Les débris de l’avion dans lequel se trouvait Juvénal Habyarimana n’ont pas bougé. Ils gisent toujours dans le jardin soigné de l’ancienne résidence du président rwandais, aujourd’hui transformée en musée, où ils sont tombés à 20 h 22 le 6 avril 1994. On peut y voir une partie du train d’atterrissage, les moteurs de l’appareil, l’empennage…
Vingt-cinq ans plus tard, les pièces du Falcon 50 sont identifiables, mais l’identité des hommes qui ont tiré deux missiles sur l’avion présidentiel, alors en phase d’approche de l’aéroport de Kigali, reste un mystère. L’assassinat du président hutu, qui revenait de Tanzanie où il venait de signer un accord avec les rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) contre l’avis de la frange radicale des Hutu, est l’évènement qui a déclenché le dernier génocide du XXe siècle, faisant plus de 800 000 morts, en grande partie au sein de la minorité tutsi.
Depuis un quart de siècle, deux thèses s’affrontent sur les auteurs de cet assassinat : l’une évoque la responsabilité du FPR, l’autre celle des extrémistes hutu. Les premiers auraient visé le président pour déclencher une guerre et s’emparer ensuite du pouvoir, les seconds dans le but d’accuser faussement leurs ennemis d’avoir tué leur président afin de justifier leur extermination.
Marathon judiciaire
Mediapart et Radio France ont publié, mercredi 6 février, les extraits d’une note de la Direction générale de la sécurité extérieure française (DGSE) qui accrédite cette seconde hypothèse, contrairement à ce qu’assurait Paris à l’époque. Dès le lendemain de l’attentat, Bruno Delaye, alors conseiller de François Mitterrand, rédigeait une note élyséenne où il faisait savoir que «
l’attentat est attribué au Front patriotique rwandais ». «
L’attaque est probablement l’œuvre du FPR », écrivait pour sa part Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France à Kigali, le 25 avril 1994.
Cette note de la DGSE a été déclassifiée par le ministre français de la défense le 17 septembre 2015, à la demande des juges d’instruction parisiens qui enquêtaient sur l’attentat. Elle surgit au terme d’un marathon judiciaire qui a duré quasiment vingt ans et connu son lot de rebondissements. En 1998, les familles des membres français qui composaient l’équipage de l’avion avaient déposé plainte dans l’Hexagone. L’enquête, alors menée par le juge Jean-Louis Bruguière, avait d’abord privilégié l’hypothèse d’un attentat commis par des soldats du FPR, dirigé par Paul Kagame, président du Rwanda depuis 2000.
Reprise en 2006 par le juge Marc Trévidic, qui, à l’inverse de son prédécesseur, s’est rendu à Kigali en compagnie de différents experts en armement et balistique, l’enquête a ensuite désigné le camp militaire de Kanombe, au sud-est de Kigali, comme origine du tir des deux missiles. Il était en avril 1994 dirigé par la garde présidentielle d’Habyarimana. En décembre 2018, l’enquête française s’est finalement achevée par un non-lieu, les magistrats soulignant notamment «
l’absence de charges suffisantes » contre les proches de Paul Kagame.
Un « haut degré de préparation »
Cette note de la DGSE révélée par Mediapart et Radio France a été rédigée en septembre 1994, soit plus de deux mois après la fin du génocide. Elle désigne deux « extrémistes hutu » – les colonels Théoneste Bagosora, ancien directeur du cabinet du ministre de la défense, et Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR) – comme les «
principaux commanditaires » de l’attaque contre l’avion. Le premier, en tant qu’architecte du génocide, a été condamné à trente-cinq ans d’emprisonnement par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le second vit en France, où la justice a refusé qu’il soit extradé vers le «
pays des mille collines ».
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Ces deux hommes se sont longtemps considérés comme les héritiers légitimes du régime, peut-on lire dans la note de la DGSE. Leur mise à la retraite, prononcée en 1992 par le président Habyarimana alors qu’ils espéraient obtenir le grade de général, a été à l’origine d’un lourd ressentiment et d’un rapprochement remarqué auprès de Mme Agathe Habyarimana, veuve du président et considérée souvent comme l’un des principaux cerveaux de la tendance radicale du régime… Cette opération [l’attentat contre l’avion de M. Habyarimana]
aurait été préméditée de longue date par les extrémistes hutu… L’assassinat de ministres de l’opposition modérée et de Tutsi, moins d’une demi-heure après l’explosion du Falcon présidentiel, confirmerait le haut degré de préparation de cette opération. »
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Cette note prouve que la DGSE avait, dès cette époque, une opinion claire sur les commanditaires de l’attentat, en l’occurrence les extrémistes hutu », indique François Graner, chercheur spécialisé sur le génocide rwandais et membre de Survie, une association «
qui dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique » : «
Les responsables français ont toujours accusé le FPR ou botté en touche, au point que le directeur de la DGSE a affirmé aux députés, en 1998, que la DGSE n’avait pas d’opinion à ce sujet. Agathe Habyarimana et ses proches sont au cœur de la préparation du génocide et de l’attentat. »
« Un document anachronique »
D’anciens militaires français comme Guillaume Ancel, officier pendant l’opération militaro-humanitaire «
Turquoise », accusent Paris d’avoir soutenu le régime génocidaire rwandais. Ils déplorent aussi le fait qu’Agathe Habyarimana se soit réfugiée en France après la mort de son époux.
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Mais elle n’a aucun statut légal puisqu’elle est ni expulsable, ni régularisable, indique Philippe Meilhac, avocat de la veuve.
Sa présence est vécue par les autorités comme empoisonnante et sa régularisation ne se fait pas, car elle serait très mal vue par Kigali. Cette note de la DGSE est un élément sorti de son contexte. C’est un document anachronique dans un dossier qui contient des milliers de pièces, d’auditions, de notes et d’expertises. J’accorde plus de crédit aux décisions juridiques qu’à des notes provenant des services de renseignement. »
La déclassification totale des archives militaires, réclamée par plusieurs associations de victimes du génocide, pourrait permettre de faire enfin la lumière sur la mort de Juvénal Habyarimana et sur le rôle de la France depuis le 6 avril 1994. «
Pour consulter les archives au Service historique de la défense, il faut avoir les références des documents mais le catalogue n’est pas disponible, indique François Graner.
La déclassification générale pourrait donner des informations sur les réactions françaises et permettre de savoir pourquoi les militaires français ont, par exemple, cherché les boîtes noires de l’avion plutôt que de connaître l’identité des tireurs situés à 500 mètres d’eux. On a besoin de savoir si la France a soutenu ou participé à cet attentat. »