Fiche du document numéro 1959

Num
1959
Date
Jeudi 9 décembre 2010
Amj
Taille
125411
Titre
WikiLeaks : en France, l'enquête sur le Rwanda était suivie en haut lieu
Sous titre
En France, la justice est-elle indépendante de la diplomatie ? En révélant une face cachée de l'enquête rwandaise du juge d'instruction français Jean-Louis Bruguière, les mémos américains rendus publics par WikiLeaks et analysés par Le Monde, apportent une réponse nuancée à cette question.
Nom cité
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Juste avant de quitter la magistrature, le juge antiterroriste avait
une dernière fois défrayé la chronique en délivrant, en novembre 2006,
neuf mandats d'arrêt internationaux visant de hauts responsables
rwandais. Les autorités en place à Kigali étaient ainsi désignées
comme les responsables de l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du
président rwandais Habyarimana, qui a donné le signal du génocide des
Tutsi.

En réponse, le Rwanda a alors rompu immédiatement ses relations
diplomatiques avec la France. Depuis lors, l'indépendance de la
justice a régulièrement été mise en avant par les diplomates français
pour nier toute responsabilité dans cette mise en accusation de
personnalités rwandaises.

Réalité plus complexe



Les confidences faites par Jean-Louis Bruguière, à l'ambassade des
Etats-Unis à Paris, reflètent une réalité plus complexe. Classé
secret, un télégramme du 26 janvier 2007 - date située entre la
rupture des relations franco-rwandaises et l'élection de Nicolas
Sarkozy - rapporte les propos de M. Bruguière. « Il a déclaré,
indiquent les diplomates américains, qu'il avait présenté sa décision
à des responsables français, y compris au président Chirac, comme
relevant de sa décision de magistrat indépendant, mais a choisi de les
consulter parce qu'il était convaincu du besoin de coordonner son
calendrier avec le gouvernement.
 »

Le juge a ajouté qu'« il n'a pas été surpris par la réaction officielle
du Rwanda
 » et que « le gouvernement français était préparé à ce qui
était attendu comme une réponse violente contre les ressortissants
français
 ».

Le juge annonce alors aux Américains qu'il va briguer un mandat de
député (il sera candidat malheureux aux législatives de 2007). « En
passant, Bruguière a mentionné que le poste de ministre de la justice
serait son premier choix
 », précisent les diplomates américains qui lui
rendent un hommage appuyé.

Mauvais calcul



A propos du dossier rwandais, le mémo croit entrevoir des
arrière-pensées chez le juge : « Bruguière a présenté son dossier d'une
façon très professionnelle, mais il n'a pas caché son désir personnel
de voir le gouvernement de Kagame isolé. Il avertit que le
resserrement des liens des Etats-Unis avec le Rwanda serait une
erreur.
 »

D'autres confidences, faites à la même époque par un haut diplomate
français, apportent un éclairage encore plus cru. Ce responsable du
Quai d'Orsay « a confié que le gouvernement français avait donné à
Bruguière le feu vert pour rendre son rapport
[les mandats d'arrêt]
[et] que la France avait voulu riposter à la décision du Rwanda de
mener une enquête sur l'implication de la France dans le génocide de
1994 et ses conséquences
 ».

Selon ce diplomate, le gouvernement français « a fait un mauvais calcul
en n'anticipant pas les lourdes mesures que le Rwanda prendrait en
représailles
 ».

Les télégrammes américains éclairent un épisode plus récent des
relations franco-rwandaises. Il s'agit de l'arrestation, en novembre
2008, à Francfort, de Rose Kabuye, chef du protocole du président Paul
Kagamé, qui figurait parmi les neuf personnalités visées par le juge
Bruguière. L'interpellation de Mme Kabuye et son transfert en France
ont permis au Rwanda d'entrer dans la procédure française sur
l'attentat de 1994, et de préparer une riposte judiciaire propice au
rétablissement des relations diplomatiques. L'hypothèse selon laquelle
les autorités rwandaises auraient, en réalité, accepté l'arrestation
de Mme Kabuye, considérée comme un poisson-pilote, est corroborée par
plusieurs mémos.

En juin 2009, Romain Serman, conseiller Afrique à l'Elysée, « a
suggéré que l'affaire Rose Kabuye était de fait une affaire-test
permettant aux Rwandais d'avoir un accès direct au dossier
 » la
concernant. « Les deux parties ont compris qu'il s'agissait du dossier
le plus faible
 » du dossier Bruguière et qu'en faisant échouer les
poursuites dans son cas, « on pourrait faire dérailler les autres
mandats d'arrêt
 ».

Servir de test



Deux mois avant le rétablissement des relations diplomatiques,
Charlotte Montel, conseillère au cabinet du ministre des affaires
étrangères Bernard Kouchner « admet que plusieurs officiels français
avaient gentiment suggéré aux Rwandais que l'une des neuf accepte
d'être arrêtée
 ».

La diplomate reconnaît que Mme Kabuye « a toujours maintenu qu'elle
n'avait jamais eu l'intention de se faire arrêter
 » pour servir de
test. Mais cette version est contredite par un télégramme du 10
novembre 2008 rédigé par l'ambassade américaine à Kigali.

Selon ce mémo, Rose Kabuye elle-même avait confié à des « contacts de
l'ambassade
 » que « ce serait mieux d'aller en France pour combattre les
accusations et être entendue
 ». Selon une autre source, « [le président]
Kagamé a lui-même exprimé sa fatigue d'avoir à gérer les visites dans
différentes capitales d'officiels mis en cause
(...) et a suggéré à
Kabuye que d'autres officiers du protocole commencent à acquérir plus
d'expérience pour organiser son voyage
 ».

A quelle conclusion aboutira l'enquête sur l'attentat de 1994 ? Les
Américains ne sont « pas certains que le juge » mène l'enquête d'une
autre façon et annule les mandats d'arrêt, « étant donnée
l'indépendance revendiquée par la justice française
 ».

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