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Au Zaïre, les dingues de la machette terrorisent les réfugiés
rwandais. Objectifs: décourager les candidats au retour. Et
reconquérir le pouvoir à Kigali.
Docile, Nicolas a pris place dans l'autobus garé sur le promontoire
qui, tel un îlot caillouteux, émerge de la mer de bâches bleues et
vertes du camp de Kibumba, non loin de Goma (Zaïre). Après seize mois
d'exil, ce Rwandais de Ruhengeri rentre au pays. Il laisse ici, dans
cette ville de tôle, de toile et de branchage, ses élèves de l'école
3001, l'une des 160 classes primaires dont s'enorgueillit Kibumba, et
une poignée d'amis. Eux restent dans leurs « blindés », surnom des abris
de fortune où végètent, entre Goma et Bukavu (Kivu), un million de
Hutu expatriés, soit la moitié des civils entraînés dans la déroute
par les Forces armées rwandaises (FAR). Mais, ailleurs, nombre de
leurs infortunés compatriotes errent toujours d'un pays à l'autre,
comme ces dizaines de milliers de réfugiés, harcelés par l'armée
burundaise à majorité tutsi, qui affluaient, en cette fin janvier
1996, vers la frontière de la Tanzanie.
Le lendemain, c'est à bord d'un camion bâché que Nicolas quittera le
centre de transit de Nkamira, en territoire rwandais. Nkamira? A en
croire la propagande vénéneuse distillée dans les camps, l'antichambre
de l'enfer. On cherche en vain l'immense fosse commune que décrit la
rumeur, les femmes aux seins coupés ou les enfants écartelés. Pas la
moindre trace non plus des « vaccins » censés réduire tout revenant à
l'état de loque.
Naguère président du tribunal de première instance de Gisenyi, Placide
fut lui aussi pressé de questions. Pourquoi as-tu fui à Goma? Pourquoi
avoir tant tardé à rentrer? « Mais, pour l'instant, on me laisse
tranquille », confesse-t-il, de retour dans son village. Retour forcé:
comme 15 000 de ses compagnons du camp de Mugunga, le magistrat a été
expulsé manu militari en août dernier par la troupe zaïroise. « Sans
cela, j'y serais toujours. Vu de là-bas, partir, c'était courir à la
mort ou au cachot. A mon arrivée, j'ai été accueilli par un cousin
prétendument exécuté... » Hier, les gardes-chiourme des camps
tabassaient ou égorgeaient le candidat au départ. « Ce n'est plus
nécessaire, note un humanitaire. La trouille a fait son oeuvre. » De
plus, les soldats du contingent zaïrois de sécurité, que le
Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) paie 15 francs par jour,
calment les ardeurs des soudards.
Conférences, sommets, plans de « rapatriement accéléré r»: rien ne vient
à bout de la tumeur fichée dans le flanc Est du Zaïre. Les exilés
renâclent. On recense à ce jour 86 000 retours. A peine une centaine
quotidiennement en décembre, soit dix fois moins qu'au
printemps. Providence des nostalgiques du Hutu power, maîtres des
camps, les sanglants dérapages du nouveau pouvoir rwandais ruinent des
mois d'efforts. Kigali peut bien, dès lors, s'engager à recevoir 20
000 personnes par jour « en toute sécurité », la promesse n'aura pas
plus d'écho que le chapelet de serments égrené fin novembre par les
chefs d'Etat de la région des Grands Lacs, lors du sommet réuni au
Caire, à l'initiative de l'ancien président américain Jimmy
Carter. Bien sûr, le HCR entend multiplier les « visites exploratoires »
de réfugiés hésitants. Bien sûr, en arrêtant voilà peu une dizaine de
meneurs du camp de Katalé, le Zaïre donne enfin quelque consistance à
sa promesse rituelle de séparer le bon grain de l'ivraie.
Quoi qu'il en dise, Kigali redoute un retour massif de Hutu, largement
perçus comme des criminels revanchards. Les disciples impénitents de
l'ancien régime, eux, souhaitent garder sous la main l'énorme
troupeau. Quant au président zaïrois, Mobutu Sese Seko, hier traité en
paria, il sait combien l'exode hâta son retour en grâce et joue fort
bien du fardeau rwandais. Pour preuve, la menace de chasser les
réfugiés au 31 décembre. Echéance fictive, certes, mais de nature à
fléchir les bailleurs de fonds occidentaux. Grand prince, le
maréchal-président lèvera l'ultimatum, désavouant ainsi son Premier
ministre après avoir maté l'opposition, puissamment implantée dans le
Kivu et hostile aux « envahisseurs ». Si les nantis de Goma recrutent à
vil prix dans les camps maçons et domestiques, d'autres envient le
relatif bien-être qu'assurent à Mugunga ou Kibumba les livraisons de
vivres ou d'eau potable. Rancoeur attisée par le déboisement et le
braconnage imputés aux exilés.
Plus grave, leur brutale irruption ravive de vieux conflits
ethniques. En décembre, des affrontements meurtriers entre
Banyarwandas - les «gens du Rwanda», établis de longue date au Zaïre -
et tribus Hunde ont embrasé le Masisi, à l'ouest de Goma. « Mais le
génocide a changé la donne, note un vétéran des Grands Lacs. Parfois,
les Hutu des camps s'allient aux Bantous locaux pour traquer les
Tutsi. » Un mystérieux attentat manqué, commis le 11 novembre à
l'aéroport de Goma contre le chef d'état-major de l'armée zaïroise,
déclencha une vague d'arrestations de « terroristes » - des commerçants
tutsi accusés de comploter pour le compte de Kigali.
Les déracinés s'enracinent. Avec leurs jardinets ceints de murets, les
camps se font cités. Partout, le bois et la brique supplantent la
toile de tente. On voit fleurir les ateliers, bars, restaurants,
salons de coiffure et salles de cinéma. A Kibumba, une vaste école à
ciel ouvert accueille, sur des bancs de roche volcanique, des gamins
réunis autour de tableaux noirs plantés en terre. On croit rêver: ici,
une quinzaine d'adolescentes espiègles planchent sur le civisme et la
Déclaration universelle des droits de l'homme; là, un juriste enseigne
les « sources du droit ». Fondée voilà un an, la Société civile, vaste
nébuleuse associative, a tissé sa toile. Tandis que le Rassemblement
pour le retour de la démocratie au Rwanda (RDR), créé à Mugunga en
avril 1994, laboure le champ politique; il est question, dans sa
rhétorique lénifiante, de dialogue et de réconciliation. On abreuve
les Nations unies, le médiateur Jimmy Carter ou le pape Jean-Paul II
de mémorandums, de suppliques ou de plans en dix points. Mais le
vernis craque si vite...
Le RDR vante le partage du pouvoir tout en rêvant de pouvoir sans
partage. Que le monologue se prolonge et voilà que sourd la hideuse
rengaine du négationnisme. Le génocide? Quel génocide? Fondateur de la
Société civile, le journaliste Jean-Baptiste Hatekegimana exhibe
volontiers une liste de 219 cadres du FPR qu'il est urgent de déférer
au Tribunal international pour crimes contre l'humanité. Le n° 33?
Paul Kagame, l'homme fort de Kigali, accusé d'avoir amassé une fortune
colossale et infligé à ses ennemis d'atroces sévices. Et tant pis si,
à la colonne « Témoins », le document renvoie souvent à « quelques
rescapés » non identifiés. D'autres malmènent l'Histoire et falsifient
les chiffres, tel ce chef milicien d'origine pakistanaise, familier
des congrès de l'ex-parti unique. « Le Rwanda comptait 580 000 Tutsi!
tonne-t-il, outré. Et il paraît qu'un million ont péri. Où
étaient-ils? Planqués dans les arbres? » Les dingues de la machette ont
leur presse. A commencer par le magazine Kangura, vendu au grand jour
sur les trottoirs de Nairobi (Kenya). On y lit la prose démente d'un
dénommé Hassan Ngeze. On y découvre aussi un éloge de l'apartheid et
un scoop digne du Protocole des sages de Sion, sinistre faux
antisémite: le plan « top secret » arrêté en août 1962 par l'élite tutsi
pour conquérir l'Afrique de l'Est.
Fût-il noyé sous les artifices oratoires, l'aveu finit par tomber:
« Nous rentrerons un jour. Pacifiquement si possible. Par la force si
besoin. » La voilà, l'obsession: effacer au canon la piteuse débandade
de l'été 1994. Jamais la rumeur ne désarme. Elle annonçait la
contre-offensive des ex-FAR pour l'automne, entre les récoltes et la
saison des pluies. Peine perdue. Elle fait état d'une troupe de 50 000
combattants, de livraisons d'armes, de camps d'entraînement, de
l'instauration imminente, dans l'ouest du Rwanda, d'un Hutuland, base
arrière d'où la « vaillante armée » marcherait sur Kigali. « Les jeunes
officiers brûlent d'en découdre, avance un confident de l'état-major
déchu. Le matos est à l'abri et les chefs ont éliminé les brebis
galeuses les plus mouillées dans les massacres. Nos indicateurs se
sont glissés parmi les civils de retour au pays. Le coup ne pétera pas
à la frontière, là où tout le monde l'attend. » On attend, mais rien ne
vient. Rien, sinon ces incursions en profondeur de commandos partis
miner les pistes, voler du bétail ou saboter ici une ligne électrique,
là une brasserie. Avec, notamment dans le nord-ouest hutu, la
complicité passive des villageois. « Ils jouissent d'une certaine
sympathie, concède un enseignant fraîchement rentré. Et puis, à quoi
bon les dénoncer? Peut-être reviendront-ils un jour au pouvoir... »
Il n'empêche: le doute grandit. Pour l'heure, admet depuis son exil
kenyan un ancien officier, il est « irréaliste » de miser sur un
Blitzkrieg. « Le discours de la reconquête vise avant tout à mobiliser
une base guettée par la lassitude. Les munitions manquent. Et il reste
à résoudre le problème Augustin Bizimungu. » Allusion à l'ancien patron
des FAR, contesté par les va-t-en-guerre. « Le général a essuyé à l'été
1994 un échec qu'il n'a su expliquer », relève l'un d'eux. De plus, les
rafles opérées en novembre chez les exilés hutu établis à Nairobi,
jusqu'alors sanctuaire doré du clan Habyarimana, ont frappé les
revanchards à la caisse. Certes, l'élite de l'akazu - la « maisonnée »
du président défunt - y cultive toujours ses chimères de
restauration. Mais elle s'alarme de la volte-face du président Daniel
Arap Moi. Voici qu'il promet de coopérer avec le Tribunal
international (TPR). Lui qui, il y a peu, menaçait de coffrer tout
enquêteur osant fouler le sol kenyan... A petits pas, l'impunité
recule. La Tanzanie et la Zambie ont arrêté quelques tueurs avérés ou
théoriciens de l'hallali. La Belgique songe à en extrader
d'autres. Mais il en reste tant à châtier. « Pas de pardon avant la
justice; pas de justice sans aveu, murmure un rescapé. Là est le sens
de ma survie. »