Citation
Enquête
 
 Cinq millions en coupures de 500 Euros. Par paquets de 200.000 Euros, Cela
 représente 400 Talbins dans chaque enveloppe de papier kraft format A4, et il
 vous faut vingt-cinq enveloppes ainsi remplies pour que le compte soit bon.
 Comme l’a révélé en juin 2015 le site français d’investigation Mediapart, c’est
 ce qu’un porteur de valises est venu chercher en décembre 2011 à l’hôtel Hyatt
 de Zurich, des mains de l’homme d’affaires Belgo-Ouzbek Patokh Chodiev.
 
 Problème : contrairement à ce qu’a déclaré le porteur de valises Éric Lambert,
 associé de l’ex-barbouze Paul Barril, ce magot n’a jamais été livré à Nice, au
 bureau de l’avocate française de Chodiev Catherine Degoul, laquelle a toujours
 nié avoir réceptionné l’argent. L’avocate confirme la remise de valise par
 Chodiev à Zurich - elle était au Hyatt - et c’est bien elle qui a engagé et
 rémunéré le porteur de valises. Mais l’argent, dit-elle, elle ne l’a jamais
 revu, et ne sait d’ailleurs pas « exactement » à qui il était destiné.
 
 
Les facturettes
 
 De fait, plusieurs facturettes de carte bleue (liées à des pleins de carburant)
 ainsi que des factures d’hôtel versées à la comptabilité d’Eric Lambert
 contredisent la thèse d’un transport d’argent de Zurich vers Nice : l’argent a
 plutôt été convoyé à Paris, d’où il a pu arroser des acteurs encore non
 identifiés du dossier Kazakhgate. C’est ce que révèlent aujourd’hui Le Soir et
 Mediapart sur base de documents inédits extraits du dossier judiciaire
 français.
 
 Vous n’avez peut-être jamais eu en main un seul billet de 500 Euros, ce qu’on
 appelle un « Ben Laden », une coupure suspecte de servir majoritairement à
 financer des opérations criminelles, et dont la Banque centrale européenne a
 d’ailleurs annoncé la fin de production pour 2018. Dans la valise que remet
 Chodiev à Degoul et Lambert, il y en a environ 10.000, et il s’agit selon toute
 probabilité d’une rétrocommission ponctionnée sur la vente, en juin 2011, de 45
 hélicoptères Airbus français au Kazakhstan. Cinq millions « Pour la France »,
 dira d’ailleurs Chodiev, sur les 300 millions du contrat.
 
 Lambert s’empare de la valise et, sans déclaration de douanes, quitte la Suisse
 avec les Talbins. Il dit avoir mis le cap sur Martigny, passé la frontière en
 montagne puis gagné Argentière, Chamonix et Gap, pour remettre l’argent en
 toute sécurité au cabinet Degoul à Nice. Quel jour était-ce ? Ce transport de
 cash est facturé à Degoul par la société de gardiennage de Lambert et Barril,
 Secrets SA, parmi les activités « Du 11 décembre au vendredi 16 décembre 2011 ». « Je dirais le 15 ou le 16 », témoigne Lambert sur PV. Les facturettes de
 carte bleue saisies dans sa comptabilité sont éloquentes : ce ne peut être que
 le 15 décembre. Mais Lambert n’est pas allé à Nice, ni le 15 ni le 16 ni plus
 tard ce mois-là, et il n’a pas quitté la Suisse via Martigny et Vallorcine.
 
 Reprenons : le 14 décembre 2011, Éric Lambert quitte Paris en direction de
 Mulhouse. À 17 h 07, il fait le plein à la station BP d’Eguilly, près de Dijon.
 Il dort le soir à l’hôtel « Le Cheval Blanc » à Baldersheim (banlieue nord de
 Mulhouse) et, le lendemain, quitte Mulhouse et traverse la frontière suisse. À
 9 h 47, il fait le plein à la station Esso de Schattdorf, à 80 km au sud de
 Zurich. Qu’allait-il faire dans le coin ? Mystère. Il remonte ensuite à Zurich
 récupérer les 5 millions d’Euros et regagne la région de Mulhouse pour une
 nouvelle nuit, cette fois au « Roi Soleil » à Sausheim. Le 16 décembre, au
 lendemain de la livraison, Éric Lambert fait le plein à 10 h 08 dans sa
 station-service préférée d’Eguilly, près de Dijon, sur l’autoroute A6 qui
 conduit à la capitale. Bref, Lambert est rentré à Paris. Ce que confirment les
 factures suivantes, qui montrent que le porteur de valises a effectué un nouvel
 aller-retour Paris-Mulhouse les 18 et 19 décembre.
 
 Qui a été arrosé ?
 
 Il n’avait pas le temps matériel de gagner Nice, et ne l’aura pas dans les
 jours suivants. Car il faut tenir compte de ce que la comptabilité de Lambert
 ne contient pas : pas la moindre facturette ou facture pour un retrait
 d’essence ou une nuit d’hôtel entre Zurich et Nice. Pas de paiement autoroutier
 pour un éventuel retour de Nice sur Paris. Deux ans après avoir livré aux juges
 une version aujourd’hui démentie par sa propre comptabilité, Éric Lambert n’a
 toujours pas été reconvoqué par la justice ou les douanes françaises. Pourquoi
 semble-t-il avoir menti sur sa destination ? Surtout, à qui a-t-il livré les 5
 millions en cash ? Contacté via son avocat, Éric Lambert n’a pas souhaité nous
 répondre.
 
 Cette découverte est importante : alors que les intermédiaires connus - le
 préfet Étienne des Rosaies, le sénateur Aimery de Montesquiou - ont déjà été
 payés par d’autres biais, qui est arrosé cette fois ? Est-ce dans l’entourage
 de l’Élysée ? Ou plus au nord ? Et qui est à la manœuvre ? La facture de
 Lambert, datée du 20 décembre 2011, est rédigée de manière interpellante : «
 Protection de documents pour le compte de votre client », note Lambert à
 Degoul. « Votre client… » Est-ce Chodiev qui demandait ce transport irrégulier,
 ou est-ce un autre « client » ?
 
 La justice française traque ces 5 millions d’Euros remis à Zurich, mais aussi
 800.000 Euros - en coupures de 500 également - remis en décembre 2010 à l’hôtel
 Bristol à Paris par le biais du chauffeur de Chodiev. Et la valse des « Ben
 Laden » a commencé bien avant, car la France a identifié 18 billets de 500
 Euros remis par le préfet Étienne des Rosaies au guichet de la banque Neuflize
 dès la mi-mars 2010. Puis six autres Talbins déposés au guichet par son épouse
 en septembre 2011. Le préfet et son épouse semblent ensuite les imprimer, tant
 ils en déposent. En décembre et tout au long de 2012, ils en fourguent à la
 société de construction qui rénove leur haras. En 2014, c’est par dizaines que
 le préfet les dépose au guichet de la banque Delubac. Mais au total, les
 enquêteurs ne pistent ainsi « que » 137.000 Euros.
 
 Où est passé le solde ? Des « Ben Laden » se sont-ils égarés à Bruxelles ?
 Possible sans plus, et probablement pas ceux de Zurich. Mais la ronde des
 grosses coupures a déjà bien commencé quand le préfet Jean-François Étienne des
 Rosaies se déplace à Bruxelles en octobre 2010 et février 2011 - comme le
 montrent factures d’hôtel et de tailleurs pour hommes.
 
 Or à Bruxelles, confirme Degoul, on parlait dessous-de-table : « Une fois, il y
 a eu une grosse, grosse discussion, c’était en Belgique, un soir vers vingt
 heures à l’hôtel Sheraton je crois. Chodiev refusait de payer, Étienne des
 Rosaies insistait et lui disait qu’il fallait payer, ça a été très tendu.
 Étienne des Rosaies disait que si Chodiev ne payait pas, il y aurait des
 mesures de rétorsion ou coercitives et qu’on se retirerait du dossier. » Par
 ailleurs, Éric Lambert, le porteur de valises, s’est rendu à Bruxelles et
 notamment auprès de deux bureaux d’avocats dont il ne se souvient plus du nom.
 mais il nie tout transfert d’argent.
 
 Reste une évidence : deux ans après les révélations de Mediapart et
 contrairement à la France, la justice belge n’a pas enquêté sur d’éventuels
 mouvements de billets de 500 Euros dans l’environnement de suspects ou
 d’intérêts politiques. Des questions parlementaires ont été posées, notamment
 par le député Georges Gilkinet (Ecolo) au ministre des Finances en février 2016
 et à l’ancien patron de la cellule anti-blanchiment en avril 2017. Il en
 ressort que la Belgique n’a pas de véritable intérêt à conserver les six
 millions de coupures de 500 Euros toujours en circulation, mais aussi que les
 enquêtes qui portent sur ces coupures n’ont pas été encouragées.
 
 Inutile de compter sur d’éventuelles révélations de l’homme qui a fourni la
 valise : par la voix de son avocat belge Pascal Vanderveeren, Patokh Chodiev a
 confirmé ce jeudi qu’il ne se rendrait pas devant la commission d’enquête
 parlementaire belge « Kazakhgate ». Il devait y être entendu ce vendredi, mais
 son avocat estime que ladite commission ne dispose pas des moyens coercitifs
 qui obligeaient Chodiev à s’y présenter.
 
 Alain Lallemand (Avec Yann Philippin, Mediapart)