Fiche du document numéro 1899

Num
1899
Date
Jeudi 20 novembre 2008
Amj
Taille
133326
Titre
La relance de l'enquête Bruguière contrarie la volonté de la France de renouer avec le Rwanda
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Raison d'Etat contre recherche de la vérité judiciaire. Un épisode
crucial de l'embarrassante bataille diplomatico-judiciaire qui oppose
Paris et Kigali à propos du génocide de 1994 devait se jouer mercredi
19 novembre au Palais de justice de Paris.

Rose Kabuye, 47 ans, figure de l'armée tutsi qui stoppa les massacres
et proche de l'actuel président Paul Kagamé, dont elle dirige le
protocole, pourrait être mise en examen pour « complicité d'assassinat
en relation avec une entreprise terroriste
 » par les juges
d'instruction Philippe Coirre et Marc Trévidic. La diplomate,
interpellée le 9 novembre à Francfort, a été transférée à Paris
mercredi en début d'après-midi.

Les deux magistrats ont succédé à Jean-Louis Bruguière pour instruire
la plainte déposée par les victimes françaises de l'attentat du 6
avril 1994 contre l'avion du président Habyarimana. Mme Kabuye ainsi
que huit autres personnalités rwandaises sont visées depuis novembre
2006 par un mandat d'arrêt délivré par le juge Bruguière, qui a
entraîné la rupture par Kigali de ses relations diplomatiques avec
Paris.

Longtemps, cette enquête a eu les faveurs des gouvernements français :
non seulement elle visait à faire la vérité sur l'événement
déclencheur du génocide qui coûta la vie à 800 000 Tutsi, mais elle
permettait de relativiser les terribles accusations visant le soutien
indéfectible de la France au régime hutu qui perpétra le
génocide. Mais aujourd'hui, « l'enquête Bruguière » constitue l'obstacle
majeur à la politique de réconciliation avec le Rwanda menée par
Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner. Cette normalisation vise à
permettre à la France de regagner l'influence en Afrique centrale
qu'elle a perdue au profit des Britanniques, notamment dans l'actuel
conflit du Congo où le Rwanda est impliqué.

Officiellement, Kigali a protesté contre l'arrestation de Mme Kabuye,
la qualifiant d'« abus de la juridiction internationale » visant « une
femme innocente
 » victime d'une enquête française « manipulée ». Le
président Kagamé a mis en cause la prétention du pouvoir judiciaire
des pays occidentaux à « toucher des Etats souverains ».
Pourtant, plusieurs éléments accréditent l'idée selon laquelle la
décision de Mme Kabuye de témoigner devant les juges français, même au
prix d'une arrestation, pourrait procéder d'une intention rwandaise :
tester le gouvernement français, retarder l'issue de l'enquête, voire
obtenir un non-lieu.

De fait, la diplomate avait été clairement avertie qu'elle serait
interpellée si elle se rendait en Allemagne hors d'une délégation
officielle. « Nous avons estimé qu'il valait mieux interjeter appel
contre la procédure (française) plutôt que de laisser Rose Kabuye à la
maison
 », a admis le président rwandais dans un entretien à
l'hebdomadaire allemand Spiegel. « Le moment de vérité est arrivé. Il
est temps pour Rose Kabuye de prouver son innocence,
déclare au Monde
la ministre rwandaise de la communication, Louise Mushikiwabo. La
France doit maintenant admettre ses fautes pendant le génocide
 ».
L'interpellation de la diplomate permet au Rwanda, désormais partie à
la procédure, d'avoir communication du dossier. Elle permet aussi à
ses avocats de solliciter de nouvelles investigations, d'interjeter
appel en cas de refus des juges et de prolonger la procédure pour des
mois ou des années. La rétractation d'un des témoins clés de
l'accusation, Abdul Ruzibiza, réfugié en Norvège, opportunément rendue
publique la semaine passée par une radio rwandaise, pourrait peser
dans ce sens.

Les autorités françaises nient avec force toute pression sur des
magistrats qui travaillent pourtant dans un climat de tension. Leur
décision, discrètement notifiée le 23 octobre aux parties, de clore
l'enquête et, potentiellement, de renvoyer par contumace les neuf
suspects rwandais devant la cour d'assises, n'a échappé ni à Kigali ni
à Paris. Depuis, les deux capitales semblent s'être mobilisées pour
éloigner cette perspective.

La décision des juges, qui ouvre la voie à un procès public et
éventuellement à de très lourdes condamnations, précède
significativement de six jours un déplacement à Kigali, le 28 octobre,
de Bruno Joubert, conseiller pour l'Afrique de Nicolas Sarkozy, et de
douze jours l'interpellation de Mme Kabuye.

Même si l'Elysée, soucieux de rétablir un « climat de confiance »,
avait, avec la reprise des combats à l'est du Congo, un solide sujet
d'intérêt commun avec le président Kagamé, la question de la procédure
française n'a pas pu ne pas être abordée.

D'autant que le « dossier Bruguière » n'est pas le seul à empoisonner
les tentatives de réconciliation. En riposte, les Rwandais ont préparé
des mandats d'arrêt contre de hauts responsables politiques et
militaires français en poste au moment du génocide. Dix officiers
français mis en cause ont riposté le 5 novembre en portant plainte
contre le Rwanda.

Dans ce climat de tension entre la diplomatie et la justice, les
acteurs du drame franco-rwandais attendent avec un vif intérêt la
réponse à une question décisive, censée marquer la bonne volonté des
autorités françaises : celle de savoir si le parquet de Paris, lié à
l'exécutif, requerra ou non la mise en liberté de Rose Kabuye.

Philippe Bernard

Chronologie



6 avril 1994 : l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana est
abattu. Le génocide des Tutsis commence.

22 novembre 2006 : le juge Bruguière, met en cause le président Paul
Kagamé dans l'attentat et émet neuf mandats d'arrêt contre des
dirigeants rwandais.

Le 24, le Rwanda rompt ses relations avec la France.

8 décembre 2007 : Nicolas Sarkozy rencontre Paul Kagamé et évoque un
« début de normalisation ».

5 août 2008 : un rapport rwandais accuse la France d'avoir « participé à
l'exécution
 » du génocide.

26 janvier 2008 : à Kigali, Bernard Kouchner admet la « faute
politique
 » de la France.

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