Surnommé « le Kissinger français », Hubert Védrine a été ministre des Affaires étrangères (1997-2002) de Jacques Chirac et Secrétaire général de l’Elysée (1991-1995) sous François Mitterrand. L’auteur de nombreux ouvrages sur la diplomatie en temps de puissance occidentale déclinante, il a plaidé pour une vision « multipolaire » du monde. Il a aussi participé à la rédaction de nombreux rapports, dont l’un sur le partenariat pour « une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France » (2013). Ce rapport aurait servi de base de travail aux collaborateurs et conseillers d’Emmanuel Macron qui ont réfléchi sur le partenariat pour l’avenir que le chef de l’Etat français a proposé aux pays africains pendant sa première grande tournée dans le continent en novembre 2017.
RFI :
« Il n’y a plus de politique africaine de la France », a déclaré le président Emmanuel Macron devant les étudiants à Ouagadougou en novembre dernier. En tant que proche collaborateur du président François Mitterrand qui insistait sur la nécessité pour la France d’avoir une politique africaine forte pour maintenir son rang de grande puissance crédible, vous avez dû être choqué par une affirmation aussi péremptoire ?
Hubert Védrine : Même un président aussi subtil qu’Emmanuel Macron a besoin d’employer des formules fortes qui frappent pour être bien compris. Je crois ce qu’il voulait précisément faire comprendre est qu’il n’y aura plus de politique africaine à l’ancienne. En revanche, cette déclaration ne veut nullement dire qu’il n’y aura plus de politique française en Afrique. Si le nouveau président français a renoué avec l’héritage gaullo-mitterrandien en matière de diplomatie, il sait aussi que le contexte géopolitique a changé, y compris en Afrique. C’est pourquoi quand il dit que la France n’a plus de politique africaine, il faut lire entre les lignes et entendre derrière les paroles la volonté résolue du nouveau chef de l’Etat de désormais aborder d’une façon moderne, ambitieuse et concrète toutes les questions qui intéressent ensemble l’Afrique, la France, mais aussi l’Europe.
Pendant 60 ans, la droite et la gauche qui se sont succédé au pouvoir en France ont pour l’essentiel poursuivi la même politique africaine. François Mitterrand aimait dire qu’il n’y avait pas d’hiatus entre la politique africaine d’avant 1981 et d’après. Avec les changements annoncés par le président Macron pendant son récent déplacement en Afrique, peut-on dire qu’on assiste aujourd’hui à un tournant ?
En réalité, la politique française en Afrique a souvent changé. La fin de la colonisation a été un premier grand tournant. Dans la période mitterrandienne, c’est le discours de la Baule en 1992 qui a annoncé une mutation majeure, avec les Etats africains sommés de se démocratiser suite à la fin de la Guerre froide. C’était le prix qu’ils devaient payer pour obtenir l’aide de la France. Qu’a dit François Mitterrand à la Baule ? Il a répété que Paris n’allait laisser tomber personne car la France avait une responsabilité historique envers ses anciennes colonies, mais elle allait aider plus volontiers les pays qui font le choix de la démocratie. C’était une nouvelle étape dans les relations franco-africaines. Le changement que propose aujourd’hui Emmanuel Macron est de cet ordre. Il est impulsé par le besoin de modernisation des relations entre la France et ses partenaires africains.
En quoi consiste cette modernisation que le président Macron semble appeler de ses voeux ?
A arrêter de ressasser, par exemple, les contentieux du passé dans un sens ou dans l’autre, d’autant que de nouvelles générations de Français et d’Africains sont arrivées sur le devant de la scène depuis. Elles n’ont pas connu la colonisation. La tâche d’analyser le passé revient aujourd’hui aux historiens qui, eux, sauront le faire avec objectivité, lucidité et honnêteté. Il ne faut surtout pas que le passé soit instrumentalisé par les hommes politiques : c’est le moyen le plus sûr de retarder la construction de l’Afrique de demain ou d’après-demain. Repenser nos relations en se donnant comme objectifs le développement économique et l’innovation et en tenant compte des aspirations de la jeunesse africaine, comme l’invite à faire Emmanuel Macron, est à mon avis la bonne méthode pour aller de l’avant.
Si la jeunesse d’Ouagadougou a été séduite par le style du président Macron, elle n’en a pas moins contesté la « surmilitarisation » des relations franco-africaines. Elle a pointé du doigt la multiplication des bases militaires françaises dans la bande sahélo-saharienne depuis 2013. Au moment même où nous parlons, se réunissent à Paris les parrains de la force multinationale G5 Sahel mise sur pied sous l’égide de la France.
La France n’a pas pour vocation de jouer au gendarme du continent africain. Si les militaires français sont présents aujourd’hui en Afrique en si grand nombre, c’est parce que Paris a répondu à l’appel au secours des pays du Sahel dont l’existence même était menacée par les combattants islamistes. Je rappelle par ailleurs que chaque fois que nous sommes intervenus, c’était avec l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU. Le jour où les forces d’interposition promises par les Africains depuis si longtemps seront là, dotées de moyens nécessaires pour répondre aux crises sécuritaires auxquelles leurs pays sont confrontés, la France sera enchantée de ne pas avoir à intervenir militairement sur le continent. Dans ce contexte, la création de la force conjointe du G5 Sahel, qui est une initiative africaine, est à encourager car à terme ce sera aux Africains d’assurer la sécurité de leur continent.
Les menaces terroristes en Afrique sont prises au sérieux par la communauté internationale et notamment par les Américains, comme l’illustre l’autorisation donnée ce week-end par le Conseil de sécurité pour que l’ONU apporte son soutien logistique aux forces antiterroristes du G5 Sahel. Diriez-vous que la position américaine est en train d’évoluer par rapport à la question sécuritaire dans le Sahel, même si Washington refuse toujours que des fonds de l’ONU soient engagés pour le déploiement du G5 ?
C’est mieux que rien. Jusqu’ici la France portait quasiment seul le fardeau de la réponse militaire aux appels légitimes à la rescousse des gouvernements africains de la région. Tout ce qui peut soulager cet effort est le bienvenu. Quant à la politique étrangère américaine, si vous arrivez à la comprendre, vous êtes très fort. Je ne distingue pas, pour ma part, de ligne politique claire sauf les positions de Donald Trump exprimées avec brutalité et dont l’objectif est toujours le même : faire avancer l’intérêt américain immédiat. En Afrique non plus, il n’y a pas de diplomatie américaine cohérente, seulement des morceaux de politique dans telle ou telle région du continent. Seuls, les stratèges militaires américains concernés par les questions de sécurité en Afrique, sont conscients qu’il ne faut pas relâcher l’effort réalisé pour ne pas céder du terrain sous la pression des jihadistes. Ils coopèrent avec les forces antiterroristes du G5 Sahel et avec les soldats français de l’opération Barkhane. Or la coopération française ou américaine n’aura de sens dans la durée que le jour où les pays africains participant à la force conjointe du G5 Sahel réussiront à faire preuve sur le terrain d’un haut niveau d’efficacité et de coordination.
Quel rôle l’Algérie peut-elle jouer dans la pacification du Sahel et ne joue peut-être pas, comme le montrent les difficultés d’application de l’accord de paix au Mali de 2015, suscitant l’impatience de Paris ?
L’Algérie est un pays qui compte dans la région et à ce titre, elle a de nombreux relais d’influence dans le Sahel. Je sais aussi que l’Algérie est très souverainiste et veut s’engager le moins possible dans des systèmes globaux ou multilatéraux. Ce pays pourrait faire plus pour la paix dans le Sahel, tout en gardant sa liberté de décision et d’appréciation.
Que faut-il retenir de la récente visite d’Emmanuel Macron en Algérie ? Un « partenariat d’égal à égal » avec ce pays est-il possible sans apurer le passé ?
Je ne comprends pas ce que signifie «
apurer le passé ». Le passé commun entre la France et l’Algérie est connu. Nous n’avons jamais vraiment cessé d’en parler. Peut-être faudrait-il plutôt se demander pourquoi les peuples européens ont-ils été des peuples colonisateurs ? Pourquoi certains pays agressés se sont laissé coloniser, alors que d’autres ont livré des combats absolument féroces pour ne pas vivre sous la férule des puissances étrangères ? Ces questions, il me semble, relèvent du débat historique et n’ont rien à voir avec ce que l’Algérie et la France peuvent faire ensemble aujourd’hui. J’ai aimé la réaction d’Emmanuel Macron pendant son passage à Alger. «
Vous n’avez jamais connu la colonisation. Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça », a-t-il répondu à un jeune homme qui lui demandait d’assumer le passé colonial de la France en Algérie. La seule question pertinente que nous devons nous poser aujourd’hui, c’est de savoir si nos deux pays ont un avenir commun. Je crois que la réponse est « oui ». Les domaines de coopération ne manquent pas. Il me semble que la France peut notamment accompagner l’Algérie sur la question de son avenir post-pétrolier, un sujet sur lequel l’élite algérienne, je le sais, a déjà engagé une réflexion approfondie.
Il semblerait que pour préparer la première tournée qu’a effectuée Emmanuel Macron en Afrique, en fin novembre, ses collaborateurs ont consulté beaucoup d’experts, de spécialistes et de hauts responsables et d’anciens ministres. Avez-vous été consulté ?
Mes contacts avec la présidence sont confidentiels. Je ne vous répondrai donc pas sur cette question précise. Cela dit, je sais que le président Macron s’est entouré de gens très qualifiés sur l’Afrique. Ils connaissaient notamment le rapport que j’ai rédigé en 2013 avec un quatuor de grands spécialistes du continent composé de Lionel Zinsou, Tidjane Thiam, Jean-Michel Severino et Hakim El Karoui. Ce rapport intitulé « Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France » faisait des propositions précises pour redynamiser les relations économiques entre la France et l’Afrique. Nous demandions par exemple que la diaspora africaine en France soit plus étroitement associée à la réflexion sur la politique économique africaine de la France. J’ose croire que cette proposition n’est pas étrangère à la création du Conseil présidentiel pour l’Afrique, un think-tank qui a pour mission de nourrir la réflexion du président sur l’Afrique. D’autres propositions faites dans le rapport que je viens de citer auraient suscité l’intérêt de la cellule africaine du chef de l’Etat.
Est-ce que la France a encore un rôle à jouer en Afrique ?
Naturellement, la France a encore un rôle à jouer en Afrique. Elle doit défendre ses intérêts, ses idées, ses convictions, partout en Afrique et pas seulement dans ses zones d’influence traditionnelle. En tant que membre du Conseil de sécurité, la France est une puissance importante, attendue et écoutée, comme l’on a pu voir encore récemment au Moyen-Orient. Par ailleurs, Paris a une responsabilité historique par rapport au continent africain. Parmi les anciens pays colonisateurs, notre pays est le seul à rester très investi en Afrique. Tous les autres pays colonisateurs sont partis en laissant souvent le chaos derrière eux, en faisant, pour certains, preuve d’une indifférence cynique absolue. Il y a une demande par rapport à la France au Maghreb comme dans l’Afrique subsaharienne, une demande pour le savoir-faire français dans des domaines divers, allant du développement à la sécurité, en passant par la formation et l’entrepreneuriat. La France se doit de répondre à cette demande, mais dans un rapport de partenariat avec les pays africains. Le discours de Ouagadougou d’Emmanuel Macron était, me semble-t-il, une invitation à la jeunesse africaine à participer à la construction de ce partenariat d’avenir.