Citation
1
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Sans aucun effet.
En dépit des informations données et de l’urgence
décrite, l’armée française, déjà alertée depuis le 27 juin
sur les massacres de Bisesero, mettra de fait plusieurs
jours avant d’intervenir. Pendant ce temps, plus d’un
millier de Tutsis se feront méthodiquement assassiner
par des milices hutues, alors que le mandat de l’ONU
ayant justifié l’envoi d’un contingent français au
Rwanda imposait de mettre fin aux massacres.
Génocide des Tutsis au Rwanda: la vidéo
qui accable l’armée française
PAR FABRICE ARFI
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 25 OCTOBRE 2018
Les images que nous diffusons sont extraites des
archives de l’ECPAD, l’agence audiovisuelle du
ministère de la défense :
La justice, qui vient de clore son enquête ouverte il
y a plus de dix ans sur des soupçons de complicité
de génocide et de crimes contre l’humanité sans avoir
mis en examen un seul responsable français, dispose
de cette bande depuis 2013. Elle lui a été fournie par
un militaire qui fut membre de l’opération Turquoise
au Rwanda.
A droite, le colonel Jacques Rosier, patron des
opérations spéciales françaises au Rwanda. © DR
Mediapart rend publique une vidéo filmée à l’été
1994 par des militaires français, qui jette une lumière
crue sur la passivité de l’armée pendant l’un des
événements les plus embarrassants pour la France dans
le dossier rwandais : le massacre de Bisesero.
À l’origine, la caméra du ministère de la défense
avait été allumée pour filmer l’évacuation de sœurs
religieuses, originaires d’un village voisin. Puis,
continuant de tourner, la caméra surprend une
conversation qui dit tout, ou presque, de l’attitude
française au Rwanda.
Le sergent-chef M., la voix hésitante, rapporte des
faits insoutenables à son supérieur, le colonel Jacques
Rosier. Il dit : « Hier, on était dans je ne sais plus quel
patelin. Il y a eu des battues toute la journée. Dans les
collines, des maisons qui flambaient de partout, des
mecs qui se trimballaient avec des morceaux de chair
arrachée. »
À droite, le colonel Jacques Rosier, patron des
opérations spéciales françaises au Rwanda. © DR
Ce sont 52 secondes qui pourraient résumer à elles
seules l’attitude de la France durant le génocide des
Tutsis au Rwanda, il y a bientôt vingt-cinq ans. Une
vidéo filmée à l’été 1994 par des militaires français,
dont Mediapart a obtenu copie, jette une lumière
crue sur la passivité de l’armée pendant l’un des
événements les plus embarrassants pour la France dans
le dossier rwandais : le massacre de Bisesero.
Le colonel bredouille : « Ouais, ouais. » Puis il regarde
ailleurs, au loin.
Le sergent-chef poursuit : « Le problème, c’est que je
ne sais pas comment ils font pour se soigner. Ils sont
plein de plaies purulentes partout. »
Filmée le 28 juin 1994, la scène montre le patron des
opérations spéciales au Rwanda, le colonel Jacques
Rosier, en conversation avec l’un de ses subordonnés,
le sergent-chef M., qui tente de l’alerter sur des
assassinats de masse perpétrés à l’encontre de Tutsis à
quelques kilomètres de là, sur les collines de Bisesero,
à l’ouest du pays.
Le colonel rétorque « eh ouais », tout en défaisant les
plis de son uniforme.
Le sergent-chef va plus loin dans son récit et raconte
que le guide de l’armée française était probablement…
un génocidaire hutu : « On a évité un lynchage parce
1/3
2
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
que le guide qui nous accompagnait, manifestement,
c’était un des gars qui guidaient les milices dans les
jours qui ont précédé. Alors quand on est tombés sur
la bande de Tutsis qui fuyaient les collines, quand ils
l’ont reconnu, il a fallu lever le ton, j’ai cru qu’ils
allaient le lapider. »
Un autre militaire membre du même détachement,
Jean-Marie Carpentier, a également affirmé que les
informations sur le danger de mort encouru par
les Tutsis de Bisesero avaient « évidemment » été
transmises dès le 27 juin à la hiérarchie militaire. Des
journalistes présents sur place ont également confirmé
ce récit des événements.
Après plusieurs « ah ouais ? » interrogatifs, le colonel
finit par regarder ses chaussures. Et puis ? Et puis plus
rien.
Aux paroles, il faut ajouter les écrits. De nombreux
documents issus de l’armée, dont Mediapart a déjà fait
état (ici ou là), démontrent eux aussi que la hiérarchie
militaire avait une idée précise, dès le 27 juin 1994,
voire dès le 26, des massacres perpétrés à Bisesero et
de l’urgence absolue à intervenir pour sauver des vies.
Interrogé en juin 2015 sur cette vidéo par un juge
français, le colonel Rosier, qui a été placé sous le
statut de témoin assisté mais pas mis en examen,
a expliqué sur procès-verbal : « Cette scène-là ne
me dit rien du tout […]. Enfin, en regardant cette
scène et me connaissant, je vois que je ne percute pas
car vraisemblablement je ne comprends pas ce qu’il
me raconte, j’ai l’esprit ailleurs, je suis en train de
préparer mon point presse, beaucoup de choses se sont
passées depuis la veille. Il faut savoir que je suis sous
pression. C’est vrai qu’en revoyant aujourd’hui cette
scène, il me paraît incroyable de ne pas avoir réagi à
l’information. »
Une note du renseignement militaire, dont Mediapart
n’avait pas parlé jusqu’ici, confirme par ailleurs que
les événements de Bisesero étaient connus dès le
27 juin. « Le 27 [juin – ndlr], une reconnaissance
effectuée au sud-ouest de Kibuye, dans le secteur
de Bisesero […], a permis de trouver une centaine
de Tutsi réfugiés dans les collines dans un état de
dénuement total. Selon leurs déclarations, 2 000
personnes seraient cachées dans les bois et les mines
», peut-on lire dans cette transmission chiffrée datée
du 29 juin.
Contacté, l'avocat du colonel Rosier, Me Emmanuel
Bidanda, a indiqué « ne pas souhaiter faire de
commentaires par voie de presse sur une instruction
en cours ».
« D’une façon générale, la ferveur avec laquelle sont
accueillis les éléments français et les craintes qui
s’expriment à leur départ témoignent d’une situation
sécuritaire non stabilisée et de la peur de la reprise
des massacres », poursuit la note.
Pour bien comprendre le sens de ces images, il
est capital d’en saisir le contexte. Quand cette
conversation a lieu, le colonel Rosier est prévenu
depuis au moins la veille des massacres de Bisesero,
d’après les témoignages de deux militaires français de
l’opération Turquoise.
Extrait d'une note du renseignement militaire sur les massacres de Bisesero. © DR
Dans une autre note, le renseignement militaire écrit
encore que dans la région de Bisesero, « des Tutsis
ont, le 27 [juin – ndlr], été attaqués par des militaires
hutus. Il y a des morts et des blessés. Deux mille civils
tutsis attendent là la protection de la force française.
État de dénuement nutritionnel, sanitaire et médical
extrême ».
Le premier est le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval,
qui affirme avoir donné l’alerte le 27 juin 1994 lors
d’une mission de reconnaissance à Bisesero. Face
aux juges, le militaire a expliqué avoir rendu compte,
épouvanté, de sa découverte au colonel Rosier et lui
avoir demandé l’autorisation d’y retourner le plus vite
possible pour sauver des vies. « Il me répond non […].
Ça me semble urgent. Je suis revenu [de Bisesero –
ndlr] un peu bouleversé et ému », a témoigné Duval.
Il y a donc aujourd’hui peu de doute sur le fait que
l’armée était au courant des ténèbres de Bisesero
dès le 27. D’autant qu’un rapport retrouvé par les
juges dans les archives du Service historique de la
2/3
3
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Défense (SHD), à Vincennes, est venu le confirmer. Il
s’agit d’une chronologie de l’opération Turquoise. À
la date du 27 juin 1994, on peut en effet lire : « Reco
[pour « mission de reconnaissance » – ndlr] secteur
Bisesero – Tutsis seraient menacés et comptent sur une
protection française. »
Outre le colonel Rosier, quatre autres militaires ont été
placés sous le statut de témoin assisté dans l’enquête
des juges sur l’éventuelle complicité de l’armée dans
le génocide au Rwanda :
• le général Jean-Claude Lafourcade, qui fut le
commandant de l’opération Turquoise au Rwanda,
• le capitaine de frégate Marin Gillier, chef d’une
unité du COS,
• le commandant de la Mission d’assistance militaire
au Rwanda, Étienne Joubert,
• et le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, membre
du COS.
« Je me suis fait la remarque que le rédacteur
employait le conditionnel en disant que les Tutsis
“seraient menacés” alors que Duval a rendu compte
qu’ils étaient réellement menacés parce qu’il a vu
de ses yeux l’état de ces gens », a précisé l’officier
Carpentier aux magistrats quand il a été interrogé sur
ce document.
Depuis le début des investigations, la haute hiérarchie
militaire dément toute attitude coupable dans le
dossier de Bisesero, affirmant n’avoir découvert
les faits que le 30 juin et avoir porté secours
immédiatement aux rescapés du carnage.
Après l’annonce de la clôture de l’enquête judiciaire
sans mise en examen, ce qui éloigne un peu plus
encore la perspective d’un procès, plusieurs ONG à
l’origine de la procédure, la FIDH, la LDH et Survie,
ont dit craindre un « déni de justice ». « Le refus
d’auditionner certains témoins-clés (dont de hauts
gradés), de demander certains documents militaires
ou de confronter les versions parfois contradictoires
des officiers de l’époque, est incompréhensible pour
nos associations », ont-elles dénoncé dans un
communiqué le 29 septembre dernier.
Le mémorial de Bisesero. © Thomas Cantaloube/Mediapart
Après de précédentes révélations de Mediapart, des
officiers militaires mis en cause ont annoncé leur
volonté de déposer plainte pour violation du secret,
estimant que les journalistes « n’ont pas à connaître
ces pièces ».
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 24 864,88€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel,
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa,
Société des Amis de Mediapart.
3/3
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.