Le général Henri Bentégeat a été adjoint au chef de l'état-major particulier de l'Élysée, puis titulaire du poste sous Jacques Chirac de 1999 à 2002, avant de devenir chef d'État-Major des armées (Cema). Il publie Chefs d'État en guerre (éd. Perrin, 492 pages, 25 euros), dans lequel il analyse les relations des dirigeants politiques avec les conflits armés. De Napoléon III à Clemenceau, en passant par Hitler, Staline et Lincoln, Mitterrand, Chirac, entre autres, les hommes d'État qu'il a choisis ont en commun ne n'avoir jamais rechigné à l'usage des armes, pour attaquer leurs voisins et plus souvent pour s'en défendre. Bien que ses formes aient évolué, la guerre qui accompagne les hommes depuis qu'ils sont présents sur la terre, demeure un affrontement des volontés et des moyens. Cet ouvrage documenté permet de mieux comprendre ceux qui la font, ceux qui l'ordonnent et ceux qui la subissent. À lire…
Le Point Afrique : Pourquoi avez-vous choisi d'écrire ce livre ?
Je m'intéresse depuis longtemps aux relations entre les politiques et les militaires, singulièrement depuis que je les ai vécues en direct au plus haut niveau, dans les états-majors particuliers de François Mitterrand puis de Jacques Chirac, et aussi comme chef d'État-Major des armées.
François Mitterrand a engagé les armées françaises dans de très nombreux conflits. Vous écrivez pourtant qu'il « n'aimait pas la guerre ». Est-ce un paradoxe ? S'il n'aimait pas la guerre, c'est qu'il en avait une conscience très forte, pour une excellente raison : il l'avait faite et en conservait un très mauvais souvenir. Alors en poste à l'ambassade de France à Washington, j'ai vécu de très près la préparation de l'engagement français dans la première guerre du Golfe, fin 1990 et début 1991. Je suis témoin que, jusqu'au bout, le président Mitterrand a voulu donner ses chances à la paix. Il était beaucoup moins allant que les Américains, les Britanniques ou d'autres membres de la coalition. Mon point de vue est tempéré par ses choix sur l'ex-Yougoslavie et la Bosnie-Herzégovine, dès la fin de 1991. Cette fois, il se trouvait assez seul et les Américains se tenaient bien loin… Sous l'impulsion de Bernard Kouchner, il a été l'un des premiers chefs d'État au monde à pratiquer l'ingérence humanitaire, principe guerrier qui ne récuse pas l'usage de la force, au contraire !
En 1995, au terme de ses quatorze années au pouvoir, n'était-il pas arrivé au bout de cette logique ? L'une des premières décisions prises par Jacques Chirac a justement consisté à riposter par la force aux agressions serbes… On peut dire, comme Hubert Védrine, que le temps était venu d'agir par la force. Je retiens également que François Mitterrand était fortement imprégné de l'histoire franco-serbe. Il répugnait fortement à engager le fer contre les Serbes. À l'inverse, Jacques Chirac n'a pas montré le moindre état d'âme : il a constaté que ceux qui dominaient le jeu étaient les Serbes, que c'étaient eux qu'il fallait faire plier. Il l'a fait !
Comment jugez-vous, un quart de siècle plus tard, l'action de François Mitterrand au Rwanda ? Si ce dossier demeure tellement brûlant aujourd'hui c'est que dès le début, avant même que quoi que ce soit ait été engagé, l'attitude de la France a été dénoncée. D'entrée de jeu, l'appui que notre pays avait apporté au président rwandais Juvénal Habyarimana s'est trouvé fustigé. Sous-entendu inexact : Paris a soutenu les Hutus génocidaires. Pour ma part, je suis arrivé à l'Élysée juste après que les accords d'Arusha avaient été signés en août 1993. N'oublions pas que François Mitterrand avait obtenu de formidables concessions d'Habyarimana, qui avait accepté d'intégrer les combattants du FPR (Front patriotique rwandais de Paul Kagamé) à l'armée nationale rwandaise, où ils allaient représenter 40 % des effectifs ! Le président français avait également insisté, sans succès, pour que les mentions ethniques soient supprimées des cartes d'identité. C'est l'attentat contre l'avion d'Habyarimana qui a provoqué la catastrophe. On a reproché à la France de ne pas avoir vu venir le génocide. Mais elle n'a pas armé les génocidaires, qui ont commis les massacres pour l'essentiel à la machette. Pourquoi n'avons-nous rien vu ? Mais parce que nous ne voyons jamais rien ! Mon expérience de la coopération militaire française, c'est que nous n'avons jamais réussi à déceler à l'avance un coup d'État en Afrique. Des quantités d'exemples (Côte d'Ivoire, Burundi, Guinée, etc.) le prouvent : les Africains savent parfaitement nous berner…
Que pensez-vous de la polémique sur l'opération Turquoise ? Le Premier ministre Édouard Balladur tout comme le ministre de la Défense François Léotard y étaient personnellement très opposés. Ils craignaient que notre pays soit accusé de soutenir les génocidaires et qu'il soit conduit à s'opposer au FPR, devenant partie prenante de cette tragédie. D'autre part, François Mitterrand et Alain Juppé estimaient que la France était trop concernée pour ne pas agir, qu'une catastrophe humanitaire était en route dès lors que les Hutus fuyaient par centaines de milliers. Ce dont je suis certain c'est que, dès lors que l'opération Turquoise a été décidée, il n'y avait jamais eu la moindre intention de François Mitterrand d'en faire un outil de guerre contre le FPR.
On retient de la présidence de Jacques Chirac la reprise des essais nucléaires puis leur arrêt définitif, la suppression du service militaire, la non-participation à l'invasion de l'Irak en 2003. Le compte est-il bon ? C'est vrai. Mais ce qu'on oublie un peu, c'est qu'il a totalement transformé le système militaire français. En sus des points forts que vous évoquez, il a profondément modifié notre outil de dissuasion nucléaire, y compris en poursuivant la réduction de ses outils. En Afrique, il a imposé que les interventions françaises réclamées par les autorités locales soient « multilatéralisées » avec l'ONU et les forces africaines. Marqué par la guerre d'Algérie, Jacques Chirac comprenait les demandes et les propositions opérationnelles que je lui présentais. Mais avant d'y répondre, il réfléchissait d'abord en politique et en expert de haut vol des relations internationales. Il était un parfait connaisseur de la « grammaire de la guerre », selon la conception clausewitzienne. Dans son schéma intellectuel, l'option militaire n'est jamais la première !
Quel est le point commun entre les chefs de guerre que vous avez choisi de traiter ? Je crois que ce qui les relie, à l'exception notable d'Hitler, c'est que ce sont des hommes d'État qui n'ont pas choisi la guerre. Elle leur a été imposée. Quand Georges Clemenceau assume le pouvoir en France en 1917, la situation est très mauvaise. Quand Staline subit l'assaut de l'Allemagne en 1941, on ne donne cher ni de sa résistance, ni même de l'URSS. Le pari de Ben Gouriou est franchement insensé. Faire naître Israël au milieu des obstacles innombrables paraissait illusoire ; Mitterrand et Chirac n'ont pas eu à affronter de tels événements, bien sûr. Mais ce sont eux que j'ai connus directement !
Parmi tous ces hommes, quel est celui qui susciterait le plus votre sympathie ? J'avoue un petit faible pour Abraham Lincoln. En découvrant la manière dont il a conduit la guerre de Sécession, j'ai pris conscience qu'il était l'un des plus grands hommes d'État du dix-neuvième siècle. Aurais-je pour autant aimé le servir ? C'est moins sûr, car ce n'était pas un homme très facile. Les deux chefs de guerre qui me semblent les plus passionnants, et accessoirement les plus drôles, sont sans aucun doute Winston Churchill et Georges Clemenceau. Avec eux, on ne s'ennuyait pas !
Dans l'exercice de l'autorité et la démonstration guerrière de l'autorité politique, quels sont les changements intervenus depuis le dix-neuvième siècle ? C'est d'abord le fait nucléaire. Le bouleversement est colossal. Les conflits entre États ne peuvent plus être abordés de la même manière. Petit à petit, l'idée de guerre totale – peuple contre peuple – a été abandonnée. On assiste à des guerres entre professionnels, très technologiques, avec des ambitions plus limitées. Mais il est vrai que les guerres civiles demeurent tout aussi horribles et que le terrorisme – très présent depuis la guerre de Sécession – persiste en ressurgissant dès que le faible veut affronter le fort.