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L'HORREUR, c'est d'abord une odeur. L'odeur de corps suppliciés, en
voie de décomposition. Angoissante quand on s'approche. Apre et
donnant le vertige lorsqu'on se trouve au bord du trou. La preuve avec
celui découvert dans le secteur de Kiziguro.
A quelques dizaines de mètres de la route, un énorme trou au milieu
des arbres. Au fond, plusieurs centaines de cadavres. D'en haut, on
distingue nettement les vêtements aux teintes vives ainsi que la
coloration blafarde et cendrée des visages et des mains. Au-dessus de
ce magma humain, une femme gît dans une pose grotesque et obscène.
Gamaliel Segnicondo, enseignant à l'école primaire, témoigne : « Les
massacres ont commencé à partir du 8 avril (la mort du président
rwandais remonte au 6 au soir). Depuis deux jours, les gens venaient
se réfugier à la paroisse (l'église et les bâtiments
environnants). Les ``padre'' étaient partis. » D'après lui, ils ont
été près de huit cents à rejoindre ce « refuge ». Ils ont été
massacrés dans l'église. Silence. « On a sauvé en tout et pour tout
treize personnes. Une est morte par la suite. Il ne reste que douze
survivants. » La plupart des morts sont des Tutsis. La plupart car
d'autres ont été tués aussi en raison de leur appartenance
politique. Certains étaient des Hutus.
« Tous ont été tués à la machette, au bâton ou avec une barre de
fer. Juste un coup sur le sommet du crâne, insiste Gamaliel. Pour
certains, on avait pris soin, avant, de leur lier les mains. Pendant
ce temps, j'étais caché car je savais que j'étais sur la liste. Puis,
j'ai appris l'existence de ce trou. C'est là qu'ils jetaient les
cadavres même si certains étaient encore vivants. » A l'approche des
troupes du Front patriotique rwandais (FPR), les massacreurs
s'enfuient. Alors Gamaliel décide d'agir pour sauver des vies : « J'ai
été à la paroisse chercher des fils électriques. Avec un Blanc, un
Suisse, on les a tressés pour faire un câble. Grâce à lui, nous en
avons retiré huit qui étaient vivants. Ils sont parmi les douze dont
je vous ai parlé. »
Gamaliel l'affirme : « Ce sont les milices MRND (le parti au pouvoir)
et CDR (formation la plus extrémiste créée par les partisans de la
dictature) qui ont perpétré ces massacres. Avant de fuir, ils ont
ensuite détruit la paroisse et l'hôpital. Le FPR est arrivé ici le 14
au soir. Aujourd'hui, nous n'avons plus de médicaments. Nous mourons
de la malaria. »
Ce charnier n'est qu'un parmi tant d'autres dans cette région. Mais il
est le premier que je découvre. Hébété par le choc, je demande un peu
stupidement à un des combattants du FPR si les craintes d'épidémie ne
devraient pas conduire à boucher le trou le plus rapidement
possible. Avec un sourire amer, l'officier me répond : « Nous y
pensons. Mais nous voulions d'abord montrer ça à des journalistes. Il
y a des choses qu'il faut connaître. Sinon, on ne nous croirait
peut-être pas. »
Ce charnier existe, je l'ai vu, et puis après ? Les premiers cadavres
se trouvent à cinquante mètres au-dessous de moi. Je les regarde, mais
ne peux les photographier. Un flash est inutile à cette distance. Il
faudrait au moins un projecteur et un téléobjectif. Au Rwanda, il n'y
a plus d'électricité depuis des semaines. Autant dire que la
photo-preuve est matériellement impossible aujourd'hui. Ce charnier,
il faudra bien un jour pourtant le combler avant que les conditions ne
soient réunies pour produire « la » démonstration irréfutable devant
la postérité.
Alors, cette atrocité sera-t-elle gommée de la mémoire ? Après tout,
il y a bien en Europe des gens qui nient les chambres à gaz et les
crimes nazis contre l'humanité ! Si l'on peut nier un génocide,
pourquoi n'en réfuterait-on pas un autre ? Y aura-t-il un jour des «
révisionnistes » rwandais et un Faurisson africain ?
Je découvrais le lendemain que cette fixation sur le puits de Kiziguro
a quelque chose de dérisoire. A Rukara, non loin de là, les milices
gouvernementales ont fait entrer 1.500 et 2.000 morts dans un trou
similaire. Au bas mot, 700 à 800 cadavres (comment les compter ?)
pourrissent au soleil ou fermentent dans l'ombre intérieure des
maisons.
Leur vision est repoussante, insoutenable. Quelques kilomètres plus
loin, dans la paroisse de Mukarange, il y a ce bûcher improvisé où
pendent bras et jambes, ainsi que des corps qui semblent s'obstiner à
ne pas brûler. Un de mes interlocuteurs me dit : « Les morts, on n'a
pas fini de les trouver. Dans les paroisses, c'est facile, on sait
qu'ils sont là. Mais dans les forêts, combien sont-ils ? »
Il a raison. De la voiture, je repère les cadavres gisant dans les
fossés. De la bananeraie voisine, une puanteur horrible
s'élève. Partout, l'odeur de la mort semble régner dans ce pays...