Fiche du document numéro 19428

Num
19428
Date
Jeudi 21 septembre 2017
Amj
Taille
1125600
Titre
Afrique du Sud. Paris, 1988 : qui a assassiné Dulcie September ?
Sous titre
Le 29 mars 1988, la représentante de l’ANC en France est assassinée en plein cœur de Paris. En s’appuyant sur des archives inédites, un chercheur sud-africain juge probable qu’elle ait été éliminée par le régime de l’apartheid, avec la participation ou l’accord tacite des services secrets français.
Nom cité
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Cette enquête est le deuxième volet traduit par Courrier international d’une série d’articles d’Open Secrets publiée par le Daily Maverick. Dans le premier volet, le chercheur sud-africain Hennie van Vuuren, directeur d’Open Secrets et auteur du livre “Apartheid Guns and Money : A Tale of Profit” (Jacana Media, mai 2017, non traduit), faisait de nouvelles révélations sur les relations troubles entre les services secrets français et le régime de l’apartheid. Dans une interview, il nous a expliqué les coulisses de son enquête.

À Paris, les représentants d’Armscor [organisme étatique sud-africain] qui achète des armes à destination de l’armée du régime de l’apartheid [système ségrégationniste mis en place par la minorité blanche, 1948-1991] bénéficient de la protection d’une ambassade de sept étages dotée d’une ossature extérieure en métal, et de la bénédiction de l’État français.

Dulcie September, le 19 mars 1985. PIERRE VERDY / AFP

La représentante à Paris du Congrès national africain (ANC) [le mouvement emblématique de la lutte anti-apartheid de Nelson Mandela], Dulcie September, n’a pas cette chance. Cette militante intrépide enquête sur le soutien fourni par l’armée française au régime de l’apartheid depuis un modeste bureau non sécurisé au cœur de la capitale de l’Hexagone.

Depuis sa nomination en 1983, elle est harcelée et menacée par des personnages haut placés en France. Le 29 mars 1988, elle est assassinée en ouvrant la porte de son bureau. L’affaire ne sera jamais résolue et la question restera ouverte : qui avait à gagner à la voir disparaître ?
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Dulcie September est une militante opiniâtre et appliquée qui veut faire bouger les lignes. Née à Athlone, une banlieue du Cap, en 1935, elle est enseignante et militante anti-apartheid. En 1963, elle est jetée en prison sans avoir été jugée.

Elle sera plus tard incarcérée à Kroonstad, l’établissement pénitentiaire le plus éloigné de chez elle que l’État sud-africain ait pu trouver – le but est notamment de la punir pour les cours d’alphabétisation qu’elle donne aux prisonniers analphabètes pendant [les débuts de] sa détention.
Elle enquêtait secrètement sur le commerce d’armes clandestin entre Paris et Pretoria

Au lendemain de sa libération, en 1969, une interdiction de séjour la pousse à s’exiler à Londres. Là, elle devient membre du Mouvement anti-apartheid de Grande-Bretagne, l’AAM, pour finalement s’installer à Paris en 1983 en qualité de représentante de l’ANC auprès de la France, du Luxembourg et de la Suisse.

Depuis son bureau situé non loin du siège de l’Armscor à Paris à l’ambassade d’Afrique du Sud, Dulcie September exerce une pression assidue sur l’État français pour qu’il impose des sanctions contre le régime de l’apartheid et veille à leur application. Elle ne mâche pas ses mots à l’égard de sa propre organisation et ne tolère aucun laxisme ni aucun sectarisme au sein de l’ANC.

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Suite à la visite mouvementée [du président du parti] Oliver Tambo à Paris en 1986, un bénévole du bureau parisien est accusé de sexisme par une militante de l’ANC. Dulcie September écrit alors à la direction du parti : “Je ne peux que réclamer un examen digne de ce nom de nos méthodes de travail, qui sont déplorables, et de notre attitude à l’égard d’autrui”. Elle ajoute : “La question posée est la suivante : l’ANC n’est-il pas habitué à traiter les femmes sur un pied d’égalité au travail ?”

1. Dulcie Report on or Tambos Visit to Paris 1986 by Branko Brkic on Scribd

Rapport de Dulcie September sur la visite du président de l’ANC à Paris en 1986 ©OpenSecrets
359360927-1-Dulcie-Report-on-or-Tambos-Visit-to-Paris-1986.pdf


En sa qualité de représentante de l’ANC, c’est à un travail de lobbying quotidien que se livre Dulcie September à Paris, organisant des voyages pour la direction de l’ANC et s’employant à forger des alliances avec des associations anti-apartheid locales. Ses notes manuscrites personnelles montrent toutefois qu’elle outrepasse largement ses fonctions et qu’elle enquête secrètement sur le commerce clandestin d’armes entre la France et le régime de l’apartheid.

Transfert d’armes de Bordeaux à Durban

Les documents révèlent des informations qui concordent parfaitement avec les nombreux exemples de non-respect des sanctions qu’Open Secrets découvrira plus tard dans des archives du monde entier. Dulcie September devait donc avoir une idée précise de la manière dont les Français s’y prenaient pour contourner l’embargo sur les armes.

Dans ses notes, il est ainsi fait référence à un transfert d’armes de Bordeaux à Durban sur le Tinemaru, un navire qui, selon nos informations, aurait servi à maintes reprises à faire parvenir des armes au régime de l’apartheid, par un affréteur danois, Jørgen Jensen. Elle y évoque également les accords portant sur des armes nucléaires et autres, ainsi que les actions qu’elle a entreprises pour obtenir l’ouverture d’enquêtes officielles sur ce négoce illicite.

2. DS Notes on French Arms Sales to SA by Branko Brkic on Scribd

Notes de Dulcie September sur les ventes d’armes françaises au régime de l’apartheid ©OpenSecrets
359360953-2-DS-Notes-on-French-Arms-Sales-to-SA.pdf

Les investigations poussées de Dulcie September, et ses autres actions contre l’apartheid, ne passent pas inaperçues et, sans surprise, les menaces à son encontre se multiplient à Paris. En 1985, elle recense ces menaces dans un document, dans l’idée sans doute de le faire parvenir au bureau de l’ANC à Londres.

Elle y explique que les téléphones de son domicile et de son bureau ont à l’évidence été placés sur écoute et qu’elle a surpris des gens en train de la prendre en photo à la gare. Par ailleurs, la porte de son bureau a été forcée à plusieurs reprises, notamment un mois avant sa disparition : ce jour-là, elle est arrivée au bureau pour s’apercevoir que toutes les portes étaient ouvertes et les lumières allumées.

Une femme décroche le téléphone en disant “Thomson et Cie”

Au sujet d’une série d’appels téléphoniques énigmatiques à son appartement, Dulcie September raconte notamment ce jour où elle décroche le combiné pour s’apercevoir que des gens sont déjà en ligne. Elle écoute la conversation. À la fin de celle-ci, un téléphone sonne et une femme décroche en disant “Thomson et Cie” (il s’agit du fabricant d’armes français Thomson-CSF). “J’étais tellement choquée que j’ai raccroché.”

Thomson-CSF changera de nom plus tard pour devenir Thales – la même entreprise qui aurait soudoyé le [futur] président Jacob Zuma [dans cette affaire retentissante en Afrique du Sud de l’“Arms Deal”, plusieurs hommes d’affaires et politiciens sont accusés d’avoir touché des pots-de-vin lors de la signature en 1999 du plus gros contrat d’armement depuis la chute de l’apartheid, d’un montant d’1,9 milliard d’euros]. Jacob Zuma a passé ces 15 dernières années à essayer d’échapper aux poursuites pour ce crime présumé.

3. Threats to Dulcie September in Paris by Branko Brkic on Scribd



Notes de Dulcie September sur les menaces reçues à Paris ©OpenSecrets

359360988-3-Threats-to-Dulcie-September-in-Paris.pdf

Il est probable que la DGSE [service français du renseignement extérieur et du contre-espionnage] ait joué un rôle dans ce harcèlement. Après tout, elle était au cœur des rapports clandestins entre les deux pays. Pour couronner le tout, certains acteurs de la vie politique tricolore y sont également allés de leurs tentatives d’intimidation, plus ouvertement cette fois. Délivrant une menace à peine voilée, l’étoile montante du Front National, Jean-Marie Le Pen, divulguera ainsi publiquement l’adresse de Dulcie September.

Comme nombre d’enquêteurs avant nous, nous ne sommes pas parvenus à mettre un nom sur la personne qui a pressé la détente à Paris en 1988. Cependant, au cours de nos recherches, un ancien cadre de l’armée sud-africaine a laissé entendre que ce sont les informations de Dulcie September sur les liens militaires étroits entre l’Afrique du Sud et la France, et le risque que tout cela “n’éclate au grand jour”, qui ont conduit à son assassinat.

“Il fallait la faire taire”

Il a ajouté : “Les preuves qu’elle détenait devaient être éliminées, il fallait qu’elle disparaisse du paysage… il fallait la faire taire.” Ce qu’un autre agent de l’apartheid au moins confirmera. L’écrivain sud-africain Breyten Breytenbach, exilé à Paris à l’époque, juge d’autant plus plausible l’implication des services secrets français dans l’assassinat que ces derniers font disparaître l’ensemble des notes de la militante après l’homicide.

Si l’on ignore encore à ce jour qui a appuyé sur la détente, les informations révélées sur la dépendance étroite du régime de l’apartheid à l’égard de Paris, alors plaque tournante du trafic d’armes, indiquent le mobile. Le scénario le plus probable est que Dulcie September a été éliminée par un tueur à gages sud-africain avec la participation des services secrets français, ou a minima avec leur accord tacite.
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Son successeur à l’ANC, Solly Smith (également connu sous le nom de Samuel Khanyile), avait été recruté pour les services de sécurité de la police sud-africaine par Craig Williamson, un agent de l’apartheid à la réputation sulfureuse. Il ne compromettra donc en rien les liens troubles entre les deux pays [Solly Smith était un informateur pour le régime de l’apartheid].

Un mémo interne des services secrets de l’armée sud-africaine, daté d’un an après l’assassinat de Dulcie September, se félicite que les rapports entre les agences de renseignement soient “excellents”, évoquant également une “coopération étroite et amicale” entre les agences d’espionnage par le passé.

4. Military Intelligence Briefing Note on DGSE by Branko Brkic on Scribd

Mémo interne des services de renseignements de l’armée sud-africaine sur la DGSE ©OpenSecrets

359361006-4-Military-Intelligence-Briefing-Note-on-DGSE.pdf

Les Sud-Africains n’étaient pas les seuls à avoir beaucoup à perdre en cas de révélations émanant de Dulcie September. La chaîne des bénéficiaires nous amène à Paris où l’on y retrouve des hommes politiques, des sociétés et des espions. Des révélations publiques auraient pu mettre en péril la pérennité du siège de l’Armscor à Paris et avec lui tout le processus de blanchiment lié au trafic d’armes.

Dulcie September vivante, certaines personnes haut placées avaient tout bonnement trop à perdre. Reste qu’aujourd’hui elles pourraient avoir encore beaucoup à perdre si l’identité du meurtrier venait à être divulguée et que celui-ci était amené à rendre des comptes.


Le Daily Maverick est né sur les cendres de Maverick, un magazine d’affaires lancé fin 2005. Mais la société éditrice est emportée par la crise financière de 2008. L’équipe de rédaction ne renonce pas : elle crée une version en

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