Citation
LE général de l'armée bleue est appelé à la barre. Roméo Dallaire,
depuis de longues minutes, trouve difficilement ses phrases. La voix
brisée par l'émotion, il veut utiliser les mots justes. L'ancien
commandant des " casques bleus " de la Mission des Nations unies
d'assistance au Rwanda (Minuar) témoigne devant le Tribunal pénal
international. Il raconte l'enchaînement des événements qui ont mené
au génocide au Rwanda, l'impuissance des " casques bleus ". Il dénonce
aussi les yeux fermés de la communauté internationale.
" Il me semble inconcevable qu'on puisse voir presque tous les jours,
dans les médias, des gens massacrés par milliers, et rester amorphes.
Il a toujours été facile d'accuser les Nations unies de n'être pas
intervenues, mais les Nations unies ne sont pas un pays souverain. Les
Nations unies, c'est nous tous ! " Le général canadien ne peut retenir
ses larmes. " Et si on n'est pas intervenu, nous avons tous une part
de responsabilité pour voir continuer, pendant presque quatre mois, le
génocide rwandais. " Les Etats n'ont pas respecté en 1994 l'engagement
pris après la seconde guerre mondiale d'intervenir pour combattre le
crime de génocide.
En publiant son Rapport de la commission d'enquête parlementaire
concernant les événements du Rwanda, un compte rendu de mille pages,
le Sénat de Belgique a franchi une étape importante dans l'examen de
conscience réclamé par les Rwandais aux Occidentaux. Soutenus par une
opinion publique choquée par l'assassinat de dix " casques bleus "
belges à Kigali, les sénateurs ont recueilli des dizaines de
témoignages, étudié les archives diplomatiques et les notes transmises
par les services secrets. Ils révèlent que, au printemps 1992,
l'ambassadeur belge au Rwanda évoquait déjà " un état-major secret
chargé de l'extermination des Tutsis afin de résoudre définitivement,
à leur manière, le problème ethnique au Rwanda, et d'écraser
l'opposition hutue intérieure ".
Le rapport publie un fax envoyé le 11 janvier 1994 par le général
Dallaire à ses supérieurs de l'ONU à New York. Il est adressé à
" Barril/DPKO/UNATIONS ", c'est-à-dire au général Maurice Barril, le
conseiller militaire du Department of Peace Keeping Operations
(département des opérations de maintien de la paix), dont le
responsable était à l'époque Kofi Annan, l'actuel secrétaire général
de l'ONU.
" 1. Commandant Force mis en contact avec informateur par
très très important politicien du gouvernement. Informateur est un
entraîneur haut placé des Interahamwe. (...)
5. Interahamwe ont
entraîné 1 700 hommes dans des camps militaires des FAR hors de
Kigali. Les 1 700 ont été disséminés en groupes de 40 hommes à travers
Kigali. (...)
6. Il a reçu l'ordre de recenser tous les Tutsis de
Kigali. Il suspecte que c'est pour leur extermination. L'exemple qu'il
nous a donné est qu'en vingt minutes ses hommes pouvaient tuer plus de
1 000 Tutsis. (...)
8. Informateur est prêt à nous fournir
l'emplacement d'une cache d'armes majeure. (...)
13. Peux ce que veux. Allons-y. "
La réponse de New York ne tarde pas, c'est " non " ; l'ONU
interdit à la Minuar de se saisir des armes. Les responsables de l'ONU
ne sont pas les seuls informés ; les ambassades des Etats-Unis, de
France et de Belgique à Kigali possèdent ces informations. Or, à
Washington, Paris et Bruxelles, c'est le silence. Les sénateurs, après
examen de divers documents, sont formels : " Les autorités belges
disposaient d'une série d'informations concordantes qui concernaient,
sinon la préparation d'un génocide, du moins l'existence de la
préparation de massacres à grande échelle. "
Au Rwanda, à aucun moment, les tueries ne sont perturbées par les
puissances occidentales. Le mandat des " casques bleus ", adopté par
le Conseil de sécurité, stipulait pourtant que " des actes criminels
motivés ethniquement demanderont moralement et légalement que la
Minuar utilise tous les moyens disponibles pour y mettre fin ". " La
Minuar prendra l'action nécessaire pour empêcher tout crime contre
l'humanité. " Le général Dallaire a expliqué au TPIR qu'il a réclamé
que des renforts lui soient envoyés afin de combattre " le poison qui
se répandait ". En vain. Les soldats de la Minuar II ont achevé leur
déploiement deux mois après la fin de la guerre. " Moi, je croyais
que, lorsqu'il y a crime contre l'humanité, je pouvais utiliser la
force. " L'officier est amer.
Et l'amertume de Roméo Dallaire se fait encore plus vive lorsqu'il
évoque l'opération " Amaryllis " menée par la France pour évacuer les
étrangers de Kigali, tandis que la Belgique et l'Italie menaient des
opérations similaires et que les Etats-Unis avaient envoyé des unités
au Burundi. " 1 500 soldats ont été déployés dans la région, dont
1 000 à Kigali pendant les premiers jours de la guerre, se
souvient-il. La question est : est-ce qu'une force déterminée,
structurée, mandatée, équipée, avec l'objectif spécifique d'intervenir
contre toute force qui tentait de tuer des civils innocents, aurait pu
arrêter les massacres ? " Réponse du général : " Absolument ! Si on
avait déployé des troupes, on aurait sauvé la vie de centaines de
milliers de Rwandais ! "
Il évoque la population hutue, qui a soutenu les soldats et les
miliciens dans leur tâche. " Ils n'avaient pas beaucoup d'options,
raconte-t-il. C'était d'être tué et de voir leur famille tuée, ou de
tuer ! Ils n'avaient pas la troisième option, celle où, si on les
avait trouvés aux barricades, nous, on les aurait tués ! " Le juge du
TPIR s'empresse : " Vous semblez le regretter, mon général. " Roméo
Dallaire, ému, baisse ostensiblement la tête : " Vous ne pouvez pas
imaginer... "
Lors de l'opération " Amaryllis ", les Tutsis s'agrippent aux
véhicules et sont massacrés sous les yeux des soldats français et
belges qui n'interviennent pas. Les ordres sont formels : évacuer les
étrangers, sortir au plus vite du pays. Des Rwandais qui ont épousé
des Européens se voient refuser l'accès aux avions. La femme russe
d'un Tutsi est forcée d'abandonner son mari, et ne doit qu'à une crise
de larmes l'accord des militaires d'emmener ses enfants métis. A
l'ambassade de France, les employés, majoritairement tutsis, sont
abandonnés à une mort certaine, tandis que les parachutistes veillent
à l'évacuation discrète vers Paris des dignitaires du régime
Habyarimana, dont l'épouse du président et des extrémistes de l'Akazu.
PREMIER militaire occidental à témoigner à la barre du TPIR en 1997,
le capitaine belge Luc Lemaire avait des sanglots dans la voix en
évoquant cette période, son impuissance, sa rage. " Les Français
étaient applaudis par les Interahamwe, les gendarmes et les Hutus. "
Le capitaine Lemaire reçoit un jour l'ordre de se replier et
d'abandonner les centaines de Rwandais qui sont venus chercher une
protection dans son camp. Certains ont supplié les soldats belges :
" Si vous devez partir, alors il faut tirer sur nous, parce qu'on
préfère mourir abattus par une rafale de mitrailleuse que par un coup
de machette des Interahamwe. " L'unité belge est partie. Les réfugiés
ont été exécutés.
A Kigali, les officiers putschistes de l'armée gouvernementale
rwandaise, menés par le colonel Théoneste Bagosora, ne craignent rien.
Ils ont pris le pouvoir après la mort, le 6 avril 1994, du président
Juvénal Habyarimana. Ce dernier revenait de Tanzanie lorsque son avion
fut abattu à 20 h 22 par deux missiles, juste avant l'atterrissage à
Kigali. Il s'écrasa dans le jardin de la résidence présidentielle de
Kanombe. A 21 h 15, les premiers barrages étaient dressés par la garde
présidentielle et les milices hutues Interahamwe et Impuzamugambi.
Le mystère plane encore sur les responsabilités dans cet attentat, qui
fut le signal de départ du génocide. Le pouvoir hutu a accusé la
guérilla d'avoir organisé l'attentat afin de plonger le pays dans le
chaos et de relancer la guerre. Dans leur manuscrit Le Rwanda :
quelques éléments pour comprendre le drame d'un peuple, les détenus de
la prison du TPIR affirment que " c'est le FPR qui, en plus de
l'assassinat de Habyarimana, a propagé les massacres interethniques
dans tout le pays ". Le gouvernement actuel, issu du FPR, accuse les
extrémistes hutus d'avoir éliminé M. Habyarimana parce qu'il s'était
résolu à partager le pouvoir avec la guérilla, en lutte contre Kigali
depuis 1990.
Il n'existe aucune preuve formelle de la culpabilité d'un camp ou d'un
autre. Les partisans d'une culpabilité du FPR soulignent que des
" durs " de l'Akazu se trouvaient dans l'avion et que les extrémistes
n'avaient visiblement pas préparé la relève. Les adeptes d'une
culpabilité des radicaux hutus remarquent que les missiles ont été
tirés de la colline de Masaka, contrôlée par la garde présidentielle,
que des barrages ont été installés aussitôt à Kigali, que les soldats
et les miliciens avaient des listes prêtes de personnalités à abattre,
qu'une telle efficacité implique que les auteurs des tueries soient
aussi les instigateurs de l'attentat. Des extrémistes hutus ont, par
ailleurs, tenu des propos troublants avant l'attentat. Un idéologue du
génocide, Hassan Ngeze, écrit au début de 1994 dans le journal Kangura
que le président Habyarimana pourrait mourir en mars, et que ses
assassins pourraient être hutus. Et, la nuit du 3 avril, la radio des
extrémistes, la RTLM, annonce : " Les 3, 4 et 5, les esprits vont
s'échauffer. Le 6 avril, il y aura un répit, mais "une petite chose"
pourrait se produire. Puis, le 7 et le 8, et les autres jours d'avril,
vous verrez quelque chose. "
Le général Dallaire a raconté au TPIR qu'il a tenté d'envoyer ses
soldats sur le site du crash pour enquêter. " On n'a jamais été
capables de se rapprocher de ce site-là, par ordre et par présence de
la garde présidentielle. " Le Sénat belge reproduit dans son rapport
le récit de René Degni-Segui, rapporteur spécial de l'ONU : " J'ai
demandé si la France pouvait mettre à ma disposition la boîte noire de
l'avion présidentiel. [L'ambassadeur de France à Genève] m'a dit :
"J'ai compris. Je vais en référer à mon gouvernement." Par la suite,
il m'a indiqué que le gouvernement n'avait pas cette boîte noire. Je
me suis alors rendu à Kigali, où j'ai rencontré l'état-major
militaire. Je leur ai demandé : "Est-ce que je peux avoir la boîte
noire ?" Le chef d'état-major m'a dit : "On ne l'a pas, il faut voir
avec la France." "
Il n'y a eu aucune enquête officielle sur la mort d'Habyarimana, ni de
la Minuar et de l'ONU, ni de la France, qui a perdu dans le crash
trois ressortissants - les membres d'équipage du Falcon offert par
François Mitterrand à l'Etat rwandais -, ni du Burundi - dont le
président, Cyprien Ntaryamira, se trouvait dans l'avion -, ni du FPR
depuis qu'il a pris les commandes à Kigali. Le procureur du TPIR ne
s'y intéresse pas non plus. L'avocat général James Stewart, dans un
courrier à un avocat, indique que " nous ne considérons pas que la
question de savoir comment [le président Habyarimana] est mort, ou qui
en est responsable, soit pertinente ou utile " ! L'armée française,
qui, à l'époque, conseille, entraîne et arme les Forces armées
rwandaises (FAR), qui a des agents de la DGSE à Kigali, pouvait
obtenir des informations précieuses. La France n'a pas cessé, sous
l'impulsion du président Mitterrand, de renforcer de 1990 à 1994 son
assistance militaire au Rwanda. Détient-elle des éléments de preuve
sur cet attentat qui a déclenché le dernier génocide du siècle ?
Les relations entre la France et le Rwanda sont surprenantes. Le
1er octobre 1990, lorsque des centaines d'hommes armés surgissent de
la brousse ougandaise, Kigali se tourne vers Paris. L'historien Gérard
Prunier se trouvait le 2 octobre à l'Elysée et assure avoir été témoin
d'une conversation téléphonique entre Juvénal Habyarimana, chef de
l'Etat rwandais, et Jean-Christophe Mitterrand, conseiller " Afrique "
du président français, qui " donne une réponse affable et rassurante
au président Habyarimana ". L'universitaire raconte que
Jean-Christophe Mitterrand ajoute, à son intention, avec un clin
d'oeil : " Nous allons lui envoyer quelques bidasses, au petit père
Habyarimana. Nous allons le tirer d'affaire. En tout cas, cette
histoire sera terminée en deux ou trois mois. " En fait d' " affaire
terminée ", la France entre dans un engrenage qui lui vaut, des années
plus tard, d'être accusée de " complicité de génocide ".
La mission d'information que vient de créer à Paris l'Assemblée
nationale devra répondre à certaines questions. Pour quels motifs la
France s'est-elle engagée dans la guerre rwandaise ? Pourquoi avoir
pris cette décision secrètement, sans consultation du Parlement, sans
en informer la presse et l'opinion publique ? Pourquoi avoir ensuite
menti aux Français en prétendant que leurs soldats ne prenaient pas
part aux combats ? Jusqu'à quand ce soutien inconditionnel aux FAR
s'est-il prolongé ? Quand le gouvernement français a-t-il été informé
des préparatifs des tueries ? Quelle fut l'attitude de certaines
institutions ou officines - cellule africaine de l'Elysée, ministère
de la coopération, état-major des armées, DGSE - pendant le génocide ?
La mission militaire française, baptisée opération " Noroît ",
achemine de 1990 à 1994 des tonnes d'armes à Kigali, s'occupe de la
garde de l'aéroport, de l'entretien des hélicoptères d'attaque, des
transmissions, du réglage des pièces d'artillerie. Elle supervise les
" opérations de sécurité " des FAR : le contrôle des barrages routiers
et l'interrogatoire des suspects. Un officier de la DGSE aurait piloté
un hélicoptère et stoppé l'avancée du FPR en 1992. Cette année-là, le
1er janvier, le rôle de la France est officialisé par la nomination du
lieutenant-colonel Chollet au poste de " conseiller " du président
rwandais et du chef d'état-major des FAR. Un officier français, plus
tard relayé par le lieutenant-colonel Maurin, est le commandant des
opérations militaires au Rwanda ! Les FAR multiplient à cette époque
les exactions contre la population tutsie. Lorsqu'elles intègrent de
nouvelles recrues, les Français entreprennent de leur offrir une
formation militaire. Ils entraînent alors les milices Interahamwe et
Impuzamugambi, qui seront les fers de lance du génocide. Lorsque
Kangura publie Les Dix Commandements hutus de Hassan Ngeze, bible des
radicaux racistes, une photographie de François Mitterrand est choisie
pour illustrer le dos de la couverture, avec cette légende : " Les
grands amis, on les rencontre dans les difficultés. " A Kigali, à
l'époque, le président français hérite du surnom de " Mitterahamwe ".
COMMENT la France - gauche, droite et armée réunies - a-t-elle pu
être entraînée si loin dans la collusion avec un régime dictatorial,
et comment a-t-elle pu être considérée comme une alliée à toute
épreuve par la frange la plus extrémiste du pouvoir hutu, les
planificateurs du génocide de 1994 ?
Pendant le génocide, la collaboration continue. Si la France a quitté
le pays et ne participe pas aux opérations militaires, Paris est la
seule capitale à reconnaître le " gouvernement intérimaire " des
extrémistes hutus. Le " ministre des affaires étrangères " Jérôme
Bicamumpaka et le chef de la CDR, Jean-Bosco Barayagwiza, deux
protagonistes du génocide, sont reçus à l'Elysée le 27 avril 1994,
trois semaines après le déclenchement du bain de sang, par Bruno
Delaye, le chef de la cellule africaine de François Mitterrand, puis à
Matignon par le premier ministre, Edouard Balladur, et le ministre des
affaires étrangères, Alain Juppé. Les contacts sont intenses entre le
général Jean-Pierre Huchon, chef de la mission militaire au ministère
de la coopération, et le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, " chargé
d'affaires " à l'ambassade rwandaise à Paris et membre du " comité de
crise " constitué le 7 avril à Kigali par le colonel Bagosora.
La France est aussi accusée d'avoir livré des armes aux FAR pendant le
génocide. Cyprien Kayumba a récapitulé ces livraisons dans un rapport
en décembre 1994, cité par Le Figaro. Il évoque six livraisons d'armes
d'un montant de 5 454 395 dollars, organisées grâce à deux sociétés,
DYL-Invest (France) et Mil-Tec (Grande-Bretagne), entre le 19 avril et
le 18 juillet. Les armes auraient notamment été livrées par l'armée
française via Goma, dans l'est du Zaïre. Paris dément formellement.
Sans convaincre.
Un prêtre français, qui s'exprime sous couvert de l'anonymat, s'occupe
au Rwanda de rescapés du génocide. Il pense autant de mal de l'ancien
pouvoir hutu que des nouveaux maîtres tutsis. Il est en colère.
" Certains Français qui étaient ici en 1994, j'aimerais bien les
revoir un jour ! Ce serait chaud. Notamment un certain ambassadeur,
qui savait forcément ce qui se préparait... " Les télégrammes
diplomatiques connus tendent à prouver que les ambassadeurs de France
entre 1990 et 1994, Georges Martre et Jean-Philippe Marlaud,
appuyaient nettement le clan du président Habyarimana. " Le génocide
était planifié ! Cet ambassadeur, des officiers de l'armée et des gars
des services de renseignement ne pouvaient pas ne pas savoir. Ce fut
un génocide clair et net ! Ils ont tous été tués parce qu'ils étaient
tutsis. Et puis, même s'il n'y a pas de preuves, nous savons que les
missiles qui ont tué Habyarimana ont été tirés par des Blancs. Des
témoins ont vu des Blancs. Je n'accuse pas la France, mais je ne peux
pas croire qu'elle ne sait pas qui étaient ces tireurs. A l'époque,
rien ne se faisait à Kigali sans que les agents français soient mis au
parfum par l'un ou par l'autre, voire sans qu'ils agissent en
coulisses. Deux semaines avant le génocide, qui a débuté sous
l'impulsion de la garde présidentielle, l'officier français qui
conseillait les tueurs de la GP a quitté précipitamment Kigali. Nous
sentions qu'un danger nous guettait, mais nous ne savions rien. Lui,
il savait ! "
" Je suis amer, poursuit le prêtre. Le Rwanda devait être un pays
heureux autrefois. Il y a eu trop d'ingérences étrangères, les Belges
d'abord, les Français ensuite, les Américains aujourd'hui. Ces pays
soutiennent trop les extrémistes, et pas les gens qu'il faudrait
aider. "
L'opération " Turquoise ", lancée par la France le 22 juin 1994 avec
un mandat des Nations unies, reste très controversée. A-t-elle été
conçue pour protéger les FAR en déroute et leur livrer des armes, ou
pour masquer la culpabilité passée de la France derrière un rideau de
fumée " humanitaire " ? La mission des soldats français est
officiellement de stopper les tueries. Le génocide tutsi est presque
achevé. François Mitterrand craint un " contre-génocide " ; c'est tout
du moins l'idée émise par l'Elysée. Or, si le FPR commet des exactions
au fur et à mesure qu'il avance dans le pays, aucun élément ne permet
de penser qu'un " contre-génocide " est en préparation ou en train
d'être réalisé.
Lorsque l'armée française arrive, des millions de Hutus, encadrés par
les FAR et les Interahamwe, fuient l'avancée des combattants du FPR.
La population est forcée au départ par les auteurs du génocide et
réellement effrayée par la perspective de tomber entre les mains des
combattants tutsis, qui ont commis des exactions dans le nord et que
la propagande décrit comme des diables venus d'un autre univers, ornés
de cornes, de queues et d'oreilles pointues. Les Hutus partent,
" Turquoise " leur offre quelques semaines de répit dans le Sud-Ouest,
puis ils reprennent la route. Arrivé à Goma, le général des FAR
Bizimungu déclare : " Le FPR régnera sur un désert. " Sachant la
guerre perdue, Augustin Bizimungu a rempli au mieux sa mission. Le
génocide tutsi est un succès et la population hutue est sur le chemin
de l'exil. Les soldats français ont permis aux coupables de fuir le
Rwanda. Ils ont, comme lors d'" Amaryllis ", rapatrié des dignitaires
extrémistes en France.
Bien que minée par les nostalgiques de l'opération " Noroît ", qui
rêvent de combattre le FPR, et bien que des massacres aient été commis
derrière son dos en " zone Turquoise ", l'armée a tenté de sauver les
rares vies qui pouvaient être sauvées. Le Tribunal pénal
international, au cours du procès de Clément Kayishema et d'Obed
Ruzindana, préfet et commerçant à Kibuye, a entendu des survivants
raconter l'extermination des Tutsis de l'ouest du Rwanda et l'arrivée
des soldats de " Turquoise ".
LE témoin Z raconte l'attaque de la colline de Muyira, le 13 mai
1994. " Nous devions mourir ce jour-là... C'est ce jour-là que ma
femme est morte, ainsi que ma mère. J'ai assisté à la mort de ma
femme. [Le témoin pleure.] Ceux qui l'ont tuée ont retroussé son pagne
et ont enfoncé une lance dans son sexe. Les Interahamwe ont épargné
mon enfant. Ruzindana leur a demandé pourquoi ils ne tuaient pas
l'enfant. Il a demandé une machette à un Interahamwe et il a coupé mon
enfant. J'ai vu la peau de la tête et toute la tête s'en aller. " Le
témoin Z raconte ensuite les jours d'errance, la brousse, la traque.
" Je ne sais pas comment j'ai survécu... " Puis il évoque la fin des
tueries. " Les Français sont arrivés. Ils nous ont regroupés et nous
ont protégés. Des fois, Alfred Musema [directeur de l'usine de thé et
protagoniste du génocide à Kibuye, également détenu à Arusha] était
là. Un Français a dit que Musema venait lui demander s'il pouvait
venir nous tuer la nuit, et que les Français ont refusé. Depuis
l'arrivée des Français, il n'y a pas d'Interahamwe qui sont revenus
pour nous tuer. "
A Muyira, le témoin FF a vu Kayishema et Ruzindana, et il jure avoir
entendu le préfet de Kibuye certifier que " le dieu des Tutsis a été
fusillé ", que les réfugiés n'avaient plus aucun espoir de survie.
" Les assaillants ont commencé à tuer les gens à coups de machette.
D'autres ont commencé à tirer. Ils avaient encerclé les collines. "
L'homme a l'idée de se cacher près du véhicule des chefs, le dernier
endroit où les attaquants vont chercher un Tutsi. " Nous étions
cachés. Ils sont revenus. Kayishema les a félicités pour le travail
qu'ils venaient d'accomplir. J'entendais cela. Les machettes et les
lances étaient tachées de sang... Il leur a donné l'ordre d'amener les
mains des personnes qu'ils venaient de tuer. Il a promis de donner un
casier de bières à celui qui allait amener beaucoup de mains. "
FF échappe à d'autres tueries. Il assiste, le 23 juin, dissimulé
derrière une clôture, à un conciliabule de conseillers communaux.
" Ils ont dit que Kayishema avait dit que ceux qui voulaient
s'approprier les terres des Tutsis devaient lui adresser une lettre.
Et qu'il ne procédera à la distribution des terres qu'au moment où il
n'y aura plus de Tutsis sur terre. Nous avons été très découragés...
Alors un des Hutus a dit : "Samedi, nous aurons exterminé tous les
Tutsis." Le samedi est arrivé, mais tous les Tutsis n'avaient pas été
exterminés. Comme par chance, nous avons vu arriver des Français,
grâce à Dieu. Nous avons montré aux Français la fumée qui était sur
les collines, là où les Hutus avaient incendié les maisons et les
brousses. Nous leur avons montré les gens qui avaient été attaqués à
la machette. Alors les Français nous ont dit qu'ils allaient avertir
tous les bourgmestres [les maîtres] que personne ne devait plus
attaquer les Tutsis. Effectivement, personne ne nous a attaqués. Ils
nous ont demandé de faire du bruit en tapant sur des bidons pour que
tous les Tutsis qui étaient cachés sortent. Ceux qui avaient été
blessés ont été transportés vers le Zaïre. "
Les soldats français de " Turquoise ", acclamés par les assassins le
long des routes, salués par les Interahamwe qui agitaient des drapeaux
tricolores tandis que leurs machettes dégoulinaient de sang, ont donc
sauvé des Tutsis. " Turquoise " est toutefois arrivée trop tard pour
la communauté tutsie du Rwanda, et a surtout permis aux Hutus de fuir
et de reconstituer des factions armées dans les camps du Zaïre. Le
monde a trop tardé avant d'ouvrir les yeux et de s'émouvoir. Lorsque
les organisations humanitaires et les caméras de télévision se
précipitent vers l'Afrique des Grands Lacs, souvent dans le sillage
des unités françaises, les exilés hutus sont atteints d'une épidémie
de choléra. Trente mille réfugiés meurent pendant l'été.
Paradoxalement, cette nouvelle tragédie humanitaire ne sert guère de
catalyseur pour attirer l'attention sur le Rwanda, où un génocide
vient d'être perpétré. Certains, dont les partisans toujours actifs de
la cause extrémiste hutue, suggèrent même un " génocide " des réfugiés
de Goma... " Cette banalisation du langage n'est pas sans conséquence,
dénonce le sénateur belge Alain Destexhe, ancien secrétaire général de
Médecins sans frontières, dans Rwanda, Essai sur le génocide
(Complexe, Bruxelles, 1994). Qu'advient-il si on décrit les ravages du
choléra en termes d'holocauste ? On met sur le même plan une hécatombe
médicale provoquée par l'afflux massif de réfugiés, lui-même
conséquence du génocide, et un crime de masse prémédité, planifié et
systématiquement mis en oeuvre. On exagère une catastrophe humanitaire
et on minimise un crime. Le choléra ne trie pas ses victimes en
fonction de l'appartenance ethnique. Résultat ? Il n'y a plus ni
responsables ni coupables, mais, au banc des accusés, le malheur
général et la fatalité. " Les rescapés du génocide sont oubliés.
Les responsables du génocide, eux, prennent les rênes des camps de
réfugiés et entraînent les hommes à la guérilla. Ils ne voient aucune
raison de ne pas parvenir à réaliser un jour ce que les combattants du
FPR viennent d'accomplir : un retour au Rwanda par les armes. Ils sont
confortablement nourris par l'aide internationale et entretiennent la
flamme génocidaire dans l'esprit de leurs combattants et de paysans
déracinés.
Sentant le danger du développement d'une rébellion armée à ses
frontières, le Rwanda a, contre toute attente, accepté le retour des
Hutus en 1996. Et l'armée a pénétré au Zaïre pour détruire les camps
de réfugiés et pourchasser les survivants, cent mille à deux cent
mille combattants et civils impitoyablement traqués à travers les
forêts durant l'offensive de Laurent-Désiré Kabila, et éliminés. Seuls
les plus aguerris ont survécu.
" Sans le soutien de la communauté internationale à certains cercles
hutus, nous n'en serions pas arrivés là. En 1994, on a eu l'impression
que le malheur suprême était le choléra, et non pas le génocide. Cette
indulgence a conduit des Hutus, dans les camps du Zaïre et ici au
Rwanda, à refuser de reconnaître le génocide, voire à poursuivre la
lutte armée, commente Jean-Paul Kimonyo, le porte-parole du général
Kagame, l'"homme fort" du Rwanda. Nous savions que les réfugiés
recevaient un entraînement militaire et une instruction politique,
qu'une armée était prête à attaquer le Rwanda. Il était inacceptable
pour nous de les attendre ici, de laisser le pays retomber dans le
chaos et la guerre civile. Nous avons donc pris la décision d'aller
là-bas... " Le conseiller reste discret sur le bilan de cette guerre,
et sur les méthodes employées par l'armée rwandaise.
Le silence autour des massacres de réfugiés au Zaïre, la
non-reconnaissance par Kigali de sa responsabilité dans ces tueries,
contribuent à entretenir l'autre silence, l'autre non-reconnaissance.
Des crimes contre l'humanité ont été commis au Zaïre, et nul tribunal
n'a été créé pour les juger. Le vainqueur de cette guerre, Laurent
Kabila, continue de couvrir ses alliés tutsis et d'entraver le travail
de la commission d'enquête de l'ONU qui mène des investigations sur la
disparition des réfugiés.
Au Rwanda, en dépit de cette opération militaire radicale, le spectre
du chaos et de la guerre civile n'a pas été écarté. Certains des
réfugiés rapatriés et des survivants du Zaïre ont repris les armes. Le
nord-ouest du " Pays des mille collines " connaît la guerre depuis un
an. Les combattants hutus ne constituent pas une véritable rébellion,
mais ils parviennent à entraîner l'armée rwandaise dans un conflit de
plus en plus violent. La population est prise au piège. Des villageois
meurent tous les jours. La guerre continue... Une guerre dans l'ombre
du génocide.