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C’est un historien. Il s’appelle Stéphane Audoin-Rouzeau. Il est président du centre de recherches de l’Historial de la Grande Guerre. Autant dire que c’est un ponte de la Guerre de 1914-1918. Il publie ces jours-ci un petit livre, titré Une initiation (Seuil). Le livre ne traite pas du tout de la guerre de 1914-1918. Il traite du génocide rwandais. Il est écrit à la première personne, ce qui est rare pour un historien. Stéphane Audoin-Rouzeau raconte comment, largement indifférent en 1994 au génocide rwandais et à ses comptes rendus, il s’est laissé happer par la mémoire de l’événement qui, désormais, le hante. Il se met en scène. Il parle de lui. Raconte ses voyages sur le terrain, son effroi, sa mauvaise conscience face aux survivants.
Pourquoi, ici, dans cette chronique, parler de ce livre ? A cause d’un passage très précis. Les multiples accusations contre la France sont recensées dans un rapport rwandais, le rapport Mucyo. Recevant ce rapport, Audoin-Rouzeau, qui se définit lui-même comme un conservateur, guère antimilitariste, et plutôt patriote, commence par ne pas le lire. « Son titre même, son agressivité vis-à-vis de la France, sa simple origine […] me persuadèrent tout d’abord de ne pas y accorder trop d’attention », dit-il. Puis, crayon en main, il plonge dans le rapport. Une semaine de lecture. Il n’en sortira pas indemne. Et en tirera les leçons : couverture grise, titre neutre, énigmatique (Une initiation. Rwanda 1994-2016), on sent que l’auteur a été lui-même dévoré par le souci de « ne pas en faire trop », de ne pas en rajouter dans le pathos. De la première ligne du titre à la dernière ligne du livre, tout transpire la retenue.
Pourquoi en parler ici ? insisteront les curieux. Pour une raison simple. Devant traiter, sans doute pour de longues années, la monstruosité Trump, ce dirigeant qui veut la mort du journalisme traditionnel, nous serons aussi suspects, par rapport à certains lecteurs, en tant que journalistes, que des survivants rwandais par rapport aux lecteurs français. Soupçonnables. Juges et parties (et doublement, puisque français aussi, nation négligée par Trump dans sa première interview à des journaux européens). Un ton trop agressivement anti-Trump dissuadera à la longue le lecteur. A l’inverse, un ton trop neutre, trop factuel, et le lecteur minimisera, on ne lui donnera pas la mesure de l’extraordinaire de la situation. Infernale tenaille, dans laquelle nous sommes, je suis pris.
Dans chacun de nos choix, se subdivisera le dilemme. Exemple tout simple : deux paragraphes plus haut, je viens d’écrire « la monstruosité Trump ». Ça soulage. Ça fait du bien. Sans doute cela en fait-il aussi à certains lecteurs. Mais cela va certainement disqualifier la suite aux yeux d’autres lecteurs. J’aurais pu, pratiquant la retenue, écrire simplement « Trump ».
Les questions professionnelles vont être multiples. Sur le fond, bien entendu. Comment rendre compte de ses actions éventuellement positives ? Des emplois qu’il créera aux Etats-Unis, s’il en crée ? Des répercussions éventuellement positives du rétablissement de bons rapports avec la Russie ?
Mais aussi sur la forme, question posée notamment aux confrères chargés de recueillir sa parole. Faut-il en conserver toute « l’oralité » ? Laisser en suspension les phrases non terminées, les digressions, les répétitions, laisser informe la bouillie verbale ? Rien de plus facile que de dézinguer un interviewé en conservant, dans la transcription, son oralité brute. De l’oral à l’écrit, le passage est toujours une catastrophe. Le journaliste, à cet instant, est tout-puissant. En conservant ou en supprimant de simples « euh », il peut faire passer l’interviewé pour un génie ou un débile. C’est une de nos petites armes secrètes, dont nous ne parlons jamais.
« Comment traduire Trump ? » se demandait le mois dernier une traductrice dans Slate. Cas pratique. Dans une interview, racontant le bon accueil réservé à un de ses discours, Trump dit : « That was so great. » Comment le traduire ? « C’était trop bien » ou « Mon discours a fait l’unanimité » ? Elle a choisi « c’était trop bien ». C’est en effet la seule façon de le regarder en face. Et quel autre choix, que de le regarder en face ?
Daniel Schneidermann