Fiche du document numéro 21449

Num
21449
Date
Samedi 20 février 2010
Amj
Taille
187792
Titre
Les rêves noirs de la voyante
Sous titre
En 1994, Valentine Nyiramukiza avait eu la vision des prémices du génocide au Rwanda. Quinze ans après les massacres, l’ancienne voyante hutue de Kibeho habite à Bruxelles, voit toujours la Vierge et vit dans le souvenir de «l’œuvre de Satan».
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
On la remarque à peine. Ce jour-là, Valentine est noyée dans la masse des fidèles rassemblés à l’église Saint-Roch de Bruxelles. Dehors, un ciel gris assombrit les mornes façades qui longent la chaussée d’Anvers. A l’intérieur, l’ambiance est électrique.

Des centaines de bras levés s’agitent comme des vagues. L’assistance chante, danse, bousculant les chaises en plastique pour mieux se déhancher, saisie d’une transe collective qui réjouit le vieux prêtre, l’un des rares Blancs présents à cette messe : « Quelle gaieté ! s’exclame-t-il, ravi, on ne voit pas ça d’habitude en Europe… Ici on a l’impression d’être à nouveau évangélisé ! » La plupart des fidèles sont des immigrés africains. Des Rwandais surtout, comme Valentine. Ce jour-là, c’est un peu sa fête. Elle a beau se faire discrète au milieu de la foule, tout le monde sait qui elle est : Valentine Nyiramukiza, la dernière voyante. Celle qui continue à voir la Vierge, héritière d’un étrange phénomène dont on célèbre justement le souvenir, ce jour-là, à l’église Saint-Roch. L’histoire remonte aux années 80, elle s’est jouée bien loin de Bruxelles : à Kibeho, au sud-ouest du Rwanda.

Guérir les possédés



Dans cette petite localité isolée, à partir de 1981, des enfants commencent soudain à avoir de mystérieuses visions divines. Ce sont surtout des filles. L’une après l’autre, elles vont succomber à une curieuse contagion mystique : figées dans l’extase, elles affirment voir apparaître la Vierge qui descend du ciel pour leur parler. Parfois, mais plus rarement, elles voient aussi le Christ. D’abord sceptiques, les autorités religieuses locales vont finir par encadrer ces révélations célestes qui transforment vite Kibeho en un gigantesque lieu de pèlerinage. On viendra alors de toute l’Afrique pour assister aux apparitions, orchestrées comme de véritables shows. Avec podium, micros, et caméras. « Ces voyantes, c’était comme un concert de Madonna ! Un vrai spectacle, avec une foule si dense qu’on avait peur d’être piétiné », se souvient un ancien coopérant français.

En 2001, vingt ans après la toute première apparition, le Vatican les reconnaît officiellement, faisant ainsi de Kibeho le «Lourdes africain», sans équivalent sur le continent. Mais entre-temps, les apparitions ont cessé. Les jeunes filles ont grandi, certaines se sont mariées, d’autres ont disparu. Plus aucune n’a eu de vision mystique depuis une quinzaine d’années. Sauf Valentine qui continue, seule, à perpétuer le rite, affirmant être toujours en communication avec la Vierge. Elle n’est pourtant ni la première ni la plus célèbre des voyantes de Kibeho, etle Vatican ne l’a pas reconnue, préférant se limiter aux trois premières jeunes filles (Valentine est la quatrième), seules dépositaires officielles d’un phénomène surnaturel validé par le Saint-Siège.

« Ils peuvent dire ce qu’ils veulent… Mes prophéties ne leur plaisaient pas car je critiquais les prêtres qui faisaient de la politique. Mais moi je sais que c’est un don du ciel »,affirme la jeune femme, au lendemain de la messe à l’église Saint-Roch.

Emmitouflée dans un grand châle rouge et noir, elle frissonne, alors que dehors une pluie glaciale s’est abattue sur la capitale belge. Loin de l’église et de son entourage, elle semble soudain mélancolique. « La vie ici, à Bruxelles, est trop dure. Les gens sont stressés, pas solidaires », livre-t-elle par bribes. C’est une femme corpulente, encore jeune, avec un visage joufflu, des cheveux noirs, lisses et brillants. Pas forcément impressionnante. On raconte pourtant qu’elle guérit les possédés, qu’elle a fait apparaître une hostie dans sa bouche un jour de 2005. On murmure aussi que c’est une femme puissante, propriétaire de plusieurs taxis. Elle nie farouchement ces rumeurs, affirme vivre seulement de l’aide sociale. Et préfère se replonger dans ses souvenirs : « J’étais encore à l’école primaire. Un jour, je suis rentrée dans l’église de Kibeho et soudain je l’ai vue : une grande dame drapée de bleu. Ni Blanche ni Noire, mais lumineuse. C’était le 15 mai 1982, après elle est toujours revenue me voir, à la même date. »

Voilà plus de quinze ans qu’elle a quitté le Rwanda, errant d’abord à travers l’Afrique avant de s’échouer à Bruxelles. L’exil est toujours une expérience douloureuse et Valentine n’échappe pas à la nostalgie du pays perdu, mais se refuse à l’idée de rentrer au Rwanda. « On pourrait me tuer »,dit-elle, laconique. Elle est Hutue, comme les responsables des massacres de 1994, lesquels ont entraîné dans leur fuite hors du pays une partie de la population hutue, en agitant le spectre de représailles collectives. Les étapes de son exil sont faciles à suivre : à chaque fois, on y signale une apparition de la Vierge. Ce sera d’abord Goma aux frontières de l’ex-Zaïre, puis Nairobi au Kenya, Lomé au Togo, et enfin la Belgique où elle vivra pendant dix ans sans papiers. Aujourd’hui, elle tente de recréer à Bruxelles la ferveur qui entourait les apparitions à Kibeho. « Il faut venir un 15 mai à l’église Saint-Roch ! C’est la folie, il y a même des gens qui prient à l’extérieur », souligne un membre de l’association, créée en Belgique pour « promouvoir » le souvenir de Kibeho.

Pourtant, même au Rwanda, les visions célestes avaient d’abord suscité une certaine incrédulité. Quand la première jeune fille, Alphonsine, voit pour la première fois la Vierge un matin de novembre 1981 dans le réfectoire du collège, on se moque d’elle. L’adolescente implore alors publiquement la Vierge de se manifester auprès d’autres condisciples afin que les railleries cessent. Début 1982, la jeune Nathalie entre à son tour en extase. Puis deux mois plus tard, c’est au tour d’une autre collégienne : Marie-Claire qui se met, elle aussi, à dialoguer à voix haute avec une présence invisible. Or cette dernière était connue au sein du collège pour avoir refusé de croire aux apparitions. Sa « conversion » inattendue va donc frapper les esprits. Peu après, ce sera au tour de Valentine de succomber à l’appel divin. Elle fera ainsi partie des premiers enfants « visionnaires », suivis par deux commissions, théologique et médicale, spécialement créées par les autorités religieuses locales pour tenter d’expliquer ces phénomènes. « Pendant leurs extases, on les piquait avec des aiguilles, mais elles ne réagissaient pas à la douleur. L’une d’elles a jeûné pendant quinze jours sans subir aucune séquelle. Un psychiatre les a interrogées sans déceler de troubles particuliers. Ce n’était même pas des filles très pieuses au départ », souligne le docteur Fidèle Sibomana. Aujourd’hui installé en France à Castelnaudary, il fut l’un des médecins chargé de suivre les jeunes voyantes de Kibeho.

«Jésus m’avait dit»



Il se souvient très bien de Valentine : « C’était une drôle de fille, assez atypique. Dès sa première apparition, elle a quitté sa famille, des gens très pauvres, pour aller vivre chez un enseignant puis chez un riche commerçant et enfin dans un camp militaire ! Mais un jour, elle m’a vraiment impressionné. Elle a réussi à faire revenir à la conscience un jeune garçon saisi lui aussi par une fièvre mystique et qui était tombé dans le coma », raconte le vieux médecin encore marqué par le climat d’extase religieuse qui régnait à Kibeho.

Au cours des années 80, le Rwanda est un pays réputé paisible, le plus christianisé d’Afrique. Consacré au Christ-Roi dès 1946, puis à la Vierge en 1988. « Un vaste jardin verdoyant » parsemé de « paroisses campagnardes, havres de paix, d’équilibre et de sérénité », souligne en 1985 un ouvrage décrivant la vie « harmonieuse » au pays des mille collines (1). Pourtant, dans ce petit pays tant vanté pour son peuple travailleur et pieux, les jeunes visionnaires de Kibeho évoquent souvent une Vierge insatisfaite, pleine d’amertume. L’apparition incite à la prière et à la pénitence, dénonce l’hypocrisie des faux croyants et invite à accepter la douleur, « car personne n’arrive au ciel sans souffrir ». Un message en particulier restera dans toutes les mémoires : le 15 août 1982, devant 10 000 personnes, les trois premières voyantes, Alphonsine, Nathalie et Marie-Claire, ont soudain des visions effrayantes : les jeunes filles se mettent à pleurer, claquent des dents et tremblent. La Vierge, disent-elles, leur montre « des têtes décapitées », « un fleuve de sang », « des gens qui s’entre-tuent ». Douze ans plus tard, en 1994, ces images auront soudain une étrange résonance. Car le « jardin verdoyant » va se transformer en enfer : d’avril à juillet 1994, les Tutsis, l’ethnie minoritaire, deviennent la cible d’un génocide orchestré par un gouvernement extrémiste hutu et soutenu par une idéologie raciste. Les massacres feront plus de 800 000 victimes en seulement trois mois. « Moi aussi j’ai eu des visions prémonitoires… J’ai vu l’attentat contre le Président en 1994 ! Je l’avais même annoncé à sa fille Jeanne », affirme de son côté Valentine. Le 6 avril 1994, l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana est abattu par de mystérieux tirs de missiles. L’attentat n’a jamais été revendiqué, mais début janvier de cette année une commission d’enquête rwandaise, après deux ans d’investigation, accuse des officiers hutus ultras d’être responsables de l’assassinat du Président (Libération du 6 janvier). Ils auraient voulu empêcher le chef de l’Etat de céder à la communauté internationale. Habyarimana était en effet sous pression pour partager le pouvoir avec l’opposition et les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR). C’est pour cela que le Président s’est envolé le 6 avril pour Dar es-Salaam en Tanzanie où était organisée une réunion régionale de la dernière chance. Au retour, son avion est abattu. Le Rwanda plonge aussitôt dans les ténèbres. En quelques heures, les extrémistes hutus s’emparent du pouvoir, assassinent tous les ténors de l’opposition hutue et déclenchent le génocide contre les Tutsis accusés d’être collectivement « complices » du FPR, lequel est rapidement désigné comme le responsable de l’attentat par la radio nationale.

Des tueurs galvanisés



Explication d’autant plus facile que le pays était en guerre depuis 1990. Valentine affirme d’ailleurs qu’une apparition du Christ lui avait aussi annoncé ce conflit fratricide… dès 1988. « Jésus m’avait dit que bientôt, il y aurait deux personnes pour s’asseoir sur la même chaise », dit-elle. La chaise, c’est le Rwanda. Ceux qui veulent aussi s’y asseoir ce sont les rebelles du FPR. Ces derniers sont en effet les enfants des Tutsis ayant fui dans les pays voisins pour échapper à de précédents massacres. A partir de 1990, ils réclament, les armes à la main, leur droit de rentrer au pays.

Depuis l’indépendance, les tueries sont récurrentes au Rwanda : à chaque fois, elles visent les Tutsis et chaque pogrom entraîne de nouveaux flots d’exilés qui iront souvent grossir les rangs du FPR.

Mais l’irruption des rebelles à partir de 1990, justifie aussi de nouveaux massacres et l’appel à l’union des Hutus par le pouvoir d’Habyarimana, malmenée par une opposition interne grandissante. Après la mort du Président, c’est cette « union sacrée » que les extrémistes espèrent ressusciter en appelant la population à « venger le Président ». Ils seront relayés par les autorités locales et une radio incendiaire, la Radio des Mille Collines. Dans ce pays si chrétien, aucune des hautes autorités religieuses n’élèvera publiquement la voix pour mettre un terme au carnage.

Kibeho, lieu sacré du catholicisme africain, n’échappera pas à cette folie meurtrière. Car les lieux de culte, qui ont toujours servi de refuge pour les Tutsis pourchassés, ne sont plus épargnés en 1994. Le 14 avril, miliciens et gendarmes n’auront aucun scrupule à attaquer l’église où s’entassent déjà plus de 10 000 réfugiés Tutsis. Ils font brûler l’édifice rendu célèbre par les apparitions et achèvent ceux qui tentent de fuir.

Non loin de là, des enfants médusés assistent au carnage. Ce sont les petits pensionnaires du collège de Kibeho. Le génocide rwandais a démarré en pleines vacances de Pâques. La plupart des enfants sont donc dans leurs familles. Sauf à Kibeho où, suite à une grève, les écoliers ont été sommés de rattraper les cours perdus. Coincés dans l’enceinte du collège, alors que les barrages et les tueries se répandent sur toutes les collines, les enfants vont vite comprendre qu’ils ne sont pas à l’abri. Dans ce même réfectoire où la jeune Alphonsine avait vu pour la première fois la Vierge, le directeur des études et les autorités locales vont séparer les enfants hutus et les enfants tutsis. Ces derniers tenteront bien d’en appeler à la pitié des adultes : « Nous n’avons plus de nouvelles de nos parents ! Nous nous en remettons à vous pour nous sauver », expliquent-ils à l’évêque et au préfet, venus les voir.

Peine perdue : quelques jours plus tard, le 7 mai 1994, près de 90 enfants tutsis seront massacrés sur les lieux. Le directeur des études, le père Emmanuel Uwayezu fuira le pays au lendemain du génocide. Caché sous un faux nom près de Florence en Italie, il sera arrêté le 26 octobre 2009, avant de bénéficier d’une libération conditionnelle. L’évêque qui a parlé aux enfants, monseigneur Augustin Misago, est une personnalité très connue au Rwanda : auteur d’un livre sur les apparitions de Kibeho, il avait présidé les commissions chargées de suivre les voyantes. En 1999, dix ans après la tragédie, il sera arrêté puis jugé au Rwanda, mais finalement acquitté faute de preuves sur « sa participation active » aux massacres. « Il ne pouvait rien faire pour empêcher les tueries »,prétend Valentine. Elle aussi est présente à Kibeho en mai 1994. Au début des massacres, elle se trouve près de la capitale. Mais elle décide de traverser tout un pays en proie au chaos pour rejoindre sa colline d’origine.

Le 15 mai, devant l’église en ruines et remplie de cadavres, elle a son rendez-vous avec l’apparition. Comme toujours, même en plein massacre, la radio est là, un micro enregistre. « J’ai parlé d’un océan plein de sang […] C’est cela qui s’est produit et je vous l’avais dit », rappelle la Vierge par la bouche de Valentine. Mais la suite se révèle plus surprenante : « Tout avait été prédit, mais je suis toujours à vos côtés ; ne payez pas de rançon, mourez dans la voie du Seigneur », souligne la voix de la Vierge, qui évoque encore quelqu’un qui serait « désormais à ses côtés » et « qui se repose ». Pour les journalistes présents, aucun doute : il s’agit du président Habyarimana, au nom duquel les massacres sont perpétrés. Très vite, les échanges entre la Vierge et Valentine sont répercutés sur la Radio des Mille Collines : « A ceux qui sont au front, courage ! La Sainte Vierge est avec nous, elle l’a dit à Valentine… » La dernière apparition de la Vierge au Rwanda sera donc interprétée comme une bénédiction divine délivrée aux tueurs.

« Ils ont mal compris, se défend Valentine aujourd’hui. Mais ce message m’a fait du tort. Il y a ceux qui ont considéré que j’annonçais une victoire qui n’a pas eu lieu. Et ceux qui m’accusent d’avoir encouragé les tueries », se lamente-t-elle, sans manifester de grande compassion pour les victimes des tueurs galvanisés par le message divin. Comme beaucoup de ses proches exilés à Bruxelles, elle considère que « de toute façon, tout le monde tuait tout le monde. Les Hutus comme les Tutsis. »

À l’église Saint-Roch de Bruxelles, le petit livret distribué lors des fêtes de Kibeho, évoque « la guerre civile » de 1994. « Génocide, c’est un terme trop politique », vous explique-t-on. Car dans cette diaspora-là, celle qui a fui en même temps que les tueurs en juillet 1994, la vraie nature des massacres reste un sujet à controverse.

« C’est l’œuvre de Satan », souligne Colette, une exilée rwandaise présente à l’église Saint-Roch, avant d’évoquer pêle-mêle « un complot des grandes puissances » et « des tueries de tous côtés ». Dans l’entourage de Valentine, on préfère parler d’« un double génocide »,en prenant notamment appui sur un autre drame qui va ensanglanter Kibeho. Le 22 avril 1995, les militaires du FPR arrivé au pouvoir après les massacres veulent démanteler un camp de réfugiés hutus, encore installé sur l’esplanade des apparitions. L’évacuation tourne au carnage et fera près de 4 000 victimes. « Les militaires du FPR ont leur part de responsabilités, mais ce camp était truffé de miliciens qui avaient participé aux tueries et qui refusaient le démantèlement de leur dernier refuge. C’est d’ailleurs le seul camp de réfugiés dont l’évacuation a tourné au drame », rappelle l’historien Jean-Pierre Chrétien.

En réalité, les positions de Valentine et de ses proches ne font que refléter celles de l’Eglise. « Encore aujourd’hui, il y a un blocage, aucun examen de conscience de la part d’une Eglise qui avait un réel pouvoir au Rwanda » dénonce l’historien, qui a consacré une étude à Kibeho (2). Un siècle sépare l’arrivée des premiers missionnaires du génocide. Cent ans au cours desquels l’Eglise va favoriser les clivages entre Hutus et Tutsis. Lesquels parlent la même langue, partagent les mêmes coutumes et croient en un même Dieu, Imana. Un système de castes ou de lignages plus que de vraies ethnies. Les représentations imposées par l’administration coloniale et religieuse finiront pourtant par s’imposer.

Tabous et non-dits



D’abord fascinée par l’aristocratie tutsie dont ils renforcent l’autorité, l’Eglise change ensuite de camp : au cours des années 50, face aux velléités d’indépendance des élites tutsies, elle se tourne vers les masses hutues, longtemps marginalisées, mais jugées plus dociles. Ancien séminariste, le premier président hutu du Rwanda indépendant organisera les premiers pogroms, prélude à une longue série de massacres.

Quand Valentine a ses premières visions de la Vierge, le calme précaire qui règne sur le pays dissimule mal la mémoire de ces massacres impunis. « L’exclusion [des Tutsis] se fait alors au quotidien, dans le silence » rappellera l’avocat Eric Gillet, lors du procès à Bruxelles en 2001 de deux religieuses rwandaises, accusées de participation au génocide. Depuis longtemps, les mots déshumanisent les Tutsis, souvent désignés comme des « serpents » ou des « cafards ».

La Vierge qui apparaît aux petites voyantes de Kibeho se présente comme la « Mère du verbe ». C’était le nom de la paroisse bien avant les apparitions, mais le symbole est intrigant. Comme si les paroles célestes des jeunes filles révélaient aussi des tabous et des non-dits. « Bien plus que l’avenir, les jeunes voyantes qui ont évoqué des visions d’horreur en 1982 expriment peut-être le passé enfoui des précédents massacres dans la région », suggère Jean-Pierre Chrétien. Mais le plus curieux c’est qu’un grand nombre de devins traditionnels ont également anticipé les événements tragiques du Rwanda. L’un d’eux fut même jeté en prison au début des années 80, pour avoir annoncé que le président Habyarimana mourrait « en tombant du ciel ».

Bien plus, peu avant le génocide, certains extrémistes auront, eux aussi, des « visions » prophétiques : annonçant l’Apocalypse dès 1992, comme le général Théoneste Bagosora, chef d’orchestre des massacres de 1994. Ou encore prédisant la mort du Président, comme le journal Kangura, violemment anti-tutsi, et qui un mois avant l’attentat titrait « Habyarimana mourra en mars ». Ce fut finalement en avril, mais dans ce petit pays d’Afrique, l’annonce du cauchemar et son anticipation sous forme de pogroms répétés avaient depuis longtemps préparé les esprits au pire.

« Maintenant, il faut pardonner et oublier », soupire Valentine, le regard perdu dans la brume glaciale qui enveloppe Bruxelles. Mais les fantômes du passé continuent à hanter le Rwanda. Ce sont eux qui condamnent désormais la dernière voyante de Kibeho à l’exil. Dans cette ville étrangère où elle continue à scruter un ciel bien sombre, en quête de signes d’avenir.



(1) «A la source du Nil», Baudoin Paternostre de la Mairieu, éd. Téqui 1985.

(2) «Génocides, lieux de mémoire», revue d’histoire de la Shoah 2004.

Maria Malagardis

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