Citation
Evelyn Groenink a longuement enquêté sur plusieurs meurtres de militants anti-apartheid, à l’instar de Chris Hani et de Dulcie September. Dans son livre “Dulcie: Een Vrouw Die Haar Mond … Houden” publié uniquement en néerlandais (Dulcie, la femme qu’il fallait faire taire), la journaliste d’investigation hollandaise livre les résultats de son enquête sur le meurtre de Dulcie Spetember, activiste sud-africaine assassinée le 29 mars 1988 devant la porte de son bureau à Paris. Une tentative de publier le livre en anglais avec Maggie Davey de la maison d’édition sud-africaine Jacana fut abandonnée, suite à de multiples menaces et pressions.
Par cet exemple, nous avons voulu illustrer les limites de la liberté d’expression et son pendant, le droit à l’information, dans le monde de l’édition.
Afrolivresque s’est entretenu avec Evelyn Groenink à propos de son enquête sur l’assassinat de Dulcie September. Elle est co-fondatrice du réseau de journalistes africains d’investigation « Forum for African Investigative Reporters » dont elle a été la directrice de 2005 à 2011. Elle est actuellement journaliste d’investigation au « ZAM Chronicle », entreprise à but non lucratif basée à Amsterdam au Pays-Bas.
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Vous avez longtemps enquêté sur les circonstances de la mort de Dulcie September. Quelles ont été vos motivations personnelles pour mener ce travail ?
Evelyn Groenink : Au moment des faits, tout le monde – moi-même incluse – croyait en l’hypothèse que les « escadrons de la mort » de l’apartheid avaient commencé à cibler les militants de l’ANC en Europe et à tout endroit où le travail anti-apartheid consistait en des manifestations pacifiques. Que cela puisse en être le cas m’a rendue furieuse.
L’existence de l’apartheid et le fait que ses forces de sécurité emprisonnaient, torturaient et assassinaient les gens en Afrique du Sud étaient une situation déjà assez grave. J’étais une grande sympathisante du mouvement anti-apartheid. Mais les actions armées de ces forces de sécurités pourraient dans une certaine mesure être expliquées rationnellement par le fait qu’en face, la lutte pour la liberté était également armée. Il n’existait pas une telle lutte armée pour la liberté ciblant le régime sud-africain en France ou aux Pays-Bas. Et maintenant, il semblait que le régime sud-africain envoyait des escadrons de la mort pour assassiner des individus ici. C’était un peu gros. Je pris donc la résolution de chercher la vraie histoire sur ces supposés escadrons de la mort.
D’après les résultats de vos enquêtes, pourquoi Dulcie September a été assassinée et qui sont ses assassins ?
Evelyn Groenink : Il s’est avéré avec surprise qu’il n’y avait aucune preuve réelle sur le fait que les escadrons de la mort en Afrique du Sud auraient assassiné des membres de l’ANC en Europe. Il m’a fallu plus d’un an pour véritablement comprendre l’étrange absence de toute preuve qui pourrait corroborer cette hypothèse à laquelle tout le monde croyait à l’époque, et même aujourd’hui encore, y compris la Commission de Vérité et Réconciliation (CVR).
En rassemblant toutes les histoires sur les « escadrons de la mort en Europa », et en recoupant méticuleusement les sources, je découvrais que toutes les sources de tout le monde provenaient des services secrets français. Pourquoi les services secrets français étaient si intéressés à diffuser ce qui était dès lors prouvé être une fausse piste ? Ma nouvelle hypothèse était que la France cachait quelque chose. Serait-il possible que d’importantes puissances françaises avaient des raisons de se « débarrasser » de Dulcie September ? J’avais trouvé dans les dernières activités de Dulcie September avant son assassinant, des preuves qui confirmaient cette hypothèse : il y apparaît qu’elle enquêtait sur d’importants contrats d’armement de la France et de l’Afrique du Sud, les deux concernant le régime minoritaire de Pretoria et le futur gouvernement en préparation en Afrique du Sud, l’ANC. J’ai trouvé d’autres preuves le confirmant sur la scène du crime où, les services secrets français et de mystérieux « ouvriers » de chantier français semblent avoir joué un rôle de facilitateurs dans ce meurtre.
S’il n’y avait pas eu ce chantier où toutes les fenêtres avaient été ouvertes et un échafaudage avait été érigé rendant extrêmement facile pour quiconque de se déplacer dans et hors des bureaux du bâtiment sur tous les étages, il aurait été presqu’impossible de commettre cet assassinat.
Personne n’a prêté attention aux coups de feu noyés par les bruits des ouvriers du chantier. Lors de mon enquête sur la société de construction, j’ai découvert que le patron était proche des structures de défense de la France, que ce patron avait déplacé le superviseur du projet loin du bâtiment, de la veille au lendemain de l’assassinat, et qu’il avait engagé un mystérieux italien, qui selon ses collègues était « un très mauvais peintre », pour travailler à l’étage des bureaux de l’ANC, précisément au cours de la semaine du meurtre. Plus tard je n’ai pu trouver aucune trace de ce peintre italien.
Je conclus que cela avait été une opération de services secrets français motivée par une nécessité de sauvegarder les contrats d’armes actuels et futurs, très précieux avec l’Afrique du Sud, ainsi que pour protéger les agents secrets qui établissaient des contacts avec les dirigeants de l’ANC à l’époque.
Avez-vous rencontré des obstacles ou subi une quelconque pression au cours de votre enquête ?
Evelyn Groenink : Une fois, ma chambre d’hôtel à Paris a été fouillée pendant mon absence et ma carte de transport public (qui avait ma photo) avait été volée.
J’ai été également photographiée par un inconnu lors d’une rencontre dans un parc avec une personne que je pensais être un militant anti-apartheid, mais que je soupçonnais plus tard, de travailler pour le renseignement français. La même personne m’avait présentée à un nouveau magazine français appelé « J’Accuse », qui prétendait être très intéressé par l’histoire. Après avoir écrit pour eux et montré mes recherches, ils ont disparu et ont cessé de publier. Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Plus tard, j’ai vu que les deux des hommes qui avaient été mes contacts au magazine ont été présentés dans la presse française comme des agents de renseignement. Une autre de mes sources, la mère d’un autre agent de renseignement français, m’avait prévenue, lorsque je parlais des personnes qui pourraient être en danger et devraient faire attention, en me disant : « C’est VOUS qui devriez être prudente”.
Plus tard, quand je commençais à voir des parallèles et les mêmes schémas avec d’autres cas d’assassinat de militants anti apartheid sud-africains, j’ai été aussi « mise en garde » par le politicien et homme d’affaires multimillionnaire sud-africain Tokyo Sexwale. Je lui avais posé des questions sur l’assassinat de Chris Hani. Peu de temps après, il m’a appelée dans son bureau, où il a aussi dit que je devrais être prudente « parce que les journalistes ne savent pas comment se protéger » et « ils peuvent facilement être victimes d’accidents de voiture ».
Avez-vous personnellement connu Dulcie September ? Qui était-elle en tant que femme, au-delà de son combat pour la justice ?
Evelyn Groenink : Non. Je ne l’ai pas connue. J’ai découvert qu’elle était très sérieuse, très stricte, très dévouée et méticuleuse. La fin des années quatre vint aurait été très difficile pour elle, quand l’ANC et « Pretoria » ont commencé à négocier, et que les partenaires commerciaux occidentaux essayaient de se déplacer d’un gouvernement à l’autre sans se cacher.
Il aurait été intolérable pour Dulcie, l’idée que les Français avaient à cette époque presqu’ouvertement infiltré l’ANC, et faisaient la promotion des contacts et des contrats d’armes avec les anciens comme les nouveaux gouvernements en même temps, pendant que les Noirs en Afrique du Sud étaient encore persécutés.
Pensez-vous que la lutte et l’histoire de Dulcie September gagneraient à être plus connus des Africains ?
Evelyn Groenink : Je ne sais pas si je comprends bien la question. Mais je pense que l’histoire de Dulcie September est extrêmement importante, pour tous ceux qui luttent pour la démocratie et la justice sociale, en particulier dans les pays anciennement colonisés.
Pourquoi des gens comme Hanis, Lubowskis, September, Zongo, Sankara, Tongogara ont été assassinés ? Sont-ils des obstacles à certains pouvoirs qui ont des plans, dans ou avec la post-colonie ? Comment est-ce que l’honnêteté, la passion et le dévouement sont devenus de si grandes menaces que certains estiment qu’ils ont besoin d’assassiner ceux qui possèdent ces qualités ?
Est-il encore possible d’arrêter les meurtriers Dulcie September encore aujourd’hui ?
Evelyn Groenink : Non. Si la police française n’a pas pu le faire à l’époque, alors comment pourraient-elle le faire maintenant ?
Un membre de la brigade criminelle me l’a clairement formulé quand je l’ai rencontré une fois : « Mais si ce que vous dites est vrai, et nos propres collègues l’ont fait, comment pourrions-nous les arrêter ? »
Propos recueillis par Erika Djadjo
Les circonstances de l’assassinat de Dulcie September
Le 29 Mars 1988 à l’âge de 52 ans, Dulcie September, activiste sud-africaine, est assassinée au moment où elle s’apprête à ouvrir la porte de son bureau à Paris, rue de Petites-Écuries. Cinq balles d’un calibre 22 lui sont tirées dans la tête. Alex Moumbaris, ami et camarade de Dulcie September, se souvient du corps de Dulcie September, couché à côté de la pile du courrier de ce jour-là. Le même après-midi, près de 60.000 personnes et organisations politiques défilent dans les rues de Paris pour montrer leur indignation et dénoncer ce crime. Quelques semaines avant sa mort, Dulcie September ne se sentait plus en sécurité et avait demandé un service de protection au ministre français de l’intérieur de l’époque, Charles Pasqua, qui nie avoir reçu une telle demande. Elle enquêtait alors sur la collaboration entre la France et l’Afrique du Sud par rapport au commerce des armes et du nucléaire.
Trois grosses enquêtes ont été faites par le gouvernement français (dossier clos en 1998 faute d’éléments nouveaux), l’ANC et la Commission de Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud. La version officielle des enquêtes sud-africaines a conclu à un meurtre perpétré par les fameux « escadrons de la mort » de l’Apartheid. À ce jour, ses meurtriers courent toujours et beaucoup de questions relatives à cet assassinat restent encore ouvertes.
Qui était Dulcie September ?
Dulcie Evonne September est née en 1935 à Gleemore, Athlone, banlieue de la ville du Cap en Afrique du Sud. Dû à son engagement dans plusieurs organisations et associations anti-Apartheid en Afrique du Sud, elle est emprisonnée plusieurs fois. C’est d’ailleurs en prison qu’elle poursuit ses études supérieures et obtient un diplôme d’enseignante. Elle rejoint l’ANC en 1974. En 1983, elle devient la responsable de l’ANC pour la France, le Luxembourg et la Suisse. L’un de ses engagements principaux à ce poste était de faire du lobbying pour l’arrêt des investissements en Afrique du Sud et la prise de sanctions contre ce pays.