aider à la création d’une telle force. Tandis que le ministre de la Défense affirmait
vouloir renforcer l’indépendance des pays africains, qu’il s’agirait d’aider à résoudre
eux-mêmes leurs propres conflits, Jean-Louis Dufour expose une argumentation plus
crue. Une force d’interposition africaine « parrainée » par la France permettrait à celleci d’intervenir dans sa sphère d’influence de manière plus discrète, mais également
moins coûteuse : « Il ne serait donc pas inutile que la France allât chercher, en Afrique
ou ailleurs, des forces armées qu'elle équiperait et entraînerait et qui s'en iraient sous
son contrôle, discret mais direct, remplir des missions de maintien de l'ordre
international. (...) De la même manière que des industriels trouvent parfois avantage à
employer des personnels étrangers moins exigeants en matière salariale que des
nationaux, de même la France peut être tentée d'envoyer se battre à sa place, dans des
conflits mineurs, des soldats d'un tiers monde démuni, où les hommes manquent
infiniment moins que l'argent ».
Il est remarquable que, dans cet article, l’auteur n’hésite pas à exposer sans fard
l’intérêt politique et financier que représenterait pour la France la création d’une telle
force africaine. Ni les « grands » principes ni les arguments humanitaires ne sont
mobilisés dans cette analyse qui se veut avant tout pragmatique ou, selon les termes
consacrés en matière de politique internationale, « réaliste ». Ce raisonnement se situe
uniquement du point de vue des intérêts français, sans même que ceux des pays
africains soient évoqués. L’auteur semble également ne tenir compte que des intérêts
stratégiques de la France lorsqu’il évoque des « conflits mineurs » voire des « feux de
brousse » à propos du génocide au Rwanda par exemple. Tandis que les « points de
vue » publiés par Le Monde dénonçaient en général le rôle de la colonisation dans les
crises subies par le Rwanda, nous avons vu que Bernard Lugan exonérait celle-ci de
toute responsabilité. L’article de Jean-Louis Dufour témoigne quant à lui du fait qu’il
est possible d’exposer, dans Le Figaro, les raisons stratégiques et politiques des choix
éventuels de la France de manière directe, y compris lorsqu’il s’agit d’intervenir dans
l’évolution d’un pays « souverain ». Cela différencie Le Figaro de son confrère dans
lequel même les auteurs de « points de vue » qui justifient l’opération Turquoise,
d’ailleurs assez nombreux, se défendent de l’accusation d’agir pour des motifs autres
que strictement humanitaires.
- Les ONG et les associations :
Les trois articles publiés par des responsables d’ONG se caractérisent par un ton
extrêmement critique à l’égard de l’ONU, de la communauté internationale en général
et de la France en particulier. Le 10 juin, le responsable de l’organisation américaine
CARE, Malcolm Frazer, dénonce le retrait précipité des casques bleus au début de la
crise. Selon lui, « c'était la dernière chose à faire. Ce retrait a été interprété comme un
feu vert aux massacres ». D’autre part, il caractérise le génocide comme « une
entreprise politique » qui ne peut en aucun cas être assimilée à une explosion de haine
spontanée. Enfin, il incrimine la politique coloniale, responsable selon lui d’avoir
suscité les haines en s’appuyant sur une minorité pour garantir son pouvoir : « ces
massacres sont en partie le résultat de l'héritage colonial, qui a laissé le pays à
l'oppression d'une minorité. C'est la politique tribale de l'Occident qui a semé les
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germes de la discorde ». Cette analyse s’oppose totalement à celle de Bernard Lugan,
pour qui la colonisation ne pouvait être rendue responsables des haines « séculaires »
entre Hutu et Tutsi.
Jean Carbonare, présenté comme un « expert de l’Afrique » et coauteur en 1993
d’un rapport de la FIDH sur les escadrons de la mort au Rwanda, met en cause la
politique française de manière virulente. Pour cet auteur, les multiples exactions et
assassinats perpétrés de 1990 à 1993 par des escadrons de la mort liés au pouvoir en
place auraient au moins dû conduire Paris à cesser son soutien au président
Habyarimana. Or, affirme-t-il le 17 juin, « l'armée française a formé et entraîné pour
partie les responsables des massacres. Tous ces gens-là savaient, comme nos
ambassadeurs, que des opérations de liquidation systématique des opposants étaient
planifiées ». Par conséquent, bien qu’il ne se montre pas totalement hostile à l’opération
Turquoise dont les motifs lui semblent louables, Jean Carbonare estime que « la France
devrait aujourd'hui adopter un profil bas et se méfier de toute ingérence militaire,
même animée de bons sentiments ». Enfin, l’auteur désigne sans ambiguïté les
responsables des massacres, et se refuse à placer sur le même plan les crimes commis
par les rebelles du FPR et le génocide organisé et exécuté par le gouvernement
intérimaire et ses milices : « du côté du FPR, un certain nombre de crimes de guerre ont
été commis. Mais dans l'autre camp, celui du gouvernement rwandais, de l 'armée et
des milices, il est évident qu'il s'agit d'un génocide ». Par cette affirmation, l’auteur
conteste implicitement le refus de la France de dénoncer le gouvernement intérimaire
comme seul responsable du génocide ainsi que son attitude hostile à l’égard du FPR.
Quant à l’article du président de MSF Philippe Biberson, publié le 15 juillet, il
constitue une critique acerbe des conséquences de l’opération Turquoise. Il dénonce
surtout le « piège humanitaire » créé par la zone humanitaire sûre mise en place par les
militaires français. Selon Philippe Biberson, l’existence de cette zone constitue la
première cause des déplacements de population, qui justifient a posteriori la politique
française et son appel au soutien des organisations humanitaires : « l'opération
« humanitaire » « Turquoise », débouchant sur un désastre humanitaire, on organise à
grands renforts de médias l'appel aux ONG ! ». Ces critiques semblent avoir d’autant
plus de poids qu’elles émanent d’une organisation qui avait réclamé une intervention
militaire au Rwanda, et soutenu l’initiative française en dépit des critiques qu’elle
formulait à l’égard de la politique passée de la France. Nous avons pu voir une
illustration de cette position avec l’article de Rony Brauman, publié dans Le Monde
avant la création de la zone humanitaire sûre et ses conséquences catastrophiques en
matière de déplacement de populations. D’autre part, Philippe Biberson dénonce la
« lâcheté » de l’ONU et de la France qui refusent d’identifier les responsables du
génocide : « la neutralité et l'impartialité devant un génocide constituent une attitude
honteuse qui nie la réalité du crime et trompe l'opinion publique sur les intentions
affichées ».
Ces trois articles, rédigés par des représentants d’ONG, semblent ainsi constituer
les points de vue les plus critiques parmi ceux qui furent publiés par Le Figaro. Ils
mettent en effet en cause la politique de l’ONU comme celle de la France, et désignent
la politique coloniale comme la source historique des affrontements entre Hutu et Tutsi.
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- Les responsables et les militaires français :
Dans une tribune publiée le 3 juin, le ministre de la Coopération Michel Roussin
s’emploie à réfuter les accusations et les suspicions qui pèsent sur la politique française
au Rwanda. Son article, intitulé « La France et le Rwanda : pour en finir avec les faux
procès », rappelle que la coopération française avec le Rwanda se traduisait avant tout
par une aide au développement économique et social. Selon lui la France étant, avec la
Belgique, le partenaire principal du Rwanda, il était normal qu’elle joue un rôle dans
« l’évolution » du pays à partir de 1990. Sur la guerre commencée en 1990, Michel
Roussin se contente d’évoquer l’attaque du FPR en octobre, puis le rôle de la France
dans les négociations d’Arusha et les accords de paix qui débouchèrent en 1993 sur une
démocratisation « sans précédent ». L’assassinat du président Habyarimana le 6 avril
1994 aurait brutalement mis fin à ce processus de réconciliation et d’ouverture.
Ce très rapide résumé de la crise par Michel Roussin omet de rappeler
l’engagement militaire de la France aux côtés du gouvernement rwandais, et l’aide
apportée dans la formation d’une armée dont les effectifs s’accrurent démesurément en
quelques années. Ces faits semblent pourtant avérés, et sont rapportés par l’ensemble
des spécialistes de la région quelles que soient par ailleurs leurs divergences
d’interprétation de la crise rwandaise. Tandis que de nombreux témoins, spécialistes ou
intervenants humanitaires affirment que l’infrastructure du génocide se mit en place
bien avant avril 1994, Michel Roussin se borne à évoquer l’existence d’un processus de
démocratisation soutenu par la France. Globalement, cette tribune du ministre de la
Coopération apparaît comme une justification de la politique française qui, à défaut de
répondre aux accusations qui visent la France pour son soutien à un régime considéré
comme criminel, occulte de nombreux faits démontrés.
Le Figaro publie aussi, le 21 juin, une tribune signée du Général d’armée
Jeannou Lacaze. Celui-ci préconise, à l’instar de François Léotard dans Le Monde ou de
Jean-Louis Dufour, la création d’une force interafricaine d’interposition. Avec le
soutien logistique de la France, une telle force pourrait intervenir dans les crises qui
surviennent sur le continent. Elle aurait l’avantage d’être dirigée par des Etats africains
a priori plus aptes à comprendre les enjeux des crises. D’autre part, elle éviterait à la
France des engagements militaires directs en Afrique, en général « coûteux » et
« impopulaires ». Ce type d’analyse se trouve développé à plusieurs reprises, par des
responsables politiques ou militaires français comme par l’historien J.-L. Dufour. Ces
réflexions interviennent toutes au moment du déploiement de l’opération Turquoise qui
suscite de nombreuses critiques voire de l’hostilité à l’égard de la France. L’idée d’une
force interafricaine dans la création de laquelle la France jouerait un rôle décisif, est
dans ce cadre présentée comme le moyen d’éviter à l’avenir les accusations contre la
politique française en Afrique.
Enfin, Le Figaro publie le 8 juillet une tribune de l’ancien ministre Michel
Jobert, intitulée : « Rwanda : tableau de déshonneur ». A l’image des autres
responsables français, M. Jobert défend l’opération Turquoise contre les attaques dont
elle est l’objet. Le gouvernement français a décidé d’agir et, dans la mesure où il est
quasiment seul à vouloir le faire, les autres pays ne seraient guère en position de mettre
en cause la politique française : « du moins ce gouvernement, enfin, a agi, en dépit des
moues dubitatives, des campagnes hostiles, de l’éléphantesque volonté de laissé les
Rwandais s’étriper jusqu’au bout ». La France intervient enfin, alors que « les étrangers
(...) ont laissé le Rwanda dans la nuit sanglante de ses réalités ethniques ». A travers
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cette citation, il faut noter la façon dont l’ancien ministre conçoit les événements
rwandais ; il s’agirait, en quelque sorte, d’une manifestation supplémentaire d’un
antagonisme ethnique atavique. M. Jobert fustige ensuite tour à tour les pays africains,
l’Europe, les Etats-Unis et les pays qui se sont abstenus au conseil de sécurité lors du
vote qui autorisait l’intervention française. A propos de ces pays, il écrit sur un mode
ironique : « tous sans doute pays trop perfectionnistes, inspecteurs des travaux finis,
désirant toujours mieux, avec la certitude réconfortante de ne rien faire ». L’ensemble
de la communauté internationale, nations unies comprises, semble devoir figurer sur le
« tableau de déshonneur » dressé par M. Jobert, à l’exception de la France qui a au
moins le mérite d’intervenir, même tardivement.
- Les belligérants : le FPR :
Le Figaro est le seul des trois quotidiens français à avoir publié une interview du
chef militaire du FPR, le général Paul Kagame, avant la prise de Kigali par le FPR au
début du mois de juillet. Un journaliste du Monde a par ailleurs interviewé à Mulundi le
président du FPR, Alexis Kanyarengwe, mais cette interview fut insérée dans un
reportage paru le 29 juin et ne fit pas l’objet d’un article distinct. L’entretien de Renaud
Girard, l’un des principaux envoyés spéciaux du quotidien, avec Paul Kagame, fut relaté
dans le quotidien le 17 juin. Les questions posées portent essentiellement sur les raisons
de l’hostilité du FPR à l’intervention française, mais également sur sa méfiance envers
l’ONU. Tandis que Renaud Girard affirme que l’on ne peut tout de même pas tenir les
Français pour responsables du génocide, P. Kagame rétorque : « il est évident que les
Français sont en partie responsables de ce qui s'est passé. La France a entraîné les
milices et l'armée. Elle n'a pas condamné les assassins ». Cette interview permet au
dirigeant militaire du FPR d’exprimer son hostilité à l’égard de l’intervention française,
en accusant la France de porter une part de responsabilité dans le génocide. La
publication de cette interview fait ainsi contrepoids à la tribune de Michel Roussin, qui
constitue à l’inverse une justification de la position française et occulte le soutien
politique et militaire accordé au régime rwandais en dépit de ses dérives criminelles.
Il semble donc que les « points de vue » publiés par Le Figaro aient permis
l’expression des arguments des partisans comme des opposants à l’intervention
française. Cependant, il est notable qu’aucun des spécialistes et intellectuels cités par Le
Figaro ne mette en cause la colonisation dans la surimposition du clivage ethnique.
D’autre part, le seul article historique sur le Rwanda est signé par l’universitaire
Bernard Lugan, qui défend encore la thèse hamitique qui avait cours durant l’époque
coloniale bien qu’elle soit battue en brèche par les recherches historiques et
sociologiques réalisées depuis trente ans.
- Le courrier des lecteurs :
Une particularité du Figaro, par rapport à ses confrères français, est d’avoir
publié un nombre relativement important de courriers de lecteurs sur le Rwanda, soit
quinze au total. Il faut cependant noter qu’il s’agit parfois des mêmes lecteurs : deux
d’entre eux ont vu deux de leurs courriers publiés, et un autre trois. Le courrier relate
donc les opinions de onze lecteurs différents, et non de quinze. S’il faut sans doute se
garder de formuler des conclusions générales sur le lectorat du quotidien sur la seule
base de ces quelques courriers, il est en revanche possible d’en tirer quelques
remarques.
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Tandis que les trois courriers publiés par Le Monde étaient nettement teintés
d’anticolonialisme, plusieurs courriers publiés dans Le Figaro expriment une opinion
parfaitement inverse. Selon un lecteur publié le 21 juin, « nous savons tous, sans oser le
dire, que seule une reprise en main du type « reconquête coloniale » peut (...) rétablir la
paix ». Ce point de vue, comme nous le verrons, fut également défendu par un
journaliste du quotidien, Charles Lambroschini, dans un éditorial. Par ailleurs, plusieurs
courriers de lecteurs se font les vecteurs de représentations éculées et parfois
méprisantes de l’Afrique, dépeinte comme le lieu d’affrontements tribaux séculaires et
dont les sociétés seraient incapables de mettre en place un quelconque système
démocratique. Ainsi le 27 mai, un lecteur s’insurge contre des propos tenus par Bernard
Kouchner, selon qui la population rwandaise se diviserait en 15 % de fascistes et 85 %
de démocrates. Mais ce qui choque le lecteur dans ces propos, c’est que l’on puisse
recourir à des catégories politiques modernes pour expliquer les conflits africains :
« comment peut-on faire référence aux mouvements politiques de l’Europe du XXe
siècle, lorsqu’il s’agit des guerres tribales auxquelles se livrent depuis des lustres, avec
une sauvagerie inouïe, les peuples africains « libérés » du colonialisme ? ». Le même
type de réflexion apparaît chez un autre lecteur, qui dénonce le 21 juin l’ « erreur »
commise par les « néophytes » qui ont supplanté les vieux coloniaux à la direction de la
politique africaine française, en privilégiant « des notions égalitaristes incompatibles
avec des équilibres africains de toute autre nature ». Plusieurs lecteurs, enfin, estiment
que ni la France ni l’ONU n’ont à intervenir dans un conflit qui ne les concerne pas, et
que c’est aux Africains de régler eux-mêmes leurs problèmes.
Chez la majorité des lecteurs publiés par le quotidien s’expriment des
représentations de l’Afrique proches de celles qui furent forgées durant l’époque
coloniale. Ainsi, la différence dans les opinions exprimées par les lecteurs du Monde et
du Figaro peut sans doute expliquer que ce dernier ait pu publier des « points de vue »
qui défendent ouvertement l’intervention de la France en Afrique pour la seule défense
de ses intérêts, ou encore qui réfutent la responsabilité de la politique coloniale dans les
affrontements contemporains. Il faut cependant noter que tous les lecteurs publiés par
Le Figaro ne professent pas la même opinion à l’égard de l’Afrique. Deux d’entre eux
dénoncent au contraire le traitement différencié de la guerre en Bosnie et du génocide au
Rwanda et déplorent que le « racisme », lorsqu’il sévit en Afrique, soit considéré par les
médias comme « normal ». Une telle opinion est cependant minoritaire dans le courrier
publié par le quotidien.
2-4-3- L’analyse des « points de vue » publiés par La Croix
La liste des « points de vue » publiés
Dates
Auteur
1er au 15/04 : Père B. Ugeux, Père Blanc, ancien
15 avril
missionnaire au Rwanda
16 au 16/04 : Clément Forestier, Père Blanc
30 avril 17/04 : José Kagabo, chercheur à l’EHESS
19/04 : Jérôme Bicamumpaka, ministre des affaires
étrangères du GIR
21/04 : Ahmedou Ould Abdallah, représentant spécial
du secrétaire général de l’ONU au Burundi.
22/04 : Dofroza et Alain Gauthier, témoignage d’un
Catégorie
Religieux
Religieux
Spécialistes et int.
GIR, FAR, milices
ONU, communauté
internationale
Autres
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1er au
15 mai
16 au
31 mai
1er au
15 juin
16 au
30 juin
1er au
15
juillet
couple franco-rwandais
26/04 : Père B. Ugeux
12/05 : Alphonse Quenum, Prêtre béninois, professeur
à Abidjan
18/05 : Lettres anonymes du Rwanda
21/05 : Jean-François Bayart, chercheur au CERI
25/05 : Jean-Pol Evrard, Caritas Internationalis
31/05 : 1 courrier de lecteur
01/06 : 6 courriers de lecteurs
03/06 : Pierre Erny, ethnologue à l’université de
Strasbourg II, ancien Professeur à l’université
nationale du Rwanda
10/06 : Stan Rougier, prêtre
16/06 : Didier Rance, Diacre et directeur national de
l’Aide à l’Eglise en détresse
16/06 : Xavier Anglaret, médecin, en mission à Kigali
pour l’INSERM
21/06 : Guy Theunis, missionnaire belge au Rwanda
de 1970 à 1994
22/06 : Alfred Grosser, historien
28/06 : D. Viénot, responsable de Caritas Rwanda
28/06 : une sœur missionnaire de Notre-Dame
d’Afrique
28/06 : Jacques Duquesne, journaliste et écrivain
catholique
02/07 : Pierre Erny
02/07 : Jean-François Bayart
02/07 : Guy Hermet, de MSF
06/07 : Père Otto Mayer, vicaire de la paroisse
Nyamirambo à Kigali
08/07 : Mgr Thaddée Ntihinyurwa, évêque de
Cyangugu
09/07 : Faustin Twagiramungu, nommé par le FPR
pour former un gouvernement d’union
nationale
13/07 : Philippe Gaillard, chef de la délégation du
CICR à Kigali
15/07 : un abonné des Hauts-de-Seine
Religieux
Religieux
Autres
Spécialistes et int.
ONG
Courrier de lecteurs
Courrier de lecteurs
Spécialiste et int.
Religieux
Religieux
Spécialiste et int.
Religieux
Spécialiste et int.
ONG
Religieux
Spécialistes et int.
Spécialiste et int.
Spécialiste et int.
ONG
Religieux
Religieux
FPR
ONG
courrier de lecteur
La part de chaque catégorie dans les « points de vue » publiés
Le quotidien La Croix a publié, durant ces trois mois et demi, 36 « points de
vue » dont 8 courriers de lecteurs. Si l’on classe à part ces courriers de lecteur, dont les
auteurs ne sont pas identifiés autrement que par leur nom et leur lieu d’habitation, nous
avons donc 28 « points de vue » dont l’auteur est situé sur le plan institutionnel ou
professionnel. Parmi ceux-ci, nous avons recensé 10 « religieux », ce qui en fait la
catégorie la plus représentée avec près de 36 % du nombre total de points de vue
« identifiés ». D’autre part, notons que sur les 4 membres d’ONG recensés dans le
tableau, deux sont des responsables d’une organisation caritative religieuse, Caritas
internationalis, ce qui renforce encore la part des religieux dans le total des points de
vue exprimés.
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La seconde catégorie la plus importante est celle des « spécialistes et
intellectuels », dont huit « points de vue » sont publiés par le quotidien. Ce total, bien
que supérieur à celui constaté chez les deux autres quotidiens français, reste
relativement modeste d’autant qu’il ne s’agit en fait que de six individus différents,
puisque deux auteurs se sont exprimés à deux reprises dans les colonnes du quotidien.
Par ailleurs, la moitié de ces six individus différents ne sont pas des spécialistes de la
région des Grands Lacs.
Quant aux belligérants de la crise rwandaise, aucune tribune libre ne leur a été
accordée, et seul un représentant de chacune des deux parties en présence a été
interviewé par le quotidien. Il s’agit d’une part d’un ministre du gouvernement
intérimaire, Jérôme Bicamumpaka, et d’autre part du premier ministre nommé par le
FPR après sa victoire et qui est membre du parti d’opposition MDR, Faustin
Twagiramungu. Par conséquent, si nous avons pu relever que des responsables et des
membres du FPR étaient abondamment cités dans les articles du quotidien, et en tous
cas beaucoup plus que des représentants du camp gouvernemental, en revanche le FPR
n’a pas bénéficié de davantage d’interviews ou d’une quelconque tribune libre.
L’analyse du contenu des « points de vue » publiés
- Les religieux :
La plupart des religieux qui s’expriment à l’occasion d’une interview ou dans
une tribune libre, s’interrogent sur la nature de « l’évangélisation » du Rwanda au vu
des massacres qui ensanglantent le pays. Le 15 avril, le Père Blanc B. Ugeux se
demande « comment, après plus d’un siècle d’évangélisation, de tels déchaînements
peuvent[-ils] avoir lieu dans des pays dont la moitié des habitants sont catholiques ? ».
Le lendemain, le Père Clément Forestier abonde dans le même sens : « la plus grande
déception est de s’apercevoir que cette religion était artificielle (...) quelle
évangélisation avons-nous apportée ? ». Le 16 juin le Diacre Didier Rance pose la
même question : « échec cinglant d’une évangélisation artificielle ? », demandant avec
une ironie amère : « le Saint-esprit n’avait-il pas « soufflé en rafale » sur ce pays, le
plus fort taux de baptisés du continent ? ». Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples
qui attestent de cette interrogation des religieux mais aussi du quotidien La Croix, qui
insiste sur cette question lors des interviews.
Ce sentiment d’échec au moins relatif des religieux en amène certains à critiquer
l’attitude de la hiérarchie catholique rwandaise jugée trop intégrée au pouvoir d’Etat et,
de ce fait, impliquée dans la politique menée par le régime rwandais. Clément Forestier
critique ainsi « l’Eglise officielle, trop politisée », qu’il oppose à « l’Eglise de base (qui)
a été formidable ». Mais le 6 juillet, le Père Otto Mayer se montre bien plus virulent
encore lorsqu’il affirme : « je ne crois pas du tout à la théorie de « la colère du peuple »
(...) trop de monde a menti : le gouvernement, l’opposition... et même l’Eglise. (...) Elle
était « cul et chemise » avec l’Etat, à coup de goupillon et d’encensoir ». Si le quotidien
catholique a publié un grand nombre de points de vue émanant de religieux, il faut donc
constater que ces tribunes ou interviews consistent rarement en des justifications de
l’attitude de l’Eglise au Rwanda dans la période récente ou durant la colonisation.
D’une certaine manière, il semble même que le quotidien français qui a relayé le plus de
critiques à l’encontre de l’Eglise catholique soit précisément La Croix.
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Mais les mises en cause de plusieurs religieux s’adressent également à la
communauté internationale, dénoncée pour son inaction face au génocide et pour la
« différence de traitement » entre une crise qui survient dans un pays pauvre d’Afrique
sans grand intérêt économique, et les crises dans lesquels des intérêts importants sont en
jeu. Le prêtre béninois Alphonse Quenum s’exclame ainsi : « quelle morale
internationale sous-tend le fait de s’être lancé en guerre à grands frais pour protéger
des puits de pétrole et celui de ne plus savoir du tout que faire quand des vies
innocentes sont égorgées comme des animaux sur la même planète ? ». Ce prêtre fait ici
allusion à la guerre du Golfe de 1991, qui vit une vaste coalition internationale se
former derrière les Etats-Unis pour attaquer le régime irakien après qu’il ait envahi le
Koweït. Le rapprochement entre les moyens militaires et financiers colossaux déployés
dans le Golfe, où des intérêts pétroliers étaient en jeu, et la passivité à l’égard d’un
génocide au Rwanda, ne fut que rarement établi dans les deux autres quotidiens
français. Nous verrons par la suite qu’à l’inverse, les quotidiens belges y firent
fréquemment allusion.
Le 16 juin, Didier Rance s’indigne lui aussi de la « passivité » de la communauté
internationale : « les Nations Unies sont présentes militairement à Kigali (...) et
pourtant [ce génocide] se poursuit. Et rien ne se passe ». Globalement, le ton des
articles publiés par des religieux au sein de La Croix s’avère plutôt accusateur à
l’encontre de la communauté internationale mais aussi, parfois, de la hiérarchie
catholique rwandaise.
- Les spécialistes et les intellectuels :
Comme nous l’avons déjà relevé, six spécialistes et intellectuels différents se
sont exprimés lors d’interviews ou de tribunes libres, dont deux à deux reprises. Ces six
points de vue incarnent des analyses divergentes et parfois même radicalement opposées
de la crise rwandaise. Par ailleurs, il faut noter que les auteurs exercent tous leur métier
en France, voire sont de nationalité française. Aucun universitaire belge, par exemple,
n’a été consulté par le quotidien, bien qu’une partie importante des spécialistes de la
région soit des chercheurs belges. La même remarque peut d’ailleurs être formulée à
propos des deux autres quotidiens français. Ce choix peut être, tout simplement, dicté
par des raisons pratiques comme la proximité plus grande des chercheurs français.
Encore que la Belgique ne soit tout de même pas très éloignée de Paris... Nous verrons
ensuite, en étudiant les deux quotidiens belges, si l’on observe la même tendance à ne
convoquer le point de vue que des chercheurs du pays.
José Kagabo et Jean-François Bayart incriminent tous deux la politique coloniale
de la puissance mandataire belge, qui serait en grande partie responsable du clivage
entre Hutu et Tutsi et du caractère violent pris par cette opposition. Le 17 avril, José
Kagabo rappelle que « la Belgique, puissance tutélaire, s’était appuyée sur une
administration exclusivement tutsi », ce qui constitue selon lui la première « cassure »
subie par le Rwanda. Quant à « la seconde cassure », « interne aux Hutu », elle consista
dans le soutien apporté par la Belgique à l’ « émergence d’une élite politique formée de
Hutu du Sud et du Centre, tandis que l’armée était recrutée chez ceux du Nord ». Dans
les deux grandes « cassures » qui ont marqué le Rwanda et posé les bases de la crise
actuelle, la responsabilité de l’ancienne puissance mandataire se trouverait nettement
engagée selon cet universitaire. Par ailleurs, il qualifie de « mythe parfaitement absurde,
largement issu de l’imagerie coloniale », la supposée « supériorité intellectuelle » des
Tutsi. Ce faisant, il se démarque sans ambiguïté des représentations coloniales de
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l’histoire rwandaise qui prévalent encore chez certains observateurs de la région, voire
chez certains universitaires.
Jean-François Bayart quant à lui, incrimine bien davantage la responsabilité de
la politique menée par les gouvernements français dans la crise rwandaise. Le titre de
son article du 21 mai, « Meurtres sous pavillon français », est d’ailleurs significatif à
cet égard. Il y dénonce un « échec politique massif », mais également « une protection
offerte (...) à un régime autoritaire » et va jusqu'à affirmer : « nous avons couvert des
réseaux d’assassins ». Le quotidien catholique, après avoir largement donnée la parole à
des religieux parfois très critiques à l’encontre de la hiérarchie religieuse, publie ainsi
des tribunes d’universitaires qui dénoncent fermement la politique française et mettent
en cause les pratiques de l’époque coloniale. A propos de l’origine du « conflit
ethnique » au Rwanda, Jean-François Bayart s’oppose également à l’idée d’un clivage
ancestral et affirme : « les conflits ethniques ne sont pas des chocs d’identité sortis de la
nuit des temps. L’ethnicité est un phénomène politique moderne ».
En revanche, le ton et l’analyse sont très nettement différents chez l’ethnologue
Pierre Erny. S’il estime que « qualifier l’opposition hutu-tutsi d’ethnique est au moins
en partie inadéquat », il affirme cependant que « les tragédies » du genre de celles
vécues par le Rwanda ont des « racines multiséculaires ». Ce raisonnement exonère la
responsabilité de l’ancienne puissance coloniale dans le développement de ce conflit, et
renvoie aux théories de l’époque coloniale produites par ceux que Claudine Vidal
appelait les « anthropologues de la première période ». Pierre Erny reprend à son
compte ces analyses qui font des Tutsi une minorité de seigneurs féodaux qui auraient
durant des siècles opprimé la masse hutu avant d’être chassés du pouvoir au début des
années 1960 par « une révolution populaire aussi décisive pour ce pays que l’a été la
révolution de 1789 pour la France ». D’autre part, Pierre Erny s’oppose avec
véhémence aux accusations portées contre la politique française au Rwanda, qu’il
stigmatise comme des « tentatives inspirées par le Front patriotique de rendre la
France au moins partiellement responsable (...) ». En effet, si la France « a échoué »,
elle a néanmoins « eu le mérite de raisonner en termes de moindre mal » et « cherché à
éviter une impasse de type Burundi et à préparer l’avenir ». Ainsi, « la France a tenté
de limiter les dégâts en faisant barrage au FPR », qui constituait selon lui la principale
menace pour le pays.
Le dernier « spécialiste » qui s’est exprimé dans le quotidien, Xavier Anglaret,
est un médecin de l’INSERM. Il se montre critique à l’égard des analyses formulées par
Pierre Erny et pointe la responsabilité de la France dans la crise, quoique de façon
nettement plus modérée que Jean-François Bayart. Il évoque, plutôt qu’une cécité
volontaire, la « maladresse » de la politique française et se demande « si la France n’est
pas coupable d’avoir agi maladroitement malgré des motifs louables ». Cette
responsabilité est cependant réelle selon lui, et réside au moins dans le fait que
« l’armée rwandaise, affermie par trois années d’aide française, a participé à ce
génocide aux côtés des milices civiles ».
Ainsi, nous pouvons constater une certaine variété de points de vue dans les
analyses de « spécialistes » publiées par le quotidien, même si leur nombre total
demeure restreint. Il faut aussi remarquer que sur quatre points de vue, un seul tente de
justifier la politique menée par la France au Rwanda dans les années 1990. Les autres se
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montrent plutôt critiques à l’égard de cette politique, parfois de manière très virulente,
parfois de façon beaucoup plus modérée.
D’autre part, deux intellectuels non spécialistes de la région des Grands se sont
également exprimés dans le quotidien catholique. Le 22 juin, l’historien Alfred Grosser
s’interroge sur les motifs de l’intervention française au Rwanda et sur la manière de
désamorcer les critiques de ses opposants : « quelle est la réponse à donner à tous ceux
qui estiment que l’intervention, lancée après les massacres, aurait pour but de protéger
les massacreurs en empêchant leur défaite, en les imposant comme partie dans une
négociation ? ». Au-delà de cette interrogation, l’auteur dénonce surtout l’absence de
débat parlementaire sur l’engagement français. Bien que les règles constitutionnelles
attribuent au président voire au premier ministre la décision de ce type d’engagement, il
estime que si aucune discussion parlementaire ne s’est engagée c’est avant tout parce
que « les parlementaires ne se soucient guère des questions de vie et de mort »,
préférant « les délices des manoeuvres électorales ». Cet article, qui s’en prend à la
médiocrité des motivations politiques, ne fournit donc pas de point de vue tranché à
propos de l’opération Turquoise. Cependant, il en souligne l’ambiguïté, et l’auteur
s’inquiète du risque de voir les troupes françaises engagées dans une guerre contre le
FPR, extrêmement hostile à l’intervention.
Dans un article du 28 juin, le journaliste et écrivain Jacques Duquesne regrette
lui aussi que le Parlement n’ait jamais été consulté sur la politique française au Rwanda.
A propos de l’opération Turquoise en particulier, il estime qu’elle « pose quand même
quelques sérieux problèmes » tout en reconnaissant qu’elle est favorablement accueillie
par une population exsangue. D’une part, les difficultés tiennent à la politique passée de
la France, « puisqu’elle a longtemps soutenu par tous les moyens, militaires compris,
l’une des parties en cause, dont le comportement n’était pas particulièrement
démocratique ». D’autre part, l’absence de transparence, caractéristique de la politique
française en Afrique de façon générale, conduit également à s'interroger sur l'opération
Turquoise. Jacques Duquesne rappelle en effet que les « affaires » africaines ont
« toujours été confiées à des « hommes de l’ombre » » et que le Rwanda ne fait pas
exception. L’auteur conclut en marquant une certaine distance avec une intervention aux
motifs incertains : « rarement, une affaire où la France est aussi nettement engagée
aura été entourée d’autant d’obscurité ».
Globalement, ces deux articles signés par des intellectuels non spécialistes de
l’Afrique des Grands Lacs, attestent eux aussi d’une certaine méfiance à l’égard d’une
opération qui n’a fait l’objet d’aucun débat démocratique, au Parlement en particulier, et
qui s’inscrit plus généralement dans le cadre d’une politique africaine « obscure » et qui
échappe au contrôle des institutions représentatives.
- Le courrier des lecteurs :
Sur les huit courriers de lecteurs publiés dont six sont parus le 1er juin, on en
compte cinq qui dénoncent la politique française de manière virulente tandis qu’un
autre, le 31 mai, demande davantage de renseignements sur « ces livraisons d’armes au
Rwanda par la France » et affirme : « oui à une Europe forte, mais non si elle doit
piller l’Afrique ». Un des lecteurs, Alain Gauthier, estime le 1er juin que « la France se
déshonore en accordant l’asile et la parole aux responsables des massacres du
Rwanda ». Le même jour, Alain Fournier s’indigne : « comment expliquer
l’aveuglement de nos gouvernants et leur constance à soutenir les pires régimes en
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Afrique ? Quelle déception, quelle désillusion ! ». On peut également citer deux lecteurs
de la Marne, Claire et Claude Cellier, qui écrivent : « la France a entraîné les milices
du Rwanda, et maintenant, M. Mitterrand s’excuse : nous n’avons pas les moyens d’être
les gendarmes du monde ! ». Comme illustration du ton virulent de ces courriers à
l’égard de la politique française, nous pouvons également reproduire cette lettre datée
du 15 juillet :
______________________________________________________________________
FORUM FAX
Rwanda
Votre édition du 2 juillet 1994 sur le Rwanda était prémonitoire. Depuis quinze jours,
on nous explique sur toutes les antennes et sur toutes les télévisions que la mission de
l'armée française est purement humanitaire. Maintenant on nous dit enfin la vérité - il
s'agit d'arrêter l'avancée de l'armée du FPR (minorité tutsi) qui, autant qu'on sache,
n'est pas coupable de massacres et de sauver les extrémistes hutu avec un
gouvernement autoproclamé et qui aurait pratiqué le génocide sur une grande échelle.
L'armée française, comme en 1990 et 1993, intervient dans le cours d'une guerre civile
pour sauver les bourreaux.
Un abonné des Hauts-de-Seine
______________________________________________________________________
Contrairement au courrier des lecteurs du Figaro dans lequel la politique
française n’était pas mise en cause, les lecteurs publiés par La Croix dénoncent avec
véhémence le rôle joué par le gouvernement français dans le soutien au régime
rwandais.
On trouve cependant aussi, le 1er juin, le courrier d’un lecteur des Hauts-deSeine qui tente de relativiser la responsabilité de la politique française : « je ne nie pas
qu’il ait pu y voir des compromissions. Mais il faut être conscient de l’extrême
complexité des situations : ce qui nous paraît actuellement scandaleux a pu être tout à
fait normal au moment de la réalisation ». Ainsi, le seul courrier de lecteur qui ne
constitue pas une dénonciation de la politique hexagonale se limite à plaider la bonne
foi des gouvernants français, sans tenter de nier qu’il ait pu y avoir des
« compromissions ». Il ne se trouve guère de lecteur de La Croix pour défendre l’action
de la France, et moins encore pour plaider en faveur d’une « reconquête coloniale »
comme le fit un lecteur du Figaro. Enfin, le dernier des huit courriers de lecteurs émane
de l’historien Marcel Kambanda, qui dénonce avec force le rôle de l’Eglise au Rwanda
à l’époque coloniale comme à l’époque actuelle : « l’Eglise et l’Etat ont vécu en bon
ménage au prix de coupables compromis ». Il rappelle aussi qu’« au lendemain du
déclenchement des massacres, l’archevêque de Kigali s’est empressé de renouveler sa
fidélité au nouveau gouvernement ! ».
Ainsi, la presque totalité des huit courriers de lecteurs publiés par le quotidien
mettent en cause la politique de la France au Rwanda, ou encore l’attitude de l’Eglise.
Nous avons vu précédemment que certains religieux se montraient également critiques
envers la politique menée par la hiérarchie catholique au Rwanda, tandis que trois des
quatre spécialistes qui se sont exprimés dans les colonnes du quotidien incriminent, à un
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degré ou à un autre, la responsabilité de la France ou encore celle de l’ancienne
puissance mandataire belge dans les origines de la crise et du génocide. Un de ces
spécialistes cependant, qui a pu d’ailleurs s’exprimer à deux reprises, s’oppose avec
véhémence à cette mise en accusation de la politique française et affirme le caractère
« multiséculaire » du conflit entre Hutu et Tutsi au Rwanda. Il s’agira ensuite de
chercher à mesurer si la nature des « points de vue » exprimés correspond ou non, et
dans quelle mesure, aux analyses majoritairement développées dans les « articles de
fond » du quotidien.
2-4-4- L’analyse des « points de vue » publiés par Le Soir
La liste des « points de vue » publiés
Dates
Auteur
er
1 au 08/04 : Léonard Nyangoma (ministre de l’Intérieur du
15 avril
Burundi)
09/04 : Un casque bleu belge à Kigali
11/04 : Filip Reyntjens (universitaire belge)
: Wilfried Martens (dirigeant de la coalition
gouvernementale belge)
13/04 : Eric Derycke (secrétaire d’état)
13/04 : Chris Dillen, responsable de l’assistance aux
rapatriés du Rwanda
14/04 : Monique Mujawamariya (dirigeante d’une
ONG rwandaise)
15/04 : Olivier Paye (universitaire)
: 9 courriers de lecteurs
16 au 16/04 : 7 courriers de lecteurs
30 avril
: Aloïs Ntabakuze (officier des FAR)
18/04 : Anatole Rubori (sociologue, membre du FPR)
: Colonel Jean-Pierre Roman (militaire belge)
: 5 courriers de lecteurs
22/04 : 6 courriers de lecteurs
: Gauthier De Villers (universitaire belge)
: Armand De Decker (député belge, PRL)
23/04 : 6 courriers de lecteurs
25/04 : Dominique Evrard (coopérant, ONG belge
Coopido)
: Jacques Gérard (ex fonctionnaire au Congo, ex
coopérant au Zaïre)
: 7 courriers de lecteurs
27/04 : Claude Bourgard (sénateur Ecolo)
: 5 courriers de lecteurs
29/04 : 5 courriers de lecteurs
Catégorie
Communauté int.
Militaire belge
Spécialistes et int.
Responsable belge
Responsable belge
Autre
ONG
Spécialistes et int.
Courriers de lecteurs
Courriers de lecteurs
FAR
FPR
Militaire belge
Courriers de lecteurs
Courriers de lecteurs
Spécialistes et int.
Responsable belge
Courriers de lecteurs
ONG
Autre
Courriers de lecteurs
Responsable belge
Courriers de lecteurs
Courriers de lecteurs
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1er au 03/05 : 9 courriers de lecteurs
15 mai 05/05 : 4 courriers de lecteurs
06/05 : 8 courriers de lecteurs
: Dr Réginald Moreels (MSF)
07/05 : Jean Birara (ancien gouverneur de la Banque
du Rwanda)
16 au 16/05 : Lucie Lauwers (rassemblement des femmes
31 mai
pour la paix)
17/05 : 4 courriers de lecteurs
21/05 : Marc Bossuyt (universitaire belge)
24/05 : J.-C. Marlair (ancien officier coopérant)
25/05 : 3 courriers de lecteurs
er
1 au 01/06 : Appel d’universitaires (F. Reyntjens, J.C.
15 juin
Willame, S. Marysse etc.)
06/06 : 5 courriers de lecteurs
07/06 : Alexis Kanyarengwe (président du FPR)
08/06 : Boole-Ekumbaki (journaliste zaïrois)
16 au 17/06 : 4 courriers de lecteurs
30 juin 20/06 : Jacques Bihozagara (FPR)
27/06 : André Guichaoua (universitaire français)
29/06 : Jean-Claude Willame (universitaire belge)
30/06 : Eric Derycke (secrétaire d’état)
: 4 courriers de lecteurs
1er au 01/07 : F. Bailly, J.L. Bassine et J. Bourgaux (avocats)
15
05/07 : Luc de Heusch (universitaire belge)
juillet 09/07 : 5 courriers de lecteurs
11/07 : Dr Pierre Harzée (MSF)
Courriers de lecteurs
Courriers de lecteurs
Courriers de lecteurs
ONG
Autre
ONG
Courriers de lecteurs
Spécialistes et int.
Autre
Courriers de lecteurs
Spécialistes et int.
Courriers de lecteurs
FPR
Autre
Courriers de lecteurs
FPR
Spécialistes et int.
Spécialistes et int.
Responsable belge
Courriers de lecteurs
Autres
Spécialistes et int.
Courriers de lecteurs
ONG
La répartition des « points de vue » par catégorie
La part très importante de « points de vue » publiés par le quotidien, en rapport
au nombre total d’articles, est due essentiellement à la publication d’un abondant
courrier de lecteurs. En effet, si l’on compare le nombre de points de vue publiés par Le
Soir et La Croix, abstraction faite du courrier des lecteurs, on obtient des chiffres
comparables qui sont respectivement de 31 et 28. Une particularité notable du quotidien
belge semble ainsi résider dans l’espace important, par rapport aux autres quotidiens,
qu’il réserve à la publication du courrier de ses lecteurs, en tous cas sur cet événement
particulier qu’est la crise rwandaise de 1994. Il s’agit indéniablement d’un choix
éditorial dans la mesure où aucun élément n’indique que les lecteurs des quatre autres
quotidiens que nous étudions écrivent moins à leur journal que ceux du Soir. Il n’y a en
effet guère de raison de penser que cet écart dans le nombre de courriers publiés
provienne essentiellement de la quantité de lettres reçue par chaque quotidien, même
s’il est probable que les quotidiens belges en aient reçues davantage étant donné les
liens particuliers de nombreux Belges avec le Rwanda. Nous verrons d’ailleurs par la
suite qu’outre sa quantité, le courrier des lecteurs publié par Le Soir se distingue par la
grande diversité d’opinion qui s’y manifeste.
Le quotidien belge publie également les points de vue de huit « spécialistes et
intellectuels». Il s’agit d’universitaires qui pour la plupart sont des « africanistes », et
dont certains sont des spécialistes de la région des Grands Lacs. Il est intéressant de
relever que parmi ces huit universitaires, six sont de nationalité belge. Ceci peut
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s’expliquer, dans une certaine mesure, par le fait que le Rwanda étant un ancien
territoire sous mandat belge, un nombre d’universitaires plus important qu’ailleurs y a
consacré une partie de ses recherches et qu’ainsi plusieurs universitaires belges figurent
parmi les principaux spécialistes de la région. De même que pour les quotidiens
français, on peut également invoquer des raisons pratiques de proximité pour expliquer
ce choix, ou encore une meilleure connaissance par les journalistes belges des
spécialistes du Rwanda qui exercent dans leur pays. Il n’en demeure pas moins que cette
observation semble confirmer l’importance du « point de vue national » de
l’information tant sur le plan quantitatif, comme nous l’avons relevé dans l’analyse de
surface du corpus, que sur le plan qualitatif, comme le montre ici la nationalité des
spécialistes convoqués pour apporter un éclairage à la crise rwandaise.
Par ailleurs, les points de vue de cinq acteurs de la vie politique belge, ministre,
secrétaire d’état ou députés sont publiés par le quotidien, ainsi qu’une tribune d’un haut
responsable militaire et le témoignage d’un casque bleu. Il s’agit d’un nombre
relativement important, qui montre que le premier journal belge francophone accorda
une place significative aux prises de position des responsables politiques et des
militaires de son pays. Toutefois, tandis que Le Monde, par exemple, n’a publié que des
tribunes de responsables de la majorité au pouvoir en France, Le Soir a retranscrit les
points de vue d’hommes politiques de différents partis dont certains étaient membres de
l’opposition. De plus, le nombre de tribunes accordées à des hommes politiques ou à
des militaires belges demeure inférieur à celui offert aux spécialistes de la région. Cinq
des sept articles appartenant à cette catégorie sont par ailleurs publiées au mois d’avril,
durant la période où le quotidien produisit le plus grand nombre d’articles dont plus de
la moitié portait plus ou moins directement sur l’assassinat de dix casques bleus belges.
Il est donc probable que les débats suscités par cet événement se trouvent au cœur de
des « points de vue » publiés.
Il faut également indiquer que cinq représentants d’organisations non
gouvernementales furent invités à livrer leur analyse tandis que, contrairement au
quotidien catholique La Croix, aucun point de vue ou interview de religieux ne figure
parmi l’ensemble des tribunes publiées par le premier quotidien belge. Enfin, quatre des
points de vue publiés sont dus à des belligérants de la guerre civile rwandaise : l’un
émane du camp gouvernemental et plus précisément de l’armée rwandaise, et les trois
autres de membres du Front patriotique Rwandais. Ces chiffres confirment les
observations précédentes, selon lesquelles les références au FPR sont en moyenne deux
fois plus nombreuses que les citations du camp gouvernemental.
L’analyse du contenu des points de vue publiés
- Les spécialistes et intellectuels :
L’analyse de l’histoire rwandaise et de la crise de 1994 par certains des
spécialistes qui se sont exprimés dans le quotidien Le Soir, a été étudiée plus en détail
dans un chapitre précédent. Nous n’allons donc pas analyser précisément chacune des
tribunes ou interviews accordées par ces universitaires, mais plutôt tenter de mesurer
s’ils y ont exprimé des points de vue différents voire antagonistes, ou si au contraire
d’importants points communs à ces contributions se dégagent. Il semble bien, en effet,
qu’au-delà des divergences d’analyse qui peuvent exister entre ces universitaires et que
de simples articles dans un quotidien, parfois sur un événement précis, ne permettent
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pas forcément de déceler, au moins deux axes de réflexion communs à leurs tribunes
peuvent être identifiés.
D’une part, la majorité des huit universitaires qui se sont exprimés dans les
colonnes du Soir y ont dénoncé la responsabilité des occidentaux en général, ou plus
précisément des Belges ou des Français, dans les tragiques événements rwandais. Ainsi
le 15 avril, à propos du conflit au Rwanda mais aussi d’autres événements, Olivier Paye
affirme : « ce qui explose aujourd’hui, c’est souvent parce que nous avons allumé la
mèche nous-mêmes, Occidentaux, hier ». Une semaine plus tard, le 22 avril, Gauthier
De Villers signe une tribune dans laquelle il s’oppose à ceux qui estiment naïf de
vouloir instaurer la démocratie en Afrique, laquelle serait incapable de résoudre ses
conflits ancestraux. Gauthier De Villers rappelle, à propos des Africains, que « les défis
qu’ils ont à relever sont le résultat d’une intrusion brutale dans leur histoire, la nôtre
(...), à partir du XVe siècle et du commerce de traite ». Le 29 juin, Jean-Claude Willame
dénonce plus précisément le rôle funeste de la colonisation belge dans l’évolution des
relations entre ethnies au Rwanda, ainsi que le soutien accordé pendant longtemps au
régime du président Habyarimana. Il écrit par exemple : « mais on oublie aussi que la
Belgique a enfanté et couvé de toute la force de sa chrétienté cette fameuse révolution
majoritaire hutu » et « qu’en 1991, un certain M. Eyskens s’était publiquement engagé
à Kigali à fournir des armes ». Enfin, la responsabilité de la colonisation belge, mais
également celle de l’Eglise, se trouvent mises en cause par Luc De Heusch le 5 juillet :
« les graines de la violence, de la haine raciale, ont été semées par la colonisation
belge. La responsabilité de l’Eglise catholique, des missionnaires, est énorme (...) ».
Le second axe commun à la plupart de ces universitaires réside dans la
dénonciation de l’impuissance de la communauté internationale face aux massacres en
cours. Le 27 juin, à l’occasion d’une tribune où il salue la mémoire et l’engagement
d’un officier sénégalais de la MINUAR mort au Rwanda, André Guichaoua
fustige « l’impuissance honteuse des nations unies ». Puis il ajoute, à propos de
l’officier défunt Diagne Mbaye : « cette forme de persévérance et de courage
individuel, que l’on retrouve chez de nombreux soldats et gradés africains de la
Minuar, force le respect. Elle nourrit aussi un insupportable malaise ». D’autres,
comme Jean-Claude Willame ou Filip Reyntjens, qui figurent parmi les signataires d’un
appel publié dans Le Soir du 1er juin, se prononcent en faveur d’un déploiement rapide
de la Minuar II et sont donc pour une intervention militaro-humanitaire internationale.
Ils dénoncent eux aussi la passivité de la communauté internationale : « la réaction de
l'opinion publique, des nations et de la communauté internationale face à ce véritable
crime contre l'humanité est trop lente et trop hésitante. Nous nous devons d'agir
d'urgence face à cette tragédie inacceptable.(...) 3. Nous appelons les Nations unies à
mettre en oeuvre rapidement et complètement la résolution 918 votée par le Conseil de
sécurité. Ceci implique selon nous: - l'affectation rapide de la totalité du contingent
prévu de la Minuar-2 (5.500 hommes) (...)». Toutefois, les autres universitaires qui ont
publié des tribunes ou des interviews dans Le Soir ne sont pas signataires de cet appel
qui fit l’objet de critiques, dans le courrier des lecteurs par exemple, pour n’avoir pas
dénoncé clairement les responsables des massacres et parce qu’il semblait renvoyer dosà-dos le gouvernement intérimaire et le FPR.
Pour conclure, disons qu’il serait évidemment faux de considérer que les
différents spécialistes convoqués par le quotidien pour fournir une analyse de la
situation défendent tous des points de vues plus ou moins similaires. Cependant, la
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plupart d’entre eux pointent les responsabilités occidentales passées dans les
événements présents au Rwanda, et dénoncent l’inaction internationale face aux
massacres. Or, il s’agit là de critiques que l’on retrouve de façon fréquente dans les
articles de fond des principaux journalistes et envoyés spéciaux du quotidien, et
notamment dans ceux de Colette Braeckman. D’autre part, alors que le seul article
d’universitaire publié par Le Figaro ainsi que l’un des articles publiés par La Croix
qualifiaient de « haines séculaires » le conflit Hutu/Tutsi, aucun des universitaires
convoqués par Le Soir ne défend une telle « analyse ». Bien que le nombre de tribunes
accordées à des universitaires soit plus important que dans les quotidiens français, et
que des analyses diverses y soient exposées, les thèses d’universitaires qui se réfèrent
aux anciennes théories coloniales n’y furent jamais défendues.
- Les responsables et les militaires belges :
Sur les sept articles de cette catégorie, six sont des interviews réalisées par
différents journalistes du quotidien, dont deux par Colette Braeckman ; le dernier est
une tribune libre. D’autre part, trois de ces articles sont des interviews de membres de la
coalition au pouvoir, dont deux du secrétaire d’Etat à la coopération Eric Derycke, et un
de Wilfried Martens. Les quatre autres articles sont dus à deux députés critiques à
l’égard de la politique du gouvernement belge, au colonel Roman qui dirigea l’opération
« Silver Back », et à un casque bleu belge joint par téléphone à Kigali.
L’interview de Wilfried Martens le 11 avril ainsi que celle d’Eric Derycke deux
jours plus tard, portent essentiellement sur les circonstances de la mort des dix casques
bleus belges et sur les opérations d’évacuation des ressortissants nationaux. Tous deux
défendent la politique passée de coopération avec le Rwanda et rendent hommage aux
soldats belges. Wilfried Martens affirme : « j’ai toujours eu beaucoup d’admiration
pour le courage et la compétence de nos casques bleus » tandis que, de son côté, le
secrétaire d’état à la coopération souligne que « tous étaient au Rwanda pour faciliter la
démocratisation ». Par ailleurs, Eric Derycke réfute les critiques émises contre
l’ambassadeur belge à Kigali. Sur les causes de la crise rwandaise, il écrit dans un
article du 30 juin : « pour moi, la crise du Rwanda n'est pas ethnique, c'est un problème
de possédants d'un côté et, de l'autre, de gens qui n'avaient rien et qui craignaient de
devoir partager le peu qui leur restait avec des gens venus de l'extérieur ». Lorsque les
journalistes qui les interviewent s’interrogent sur les éventuelles erreurs de la politique
belge, ces deux responsables la défendent systématiquement. De même, le colonel
Roman rejette les critiques qui portent sur les opérations d’évacuation menées par la
Belgique, qui fut parfois accusée d’avoir tardé à intervenir, en affirmant qu’il était
impossible de procéder plus rapidement.
Cependant, durant ce même mois d’avril pendant lequel sont parus trois « points
de vue » de responsables belges, deux articles où s’expriment les critiques de députés de
l’opposition sont aussi publiés. Une interview du député du PRL Armand De Decker
paraît le 22 avril ; l’élu y formule plus que des réserves à l’égard de la politique belge
des années 1990, qui tarda beaucoup trop selon lui à prendre ses distances avec le
régime d’Habyarimana : « j'affirme que, malgré les informations qui nous parvenaient à
propos des violations des droits de l'homme, de la dégradation de la situation, malgré
les rapports de notre propre ambassadeur à Kigali, la Belgique, jusqu'en mars 1993 au
moins, a maintenu son soutien au régime Habyarimana ». D’autre part, il estime que
l’ONU aurait dû modifier les règles d’engagement des casques bleus à partir de 1993,
afin de leur permettre de s’interposer au cas où la guerre civile qui menaçait finisse par
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reprendre. La Belgique fournissant le principal contingent de casques bleus, le député
estime que son gouvernement aurait dû exercer une pression plus forte pour exiger cette
modification. Autrement dit, le gouvernement belge porterait une part de responsabilité
dans l’assassinat des dix casques bleus, dont le mandat ne leur a pas permis de se
défendre. Le 9 avril, un journaliste du Soir interrogeait un casque bleu belge présent à
Kigali et abordait également la question de la mort des dix paras, en demandant si la
protection du premier ministre Agathe Uwilingiyimana n’avait pas outrepassé leur
mandat : « nous sommes des militaires. Nous obéissons aux ordres. Prévu ou pas, on
exécutera si c’est pour le bien du service » répondait-il. Cependant, le malaise provoqué
par l’inadaptation des règles d’engagement des casques bleus transparaît dans les propos
du soldat : « on a vu des mecs se faire descendre sans pouvoir intervenir. C’est pas
toujours facile à faire comprendre par les gars ». Dans les semaines suivantes, le débat
autour des règles d’engagement des casques bleus fut vif dans les quotidiens belges, qui
dénoncèrent à plusieurs reprises la passivité forcée des casques bleus face aux
massacres.
Le 27 avril, une tribune rédigée par le député Ecolo Claude Bourgard dénonce le
retrait des troupes belges de la MINUAR et le retrait presque total des troupes de l’ONU
qui s’ensuit, alors que les massacres s’étendent à tout le pays. Il écrit : « une fois de
plus, la société civile n’a pas été entendue. Les criminels de guerre pourront poursuivre
les massacres, achever les blessés dans les hôpitaux (...) ». En se retirant du Rwanda, la
communauté internationale et singulièrement la Belgique sont accusées de laisser le
champ libre aux massacreurs. D’autre part, ce député critique avec véhémence les
réticences du gouvernement à accorder des visas aux Rwandais rescapés, et en
particulier aux rares « démocrates » qui ont échappé aux massacres et qui constituent
pourtant « l’avenir » du pays.
Si plusieurs interviews sont accordées à des représentants du gouvernement ou
de l’armée qui s’attachent à défendre la politique belge au Rwanda, Le Soir ouvre
également ses colonnes à des hommes politiques très critiques à l’égard de l’action de la
Belgique dans ce pays. D’autre part, ces articles sont publiés durant la même période
que ceux qui justifient la politique belge, ce qui renforce l’impression selon laquelle une
diversité d’opinion s’est manifestée dans le quotidien, au moins parmi les intervenants
extérieurs.
- Les belligérants :
Le Soir a publié une interview d’un officier des FAR, Aloïs Ntabakuze, le 16
avril soit dix jours après l’attentat. Au cours de cet interview, l’officier de l’armée
rwandaise attribue au FPR l’entière responsabilité des récents événements, depuis
l’attentat contre l’avion présidentiel jusqu’au déclenchement de la guerre civile. Il
affirme par exemple : « c’est le FPR qui a déclenché ce conflit en détruisant l’avion du
président », ou encore : « le FPR a toujours voulu le pouvoir sans partage ». Puis il
conclut par à un appel au gouvernement belge à soutenir les autorités intérimaires du
Rwanda : « nous avons besoin de vous pour ramener la paix ».
Dès l’édition suivante du quotidien, le 18 avril, une tribune libre accordée à
Anatole Rubori, sociologue rwandais membre du FPR, répond à l’interview d’Aloïs
Ntabakuze en accusant le régime rwandais d’avoir prémédité les massacres, déjà
qualifiés de « génocide ». Dans cette tribune significativement intitulée « Un plan
diabolique », Anatole Rubori dénonce « un plan diaboliquement élaboré, une sorte de
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« solution finale » » et conclut : « sous d’autres cieux, cela s’appelle un génocide ». Il
revient également sur le soutien passé de la Belgique au pouvoir d’Habyarimana et
affirme que « la Belgique a cautionné tacitement des régimes iniques (...) les dirigeants
rwandais (...) devraient avoir la reconnaissance du ventre ».
Les points de vue des deux belligérants sont ainsi successivement présentés.
Mais par la suite, plus aucune interview ni tribune ne fut accordée aux représentants du
gouvernement intérimaire ou des FAR, tandis qu’au mois de juin fut publiée une
interview du président du FPR, Alexis Kanyarengwe, et une tribune libre de Jacques
Bihozagara, un autre dirigeant du FPR. Comme nous le verrons, Le Soir dénonça dès les
premières semaines le caractère systématique et prémédité des massacres au travers des
articles de ses journalistes et envoyés spéciaux. De plus, nous avons déjà observé qu’en
dehors même des interviews ou tribunes, les positions des représentants du camp
gouvernemental sont, à mesure que s’étendent les massacres, de moins en moins
relatées par le quotidien.
- Le courrier des lecteurs :
Comme nous l’avons relevé précédemment, le courrier des lecteurs publié par le
quotidien belge se distingue non seulement par sa quantité mais également par la variété
des points de vue qui s’y trouvent défendus. Ces courriers sont toujours publiés par série
de quatre à huit et classés par thème, en réaction à un événement particulier de la crise
rwandaise ou de la politique du gouvernement belge au cours de cette crise. Par ailleurs,
l’espace réservé à la publication du courrier des lecteurs constitue un lieu de débat entre
les lecteurs du quotidien, et pas uniquement un lieu d’expression. En effet, il arrive
fréquemment qu’à quelques jours voire une ou deux semaines de distance des courriers
se répondent, ou que le thème d’une série de courriers soit constitué par la réaction à un
courrier publié précédemment.
Pour illustrer les caractéristiques du courrier des lecteurs publié par Le Soir,
nous allons en donner quelques exemples en reproduisant des extraits de courriers qui,
sur un même thème, défendent des positions parfois diamétralement opposées et qui se
répondent.
- Des positions parfois très différentes :
Par exemple, plusieurs courriers traitent de la nécessité d’intervenir pour
empêcher les massacres, ou au contraire de ne pas s’immiscer dans un conflit lointain.
Le premier lecteur estime qu’il eut mieux valu ne pas intervenir au Rwanda, a fortiori
dans la mesure où les casques bleus n’avaient pas pour mission de s’interposer. Le
second lecteur, au contraire, exprime avec émotion et colère sa position selon laquelle
les pays occidentaux auraient dû tout mettre en œuvre pour empêcher les massacres. Il
estime, par ailleurs, que le Rwanda fut d’autant plus facilement abandonné à son sort
qu’il s’agit d’un pays africain dont se désintéressent les pays occidentaux :
« 15 avril, page 2, W. DE CLERCQ (Lokeren)
Quelle mission ?
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J'avais toujours la croyance que les soldats belges étaient là pour renforcer l'OTAN et
défendre l'Europe. Et pas pour protéger des gouvernements temporaires en Afrique qui
sont souvent très douteux. En plus, ils sont morts sans même oser se défendre ! D'où
viennent de tels ordres ?
Pour résumer: dans des circonstances pareilles, il est mieux de rester en Belgique et
laisser les Africains mener leurs propres batailles. »
« 25 avril, page 2, PHILIPPE GABRIEL (Belgarde)
Trop de douleur en moi
Au Rwanda, on a abandonné 40 enfants orphelins attendus en Italie, 7 religieuses, tous
promis à une mort atroce. Abandonnés parce que Rwandais !
(...)Les trente personnes au bout de la piste, dans tous les sens du mot, des morts en
sursis. Ils le savent et nous le savons. Mais ils sont Noirs, Rwandais, non protégés, non
"évacuables" alors... Abandonnés à la mort !
Ce convoi escorté qui attend que l'armée rwandaise ait bien massacré les civils pour
pouvoir passer ! N'y avait-il vraiment aucun moyen d'intervenir ? Ils ont massacré
hommes, femmes et enfants, et puis notre convoi est passé. Honte ! Honte ! Honte !
(...) Au Rwanda, leurs vies étaient entre nos mains, nous avons ouvert nos doigts et les
vies rwandaises se sont arrêtées. »
Un autre exemple de courriers qui défendent des positions opposées à propos de
l’appréciation du rôle joué par le FPR peut être cité. En effet, plusieurs courriers datés
du 5 mai, du 17 mai ou du 6 juin, accusent le FPR d’être responsable du déclenchement
de la guerre civile en 1990 et d’être ainsi à l’origine de la situation qui a conduit au
génocide de 1994. A l’inverse, d’autres lecteurs accusent le pouvoir du défunt président
Habyarimana d’avoir créé les milices de tueurs, et d’être le principal responsable du
génocide en cours :
« 6 juin, page 2, MICHELINE DE PAEUW (1090 Bruxelles)
Courte mémoire
(...) Je crois qu'en Belgique on a la mémoire courte. Jusqu'en 1990, nos politiciens ainsi
que nos journalistes ont chanté les louanges de ce gouvernement ainsi que de son
président.
Lors des fêtes du 25e anniversaire de son indépendance, fêtes auxquelles assistaient nos
souverains, nos journaux n'ont pas tari d'éloges sur la manière dont ce pays était géré,
et c'était absolument mérité.
(...) Il est regrettable qu'en 1990 on n'ait pas repoussé avec force l'attaque du FPR
soutenue par l'armée ougandaise. Tous les malheurs du Rwanda, les drames actuels, le
massacre de nos Casques bleus, l'horreur qui règne dans le pays proviennent de cette
attaque, il ne fallait pas laisser la possibilité au FPR d'attaquer ce pays, et tout ce qui
en a découlé nous a amenés au drame actuel.
Nous aurions dû soutenir le président Habyarimana, car c'était un homme de bien.
Pensez-vous que notre regretté roi Baudouin se serait trompé en lui donnant son
amitié ?(...) »
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« 17 juin, page 2, ANNE-MARIE LAMBÉ (Folx-les-Caves)
Qui est responsable des massacres?
Plusieurs lettres font porter la responsabilité du génocide contre le peuple tutsi au FPR.
Pour ces lecteurs du "Soir", si aujourd'hui les Tutsis sont massacrés par des milices
rwandaises, c'est parce que le FPR a attaqué le Rwanda en 1990.
Il paraît qu'avant cela, tout allait bien, les routes étaient belles, les gens heureux,
d'ailleurs Habyarimana "était un homme de bien", écrit une de vos correspondantes qui
poursuit: "Pensez-vous que notre regretté roi Baudouin se serait trompé en lui donnant
son amitié ?". En voilà une preuve irréfutable !
J'estime quant à moi que la famille royale porte donc une lourde responsabilité dans les
événements actuels et passés, à l'instar de tous ceux qui hier encore vantaient les
louanges du régime rwandais.
Pourquoi le FPR a-t-il attaqué en 1990 ? Parce que Habyarimana refusait aux milliers
de réfugiés tutsis de rentrer dans leur pays, parce que les Tutsis qui vivaient encore au
Rwanda étaient persécutés. Un peuple n'a-t-il donc aucun droit parce qu'il est
minoritaire ? Même pas celui de vivre et de travailler dans son propre pays ? (...) »
- Des courriers qui se répondent :
Enfin, nous livrons comme dernière illustration de la variété des opinions
exprimées dans le courrier des lecteurs du Soir, l’exemple d’une lettre datée du 18 avril
qui suscita plusieurs réactions publiées les 29 avril et 3 mai :
« 18 avril, page 2, F. JONCKHEERE (1000 Bruxelles)
Remarques
1. Tout Belge qui part au Rwanda pour une société sait pertinemment bien qu'il part
dans une région sans sécurité. Ils ont un salaire bien plus élevé en conséquence du
"pays à risques";
2. Je serais père de famille... je ne demanderais jamais à ma femme de me rejoindre, et
qui plus est, avec les enfants;
3. Qu'ils se plaignent d'avoir "tout perdu", je n'en crois pas un mot pour la raison
suivante : quand vous allez dans ce pays pour une société il faut savoir que vous
occupez un logement de fonction, une voiture de fonction et les meubles appartiennent à
la société. D'accord ce sont des meubles de style "Louis Caisse". Avoir tout perdu peut
se résumer à la télé, une vidéo, un CD, et quelques petits appareils électriques et
encore. Le personnel lave, repasse, tond le gazon, etc., de la même façon que leurs
pères et grands-pères l'ont fait. On ne rentre qu'avec quelques valises de vêtements. Au
fait à part ces vêtements, la perte n'est pas grande, compte tenu du salaire payé là-bas,
et en partie en Belgique. (...) »
« 29 avril, page 2, ROGER HELLEBUYCK (1200 Bruxelles)
Le salaire du risque
J'ai moi aussi vécu au Zaïre de 1962 à 1981 et ne suis pas d'accord avec le
raisonnement un peu simpliste d'un de vos correspondants. Si en effet, le salaire est plus
important dans une région à risque c'est tout à fait normal et ne doit pas susciter l'envie
de ceux qui préfèrent rester peinards dans leur petit coin en Belgique. Certains ont tout
perdu, en effet. Car des jeunes couples qui sont là-bas depuis 3 ou 4 ans ont dû faire
beaucoup d'achats pour s'installer avec un peu de confort.
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Les voitures de fonction existent mais tous n'en bénéficient pas. »
Les dizaines de courriers publiés par Le Soir ont ainsi constitué, durant le
génocide, un espace régulier d’expression et de confrontation des opinions qui ont
trouvé à s’y exprimer dans une assez grande diversité.
2-4-5- L’analyse des « points de vue » publiés par La Libre Belgique
La liste des « points de vue » publiés
Dates
1er au
15 avril
16 au
30 avril
Auteur
12/04 : Olivier Paye, Luc de Vos et Sylvio Marcus
Helmons (universitaires)
16/04 : les évêques de Belgique
16/04 : Denis Polisi (un dirigeant du FPR)
18/04 : Léopold Myriango, directeur d’un collège Don
Bosco à Kigali
22/04 : Emmanuel Heuse (universitaire)
22/04 : courrier des lecteurs
25/04 : 2 courriers des lecteurs
26/04 : 2 courriers des lecteurs
27/04 : Nyanzobe
28/04 : courrier des lecteurs
29/04 : courrier des lecteurs
30/04 : Eric Suy
er
1 au 02/05 : Jean-Claude Willame (universitaire)
15 mai 03/05 : 2 courriers des lecteurs
13/05 : Faustin Twagiramungu
16 au 19/05 : courrier des lecteurs
31 mai 25/05 : courrier des lecteurs
30/05 : Ernest Glinne (député européen)
er
1 au 01/06 : 2 courriers des lecteurs
15 juin 15/06 : un rwandais ayant travaillé dans le nord du
Rwanda pour une organisation humanitaire
16 au
30 juin
Catégorie
Spécialistes et int.
Religieux
FPR
Religieux
Spécialistes et int.
courrier des lecteurs
courrier des lecteurs
courrier des lecteurs
Autre
courrier des lecteurs
courrier des lecteurs
Spécialistes et int.
Spécialistes et int.
courrier des lecteurs
FPR
courrier des lecteurs
courrier des lecteurs
Responsable belge
courrier des lecteurs
ONG
1er au
15
juillet
La répartition des « points de vue » par catégorie
La Libre Belgique est le quotidien qui a publié le plus petit nombre de « points
de vue » extérieurs à sa rédaction. Plus de la moitié de ceux-ci sont parus durant la
seconde quinzaine du mois d’avril, tandis qu’aucun « point de vue » extérieur ne s’est
exprimé entre le 16 juin et le 15 juillet.
Parmi les 24 « points de vue » publiés par le quotidien, 13 sont des courriers de
lecteurs, ce qui en fait la catégorie la plus importante. La seconde catégorie la plus
représentée est celle des « spécialistes et intellectuels » avec quatre articles, soit une
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hiérarchie similaire à celle de son confrère Le Soir bien que l’effectif de cette seconde
catégorie soit deux fois plus faible. D’autre part, deux articles sont dus à des religieux,
une catégorie absente du premier quotidien francophone. Un dirigeant du FPR, Denis
Polisi, ainsi que le premier ministre du gouvernement de transition nommé par le FPR,
Faustin Twagiramungu, figurent également parmi les « points de vue » publiés tandis
qu’aucune tribune ni interview n’est accordée au gouvernement intérimaire. Quant aux
responsables politiques et aux militaires belges, seul un d’entre eux s’exprime dans les
colonnes du quotidien. Encore ne s’agit-il nullement d’un représentant du gouvernement
ni d’un responsable militaire, mais « seulement » d’un député européen, autrement dit
d’un homme politique belge qui ne figure pas parmi les décideurs de la politique du
pays au Rwanda. Tandis que la catégorie des responsables belges constituait l’une des
plus importantes dans Le Soir, elle est presque inexistante dans La Libre Belgique.
L’analyse de contenu des articles de fond nous aidera à déterminer s’il faut y voir le
signe d’une indépendance plus grande du quotidien à l’égard du pouvoir politique, ou si
cette différence s’explique par de toutes autres raisons. Par exemple, Le Soir étant le
quotidien francophone dont le tirage est le plus important, il est possible que les
responsables du gouvernement cherchent en priorité à s’exprimer dans ce journal afin
de donner une plus large diffusion à leurs propos, comme c’est le cas pour le quotidien
Le Monde en France.
Une première analyse du contenu des « points de vue » publiés
- Les spécialistes et intellectuels :
Parmi les quatre articles d’universitaires publiés par le quotidien, deux sont des
interviews de spécialistes du droit ou de l’histoire militaire qui répondent à des
questions à propos du mandat de l’ONU au Rwanda. Le 12 avril, trois universitaires
sont ainsi interrogés sur le droit d’intervention dans des pays en crise et sur la nature des
mandats de l’ONU. Luc de Vos estime qu’à l’avenir, la Belgique devra fixer des
conditions strictes à l’engagement de ses soldats comme casques bleus, et exiger par
exemple qu’ils soient munis d’un armement adapté à la situation. Sylvio Marcus
Helmons se prononce quant à lui en faveur du droit d’intervention pour motifs
humanitaires tout en mettant en garde sur les modalités et les conséquences, parfois
néfastes en dépit des intentions, d’une telle intervention. Enfin, Olivier Paye s’interroge
sur les intentions du gouvernement français, et se demande si les soldats chargés
d’évacuer les ressortissants hexagonaux ne vont pas de nouveau intervenir aux côtés du
gouvernement intérimaire : « les Français vont-ils, comme en 1990-91, décourager la
percée du FPR à Kigali et contribuer au maintien au pouvoir du gouvernement actuel ?
Il ne faut pas oublier que c'est eux qui ont favorisé le maintien de la garde
présidentielle ». Cette remarque montre que les critiques à l’égard de la politique
française au Rwanda s’exprimèrent parfois longtemps avant les discussions sur le
déploiement de l’opération Turquoise.
Le Professeur de droit Eric Suy, interviewé le 30 avril à propos de l’ONU, tente
pour sa part de nuancer les nombreuses critiques adressées à l’organisation
internationale pour sa gestion de la crise rwandaise. Selon lui, si l’ONU n’est pas
parvenue à empêcher les massacres, ce n’est pas uniquement à cause du mandat
inadapté de ses casques bleus. De façon bien plus fondamentale, le problème réside
dans le manque de moyens humains et financiers de l’ONU, mais aussi dans le fait
qu’elle ne fut pas conçue pour intervenir dans des situations de guerre civile. D’autre
part, Eric Suy doute que les pays qui dominent l’organisation internationale acceptent
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de lui donner à l’avenir plus de moyens pour intervenir, dans la mesure où cela pourrait
contrarier la politique que mène chacun de ces pays en fonction de ses propres intérêts.
Les deux autres articles sont des tribunes signées par des universitaires
spécialistes de l’Afrique. Le premier, Emmanuel Heuse, tente d’analyser dans un article
paru le 22 avril les causes de « l’impasse » dans laquelle se trouvent le Rwanda et le
Burundi. Selon lui, invoquer des clivages ethniques anciens ne suffit pas à expliquer les
crises d’août 1993 au Burundi et d’avril 1994 au Rwanda. Les enjeux de ces crises
comportent également une dimension moderne. L’ethnisme est en effet utilisé comme
un outil de mobilisation politique par des dirigeants qui manquent de légitimité
populaire et redoutent de perdre le contrôle du pouvoir d’Etat, lequel constitue
quasiment la seule source d’enrichissement dans des pays extrêmement pauvres. Pour E.
Heuse, « les détenteurs du pouvoir qui voyaient leurs privilèges menacés par la
démocratisation ont préféré précipiter leur pays dans l'horreur des massacres qu'ils
sont les premiers à dire « interethniques », plutôt que de devoir se conformer à la règle
de l'alternance politique ». Les dirigeants politiques rwandais et burundais sont ici
désignés comme les principaux responsables des massacres « interethniques » qui
n’avaient rien de spontané.
Quant à Jean-Claude Willame, dont nous avons étudié les thèses sur la crise
rwandaise dans un chapitre précédent, il signe le 2 mai un article plus « philosophique »
qu’historique. Il s’agit, selon son titre, de « comprendre les violences africaines » qui
sont ainsi supposées avoir des racines communes au-delà des différentes histoires
nationales des pays africains, et être différentes des violences qui surviennent dans
d’autres contextes géographiques. Pour J.-C. Willame, la particularité de l’Afrique
réside dans le fait que l’Etat n’y a pas acquis le monopole de la violence légitime, à
l’inverse de l’Europe. Cela s’expliquerait, entre autres, par le fait que durant l’ère
coloniale, l’Etat moderne se constitua avant tout comme un instrument sans légitimité
de domination de la population autochtone. Or écrit l’auteur, « en l'absence d'un
souverain, individuel (le prince) ou collectif (la nation, le peuple), la violence est restée
un « fait privé » légitimé socialement ». D’autre part, les rites traditionnels qui avaient
pour fonction de réguler les « cycles de violence vindicative » de la société agropastorale furent interdits par le pouvoir issu de la « révolution sociale » de 1959, ce qui
aurait contribué à laisser libre cours à une violence incontrôlée. Enfin, la situation de
« sursaturation démographique », le manque de terres et l’absence de perspectives pour
la jeunesse, achèveraient d’expliquer les racines de la crise rwandaise.
Cet article de J.-C. Willame, qui expose des idées très générales sur les causes de
la violence en Afrique, semble présupposer l’existence d’une tendance des sociétés
humaines à la violence, en l’absence de régulation par un Etat légitime et fort. Il s’agit
donc d’une réflexion personnelle et philosophique de l’auteur plus que d’une analyse
des causes et des modalités de la crise rwandaise, qui ne sont pas précisément abordées,
si ce n’est par la mise en cause de la colonisation et de la « révolution » de 1959 qui
seraient à l’origine des violences entres Hutu et Tutsi.
- Les belligérants : le FPR :
Deux interviews de dirigeants du FPR ou de l’opposition sont publiées par le
quotidien en avril et en mai. Le premier est un entretien avec Denis Polisi, l’un des viceprésidents du FPR, présent à Bruxelles le 16 avril. Il se prononce pour le maintien des
casques bleus au Rwanda, afin que ceux-ci continuent à remplir leur rôle d’observateurs
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et « puissent se rendre compte que nous [le FPR], nous tenons nos promesses ». Alors
que le journaliste, Christophe Lamfalussy, évoque les risques de vengeance des soldats
rebelles s’ils parviennent au pouvoir, Denis Polisi assure que la justice prévaudra et que
les responsables des massacres seront jugés. Le journaliste remarque : « cela demande
une discipline très forte au sein du FPR... ». Le représentant de la guérilla confirme
l’existence d’une telle discipline, et affirme que les soldats du FPR avaient accepté de
reculer en 1993 alors qu’ils pouvaient prendre la capitale, afin de respecter les accords
de paix. Ce thème de la discipline et du professionnalisme censés caractériser les soldats
du FPR revient fréquemment dans ce quotidien et dans d’autres, comme nous aurons
l’occasion de le vérifier. Cette réputation fut pourtant contredite par certains
observateurs, qui accusèrent le FPR de s’être rendu coupable de tueries arbitraires lors
de sa conquête du sud du pays.
Le second article, paru le 13 mai, est un entretien de Marie-France Cros avec
Faustin Twagiramungu, chef du MDR et premier ministre désigné par les accords
d’Arusha. F. Twagiramungu fut ensuite nommé par le FPR victorieux pour former le
premier gouvernement de transition. A l’instar du FPR, il juge impossible de négocier
avec le gouvernement intérimaire « parce qu’il a appelé aux massacres et parce qu’il
est illégal ». Pour le leader du MDR, après le massacre des principales figures de
l’opposition rwandaise, « il y a un vide politique effrayant : il n’y a que le FPR et les
tueurs ». En effet, les forces armées rwandaises et la gendarmerie sont demeurées
« spectatrices » des massacres, qui ont été exécutés par les milices « sur ordre » du
MRND, le parti du président assassiné Habyarimana.
Le gouvernement intérimaire et les milices, avec la complicité des FAR, sont
clairement désignés comme organisateurs et exécutants des massacres. Le FPR quant à
lui, présenté comme un mouvement discipliné et qui respecte la légalité constituée par
les accords d’Arusha bien qu’il soit un mouvement « rebelle », apparaît comme le
dernier recours y compris pour l’opposition intérieure. De plus, contrairement à ses
confrères de La Croix, du Soir ou plus encore du Monde, La Libre Belgique n’a jamais
accordé d’interview ou de tribune libre à un représentant du gouvernement intérimaire
ou des FAR. Il semble que dès le début de la crise, ceux-ci soient considérés par le
quotidien comme responsables des massacres, et qu’à ce titre ils ne bénéficient
d’aucune légitimité.
- Les religieux :
Le premier « point de vue » de représentants religieux publié par le quotidien est
une lettre des évêques de Belgique à propos des événements du Rwanda, reproduite
intégralement dans l’édition du 16 avril. Dans cette lettre, sans désigner les responsables
des massacres, les évêques évoquent une « folie meurtrière collective » ou encore un
« désir de vengeance et [un] instinct de tuer ». Ils présentent leurs condoléances aux
familles des victimes belges et rwandaises, saluent le travail des soldats qui ont évacué
les ressortissants étrangers et encouragent les religieux sur place à garder « courage et
espoir ». Les massacres apparaissent ainsi comme nés spontanément d’une fureur
collective, à laquelle aucune explication n’est donnée. Pourtant, dix jours après le début
des massacres, les deux quotidiens belges étudiés commencent déjà à évoquer la
préméditation et l’organisation des massacres parfois qualifiés de « génocide », dont les
organisateurs et les exécutants sont clairement identifiés. Les évêques belges se gardent
dans cette lettre de désigner des coupables ; ce faisant ils accréditent la thèse du
gouvernement intérimaire qui parle de colère spontanée de la population après
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l’assassinat de « son » président. D’autre part, contrairement à ce que nous avons pu
relever dans de nombreux « points de vue » religieux publiés par le quotidien catholique
français La Croix, les événements rwandais ne semblent pas entraîner d’interrogation de
la part des évêques sur la manière dont le pays fut évangélisé par exemple. En tous cas,
cela n’apparaît pas dans cette lettre.
Le second « point de vue » est celui d’un prêtre burundais, directeur d’un collège
Don Bosco à Kigali, qui a finalement dû fuir le Rwanda. Il s’agit avant tout d’un
témoignage qui relate les incursions des FAR dans le collège et les tueries qu’ils y ont
commises. Selon ce prêtre les accords d’Arusha octroyaient trop de postes au FPR, ce
qui contribua à accroître la tension. D’autre part, il affirme que dans les quartiers qu’il
contrôle, le FPR « nettoie » aussi. Cette affirmation ne semble cependant pas reposer
sur des faits directement observés par Léopold Myriango, contrairement aux assassinats
perpétrés par les militaires auxquels il a lui-même assisté.
- Responsable belge :
Bien que seul un homme politique belge ait publié une tribune dans ce quotidien,
il faut dire quelques mots de cet article. L’auteur n’est pas membre du gouvernement et
n’occupe pas de responsabilité directe dans la politique de la Belgique au Rwanda ;
Ernest Glinne est député européen et se présente lui-même comme un « tiers-mondiste »
depuis toujours. Son article du 30 mai dénonce l’hypocrisie de la communauté
internationale qui, après avoir armé les belligérants du conflit rwandais et laissé se
dérouler les massacres, va peut-être entreprendre une opération humanitaire. L’auteur
désigne plusieurs pays, coupables selon lui d’avoir fourni des armes au régime
d’Habyarimana, et dénonce particulièrement « les français (...) profiteurs peu
scrupuleux ». Par contre, il se félicite de l’attitude de la Belgique, qui serait la seule à
avoir refusé toute livraison d’armes au Rwanda : « la France, l'Égypte et l'Afrique du
Sud ont choisi le camp de M. Habyarimana ; les autres ont approvisionné les
belligérants les plus antagonistes. La Belgique a respecté sa politique de neutralité,
s'est strictement limitée à l'évacuation de ses ressortissants et d'autres Rwandais
menacés ». Enfin, l’auteur s’interroge sur l’efficacité de l’aide humanitaire, dont il
estime qu’elle se trouve en grande partie détournée par des régimes tyranniques et
« sanguinaires » qu’elle contribue ainsi à entretenir.
Nous verrons ensuite lors de l’analyse du contenu des articles de fond publiés
par le quotidien que cette attitude extrêmement critique à l’égard de la France,
accompagnée de la délivrance d’un satisfecit à la Belgique, fut également la plus
couramment adoptée par les journalistes belges de La Libre Belgique comme par ceux
du Soir.
- Courriers des lecteurs :
Le quotidien a publié au total 13 courriers de lecteurs, dont 7 au mois d’avril.
Ces 7 premiers courriers traitent tous, directement ou indirectement, de la mort des dix
paras belges au Rwanda. Ils expriment une opinion sur les missions de l’ONU en
général ou sur les opérations d’évacuation des ressortissants belges par exemple.
Plusieurs de ces courriers contiennent une défense de l’action du gouvernement belge,
voire de la reconnaissance de la part de personnes rapatriées envers les autorités. Par
exemple, deux médecins rapatriés témoignent le 25 avril pour s’opposer aux critiques
qui furent parfois adressées aux responsables belges de l’évacuation des ressortissants :
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« nous avons été impressionnés par le sérieux et la disponibilité de tous ceux desquels
nous avons dépendus ». Le 19 mai, un autre lecteur prend la défense de l’ambassadeur
belge à Kigali, Johan Swinnen, qui fut également mis en cause : « j’ai été impressionné
par sa personnalité et son sens du devoir ». Cependant, plusieurs courriers dénoncent
l’attitude des autorités belges. Ainsi, le 26 avril, un lecteur s’exclame : « envoyer nos
soldats à l’étranger (...) sans s’assurer complètement des moyens d’évacuation rapide
(...) est criminel ! ». Trois jours plus tard, un autre lecteur déclare que, selon lui, « les
autorités politiques - qu’elles soient belges ou onusiennes - ont failli ».
Globalement, il y a autant de courriers critiques envers les autorités belges que
de courriers qui défendent l’action du gouvernement. D’autre part, si l’appréciation des
lecteurs varie quant à la politique menée par la Belgique, il ne s’en trouve aucun pour
défendre l’ONU, très souvent mise en cause. Le 25 avril, un lecteur se dit choqué de
l’ordre donné aux casques bleus de ne pas faire usage de leurs armes pour empêcher les
massacres. Il dénonce un renversement des valeurs quand il s’agit de l’Afrique ou d’un
pays pauvre en général : « selon le sol que vous foulez, vous pouvez être soit condamné
pour « non assistance à personne en danger », soit condamné pour avoir assisté une
personne en danger de mort, alors que vous aviez l’obligation de rester « passif », bien
qu’armé jusqu’aux dents ! ». Le 3 mai, un autre lecteur dénonce les priorités de l’ONU,
en comparant les moyens déployés pour la guerre du Golfe et l’inaction face à un
génocide au Rwanda : « dans le Golfe, pour du pétrole (soyons réalistes...) on a utilisé
les grands moyens. Ici, l’ONU reste sans réaction ou presque, pour sauver des vies qui
valent plus que du pétrole ». Comme dernier exemple de ces mises en cause de l’ONU,
on peut citer la publication d’un poème composé par un lecteur et accompagné de ce
commentaire de l’auteur : il s’agit d’un « hommage à l’esprit de décision de nos
hommes et de notre gouvernement, mais c’est une colère contre l’ONU (...) » (26 avril).
D’autre part, il faut relever que plusieurs lecteurs se prononcent en faveur d’une
intervention militaire pour mettre fin aux massacres ou de missions humanitaires
d’assistance aux réfugiés et que, par ailleurs, aucun n’exprime l’idée selon laquelle il
faudrait laisser les pays africains résoudre eux-mêmes leurs problèmes, au contraire de
certains lecteurs du Figaro. Le 3 mai, un lecteur affirme qu’il est du devoir de la
communauté internationale d’intervenir pour stopper le « génocide » et en juger les
responsables. Comparant implicitement le génocide au Rwanda à l’Holocauste, il
s’interroge : « Va-t-on attendre 50 ans pour juger les Touvier africains ? ». Puis il
ajoute : « la Belgique, en tant qu’ancienne puissance coloniale, doit intervenir ». Un
mois plus tard, le 1er juin, un lecteur se montre quelque peu choqué du fait
qu’apparemment il n’y ait pas de personnel humanitaire belge dans l’immense camp de
réfugiés de Benaco, en Tanzanie. Selon lui, il serait du devoir de la Belgique d’envoyer
des volontaires pour aider ces centaines de milliers de réfugiés rwandais dans la
détresse. Il interpelle ainsi le gouvernement au nom des valeurs chrétiennes : « M. Claes
et les autres autorités gouvernementales auraient-ils donc si peu de cœur et d’esprit
chrétien (...) ? ».
Le courrier des lecteurs publié par La Libre Belgique illustre bien les débats et
les divergences d’appréciation sur la politique menée par la Belgique au Rwanda. La
majorité des courriers traite d’ailleurs de la question des casques bleus, des
responsabilités dans la mort des dix paras et des modalités des missions de l’ONU. Tous
les lecteurs qui évoquent cette organisation internationale se montrent très critiques.
Enfin, les lecteurs publiés par ce quotidien sont plutôt interventionnistes et dénoncent
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l’inaction face au génocide. On ne trouve parmi ces courriers ni volonté de mettre fin à
toute action en Afrique sous prétexte que cela ne concerne pas la Belgique, ni
considérations paternalistes sur l’Afrique en général.
En conclusion, les « points de vue » publiés par La Libre Belgique dénoncent
très souvent l’inaction de la communauté internationale. D’autre part, les deux
interviews d’un représentant du FPR et du futur premier ministre désigné par ce
mouvement semblent témoigner du crédit accordé par le quotidien aux combattants
rebelles. Ceux-ci apparaissent comme disciplinés et respectueux des accords de paix
signés, tandis que le gouvernement intérimaire serait illégal et disqualifié par son rôle
dans l’organisation des massacres. Toutefois, les deux « points de vue » de religieux
publiés par le quotidien doivent inciter à nuancer ce propos. En effet, la lettre des
évêques se refuse à identifier des responsables, ce qui l’amène à parler de « folie
collective ». C’est le seul point de vue qui, dans ce quotidien, défend une telle
interprétation des événements. Quant au témoignage du prêtre burundais, il met en
cause le FPR, accusé d’exactions. Enfin, de nombreux auteurs ou lecteurs s’insurgent
contre la passivité de la communauté internationale et se prononcent pour une
intervention en vue de stopper les massacres et de porter assistance aux réfugiés. Il ne
s’agit toutefois aucunement d’un soutien à l’opération Turquoise. En effet, tous ces
points de vue ont été publiés avant le 15 juin, et donc avant que la France annonce le
déploiement de ses troupes au Rwanda.
2-5- L’analyse des articles « de fond »
Pour chaque quotidien l’analyse des articles de fond consistera, dans un premier
temps, à relever les lieux depuis lesquels sont écrits les articles lorsqu’ils ne sont pas
rédigés depuis Paris (pour les quotidiens français) ou Bruxelles (pour les quotidiens
belges). Dans un second temps, il s’agira d’analyser les articles écrits par les deux ou
trois principaux journalistes de chaque quotidien. Nous tenterons enfin de fournir
quelques éléments d’analyse des articles publiés par les autres journalistes en relevant
notamment, quand il y a lieu, les divergences d’interprétation de la crise qui peuvent
exister entre journalistes d’un même quotidien.
Dans la première partie, nous mesurerons la part des articles écrits par des
correspondants ou des envoyés spéciaux sur place, celle des articles écrits depuis
différents pays d’Afrique hors Rwanda et de différents pays du monde, par rapport aux
articles rédigés depuis Paris ou Bruxelles. D’autre part, sur les articles écrits au
Rwanda, il sera intéressant de localiser les villes ou la région concernée et de déterminer
si, au moment où l’article fut écrit, elles se situaient dans une zone contrôlée par le
gouvernement intérimaire ou par le FPR. En effet, cela pourra nous donner une
première indication sur le point de vue duquel chacun des cinq quotidiens se place et sur
les sources auxquelles il se réfère, même si ces premiers éléments devront évidemment
être confirmés par l’analyse du contenu des articles pour être validés et correctement
interprétés.
Pour plus de lisibilité, nous avons eu recours dans les tableaux à des abréviations
pour préciser par qui sont tenues les villes ou zones du Rwanda depuis lesquelles sont
rédigés les articles, au moment de leur rédaction :
- ZGIR : zone tenue par les forces gouvernementales, les FAR et les milices
- ZFPR : zone tenue militairement par le FPR
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- ZT : zone couverte par l’opération Turquoise, où les troupes françaises sont déployées.
Il s’agit donc également de zones que le FPR n’a pas conquises et où l’autorité des
représentants du gouvernement intérimaire continue de s’exercer, même si la présence
française a parfois contribué à mettre fin à l’organisation de massacres.
Dans la seconde étape, pour chacun des principaux journalistes de chaque
quotidien, nous avons procédé au recensement des personnes et organismes cités dans le
sous-corpus que représente l’ensemble des articles qu’ils ont signés. L’objectif de ce
travail est d’obtenir, de la même manière que pour l’ensemble du corpus, des
indications sur les références privilégiées de chacun de ces journalistes et sur leurs
orientations. Par ailleurs, nous reproduisons en annexe8 certains de leurs articles
respectifs comme illustration des observations générales que nous allons formuler sur
leur couverture des événements.
2-5-1- L’analyse des articles de fond publiés par Le Monde
Les lieux depuis lesquels sont rédigés les articles
Dates
1 au 15 avril
er
16 au 30 avril
1er au 15 mai
16 au 31 mai
8
Lieu
08/04 : Nairobi (Kenya)
09/04 : Bruxelles
11/04 : Washington
12/04 : Kigali ( ZGIR)
13/04 : Kigali ( ZGIR)
14/04 : Kigali ( ZGIR)
15/04 : Kigali ( ZGIR)
15/04 : New York
15/04 : Genève
16/04 : Kigali ( ZGIR puis ZFPR)
23/04 : New York
29/04 : Nairobi (Kenya)
29/04 : Nairobi (Kenya)
02/05 : New York
03/05 : Nairobi (Kenya)
04/05 : Rusumo (frontière rwandotanzanienne, ZFPR)
07/05 : Nairobi (Kenya)
09/05 : Cité du Vatican
10/05 : Cité du Vatican
12/05 : Genève
12/05 : Kigali (ZGIR)
13/05 : Byumba (ZFPR)
16/05 : Kigali (ZGIR)
17/05 : Kigali (ZGIR)
18/05 : New York
25/05 : New York
26/05 : Genève
28/05 : Gitarama (ZGIR)
Auteur
Jean Hélène
Jean de la Guérivière
Sylvie Kaufmann
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Isabelle Vichniac
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Jean Hélène
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Henri Tincq
Henri Tincq
Isabelle Vichniac
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Afsané Bassir Pour
Isabelle Vichniac
Corine Lesnes
Voir Annexe 3
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er
1 au 15 juin
16 au 30 juin
1er au 15 juillet
30/05 : Kabgayi (ZGIR)
02/06 : Nyarubuye (ZFPR)
06/06 : Kigali (ZFPR puis ZGIR)
08/06 : Nyanza (ZFPR)
08/06 : Tambwé (ZFPR)
09/06 : New York
11/06 : Ngara (frontière tanzanienne)
18/06 : Kabale (avec la Monuor)
18/06 : Washington
18/06 : Bruxelles
20/06 : Bruxelles
22/06 : Bruxelles
22/06 : New York
23/06 : Bruxelles
23/06 : New York
23/06 : Goma (Zaïre, ZT)
24/06 : New York
24/06 : New York
Corine Lesnes
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Corine Lesnes
Jean Hélène
Sylvie Kaufmann
Jean de la Guérivière
Jean de la Guérivière
Jean de la Guérivière
Afsané Bassir Pour
Jean de la Guérivière
Afsané Bassir Pour
Jean Hélène
Afsané Bassir Pour
Afsané Bassir Pour et
Alain Frachon
Afsané Bassir Pour et
24/06 : Washington
Alain Frachon
Jean Hélène
27/06 : Kirambo (ZT)
Alain Frachon
27/06 : Washington
27/06 : Rome
une correspondante
27/06 : Berlin
Henri de Bresson
28/06 : Goma (Zaïre, ZT)
Corine Lesnes
29/06 : Goma (Zaïre, ZT)
Corine Lesnes
9
29/06 : Kigali et Mulindi (ZFPR)
Frédéric Fritscher
Corine Lesnes
30/06 : Gisenyi (ZGIR)
Corine Lesnes
01/07 : Gishyta (ZT)
Frédéric Fritscher
01/07 : Kigali (ZGIR)
Jean de la Guérivière
01/07 : Bruxelles
02/07 : Genève
Isabelle Vichniac
02/07 : Kigali (ZGIR)
Frédéric Fritscher
02/07 : Bukavu (frontière zaïroise, Corine Lesnes
ZT)
04/07 : Bissessero (ZT)
Corine Lesnes
05/07 : Butare (ZT)
Corine Lesnes
Jean-Pierre Langellier
05/07 : Londres
05/07 : Kigali (ZGIR)
Frédéric Fritscher
10
Frédéric Fritscher
05/07 : Kigali
06/07 : Gikongoro (ZT)
Corine Lesnes
06/07 : Kigali (ZGIR)
Frédéric Fritscher
9
Cet article est identifié comme écrit « depuis Kigali », mais dans le corps de l’article l’auteur explique
qu’il a interviewé Alexis Kanyarengwe à Mulindi, quartier général du FPR, et la première partie de
l’article relate cette interview.
10
Cet article est un portrait de Philippe Gaillard, qui dirigea le CICR à Kigali durant tout le génocide.
L’hôpital du CICR se trouvait en zone gouvernementale, mais dans cet article qui fait le récit de trois
mois d’action humanitaire de Philippe Gaillard, on ne peut déterminer depuis quelle zone il fut rédigé.
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06/07 : New York
07/07 : Gikongoro (ZT)
07/07 : Kigali (ZFPR)
08/07 : Kigali (ZFPR)
09/07 : Goma (Zaïre, ZT)
11/07 : Butare (ZFPR)
12/07 : Naples
13/07 : Goma (Zaïre, ZT)
13/07 : New York
13/07 : New York
13/07 : Genève
14/07 : Genève
Afsané Bassir Pour
Corine Lesnes
Frédéric Fritscher
Frédéric Fritscher
Corine Lesnes
Frédéric Fritscher
Jean-Pierre Langellier
Corine Lesnes
Afsané Bassir Pour et
Alain Frachon
Afsané Bassir Pour et
Alain Frachon
Isabelle Vichniac
Isabelle Vichniac
Au total, 81 articles de fond sur 139, soit près de 60 %, ont été écrits depuis un
pays étranger. Parmi eux, 46 furent rédigés depuis le continent africain dont 33 depuis
le Rwanda, 5 depuis Nairobi au Kenya, et 6 depuis Goma au Zaïre, où se situait la base
arrière de l’opération Turquoise. Par ailleurs, 19 articles proviennent de différents pays
européens, et seize des Etats-Unis (New York ou Washington).
Parmi les articles écrits depuis le Rwanda la majorité, soit 16 d’entre eux, le
furent depuis la zone contrôlée par le gouvernement intérimaire. Six autres furent
rédigés depuis la zone contrôlée à partir de la fin juin par les soldats français de
l’opération Turquoise, soit une zone non conquise par le FPR et où se maintenait dans
une certaine mesure l’autorité du gouvernement intérimaire. Enfin, seuls 10 articles
proviennent de la zone contrôlée par le FPR.
D’autre part, à partir du 23 juin, douze articles sont écrits depuis des localités
rwandaises ou depuis la ville zaïroise de Goma, toutes situées dans la zone Turquoise.
Durant cette période et jusqu’au 15 juillet, les articles rédigés depuis la zone du
gouvernement intérimaire reconnu responsable du génocide par la communauté
internationale et alors en déroute demeurent plus nombreux que ceux écrits depuis la
zone FPR même si l’équilibre est presque atteint.
Les articles écrits depuis le Rwanda représentent donc moins d’un quart du total
des articles de fond. De plus, la moitié d’entre eux furent rédigés entre le 16 juin et le 15
juillet, soit au moment du déploiement de l’opération Turquoise. Durant cette période
d’un mois, 16 articles sont écrits depuis le Rwanda contre seulement 8 en un mois et
demi entre le 16 avril et le 31 mai. Ce calcul constitue un nouvel élément à l’appui de ce
qui nous semble être une hypothèse majeure de ce travail : la couverture de la crise
rwandaise par la presse dépendit davantage de l’implication de l’Etat français (ou belge)
dans les événements, que de la gravité de la situation au Rwanda. Certes, ces chiffres
s’expliquent également par la difficulté d’effectuer des reportages depuis le Rwanda
durant une période où les armées occidentales chargées d’évacuer leurs ressortissants se
sont retirées, de même que la majorité des forces de l’ONU. La possibilité pour des
journalistes de travailler avec un minimum de protection est alors très faible. Toutefois,
le fait que l’intérêt des quotidiens belges pour les événements rwandais soit à la même
époque significativement plus important, montre que cette explication n’est pas
suffisante.
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D’autre part, la proportion importante des articles écrits depuis la zone contrôlée
par le gouvernement intérimaire semble indiquer une tendance du quotidien à se référer
davantage à celui-ci. Nous avions déjà relevé que Le Monde était le journal qui se
référait proportionnellement le moins au FPR, même si globalement il le cita davantage
que le gouvernement intérimaire. A présent, il va falloir mesurer l’impact des lieux
depuis lesquels écrivent les envoyés spéciaux sur le contenu de leurs reportages et
analyses. En ce qui concerne Le Monde, nous chercherons à savoir si le fait que ses
envoyés spéciaux se soient trouvés le plus souvent en zone gouvernementale a influencé
leur interprétation des événements.
L’analyse des articles des principaux journalistes
Les deux principaux journalistes du Monde furent respectivement Jean Hélène
(22 articles) et Corine Lesnes (18 articles). Le premier fut le principal envoyé spécial du
quotidien au Rwanda et dans les pays voisins jusqu'à la mi-juin avant d’être remplacé,
précisément au moment du déploiement de l’opération Turquoise, par Corine Lesnes ou
encore Frédéric Fritcher. Après avoir étudié précisément les articles signés par Jean
Hélène et Corinne Lesnes, nous fournirons également des indications sur les articles des
autres journalistes du quotidien, en particulier Afsané Bassir Pour, Frédéric Fritcher ou
Jacques Isnard, qui ont tous écrit au moins dix articles durant la période. Nous aurons
ainsi une vue d’ensemble assez précise du contenu des articles de fond publiés par le
quotidien, de l’évolution des contenus durant la période, et de leur éventuelle
hétérogénéité en fonction des journalistes.
- Jean Hélène :
Tableau exhaustif des personnes et organismes cités par Jean Hélène
ONU,
communauté
internationale
Dallaire
MINUAR
MONUOR
HCR :3
ONU : 2
Ayala Lasso
Museveni : 2
Diplomates :2
GIR,
milices
FAR, FPR
Kambanda
Ambassadeur
en Belgique
GIR : 2
1 diplomate
Bizimungu :2
1 gendarme
R. Kajuga : 2
1 conseiller de
Kajuga
Officiels : 2
1
conseiller
communal
Bourgmestre de
Kirambo
Radio nationale
FAR
Milicien
Soldat
13 citations 19 citations
(ONU : 9)
ONG
Responsables
français
Spécialistes
Religieux
Autres
Muhabura :2
Dusaidi
Rudasingwa
1 porte-parole
Responsables :
2
Officier : 2
Soldat :3
1 partisan du
FPR
CICR : 10
Capitaine
MSF
Gillier
responsables
Juppé
humanitaires :
2
1
infirmière
hollandaise
JP Chrétien
Père
Stanislas :
2
Père
Wenceslas
:2
Père Vito
Pasteur de
Kirambo
1 séminariste
rescapés
tutsi :7
villageois ou
réfugiés
hutu :8
observateurs
:3
témoins :2
homme
d’affaire :1
commerçant
pakistanais :
1
1 pilote
1 habitant de
Kigali
13 citations
14 citations
1 citation
7 citations
24 citations
2 citations
Il faut d’abord remarquer que la proportion entre les citations du FPR et celles
du gouvernement intérimaire se trouve quasiment inversée par rapport à celle que nous
avions calculée pour l’ensemble du quotidien. Tandis que, globalement, Le Monde a cité
le FPR 1, 65 fois plus que le GIR, Jean Hélène s’est référé presque 1,5 fois plus au
gouvernement intérimaire qu’au mouvement rebelle. Certes, dans l’ensemble du
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quotidien c’est essentiellement durant la première quinzaine de juillet que la proportion
devient très favorable au FPR. Or le dernier article de Jean Hélène date du 27 juin.
Cependant, même si l’on considère la période du 1er avril au 30 juin, Le Monde a cité le
mouvement rebelle 1,3 fois plus que son adversaire, de sorte que la remarque demeure
pertinente. Nous constaterons, en analysant le contenu des articles de Jean Hélène, que
le fait qu’il se réfère davantage au gouvernement intérimaire traduit effectivement une
orientation plutôt défavorable au FPR ainsi qu’une certaine tendance à citer, sans s’en
distancier suffisamment, les arguments du gouvernement intérimaire.
Si l’on poursuit la comparaison entre les références de Jean Hélène et celles du
quotidien, il faut observer que le principal envoyé spécial du Monde n’a pratiquement
pas cité les responsables français, qui constituaient pourtant la seconde catégorie de
référence du journal tout juste derrière la communauté internationale. Plus encore que
pour la remarque précédente, ce phénomène peut sans doute s’expliquer par le fait que
Jean Hélène n’a quasiment pas couvert l’opération Turquoise, alors que c’est au
moment de celle-ci que les responsables politiques et militaires français furent
abondamment cités. D’autre part, la plupart des articles de Jean Hélène furent des
reportages réalisés depuis le Rwanda ou les pays voisins. Or, sauf durant l’opération
Turquoise, ce n’est pas dans ce type d’articles que sont relatées le plus souvent les
réactions des hommes politiques nationaux aux événements rwandais.
Nous allons à présent tenter d’analyser le contenu des articles de Jean Hélène.
Comme nous l’avons souligné, la plupart de ses articles sont des reportages et il est rare
d’y trouver une analyse historique de l’histoire rwandaise. Toutefois, lorsque dans son
article du 29 avril Jean Hélène évoque la théorie « hamitique », dominante à l’époque
coloniale, il la commente de la manière suivante : « cette théorie coloniale, permettant
d’expliquer selon la mentalité et les préjugés de l’époque, l’existence de royaumes bien
organisés au cœur du pays « nègre » n’a jamais pu être prouvée. (...) les historiens ont
écrit une histoire à leur convenance ». Autrement dit, il réfute une analyse
« historique » essentiellement idéologique, marquée par les préjugés de l’époque
coloniale et apparemment dépourvue de base scientifique. De façon générale, les
analyses historiques fournies par le quotidien rejettent cette théorie et stigmatisent à
plusieurs reprises la colonisation pour son rôle dans la surimposition du clivage
ethnique au Rwanda.
D’autre part, les reportages de Jean Hélène se caractérisent par une tendance à
mettre sur le même plan les exactions commises par le FPR au cours de sa conquête du
pays, et le massacre organisé de la population tutsi par les autorités du gouvernement
intérimaire. Si ses articles décrivent l’horreur des massacres perpétrés à Kigali et à
travers tout le Rwanda ils ne permettent guère, le plus souvent, de se rendre compte que
d’un côté le gouvernement et les milices commettent un génocide contre les Rwandais
tutsi, tandis qu’un crime de même nature à l’encontre des Hutu ne peut être imputé au
FPR. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait fallu attendre le 8 juin pour que Jean Hélène
finisse par qualifier de « génocide » les massacres perpétrés par le camp
gouvernemental. Globalement, les journalistes du quotidien ont commencé à reprendre
ce terme à leur compte à partir du 18 mai, Daniel Schneidermann étant le premier ce
jour-là à évoquer un « génocide ». Ce terme était déjà apparu deux fois au mois d’avril,
dans les contributions de deux auteurs extérieurs à la rédaction du quotidien qui
évoquaient la possibilité d’un « génocide » si aucune action n’était entreprise pour
enrayer les massacres.
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Par contre, si Jean Hélène se refuse pendant deux mois à parler de génocide ou
de massacres systématiques de la population civile tutsi, il évoque fréquemment dans
ses articles ce qu’il nomme la stratégie « d’infiltration » du FPR. D’autres journalistes,
dans d’autres quotidiens, décrivent eux aussi cette tactique du mouvement rebelle qui
chercherait à se fondre dans la population civile. Mais chez Jean Hélène, il s’agit d’un
véritable leitmotiv, qui semble accréditer les thèses du gouvernement intérimaire selon
qui l’ « autodéfense » de la population face à ces infiltrations constitue l’une des
explications des massacres commis par les milices voire par l’armée. Le 15 avril, dans
un reportage depuis la capitale Kigali, le journaliste écrit : « deux jeunes gens,
absolument terrorisés, nous appellent à voix basse : " Les militaires sont là ! Ils
fouillent la maison, aidez-nous ! " S'agit-il de partisans du FPR ou de personnes
menacées, comme il y en a tant dans Kigali (...) ? ». Deux jours avant, il expliquait ainsi
la tactique du FPR : « il semble que la stratégie du FPR est d'infiltrer ses hommes, par
petits groupes très dispersés, dans différents quartiers, à partir de leur " caserne " de
l'ancien parlement, et d'ouvrir le feu pour donner l'impression que les renforts sont déjà
dans Kigali. Entreprise risquée, voire suicidaire, car les commandos Inkotanyi doivent
se fondre dans la population, qui leur est totalement hostile. S'ils sont découverts, ils
n'échappent pas à la mort ». Selon cette analyse, il semble que les personnes
assassinées le soient en raison de leur appartenance au mouvement rebelle, et donc pour
des raisons politiques dans le contexte d’une terrible guerre civile, mais non en raison
de leur identité « ethnique ». La suite de la citation, dans laquelle Jean Hélène reprend à
son compte une information gouvernementale sans émettre le moindre doute sur le fait
que les victimes étaient effectivement des combattants « infiltrés », confirme cette
impression : « de source gouvernementale, on indique que " huit éléments FPR ont été
tués par la population dimanche, du côté de la route de Byumba, ainsi que quelques
autres qui s'étaient retranchés dans une usine de plastique à Gikondo ».
L’invocation récurrente de l’infiltration des combattants du FPR tend ainsi à
masquer le caractère systématique des massacres contre la population civile. Ce trait est
renforcé par le fait que dans la plupart des articles, aucune distinction nette n’est opérée
entre les crimes commis par le FPR et le génocide dont se rendent coupables les milices
et l’armée gouvernementale. Par exemple, le 4 mai, Jean Hélène écrit à propos des
réfugiés hutu : « chassés par les massacres perpétrés par l'armée gouvernementale (en
majorité hutue) et les rebelles du front patriotique rwandais (FPR, en majorité tutsis),
250 000 civils ont franchi la frontière tanzanienne ». Les civils semblent pris en étau
entre deux armées également coupables de massacres. Plus encore, la suite de l’article
incrimine en premier lieu le FPR : « dimanche, une cinquantaine de réfugiés de Benaco
ont tout de même décidé d'aller voir de l'autre côté. Mais la grande majorité a trop peur
de se " faire massacrer par le FPR ", selon le HCR ». D’autres articles évoquent cette
peur des massacres du FPR parmi les réfugiés ou la population hutu en général. Or, si
de tels massacres se sont effectivement produits à différentes reprises, il faut noter que
cette crainte fut également alimentée par la propagande gouvernementale et que la
plupart de ces réfugiés n’ont pas assisté eux-mêmes aux massacres dont ils parlent. De
plus, bien qu’il remarque qu’une partie des réfugiés ait dus être désarmés lors de leur
entrée dans les camps, ce qui signifie que certains d’entre eux ont probablement
participé aux massacres, Jean Hélène ne met pas en doute leurs accusations contre le
FPR, qui peuvent pourtant apparaître comme un moyen de se disculper. Le fait que Jean
Hélène ait dénoncé les exactions voire les massacres commis par le FPR, alors que
beaucoup d’autres journalistes ont donné du mouvement rebelle l’image peu fidèle à la
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réalité d’une guérilla respectueuse des civils, ne peut certes pas lui être reproché, bien
au contraire. Pour autant, la tendance à mettre sur le même plan les crimes du FPR et le
génocide commis par les forces gouvernementales a contribué, elle aussi, à construire
une image déformée de la crise rwandaise.
D’autre part, si les tueries commises par les miliciens Interahamwe sont
régulièrement évoquées dans les articles de Jean Hélène, l’envoyé spécial cherche à
plusieurs reprises à établir une distinction entre les milices, supposées plus ou moins
incontrôlées, et le gouvernement intérimaire et les FAR. Le 12 avril, citant le Premier
ministre Jean Kambanda, Jean Hélène écrit : « des patrouilles militaires ont commencé
à restaurer l’ordre », alors même que les massacres font des milliers de morts rien que
dans la capitale, sans que les militaires cherchent à s’y opposer à de rares exceptions
près qui relèvent de toutes façons d’initiatives individuelles. De même, il affirme le
lendemain que « des observateurs font état d’une progressive restauration de l’ordre
grâce à la gendarmerie, plus légaliste ». Le 15 avril, il insiste en écrivant que « la fièvre
des massacres et des pillages semble être cependant retombée ». Alors qu’au même
moment les quotidiens belges notamment décrivent l’extension des massacres, les
articles de Jean Hélène donnent l’impression d’un progressif apaisement. De plus, ils
laissent penser que les massacres furent le fait d’éléments incontrôlés, face auxquels
militaires et gendarmes tentent de s’interposer.
Cette orientation ne se limite pas aux premiers jours du génocide, mais se trouve
au contraire maintenue au moins jusqu'à la fin du mois de mai, alors que les massacres
se poursuivent depuis des semaines dans l’ensemble du pays sans qu’il soit possible
d’en ignorer les responsables. Le 16 mai, Jean Hélène donne la parole au chef d’étatmajor des FAR, Augustin Bizimungu, qui tente de justifier l’inaction de l’armée
rwandaise face aux massacres : « nous avons dû faire un choix. Le FPR nous a attaqué
le 7 avril au moment où la population commençait à s’entre-tuer. (...) il nous a fallu
concentrer nos efforts pour contenir l’offensive du FPR, plutôt que de dégarnir les
lignes de front pour empêcher les massacres ». Aucun commentaire critique
n’accompagne cette citation. Pourtant, celle-ci accrédite l’idée de massacres spontanés
perpétrés par la « population ». Le rôle des milices n’est pas évoqué, ni évidemment
celui d’au moins une partie de l’armée dans l’exécution des massacres. Le lendemain,
on trouve d’ailleurs en page 26 du quotidien un article signé Jean Hélène et Robert
Kajuga, qui n’est autre que le chef des milices Interahamwe. De larges citations de ce
personnage sont reproduites, accompagnées de commentaires fort peu critiques. Si Jean
Hélène concède que « la responsabilité collective, invoquée par Robert Kajuga, est une
ligne de défense confortable », il ajoute aussitôt : « mais ses propos témoignent aussi de
la peur inspirée aux Interahamwe par les rebelles du FPR. D’où leur refus de la
moindre concession à ce mouvement (...) ». Jean Hélène évoque un « refus de
concession » à une armée rebelle lorsqu’il s’agit de massacres systématiques contre des
civils en raison de leur seule origine ethnique, ou de leur opposition au génocide. De
nouveau, cette représentation des événements ne permet guère au lecteur de se rendre
compte qu’un génocide est en cours d’exécution au Rwanda, où la guerre civile ne peut
à elle seul expliquer les massacres systématiques.
D’une façon générale, les reportages de Jean Hélène ont eu tendance à minorer
l’ampleur des massacres dans un premier temps, et surtout à ne pas en désigner
clairement la nature et les responsables. Lorsque les massacres ne sont pas présentés
comme le résultat de la colère de la population ou le fait de miliciens ayant échappé au
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contrôle du gouvernement et de l’armée, le génocide des Rwandais tutsi est mis sur le
même plan que les crimes commis par le FPR. Les points de vues de représentants du
gouvernement intérimaire, de l’armée voire même des milices, sont régulièrement
convoqués à l’appui de cette « analyse » et rarement accompagnés de la distance
critique nécessaire. Jean Hélène semble ainsi incarner une orientation nettement hostile
au FPR, et parfois complaisante à l’égard du gouvernement intérimaire. En revanche, il
faut de nouveau le préciser, cela n’empêche pas que Jean Hélène dénonce régulièrement
les assassinats arbitraires commis par des milices décrites comme incontrôlées et
sanguinaires. Nous verrons par la suite que l’orientation incarnée par Jean Hélène
s’avéra plus globalement être celle du quotidien jusqu'à la mi-juin. Ensuite, au moment
où se met en place l’opération Turquoise, les reportages de Jean Hélène cessent
brutalement d’être publiés dans Le Monde. Le dernier est daté du 27 juin. A peu près au
même moment, de nouveaux journalistes assurent la couverture des événements au
Rwanda. Frédéric Fritcher devient, avec Corine Lesnes, le principal envoyé spécial,
tandis que plusieurs articles décrivant le dispositif militaire de l’opération Turquoise
sont rédigés par Jacques Isnard.
D’après ces observations, confirmées par plusieurs sources, il semble que Jean
Hélène ait été mis à l’écart par le quotidien au profit d’autres envoyés spéciaux11.
L’éviction du correspondant de RFI, dont il semblerait que l’interprétation des
événements en termes de « conflit ethnique » ait été critiquée par d’autres journalistes
du quotidien, intervint précisément lors du déploiement de l’opération Turquoise. Or,
nous verrons que Le Monde adopta une orientation très majoritairement favorable à
l’intervention française en dépit des polémiques qu’elle suscita, non seulement du côté
du FPR mais également auprès d’une partie de la communauté internationale et de
nombreux acteurs humanitaires. Ses détracteurs accusaient le gouvernement français de
vouloir, à travers cette opération, porter secours à ses anciens alliés du gouvernement
intérimaire en déroute. Le soutien à l’opération Turquoise, s’il n’impliquait pas de nier
l’engagement passé de la France aux côtés du gouvernement rwandais, ce qui constituait
un fait incontestable, supposait en revanche de convaincre que les motivations
françaises étaient « purement humanitaires ». Les dirigeants français défendaient leur
intervention en la présentant comme un moyen de mettre fin au génocide et de porter
secours aux survivants. La position incarnée par Jean Hélène, qui depuis deux mois
tendait à ne pas distinguer la guerre opposant les FAR au FPR et le massacre
systématique et organisé d’une population civile innocente, pouvait dès lors sembler
contredire les arguments invoqués par le gouvernement français pour intervenir. Il
semble que cette circonstance a pu jouer un rôle dans la mise à l’écart du journaliste. A
partir de la fin du mois de juin, ce sont Corine Lesnes, qui rédigeait déjà des articles
depuis le début de la crise, et Frédéric Fritcher, qui n’en avait encore signé aucun mais
qui dirigeait néanmoins la rubrique « Afrique » du quotidien, qui devinrent les
principaux envoyés spéciaux du Monde.
- Corine Lesnes :
Tableau des personnes et organismes cités par Corine Lesnes
ONU,
communauté
internationale
GIR,
milices
FAR, FPR
ONG
Responsables
français
Spécialistes
Religieux
Autres
11
Nous avons à plusieurs reprises tenté de contacter Edwy Plenel afin d’avoir le point de vue de la
direction du Monde à ce sujet, mais nous n’avons obtenu aucune réponse.
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UNREO
HCR :4
Bucyibaruta
exilés rwandais
RTLM
V. Rulinda
préfet Kibuye
assistant
bourgmestre de
Kayove
Kambanda
1 milicien
5
citations 7 citations
(ONU :5)
1 citation
CICR : 7
MSF :2
CARE
AICF
Médecins
d’ONG : 2
13 citations
état-major
Turquoise
Général
Lafourcade : 6
Colonel
Rosier : 7
Officiers : 3
Colonel
Thibault : 3
l’armée : 4
Soldats : 5
1
capitaine
sénégalais
Léotard
31
citations 0 citations
(militaires : 30)
Mgr Misago
assistant
d’un pasteur
Sœur Andrée
Religieuses :
2
1 médecin
réfugiés
tutsi : 8
réfugiés
hutu : 4
New York
Times
1 expatrié
5 citations
15
citations
La catégorie d’acteurs la plus fréquemment citée par Corine Lesnes est, de très
loin, celle des responsables politiques et des militaires français. Au sein de cette
catégorie, à l’exception du ministre de la Défense François Léotard cité une fois, toutes
les autres références proviennent d’acteurs militaires. Viennent ensuite les organisations
humanitaires et la catégorie « autres », essentiellement composée de réfugiés. Ce
système de références s’explique aisément par le fait que Corine Lesnes fut l’envoyée
spéciale du quotidien dans la zone Turquoise, à partir de la fin juin. Elle écrivit depuis
cette zone dix des treize reportages qu’elle rédigea au total, à partir du Rwanda, durant
toute la crise. Elle signa par ailleurs cinq autres articles durant l’ensemble de la période
étudiée, dont deux durant le mois de mai. A cette date, elle fut la seule journaliste du
quotidien, en dehors de Jean Hélène qui ne faisait d’ailleurs pas partie de son équipe
permanente, à publier des reportages depuis le Rwanda.
Il faut également remarquer que la catégorie qui regroupe le gouvernement
intérimaire, les FAR et les milices est beaucoup plus citée que celle du FPR, qui n’est
citée qu’une seule fois. Encore ne s’agit-il pas d’un responsable connu de ce
mouvement, mais seulement d’un groupe de ses partisans en exil à l’étranger. De
nouveau, cela s’explique lorsqu’on observe les lieux depuis lesquels Corine Lesnes
écrivit ses articles. Outre les dix reportages réalisés en zone Turquoise, ses trois autres
reportages furent rédigés depuis la zone contrôlée par le gouvernement intérimaire
tandis qu’aucun ne provint de la zone tenue par le front patriotique. Dès lors, Corine
Lesnes ne pouvait pas rencontrer de responsables du mouvement rebelle au cours de ses
reportages, tandis qu’elle côtoyait parfois des représentants du pouvoir en déroute. Il
faut à présent étudier le contenu de ses articles, et en particulier de ses reportages
réalisés depuis le Rwanda, afin notamment de mesurer l’impact de ces sources quelque
peu univoques sur les orientations adoptées par la journaliste.
D’une façon générale, les articles de Corine Lesnes contiennent de nombreuses
citations, essentiellement de dirigeants d’ONG en avril et mai, puis de représentants du
gouvernement intérimaire et enfin de militaires français au moment de l’opération
Turquoise. Dans ses articles et reportages, une large place est accordée aux propos de
ses interlocuteurs, qui sont rarement accompagnés de commentaires. Le plus souvent,
Corine Lesnes se montre très peu critique ou même simplement distante vis-à-vis des
propos tenus par ses sources. Ainsi, lorsqu’elle réalise le 28 mai un reportage depuis
Gitarama, où s’est replié le gouvernement intérimaire, elle cite sans les commenter les
propos d’un gendarme qui justifie les barrages et les contrôles d’identité effectués par
les miliciens par la nécessité de se protéger des infiltrations du FPR (« on craint les
infiltrés »), sans ajouter, du moins dans cet article, que de tels barrages servent surtout,
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depuis près de deux mois, à traquer et massacrer systématiquement les Tutsi
indépendamment de leurs rapports réels ou supposés avec le FPR. Dans le même article,
la journaliste cite les propos de Jean Kambanda, premier ministre du gouvernement
intérimaire, sans les commenter et sans introduire de distance critique lorsqu’il justifie :
« pour lutter contre l’infiltration, nous sommes obligés de demander aux citoyens de se
défendre ».
Cependant, tandis que Jean Hélène incarnait une orientation nettement hostile au
FPR, et reprenait y compris dans ses propres commentaires certains des arguments
avancés par le gouvernement intérimaire, tel n’est pas le cas de Corine Lesnes. Il
semble que la posture de Jean Hélène traduisait une prise de position, tandis que le ton
des articles de Corine Lesnes paraît plus nuancé et bien davantage influencé par les
lieux où elle se trouve et les interlocuteurs auxquels elle s’adresse que par un
engagement personnel. En effet, si dans certains articles elle reproduit sans critique les
propos de Jean Kambanda et donne ainsi l’impression d’y souscrire, cela ne l’empêche
pas deux jours plus tard d’évoquer le « génocide » commis par les troupes et les milices
de ce même gouvernement. Le 30 mai, elle se trouve en effet parmi des rescapés tutsi
des massacres, et elle cite leurs propos de la même manière qu’elle citait ceux de Jean
Kambanda deux jours plus tôt. La différence avec Jean Hélène tient également au fait
qu’elle se montre davantage critique envers les propos tenus par les réfugiés qui fuient
l’avancée du FPR et qui affirment que celui-ci est responsable des massacres commis :
« pour qui a rencontré ici ou là des rescapés tutsis, le corps meurtri, cet exode hutu
apparaît sans autres stigmates que la fatigue et la malnutrition, quasi chronique dans
un pays qui avait été en 1993 le premier bénéficiaire en Afrique de l'aide alimentaire
internationale. " En fait, ils n'ont pas encore vu le FPR. Ils partent parce qu'ils ont vu le
village voisin s'en aller ", dit un interprète rwandais du haut-commissariat pour les
réfugiés (HCR) ». Jean Hélène citait également le HCR lors d’un reportage sur ce même
camp de réfugiés, mais il ne rapporta que des propos qui semblaient accréditer ceux des
réfugiés qui dénonçaient les massacres du FPR.
D’autre part, Corine Lesnes fut, après que Jean Hélène ait cessé de publier des
reportages, l’envoyée spéciale du quotidien chargée de couvrir l’opération Turquoise.
Ses articles évoquent à plusieurs reprises « l’ambiguïté » de l’intervention française,
voire le malaise des soldats accueillis chaleureusement par des miliciens ou des notables
qui ont conduit les massacres et qui sont persuadés que l’armée française vient les
soutenir. Le 28 juin, elle cite les propos d’un soldat de Turquoise : « " les réfugiés
réclament des armes. Pour eux, depuis qu'ils nous voient, c'est comme si c'était fait. On
sent l'ambiguïté ", explique le capitaine ». Le 9 juillet, s’adressant à un officier, elle
l’interroge sur ce même aspect : « - comment l'armée vit-elle le fait de travailler dans
des régions qui comptent nombre de coupables de massacres ? ». Cependant, si les
articles de Corine Lesnes relatent l’accueil enthousiaste des militaires français par les
responsables des massacres, et évoquent les interventions passées de la France en faveur
du gouvernement rwandais à l’origine de telles « ambiguïtés », ses reportages
demeurent dans l’ensemble favorables à l’intervention française. La plupart du temps, la
journaliste se borne à retranscrire les propos des officiers de l’opération Turquoise, qui
affichent leur neutralité et soulignent les résultats de l’intervention en termes de vies
sauvées : « les commandos de l'air français protègent un camp de Tutsis et l'armée tient
à souligner qu'elle empêche " qui que ce soit " de menacer " toute population civile
quelle qu'elle soit ". » (6 juillet) ; ou encore, la veille, : « depuis le début de l'opération
" Turquoise ", plus de mille cent cinquante personnes au total ont pu être mises en
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sécurité dans le sud du pays, selon le colonel. Sans compter les quelque neuf mille
Tutsis protégés dans les camps de Nyarushishi ou de Bissessero ».
Nous avons vu que l’opération Turquoise a suscité de vives polémiques, la
France se voyant accusée de porter assistance à ses anciens alliés devenus les
organisateurs du génocide. Face à ces accusations, les responsables politiques français
ont cherché à démontrer que seules des motivations humanitaires voire humanistes les
animaient. Les articles de Corine Lesnes, fort peu distants envers les propos du
commandement français, tendent à accréditer sans beaucoup de nuances une telle
interprétation. C’est le cas par exemple lorsqu’elle relate, le 1er juillet, la visite de
François Léotard aux soldats français : « l'envoyé spécial du New York Times, qui est
peut-être dans l'état de ceux qui ont vu des horreurs inhabituelles et tentent de les
exposer à d'autres, insiste encore. François Léotard qui partait, s'arrête et fait demitour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c'est l'homme qui se
retourne et revient sur ses pas. " Bon, dit-il, on va y aller. Dès demain on va y aller. " ».
Enfin, il faut noter que la « neutralité » affichée par le gouvernement français
dans le cadre de son opération militaire le conduisit à ne pas désigner clairement le
gouvernement intérimaire comme responsable du génocide, mais à évoquer plutôt des
massacres et atrocités commises par les deux belligérants. Ce thème de la neutralité, où
le génocide et les massacres systématiques de la population civile sont dénoncés mais
sans que leurs auteurs soient toujours clairement identifiés, revient dans les propos de
nombreux soldats ou témoins cités par Corine Lesnes. Evoquant le 4 juillet les
« exactions réciproques d'une guerre dont on ne veut pas se mêler », elle cite les propos
d’un soldat : « " il n'y a pas de bons ni de méchants ", dit un soldat. " Cela va
ressembler aux Serbes et aux Croates ", dit un autre ». Le 29 juin, elle citait une
religieuse qui se refusait également à identifier des coupables : « Soeur André François
trouvait " magnifique " la tactique des militaires français. " Ils essaient de ne pas
prendre position. Il ne faut surtout pas s'engager politiquement. On ne peut pas dire
qu'il y ait des coupables et des victimes dans le drame rwandais. C'est très complexe,
c'est tout le peuple qui souffre " ».
Corinne Lesnes évoque la « planification des massacres » et le rôle du
gouvernement intérimaire dans plusieurs de ses articles, alors que les reportages de Jean
Hélène introduisaient une distinction entre les miliciens « incontrôlés » et le
gouvernement et les forces armées rwandaises. En revanche, les citations d’officiers ou
de soldats français dont il faut rappeler que certains formèrent et soutinrent les FAR
entre 1990 et 1993, donnent aux articles de la journaliste un ton plutôt hostile au FPR,
considéré comme un danger aussi grand pour la population que les autorités intérimaires
qui ont conduit le génocide. Il ne semble pas qu’il s’agisse d’une orientation voulue par
la journaliste, mais plutôt du résultat du choix de ses interlocuteurs qui sont presque
exclusivement des soldats ou des officiers français d’une part, et des témoins ou acteurs
de la crise plus ou moins proches du gouvernement intérimaire de l’autre. Le fait de
citer ses interlocuteurs le plus souvent sans commenter leurs propos, ce qui pourrait
sembler garantir une certaine objectivité, conduit au contraire à orienter ses articles dans
le sens d’une confirmation des arguments du gouvernement ou de l’armée française,
catégorie la plus souvent citée. Ces derniers affirment en effet intervenir pour mettre fin
à un génocide qui vise des civils innocents mais refusent de prendre parti entre les
belligérants du conflit.
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- Les autres journalistes
Pour conclure l’analyse de contenu des articles de fond publiés par Le Monde, il
faut évoquer brièvement les articles écrits par les autres journalistes et en particulier par
Afsané Bassir Pour, Frédéric Fritcher et Jacques Isnard, qui ont tous trois écrit plus de
dix articles au cours de la période étudiée.
Afsané Bassir Pour était, à l’époque de la crise rwandaise, la correspondante du
quotidien aux Etats-Unis et plus particulièrement à New York. Ses articles relataient les
discussions sur la crise rwandaise qui se déroulaient à l’ONU, ainsi que les réactions du
gouvernement américain à la situation prévalant au Rwanda. La correspondante du
Monde se montre assez « neutre » à l’égard de l’action de l’ONU, qui fut pourtant la
cible de nombreuses attaques en raison de son impuissance à enrayer les massacres. En
revanche, elle salue le 24 juin la décision de l’organisation internationale de soutenir
l’opération Turquoise : « l’ONU a franchi un pas de plus vers l’instauration de ce droit
d’ingérence de la communauté internationale dans les affaires d’un pays membre qui
ne la sollicite pas ». Le soutien accordé à l’opération Turquoise, que nous avons relevé
dans les articles de Corine Lesnes, se manifeste donc également chez Afsané Bassir
Pour. Le chroniqueur Pierre Georges s’indigne quant à lui des critiques adressées à
l’intervention française dans un article du 14 juillet : « la France coupable, ce n’est pas
rien, d’avoir largement armé les bourreaux, serait désormais coupable d’aider les
victimes ? Sommes-nous devenus fous à considérer (...) l’intervention française comme
une anomalie ? L’anomalie est que les sauveteurs armés en arrivent aujourd’hui à
devoir appeler les Nations unies à l’aide et à subir le rejet des sauveteurs
humanitaires ».
Jacques Isnard, journaliste spécialiste des questions militaires et stratégiques,
commence à écrire des articles sur la crise rwandaise lors du déploiement de l'opération
Turquoise. Tout en rappelant les engagements passés de la France aux côtés du régime
rwandais, à l’instar de Pierre Georges, il rappelle que seule la France s’est proposée
pour organiser une intervention « humanitaire ». Le 7 juillet, il écrit : « ni l’ONU, ni les
organisations humanitaires n’ont pu enrayer ce génocide. Seule la France a voulu
apparemment relever le défi, et tenter de s’innocenter, par l’humanitaire, de ses
opérations militaires antérieures ». D’une façon générale, il semble que le quotidien,
par la plume de ses principaux journalistes, ait adopté une orientation favorable à
l’intervention française dont les motivations humanitaires ne sont pas mises en doute,
tout en rappelant les responsabilités de la France pour sa politique passée. D’autre part,
Jacques Isnard semble très hostile au mouvement rebelle, qu’il présente comme le
danger principal pour les militaires français déployés au Rwanda. Le 29 juin, il écrit :
« les français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d’Etat ou des
autorités hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme.
Ainsi, qui peut leur garantir d’être à l’abri des infiltrations du FPR ? Dans ces actions
à but humanitaire (...) un Tutsi peut s’avérer un combattant du FPR en puissance ». Les
risques pour l’armée française ne proviennent donc pas de ce « semblant d’Etat » qui a
organisé le génocide, mais des combattants du FPR voire même de chaque Tutsi qui
peut s’avérer membre du mouvement rebelle. Cette analyse de Jacques Isnard, qui rend
le FPR responsable par avance des éventuelles difficultés de la France dans sa mission
« humanitaire », s’apparente à l’orientation plutôt hostile au mouvement rebelle
constatée chez Jean Hélène.
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Pour terminer, nous nous intéresserons aux articles de Frédéric Fritcher. Au
préalable, il faut noter que celui-ci signa son premier article le 22 juin, au moment où
fut décidée l’opération Turquoise. Ensuite, il devint l’un des principaux envoyés
spéciaux du quotidien au Rwanda avec Corine Lesnes, à partir du 29 juin, soit deux
jours après que le dernier article de Jean Hélène ait été publié. Au total, Frédéric
Fritcher écrivit neuf reportages depuis le Rwanda, dont quatre depuis la zone conquise
par le FPR, et quatre depuis le territoire contrôlé par le gouvernement intérimaire. Son
neuvième article est un portrait du chef de la délégation du CICR à Kigali, Philippe
Gaillard. Autrement dit, il semble qu’une « division des tâches » fut opérée au sein du
quotidien entre Corine Lesnes, qui publia l’essentiel de ses reportages depuis la zone
Turquoise où elle suivit la progression des soldats français, et Frédéric Fritcher qui
rédigea la moitié de ses articles depuis la zone FPR. Il rencontra ainsi deux des
principaux dirigeants du mouvement rebelle, Alexis Kanyarengwe et Paul Kagame.
Le premier article de Frédéric Fritcher, le 22 juin, n’est pas un reportage mais
une analyse historique. Il y présente une interprétation de l’histoire du Rwanda dans
laquelle il récuse la théorie hamitique et ce qu’il nomme « l’imagerie coloniale ». Il
souligne que « les clivages sont sans doute plus sociaux qu’ethniques lorsque débute la
colonisation », et estime que les divisions introduites par l’administration coloniale
constituent l’origine lointaine des affrontements contemporains : « par commodité, et
parce qu'il était bon de diviser pour régner, les belges se sont appuyés sur les " élites "
tutsies jusque dans les années 50, avant de changer leur fusil d'épaule et de favoriser
l'émergence d'une " élite " hutue - créant, de facto, une situation nouvelle à l'origine des
problèmes que connaît aujourd'hui le Rwanda ».
Frédéric Fritcher se rend, pour son premier reportage au Rwanda le 29 juin, dans
la ville de Mulindi qui fait office de quartier général du FPR. C’est la première fois
qu’un reporter du quotidien se rend dans cette localité. Il y interviewe le président du
FPR, Alexis Kanyarengwe, dont il relate les propos sur l’intervention française et la
politique passée de la France : « nous n’avons jamais apprécié, et encore moins soutenu
l’intervention française (...) La France a soutenu l'ancien régime par la présence
physique de ses troupes, le financement et la formation des militaires rwandais, des
milices, et par des actions diplomatiques à l'étranger " ». Puis, le 7 juillet, F. Fritcher
relate dans un article qui rappelle également l’histoire du FPR, les propos tenus par Paul
Kagame lors d’une rencontre avec plusieurs journalistes occidentaux. Le journaliste le
dépeint comme « un stratège militaire », « l’homme fort du mouvement » sans qui rien
ne se fait ni ne se décide. Ce journaliste, dont la moitié des reportages furent réalisés
depuis la zone conquise par le FPR, rapporte les analyses des responsables de ce
mouvement, qu’il cite largement à plusieurs reprises. Cela ne l’empêche pourtant pas de
conserver une nette distance critique à l’égard du mouvement rebelle, ni de rapporter les
récits d’exactions portés à la charge du FPR. Le 2 juillet, tout en rappelant « les
terribles massacres auxquels se sont livrés les miliciens », il assure que « contrairement
à ses affirmations, le FPR bombarde bel et bien les populations civiles ». Puis, le 8
juillet, évoquant la traque des miliciens Interahamwe par le FPR à Kigali, il parle de
« chasse à l’homme » et stigmatise le FPR, qui « reste un mouvement de guérilla avec
ses secrets, ses dysfonctionnements et ses pesanteurs bureaucratiques ».
Pour conclure sur l’analyse de contenu des articles de fond publié par Le Monde,
il semble important de mettre en relief trois aspects. D’une part, sur le plan de l’analyse
historique, le premier quotidien national français récuse l’idée selon laquelle le
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génocide serait la manifestation d’un antagonisme séculaire entre Hutu et Tutsi, et
évoque les responsabilités de la colonisation dans l’exacerbation et la politisation de ce
clivage. De ce point de vue, nous verrons qu’il se différencie du Figaro. Nous avons
d’ailleurs pu le relever, d’ores et déjà, en comparant les « points de vues » et les
courriers des lecteurs publiés par ces deux quotidiens. D’autre part, au travers des
reportages de son principal envoyé spécial, Jean Hélène, le quotidien a adopté une
orientation assez hostile au FPR. Cela s’est traduit par une tendance à mettre sur le
même plan les exactions commises par le FPR, dénoncées d’ailleurs sur la base de
témoignages parfois sujets à caution, et le génocide commis par les miliciens et les
forces armées rwandaises liés au gouvernement intérimaire. Le terme de génocide ne fut
d’ailleurs adopté que tardivement par le journal, et plus encore par Jean Hélène, pour
désigner la nature des massacres en cours. Enfin, nous avons constaté l’éviction de Jean
Hélène à partir de la fin du mois de juin et de la mise en place de l’opération Turquoise.
Ce changement ne signifia pas forcément une orientation moins hostile au FPR, comme
nous l’avons vu au travers des articles de Jacques Isnard ou du ton très critique de
certains autres journalistes. En revanche, il semble que l’éviction de Jean Hélène
correspondit à une orientation nettement favorable à l’intervention française de la part
du Monde. Globalement, si l’attitude de la France entre 1990 et 1993 fut parfois
critiquée, les arguments humanitaires mis en avant par le gouvernement français pour
justifier son intervention ne furent pratiquement jamais mis en doute. Or, l’argument
principal des autorités hexagonales étant la volonté de sauver les rescapés du génocide,
l’analyse de la situation développée par Jean Hélène, qui donnait davantage des
événements l’image d’une terrible guerre civile que d’un génocide, pouvait sembler
contredire une telle motivation humanitaire.
2-5-2- L’analyse des articles de fond publiés par Le Figaro
Les lieux depuis lesquels sont rédigés les articles
Dates
1er au 15 avril
16 au 30 avril
1er au 15 mai
16 au 31 mai
1er au 15 juin
Lieu
09/04 : Bruxelles
12/04 : Kigali (ZGIR)
13/04 : Kigali (ZGIR)
14/04 : Kigali (ZGIR)
16/04 : Kigali (ZGIR)
23/04 : Kigali (ZGIR)12
02/05 : New York
04/05 : Rusumo (ZFPR)
14/05 : Kigali (ZFPR)
16/05 : Kigali (ZGIR)
17/05 : Kigali (ZFPR)
19/05 : Kigali13
24/05 : Sud-ouest du Rwanda
(ZFPR)
01/06 : Kigali et Gitarama
Auteur
Baudouin Bollaert
Renaud Girard
Renaud Girard
Renaud Girard
Renaud Girard
Annie Thomas (AFP)
Laure Mandeville
Annie Thomas (AFP)
Renaud Girard
Renaud Girard
Renaud Girard
Renaud Girard
Patrick de Saint-Exupery
Patrick de Saint-Exupery
12
Ces articles écrits du 12 au 23 avril depuis Kigali, le sont depuis une zone encore contrôlée par le GIR,
mais Renaud Girard travaille surtout sous la protection des paras belges de « Silver Back ».
13
Cet article est écrit depuis Kigali, mais il s’agit d’un article d’analyse sur la politique menée par la
France depuis 1990 au Rwanda, intitulé « Les faux pas de la France ». On ne peut donc pas déterminer
depuis quelle zone il est rédigé.
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16 au 30 juin
1er au 15 juillet
(ZGIR)
10/06 : Rome
17/06 : Byumba (ZFPR)
17/06 : New York
18/06 : Kigali (ZFPR)
20/06 : Kigali (ZFPR)
21/06 : New York
21/06 : Sud du Rwanda
(ZFPR)
21/06 : Johannesburg
22/06 : Mulindi (ZFPR)
23/06 : New York
24/06 : Rome
25/06 : Nyarushishi (ZT)
27/06 : Kayove (ZT)
27/06 : Kibuye (ZT)
28/06 : Gikongoro (ZGIR)
29/06 : Nyagurati (ZT)
29/06 : Le Vatican
30/06 : Gikongoro (ZFPR)
30/06 : Shangi (ZT)
01/07 : Kibuye (ZT)
02/07 : Bisesero (ZT)
05/07 : Gikongoro (ZT)
05/07 : Kibuye (ZGIR)
06/07 : Gikongoro (ZT)
07/07 : Gikongoro (ZT)
08/07 : Rushashi (ZT)
10/07 : Goma (Zaïre, ZT)
10/07 : Naples
14/07 : Rome
Jacques Vandrisse
Renaud Girard
Françoise Varenne
Renaud Girard
Renaud Girard
Jean-Louis Turlin
Annie Thomas (AFP)
Caroline Dumay
Renaud Girard
Jean-Louis Turlin
Richard Heuze
Michel Cariou (AFP)
Patrick de Saint-Exupery
François Luizet
Michel Cariou (AFP)
Patrick de Saint-Exupery
Jacques Vandrisse
François Luizet
François Luizet
François Luizet
François Luizet et Patrick de
Saint-Exupery
François Luizet
Patrick de Saint-Exupery
François Luizet
François Luizet
Anne Chaon (AFP)
François Luizet
Richard Heuze
Richard Heuze
Au total, Le Figaro publia 43 articles sur le Rwanda depuis des pays étrangers,
soit presque deux fois moins que Le Monde. Cependant, la différence tient
essentiellement au fait que Le Monde publia beaucoup plus d’articles depuis des pays
européens ou les Etats-Unis (35) que son confrère (10). D’autre part, il publia davantage
d’articles depuis des pays d’Afrique limitrophes du Rwanda (13 contre 2). Par contre,
les deux quotidiens ont publié presque exactement le même nombre de reportages
depuis le Rwanda (31 pour Le Figaro, 33 pour Le Monde).
D’autre part, tandis que Le Monde a publié un plus grand nombre d’articles
depuis la zone contrôlée par le gouvernement intérimaire, tel n’est pas le cas du Figaro.
Le journal a publié un article de plus depuis la zone FPR que depuis celle tenue par le
gouvernement intérimaire. De plus, la majorité des articles écrits depuis la zone
gouvernementale datent du mois d’avril, alors que les soldats français et belges étaient
encore présents. Il s’agit d’articles dans lesquels les personnes les plus citées ne sont pas
les représentants du gouvernement ou de l’armée rwandaise, mais bien les soldats
occidentaux. Enfin, treize articles furent écrits depuis la zone Turquoise, soit une
proportion plus importante que pour Le Monde.
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Les articles réalisés au Rwanda représentent plus de 40 % de l’effectif total des
articles de fond, ce qui est de nouveau un chiffre supérieur à celui du Monde, dans la
mesure où Le Figaro a publié nettement moins d’articles de fond. De la même manière
que son confrère, Le Figaro a publié plus de 60% de ses reportages au Rwanda durant la
seule période d’un mois qui va du 16 juin au 15 juillet, soit au moment de l’opération
Turquoise, tandis que du 16 avril au 15 juin, les deux mois durant lesquels s’accomplit
l’essentiel du génocide, seuls neuf reportages furent publiés. Ces chiffres confirment à
nouveau, semble-t-il, la prédominance des critères nationaux de sélection de
l’information.
Outre les cinq articles du mois d’avril, écrits depuis la zone gouvernementale à
Kigali mais dont nous avons précisé qu’il s’agissait surtout d’articles écrits par un
envoyé spécial dans la zone où se déroulent les opérations d’évacuation menées par les
soldats occidentaux, seuls quatre articles furent rédigés depuis la zone gouvernementale
contre dix depuis la zone FPR. Les proportions étaient quasiment inverses pour Le
Monde. Nous supposons ici, selon la même hypothèse, que le fait de s’être trouvé la
plupart du temps en zone rebelle a probablement influencé le contenu des articles des
envoyés spéciaux du Figaro. L’analyse de contenu à laquelle nous allons procéder
devra montrer si cette hypothèse se vérifie, et dans quelle mesure.
L’analyse des articles écrits par les principaux journalistes
Jusqu’à la fin du mois de mai, Renaud Girard fut le seul envoyé spécial du
quotidien au Rwanda, ainsi que le principal journaliste à couvrir les événements pour Le
Figaro. Il fut ensuite rejoint par Patrick de Saint-Exupéry, qui couvrait auparavant les
élections en Afrique du Sud. Renaud Girard cessa à partir de la fin juin d’écrire des
reportages, bien qu’il publiât encore plusieurs articles d’analyse. Nous étudierons donc
essentiellement la couverture réalisée par ces deux envoyés spéciaux auxquels il faut
ajouter François Luizet, qui intervint à partir de la fin juin et suivit le déploiement et les
opérations des soldats français de Turquoise. Pour terminer, nous donnerons un aperçu
des orientations défendues par les autres journalistes du quotidien, et nous les
comparerons aux analyses des envoyés spéciaux.
- Patrick de Saint-Exupery :
Tableau des personnes et organismes cités par Patrick de Saint-Exupéry
ONU,
communauté
internationale
MINUAR : 2
Conseil
sécurité
OUA
I. Deby
H.G. Aptidon
Léo Delcroix
USA
8
GIR,
milices
FAR, FPR
Nyiramasuko
Moupendana
Habyarimana :
2
Monyagashiru
Ministre de la
jeunesse
le GIR
Bourgmestre
de Mabanza
Kayishema
policiers : 2
citations 11 citations
ONG
Responsables
français
Spécialistes
Religieux
Autres
Bihozagara : 2
Kanyarengwe
le FPR
Officiers : 2
1 soldat
CICR
MSF
Jean
Carbonare :
2
1
sœur
rwandaise
1
religieuse
de Kibuye
rescapés : 7
instituteurs
hutu : 2
villageois
hutu
1
réfugié
tueur
1 réfugié à
l’hôtel MC
1 zaïrois
The Times
7 citations
2 citations
Juppé : 6
Quai d’Orsay
Mitterrand : 3
1 responsable à
l’Elysée
Bruno Delaye
Balladur : 2
Diplomates : 2
1
hautfonctionnaire
Général
Lafourcade
Colonel Rosier
Officiers
Turquoise : 8
Soldats : 2
29
citations
2 citations
2 citations
14 citations
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(ONU :3)
(militaires : 12)
Patrick de Saint-Exupery a signé dix-sept articles durant la période. Mais il n’est
devenu le principal journaliste du quotidien sur le Rwanda qu’à partir de la fin mai, son
premier article datant du 24 mai. Durant la période précédente, c’est Renaud Girard qui
était le principal envoyé spécial. D’autre part, sur ces dix-sept articles écrits par P. de
Saint-Exupery, la majorité est constituée de commentaires ou d’analyses de la situation ;
seuls six articles sont des reportages réalisés depuis le Rwanda. Parmi eux, un seul est
écrit depuis la zone conquise par le FPR, contre deux depuis la zone gouvernementale et
trois depuis la zone Turquoise. Rappelons que cette dernière, n’étant pas conquise par le
mouvement rebelle, demeure de fait une zone où le pouvoir gouvernemental continue en
partie à s’exercer et où les responsables du pouvoir en déroute se trouvent souvent
réfugiés. Ceci explique sans doute que, dans les articles de P. de Saint-Exupery, le
gouvernement intérimaire soit davantage cité que le FPR. Mais nous verrons que cette
fois, cette proportion ne signifie nullement une hostilité particulière envers le
mouvement rebelle, et moins encore une complaisance à l’égard du gouvernement
intérimaire.
D’autre part, la catégorie la plus citée par le journaliste est celle des responsables
politiques et militaires français, et au sein de celle-ci ce sont les représentants politiques
qui le sont davantage. Ceci s’explique sans doute par les reportages réalisés par ce
journaliste depuis la zone Turquoise, mais également par le fait qu’il consacra plusieurs
articles d’analyse, souvent critiques, à la politique menée par la France au Rwanda dans
les années qui ont précédé le génocide.
Le premier article de Patrick de Saint-Exupery fut publié le 24 mai. Il s’agit d’un
reportage réalisé dans une zone que vient de conquérir le FPR, dont les soldats
découvrent les atrocités commises par les miliciens et les militaires. D’emblée, la
description des massacres qui se sont déroulés est extrêmement crue. P. de SaintExupery ne se contente pas d’évoquer des tueries et d’en fournir un bilan chiffré, mais il
en décrit toute l’horreur avec précision et en insistant sur le fait que les enfants euxmêmes ne furent pas épargnés par les tueurs. Il écrit : « les tueurs ont placé le canon de
leurs fusils sur le crâne de nouveaux-nés. Et ils ont tiré. Les tueurs ont sorti les
machettes de leurs étuis. Et ils ont découpé bras et jambes ». De même que Renaud
Girard, il parle explicitement de génocide pour caractériser les massacres qui se
déroulent. De plus, tandis qu’au même moment Le Figaro consacre de nombreux
articles à la commémoration du débarquement des Alliés en 1944, P. de Saint-Exupery
trace un parallèle entre le génocide des Rwandais tutsi en train de s’accomplir, et le
génocide des juifs par les nazis lors de la seconde guerre mondiale. Le 2 juin, il évoque
« une solution finale africaine à l’échelle d’une ethnie ». Une telle comparaison, avec
un événement qui dans la mémoire collective de l’Europe apparaît comme le paroxysme
de la barbarie, constitue sans doute la forme de dénonciation la plus radicale du crime
en train de se commettre au Rwanda.
P. de Saint-Exupery n’est pas le seul journaliste du quotidien à établir ce
parallèle. La nature génocidaire des massacres se trouve ainsi clairement identifiée.
Leurs auteurs, en particulier les miliciens, sont décrits le plus souvent comme des
soudards qui massacrent systématiquement des civils désarmés, généralement sous
l’emprise de l’alcool. Mais les milices Interahamwe ne sont pas les seules à être
désignées comme responsables du génocide. Dans Le Monde, Jean Hélène accordait une
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large place aux allégations du gouvernement intérimaire ou de l’armée qui déniaient
leur responsabilité dans l’organisation des massacres, en invoquant l’autodéfense ou la
colère de la population. Il reprenait également de manière récurrente l’argument selon
lequel les miliciens cherchaient à débusquer les combattants du FPR « infiltrés ». Au
contraire, P. de Saint-Exupery ne fait guère de différence entre les milices et le
gouvernement, si ce n’est que les premières sont présentées comme les exécutantes des
décisions politiques du second. Les milices sont qualifiées de « milices du régime » ou
de « milices à la solde des FAR ». Le 29 juin, le journaliste dénonce la « propagande
raciale officiellement déversée depuis des années par un gouvernement aux mains des
extrémistes », qui aurait poussé une fraction des paysans hutu à participer aux
massacres. Plus explicitement encore, il analyse dans un article daté du 5 juillet les
responsabilités et les mécanismes qui ont conduit au génocide après sa planification :
« les massacres rwandais ont été voulu et organisés.(...) En zone gouvernementale, où
jamais lors des tueries le moindre rebelle du FPR n'a été signalé, l'extermination
systématique des Tutsis était planifiée.(...) A la base, il y a ces masses de pauvres
paysans hutus manipulés et endoctrinés depuis des années par un régime devenu
littéralement paranoïaque. Au sommet, il y a les dirigeants hutus qui, pour garder leur
pouvoir, ont sciemment allumé les feux de la haine ethnique ». Le gouvernement
intérimaire est d’ailleurs qualifié le 1er juillet de « gouvernement fantoche », et il semble
qu’à aucun moment P. de Saint-Exupery ne lui accorde la moindre légitimité.
Il apparaît en revanche que le principal journaliste du Figaro accorde davantage
de légitimité au FPR, présenté comme un mouvement organisé de façon rigoureuse.
Dans deux articles au moins, P. de Saint-Exupery évoque toutefois les crimes commis
par le FPR, en particulier l’assassinat d’une dizaine de prêtres, mais également des
tueries de civils qui lui sont imputées. Dans ces deux articles, il insiste cependant sur le
fait qu’en aucun cas il n’est possible d’établir un parallèle entre les crimes « isolés »
commis par le FPR et le « génocide » dont s’est rendu coupable le camp
gouvernemental. Le 20 juin, il écrit : « à la différence du camp gouvernemental où les
miliciens et soldats ont massacré à tour de bras, seules des exactions isolées ont été
notées jusqu'ici, côté FPR. (...) A chaque fois, le FPR a réagi très intelligemment en en
faisant état avant même que les médias ne l'apprennent et en promettant de sanctionner
les coupables ». Ce refus de placer sur le même plan des crimes de nature et d’ampleur
différente, constitue une nouvelle divergence avec le contenu des articles du Monde que
nous avons étudiés, en particulier avec ceux de Jean Hélène.
D’autre part, le ton très critique adopté par P. de Saint-Exupery à l’égard de
l’intervention française doit également être signalé. Le reporter du Figaro insiste dans
plusieurs articles sur l’accueil chaleureux offert par les miliciens aux soldats français de
Turquoise. Il en fait la description, notamment le 29 juin : « l'arrivée des soldats
français dans cette petite localité a déclenché l'enthousiasme général. Au barrage flotte
un drapeau bleu-blanc-rouge. Les soldats sont gênés (...) « J'en ai assez de voir ces
assassins nous acclamer ! », lance, imperturbable, un gendarme ». De telles
descriptions, ainsi que la critique plus ou moins virulente de la politique menée par la
France entre 1990 et 1993, se retrouvent dans tous les quotidiens que nous étudions.
Mais P. de Saint-Exupery s’interroge également sur les motivations et les conséquences
de l’opération Turquoise, qui aboutit selon lui à offrir une protection aux responsables
des massacres ainsi qu’à reléguer au second plan le génocide en évoquant une « crise
humanitaire ». Le 12 juillet, il écrit : « dans le flot des réfugiés protégés par l'armée
française, on trouve des malheureux, des victimes et des innocents (...). En revanche,
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mêlés à eux ou réfugiés dans des palaces épargnés par la guerre, les responsables du
génocide usent de l'alibi humanitaire. A l'abri du parapluie français, ils continuent à
tenir leurs discours haineux et font porter à « leur » peuple, le peuple hutu, le poids
terrible d'une responsabilité qui, tant que la justice ne se sera pas prononcée, restera
collective ». Cela ne signifie pas que ce journaliste se soit montré totalement hostile à
l’opération Turquoise, dont il souligne dans un article du 17 juin qu’elle « casse la
léthargie ». Mais, plusieurs semaines après le déploiement des militaires français, il en
tire un bilan critique.
En conclusion, les reportages et articles d’analyse signés par le principal
journaliste du Figaro semblent s’opposer, sur tous les aspects les plus fondamentaux de
la crise, à ceux de Jean Hélène, principal journaliste du Monde entre avril et juin. Sur le
dernier aspect, à propos de l’opération Turquoise, il est plus difficile d’établir une
comparaison entre les deux envoyés spéciaux dans la mesure où les articles de Jean
Hélène cessèrent d’être publiés dans Le Monde à partir de la fin juin. Par contre, il
semble que P. de Saint-Exupery ait livré durant cette période une interprétation des
événements plus conforme à la réalité telle qu’elle se trouve aujourd’hui établie, en
désignant les exécutants mais aussi les responsables politiques et militaires qui
planifièrent le génocide.
- Renaud Girard :
Tableau des personnes et organismes cités par Renaud Girard
ONU,
communauté
internationale
MINUAR : 2
Dallaire : 2
ONU
Diplomate
Officiers
belges : 2
Paras belges :
3
Para italien
GIR,
milices
FAR, FPR
RTLM
Radio Rwanda
Miliciens : 2
12 citations 4 citations
(ONU : 5)
ONG
Responsables
français
Radio
Muhabura
Kagame : 6
Kanyarengwe :
2
soldat
ONG
française : 2
CICR
Marc Vaiter : 2
MFLS
10 citations
6 citations
Spécialistes
Religieux
Autres
Mitterrand : 2
Kouchner : 2
Juppé : 3
Lanxade
un officier
Sœur
Marguerite
1
prêtre
rwandais
Père
Blanchard
9
citations 0 citations
(militaires : 2)
3 citations
Expatrié
belge
Témoins
rwandais :
2
1 hutu de
Kigali
1 commerçante
omanaise
5 citations
Durant la période du génocide, Renaud Girard fut le principal envoyé spécial du
quotidien puisqu’il signa onze reportages depuis le Rwanda. Il rédigea par ailleurs trois
autres articles sur la crise rwandaise. Sur les onze articles qu’il écrivit comme envoyé
spécial, cinq furent rédigés depuis la zone tenue par le gouvernement intérimaire, et
cinq depuis le territoire contrôlé par le FPR, le dernier étant un portrait de Philippe
Gaillard, le représentant du CICR à Kigali durant le génocide. Cependant, cette
« égalité » est trompeuse car sur les cinq reportages réalisés depuis la zone
gouvernementale, quatre le furent entre le 7 et le 16 avril. Or, si à ce moment Renaud
Girard était dans la capitale encore aux mains des forces gouvernementales, il s’y
trouvait le plus souvent aux côtés de soldats occidentaux ou de la MINUAR.
Contrairement aux reportages qu’il réalisa ensuite depuis la zone FPR, dans lesquels il
relate les témoignages de soldats rebelles ou de dirigeants du mouvement, ses quatre
premiers reportages en zone gouvernementale n’impliquèrent pas pour lui de suivre les
FAR ni de rapporter les propos des dirigeants du gouvernement intérimaire.
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D’autre part il est notable que, bien que principal envoyé spécial du quotidien
depuis le mois d’avril, Renaud Girard ne couvrit pas l’opération Turquoise. Son dernier
reportage au Rwanda est daté du 22 juin, soit au moment précis où commence à se
mettre en place l’intervention française. Lors d’un entretien à la fin de l’année 2003,
Renaud Girard affirmait avoir refusé de couvrir l’opération Turquoise qu’il jugeait
« hypocrite » ; nous y reviendrons dans le dernier chapitre. Outre Patrick de SaintExupery, qui réalisa trois reportages dans la zone contrôlée par les militaires français,
c’est donc pour l’essentiel un journaliste qui n’avait écrit aucun article sur la crise
rwandaise avant le mois de juin, François Luizet, qui fut chargé de couvrir
l’intervention de la France.
Avant d’étudier le contenu des articles de Renaud Girard, il faut commenter le
tableau des personnes et organismes qu’il cite. La catégorie à laquelle il se réfère le plus
est celle de la communauté internationale, et en son sein il s’agit essentiellement de la
MINUAR et des soldats de différents pays, intervenus début avril pour évacuer leurs
ressortissants. Sa seconde catégorie de référence est celle des représentants et soldats du
FPR, deux fois et demi plus cités que le camp du gouvernement intérimaire. Ceci
confirme ce que nous exposions précédemment, à savoir que la plupart des reportages
réalisés par Renaud Girard en « zone gouvernementale » devraient plutôt être
répertoriés comme reportages aux côtés de la MINUAR ou des soldats européens
d’ « Amaryllis » ou de « Silver Back ». Pour le reste, presque tous ses reportages furent
rédigés depuis la zone FPR, et nous allons voir que cette situation ne fut probablement
pas sans incidence sur les analyses de ce journaliste. Enfin, dernière remarque à propos
de ce tableau, les représentants politiques et militaires français constituent la troisième
catégorie d’acteurs la plus citée, presque à égalité avec le FPR. Ceci s’explique
essentiellement par le fait que Renaud Girard, s’il ne couvrit pas l’opération Turquoise
en tant qu’envoyé spécial, y consacra tout de même ses deux derniers articles.
Nous allons à présent tenter de mettre en évidence les principales
caractéristiques du contenu des articles de R. Girard.
En premier lieu, nous pouvons relever que les conceptions de l’histoire
rwandaise auxquelles ils se réfère demeurent nettement marquées par l’idéologie
coloniale telle que nous l’avons décrite précédemment. Bien que R. Girard ne consacre
pas d’article entier à produire une analyse historique de la situation rwandaise, il affirme
à plusieurs reprises le caractère pluriséculaire de l’opposition entre Hutu et Tutsi. Le 11
avril, il se livre à une description morphologique des « premiers Tutsi » en fuite qu’il
observe : « longue et mince silhouette, front vertical, visage fin, nez peu épaté ». Une
telle description, qui évoque la finesse des traits tutsi en opposition avec les Hutu
considérés comme plus rustres, évoque celles des administrateurs coloniaux et des
missionnaires. D’autres remarques de R. Girard, dans plusieurs articles, abondent dans
le même sens en présentant les Tutsi comme « un peuple de chefs » (14 avril), qui aurait
dominé les paysans hutu durant quatre siècles : « Vieux peuple de guerriers, les Tutsis
ont dominé les paysans hutus pendant plus de quatre siècles avant que l'indépendance
accordée par la Belgique ne donne à ces derniers l'occasion de prendre leur revanche
sur l'Histoire » (14 mai). Trois jours plus tard, dans un autre article, le premier reporter
du Figaro réaffirme une telle conception de l’histoire précoloniale rwandaise qui, si elle
fut dominante jusque dans les années 1960, se trouva par la suite discréditée par de
nombreux travaux scientifiques. Ceci confirme la persistance chez certains journalistes,
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ainsi que dans une partie du lectorat voire chez certains universitaires, de conceptions
historiques directement issues de l’idéologie coloniale.
La diffusion des mythes coloniaux, fondés sur des préjugés à l’égard du
continent africain qui prirent notamment la forme de stéréotypes raciaux, semble ainsi
se poursuivre au travers d’une partie de la presse. Cependant, si le recours à ces
conceptions coloniales ne peut guère faciliter la compréhension des événements, il est
important de relever que cela n’implique pas le refus de désigner des responsables aux
massacres commis. Dans les articles de Renaud Girard, l’évocation des « luttes
séculaires » entre ethnies ne conduit pas à diluer les responsabilités ni à masquer la
nature génocidaire des massacres en invoquant une barbarie anarchique et incontrôlée.
Le 17 mai, il parle explicitement de « génocide des Tutsi » pour désigner les massacres
commis par les milices hutu. D’autre part, les responsables des massacres commis, en
premier lieu la garde présidentielle et les milices, se trouvent clairement désignées dans
la plupart de ses articles. Le 13 avril, il évoque « les massacres de Tutsis perpétrés par
l'armée ruandaise et la garde présidentielle ». Le rôle de la garde présidentielle est
affirmé à plusieurs reprises, notamment le 17 mai, tandis que les miliciens sont
régulièrement décrits comme « avinés », aux « yeux injectés de sang, sans doute ivres
d'alcool de banane », etc. A l’instar des articles de Patrick de Saint-Exupery, les milices
apparaissent comme des groupes de soudards, violant, pillant, et assassinant
systématiquement civils tutsi et opposants hutu, souvent sous l’emprise de l’alcool.
La description des troupes du FPR par Renaud Girard conduit au contraire à
envisager l’attitude du mouvement rebelle comme étant à l’exact opposé de celle des
milices. Les soldats du FPR sont décrits comme disciplinés, ne se livrant ni au pillage ni
à l’alcool. Les chefs militaires du FPR se trouvent présentés comme des professionnels
et des stratèges, tandis que les milices apparaissent comme des groupes d’assassins de
civils, incapables de résister à une armée. Enfin, la conquête de nouveaux pans du
territoire par le FPR est à plusieurs reprises assimilée au retour de la sécurité pour les
populations. Le 17 mai, Renaud Girard décrit le FPR comme une « guérilla très bien
encadrée, entraînée et faisant régner en son sein une discipline de fer ». Le 22 juin, ses
remarques abondent dans le même sens. A propos des « guérilleros du FPR », il écrit :
« ils offrent l'exemple d'une parfaite discipline, d'une organisation rigoureuse, d'une
idéologie homogène et bien maîtrisée, d'une courtoisie ferme avec les étrangers ».
Quelques jours auparavant, le 18 juin, il analysait la prise d’une nouvelle ville par le
FPR comme un gage de sécurité pour les habitants et les réfugiés de la zone : « lorsque
le soleil se lève, les réfugiés sont hors de danger. La colonne est passée. Les
commandos du FPR ont réussi à traverser de part en part la ville ennemie... ».
Outre l’évocation d’une peur des représailles auxquelles pourraient se livrer des
soldats du FPR parmi la population hutu, nous n’avons guère relevé de critiques ou
d’accusations de crimes à l’encontre du mouvement rebelle chez Renaud Girard. Or, il
est établi aujourd’hui, notamment par des enquêtes réalisées par Human Rights Watch,
que le FPR se rendit coupable de crimes de guerre lors de sa conquête militaire du pays.
Ces crimes ne peuvent certes pas être assimilés ni mis sur le même plan que le génocide
commis par le camp gouvernemental, comme le soulignait justement Patrick de SaintExupery. Toutefois, leur existence semble attester que l’image d’une armée rebelle
disciplinée, professionnelle et respectueuse des populations, relevait en grande partie du
mythe. Il convient dès lors de s’interroger sur les raisons qui ont conduit un certain
nombre de journalistes, parmi lesquels R. Girard, à diffuser sans la moindre distance
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critique l’image que le FPR tenait à donner de lui-même. Nous avons précédemment
relevé que la plupart des reportages de ce journaliste, outre ceux du début avril, furent
réalisés en zone FPR. Mais il convient de préciser qu’aucun de ces reportages ne fut
réalisé au moment même de la conquête militaire de telle ou telle ville. Autrement dit,
les descriptions des combats menés par le FPR et de son attitude à l’égard de la
population ne constituent pas le résultat des observations directes de Renaud Girard,
mais la relation des affirmations de dirigeants ou de soldats rebelles. Or, ces allégations
sont globalement présentées comme traduisant la réalité des événements. Bien que le
journaliste ne dispose probablement que de peu voire d’aucun moyen pour vérifier les
dires de ses interlocuteurs, il les reprend en général à son compte sans prévenir le
lecteur du fait qu’il s’agit d’informations non vérifiées, et éventuellement sujettes à
caution. Nous verrons par la suite que le même type de remarques peut être formulé à
l’égard d’autres journalistes, dans d’autres quotidiens.
Enfin, le dernier aspect caractéristique des articles de R. Girard qu’il faut relever
est constitué par son analyse très critique de la politique française au Rwanda. Cette
mise en cause de la politique hexagonale intervient bien avant qu’il soit question
d’intervention militaire française au mois de juin. Cette précision semble importante,
dans la mesure où l’annonce de la volonté française d’intervenir a suscité tant de
polémiques et de doutes dans les milieux diplomatiques, humanitaires ou autres, à
l’échelon national mais également international, qu’à partir de la mi-juin tous les
quotidiens durent s’en faire l’écho. En revanche, la situation était différente à la mi-mai,
à un moment où Le Monde se refusait toujours à parler de « génocide » et où l’intérêt
pour la crise rwandaise mesuré en termes quantitatifs se trouvait au plus bas.
Dans ces conditions, l’article publié par R. Girard le 19 mai, sous le titre :
« Rwanda : les faux pas de la France », apparaît non pas comme imposé par les
circonstances et l’impossibilité de taire des critiques qui s’expriment dans de nombreux
milieux, mais davantage comme l’expression d’une analyse propre à ce journaliste. Le
sous-titre de l’article, dans lequel sont évoquées « six semaines de génocide à l’encontre
des Tutsi », implique une responsabilité, au moins indirecte, de la politique française
dans les événements en cours : « de 1989 à 1993, Paris avait soutenu le gouvernement
de ceux qui, aujourd’hui, sont les principaux responsables des massacres ». R. Girard
rappelle les modalités de l’intervention militaire de la France et du soutien politique et
logistique apporté au gouvernement rwandais. Il dénonce également le fait que le
gouvernement français, ou plutôt selon ses termes « le pouvoir socialiste », ne remit pas
en cause ce soutien inconditionnel, y compris lorsque l’armée rwandaise se livra à des
massacres de civils tutsi. Ainsi écrit-il : « le problème de la France au Rwanda, c'est
qu'elle a très tôt pris parti pour le gouvernement contre le FPR, encourageant
inconsciemment le radicalisme politique hutu. (...) Mais, dans les « régions rebelles »,
les FAR massacrent les civils tutsis sans que la France s'émeuve vraiment ».
D’autre part, R. Girard se montre également assez critique envers l’opération
Turquoise, et s’interroge au moins à deux reprises sur ses « motivations » réelles. Le ton
qu’il adopte dans ses derniers articles n’implique pas une hostilité complète à l’égard de
l’intervention française. Par contre, le manque de clarté des responsables français et la
« cacophonie » des déclarations parfois contradictoires des différents ministres,
conduisent selon le reporter à s’interroger sur les objectifs réels de l’intervention.
D’autant plus que les représentants français, sous couvert de neutralité, se refusent à
désigner clairement les responsables du génocide commis au Rwanda. Ainsi le 25 juin,
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R. Girard s’interroge : « pourquoi ne désigne-t-on pas clairement l’ennemi visé - par
exemple, les milices extrémistes hutues qui ont perpétré les massacres des dix dernières
semaines ? ». Dix jours plus tard, le 6 juillet, alors que l’opération Turquoise s’est
déployée au Rwanda, R. Girard continue à émettre les mêmes doutes quant aux objectifs
« humanitaires » de Turquoise, censée protéger les populations des massacres. En effet,
Turquoise intervient bien tardivement s’il s’agit de s’opposer au génocide, déjà
largement accompli : « cette nouvelle dialectique de la « main secourable » ne répond
toutefois pas à toutes les questions suscitées par le lancement de l'opération
« Turquoise » : pourquoi en juin et non pas en avril (début des massacres), pourquoi
sans le FPR et non pas avec, et, aujourd'hui plus que jamais, pourquoi la France dans
une région qui ne fut jamais française ? ».
Pour conclure sur les articles de R. Girard, il semble possible d’affirmer que ce
reporter adopta une analyse plutôt favorable au FPR, présenté à plusieurs reprises
comme un mouvement discipliné et respectueux des populations qui cherche à mettre
fin au génocide. Par ailleurs, le journaliste désigna rapidement les milices et la garde
présidentielle comme responsables de massacres qu’il qualifie régulièrement, à partir de
la mi-mai, de génocide. Enfin, le principal envoyé spécial du Figaro produisit plusieurs
articles d’analyse qui mirent en cause la politique menée par la France durant la crise
enclenchée en 1990 ainsi que l’opération Turquoise. Sur cet aspect, de même que sur la
désignation des milices et du gouvernement intérimaire comme responsables du
génocide, les analyses de R. Girard rejoignent pour l’essentiel celles de P. de SaintExupery, même si ce dernier se montre tout de même plus distant à l’égard du FPR,
dont il signale à plusieurs reprises les exactions commises.
Nous avons précédemment relevé que ce ne sont pas ces deux reporters, bien
qu’ils aient couvert les événements rwandais entre avril et juin, qui furent chargés de
suivre les soldats de l’opération Turquoise. Patrick de Saint-Exupéry ne réalisa que
deux articles depuis la zone tenue par les militaires français, tandis que le dernier
reportage de Renaud Girard date du 22 juin. Or, il apparaît clairement que l’opération
Turquoise provoqua des réactions contradictoires parmi les journalistes du Figaro. Si
les deux principaux reporters du quotidien adoptèrent un ton critique envers
l’intervention française, il semble qu’au contraire le reste de la rédaction du quotidien
s’y montra bien plus favorable et ne mit guère en doute ses motivations humanitaires.
Autrement dit, l’intervention militaire de la France suscita des analyses différentes et
parfois nettement opposées entre les envoyés spéciaux d’une part, et le reste de la
rédaction de l’autre, comme nous allons tenter de le démontrer.
- François Luizet :
Tableau des personnes et organismes cités par François Luizet
ONU,
communauté
internationale
GIR,
milices
FAR, FPR
Kambanda : 2
le FPR
sous-préfet de
Kibuye
bourgmestre de
Cyanika
bourgmestre de
Gikongoro
0
citations 5 citations
(ONU :0)
1 citation
ONG
Responsables
français
Caritas : 2
MDM
Colonel
Thibault : 3
Colonel Rosier
Général
Germanos
Général
Lafourcade
Officiers : 4
10
citations 0 citation
(militaires : 10)
3 citations
Spécialistes
Religieux
Autres
Mère
supérieure de
Kibuye
Evêque
de
Kibuye
Soeurs : 3
Père
Maindron : 2
7 citations
rescapés
tutsi : 4
réfugiés
hutu : 2
1
institute
ur tueur
7
citations
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François Luizet écrivit au total onze articles, dont neuf reportages réalisés depuis
le Rwanda ou depuis Goma, base arrière de l’opération Turquoise au Zaïre. Sur ces neuf
reportages, huit furent rédigés depuis la zone de l’intervention française. Cette situation
explique que la principale catégorie d’acteurs à laquelle se réfère François Luizet soit
celle des responsables politiques et des militaires français. En l’occurrence, il faut
d’ailleurs préciser qu’il ne s’agit que de responsables militaires, puisque ce journaliste
ne cite à aucun moment les responsables politiques hexagonaux. La seconde catégorie
d’acteurs la plus citée est celle des religieux, dont plusieurs témoignages sont relatés au
même titre que les témoignages de réfugiés rescapés des massacres ou ayant au
contraire participé aux tueries. Enfin, il faut noter que la communauté internationale
n’est absolument pas citée, tandis que le camp gouvernemental l’est à cinq reprises
contre une fois seulement pour le FPR. Cette dernière proportion est plus qu’inversée
par rapport à la distribution moyenne constatée pour l’ensemble du quotidien. Cela
s’explique par les lieux depuis lesquels écrit François Luizet, mais nous allons
également chercher à mesurer si cela influence son analyse des événements.
Les articles de F. Luizet sont quasiment tous des reportages, ou éventuellement
des recueils de témoignages comme celui du Père Maindron, dont de larges extraits du
journal tenus au cours de la crise sont reproduits dans un de ses articles. Ce journaliste
ne produisit donc guère d’articles d’analyse sur l’histoire rwandaise ou l’interprétation
de la crise des années 1990. Globalement, il n’établit que peu de distance avec les
propos tenus par ses interlocuteurs, qu’il retranscrit souvent sans commentaire.
Au travers de ses reportages, François Luizet présente l’intervention Turquoise
comme une opération militaro-humanitaire destinée à sauver des massacres la
population civile. La description des responsables de l’intervention française s’avère
plutôt élogieuse, le Colonel Rosier par exemple se voyant qualifié de
« parachutiste légendaire » le 27 juin. Le même jour, le reporter semble vanter
l’efficacité de l’intervention militaire française, même s’il s’interroge sur sa capacité à
installer dans la durée le « retour au calme » qu’il dit constater : « Pour le moment, les
collines verdoyantes ont retrouvé le calme d’autrefois, grâce aux soldats français de
l’opération « Turquoise ». Mais pour combien de temps ? ». Le 7 juillet, il relate les
propos d’une responsable de Caritas au Rwanda, Madeleine Raffin, qui estime que sans
l’intervention française le nombre de victimes du génocide aurait probablement été trois
fois plus important : « comme le faisait observer Madeleine Raffin, responsable de
Caritas à Gikongoro : On sait que les massacres hutu ont fait 500 000 morts tutsi, mais
c'est un million de plus qui seraient morts sans l'intervention française... ». François
Luizet semble reprendre cette remarque à son compte, alors que les chiffres avancés
contredisent de manière flagrante de nombreux témoignages qui attestent que, dans les
régions où se déployèrent les militaires français, la grande majorité des Tutsi avait déjà
été massacrée. Cependant, si ces chiffres paraissent irréalistes, ils constituent dans cet
article un important argument en faveur de l’opération Turquoise. D’autant plus que
cette remarque intervient après un développement qui montrait les ambiguïtés de
l’intervention, qui aboutit parfois à mettre à l’abri certains responsables des massacres
bien que de manière involontaire selon le reporter. En effet, si les articles de F. Luizet
conduisent globalement à justifier l’intervention française par les résultats obtenus ou
affichés, les ambiguïtés liées à la politique passée de la France transparaissent à
plusieurs reprises. C’est le cas dans un article du 1er juillet, où le reporter relève la
présence d’un portrait de François Mitterrand à un barrage de miliciens : « à Gishyta, un
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portrait du « président François Mitterrand » très saint sulpicien a été placé près du
barrage. Ceux qui le gardent sont armés de gourdins et de machettes ».
D’autre part, bien que les miliciens et en particulier ceux qui sont liés au parti
extrémiste CDR, soient clairement désignés comme responsables des massacres contre
la population tutsi, la responsabilité politique du gouvernement intérimaire et le
caractère planifié et organisé des massacres ne sont pas toujours clairement affirmés. A
plusieurs reprises, F. Luizet cite, sans les critiquer, des témoignages qui mettent en
doute une telle planification. Le 4 juillet, il cite abondamment le Père Maindron qui
évoque la « fureur spontanée » des Hutu : « le père Maindron refuse de croire à une
organisation systématique du massacre. Il affirme : « Ce fut une fureur populaire
spontanée... » Il renvoie dos à dos Tutsis et Hutus ». De plus, tandis que les autres
reporters du quotidien, Renaud Girard et Patrick de Saint-Exupery, se montraient plutôt
favorables au FPR et rejetaient en tous cas les justifications avancées par le
gouvernement intérimaire qui prétendait lutter contre les infiltrations du mouvement
rebelle, François Luizet adopte à plusieurs reprises cette rhétorique de l’infiltration.
Ainsi le 6 juillet, il reprend les propos d’un bourgmestre qui justifie le regroupement des
réfugiés par commune, et par-là même le maintien du pouvoir d’autorités qui ont
souvent collaboré au génocide, par la nécessité de lutter contre les infiltrations
potentiellement meurtrières du FPR : « en effet, déjà dans le passé, le FPR s'est infiltré
dans le camp. Des rebelles se sont mêlés aux réfugiés. Plusieurs d'entre eux ont été
démasqués. (...) Le bourgmestre affirme que parmi eux se trouvait un Ougandais. Pour
déjouer les infiltrations, les réfugiés sont désormais regroupés par village d'origine ».
Or, si de telles infiltrations du FPR ont pu se produire, il est largement avéré que les
responsables du génocide ainsi que de nombreux miliciens se sont mêlés aux réfugiés
dans les camps et y ont trouvé un abri sûr. Cette réalité fut parfois évoquée par F.
Luizet, mais dans cet article il ne se montre guère distant envers les propos tenus par le
bourgmestre qu’il cite.
De façon générale, les dangers que ferait courir aux réfugiés l’avancée du FPR
ou ses « infiltrations » sont plusieurs fois évoqués. A la différence des articles de P. de
Saint-Exupery, on ne trouve pas dans les reportages de F. Luizet de distinction aussi
claire entre les crimes commis par le FPR et le génocide accompli par le camp
gouvernemental, dont le caractère planifié est d’ailleurs mis en cause par plusieurs
témoins. En d’autres termes, il semble que F. Luizet adopte une vision des événements
plutôt conforme à celle des militaires français, qui tout en affirmant vouloir protéger la
population des massacres semblent parfois se méfier davantage du FPR que des
responsables du génocide. Cette orientation du reporter du Figaro, qui écrivit la presque
totalité de ses articles depuis la zone Turquoise, s’explique sans doute essentiellement
par le caractère relativement univoque de ses sources et par ses contacts permanents
avec le commandement français. Le fait que ce journaliste n’ait pas couvert le conflit
rwandais avant la fin du mois de juin laisse également supposer qu’il ne disposait que
de peu d’éléments de compréhension d’une crise dont il n’avait pas forcément suivi en
détail les diverses étapes.
En résumé, il existe au sujet de l’appréciation de l’opération Turquoise une
différence de ton qui nous semble importante entre les articles de P. de Saint-Exupery et
R. Girard d’un côté, et ceux de F. Luizet de l’autre. Cependant, malgré ces divergences,
il est notable que F. Luizet évoque à plusieurs reprises les « ambiguïtés » de
l’intervention française et le malaise suscité par l’accueil chaleureux des soldats français
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par les responsables du génocide. Malgré un ton globalement peu critique, l’envoyé
spécial qui assiste à ces scènes ne peut occulter les ambiguïtés qu’elles traduisent. En
cela, il se démarqua lui aussi, bien que de façon beaucoup moins nette, de la rédaction
nationale du Figaro qui adopta une orientation franchement favorable à l’opération
Turquoise en dépit des polémiques entourant l’intervention française et des remarques
ou analyses de ses propres envoyés spéciaux.
- Les autres journalistes
Pour terminer, nous allons tenter de cerner les principales orientations des autres
journalistes de la rédaction du Figaro.
En ce qui concerne les conceptions de l’histoire rwandaise diffusées par le
quotidien, nous pouvons constater une certaine homogénéité entre les « analyses »
proposées par R. Girard et celles des autres journalistes de la rédaction. P. de SaintExupery et F. Luizet ne se sont en revanche pas exprimés aussi explicitement à ce
propos, ce qui ne permet pas de connaître leur position. Nous avions relevé
précédemment que la conception historique avancée par R. Girard était imprégnée des
préjugés de l’époque coloniale. Nous pouvons formuler la même remarque à l’égard de
la plupart des autres journalistes du quotidien qui se sont exprimés sur cette question. Le
8 avril, Ph. G. (son nom n’apparaît jamais en entier), écrit que « l’attentat qui a tué deux
présidents libère les haines tribales ». Ces haines remontent selon lui à plusieurs
siècles, et expliquent l’origine lointaine de la crise. Il évoque un « antagonisme
séculaire entre deux tribus : hutus et tutsis ». Le lendemain, un autre journaliste,
Baudouin Bollaert, abonde dans le même sens en évoquant « les éternelles tensions
entre les ethnies rivales des hutus et des tutsis ». Cette conception d’une histoire
rwandaise marquée depuis des siècles par l’antagonisme ethnique, était présente
également dans le courrier des lecteurs du quotidien et chez le seul universitaire qui
signa dans Le Figaro une tribune libre sur cette question.
Charles Lambroschini, un autre journaliste auteur de plusieurs éditoriaux sur le
Rwanda, étend cette vision d’une histoire « tribale » à l’ensemble du continent africain.
Le 22 juin, dans un article intitulé « Le poids du passé », il affirme : « le carnage au
Rwanda nous ramène au point de départ : la réalité africaine est d’abord tribale ».
Autrement dit, il faudrait recourir à une grille d’analyse spécifique pour comprendre les
conflits africains qui échapperaient, en quelque sorte, à l’interprétation en termes
historiques, politiques ou stratégiques. Ces aspects semblent en effet relégués au second
plan, le critère surdéterminant les conflits sur le continent africain relevant avant tout
des divisions « tribales ». Cette affirmation, davantage basée sur des préjugés que sur
des connaissances historiques et scientifiques, conduit ce journaliste à considérer que
seule une tutelle extérieure serait capable de mettre fin aux conflits ethniques au
Rwanda. Le 29 juin, il affirme crûment : « au Rwanda, il faudrait une mise sous tutelle.
Autrement dit, le retour à une sorte de pouvoir colonial qui (...) devrait être assumé par
l’ONU ». De telles considérations ne sont pas sans évoquer l’idéologie de la « mission
civilisatrice », qui servit de justification « humaniste » à la conquête coloniale à partir
de la fin du XIXe siècle. Or, nous avons vu que selon de nombreux auteurs ce sont
précisément les bouleversements provoqués par la tutelle coloniale qui aboutirent à
exacerber et à politiser les clivages ethniques.
D’autre part, s’il existe une certaine homogénéité dans les conceptions
historiques avancées dans Le Figaro, il n’en va pas de même sur d’autres sujets. Les
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différents journalistes s’accordent à dénoncer, de manière plus ou moins virulente, le
rôle néfaste de la politique menée par la France entre 1990 et 1993, mais il existe des
appréciations divergentes en ce qui concerne la suite des événements et en particulier
l’opération Turquoise. Tandis que R. Girard et P. de Saint-Exupéry se montrent pour le
moins sceptiques quant aux motivations réelles de l’intervention, et que F. Luizet en
relève parfois les ambiguïtés, d’autres journalistes la défendent contre toute critique. Le
21 juin, Charles Lambroschini écrit : « Paris est accusé de voler au secours de son
ancien allié (...). Mais c’est oublier que, depuis, le gouvernement a changé et sa
politique aussi ». En 1993, la droite est redevenue majoritaire en France et a donc formé
un gouvernement qui a succédé aux socialistes. Pour C. Lambroschini, la politique
menée entre 1990 et 1993, qu’il condamne fermement le 24 juin en écrivant que « la
France a armé et formé les futurs assassins de la minorité tutsie », est imputable au
gouvernement socialiste. Il affirme que cette politique se serait radicalement modifiée
avec le changement de gouvernement, une appréciation que ne semble pas du tout
partager P. de Saint-Exupéry. Celui-ci évoque au contraire le 23 juin « la continuité de
la politique française sur le continent noir », et « l’importance des réseaux, de Foccart
à Jean-Christophe Mitterrand, cette étrange alliance d’intérêts, d’amitiés et parfois de
complicités, unissant la France à l’Afrique ».
Ainsi, tandis que les envoyés spéciaux du quotidien évoquent les ambiguïtés de
l’opération Turquoise et en dénoncent parfois les conséquences, la plupart des autres
journalistes de la rédaction défendent l’intervention sans nuance. Selon Jean-Louis
Turlin, le 23 juin, il s’agit d’une « opération multinationale destinée à protéger les
populations civiles contre les massacres ». Le quotidien ouvre par ailleurs ses colonnes
à des personnalités qui défendent farouchement l’opération française, telles que le
président ivoirien Henri Konan Bédié. Dans un interview réalisée par C. Lambroschini
le 12 juillet, il s’interroge avec indignation : « Comment peut-on critiquer l’intervention
française ? ». En résumé, il existe une différence marquée entre les appréciations
formulées par les reporters, présents sur place, et les autres journalistes. Même F.
Luizet, qui apparaît comme le moins critique des trois reporters, ne peut faire autrement
que de relever l’accueil enthousiaste dont bénéficient les soldats français de la part de
responsables des massacres, ou encore d’évoquer le malaise que provoque la vue de
camps de réfugiés qui se transforment en sanctuaire pour une partie des génocidaires.
On peut supposer que cette réalité était bien plus difficile à ignorer de la part de
reporters présents sur place, indépendamment de leur analyse de l’opération Turquoise,
que pour des journalistes à Paris. La césure entre envoyés spéciaux et rédaction
nationale au moment de l’intervention française constitue en tous cas une caractéristique
importante de la couverture des événements dans Le Figaro.
Malgré une certaine cohérence idéologique du point de vue des conceptions de
l’histoire rwandaise, des divergences parfois importantes se sont donc manifestées entre
les reporters et le reste de la rédaction, mais également entre les deux reporters qui
couvrirent les événements avant l’intervention française et François Luizet, qui fut
chargé de couvrir l’opération Turquoise.
2-5-3- L’analyse des articles de fond publiés par La Croix
Les lieux depuis lesquels sont rédigés les articles
Dates
Lieu
Auteur
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
1er au 15 avril
16 au 30 avril
1er au 15 mai
16 au 31 mai
1er au 15 juin
16 au 30 juin
1er au 15 juillet
06/04 : Kigali (Rwanda, ZGIR)
08/04 : Nairobi (Kenya)
12/04 : Bruxelles (Belgique)
13/04 : Bruxelles (Belgique)
17/04 : Bujumbura (Burundi)
19/04 : Bujumbura (Burundi)
20/04 : Bujumbura (Burundi)
04/05 : camp de Benaco (Tanzanie)
01/06 : Kabuga (Rwanda, ZFPR)
03/06 : Gahini-Kigali (Rwanda,
ZFPR)
François Jane d’Othée
Annie Thomas (AFP)
François Jane d’Othée
François Jane d’Othée
Agnès Rotivel
Agnès Rotivel
Agnès Rotivel
Annie Thomas (AFP)
Maria Malagardis
Maria Malagardis
18/06 : Bruxelles (Belgique)
25/06 : Bruxelles (Belgique)
28/06 : Nyarushishi (Rwanda, ZT)
29/06 : Cyanika (Rwanda, ZT)
30/06 : Shangi (Rwanda, ZT)
01/07 : Nyarushishi (Rwanda, ZT)
02/07 : Gyshiyta (Rwanda, ZT)
03/07 : Gyshiyta (Rwanda, ZT)
05/07 : Kibuye (Rwanda, ZT)
13/07 : Kigali (Rwanda, ZFPR)
15/07 : Kigali (Rwanda, ZFPR)
François Jane d’Othée
François Jane d’Othée
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Mathieu Castagnet
Agnès Rotivel
Agnès Rotivel
Au total, 21 articles de « fond » furent écrits depuis un pays étranger sur 121,
soit environ 17 % du total. Ce chiffre est extrêmement faible comparé aux deux autres
quotidiens français étudiés. En effet, La Croix n’a eu d’envoyé spécial au Rwanda que
de manière très épisodique. Par ailleurs, le quotidien catholique ne semble pas avoir eu
durant cette période de correspondant permanent dans d’autres pays d’Europe que la
Belgique ni aux Etats-Unis, contrairement au Monde et même au Figaro.
Parmi ces 21 articles, 12 furent rédigés depuis le Rwanda, dont 3 depuis la
capitale Kigali. Il faut remarquer que, mis à part un article écrit depuis Kigali et paru le
6 avril, le quotidien n'a pas d'envoyé spécial au Rwanda avant le 1er juin, date à laquelle
Maria Malagardis se rend dans la capitale rwandaise. Il faut ensuite attendre de nouveau
la fin de ce mois, le 28 juin, pour qu’un envoyé spécial du quotidien soit présent au
Rwanda. Mathieu Castagnet écrit alors 7 articles en une semaine, tous rédigés depuis la
zone de sécurité de l’opération Turquoise contrôlée par les troupes françaises. Outre ces
7 articles, un seul fut rédigé depuis la zone gouvernementale à Kigali début avril, dans
une capitale certes sous contrôle du gouvernement intérimaire mais également investie
par les troupes françaises et belges venues évacuer leurs ressortissants. Les quatre autres
articles furent tous rédigés depuis la zone contrôlée par le mouvement rebelle FPR.
Trois autres articles parus mi-avril provenaient du Burundi voisin, où affluaient de
nombreux réfugiés fuyant les combats et les massacres. En dehors de l’Afrique, quatre
articles furent écrits depuis Bruxelles par François Jane d’Othée, qui semble avoir été le
correspondant permanent du quotidien dans la capitale belge.
Contrairement aux journaux Le Monde et Le Figaro, le quotidien catholique n’a
pas eu, durant la crise rwandaise de 1994, d’envoyé spécial présent sur place. Très peu
d’articles sont écrits depuis le lieu des événements et les témoignages recueillis émanent
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le plus souvent de rescapés civils étrangers rapatriés début avril ou de religieux rapatriés
parfois plus tard, mais ces témoignages ont rarement été recueillis sur le terrain par des
envoyés spéciaux du quotidien.
L’analyse des articles écrits par les principaux journalistes
D’après les tableaux que nous avons présentés lors de l’analyse quantitative de
surface du corpus d’articles, les trois principaux journalistes du quotidien La Croix pour
la crise rwandaise furent respectivement : Maria Malagardis (20 articles), Agnès Rotivel
(18 articles), et Mathieu Castagnet (9 articles). Ce dernier ne fut pas un rédacteur
régulier d’articles sur la crise rwandaise tout au long de la période. L’ensemble des
articles qu’il rédigea se concentre sur environ dix jours, entre la fin juin et le début du
mois de juillet. Toutefois, il nous a semblé utile d’étudier plus particulièrement le
contenu de ses articles au même titre que ceux des deux principales journalistes car
Mathieu Castagnet fut quasiment le seul envoyé spécial du quotidien au Rwanda durant
l’opération Turquoise, et qu’il réalisa des reportages sur les lieux et dans les villes de la
zone de sécurité imposée par les troupes françaises. Or, vue l’importance accordée aux
débats autour de l’engagement militaire de la France et du résultat de ses activités sur le
terrain, l’étude des reportages de Mathieu Castagnet semble constituer un élément
d’appréciation important dans l’analyse du quotidien.
- Maria Malagardis :
Tableau des personnes et organismes cités par Maria Malagardis
ONU,
communauté
internationale
gouvernement
américain
Willy Claes
Roméo
Dallaire
HCR
Boutros-Ghali
Général
Anyidoho
OUA
ONU
NouvelleZélande
9 citations
GIR,
milices
FAR, FPR
ONG
Responsable
s français
RTLM
Théogène
Rudasingwa x
2
C. Dusaidi
P. Kagame x 3
Dr Emile x 2
2 combattants
1responsable
x2
1 officier
F. Mugambage
1 cadre, Wilson
HRW
MSF
Amnesty
PSF
MDM
ONG
burundaise
A. Juppé
source
militaire
E. Balladur
P. Messmer
F. Mitterrand
1 citation
15 citations
6 citations
5 citations
Spécialistes
0 citations
Religieux
Autres
Mgr Thaddée
Nsengyumva
Mgr Bertello
Mgr
Etchegaray
Jean-Paul II
Conseil
oecuménique
des Eglises
1 habitant
de Kigali
1
tutsi
rescapé
1
villageois
1 directeur
d’école
opposition
zaïroise
5 citations
5 citations
La catégorie d’acteurs la plus citée par Maria Malagardis est de loin celle des
représentants ou combattants du FPR. Ceux-ci sont cités à quinze reprises, tandis
qu’elle ne se réfère à aucun représentant au gouvernement intérimaire. Seule la radio
extrémiste RTLM, située dans le camp gouvernemental contre le FPR mais qui ne peut
pour autant être considérée comme une porte-parole directe du gouvernement
intérimaire, est citée une fois. Nous avions déjà relevé le fait que le quotidien avait
davantage cité le FPR que le gouvernement et les FAR. La tendance dans les articles de
Maria Malagardis est donc la même, mais elle se trouve encore largement amplifiée, au
point que les positions du gouvernement intérimaire ne sont jamais relayées.
D’autre part, les responsables politiques et militaires français sont autant cités
que les religieux. Ce rapport est conforme aux proportions constatées dans l’ensemble
du sous-corpus. En revanche, chacune de ces deux catégories est citée trois fois moins
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Thèse de Sophie Pontzeele, Lille 1, 2004
que les représentants du FPR, tandis que dans l’ensemble des articles du quotidien
catholique elles le sont davantage.
Ces quelques chiffres semblent indiquer que les positions du FPR sont les plus
fréquemment retranscrites dans les articles de Maria Malagardis. Les chiffres ne
permettent pas à eux seuls de tirer des conclusions, mais l’analyse de contenu de ses
articles confirme cette impression. Deux articles, datés respectivement du 14 et du 22
juin, sont particulièrement significatifs à cet égard. Dans le premier, M. Malagardis
désigne sans ambiguïté les milices et le gouvernement intérimaire rwandais comme les
responsables des massacres au Rwanda. De même, elle dénonce l’attitude qu’elle
impute à la communauté internationale, et qui consiste à renvoyer dos à dos le
gouvernement intérimaire et le FPR sans désigner clairement les responsables du
génocide. « Reste à savoir jusqu'à quand la communauté internationale se refusera à
désigner clairement les coupables » s’interroge-t-elle, avant de s’indigner du fait que
« c’est pourtant [le gouvernement intérimaire], largement impliqué dans ces crimes
odieux, qui siège au Conseil de sécurité à New York ». Bien qu’il s’intitule
« gouvernement intérimaire », celui-ci ne semble bénéficier d’aucune légitimité aux
yeux de Maria Malagardis pour qui le FPR, bien qu’étant un mouvement rebelle armé,
constituerait un représentant nettement plus légitime du Rwanda dans les instances
internationales. La journaliste adopte ainsi une orientation très tranchée en faveur de
l’organisation de Paul Kagame, à l’opposé de celle de Jean Hélène ou d’autres
journalistes du Monde.
Par ailleurs, dans son article du 22 juin, elle relate l’histoire de la formation du
FPR en présentant ce mouvement sous un jour favorable, comme celui qui « a
rassemblé ces jeunes générations, plus déterminées et plus instruites que leurs parents,
persuadées que le régime d’Habyarimana entretient seul les divisions ethniques ». Le
FPR accueille « tutsi comme hutu, inquiets devant l’exclusion croissante pratiquée par
l’Akazu ». Tandis que dans les reportages et les articles du Figaro, le FPR est présenté
avant tout comme un « mouvement de la minorité tutsi », M. Malagardis insiste sur la
volonté affichée du mouvement rebelle de dépasser les clivages ethniques attisés par
l’ancien régime. Enfin, dans ses reportages effectués dans la région de Kigali au début
du mois de juin, la journaliste donne la parole à plusieurs rescapés tutsi dont l’un,
enseignant, affirme que « les gens du FPR (...) m’ont sauvé la vie », bien qu’il « avoue
avoir eu peur autrefois du FPR « à cause de la propagande » ». A nouveau, dans cet
article du 3 juin, le FPR apparaît comme celui qui met fin aux massacres et s’oppose
aux divisions ethniques face aux autorités gouvernementales génocidaires. En revanche,
ni l’implication du FPR dans certaines tueries ni le rôle joué par ce mouvement dans le
déclenchement de la guerre en 1990 ne sont évoqués. Les articles de M. Malagardis
tendent à accréditer une analyse quelque peu manichéenne de la crise : si le
gouvernement intérimaire et les milices sont à juste titre dénoncés comme responsables
de la conception et de la mise en œuvre du génocide, le FPR semble animé uniquement
par des idéaux humanistes.
D’autre part, dès le 9 avril M. Malagardis s’interroge sur l’engagement de la
France dans la crise rwandaise des années 1990 et sur sa part de responsabilité
éventuelle dans les massacres qui ont commencé deux jours plus tôt. En conclusion de
son article elle pose la question suivante : « mais en soutenant pendant longtemps et
plus ou moins ouvertement le régime en place, la Belgique et surtout la France n’ontelles pas, elles aussi, joué avec le feu ? ». Il faut souligner le caractère précoce de telles
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interrogations, qui ne surgirent que bien plus tard dans les deux autres quotidiens
français. Dans un article du 18 mai, la dénonciation de la politique française est bien
plus virulente encore quand M. Malagardis reprend à so