Citation
La France au cœur du génocide des Tutsi
Jacques Morel
Ce livre a été composé par l’auteur avec le logiciel LATEX de Leslie Lamport, dérivé de TEX de Donald
E. Knuth, et l’éditeur GNU Emacs de Richard Stallman (Free Software Foundation, Inc.), sous le système
d’exploitation Linux Debian. Il a été achevé le 25 mars 2010. Dernière révision : v2.32, 16 novembre 2021.
Photo de couverture : TL017924 © Peter Turnley/CORBIS.
Rwandan Soldier Trainees. A group of Rwandan recruits carrying model rifles march down a road.
Date Photographed : 1994.
Location Information : Rwanda.
Traduction de l’auteur : Soldats rwandais à l’entraînement.
Un groupe de recrues rwandaises portant des fusils en bois marchent sur une route.
Photographie prise au Rwanda en 1994.
Commentaire : Le militaire est un Français puisqu’il porte un fusil Famas. Sauf erreur, la scène est
prise à Nyundo, où se trouve une école d’art, sur la route de Gisenyi à Ruhengeri, fin juin 1994. La photo
complète est reproduite et commentée en page 1090.
ESPRIT FRAPPEUR Numéro 156
ISBN 10 2-84405-242-8
EAN 13 978-2-84405-242-1
« Ce ne pouvait être.
Et pourtant c’était. »
Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, p. 93.
« Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate. »
(« Vous qui entrez laissez toute espérance. »)
Dante, L’Enfer, III, 9.
Conventions et remarques préliminaires
Usages et langue rwandais
Dans la langue rwandaise, le kinyarwanda, on dit un muhutu, des bahutu, un mututsi, des batutsi, le
préfixe mu indiquant un singulier, ba, un pluriel. Nous suivons la convention universitaire française où les
mots Tutsi et Hutu ne prennent pas de “s” au pluriel, contrairement à l’usage journalistique. De même,
les adjectifs hutu, tutsi sont invariables.
Le kinyarwanda se rattache au groupe des langues bantu. Nous considérons l’adjectif bantu comme
invariable, quoique l’historien Jean-Pierre Chrétien ne se tienne pas strictement à cette règle. 1
La transcription du kinyarwanda en alphabet latin a été faite par des missionnaires à l’époque de la
colonisation allemande. Les Français doivent donc la prononcer à l’allemande. On prononce le “G” de
Gikongoro comme guigne et non comme dans gymnase. De même on prononce Kibouye alors qu’on écrit
Kibuye.
Le nom patronymique, le nom de famille, n’existe pas au Rwanda. Les personnes portent en fait deux
noms, un prénom chrétien, et un nom rwandais. Le nom rwandais donné à l’enfant n’a aucune relation
avec le nom rwandais de son père ou de sa mère. Les enfants ne prennent pas le nom de leur père. L’épouse
ne porte pas le nom de son mari. Les frères et sœurs ne portent pas le même nom.
Les Européens prennent le nom rwandais pour le nom patronymique, mais pour les Rwandais cela
reste l’exception.
Les noms rwandais peuvent s’orthographier différemment. En particulier, les lettres “l” et “r” sont
équivalentes. Ainsi Habyarimana est équivalent à Habyalimana.
Typographie
Dans les citations, nous conservons en général la graphie d’origine. Le lecteur verra donc écrit « les
Tutsis » dans une citation.
Nous reproduisons les télégrammes diplomatiques en lettres capitales comme dans l’original. Mais,
pour en faciliter la lecture, nous avons ajouté des accents.
En général, ce qui apparaît en gras dans les citations est souligné par nous.
Identification des personnes
Dans l’index des personnes, nous considérons le nom rwandais comme le patronyme, le nom chrétien
comme le prénom.
Un même nom de personne pourra apparaître avec des orthographes différentes dans le texte. Nous
résolvons ces indéterminations dans l’index. Nous y mettons parfois des renvois.
Quand le prénom n’est pas connu, nous essayons d’indiquer un renseignement, par exemple le grade
pour les militaires.
Identification des lieux
La géographie du Rwanda pose des problèmes inextricables de localisation. Dans le Rwanda traditionnel, il n’y a pas de ville, pas de village, pas d’agglomération, a fortiori pas de noms de rues ni de numéro
de maison. L’étranger s’y perd mais les Rwandais s’y retrouvent.
Il existe bien sûr des noms de lieux, mais très souvent un même nom désigne des lieux en différents
endroits du Rwanda. Donc pour donner une localisation précise il faut accoler au nom de lieu le nom de la
commune et celui de la préfecture. Pour perturber encore plus l’étranger, tout le découpage administratif
a été modifié après 1994. Nous utilisons ici les noms et le découpage qui avaient cours en 1994.
Citations
Afin d’éviter au lecteur d’aller chercher les documents, pas toujours faciles d’accès, qui sont la source de
cette étude, il est fait ici un usage abondant de citations. Celles-ci, contrairement à l’usage des historiens,
1
Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs - Deux mille ans d’histoire [58, pp. 8, 39, 41-42, 46].
5
ne sont en général pas présentées au fil du texte, mais avec un renfoncement à droite et une modification
de la police de caractères. Cette manière de procéder rend la lecture moins aisée mais le texte original se
trouve mieux préservé. Les textes anglais sont reproduits et ne sont traduits qu’en note de bas de page.
Nous respectons autant que possible la typographie d’origine.
Acronymes
Au cas où un acronyme ne serait pas défini dans le texte ou en note de bas de page, le lecteur pourra
trouver sa définition dans le glossaire en fin d’ouvrage.
Heure locale
L’heure locale au Rwanda est UTC + 2 ou GMT + 2, 2 donc par rapport à Paris, Kigali est à la même
heure en été et a une heure d’avance en hiver. Par rapport à New York, Kigali a 7 heures d’avance.
L’heure à Paris est CEST (UTC + 2) en été et CET (UTC + 1) en hiver. Le passage à l’heure d’été
se fait le dernier dimanche du mois de mars à 3 h du matin. Le passage à l’heure d’hiver se fait le dernier
dimanche du mois d’octobre à 3 h du matin. À l’exception du Royaume-Uni (UTC + 1), les autres pays
européens partagent la même heure.
2 UTC signifie Temps Universel Coordonné et GMT Greenwich Meridian Time. Le méridien de Greenwich (observatoire
astronomique dans la banlieue de Londres) est l’origine des longitudes. En 1884, la France, abandonnant la référence au
méridien de Paris, adopta le méridien de Greenwich dans l’espoir que le Royaume-Uni adopte le système métrique...
6
Préface
Ce livre est d’un genre peu habituel. D’abord par son ampleur : presque 1 500 pages en un seul volume !
Ensuite par la quantité et la qualité des informations qu’il contient, ainsi que la variété des sources que
l’auteur croise : enquêtes et reportages journalistiques ; investigations réalisées par des institutions parlementaires (Assemblée nationale en France, Sénat en Belgique) et par des organisations internationales
(ONU, ex-OUA) ou de défense des droits de l’homme (Human Rights Watch de Washington, African
Rights de Londres). S’y ajoute une masse d’informations puisées dans des travaux universitaires, dans
des récits de témoins ou de rescapés du génocide. Par-dessus tout, Jacques Morel mobilise une somme
impressionnante de pièces d’archives publiées en annexes dans le rapport de la Mission d’information
parlementaire (MIP) constituée en France en 1998 pour « faire la lumière sur le rôle de la France » et
dont les travaux ont été publiés sous le titre « Enquête sur la tragédie rwandaise ». Il exhibe aussi de
nombreux documents issus de ce qu’il est convenu d’appeler « fonds Mitterrand » dont certains avaient
été déclassifiés à la demande de la MIP présidée en son temps par l’ancien ministre socialiste Paul Quilès.
Première observation : reprenant tout le rapport de la MIP (texte principal et annexes), Jacques Morel
s’attache à démontrer point par point ce qui fait problème dans cette enquête. D’abord, une mauvaise
exploitation de la richesse des documents d’archives renvoyés en annexes et de certains récits de témoins
auditionnés. Les membres de la MIP ne posent pas certaines questions de fond. Est-ce par esquive ou par
méconnaissance du dossier ?
Morel semble suggérer que les parlementaires français ont tenté d’exonérer leur pays de toute implication dans le génocide en la minimisant par des expressions du genre « erreur d’appréciation », « à la
limite de l’engagement direct »... Et surtout, par le jeu de communication auquel s’est livré le président
de la MIP lorsqu’il présenta à la presse les conclusions des travaux de cette dernière. Ne disait-il pas que
« ce sont des Rwandais qui ont tué d’autres Rwandais à la machette » ? Sous-entendu : la France n’y est
pour rien. 3
Manifestement, cette réponse n’a pas satisfait Morel, et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il a consacré un temps qui ne doit pas être négligeable dans l’organisation de ses activités professionnelles. 4 L’autre raison, apparemment, c’est son engagement citoyen (il milite depuis longtemps pour
que la « vérité » soit dite à propos du rôle de la France au Rwanda), et il l’assume très clairement. Ainsi,
on sait au moins à qui on a affaire.
Quand on rentre dans les détails, les intitulés de la plupart des chapitres ou des sous-chapitres de
son livre sont de véritables actes d’accusation. Que l’on en juge par quelques exemples : « La France et
la répétition générale du génocide » (chap. 2) ; « Des dirigeants français adhèrent à l’idéologie raciale »
(chap. 3) ; « L’intention d’un génocide est connue des Français » (chap. 4) ; « Participation des Français
à la préparation du génocide » (chap. 5)...
Il est évident que ce livre suscitera en France beaucoup d’indignations. La polémique à ce sujet n’est
que trop bien connue. D’un côté il y a des « Noires fureurs, 5 blancs menteurs 6 », des « anti-France »
3 C’est toujours sa position, si j’en juge par les propos qu’il a tenus dans un débat que nous avons eu récemment (avec
d’autres) sur « France 24 heures » à l’occasion de la visite du président Sarkozy au Rwanda.
4 Signalons au passage qu’il ne fait pas partie du petit monde de la « rwandologie » que forment les spécialistes patentés.
J’emprunte cette expression au regretté Pierre Alexandre, ancien professeur de langues bantu à l’Institut national des
langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, qui, ironiquement, s’agaçait ainsi de constater à quel point le discours
ethnologique sur le Rwanda aspirait à être pourvoyeur d’exemples ou de modèle sur lequel devait se construire ce qu’il
appelait l’« africanistique » : c’est-à-dire l’africanisme.
5 Des Noirs qui se sont tués à la machette.
6 Ceux qui posent la question de la responsabilité ou de la politique de la France dans le processus qui conduisit au
génocide. Voir à ce sujet les livres de Pierre Péan, mais aussi d’autres, comme ceux de l’historien Bernard Lugan, de Jacques
7
(des citoyens français qui, agissant individuellement ou en associations, posent des questions gênantes,
et qui joueraient ainsi le jeu des « Anglo-saxons »). De l’autre, il y a des défenseurs de l’honneur de la
France et de celui de son armée, certains agissant à visage découvert (Péan, Lugan, Onana), d’autres se
couvrant du masque de l’objectivité universitaire.
Cartes sur table : 1) Si Jacques Morel a pu mobiliser une si grande quantité de documents d’archives
du « fonds Mitterrand », est-ce à dire que des universitaires (surtout les « rwandologues ») ne pouvaient
pas y accéder ? 2) Si oui (Bernard Lugan en utilise quelques-uns), pourquoi diable ne s’en servent-ils pas ?
À moins que d’aucuns n’aient décidé d’en faire un usage sélectif. Ce qui n’est pas sans poser problème
du point de vue de l’historien.
Quoi qu’il en soit, ces archives-là circulent, Morel le démontre, et l’on commence à en analyser le
contenu et la valeur heuristique (voir l’article de Rafaëlle Maison, paru dans la revue Esprit en mai
2010).
La question centrale que me paraît poser le livre de Jacques Morel, – et c’est pourquoi j’ai accepté
de le préfacer –, est la suivante : le livre aborde des problèmes de fond et fonde son analyse sur des faits
révélés ou attestés par plusieurs sources recoupées. Faut-il tout rejeter en bloc, ou discuter ces faits sur
une base d’arguments solides ?
Il fallait bien un « spécialiste » atypique de l’histoire du génocide des Tutsi du Rwanda, qui ne
se prévaut pas de plusieurs « années de terrain », ni de familiarité avec des dirigeants (tels que se les
représentent certains conseillers occultes ou des familiers de bureaux ministériels se prenant, comme
pendant les premières années des indépendances en Afrique, pour des « assistants techniques » 7 ), pour
nous rappeler à l’essentiel du débat. Oui, ou non, la France porte-t-elle des responsabilités dans l’histoire
du génocide commis en 1994 au Rwanda ?
Des hommes au pouvoir aujourd’hui dans l’Hexagone – question de génération peut-être, ou le fait
qu’ils soient moins liés à la mémoire de celui qui était président de la République française à l’époque des
faits – ne tiennent pas le même langage que celui de leurs prédécesseurs : Bernard Kouchner, ministre
des Affaires étrangères, parle de « faute politique » et irrite Alain Juppé, ancien ministre des Affaires
étrangères du président Mitterrand ; lors de son voyage éclair au Rwanda en février 2010, Nicolas Sarkozy,
président de la République française, s’est incliné devant le mémorial du génocide à Gisozi.
Assurément le livre de Jacques Morel vient à point nommé pour que l’on se pose des questions toujours
d’actualité. Pour n’en conclure que sur une : qui a abattu l’avion de l’ancien président Habyarimana, et
qui détient les éléments de preuve ? Le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, dont les conclusions
sont pour l’essentiel fondées sur le récit de témoins qui se sont rétractés et sur la contribution d’experts
universitaires qui ont cautionné intellectuellement ce récit recueilli dans des conditions assez discutables
au regard des normes de leur métier ?
Qu’on lise attentivement le chapitre consacré par Morel à ce sujet. S’il ne fait aucune révélation de
nature à modifier radicalement l’opinion que les uns et les autres peuvent avoir sur l’état de la question,
il confronte au moins toutes les thèses en présence à ce jour, et il ne se contente pas des seuls récits de
témoins prétendument oculaires qui, du jour au lendemain, changent de version.
Assurément le débat sur le rôle de la France, ou de sa part de responsabilité, dans l’histoire du génocide
des Rwandais tutsi en 1994, ne fait que continuer. Jacques Morel y apporte sa contribution (bien sûr avec
sa sensibilité). Charge à d’autres de prouver qu’ils contribuent à la connaissance de l’histoire sans y mêler
des enjeux civiques ou politiques.
José Kagabo, Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris.
Hogard (officier de l’armée française envoyé au Rwanda en 1994 dans l’expédition dénommée « Opération Turquoise »),
ainsi que les prises de position de l’association « France Turquoise ». Pour ne pas alourdir cette préface, je me contenterai
d’indiquer les noms d’auteurs dont les travaux sont référencés dans le livre.
7 Lire par exemple le livre de F. Reyntjens, Les risques du métier, Paris, L’Harmattan, 2009.
8
Avons-nous armé les massacreurs ?
Nous ne pouvons oublier le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, dont « le taux de morts par jour
est au moins cinq fois plus élevé que dans les camps de la mort nazis ». 8 Nous ne pouvons oublier que
nous, Français, « nous avons armé les massacreurs ». 9 Souvenons-nous qu’en mai 1994, revenant du
Rwanda, Jean-Hervé Bradol déclare sur TF 1 : « Les gens qui massacrent aujourd’hui, qui mettent en
œuvre cette politique planifiée et systématique d’extermination sont financés, entraînés et armés par la
France ». 10 Nous les avons protégés et nous avons utilisé, lors de l’opération Turquoise, un mandat de
l’ONU pour couvrir leur fuite. Pourtant, ces faits sont tellement inimaginables que leur évocation laisse
la plupart des Français incrédules.
Cinquante ans après la libération de la France occupée par les nazis, qui avaient entrepris d’exterminer
les Juifs d’Europe, aidés en cela par les autorités françaises de l’époque, la France, riche, libre, républicaine, démocratique, héritière des Lumières, se revendiquant comme la Patrie des Droits de l’homme,
s’attribuant à ce titre un droit d’ingérence humanitaire dans les autres pays, la France avec un président
de gauche, qui a aboli la peine de mort, apporte un soutien inconditionnel, au Rwanda, de 1990 à 1994,
à un régime en pleine dérive raciste, qui organise des massacres dans l’impunité la plus totale et qui
commet, en 1994, un génocide contre une partie de sa population, coûtant la vie à au moins un million
d’êtres humains.
Par l’opération Noroît, un engagement militaire au côté des forces gouvernementales rwandaises en
1990 contre le FPR, un parti d’exilés, victimes des pogroms racistes antérieurs, par les livraisons d’armes,
l’instruction militaire, la participation aux combats, la tolérance à l’égard des massacres, malgré les rapports d’enquêtes faites par des associations de défense des Droits de l’homme et les agences de l’ONU,
mettant en cause directement les autorités rwandaises, la France est directement impliquée dans la préparation du génocide des Tutsi de 1994. Elle était la mieux placée pour voir et savoir. Qu’elle n’ait rien
fait contre est la preuve que la France était de connivence.
Arrive le 6 avril 1994, l’attentat encore non élucidé dont furent victimes les présidents du Rwanda
et du Burundi. L’ambassadeur de France à Kigali ne se formalise pas le 7 avril de l’assassinat par des
militaires rwandais, de madame le Premier ministre à 300 mètres de chez lui, du président de la Cour
constitutionnelle et d’autres personnalités, qui auraient dû normalement exercer le pouvoir. Il cautionne le
gouvernement formé par les putschistes, commanditaires de ces assassinats. Le plan du massacre généralisé
des Tutsi est déclenché. Puis c’est la réplique du FPR, dont le bataillon de Kigali a été bombardé par
la garde présidentielle, l’opération française Amaryllis de sauvetage des Blancs et de l’élite du régime
raciste, le refus d’assistance à personnes en danger et cette fuite devant les massacres perpétrés par ceux
que les Français ont formés et armés. Les troupes françaises envoyées là-bas auraient dû se joindre à la
force de l’ONU et aux troupes belges pour empêcher les massacres.
Le 8 avril, le génocide est évident. La France n’arrête pas l’engrenage du génocide des Tutsi, trop
bien connu par ses répétitions antérieures. 11 Au contraire, elle accorde sa caution aux organisateurs des
massacres jusque dans l’enceinte de l’ONU. Enfin, lorsque ceux-ci sont aux abois devant l’offensive du
FPR, la France obtient du Conseil de sécurité de l’ONU un mandat pour cette opération Turquoise de
Gérard Prunier [175, p. 312]. Quand on se remémore le niveau d’organisation de l’opération d’extermination des Juifs
d’Europe par les nazis, le constat de ce facteur 5 de « rendement » rend suspects ceux qui continuent d’affirmer que le
génocide des Tutsi du Rwanda n’a pas été planifié.
9 André Glucksmann, France Inter, 24 juin 1994 [119, p. 89].
10 Interview de Jean-Hervé Bradol par Patrick Poivre d’Arvor le 16 mai 1994 au journal de TF 1.
11 Elle aurait pu, comme elle l’a fait en Irak en 1990-1991, se retourner contre son allié d’hier qu’elle avait armé.
8
9
« blanchiment humanitaire ». 12
Une fois sur place, parmi les cadavres et les fosses communes, elle se réclame de la neutralité entre
les belligérants, alors que l’un est en train de terminer un génocide et que l’autre porte secours aux
victimes et pourchasse les assassins. Le sauvetage de quelques Tutsi va permettre de masquer la protection
accordée à leurs bourreaux. Mais la défaite militaire de ceux-ci devant le FPR est consommée, malgré
l’appui français. C’est l’exode de la population que les organisateurs des tueries poussent devant eux, les
bourreaux transformés en victimes par la vertu de l’exil et du choléra, spectacle largement diffusé sur
les ondes, celui-là, puis cette mise à l’index du nouveau gouvernement de Kigali, mis en place suite à la
victoire militaire du FPR qui met un terme au génocide, et le silence, le silence malsain, le silence de
connivence, qui dissimule un soutien indéfectible aux criminels, ceux-là qui terrorisent ensuite les réfugiés
dans les camps avec la bénédiction du HCR 13 et font des incursions au Rwanda pour liquider les derniers
témoins de leurs forfaits. D’un bout à l’autre, la politique française au Rwanda est une honte et aurait
dû être condamnée.
Depuis, conséquence directe de la non-arrestation des auteurs et concepteurs du génocide de 1994,
nous avons vu la guerre, les massacres, se propager et perdurer au Zaïre, les tueries ensanglanter le Congo
Brazzaville où la France encore une fois a joué un rôle indigne.
Cet impossible oubli a conduit à une campagne d’opinion demandant une commission d’enquête
parlementaire. En réponse, une Mission d’information parlementaire française a rendu un volumineux
rapport en décembre 1998 où de graves erreurs, des « maladresses » dans la conduite de la politique de
la France sont reconnues et qui apportent des informations non négligeables. Mais la conclusion qui en
a été tirée pour les médias par son président, le socialiste Paul Quilès, « la France n’est pas impliquée
dans ce déchaînement de violences », 14 est démentie par les faits rapportés par le rapport de la Mission
d’information et ses annexes.
L’objectif de contre-feu de la Mission d’information parlementaire a pleinement été atteint. Les médias
ne parlent plus de la responsabilité de la France dans les événements du Rwanda, mais, au contraire,
dénoncent le régime prédateur de Kigali, installé par le FPR victorieux, qui a envahi le Zaïre voisin pour
« s’emparer de ses richesses », alors que l’armée rwandaise ne fait que chasser des camps, établis à sa
frontière par le HCR, les auteurs du génocide, qui continuent jusqu’en 1998 des incursions sanglantes
au Rwanda, et forcer la population de ces camps à rentrer au Rwanda. Certes, cette armée, complétée
d’éléments congolais, est allé jusque Kinshasa renverser Mobutu. Mais qui soutenait ce criminel qui a mis
à sac son si riche pays ?
L’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président du Rwanda, événement déclencheur d’un génocide planifié auparavant, est probablement le fait des extrémistes hutu rwandais qui refusaient le partage
du pouvoir et l’intégration des deux armées, prévus par les accords de paix que le président Habyarimana
venait de s’engager, devant ses pairs, à mettre en place au sommet régional de Dar es-Salaam, le jour
même. Mais la presse française a répandu, depuis 1994, des allégations selon lesquelles cet attentat aurait
été commis par le FPR. Ce n’est que quatre ans après les faits, en 1998, lors de la création de la Mission d’information parlementaire, qu’un juge, le juge Bruguière, a été chargé d’instruire les plaintes des
familles des victimes françaises de l’attentat, l’équipage de l’avion. En novembre 2006, ce juge conclut
que l’attentat est l’œuvre du FPR dirigé par Paul Kagame, actuel président du Rwanda. Dans son ordonnance, le juge se fonde essentiellement sur le témoignage de personnes inculpées pour génocide ou
de transfuges du FPR, dont les principaux se rétractent ou déclarent avoir été manipulés. Il ne fournit
pas de preuves matérielles de ses accusations, comme si les faits ne comptaient pour rien. Pourtant de
nombreuses preuves matérielles de la cause de la chute de l’avion sont détenues par des militaires français
qui se sont rendus sur les lieux dans les minutes qui ont suivi l’attentat. Pourquoi le juge ne s’appuie-t-il
pas sur ces preuves-là ? Mystère au pays de Descartes ! Y a-t-il eu complicité de Français avec les auteurs
de l’attentat ? Même si aucun ressortissant français n’était impliqué, ce qui reste à démontrer, la responsabilité de la France dans le génocide est toujours engagée car l’attentat du 6 avril n’est pas la cause
du génocide, il est le signal qui déclenche un plan, mûri à partir de 1990, d’élimination des Tutsi et des
partisans des accords de paix qui permettaient le retour des exilés depuis les pogroms de 1959.
Les propos du ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, au Rwanda en 2001, 15 n’exprimant
12
13
14
15
Expression d’André Guichaoua [98, p. 532].
HCR : Haut commissariat aux réfugiés (agence de l’ONU).
Rwanda : comment la France s’est trompée, Le Monde, 17 décembre 1998.
Résumant la position de la France par la formule « ni fiasco ni culpabilité », Hubert Védrine reconnaît cependant que
10
aucune excuse, aucun regret, pour le génocide de 1994, contrairement aux représentants de la Belgique
et des États-Unis, démontrent que la classe politique française n’a vraiment pas compris le « Nie wieder
daß », le « plus jamais ça » que l’on lit en Allemagne, à Nuremberg, ancien haut-lieu du nazisme.
Les preuves de l’implication de la France dans le génocide rwandais paraissent étayées par une documentation assez abondante, même si l’information disponible n’est pas complète et si beaucoup de
documents importants sont secrets ou ont été détruits. 16 Ces documents non accessibles démontreraient
sans doute encore mieux cette implication.
Pouvons-nous camoufler, éluder cette responsabilité en affirmant que ce n’est pas nous qui avons tenu
les machettes, déplorer la paralysie de l’ONU, l’indifférence des Américains et des Anglais devant les
massacres, penser tout bas que « dans ces pays-là un génocide, c’est pas trop important » 17 et classer
cette affaire comme un « détail » de l’Histoire ?
Devons-nous accepter, juste avec un léger soupir, que des assassins aient bénéficié et bénéficient encore
de la protection de notre pays ?
Les chapitres qui suivent ont pour objet de rassembler les faits par nous connus qui constituent des
preuves d’une implication de la France dans le génocide. Le lecteur soucieux d’objectivité pourra être
surpris qu’un tel réquisitoire soit prononcé dès cette introduction alors que le dossier n’est pas exposé,
que l’affaire n’a pas été instruite. Une démarche impartiale voudrait qu’un jugement ne soit donné qu’en
conclusion, après un rappel des faits et un examen des arguments accusateurs. Mais l’accusation de
complicité de génocide de la France au Rwanda a déjà été exprimée plusieurs fois, à l’époque des faits
et par la suite. Rappelons les articles de Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro 18 , les livres de Pascal
Krop 19 , de François-Xavier Verschave 20 , de Jean-Paul Gouteux 21 , de Michel Sitbon 22 , de Mehdi Ba 23 et
l’article déjà cité de Jean-Hervé Bradol de Médecins sans frontières. Rappelons ce qu’écrivent le journaliste
anglais Sam Kiley 24 : « J’accuse les dirigeants français de complicité dans le génocide de 1994, d’avoir
armé cyniquement des milliers de maniaques du meurtre en dépit d’un embargo international et d’avoir
couvert des crimes contre l’humanité », Daniel Mermet 25 : « Il faut dire “nous” à cause de la lourde
responsabilité des autorités françaises. L’Élysée a soutenu politiquement et militairement un régime qui
a conçu, programmé et mis en œuvre cette Solution finale tropicale », Thérèse Pujolle, chef de la Mission
de coopération à Kigali de 1981 à 1984 « de l’holocauste rwandais nous resterons inconsolables parce que,
de quelque manière, nous l’avons laissé s’accomplir » 26 et Alain Rollat 27 : « Quand Philippe Lefait a
rappelé en images comment France 2, en 1994, réduisait tout cela à des affrontements tribaux, Yolande
Mukagasana a enfoncé le clou en épinglant le titre du rapport parlementaire consacré à son pays par la
République française : “Enquête sur la tragédie rwandaise”. “Est-ce que la France le fait exprès ?” a-t-elle
demandé. “Est-ce qu’elle ne sait toujours pas qu’il y a eu un génocide au Rwanda ?” De toute façon,
conclut Alain Rollat, “génocidaire” restera, en français, synonyme de complicité honteuse. »
L’objet de cette étude est de démontrer ce qui est pour l’instant une hypothèse, donc rassembler
les preuves d’une complicité de génocide, les soupeser, et répondre à l’objection souvent entendue d’une
la tragédie du Rwanda est « un cas à part », même si, selon lui, on ne peut pas dire que la politique française y ait conduit
au génocide. (PARIS AP), mardi 10 juillet 2001, 14 h 41.
16 Dans la rubrique « Enseignements à tirer » du compte rendu du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin sur
l’opération Amaryllis, on lit : « Prévoir, à la MAM [Mission d’Assistance Militaire], une déchiqueteuse suffisamment
importante. Trop de temps a été perdu pour détruire les documents. » Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu
du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 353]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf#page=5
17 Point de vue de François Mitterrand confié à un de ses proches au cours de l’été 1994. Cf. Patrick de SaintExupéry France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998. http://francegenocidetutsi.org/
GenocideSansImportanceFigaro12janvier1998.pdf
18 Dans France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, Patrick de Saint-Exupéry
écrit : « Les principaux responsables politiques français ont coopéré avec le gouvernement rwandais responsable du génocide
un mois – voire plus – après le début des tueries. »
19 Pascal Krop, « Le génocide franco-africain - Faut-il juger les Mitterrand ? », J.-C. Lattès, 1994.
20 François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, La Découverte, 1994.
21 Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État - La France et le Rwanda, 1990-1997, Éd. sociales, 1998.
22 Michel Sitbon, Un génocide sur la conscience, Esprit frappeur, 1998.
23 Mehdi Ba, Rwanda, un génocide français, Esprit frappeur, 1997.
24 Sam Kiley, A french hand in genocide - On the role played by Paris in Rwanda, The Times, 9th April 1998.
25 Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis - Carnets de route, La Découverte, 1999, p. 109.
26 J.-P. Gouteux [93, p. 223].
27 Alain Rollat, Génocide, du grec « genos », etc., Le Monde, 10 décembre 1999.
11
« insuffisance de preuves » qui permet de laisser l’oubli effacer l’ignominie.
La qualification de « complicité de génocide » est également une hypothèse. Dans ce travail, qui a
commencé en 1998, lors de la Mission d’information parlementaire, nous avons envisagé l’hypothèse que
la France ait été abusée, que les responsables de l’exécutif se soient laissés entraîner par d’autres, nous
avons cru un moment à l’hypothèse de l’aveuglement. La mise au jour de documents nous a montré qu’il
n’en n’était rien et que, à Paris, « on » était parfaitement informé. C’est ce dont nous allons entretenir
le lecteur.
Certains pourront nous opposer que nous n’instruisons qu’à charge. Nous rétorquerons que la littérature à décharge de la France inonde les librairies, les kiosques à journaux, les écrans de télévision. Pour
notre part, nous ne vivons pas notre citoyenneté française à cocoricoter, mais en imposant à nous-mêmes
et à notre pays les exigences qui découlent à notre sens de la devise de notre République. Le principe
d’égalité, le premier article de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ne nous autorise pas
à considérer avec indifférence la mort d’un million d’hommes et à ricaner sentencieusement qu’ils se sont
entre-tués avec des machettes que nous n’avons pas fournies. Certes une franco-colombienne noire de
peau prétend que ce premier article ne concernait que les citoyens et que, les esclaves étant exclus de la
citoyenneté, ce premier article ne les concernait pas. 28 L’homme noir ne serait-il toujours que ce bien
meuble qu’était l’esclave dans la conscience des Français ? Notre but n’est pas ici d’ouvrir un procès mais
de chercher la vérité sur ce qui s’est passé en 1994. Comment se sont faites les tueries ? Quels sont les
dirigeants que la France a soutenu ? Qu’est-ce que l’armée française a fait là-bas ? Qu’est-ce que la France
a été livrer dans ce lointain pays qui aurait pu n’être qu’une image de paradis sur terre, tellement le pays
et les gens sont beaux et les fruits juteux, mais qui est devenu réellement un enfer.
28 Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La férocité blanche : des non-Blancs aux non-Aryens, ces génocides occultés de 1492 à
nos jours, Albin Michel.
12
Date
Événement ou publication
16 mai 1994
Hervé Bradol de MSF dénonce sur TF 1 le soutien de la France aux massacreurs
Octobre 1994
Pascal Krop, Le génocide franco-africain - Faut-il juger les Mitterrand ?, J.-C.
Lattès
Octobre 1994
François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France
au Rwanda, La Découverte
Novembre 1994
Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, Fayard
Janvier 1995
L’Afrique à Biarritz - Mise en examen de la politique française - Biarritz, 9
novembre 1994, Karthala
Novembre 1995
Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Cahiers
africains - L’Harmattan
1995
Gérard Prunier, The Rwanda Crisis, History of a Genocide, Hurst
Novembre 1997
Mehdi Ba, Rwanda, un génocide français, Esprit frappeur
12 janvier 1998
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le
Figaro
3 mars 1998
Appel publié dans Libération : Pour une commission d’enquête parlementaire
sur le rôle de la France entre 1990 et 1994 au Rwanda
3 mars 1998
Création d’une Mission d’information sur les opérations militaires menées au
Rwanda par la France, d’autres pays et l’ONU, entre 1990 et 1994
Mars 1998
Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État - La France et le Rwanda, 19901997, Éd. sociales
15 décembre 1998
Publication du rapport de la Mission d’information parlementaire : « La France
n’est pas impliquée dans ce déchaînement de violences »
Avril 1999
FIDH, HRW, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala
Septembre 1999
Monique Mas, Paris-Kigali 1990-1994, L’Harmattan
2000
Linda Melvern, A people betrayed - The role of the West in Rwanda’s genocide
2002
Vénuste Kayimahe, France-Rwanda : Les coulisses du génocide, Dagorno
2002
Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier
génocide du siècle, Izuba, L’Esprit Frappeur
2003
Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable - La faillite de l’humanité au
Rwanda, Libre Expression
Mars 2004
Commission d’enquête citoyenne (Survie, Aircrige, Obsarm, Cimade)
Avril 2004
Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable - La France au Rwanda
2004
Linda Melvern, Conspiracy To Murder. The Rwandan Genocide
16 février 2005
Dépôt de six plaintes de Rwandais contre l’armée française pour « complicité
de génocide » devant le Tribunal des Armées à Paris
14 avril 2005
Création au Rwanda d’une commission chargée « de dégager le rôle qu’a joué
l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au
Rwanda en 1994 »
5 août 2008
Publication par le Rwanda du rapport sur l’implication de l’État français dans
le génocide perpétré au Rwanda en 1994
Table 1 – Chronologie de la mise en cause du rôle de la France au Rwanda
13
Première partie
Le Tutsi, ennemi de la France
15
Chapitre 1
Situation du Rwanda
Le Rwanda est un très petit pays situé sur la ligne de partage des eaux entre le bassin du Congo et
celui du Nil. C’est un pays montagneux. L’altitude combinée à la proximité avec l’équateur 1 procure une
température agréable, des précipitations abondantes, bref des conditions propices à l’homme.
1.1
Avant la colonisation
Le Rwanda est un pays à forte densité de population avec une organisation sociale très structurée.
Il n’a pas connu, vu son enclavement et sa cohésion interne, la ponction de la traite. La langue parlée
est le kinyarwanda, la religion traditionnelle est monothéiste. La distinction Hutu, Tutsi, Twa existe au
même titre que les clans 2 et d’autres critères de stratification sociale. En première approximation, les
Tutsi sont des éleveurs, les Hutu des cultivateurs. 3
Dans la tradition rwandaise, la vache joue un rôle économique et social extrêmement fort. La vache sert
de monnaie d’échange, la vache est symbole de vie et de fécondité ; à ce titre elle est décrite dans les mêmes
termes que ceux utilisés pour une femme et réciproquement. Il reste des traditions qui témoignent d’un
culte antique de cet animal. 4 La possession de vaches est plus qu’un signe de richesse, c’est une marque
de rang social. Le prêt de vaches serait à l’origine de liens de dépendance sociale, de rapport de supérieur
à inférieur. La consommation de lait et de viande, par rapport à une alimentation à base de végétaux,
influe sur la constitution physique. Qui boit du lait est plus grand. Le Tutsi, en général possesseur de
vaches, sera souvent de haute taille. Ce n’est pas toujours vrai mais c’est un trait particulier aux familles
pourvoyeuses de princes et de rois. Les Twa sont les gens de la forêt. 5
Si l’on entend par ethnie un groupe de gens partageant les mêmes caractères de civilisation, langue,
religion, coutumes, les trois catégories, hutu, tutsi, twa ne constituent pas, au Rwanda, des ethnies
différentes. 6 Certains prétendent que ce sont des races différentes. 7 Bien que la notion de races n’ait pas
Le Rwanda se situe à environ 2˚de latitude sud.
Dans un même clan, on trouve à la fois des Hutu et des Tutsi.
3 Cette présentation de la distinction Hutu-Tutsi est évidemment schématique. Tutsi n’est pas équivalent à éleveur. Selon
Jan Vansina, dans le Rwanda précolonial, les Tutsi étaient une « élite politique » parmi les éleveurs ou bien des « guerriers
combattants », les Hutu étant non combattants. Le mot « hutu » était un terme de dédain et de mépris comparable aux
termes français « rustre » ou « manant » et, comme ceux-ci, surtout utilisé par les gens de l’élite. Cf. Jan Vansina [211,
pp. 52, 172-173].
4 On retrouve ce culte de la vache au Soudan. Dans l’ancienne Égypte, la déesse Hathor a une tête de vache portant le
soleil entre ses cornes et les vaches “ankolé”, aux cornes en forme de lyre, sont souvent représentées.
5 Les Européens, dont les missionnaires, ont vu en eux les pygmées dont parlait Aristote. C’est une erreur, ils n’ont rien
à voir avec les pygmées des autres régions d’Afrique. Cf. D. Franche [87, pp. 11-13].
6 À l’opposé, en Afrique de l’Ouest, où la diversité linguistique est très grande, il serait possible de parler d’ethnie. Mais
en fait ce mot ethnie est très flou et surtout très méprisant. Parle-t-on de l’ethnie alsacienne en France ? De nos jours, le
mot ethnie est la manière politiquement correcte de dire race et l’ethnisme est peu différent du racisme.
7 Pierre Erny, professeur émérite d’ethnologie à Strasbourg, dans Rwanda 1994 aux éditions l’Harmattan, citant, page
39, J.-F. Dupaquier qui voit dans les travaux d’anthropologie physique menés au Rwanda « la mise en œuvre méthodique
d’une idéologie bénéficiant de la caution de l’État », lui répond : « Je n’ai personnellement jamais touché le moindre
instrument d’anthropométrie, mais je ne vois vraiment pas pourquoi on verrait a priori du racisme à étudier les différences
physiques des populations. L’affirmer, c’est pratiquer un terrorisme intellectuel à la mode. Mais il y a mieux. L’auteur
1
2
17
1.2. LA COLONISATION ALLEMANDE
de fondement scientifique, celle-ci a toujours une grande importance idéologique.
Pour Gérard Prunier, au Rwanda, il ne s’agit pas d’ethnies mais de groupes ayant des activités
différentes :
Il [Gérard Prunier] a alors décrit ce qu’étaient les Tutsis et les Hutus. Il a précisé qu’il ne s’agissait
en aucun cas d’ethnies. Une ethnie est en effet une micro-nation qui avait, avant l’arrivée, soit des
musulmans, soit des colonisateurs européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir,
sa propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer qu’il n’y avait ni langue, ni culture, ni religion
spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais qu’ils partageaient au contraire ces trois éléments, il a jugé
qu’il s’agissait de ce que l’on appelait dans l’Europe d’avant 1789, des ordres, et de ce que l’on désigne
en allemand par le mot Stand, c’est-à-dire des groupes structurés à partir de leur activité, et souligné
que si, dans leur cas, ils avaient peut-être des origines raciales différentes dans un passé distant de
cinq, six ou sept siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages. 8
L’histoire des Tutsi envahisseurs venus d’Éthiopie est une légende. Dans ce pays de tradition orale, rien
ne vient l’étayer. Mais comme le vocable Tutsi désignait des éleveurs, ceux-ci étaient plutôt des nomades.
Qu’ils soient venus du nord est très possible. Mais pourquoi spécialement d’Éthiopie ? On devine ici, par
la référence à l’Éthiopie chrétienne, la trace de l’imaginaire missionnaire.
Y avait-il un conflit ancestral entre Hutu et Tutsi ? En dehors des sources de conflit liées à la fonction
économique, à l’opposition entre pasteurs et agriculteurs, ou à la fonction sociale, les uns étant plus
guerriers que les autres, il n’y a pas trace d’antagonisme hutu-tutsi ayant provoqué des massacres comme
on en verra à partir de 1959.
La pénétration de cette région de l’Afrique par les Européens fut tardive. À la recherche des “sources
du Nil”, les premiers voyageurs, à la fin du 19e siècle, furent fascinés par ces royaumes à l’organisation
sociale très structurée et commencèrent à échafauder une représentation de ces sociétés en prise avec
l’obsession raciale de l’époque. Les missionnaires, soucieux de contrer l’expansion des commerçants musulmans faisant du trafic d’esclaves par Zanzibar, étaient à la recherche d’un royaume chrétien sur le
modèle de l’Éthiopie. Or, la religion rwandaise révérant un dieu unique, Imana, les missionnaires s’enthousiasmèrent, les conversions étaient à portée de goupillon. 9 Les Européens inventèrent une histoire de
nègres blancs venus d’Éthiopie, de peuple hamitique. 10 Le premier explorateur allemand, le comte Von
Götzen, parle en 1895 à propos des grands Tutsi de « grandes invasions venues d’Abyssinie ».
1.2
La colonisation allemande
Le Ruanda-Urundi s’est retrouvé dans une zone attribuée à l’Allemagne après la Conférence de Berlin
de 1885. L’existence du lac Kivu n’était même pas connue des Européens à cette époque. La délimitation
de la frontière entre l’État indépendant du Congo du roi Léopold et le Sud-Est africain allemand ne se
fera que plus tard. Les Allemands s’appuient sur les missionnaires, les Pères blancs en particulier, pour
prendre le contrôle du pays. Ils aident le roi tutsi à asseoir son pouvoir sur les rois hutu. En 1916, deux
colonnes belges, venues du Congo, attaquent les Allemands et prennent Kigali le 8 mai 1916. 11
[J.-F. Dupaquier] cite les chiffres des tailles moyennes des trois groupes qui dans les années 50 étaient respectivement de
176 cm [les Tutsi], de 167 cm [les Hutu] et de 152 cm [les Twa]. Il n’est pas besoin d’être grand expert en statistiques
pour s’apercevoir qu’il s’agit là d’écarts extraordinairement significatifs ! Mais pour l’auteur, relever une différence de neuf
centimètres (de moyenne, sur de grands échantillons) relève du fantasme morbide. » Pierre Erny ne nous dit pas comment
les experts anthropomètres ont identifié les trois groupes. Si on suivait cet éminent professeur, il y aurait en France trois
races distinctes, les grands, les moyens et les petits, les grands étant des aristocrates dominateurs, etc.
8 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 184.]. http://francegenocidetutsi.
org/PrunierAudition30juin1998.pdf#page=4
9 Le chanoine de Lacger écrit : « Tout d’abord elle [la religion au Rwanda] possède Dieu, le Dieu unique et solitaire,
souverain maître des destinées humaines, dont il est le principe, un Dieu bon et aimable, auquel il ne manque guère que
d’être ferme et craint pour être le vrai Dieu. » [122, pp. 336-337]. http://francegenocidetutsi.org/DeLacgerRuanda.pdf#
page=332
10 Les Tutsi venaient des Indes, ou même, comme le père dominicain Étienne Brosse le suggéra, du Jardin d’Éden.
Quelques années plus tard, un administrateur belge, le comte Renaud de Briey, avança froidement que les Tutsi étaient
peut-être bien les derniers survivants du continent perdu de l’Atlantide. Cf. Gérard Prunier [175, p. 18].
11 Le 8 mai 1916, le colonel belge Molitor entre à Kigali, chef-lieu du Rouanda, région limitrophe de la partie Nord du
Congo belge, L’album de la guerre 1914-1919, L’Illustration, Tome second, p. 851 ; Jean-Pierre Chrétien [58, p. 226].
18
1. SITUATION DU RWANDA
Figure 1.1 – Carte du Rwanda
19
1.3. LA COLONISATION BELGE
1853-1895
Kigeri IV, Rwabugiri
1853, selon A. Kagame, 1860, selon Vansina
1895-1896
Mibambwe IV, Rutarindwa
Assassiné
1897-1931
Yuhi V, Musinga
Démis par les Belges à l’instigation de l’Église
1931-1959
Mutara III, Rudahigwa
Meurt subitement après une visite auprès d’un médecin belge
1959-1961
Kigeri V, Ndahindurwa
Démis lors du coup d’État de Gitarama
Table 1.1 – Les rois du Rwanda
Suite à la mort du Mwami Rwabugiri, Rutarindwa, orphelin de mère, lui succéda. Le titre de reine
mère, échut à Kanjogera, mère de Musinga. Elle et ses deux frères, Kabare et Ruhinankiko, n’eurent de
cesse d’éliminer les conseillers du nouveau Mwami puis celui-ci afin de le remplacer par le jeune Musinga.
Kanjogera assurait la tutelle du jeune roi Musinga au moment de l’arrivée des Européens. 12
1.3
La colonisation belge
1907-1914
Richard Kandt
Allemand
1916-1919
Justin Malfeyt
Commissaire royal belge
1919-1929
Alfred Marzorati
Commissaire royal belge
1929-1930
Henri Postiaux
Vice-gouverneur belge
1930-1932
Charles Voisin
Vice-gouverneur belge
1932-1946
Eugène Jungers
Vice-gouverneur belge
1946-1949
Maurice Simon
Vice-gouverneur belge
1949-1952
Léon Pétillon
Vice-gouverneur belge
1952-1955
Alfred Claeys-Bouüaert
Vice-gouverneur belge
1955-1962
Jean-Paul Harroy
Vice-gouverneur belge
Table 1.2 – Gouverneurs du Ruanda-Urundi
En 1918 le Ruanda-Urundi est administré par la Belgique, ce que confirmera la Société des Nations
(SDN) en 1924 en donnant à la Belgique un mandat sur le Ruanda-Urundi. La capitale est Usumbura
(l’actuelle Bujumbura). Administrativement le Ruanda-Urundi est rattaché au Congo et dirigé par un vicegouverneur. Bien que celui-ci se soit allié aux Allemands, les Belges s’appuient sur le roi tutsi, le Mwami,
et ses dignitaires pour administrer le pays. Ils confient aux chefs tutsi le soin de lever l’impôt. Ceux-ci
deviennent le symbole de l’oppression coloniale. À l’instar des premiers explorateurs, les colonisateurs
belges et les missionnaires, sur lesquels ils s’appuient, érigent les Tutsi en une race supérieure. Suivant
la méthode du cardinal Lavigerie, Mgr Classe, un Père blanc français, fixe comme objectif la conversion
des chefs tutsi. 13 En 1925, le ministère belge des Colonies, dans un Rapport sur l’administration belge au
Ruanda-Urundi, nous livre ces morceaux d’anthologie raciale :
De Lacger [122, pp. 356-367]. http://francegenocidetutsi.org/DeLacgerRuanda.pdf#page=352
Mgr Classe soutient la « caste » tutsi par anticommunisme. Il écrit en 1930 : « Le plus grand tort que le gouvernement
pourrait se faire à lui-même et au pays serait de supprimer la caste mututsi. Une révolution de ce genre conduira le pays tout
droit à l’anarchie et au communisme haineusement antieuropéen. » Cf. B. Lugan « Histoire du Rwanda. De la Préhistoire
à nos jours », 1997, cité dans Léonidas Rusatira [183, p. 313].
12
13
20
1. SITUATION DU RWANDA
[Les Twas sont] une race en voie de disparition... Le Mutwa réunit assez bien au physique l’aspect
général du singe dont il hante les forêts ;
[Les Hutus sont] petits, trapus, ont la figure joviale, le nez largement épaté, les lèvres énormes.
Ils sont expansifs, bruyants, rieurs et simples ;
[Le Tutsi] de bonne race n’a, à part la couleur, rien de nègre. Sa taille est très haute. Ses traits,
dans la jeunesse, sont d’une grande pureté : front droit, nez aquilin, lèvres fines s’ouvrant sur des dents
éblouissantes. D’intelligence vive, souvent d’une délicatesse de sentiment qui surprend chez des primitifs, possédant un extraordinaire empire sur lui-même, sachant sans effort se montrer bienveillant... 14
Le colonel Logiest, décrivant les « trois races » en octobre 1959, reconnaît que ce sont les Européens
qui ont importé cette notion de race supérieure :
Les Hutu, de race bantoue, représentaient 85 pour cent de la population. Ils cultivaient les « mille
collines » et étaient étroitement inféodés dans le système politique et social dominé par les seigneurs
tutsi. Bon nombre d’Européens, et non des moindres, estimaient que leurs caractéristiques raciales
les destinaient tout naturellement à des tâches serviles, au service de la race supérieure des Tutsi. Le
fait historique de leur asservissement semblait bien le prouver. 15
En 1931, les Belges, ne sachant sans doute pas très bien, contrairement à ce qui vient d’être affirmé,
distinguer qui est hutu et qui est tutsi, introduisent un livret d’identité mentionnant l’ethnie. Leur intention initiale n’était pas de faire cette distinction mais de faire payer un impôt en fonction de la richesse.
À leurs yeux, la catégorie tutsi signifiait la possession d’au moins dix vaches. Selon Jean-François Dupaquier, le nombre de vaches possédées, mais surtout l’aspect physique, ont servi aux Belges à discriminer
entre Hutu et Tutsi :
Sur ce problème de la différentiation entre Hutu et Tutsi, lorsque les Belges ont instauré les cartes
d’identité ethnique, il n’y a malheureusement pas beaucoup de détails sur cette opération et on ne sait
pas vraiment qui l’a fait et comment ça s’est passé. Ce qu’on sait, par contre, c’est que, en 1931, au
moment de créer les cartes d’identité ethnique, il y a une volonté évidente de promouvoir un groupe
conçu racialement comme Tutsi, comme supplétif de la colonisation et c’est en même temps qu’on
établit les cartes d’identité ethnique, qu’on se débarrasse des derniers cadres hutu de la colonisation
et notamment des derniers petits chefs hutu qui jouaient un rôle de relais entre la population et le
colonisateur belge. Mais, en même temps lorsqu’on établit ces cartes d’identité ethnique, on les établit
avec des critères qui ne sont peut-être pas partout les mêmes mais qui semblent avoir été le nombre
de vaches possédées par les Tutsi et la taille, c’est-à-dire que, quand on voit quelqu’un se présenter
comme tutsi et de petite taille, de morphologie supposée hutu, on ne l’accepte pas comme tutsi, donc
il va être rétrogradé d’office (rires). Alors, une fois qu’on a décidé que les Tutsi c’étaient les grands
et que les Hutu c’étaient les petits, on a établi une différence, on a mesuré la taille. Alors, c’est facile
après de voir qu’il y a 7 cm, je crois que c’était 7,2 cm de différence entre ceux qu’on avait définis
comme les grands et ceux qu’on avait définis comme les petits (rires).
Alors, on peut aussi créer des races comme ça. Si on fait la même chose ici en France, si on prend
les grands et si on fait la sélection ensuite parmi les enfants, etc. En trois générations on aura une
race des grands et une race des petits. Et je rappelle que 1931, c’est deux ans avant l’arrivée d’Hitler
au pouvoir. Il faut voir aussi toutes les connotations idéologiques de l’époque, alors c’est facile de
dire aujourd’hui qu’il y a des différences entre Hutu et Tutsi, dont on a manipulé ainsi l’identité, non
seulement, l’identité idéologique, mais l’identité physique. 16
Ainsi les Belges ont figé un critère de distinction sociale qui était fluide, car on devenait tutsi et un Tutsi
pouvait redevenir hutu. 17 Les termes qui, en kinyarwanda, désignaient des entités socio-professionnelles
vivant en harmonie, devinrent ainsi des catégories raciales hétérogènes.
Le malheur des Tutsi, certains du moins, est d’avoir cru à ces théories et de s’être pris pour des Européens à la peau noire. Il semble certain que le problème racial hutu-tutsi soit une invention européenne.
14 Rémy Ourdan, Au pays des âmes mortes, Le Monde, 31 mars 1998. http://francegenocidetutsi.org/
AuPaysAmesMortesLM31031998.pdf#page=5
15 G. Logiest [130, p. 22]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=15
16 Intervention orale de Jean-François Dupaquier. Cf. Marcel Kabanda, La question de l’ethnisme au Rwanda, Strasbourg,
10 avril 1999. http://francegenocidetutsi.org/MarcelKabanda10avril1999.pdf
17 Voir l’histoire contée par Albert Hilbold : un homme, tutsi, était un des quatre porteurs de la reine mère. Un jour,
traversant une rivière, il trébucha et la reine mère chuta, ce qui le fit rire. En colère, elle lui prit ses vaches et il redevint
hutu. Plus tard, son fils fut pris en affection par la nouvelle reine mère, elle lui donna des vaches et il devint tutsi ! Ainsi
dans une même famille, certains pouvaient être tutsi et d’autres hutu. Cf. A. Hilbold [103, p. 89].
21
1.4. LE RÔLE DES MISSIONNAIRES CATHOLIQUES
Ils en ont inventé les concepts, imposé l’histoire et enclenché l’affrontement. En 1931, Pierre Ryckmans,
futur gouverneur du Congo belge, voyait plus une opposition entre Rwandais et Burundais qu’entre les
deux « races » Hutu et Tutsi :
Les Barundi et les Banyaruanda sont les deux peuples les plus nombreux de l’Afrique noire.
Apparentés entre eux, quoique séparés par des haines de sang et des querelles dynastiques, ils parlent
des dialectes d’une même langue ; il y a là phénomène unique en Afrique tropicale qui se comprennent
sans avoir besoin d’autre truchement que leur langue nationale. La forte cohésion de ces masses
leur a permis de résister victorieusement aux invasions qui ont bouleversé le centre africain peu
avant la conquête européenne. Leur race est la seule qui n’ait pas fourni de victimes aux entreprises
esclavagistes ; [...]
L’administration belge s’est trouvée, dans le territoire à mandat, en face de deux peuples, et pas
seulement de quelques millions de nègres sans lien entre eux. Deux peuples ayant leur originalité
propre, conscients de leur unité nationale, se distinguant des peuples voisins. « Banyaruanda », « Barundi » sont l’appelation commune, s’appliquant à des individus de race très différente, les Batutsi
et les Bahutu, qui coexistent en bonne harmonie dans chacun des deux royaumes : une minorité
de Batutsi, de race hamite, constituant la classe dirigeante ; la masse des Bahutu, de race Bantoue,
infiniment moins douée et acceptant cette direction [...] 18
Le principal auteur de l’incendie de 1959, le colonel Logiest, tout en répétant que les Tutsi ont assujetti
la population hutu, installée avant eux dans le pays, et en ont fait des esclaves, reconnaît que c’est la
Tutelle belge qui a créé les conditions du conflit racial :
En choissant de favoriser une race minoritaire qu’elle intégrait dans l’appareil du pouvoir, la
Tutelle, malgré ses bonnes intentions, contribua à créer les conditions d’un conflit racial qu’elle fut
incapable de prévenir. 19
1.4
Le rôle des missionnaires catholiques
Le rôle des missionnaires est prépondérant au Rwanda et, parmi ceux-ci, ce sont les Pères blancs qui
jouent le rôle le plus important. C’est un ordre religieux fondé par Monseigneur Lavigerie, évêque d’Alger
à qui le pape Léon XIII confie la responsabilité des missions en Afrique centrale. Lavigerie écrivait en
1869 :
J’ai en face de moi un continent de deux cents millions d’êtres humains dont je me demande,
chaque jour, si nous devons en faire des hommes, des chrétiens, ou si nous les laisserons pour des
siècles à l’état de bêtes sauvages. 20
Les Allemands, premiers colonisateurs, sont peu présents au Rwanda et s’en remettent aux missionnaires qui arrivent quasiment en même temps qu’eux. L’arrivée des missionnaires catholiques au Rwanda
se fait par le Burundi et suite à un échec en Ouganda. Ils se dépêchent de s’établir au Rwanda avant les
protestants. Les missionnaires créent, de par leur action d’évangélisation, un nouveau clivage social entre
les païens et les catéchumènes. En pourchassant le paganisme, c’est toute la culture traditionnelle qu’ils
se proposent de détruire. Plus exactement, ils vont l’interpréter en la mettant par écrit. Ce sont eux qui
ont conçu l’écriture du kinyarwanda. Cela permet de mesurer l’importance de l’emprise qu’ils ont sur des
générations de l’élite rwandaise, en plus de les avoir formées jusqu’à il y a peu d’années.
Les premiers évêques du Rwanda sont français, Mgr Hirth, 21 Mgr Classe et Mgr Deprimoz. Mgr Classe
poursuit le rêve de « royaume chrétien » de Mgr Lavigerie. 22 En 1930, il fait un vigoureux plaidoyer en
18 Pierre Ryckmans, Dominer pour servir, Librairie Ambert Dewit, Bruxelles, 1931, pp. 153-168. Cf. J. Delforge [75,
pp. 175-176].
19 G. Logiest [130, p. 89]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=48
20 Lettre de Lavigerie à Maret, doyen de la faculté de théologie de Paris, octobre 1869. Cf. Jean-Pierre Chrétien [58,
p. 179].
21 Jean-Joseph Hirth est né à Spechbach-le-Bas en Alsace en 1854. Après 1870, son père ayant opté pour la France,
il poursuivit ses études à Luxeuil et au Grand Séminaire de Nancy. En 1875, il entra dans la Société des Missionnaires
d’Afrique ou Pères blancs et passa son noviciat à Maison-Carrée près d’Alger. Il arrive en Ouganda en 1887, il devient
évêque du Nyanza méridional et se présente à la cour royale de Nyanza au Rwanda, alors colonie allemande, en février 1900.
Mgr Hirth était donc français mais parlait l’allemand avec l’accent alsacien. Cf. Dictionnaire de biographie alsacienne ;
I. Linden [127, pp. 52-56].
22 Jean-Pierre Chrétien [58, p. 238].
22
1. SITUATION DU RWANDA
faveur d’un monopole tutsi sur les fonctions dirigeantes face aux « hésitations » et aux « atermoiements »
de l’administration belge :
Le plus grand tort que le gouvernement pourrait se causer à lui-même et infliger au pays serait
de supprimer la caste mututsie. Une telle révolution conduirait le pays tout droit à l’anarchie et à un
communisme vicieusement anti-européen. Loin d’être un vecteur de progrès, ceci annihilerait toute
action du gouvernement dès lors que ce dernier serait privé d’auxiliaires capables de compréhension
et d’obéissance de par leur naissance. [...] Nous ne saurions avoir de chefs meilleurs, plus intelligents,
plus actifs, plus capables de comprendre l’idée du progrès et plus susceptibles d’être acceptés par la
population que les Batutsis. 23
Les chefs et sous-chefs hutu furent démis de leurs fonctions et remplacés par des Tutsi. En 1931, le
Mwami Musinga s’obstinant à rester imperméable à la « vraie » religion, Mgr Classe le fait déposer par les
Belges qui le remplacent, sur sa suggestion, par son fils Rudahigwa, plus malléable. 24 Un mouvement de
conversion s’ensuit, si miraculeux que les missionnaires diront qu’au Rwanda, « le Saint Esprit souffle en
tornade. » 25 Le mwami Rudahigwa sera baptisé en 1943. En 1946, il consacre le Rwanda au Christ-Roi.
L’Église avait trouvé son Constantin. 26
L’Église a le monopole de l’enseignement où ne sont formés que des cadres subalternes. Elle y dispense
des théories racistes délirantes, comme ce texte extrait du Bulletin des anciens élèves d’Astrida (Butare
actuel) de 1948 :
De race caucasienne aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont
à l’origine rien de commun avec les nègres. La prépondérance du type caucasique est restée nettement
marquée chez les Batutsi... leur taille élevée – rarement inférieure à 1,80 m – ... la finesse de leurs
traits imprégnés d’une expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné
les explorateurs : nègres aristocratiques. 27
Ces théories constituent ce que nous appelons le « mythe hamitique ». Dans les années 1950, à l’époque
de la guerre froide et des mouvements d’indépendance dans les pays colonisés, l’élite dirigeante tutsi
témoigne de velléités d’indépendance, regarde vers Moscou et Pékin et parle de remettre en cause le
monopole de l’Église catholique sur l’enseignement. Celle-ci, obsédée par la peur du communisme, ne va
pas se laisser prendre son royaume chrétien. 28 Sur le plan politique, les réseaux de l’Action catholique et
de l’Internationale démocrate chrétienne (IDC) vont être activés pour lutter contre ces Tutsi taxés tout
à la fois d’aristocrates et de communistes.
En 1959, l’évêque André Perraudin, un Père blanc suisse, effectue un changement radical de la politique
missionnaire en se dévouant à la « cause hutu » sans pour autant renoncer à la vision raciale de la
société rwandaise. Dans son mandement de carême Super omnia Caritas du 11 février 1959, il déclare au
paragraphe « Applications à la situation du Pays » :
Constatons d’abord qu’il y a réellement au Ruanda plusieurs races assez nettement caractérisées
[...] Du point de vue chrétien les différences raciales doivent cependant se fondre dans l’unité plus
haute de la Communion des Saints. [...] Dans notre Ruanda, les différences et les inégalités sociales
sont pour une grande part liées aux différences de races, en ce sens que les richesses d’une part et le
pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les
mains des gens d’une même race. 29
Cette insistance à distinguer des différences de races et à y voir l’origine des inégalités sociales fait
problème. En ce sens, Mgr Perraudin est continuateur de son prédécesseur, Mgr Classe. Mais sa mise en
23 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.5.2, p. 107]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=107
24 I. Linden [127, pp. 234-237].
25 J.-P. Chrétien [58, pp. 10, 235].
26 Mais certains avancent que l’Église en poussant le Mwami à consacrer son pays au Christ-Roi, voulait lui faire reconnaître
que le Roi c’était le Christ et donc pas lui.
27 Jean-Pierre Chrétien, Audition par la Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 62].
28 Mgr Perraudin définit dans une lettre de 1959 les ennemis de l’Église comme des communistes. « Le communisme
est actif ; Satan existe » écrit-il. Cf. S. Sebasoni [192, p. 213]. Dans sa lettre du 24 septembre 1959 contre l’UNAR à qui
il reproche de vouloir endoctriner la jeunesse et d’enlever l’école à l’influence des missions, il taxe ce parti de « nationalsocialisme » et dénonce son influence communisante. Cf. Vénuste Linguyeneza [128, p. 141].
29 Lettre pastorale de Mgr Perraudin, Vicaire apostolique de Kabgayi, pour le carême de 1959, Super omnia Caritas. Cf.
Vérité, Justice, Charité [128, pp. 69-70]. http://francegenocidetutsi.org/Perraudin11fevrier1959.pdf
23
1.5. LA « PERTE DU CONGO »
cause de la « race » tutsi qui monopolise les richesses et le pouvoir politique est un retournement radical.
De plus, ce ne sont pas de simples propos de sacristie. La lettre doit être lue et commentée en chaire dans
toutes les églises. 30
Mgr Perraudin est à l’origine du parti Parmehutu avec Grégoire Kayibanda, qu’il a nommé rédacteur du seul journal rwandais, Kinyamateka, le journal de l’Église catholique. Les exactions du mois de
novembre 1959 vont d’ailleurs éclater près de Gitarama, la région de Kabgayi où siège Perraudin. 31 Il
semble bien que l’idéologie hutu – qui débouchera sur le génocide des Tutsi de 1994 – se forme là, dans
le giron de l’Église, à Kabgayi. Elle vise à s’opposer au processus de décolonisation dont la Belgique et
l’Église missionnaire risquent d’être victimes. Elle désigne les Tutsi comme des envahisseurs, des colonisateurs, des exploiteurs et, pire, des « féodaux communistes », 32 car l’élite dirigeante tutsi remet en cause
le pouvoir de l’Église sur l’enseignement et la domination coloniale belge. Les Tutsi vont être les victimes
émissaires sacrifiées, au sens de René Girard, pour célébrer la nouvelle alliance entre les Européens, Belges
ou missionnaires, et les Hutu. Là encore, dans l’invention idéologique, il y a antériorité des missionnaires
sur les administrateurs coloniaux et les militaires belges. Mais ce renversement d’alliance imaginé par les
missionnaires n’a été possible que grâce à l’intervention de la force armée ainsi que le souligne Ian Linden :
« Si le catholicisme social des missionnaires de l’après-guerre et les laïcs hutu triomphèrent, si les thèses
égalitaires du catholicisme élémentaire l’emportèrent sur la puissance des symboles de la royauté et sur
sa hiérarchie, ce fut, en fin de compte, grâce aux parachutistes belges ; [...] » 33
1899-1922
Jean-Joseph Hirth
1922-1945
Léon Classe
1945-1955
Laurent Deprimoz
1955-1989
André Perraudin
1989-1994
Thaddée Nsengiyumva
Table 1.3 – Évêques, vicaires apostoliques du Rwanda
1.5
La « perte du Congo »
L’histoire du Rwanda est liée avec celle du Congo. Cette propriété du roi Léopold II, devenue colonie
belge, est un des pays les plus riches en matières premières (diamants du Kasaï, cuivre et uranium du
Katanga, cobalt,...). Ce pays serait un « scandale géologique ». Le 5 octobre 1958, Patrice Lumumba crée
le Mouvement National Congolais (MNC). Les soulèvements de janvier et d’octobre 1959 à Léopoldville
rendent inéluctables des négociations en vue de l’indépendance. Les élections du 31 mai 1960 sont remportées par le MNC de Patrice Lumumba qui devient Premier ministre le 23 juin, tandis que Joseph Kasa
Vubu devient président du Congo. Dans l’armée, l’ancienne Force publique, les soldats se mutinent contre
leurs officiers belges. Le 11 juillet 1960, Moïse Tshombe, soutenu par les troupes belges et poussé par
l’Union minière, proclame la sécession du Katanga, l’État du cuivre. Le Sud-Kasaï fait aussi sécession.
Lumumba et Kasa Vubu font appel à l’ONU qui envoie des Casques-bleus. Un coup d’État de Kasa Vubu
et du colonel Mobutu, soutenus par les Américains et les Belges, le 14 septembre, écarte Lumumba qui est
livré à Tshombe et assassiné avec Mpolo et Okito par des Belges le 17 janvier 1961. 34 Après l’assassinat de
30 J.-P. Harroy reconnaît que « la prise de position de l’Église catholique était donc aussi nette que la nôtre. » et il
précise : « Un indice de la réalité de ce virage [de l’Église] se retrouve dans la protection que Kabgayi assura à Grégoire
Kayibanda quand celui-ci mit à profit sa fonction de rédacteur en chef de Kinyamateka pour distiller goutte à goutte dans
la mentalité des masses rwandaises les ferments de la révolution. » Cf. J.-P. Harroy [102, p. 251].
31 G. Logiest [130, pp. 40, 107]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=57
32 J.-P. Chrétien [58, p. 275].
33 I. Linden [127, p. 360].
34 L’exécution est organisée par le commissaire de police Verscheure en présence de ministres katangais dont Tshombe.
Le peloton d’exécution est commandé par le capitaine Gat. Cf. Ludo de Witte, L’assassinat de Lumumba, Karthala, 2000,
p. 269.
24
1. SITUATION DU RWANDA
Lumumba, la Belgique est sommée de retirer ses officiers du Katanga par le Conseil de sécurité de l’ONU,
le 21 février 1961. Tshombe fait alors appel au colonel français Roger Trinquier, l’inventeur du Dispositif
de protection urbaine (DPU) durant la bataille d’Alger, pour former des « gendarmes katangais ». C’est
le début des mercenaires, des « Affreux », dont le Français Bob Denard. Il faudra attendre janvier 1963
pour que la sécession du Katanga soit vaincue par les forces de l’ONU soutenues matériellement par les
États-Unis qui, Lumumba étant mort, découvrent, avec Kennedy, qu’ils n’ont plus de raison de soutenir
cette sécession.
Les mercenaires sont utilisés pour écraser la rébellion mulleliste, 35 soutenue par les Cubains et l’URSS,
qui tient l’Est du Congo. Le 25 novembre 1965, à l’issue d’un nouveau putsch, Joseph-Désiré Mobutu
prend le pouvoir. N’ayant plus besoin des « affreux », Mobutu et les Américains chercheront à s’en
débarrasser. Les mercenaires, dirigés par Jean Schramme, se rebellent contre leurs commanditaires et se
constituent, le 10 août 1967, en « État des volontaires étrangers » à Bukavu. Ils sont défaits le 5 novembre
1967 mais, soutenus par la France et la Belgique, ils s’enfuient au Rwanda.
1.6
Novembre 1959 : « Une révolution assistée »
Les événements de 1959 au Rwanda doivent être considérés dans le cadre du mouvement de décolonisation et de la guerre froide. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie et, au Congo belge, le mouvement
nationaliste est tel que les dirigeants belges vont être acculés à accorder l’indépendance, mais une indépendance qu’ils souhaitent uniquement de façade, leur permettant de continuer à tirer les ficelles.
Le Rwanda n’échappe pas à ce courant de décolonisation. Les événements qui s’y déroulent sont
simultanés avec ceux du Congo et ne doivent donc pas être analysés isolément. Mais le Rwanda est au
regard du Congo un petit pays très structuré autour d’une hiérarchie traditionnelle qui a été préservée
et même renforcée par les colonisateurs. C’est un État doté en fait de deux tutelles, celle de l’Église
catholique et celle de la Belgique.
La perspective de l’indépendance met autant l’Église que les intérêts coloniaux aux abois. La séparation entre l’Église et l’État, la liberté de culte, la perte du contrôle sur l’enseignement, font brandir par
les évêques le spectre du matérialisme athée. 36
Directeur du journal catholique Kinyamateka, 37 Grégoire Kayibanda et d’autres publient en 1956
le « Manifeste des Bahutu ». 38 Les Pères blancs belges Eugène Ernotte 39 et Arthur Dejemeppe 40 ont
dirigé la rédaction de ce manifeste sous la supervision de Mgr Perraudin. 41 Selon le frère Damascène
Laurent-Désiré Kabila a fait partie de cette guérilla de Mulele, partisan de feu Lumumba.
Voir la croisade de l’abbé Fulbert Youlou, président du Congo-Brazzaville, contre Patrice Lumumba pour « sauver
l’Occident » et l’appel de Mgr Malula aux élites congolaises. Cf. L. de Witte [222, pp. 59-61].
37 G. Logiest [130, p. 98].
38 Le Manifeste des Bahutu, Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda, 24 mars 1957, est publié
dans Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 100-107].
39 Le chanoine Ernotte était recteur du collège Christ-Roi à Nyanza. Cf. Ian Linden [127, pp. 290, 317, 326].
40 Arthur Dejemeppe avait invité Kayibanda en Belgique dans sa famille en 1950 et le prit comme secrétaire en 1953.
Perraudin fut préféré à Dejemeppe pour succéder à Mgr Deprimoz. Cf. Ian Linden [127, pp. 299, 305, 314] ; S. Sebasoni,
Les origines du Rwanda [192, p. 216].
41 Jean-Paul Gouteux [95, p. 231]. Gouteux écrit que Ernotte et Dejemeppe ont rédigé le manifeste sous la supervision de
Mgr Perraudin. Il se réfère probablement à la version originale en anglais du livre de Ian Linden Church and Revolution in
Rwanda, Manchester University Press, 1977. Effectivement, nous y lisons page 249 : « On 24 March 1957 Kayibanda, head
of TRAFIPRO, Calliope Mulindahabi, Bishop Perraudin’s secretary, and Aloys Munyangaju, a clerk in a Belgian company,
in consultation with other Hutu leaders and under the guidance of Ernotte and Dejemeppe, published the Bahutu manifesto
from Kabgayi. » http://francegenocidetutsi.org/ErnotteLindenEnglishP249.pdf Ce que nous traduisons en français
par : « Le 24 mars 1957, Kayibanda, dirigeant de TRAFIPRO, Calliope Mulindahabi, secrétaire de l’évêque Perraudin et
Aloys Munyangaju, employé d’une société belge, de concert avec d’autres dirigeants hutu et sous la direction d’Ernotte et
de Dejemeppe, ont publié le manifeste des Bahutu à Kabgayi. » La version française du même ouvrage, publiée en 1999
avec l’aide des Pères blancs, dit autre chose : « Le 24 mars 1957, Grégoire Kayibanda et huit autres leaders hutu signèrent
une Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda et l’adressèrent au Vice-Gouverneur Général du CongoBelge et du Ruanda-Urundi. Ce texte fut, plus tard, désigné sous le titre de “Manifeste des Bahutu”. Les signataires de cette
Note sont MM. Maximilien Niyonzima, Grégoire Kayibanda, Claver Ndahayo, Isidore Nzeyimana, Calliope Mulindahabi,
Godefroid Sentama, Sylvestre Munyambonera, Joseph Sibomana et Joseph Habyarimana. » Cf. I. Linden [127, p. 322]. La
contribution des pères Ernotte et Dejemeppe est omise dans l’édition française d’après le génocide, de même que la fonction
de secrétaire de l’évêque de l’un des signataires. Certes, il est écrit que « Kayibanda et huit autres leaders hutu signèrent », ce
qui signifie qu’ils n’en sont pas nécessairement les rédacteurs. TRAFIPRO, « Travail, fidélité, progrès » est une coopérative
de café créée avec l’appui de l’Église. Cf. I. Linden [127, p. 316].
35
36
25
1.6. NOVEMBRE 1959 : « UNE RÉVOLUTION ASSISTÉE »
Ndayambaje, le Manifeste des Bahutu « aurait été fait sous l’instigation de trois prêtres très influents :
père Massion, le fondateur de la revue Dialogue, le recteur du collège Christ-Roi à Nyanza et le père
Naveau ». 42 Le Manifeste désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère.
En 1959, Kayibanda crée le parti Parmehutu qui proclame que la masse hutu est constituée des seuls
« vrais Rwandais » et veut « restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu ». 43 Il proclame que « le
Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsi, européens ou d’autres
provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes ». La composante tutsi est désignée collectivement comme porteuse d’un système dit « féodal ». « Cette féodalité a permis au colonisateur tutsi
de dominer son colonisé hutu. » 44 Le colonisateur est donc le Tutsi. L’administration belge a droit à
un hommage reconnaissant pour « l’œuvre civilisatrice accomplie en faveur du peuple rwandais ». 45 Les
Tutsi ne partageant pas cette conception des choses sont invités à « retourner en Abyssinie ». Dans son
discours électoral, il parle de « chasser la minorité d’« envahisseurs hamites » et de rendre le pays à ses
seuls propriétaires légitimes, les Hutu ». 46
Les autorités belges et ecclésiastiques vont prendre fait et cause pour les leaders du Parmehutu.
Kayibanda exploite à son profit les références bibliques. « Il me faisait songer, écrit le colonel Logiest, aux
propagandistes chrétiens des premiers siècles qui répandaient la foi en secret. [...] Il comparait l’esclavage
de ses frères de race à celui que les Hébreux avaient subi en Égypte. » 47 Ce qui fut baptisé « révolution
sociale » ne va pas se faire aux dépens du colonisateur et de l’Église catholique mais des Tutsi.
Le 25 juillet 1959, le Mwami Mutara III meurt dans des conditions suspectes. 48 Kigeri V est nommé
Mwami par le chef du rituel de la cour, sans consultation du vice-gouverneur général belge, Jean-Paul
Harroy, mis devant le fait accompli, ni de l’Église catholique, ni du peuple. 49
Des troubles éclatent en novembre 1959, opposant les contestataires hutu aux autorités tutsi. Environ
20 000 Tutsi sont massacrés, c’est la « Toussaint rwandaise ». De nombreux chefs ou sous-chefs tutsi
sont arrêtés, s’enfuient ou sont tués. 50 Les biens des Tutsi sont pillés et leurs maisons brûlées de manière
à les contraindre à l’exode. Environ 300 000 Tutsi partent en exil vers les pays limitrophes, l’Ouganda,
la Tanzanie, le Burundi ou le Zaïre. Les réfugiés tutsi de 1959 sont considérés comme les plus anciens
réfugiés d’Afrique.
Comme le souligne José Kagabo, 51 la guerre civile, déclenchée en 1959 par le Manifeste des Bahutu
et présentée comme une « geste révolutionnaire », est en réalité un processus de transfert de pouvoir des
Tutsi aux Hutu, organisé de façon brutale comme le reconnaissent tardivement dans les années quatrevingt les deux personnages clefs, Jean-Paul Harroy, vice-gouverneur général du Ruanda-Urundi et le
Y. Mukagasana, Les blessures du silence [153, p. 89].
Le parti Parmehutu aurait été fondé le 18 octobre 1959 par le Père Andriatis et le chanoine Ernotte, il fut lancé
officiellement par Grégoire Kayibanda comme « Mouvement » en mai 1957.
44 G. Logiest [130, p. 51]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=29
45 G. Logiest [130, p. 52].
46 T. Twahirwa [209, p. 5].
47 G. Logiest [130, p. 20].
48 « Il est mort brusquement à Usumbura, après avoir reçu une piqûre de pénicilline à l’hôpital du prince Régent »
écrit J.-P. Harroy [102, p. 261]. Le colonel Logiest souligne qu’« il y mourut dramatiquement » [130, p. 20]. Son successeur
Kigeri maintient qu’il a été empoisonné, ce qui est probable. « Il souhaitait, déclare Kigeri à Colette Braeckman, se
rendre à New York, pour demander à l’ONU d’accorder l’indépendance au Rwanda. À Bujumbura, où le remplaçant
de son médecin habituel lui avait fait une injection avant le voyage, il s’écroula au sortir du cabinet médical. Choc,
infection, crise cardiaque ? On a assuré qu’il s’agissait d’un accident. Mais je sais que mon frère n’avait jamais été
malade et qu’aucune autopsie ne fut pratiquée. » Cf. Colette Braeckman, Les informations recueillies par les experts
de la commission Lumumba débordent sur les manœuvres belges au Rwanda et au Burundi dans les années soixante,
Le Soir, 14 novembre 2001. http://francegenocidetutsi.org/BraeckmanCommissionLumumba14nov2001.pdf L’abbé Alexis
Kagame souligne que ce sont les Belges eux-mêmes qui ont suscité le doute sur les raisons de cette mort en cachant
dans le communiqué officiel que le médecin lui avait fait une piqûre d’antibiotique. Cf. A. Kagame [109, pp. 249-252].
http://francegenocidetutsi.org/KagameAlexisAbregeHistoireRwandaTome2.pdf#page=126
49 Jean-Paul Harroy avoue qu’il ne comprenait pas le kinyarwanda ! Il précise que ce n’était pas un coup de force car
le décret du 14 juillet 1952 prévoyait que le Mwami soit choisi par la coutume. Il est intervenu pour dire que le Mwami
devait avoir l’investiture du Gouverneur. Après consultation, Harroy fit promettre à Ndahindurwa de « régner en souverain
constitutionnel » puis il donna son accord de principe à ce qu’il soit créé Mwami. Cf. J.-P. Harroy [102, pp. 262-268].
50 Selon Reyntjens sur 45 chefs, 23 avaient perdu leur fonction, sur 489 sous-chefs, 158 n’exerçaient plus leur commandement. Cf. G. Logiest [130, p. 107].
51 Audition de José Kagabo, 31 mars 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 41]. http://francegenocidetutsi.org/KagaboJoseMIP31mars1998.pdf
42
43
26
1. SITUATION DU RWANDA
colonel Guy Logiest, résident spécial.
Jean-Paul Harroy reconnaît que ce qui est qualifié de “Révolution sociale” a été organisée par la tutelle
belge : « Fait historique exceptionnel, la révolution rwandaise de novembre 59 a donc été un phénomène
insurrectionnel sous tutelle, suivi d’une phase de quelques mois de “révolution assistée”. Ce qui, je ne le
répéterai jamais assez, n’enlève absolument rien du mérite des courageux Hutu qui l’ont préparée, ni de
ceux qui l’ont faite. » 52
Jean-Paul Harroy avait demandé le 10 octobre 1959 à Guy Logiest alors en poste à Stanleyville de
concevoir un plan d’intervention de la Force publique 53 en réponse à des événements qui semblent avoir
été planifiés par Harroy lui-même : « Peu avant la fin du mois [d’octobre], il [Guy Logiest] revint dans
mon bureau pour m’annoncer qu’il avait terminé la mise au point d’un nouveau plan en cinq phases.
[...] Quand il m’annonça cette rassurante nouvelle, nous étions le 24 octobre et je poussai aussitôt le
bouton no 1. Le 4 novembre étaient déclenchées les phases 2, 3 et 4 [...] Le 4 novembre, Guy était donc
revenu de Stanleyville prendre le commandement des opérations militaires. Le mécanisme fonctionna
admirablement : c’était le premier immense service que Guy Logiest rendait aux Hutu du Rwanda. » 54
Juste avant, Guy Logiest réprime les troubles occasionnés par la venue de Patrice Lumumba à Stanleyville et fait arrêter celui-ci le 30 octobre. Il confirme ce qu’écrit Harroy, il apprend par la radio le 4
novembre qu’au Rwanda « le plan automatique de rétablissement de l’ordre a été appliqué et que malgré
cela la situation restait inquiétante ». 55 Logiest ne cache pas que des Hutu sont à l’origine des violences,
il s’en fait même le défenseur : « Il ne s’agissait nullement d’un soulèvement contre l’autorité administrative, mais d’un conflit soudain et brutal entre races. Il s’agissait à l’évidence d’un soulèvement de la
masse hutu contre la minorité tutsi, laquelle la tenait en un servage séculaire. » 56 Logiest rencontre donc
Harroy le 4 novembre à Usumbura et gagne aussitôt le Rwanda où il intervient pour empêcher le Mwami,
qui « semblait prendre le parti de sa race », de réagir contre les exactions dont sont victimes les Tutsi.
Les détails que donne Logiest sur la garde de Batwa du Mwami, les Hutu restés fidèles à leurs maîtres
et le « mysticisme qui anime le peuple du Rwanda à l’égard du Mwami » 57 contredisent sa version d’un
affrontement de races. Les forces commandées par Logiest font usage de leurs armes et c’est bien contre
« une bande de plusieurs centaines de Tutsi, renforcés par des Hutu fidèles [au Mwami] » qu’un peloton
tire, faisant plusieurs dizaines de morts et de blessés, le 10 novembre dans le territoire de Nyanza, résidence du Mwami. 58 Logiest obtient des renforts de la Force publique du Congo et d’une compagnie de
parachutistes belges. Le 14 novembre, le colonel Logiest est félicité par le général Janssens pour avoir
pacifié le pays en un temps record. 59
Dans cette tâche, Logiest dit avoir été conseillé au mois de novembre par le major BEM Louis Marlière
qui « avait eu l’occasion d’étudier les problèmes suscités par les opérations de guérilla, dans les guerres
révolutionnaires que nous observions à cette époque dans plusieurs régions du monde colonial. » 60 Cet
officier belge de la Force publique avait suivi, la même année, les cours du Centre d’instruction à la
pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) d’Arzew en Algérie. 61 De juillet 1960 à janvier 1961, Louis
Marlière opère depuis Brazzaville pour faire disparaître Patrice Lumumba, le Premier ministre, avec
l’assentiment de l’abbé Fulbert Youlou et donc des autorités françaises qui ont le même objectif. 62 Marlière
est donc un proche de certains milieux français, les militaires adeptes des méthodes de lutte contrerévolutionnaire et les services secrets. Il devient ensuite conseiller de Mobutu. 63
Des administrateurs belges n’ont pas été mis au courant du plan Harroy-Logiest comme M. PreudJ.-P. Harroy [102, p. 292].
Les soldats et gendarmes qui interviennent au Ruanda-Urundi proviennent de la Force publique congolaise dans laquelle
Usumbura dépend de Stanleyville. Cf. [102, p. 296].
54 J.-P. Harroy [102, pp. 296-297].
55 G. Logiest [130, p. 37].
56 G. Logiest [130, p. 39].
57
G.
Logiest
[130,
pp.
41,
42,
66,
103,
129].
http://francegenocidetutsi.org/
LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.pdf
58 G. Logiest [130, pp. 41, 45].
59 G. Logiest [130, pp. 41, 47].
60 G. Logiest [130, p. 62].
61 Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, 2004, p. 169 ; G. Périès [179, p. 49].
62 Ludo de Witte, L’assassinat de Lumumba, Karthala, 2000, pp. 59, 198, 200-201, 209 ; Paul Heureux, Souvenirs du
Congo, L’Harmattan, 2005, pp. 190-193, 203-204.
63 Ludo de Witte, ibidem, p. 188.
52
53
27
1.6. NOVEMBRE 1959 : « UNE RÉVOLUTION ASSISTÉE »
homme, résident à Kigali, qui s’efforcera de protéger les victimes tutsi. 64 La première réforme politique
qu’impose Logiest, le 17 novembre, est de faire nommer par les administrateurs belges uniquement des
Hutu aux postes vacants de chefs et sous-chefs, dont beaucoup le sont par la fuite, l’emprisonnement ou
la mort de leur titulaire tutsi. 65 Logiest passe outre au refus du Mwami de signer ces nominations. 66
Le 4 décembre 1959, la Belgique remet les pleins pouvoirs au colonel Guy Logiest en tant que « résident
civil spécial ». Celui-ci résume ainsi plus tard son action de l’époque :
Aujourd’hui, après plus de vingt-cinq ans, je m’interroge sur les motifs qui me faisaient agir avec
tant de détermination.
C’était sans nul doute la volonté de rendre à un peuple sa dignité. C’était peut-être tout autant
le désir d’abaisser la morgue et d’exposer la duplicité d’une aristocratie foncièrement oppressive et
injuste. 67
Logiest, doté des pleins pouvoirs, met en pratique sa politique pro-hutu, c’est-à-dire délibérément antitutsi. Il assure l’impunité aux assassins et pillards qui s’attaquent aux Tutsi, 68 il soutient les attaques qui
visent, en incendiant leurs habitations, à expulser les Tutsi et les regrouper au camp insalubre de Nyamata
dans le Bugesera. 69 Il fait tirer sur les malheureux qui se rebellent contre cette déportation comme le
20 juin 1960 sur la colline de Gikongoro dans le Bufundu. 70 Sur la foi d’accusation selon lesquelles les
Tutsi se sont acheté des armes modernes, il ordonne des fouilles jusque chez le Mwami. Interloqué, le vicegouverneur Harroy le convoque à Usumbura mais s’incline. 71 Logiest prétend que le Mwami « avait pris
parti contre le peuple » que « beaucoup de Ruandais posaient ouvertement la question de sa culpabilité [du
Mwami] lors des assassinats des leaders hutu en novembre ». Logiest se flatte a posteriori de sa partialité
et de son non-respect de la légalité. Il écrit benoîtement : « J’avais insisté auprès des leaders hutu pour
qu’ils imposent la coexistence pacifique des deux races. Mais ce n’était pas le principal de mes soucis.
J’étais persuadé que les Hutu ne molesteraient plus les Tutsi dès qu’ils auraient pris légalement le pouvoir
et à condition, bien entendu, que les Tutsi acceptent le verdict des élections. » 72
En dépit de la mission de l’ONU qui voulait retarder les élections, Logiest organise des élections
municipales du 25 juin 1960 à la fin juillet, sous bonne garde, un bataillon de commando belge suppléant
au départ de la Force publique lors de l’indépendance du Congo le 30 juin 1960. Ces élections donnent
la victoire aux partis hutu. Le Parmehutu emporte plus de 70 % des voix. Avec l’APROSOMA, ils
totalisent 84 % des votes. 211 Hutu sont nommés aux fonctions de bourgmestre des 229 communes qui
remplacent les anciennes chefferies. 73 Le Mwami Kigeri « avait quitté le pays pour ne plus y revenir »,
note laconiquement Logiest.
Le 28 janvier 1961, Kayibanda, conseillé par le résident belge, le colonel Logiest, proclame la République. C’est le coup d’État de Gitarama. Il a valeur d’acte fondateur de la révolution. « Cette révolution
fut celle du peuple qui répudia le système monarchique », déclarait Juvénal Habyarimana le 7 décembre
1990. 74 Le colonel Logiest n’agissait pas de son propre chef. La Belgique avait décidé d’écarter le Mwami
Kigeri et d’instaurer une République. 75
G. Logiest [130, p. 43]. Preudhomme est « coiffé » par Logiest puis suspendu en mars 1960. Cf. Ibidem, pp. 79, 83.
G. Logiest [130, p. 58]. Cette réforme illustre bien que le pouvoir des Tutsi découle fort peu d’une tradition féodale
mais de la volonté de la Tutelle coloniale qui choisissait uniquement parmi eux ses intermédiaires chargés de faire appliquer
son régime oppressif.
66 G. Logiest [130, p. 106].
67 G. Logiest [130, p. 135]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=70
68 G. Logiest, ibidem, p. 73.
69 G. Logiest, ibidem, p. 145.
70 G. Logiest, ibidem, pp. 145-146. Il y aurait eu selon lui 27 tués et 44 blessés parmi les Tutsi.
71 G. Logiest, ibidem, p. 135.
72 G. Logiest, ibidem, p. 146. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.
pdf#page=76
73 G. Logiest, ibidem, pp. 103, 147.
74 Discours de Juvénal Habyarimana devant les troupes à Gabiro le 7 décembre 1990 (traduction). Cf. TPIR, ICTR
98-41-T, exhibit D224. http://francegenocidetutsi.org/HabyarimanaDiscours7decembre1990.pdf
75 Voir la note du 24 octobre 1960, adressée au roi Baudouin par le grand maréchal Gobert d’Aspremont Lynden (oncle du
ministre des Affaires africaines), qui précise que le Mwami Kigeri du Rwanda « sera écarté ». Cf. Colette Braeckman Commission Lumumba Le Rwanda et le Burundi aussi sont concernés La fin de la monarchie était annoncée. Les informations
recueillies par les experts de la commission Lumumba débordent sur les manœuvres belges au Rwanda et au Burundi dans les
années soixante, Le Soir, 14 novembre 2001. http://francegenocidetutsi.org/BraeckmanCommissionLumumba14nov2001.
pdf
64
65
28
1. SITUATION DU RWANDA
Malgré les massacres, la France soutient cette « révolution » :
La France prend parti pour la décolonisation et l’indépendance politique des peuples, mais elle
prend parti aussi et surtout pour leur indépendance sociale et humaine, c’est pourquoi elle condamne
tout vestige de féodalité. 76
L’emprunt à la rhétorique du Parmehutu est flagrant, souligne Olivier Thimonier qui cite ce télégramme. 77 En pleine guerre d’Algérie, cette prise de position de la France à l’ONU, en faveur de la
décolonisation et de l’indépendance, est étonnante. Mais la mise en application avec succès au Rwanda
par les Belges d’une idéologie raciale et néocoloniale inventée par l’ordre des Pères blancs et, par l’entremise de Louis Marlière, des méthodes de lutte contre-révolutionnaire préconisées par des colonels français
qui sont en train de perdre leur « Algérie française », a de quoi susciter l’intérêt du gouvernement du
général De Gaulle.
À l’ONU, une majorité de pays s’opposent à ce coup d’État et demandent le report des élections, la
France s’abstient et soutient de fait la Belgique :
La délégation française a été la seule à apporter ouvertement son soutien aux thèses du parti
démocratique hutu, et à s’élever contre l’immense majorité [...] qui, États-Unis et URSS en tête,
cherchait à favoriser le retour de Kigeri V. 78
À l’époque, la France soutient la présence belge au Rwanda pour que ce pays ne tombe pas dans la
zone d’influence de ses voisins anglophones et, qui plus est, non alignés comme la Tanzanie de Julius
Nyerere. 79 Mais derrière ce soutien à la Belgique nous voyons la France se présenter comme repreneur
du Congo et des colonies belges voisines.
1.7
Kayibanda et la première République
Le régime mis en place en 1959 va institutionnaliser la marginalisation voire l’exclusion de la minorité
tutsi. En septembre 1961, le Parmehutu remporte les élections contre l’UNAR, le parti monarchiste hostile
aux Belges.
Les premiers « raids » sont organisés par les exilés tutsi, depuis les pays limitrophes, pour rentrer chez
eux. Mais ils se heurtent à la garde nationale rwandaise, commandée par des officiers belges. Plusieurs
milliers de Tutsi seront alors massacrés. Les Tutsi sont appelés Inyenzi, les « cancrelats ». 80
Le 1er juillet 1962, le Rwanda devient indépendant. Les Belges affirment que le nouveau « Rwanda est
franchement anticommuniste [et] ne s’en cache pas » et que « l’atout de l’Occident réside dans les liens
culturels et religieux établis ». 81
Sous Kayibanda se met en place, dans les faits et dans les esprits, un État, couvert et authentifié par
la démocratie chrétienne belge et l’Église missionnaire, qui se réfère à la démocratie et définit le Tutsi,
minoritaire, à la fois comme féodal et comme étranger, de père en fils. Cette discrimination officielle, « ce
racisme de bon aloi », 82 baigne dans un sentiment de bonne conscience et se trouve légitimé à la fois par
un discours social et démocratique d’une part et par l’Église d’autre part.
Télégramme du ministère des Affaires étrangères au délégué français auprès des Nations Unies, avril 1961.
Olivier Thimonier, Aux sources de la coopération franco-rwandaise, Golias magazine, no 101, 1er mars 2005, p. 14.
http://francegenocidetutsi.org/ThimonierAuxSourcesCooperationGolias2005.pdf
78 Télégramme de Armand Bérard, délégué français auprès des Nations Unies au Quai d’Orsay, 5 octobre 1961.
79 Olivier Thimonier, ibidem.
80 Le colonel Logiest écrit dans son livre Mission au Rwanda, page 166 : « J’aurai l’occasion de revenir plus loin
sur le terrorisme exercé par les “Inyenzi” ou “cancrelats” appelés ainsi parce que ces insectes répugnants, bien connus
des coloniaux, se glissent la nuit dans les habitations et s’y multiplient avec une étonnante facilité. Effectivement, les
Tutsi émigrés, surtout ceux qui avaient trouvé refuge en Uganda, ouvrirent les hostilités en imitant les cancrelats et
en s’introduisant la nuit dans le pays, à bord d’un ou plusieurs véhicules. Leur tactique consistait à tuer ceux qu’ils
rencontraient à proximité de leur route, peu importe qui et à se mettre à l’abri au-delà de la frontière, dès le jour venu.
Ils en étaient encore à s’imaginer qu’ils pourraient se rendre maîtres de la situation en s’imposant par la peur, comme
ils l’avaient toujours fait dans le passé. Ils ne réalisaient pas que leur ordre social était complètement dépassé. » http:
//francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionAuRwandaUnBlancDansLaBatailleHutuTutsi.pdf#page=86
81 Télégramme de la délégation belge auprès du Conseil de l’Atlantique Nord au M.A.E, 1962, C1328 Rw 1-4 .
Cf. Thimonier [205, Enjeux et intérêts français d’une coopération avec le Rwanda]. http://francegenocidetutsi.org/
ThimonierFranceRwanda1960-1981.pdf#page=32
82 Marie-France Cros, La Libre Belgique, citée par Jean-Pierre Chrétien lors de son audition par la Mission d’information
parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 63].
76
77
29
1.7. KAYIBANDA ET LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
Dans ce contexte, la peur, souvent manipulée – la victimisation prophétisée justifie l’autodéfense
préventive – devient un acteur essentiel des crises. Elle sera, à partir de 1959, le ressort tactique essentiel
de la mobilisation populaire au cours des massacres.
Le racisme est instauré dans la loi. Notamment, les Tutsi sont exclus de la fonction publique. 83
La mention ethnique devient obligatoire sur les cartes d’identité et les documents administratifs des
Rwandais.
1.7.1
Le « petit génocide » de Gikongoro
Le 20 décembre 1963 une centaine d’exilés tutsi au Burundi attaquent le camp Gako dans le Bugesera,
tuent 4 soldats puis se font anéantir par un peloton de la garde nationale commandé par des Belges au
pont de Kanzenze. 84 En représailles, le gouvernement procède à des arrestations de personnalités tutsi.
Une quizaine d’entre elles sont exécutées sans jugement à Ruhengeri. Il envoie des ministres organiser
dans les préfectures « l’autodéfense populaire » :
Dans cette atmosphère de déstabilisation, le président Kayibanda envoya ses ministres dans les
préfectures avec pour consigne d’organiser des comités civils d’autodéfense contre le terrorisme et
l’agitation intérieure. 85
Marc Barbey, ambassadeur de France au Rwanda et au Burundi, note :
Les prisons sont éventuellement utilisées pour faire disparaître les éléments tutsi considérés comme
dangereux, en brousse, l’autodéfense est officiellement prônée, ce qui laisse libre cours à tous les
excès. 86
Il signale des massacres organisés par les autorités à Butare et Cyangugu :
La préfecture la plus éprouvée semblait être celle de Butare où les autorités religieuses se sont
élevées contre le « massacre systématique et organisé des populations tutsi ». La garde nationale
serait parfois responsable des sévices notamment à Shyangugu où de graves violences ont eu lieu. 87
Dans la préfecture de Gikongoro, des dizaines de milliers de Tutsi sont massacrés à l’instigation du
préfet Nkeramubaga, des bourgmestres et des commissaires du MDR. 88 Si c’est tomber dans l’anachronisme que de voir là une première répétition du génocide des Tutsi de 1994, nous voyons là s’instaurer
une habitude de massacres de Tutsi dont les auteurs ne seront jamais poursuivis. Bertrand Russel, logicien et prix Nobel, déclare alors qu’il s’agit du « massacre le plus horrible et le plus systématique depuis
l’extermination des Juifs par les nazis ». L’exil des Tutsi s’intensifie. Le drame est dissimulé par les autorités rwandaises, la tutelle belge (qui d’ailleurs accueillera Kayibanda à bras ouverts à Bruxelles) et la
hiérarchie catholique. 89
Un enseignant qualifie les massacres survenus du 24 au 28 décembre 1963 dans la région de Gikongoro
de « véritable génocide ». Dans une lettre publiée par le journal Le Monde, M. Vuillemin, détaché par
l’Unesco comme enseignant à Butare, témoigne des innombrables scènes de violence qui ont ensanglanté
l’ancien protectorat belge. M. Vuillemin a été amené à donner sa démission, ainsi qu’un autre expert des
Nations Unies :
Au cours des événements de décembre, motivés officiellement par l’incursion d’un petit groupe
tutsi en provenance du Burundi et qui n’eut aucune suite, on procéda, dans tous les centres, à
l’arrestation systématique de tous les Tutsi évolués ; on les entassait dans des prisons où ils étaient
frappés, pressés, laissés sans nourriture. À Ciangugu, on chargeait 80 Tutsi sur des camions et on les
fusillait dans la forêt de Congo-Will après les avoir poussés dans un ravin. Si ces faits représentent
83 Lettre du ministre de l’Information et de la Fonction publique à tous les préfets, Confidentiel, N° 160/F.P/INFOR,
Kigali, 30 mars 1965. http://francegenocidetutsi.org/Minani30mars1965.png .
84 Marc Barbey, TD no 561, 565, 23 décembre 1963. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 128].
85 F. Reyntjens, Pouvoir et droit au Rwanda, p. 465. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 130] ; J.-P. Chrétien, Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, p. 64].
86 Marc Barbey, TD no 580, 29 décembre 1963. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 130].
87 Marc Barbey, TD no 33-35, 31 décembre 1963. Cf. Ibidem.
88 Jean-Damascène Bizimana publie des extraits d’un rapport sur les massacres de Kaduha et Cyanika [40, pp. 27-28].
89 Radio Vatican déclare le 10 février 1964 :« Depuis le génocide des juifs par Hitler, le plus terrible génocide systématique
a lieu au cœur de l’Afrique. » Ce qui suscite une protestation de Mgr Perraudin contre les fausses nouvelles diffusées par
Radio Vatican. Mais les diplomates occidentaux décident de soutenir Kayibanda car les chefs unaristes exilés seraient
soutenus par la Chine et l’URSS. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 136].
30
1. SITUATION DU RWANDA
une élimination de suspects (tout Tutsi évolué étant suspect) au mépris des garanties judiciaires les
plus élémentaires, la répression exercée dans la préfecture de Gikongoro constitue, elle, un véritable
génocide. Excitées par le préfet, les bourgmestres et les commissaires du Parmehutu, des bandes de
tueurs exterminèrent systématiquement, du 24 au 28 décembre, les Tutsis. Dans la plupart des cas,
les femmes et les enfants ont été également assommés à coups de massue ou percés de lances. Les
victimes sont le plus souvent jetées dans la rivière après avoir été déshabillées. Le nombre total de
morts est difficile à évaluer ; on peut cependant tenir pour certain celui de 8 000, et pour probable
celui de 14 000 dans la seule préfecture de Gikongoro. Le fait qu’une extermination systématique n’a
été appliquée que dans cette préfecture prouve que ces massacres ont été organisés ; il y a lieu de
craindre qu’il en soit de même pour d’autres préfectures, et qu’un plan de “nettoyage” soit établi. Le
gouvernement aurait-il sans cela décliné l’offre des Nations Unies d’envoyer des observateurs [...] De
toute évidence, ces événements ne sont pas un accident ; ils sont la manifestation d’une haine raciale
soigneusement entretenue. Une réconciliation raciale aurait en effet obligé le gouvernement de M.
Kayibanda, qui est l’objet d’un véritable culte de la personnalité, à un partage du pouvoir avec des
élites qui sont maintenant assassinées. [...]
Il ne m’est plus possible de rester au service d’un gouvernement responsable ou complice d’un
génocide. Je ne peux partager l’indifférence et la passivité de la grande majorité des Européens d’ici,
des agents de l’assistance technique bilatérale ou multilatérale. Je la considère comme une complicité
objective. Comment pourrais-je enseigner dans le cadre d’une aide Unesco dans une école dont les
élèves ont été assassinés pour l’unique raison qu’ils étaient Tutsis ? Comment pourrais-je enseigner à
des élèves qu’on assassinera peut-être dans quelques mois ou dans quelques années ? 90
Un autre témoignage, celui d’un prêtre français, Henri Bazot, curé de Nyamasheke, est transmis au
Quai d’Orsay par l’ambassadeur de France, Marc Barbey. C’est une lettre adressée au préfet de Cyangugu,
Pascal Ngirabatware. En voici un extrait :
Des dizaines de cadavres non enterrés peuvent être vus sur la route Cyangugu-Butare, 200 mètres
avant le KM 35 sur la gauche. Leur puanteur et les millions de mouches qui les environnent en sont
un sinistre indicateur. J’ai été moi-même avec un de mes vicaires donner l’absoute à ces malheureux
probablement fusillés par vos soins le 30 ou 31 décembre. Les traces des camions qui les ont amenés
sont encore très visibles sur l’herbe, ainsi que les points d’impact des balles. Des douilles de fusil de
guerre jonchent encore le sol. [...] 91
Le prêtre poursuit en citant des noms de pères de famille, tous disparus. Il écrit au préfet : « Les
cinq premiers sont de la commune de Kagano, les deux derniers de la commune de Kirambo. Ils ont été
arrachés de chez eux le lundi ou mardi 24 décembre, transférés dans votre prison préfectorale le vendredi
27 décembre. » Saluons ce prêtre qui sait que respect doit être rendu aux morts, ce que les ecclésiastiques
et autorités du Rwanda et d’ailleurs ont ignoré en 1994. 92
De manière très juste, Marc Barbey n’épargne pas ses critiques à la Belgique pour avoir fomenté et
entretenu au Rwanda cette « révolution » qui n’en finit pas de massacrer les Tutsi :
Depuis 1959, elle [la Belgique] a partie liée avec le Parmehutu et ses responsabilités demeurent
grandes du fait de l’assistance fournie non seulement pour le maintien de l’ordre, mais aussi pour la
sûreté, qui découvre chaque jour, me dit-on, les ramifications du « complot tutsi ». 93
À l’élection présidentielle de 1965, Kayibanda obtient 98 % des voix. Le Parmehutu devient un parti
unique sans opposition. Jusqu’en 1973, Kayibanda régnera en dictateur. Non seulement il qualifie les
Tutsi de « race minoritaire », mais en plus il favorise les Hutu du Sud (région dont il est originaire) au
détriment de ceux du Nord.
1.7.2
Février 1973 : Le « mouvement de déguerpissement »
En février 1973, une nouvelle vague de persécutions anti-tutsi se répand. Une campagne d’épuration
ethnique est organisée dans l’enseignement secondaire et à l’université de Butare. Le mouvement aurait
été organisé par des dissidents du Nord, mécontents du gouvernement Kayibanda, 94 mais de nombreux
90 L’extermination des Tutsis, Le Monde, 4 février 1964. http://francegenocidetutsi.org/LM4-02-1964.jpg http:
//francegenocidetutsi.org/Vuillemin.pdf
91 Lettre du 22 janvier 1964 communiquée par télégramme diplomatique no 164 de l’ambassadeur de France, Marc Barbey.
Cf. G. Périès, D. Servenay, ibidem, pp. 130, 393.
92 Henri Bazot était missionnaire d’Afrique, c’est-à-dire Père blanc ! Il est né en 1923. Il est décédé le 23 juin 2016.
93 Marc Barbey, TD no 33-35, 29 décembre 1963. Cf. G. Périès, D. Servenay, ibidem, p. 130.
94 I. Linden [127, p. 373].
31
1.8. HABYARIMANA ET LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
témoignages montrent que Kayibanda lui-même en est l’organisateur. 95
Craignant les Hutu du Nord, desservis dans le partage du pouvoir, Kayibanda, à la tête des Hutu du
Centre et du Sud, aurait voulu reprendre la main en recourant aux vieilles recettes, la chasse aux Tutsi.
Les massacres de Hutu organisés par le gouvernement burundais en 1972 ont créé aussi une psychose chez
les dirigeants hutu rwandais.
Un prêtre belge, l’abbé Naveau, qui dans les années 60 organisait des campagnes anti-tutsi dans le
cadre d’un mouvement, le Secrétariat des étudiants du Centre Afrique (Seca) et avait fini par être expulsé
par l’épiscopat, est revenu peu avant ces événements de 1973 et crée des « Comités pour le salut public »,
une sorte de garde rouge hutu. Valens Kajeguhakwa évoque ces élèves hutu du collège de Nyanza, bastion
de l’abbé Naveau, qui sont allés en bus à Kibuye pour chasser les Tutsi de l’école de filles, en pleine
nuit. 96 Dans les établissements scolaires, universités, séminaires, services publics, banques, entreprises
privées, la liste des Tutsi invités à déguerpir est affichée. S’ils n’obtempèrent pas, ils se font attaquer.
Ainsi à Kabgaye, des frères joséphites tutsi sont assassinés à quelques mètres de l’archevêché. « Pour la
première fois, l’Église catholique garda le silence sur le massacre de ses propres religieux. » 97 Des pogroms
sanglants éclatent, des Tutsi sont parqués et envoyés dans des camps au Bugesera (sud-est). Beaucoup
doivent s’exiler.
L’Église catholique n’a sans doute pas fait grand chose pour s’opposer à ce mouvement appelé de ses
vœux par Mgr Perraudin qui se désole à longueur de pages dans son livre du nombre excessif d’élèves
ou étudiants de « race tutsi » dans les écoles et séminaires. 98 Ian Linden résume la pensée des Pères
blancs en constatant : « Au début de l’année 1973, les séminaires s’érigeaient en véritables havres de la
suprématie tutsi et le réseau de l’enseignement reflétait la puissance tutsi restée intacte. » 99
Néanmoins, les évêques du Rwanda déclarent le 23 février 1973 que « ces troubles visaient à éliminer
les élèves d’une ethnie », que la loi de Dieu, la Déclaration des Droits de l’homme et la Constitution
rwandaise « s’opposent radicalement à ces procédés d’élimination et de persécution à base raciale... » 100
Le 2 avril 1973, ils estiment le nombre de victimes entre 400 et 500 morts. 101 Ces chiffres sont certainement
sous-estimés. Les régions les plus touchées sont Gitarama, Kibuye, Butare. Des localités comme Nyundo,
Gisenyi, Nyamasheke, Save, sont déjà le théâtre de pogroms. Bien sûr, les autorités ne sont pour rien
dans ces exactions. Valens Kajeguhakwa, sommé d’abandonner son poste aux établissements Texaco, est
menacé. Convoqué chez le préfet de Gisenyi, il raconte :
Le lendemain, le préfet, un nommé James Kabera, m’appela et me demanda pourquoi je m’opposais à un mouvement devant lequel tout le monde s’inclinait. Je lui répondis que si le préfet et les
autorités du pays étaient derrière lui, je devais reconsidérer mon comportement. Il rétorqua que les
autorités n’y étaient pour rien, mais que c’était une réaction populaire spontanée devant laquelle il
ne pouvait que conseiller l’effacement, dès qu’on était visé. 102
Le gouvernement, effrayé par la dimension que prenaient les pogroms, prit peur. L’abbé Naveau
fut à nouveau expulsé. Kayibanda, craignant un coup d’État militaire, déplaça certains officiers. Alexis
Kanyarengwe se retrouva à la tête du petit séminaire de Nyundo ! L’armée, chargée de rétablir l’ordre,
aurait au contraire encouragé les désordres. Le coup d’État du 5 juillet fut un soulagement pour les Tutsi
encore en vie et encore au pays. 103
1.8
Habyarimana et la deuxième République
Le 5 juillet 1973, Juvénal Habyarimana, chef et ministre de la Garde nationale, de l’armée rwandaise
et de la police, prend le pouvoir par un coup d’État soutenu par la faction nordiste de l’armée. 104 Une
95 Le film Une République devenue folle de Luc De Heusch montre que le président Grégoire Kayibanda organise lui-même
cette campagne qui fera de nombreuses victimes.
96 V. Kajeguhakwa [110, pp. 137-149].
97 V. Kajeguhakwa [110, pp. 138].
98 A. Perraudin [167, pp. 125-134, 161, 388].
99 I. Linden, ibidem, p. 372.
100 I. Linden, ibidem, p. 373.
101 I. Linden, ibidem, p. 373.
102 V. Kajeguhakwa, ibidem, p. 143.
103 V. Kajeguhakwa, ibidem, p. 150.
104 La déclaration du 5 juillet 1973 du Haut Commandement met fin aux activités politiques, démet le gouvernement, dissout l’Assemblée nationale, remplace les préfets par les commandants locaux et crée un « Comité
32
1. SITUATION DU RWANDA
cinquantaine de membres du gouvernement sont assassinés et Kayibanda est emprisonné. Il mourra en
1976 suite à de mauvais traitements. 105 Juvénal Habyarimana proclame la seconde République rwandaise.
Ayant pris le pouvoir dans un climat de résurgence de la haine anti-tutsi, le général Habyarimana
suscite des espoirs de paix intérieure quand il déclare :
« Le régime (déchu) avait installé la division dans le pays. Au lieu de panser les blessures, la
première république avait choisi de diviser pour régner. Les Tutsi étaient complètement mis en marge
de la société. (...) La Garde nationale est intervenue au moment où le pays allait être précipité dans
l’abîme. Elle vient de sauver la paix (...) pour la prospérité de la Nation tout entière. » 106
Il semble que Juvénal Habyarimana ait l’appui de la France. 107 Depuis longtemps, celle-ci songe à
se substituer à la Belgique, surtout dans le domaine de la coopération militaire, comme l’écrit en 1966
l’ambassadeur de France à Kigali :
Notre attaché militaire a le sentiment que l’armée rwandaise cherchera ailleurs un jour les techniciens qui lui sont nécessaires, et que la France lui paraîtra toute désignée pour succéder à la Belgique.
[...] Le passage du colonel Aron aura permis de marquer au gouvernement de Kigali notre volonté de
ne pas l’abandonner au moment où il semble vouloir se dégager de l’influence belge. 108
Dès cette époque la France a choisi son poulain, Juvénal Habyarimana :
Si un coup d’État survenait, l’auteur en serait le ministre actuel de la Garde nationale et de la
Police [Juvénal Habyarimana], dont les opinions sont rassurantes et qui tient en main toutes les forces
du pays. 109
Trois mois après le coup d’État, Agathe Habyarimana, son épouse, vient en visite à Paris et en
décembre le président Pompidou offre un avion Caravelle au général putschiste. 110
1.8.1
La politique d’« équilibre ethnique »
Juvénal Habyarimana prétend rétablir l’unité nationale et exhorte ses compatriotes à « s’aimer les
uns les autres sans distinction d’origine ethnique ou régionale ». 111 Mais il se garde bien de rétablir les
victimes des pogroms des Comités pour le salut public. Les exilés restent exilés, les licenciés, licenciés. Dès
son arrivée au pouvoir, il instaure une politique des quotas, censée être représentative de la proportion
des « ethnies » dans la population. Ce système de quotas limite à 9 % le taux de Tutsi qui peuvent avoir
accès aux études et à un emploi. Juvénal Habyarimana qualifie cette politique d’« équilibre ethnique
et régional », ce qui, à l’étranger, lui donnera l’image d’un président modéré. Ce n’est en fait qu’une
politique de marquage et d’exclusion ethnique.
En 1978, une nouvelle constitution est adoptée. Chaque Rwandais, dès sa naissance, est intégré au parti
unique fondé par le Président, le MRND (Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement).
Lors des élections présidentielles, Habyarimana est élu avec 99 % des voix.
En 1979 au Kenya est fondée la Rwandese National Union (RANU), une organisation qui lutte pour
le retour des réfugiés et veut combattre le régime rwandais, considéré comme une dictature. Ce rassemblement sera un des éléments fondateurs du Front Patriotique Rwandais quelques années plus tard. Aux
nombreuses demandes pacifiques des exilés tutsi pour rentrer au pays, Habyarimana répondra toujours
par la négative, prétextant que « le Rwanda est déjà surpeuplé ». Mais les Tutsi exilés en Ouganda,
pour la Paix et l’Unité nationale ». Cette déclaration est signée par le général-major Habyarimana, les lieutenantcolonels Kanyarengwe, Nsekalije, Benda, les majors Ruhashya, Gahimano, Munyandekwe, Serubuga, Buregeya, Ntibitura et Simba. Cf. T. Lizinde [129, p. 209] ; V. Kajeguhakwa, ibidem, pp. 149-150. http://francegenocidetutsi.org/
CommuniqueHautCommandementGardeNationale5juillet1973.pdf
105 Kayibanda aurait été empoisonné puis achevé à coups de marteau par le colonel Sagatwa. Cf. S.J. Barahinyura [33,
p. 156].
106 Exposé de José Kagabo à la Mission d’information parlementaire, 31 mars 1998. Le texte publié dans le volume
des auditions de la mission en est une version résumée. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 39].
107 Le coup d’État serait l’œuvre de l’ambassadeur de France Robert Picquet et Habyarimana était au mieux avec son
successeur, Paul-Henri Manière. Cf. V. Kayimahe [114, p. 48].
108 Télégramme de J. Fines au Quai d’Orsay, 23 juillet 1966, C 1587 Rw 6-6-. Cf. O. Thimonier [205, p. 74].
109 Télégramme de J. Fines au Quai d’Orsay, 25 juillet 1966, C 1588 Rw 7-4. Cf. O. Thimonier, ibidem, p. 75.
110 Mission militaire de coopération, note, 3 décembre 1973, CAC 850497, C 81, MC 194. Cf. O. Thimonier [205, p. 112].
111 V. Kajeguhakwa, ibidem, p. 151.
33
1.8. HABYARIMANA ET LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
étaient, de leur côté, pressés par le régime ougandais de l’époque, celui de Milton Obote qui menaçait
de les refouler. Les Tutsi exilés n’ont eu pour choix que de se rallier au mouvement de Yoweri Museveni,
qui, en 1982, lance sa guérilla contre le régime Obote.
1.8.2
Appauvrissement et corruption
À la fin des années quatre-vingt, le régime politique rwandais, immuable, est confronté à des difficultés
économiques et sociales structurelles et conjoncturelles : impasse économique, 112 ajustement structurel,
désespoir de la jeunesse, montée de l’opposition, aspirations au pluralisme. Le Rwanda dépend pour une
grande part de l’aide internationale sur laquelle le clan présidentiel prélève sa part. La corruption est de
plus en plus flagrante et généralisée. L’appauvrissement des ressources accroît les tensions pour garder
le contrôle de l’économie. Le colonel Mayuya dont Habyarimana voulait faire son dauphin, représente un
danger pour l’Akazu, le clan de Madame, la Présidente. Le colonel Serubuga le fait assassiner le 12 mai
1988. 113 Ceux qui critiquent sont assassinés : la députée Nyiramutarambirwa, le directeur du journal
catholique Kinyamateka, l’abbé Silvio Sindambiwe, l’ancien ministre de la santé François Muganza. 114
Les dépenses militaires vont augmenter en flèche après l’attaque d’octobre 1990.
C’est en 1987 que Juvénal Habyarimana sympathise avec François Mitterrand, président de la République française. Ce dernier l’assure du soutien militaire de la France. On peut penser que des intérêts
géostratégiques, le voisinage du riche Zaïre livré au chaos, des trafics aussi obscurs que fructueux avec
le régime de l’apartheid en Afrique du Sud ont contribué à sceller une véritable amitié entre les deux
hommes.
Pendant toutes ces années d’exil, les Tutsi rwandais se sont rassemblés dans les pays limitrophes.
Après de nombreux appels à un retour pacifique qui n’avaient donné aucun résultat, ils ont constitué
une force armée pour pouvoir rentrer au pays. Cette force armée, le Front Patriotique Rwandais (FPR),
formée en 1987, s’est réunie en Ouganda, d’où la rébellion est partie. Il serait faux de penser que le FPR
est composé uniquement de Tutsi. Des Hutu opposés au régime Habyarimana, mis à l’écart ou persécutés
par ce dernier, ont rejoint ses rangs. Le colonel Alexis Kanyarengwe, compagnon du 5 juillet 1973, est la
figure emblématique de ces Hutu.
Alors qu’en juillet 1990 un plan de règlement de la question des réfugiés rwandais est élaboré sous
l’égide du HCR et de l’OUA, Juvénal Habyarimana déclare fin septembre devant l’assemblée générale de
l’ONU que le Rwanda est trop petit et trop pauvre pour accueillir les réfugiés. 115
1.8.3
L’attaque du FPR d’octobre 1990
À la veille de la visite du président Habyarimana à Paris, le 2 avril 1990, l’ambassadeur de France
Georges Martres décrit la situation du Rwanda ainsi :
LE PRÉSIDENT HABYARIMANA SE REND EN VISITE OFFICIELLE À PARIS DANS UNE
PÉRIODE DE CALME POLITIQUE APPARENT QUI CONTRASTE AVEC LA GRAVITÉ DE
LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE, MARQUÉE À LA FOIS PAR LA DÉTÉRIORATION DES PRIX À L’EXPORTATION (ESSENTIELLEMENT CELUI DU CAFÉ) ET PAR
UNE BAISSE CONTINUE DE LA PRODUCTION ALIMENTAIRE. [...]
EN ATTENDANT LE CONSEIL NATIONAL DE DÉVELOPPEMENT A ADOPTÉ UN BUDGET CONSIDÉRÉ COMME D’AUSTÉRITÉ, MAIS TOUT DE MÊME EN HAUSSE DE 13 %.
ON PEUT DOUTER DE SES CHANCES DE RÉALISATION COMPTE TENU DE LA SURESTIMATION PROBABLE DES RECETTES ET DE LA SOUS-ÉVALUATION DES DÉPENSES. ON
PEUT AUSSI S’ÉTONNER QUE LES MOYENS DE LA DÉFENSE NATIONALE, DE LA FONCTION PUBLIQUE, DES FINANCES ET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SOIENT ACCRUS [...]
112 Entre 1986 et 1992, les cours du café enregistrèrent une chute de 75 %, la dernière mine d’étain ferma en 1985. L’étain
assurait 15 % des exportations. Il y avait des mines de cassitérite, un minerai d’étain, dans la région de Bisesero, préfecture
de Kibuye, et c’est dans ces trous que des Tutsi se sont cachés jusque fin juin 1994.
113 A. Guichaoua [99, p. 217] ; G. Prunier [175, pp. 108, 111] ; Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201,
1-611/7, section 4 C, p. 143]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf Le colonel Mayuya était
commandant du bataillon des paras-commando et commandant du camp Kanombe. Cf. TPIR, ICTR-98-41-T, Interrogatoire
du major Aloys Ntabakuze, 18 septembre 2006.
114 T. Twahirwa [209, p. 8].
115 Jacques Bihozagara et al., Analyse de la situation rwandaise. Cf. A. Guichaoua [98, p. 188].
34
1. SITUATION DU RWANDA
LE RAISONNEMENT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA ET DE SES CONSEILLERS EST
SIMPLE : LE RWANDA S’EN EST TOUJOURS SORTI EN COUVRANT LE DÉFICIT DE SA
BALANCE DES PAIEMENTS PAR L’AIDE EXTÉRIEURE [...] 116
La crise économique et alimentaire renforce, selon lui, l’opposition :
L’INÉGALITÉ SOCIALE CROISSANTE, AU BÉNÉFICE DES CLANS HUTU DU NORD QUI
DÉTIENNENT LE POUVOIR POLITIQUE, EST DE PLUS EN PLUS CRITIQUÉE PAR LES
HUTU DU SUD QUI ONT ASSUMÉ CE POUVOIR PENDANT LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
DE GRÉGOIRE KAYIBANDA.
CETTE OPPOSITION SE MANIFESTE PAR DES PAMPHLETS ÉDITÉS À L’ÉTRANGER 117
MAIS NE PARAÎT PAS SUFFISAMMENT ORGANISÉE À L’INTÉRIEUR POUR MOBILISER
LES ÉTUDIANTS ET LES TRAVAILLEURS URBAINS [...] ET PROVOQUER UNE AGITATION
SUSCEPTIBLE DE METTRE LE GOUVERNEMENT EN DIFFICULTÉ. DE MÊME L’OPPOSITION TUTSI ÉMIGRÉE NE CONSTITUERAIT UN VÉRITABLE DANGER QUE SI ELLE ÉTAIT
EN MESURE DE SUSCITER UNE EXPÉDITION ARMÉE PRENANT APPUI À L’ÉTRANGER. 118
Dans une analyse subtile et prémonitoire, l’ambassadeur souligne que la principale opposition à Habyarimana se trouve parmi ses plus proches groupés autour de son épouse :
C’EST DANS SON PROPRE CLAN, DANS CELUI DE SON ÉPOUSE OU DANS CELUI DE
SES “AMIS” DE RUHENGERI QUE LE PRÉSIDENT POURRAIT ÊTRE MIS EN ÉCHEC. IL
A PRIS QUELQUES DISTANCES À L’ÉGARD DE SES BEAUX FRÈRES, BIEN QUE L’UN
D’ENTRE EUX 119 CONTRÔLE DE PLUS EN PLUS LE COMMERCE EXTÉRIEUR EN DIRIGEANT LA SOCIÉTÉ “LA CENTRALE” QUI BÉNÉFICIE D’UNE POSITION PRIVILÉGIÉE.
LE PRÉSIDENT A PAR AILLEURS DIVISÉ ADROITEMENT LA DIRECTION DE L’ARMÉE
ENTRE PLUSIEURS CHEFS MILITAIRES RIVAUX DONT AUCUN NE SEMBLE POUVOIR
L’INQUIÉTER. LE PLUS PUISSANT DES COLONELS EST LE MAJOR SAGATWA, SON SECRÉTAIRE PARTICULIER QUI APPARTIENT AU “CLAN DE LA PRÉSIDENTE”. SI CELLE-CI
EST TRÈS ATTACHÉE AUX INTÉRÊTS DE SA FAMILLE, ON NE VOIT PAS POURQUOI CES
INTÉRÊTS LA POUSSERAIENT JUSQU’À FAVORISER L’ÉVICTION DE SON MARI. ON A
DU MAL À IMAGINER SOUS LES APPARENCES DOUCES ET SIMPLES D’AGATHE HABYARIMANA, LA CRUELLE REINE-MÈRE TUTSI KANGOJERA, À LAQUELLE ELLE EST
COMPARÉE PAR L’OPPOSITION RWANDAISE EN EXIL. 120
Georges Martres évoque l’hypothèse d’une attaque du FPR par l’Ouganda pour introduire une demande d’aide d’Habyarimana en matériel militaire :
CE SONT TOUTEFOIS LES AFFAIRES MILITAIRES QUI SERONT AU CENTRE DES PRÉOCCUPATIONS DU PRÉSIDENT HABYARIMANA. IL APPARAÎT ACTUELLEMENT TRÈS
PRÉOCCUPÉ PAR LA MENACE QUE CONSTITUENT POUR LUI LES ÉMIGRÉS TUTSI
ET LEURS FRÈRES BAHIMA DU SUD DE L’OUGANDA. IL PARLERA DONC NON SEULEMENT DU REMPLACEMENT DE SA CARAVELLE PAR UN AVION PLUS MODERNE MAIS
AUSSI DE SON SOUCI D’ASSURER LA SÉCURITÉ DE L’AÉROPORT DE KIGALI EN MÊME
TEMPS QUE CELLE DU CAMP MILITAIRE ET DE LA RÉSIDENCE PRÉSIDENTIELLE QUI
LE JOUXTENT. IL DEMANDERA DONC LA MISE EN PLACE D’UNE SURVEILLANCE EFFICACE PAR RADAR ET D’UNE BATTERIE ANTI-AÉRIENNE ADÉQUATE. 121
Cette menace est développée par l’attaché de Défense :
[...] PRIMO RAISONS DE CES DEMANDES
LES RAISONS EXPOSÉES DANS LA FICHE DE RÉFÉRENCE SONT CONFIRMÉES. ELLES
RELÈVENT TOUTES DU BESOIN ACTUEL ET NON EXPRIMÉ POUR LE PRÉSIDENT, AU
MOMENT OÙ LA SITUATION ÉCONOMIQUE DU PAYS COMPROMET SON AUTORITÉ,
116 Georges Martres, TD no 110-111 du 12 mars 1990. Objet : Visite officielle du Président Habyarimana à Paris. http:
//francegenocidetutsi.org/Martres12mars1990.pdf
117 L’ambassadeur Martres fait-il là allusion au livre de Jean Shyirambere Barahinyura, 1973-1988 Le Général-Major
Habyarimana - Quinze ans de tyrannie et de tartuferie au Rwanda, publié en Allemagne en 1988 ?
118 Ibidem.
119 Il s’agit de Séraphin Rwabukumba. Voir la lettre du sénateur belge Willy Kuijpeers dans M. Mas [139, p. 326].
120 Ibidem.
121 Ibidem.
35
1.8. HABYARIMANA ET LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
D’UNE PART DE SE CONCILIER LES FORCES ARMÉES, ARMÉE RWANDAISE ET GENDARMERIE CONFONDUES, EN LEUR DONNANT SATISFACTION, D’AUTRE PART D’ASSURER
SA PROPRE SÉCURITÉ.
IL CONVIENT CEPENDANT DE NOTER QUE LE GÉNÉRAL RUSATIRA A, SOUS LE
SCEAU DE LA CONFIDENCE, INSISTÉ SUR L’UNE D’ENTRE ELLES, LORS DE SON EXPOSÉ
SUR LA NÉCESSITÉ DE DISPOSER D’UNE ARTILLERIE A.A. 122 : LA MENACE ÉVENTUELLEMENT EN PARTIE AÉRIENNE VENANT DE L’OUGANDA. EN EFFET L’ENTOURAGE
PRÉSIDENTIEL ENVISAGE L’HYPOTHÈSE DE LA CONSTITUTION D’UNE FORCE D’INTERVENTION QUI AGIRAIT DEPUIS CE PAYS. CET OFFICIER DÉCLARE : “LA MOITIÉ
DES PERSONNELS DE L’ARMÉE OUGANDAISE EST D’ORIGINE RWANDAISE ET SOUTIENT LES RÉFUGIÉS. C’EST LE CAS DU GÉNÉRAL SOUS-CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE
CETTE ARMÉE, LE GÉNÉRAL-MAJOR RWIGYEMA QUI VIENT D’ÊTRE ÉCARTÉ ET POURRAIT METTRE À PROFIT SON RETRAIT POUR ORGANISER CETTE FORCE SANS COMPROMETTRE LE GOUVERNEMENT OUGANDAIS. ACTUELLEMENT LES RÉFUGIÉS RWANDAIS DE L’OUGANDA ACHÈTENT DES ARMES, EN ITALIE EN PARTICULIER.” [...]
3/ LES RWANDAIS PARAISSENT CRAINDRE QUE LE PRÉSIDENT MUSEVENI QUI A BÉNÉFICIÉ DE L’APPUI DES TUTSIS BAHIMA DE L’ARMEE RWANDAISE POUR RENVERSER
JADIS LE PRÉSIDENT OBOTE, SOIT CONTRAINT DE PAYER SA DETTE EN LAISSANT SE
CONSTITUER LA FORCE CITÉE CI-DESSUS, ALORS QU’IL EST AFFAIBLI PAR LES RÉVOLTES DU NORD-EST DE SON PAYS.
ON PEUT PENSER QUE CETTE MENACE OUGANDAISE JUGÉE ICI RÉELLE SERA ÉVOQUÉE À PARIS PAR LE PRÉSIDENT HABYARIMANA. 123
Le 1er octobre 1990, le FPR attaque pour la première fois depuis l’Ouganda. Le régime rwandais et
son armée, les FAR (Forces Armées Rwandaises), sont submergés devant cette attaque. Habyarimana
téléphone alors à la cellule africaine de l’Élysée et demande à Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à la
Présidence de la République pour les affaires africaines, le soutien militaire de la France. Gérard Prunier,
qui se trouvait dans son bureau à ce moment-là rapporte les propos du fils Mitterrand :
Nous allons lui envoyer quelques bidasses au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d’affaire.
En tout cas, cette histoire sera terminée en deux ou trois mois. 124
Jean-Christophe Mitterrand est très lié à la famille Habyarimana, notamment au fils du président,
Jean-Pierre. 125 François Mitterrand répond favorablement à cet appel et met en œuvre l’opération Noroît,
avec l’envoi au Rwanda de quelques centaines de parachutistes, pour protéger nos ressortissants, comme
de bien entendu. Habyarimana convainc également les Belges d’envoyer des troupes. Mobutu envoie des
éléments de sa garde présidentielle (DSP) qui commettent des exactions. Avec tous ces concours, l’offensive
du FPR est repoussée.
Dans la nuit du 4 au 5 octobre, une simulation d’attaque sur Kigali est le prétexte pour lancer
une vague d’arrestations de personnalités de l’opposition et de Tutsi. Le 8 octobre 1990, Casimir Bizimungu, ministre des Affaires étrangères, qualifie le FPR de rassemblement de « féodaux, d’agresseurs
et d’envahisseurs tutsi rebelles, venus instaurer un régime minoritaire incarnant un féodalisme à visage
moderne ». 126
Les Forces armées rwandaises (FAR) se livrent à des exactions sur des populations tutsi du nord.
L’étrange réaction de défense aux tentatives de retour des exilés se reproduit : le pouvoir hutu fait
exterminer les Tutsi de l’intérieur. Les Belges vont vite retirer leurs troupes, mais les Français resteront.
Ils vont refondre complètement l’armée rwandaise.
En janvier 1991, le FPR, après avoir réorganisé ses forces, libère la prison de Ruhengeri au nordouest du pays, fief d’Habyarimana, et ouvre un nouveau front dans le nord-est (région de Byumba). Un
détachement français intervient et aide à repousser l’offensive.
Artillerie antiaérienne.
Colonel Galinié, TD 116 de Georges Martres, 14 mars 1990. Objet : Demandes d’ordre militaire susceptibles d’être
présentées au Président de la République française par le Président rwandais lors de leur rencontre du 3 avril 1990. http:
//francegenocidetutsi.org/GalinieMartres14mars1990.pdf
124 Gérard Prunier [175, p. 128].
125 P. Krop [119, p. 42] ; C. Braeckman [44, p. 255].
126 T. Twahirwa [209, p. 9].
122
123
36
1. SITUATION DU RWANDA
1.8.4
Démocratisation et propagande ethniste
La réponse à ces événements s’affirme sur un double registre, contradictoire : ouverture démocratique
et mobilisation ethniste. Entre 1990 et 1994, c’est une véritable course contre la montre, entre la logique
de démocratisation et de paix, et la logique de guerre et de pogroms racistes qui est lancée. Mais la
contradiction n’est qu’apparente quand on comprend que la démocratisation ne concerne que l’opposition
hutu.
Sous la pression de l’opposition intérieure et des puissances étrangères, la logique de démocratisation
aboutit à une ouverture du régime en matière de libertés publiques et à la reconnaissance en juin 1991
du pluralisme politique. Trois pôles structurent, à partir de 1992, le jeu politique rwandais :
— La mouvance Habyarimana, dite de l’Akazu (la « maisonnée » issue du nord-ouest, menée par la
famille de la présidente, Mme Agathe Kanziga, épouse Habyarimana), occupe les postes les plus
importants dans les ministères, l’armée et les entreprises d’État. Elle n’hésite pas à stimuler l’extrémisme hutu, à faire liquider des opposants par un escadron de la mort et réagit aux perspectives
de paix avec le FPR en organisant de « petits » massacres de Tutsi.
— L’opposition intérieure, essentiellement hutu.
— L’opposition armée du FPR, essentiellement tutsi.
La réaction extrémiste incarnant la logique génocidaire prend à la fois une forme brutale, fondée sur la
propagande raciste, et une forme plus subtile visant à désintégrer l’opposition intérieure. La propagande
raciste se développe avec la création en mai 1990 du périodique Kangura, financé par l’Akazu, chargé
de diffuser la bonne parole raciste et par le lancement en avril/juillet 1993 de la radio « libre » des
Mille Collines, RTLMC, sous l’autorité de Ferdinand Nahimana, extrémiste écarté de l’Office rwandais
d’information (Orinfor) en raison de son incitation aux pogroms dans le Bugesera. La réaction extrémiste
prend également la forme d’un parti hutu créé en mars 1992, la CDR, 127 qui, très proche du pouvoir en
réalité, tend à donner une image modérée au MRND et au président Habyarimana. La CDR fera tout
pour entraver les négociations de paix d’Arusha.
Les autorités militaires et civiles déclenchent des pogroms à Kibilira fin octobre 1990, 128 parmi les
Bagogwe en 1991, 129 au Bugesera en 1992. 130 Ces massacres sont présentés comme des manifestations
spontanées de la population, motivées par la peur.
Le 7 avril 1992, Dismas Nsengiyaremye (MDR) 131 conduit un gouvernement de compromis MRNDopposition. Agathe Uwilingiyimana, ministre de l’Éducation, abolit la « politique de l’équilibre », c’est-àdire les quotas restreignant le nombre de Tutsi. Des fonctionnaires extrémistes sont limogés, en particulier
Jean-Baptiste Gatete, bourgmestre de Murambi. Les chefs d’état-major adjoint de l’armée et de la gendarmerie, les colonels Serubuga et Rwagafilita sont mis à la retraite. La signature d’un cessez-le-feu en
juillet 1992 à la suite de rencontres entre le FPR et le nouveau gouvernement rwandais, semble offrir une
perspective de dépassement de l’antagonisme ethniste réducteur.
À partir de 1992, le président Habyarimana joue la carte de la division de l’opposition pour recentrer
les partis hutu sur une logique ethniste et constituer ainsi une troisième voie entre le FPR et l’Akazu qui
sera appelée le courant « Hutu Power ».
Répliquant aux attentats et aux pogroms fomentés par la CDR en réponse à chaque avancée des
négociations de paix, le FPR rompt le cessez-le-feu et attaque dans le Nord le 8 février 1993. Parvenu
près de Kigali mais devant faire face aux troupes françaises renforcées précipitamment, il proclame un
cessez-le-feu et revient sur ses positions de départ. Cette attaque va troubler les partis d’opposition et
faciliter leur partition en un courant qui reste favorable à la négociation avec le FPR et un autre courant
qui s’y oppose, le « Hutu Power ».
Des interventions étrangères ont inspiré cette démarche de ralliement de l’opposition au président.
Paradoxalement, le secrétariat chargé de l’Afrique de l’Internationale démocrate chrétienne continue à
soutenir le MRND, 132 alors que la nouvelle opposition du MDR est liée au courant démocrate chrétien
CDR : Coalition pour la Défense de la République.
Voir section 2.3.4 page 74.
129 Voir section 2.3.8 page 80.
130 Voir section 2.3.9 page 83.
131 MDR : Mouvement Démocratique Républicain.
132 Le nonce apostolique, Giuseppe Bertello, va s’inscrire en faux contre le rapport de mission du secrétaire général de
l’Internationale démocrate-chrétienne, André Louis, publié le 8 février 1992, où celui-ci déclare : « Il n’y a toujours pas
d’alternative au MRND » et qualifie de pamphlet politique une lettre de prêtres de Kabgayi qui décrit les souffrances que
127
128
37
1.8. HABYARIMANA ET LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
1er octobre 1990
Attaque dans le Nord du Rwanda
Janvier 1991
Implantation du FPR dans la région de Byumba
22 janvier 1991
Libération de la prison de Ruhengeri par le FPR
29 mars 1991
Cessez-le-feu de N’Sele
4-5 juin 1992
Attaque du FPR sur Byumba
12 juillet 1992
2e cessez-le-feu de N’Sele
8 février 1993
Attaque FPR
20 février 1993
Cessez-le-feu unilatéral du FPR
Table 1.4 – Les attaques du FPR et les accords de cessez-le-feu
flamand. Le ministre français de la Coopération, M. Marcel Debarge, intervient également. Au cours de
ses visites en mai 1992 et en février 1993, il plaide de manière comparable pour un front commun autour
du président rwandais. Au même moment, la presse semble découvrir l’implication de l’Ouganda dans
le conflit et suggère une menace anglo-saxonne sur la région. Cette crise laissera l’opposition intérieure
durablement déchirée, chaque parti étant divisé en une tendance « Hutu Power » favorable au président
et une autre favorable à la négociation avec le FPR.
1.8.5
Les Accords d’Arusha et la montée du Hutu Power
Le gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana est mis en place le 18 juillet 1993. Les pays donateurs,
dont la France, informent le président Habyarimana que l’aide internationale sera suspendue s’il ne signe
pas les accords. 133 En août 1993, à Arusha, un accord de paix est ainsi conclu à l’arrachée entre le
gouvernement et le FPR. 134 Il prévoit notamment la formation d’un cabinet “à base élargie” (GTBE)
et l’intégration des forces rebelles du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale. 135 Pour aider à
la mise en place de cet accord, l’ONU envoie au Rwanda un contingent de quelque 2 500 hommes, la
MINUAR. 136
Le début de la mission onusienne coïncide avec le coup d’État militaire avorté du 21 octobre 1993
au Burundi au cours duquel le président démocratiquement élu Melchior Ndadaye, un hutu, trouve la
mort. Cet événement est largement exploité par la radio RTLM qui avait commencé à émettre depuis
trois mois. Elle diffuse des chants de guerre pourtant proscrits depuis la signature de l’accord de paix.
Dans la foulée, un riche homme d’affaires, membre du comité directeur du Mouvement démocratique
républicain (MDR, le plus grand parti d’opposition), Frodouald Karamira, organise un meeting politique
le 23 octobre 1993 à Kigali au cours duquel il lance le slogan « Hutu Power », qui traduit la radicalisation
ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques : la plupart des formations politiques se
disloquent en tendances extrémiste (« power ») et modérée qui se disputent la légitimité. Les tendances
« power » s’unissent de fait avec la CDR.
Cela permet aux opposants aux accords de paix de retarder la mise en place du gouvernement et du
parlement de transition prévus par les accords de paix, plusieurs partis présentant deux listes. Le 5 janvier
1994, Habyarimana prête serment comme président de la République avec des pouvoirs théoriquement
réduits conformément aux Accords d’Arusha. Mais l’investiture du gouvernement et du parlement sont
empêchés par des manifestants Interahamwe 137 et des membres de la Garde présidentielle qui interdisent
le régime fait endurer à la population. Cf. M. Mas [139, p. 74].
133 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 148].
134 Tous les observateurs témoignent de l’habileté des négociateurs du FPR en face duquel la délégation gouvernementale
rwandaise était divisée entre partisans de l’opposition et partisans d’Habyarimana. Cf. L. Melvern [141, p. 39].
135 Alors qu’au départ il était proposé qu’il y ait 15 % de soldats du FPR dans la nouvelle armée, celui-ci obtient 40 % et
50 % au niveau du commandement. Cf. L. Melvern, ibidem.
136 MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda.
137 Les Interahamwe sont le mouvement de jeunesse du MRND qui devient une milice armée.
38
1. SITUATION DU RWANDA
Date
Lieu
Négociation ou accord
29 mars 1991
N’Sele
Accord de cessez-le-feu
16 septembre 1991
Gbadolite
Modification de l’accord de cessez-le-feu
14-15 janvier 1992
Paris
Rencontre entre FPR et gouvernement rwandais
29 mai 1992
Bruxelles
Début des pourparlers de paix FPR/MDR-PSD-PL
30 juin 1992
Dakar
Rencontre entre FPR et gouvernement rwandais
12 juillet 1992
Arusha
Amendement de l’accord de cessez-le-feu
26 juillet 1992
Addis-Abeba
Négociation gouvernement - FPR
er
1
août 1992
Cessez-le-feu effectif
11 août 1992
Arusha
Négociation gouvernement - FPR
18 août 1992
Arusha
Signature du protocole d’accord relatif à l’État de
droit
30 octobre 1992
Arusha
Signature du protocole sur « le partage du pouvoir
dans le cadre d’un Gouvernement de transition à
base élargie »
9 janvier 1993
Arusha
Signature de l’accord sur le partage du pouvoir
25 février 1993
Bujumbura
Négociations entre le FPR et les partis non MRND
(FDC) de la coalition gouvernementale
7 mars 1993
Dar es-Salaam
Accord de cessez-le-feu gouvernement - FPR
9 juin 1993
Arusha
Protocole d’accord sur les réfugiés et déplacés
3 août 1993
Arusha
Signature du protocole d’accord sur l’intégration des
forces armées
4 août 1993
Arusha
Signature de l’accord de paix entre le FPR et le gouvernement rwandais
Table 1.5 – Étapes des négociations de paix d’Arusha
l’accès du CND 138 à l’opposition, seuls les candidats de la mouvance MRND sont présents. 139 Les blocages
politiques persistant, cette investiture n’aura jamais lieu.
La tension monte d’un cran le 21 février 1994 quand un leader de l’opposition, le ministre des Travaux
publics, Félicien Gatabazi, dirigeant du PSD (Parti Social Démocrate), est assassiné devant son domicile
à Kigali. Le lendemain, en représailles, le président de la CDR, Martin Bucyana, est lynché par une foule
en colère dans le sud à Butare, la région natale de Gatabazi. De nouvelles violences éclatent, notamment
à Kigali et à Cyangugu (sud-ouest), le fief de Bucyana.
Constitution de milices, distribution d’armes, entraînement des miliciens, propagande anti-tutsi dans
les médias, tous les ingrédients sont mis en place pour déclencher « l’apocalypse ». Le 6 avril 1994, à 20 h
25, au retour du président Habyarimana d’une conférence à Dar es-Salaam où il s’est engagé à mettre en
place le GTBE, son avion est abattu par un missile alors qu’il approche de l’aéroport de Kigali. Quelques
heures plus tard, le génocide commence.
138
139
CND : Conseil national de développement, le parlement rwandais.
F. Reyntjens [182, p. 17] ; TPIR, Acte d’accusation de Aloys Ntabakuze, ICTR-97-34-1, ICTR-97-30-1, section 5.33.
39
1.9. LA SITUATION ÉCONOMIQUE DU RWANDA EN 1993
1.9
La situation économique du Rwanda en 1993
Sans expliquer tout ce qui va se passer en 1994, les réalités sociales et économiques ont constitué
des facteurs favorables à un développement de l’extrémisme. Le Rwanda est un pays très petit et très
peuplé, la densité y est de 271 habitants au kilomètre carré. 140 La population de 7,5 millions d’habitants
en 1993 a été multipliée par 4 en 50 ans. La population presque totalement rurale vit de l’agriculture et
de l’élevage sur des parcelles de plus en plus petites. L’appauvrissement des sols, la baisse du cours des
produits d’exportation (café), le service de la dette et la guerre vont aggraver la situation du Rwanda,
présenté auparavant comme un pays au développement exemplaire :
Un problème majeur était la rareté des terres. L’accroissement de la population dans un pays qui
connaissait déjà une forte densité de population avait conduit à une situation dans laquelle la famille
paysanne moyenne ne possédait pas plus de 0,7 hectare de terres. Compte tenu de l’organisation
des cultures qui prévalait, les familles ont eu de plus en plus de difficultés à avoir une production
suffisante pour subvenir à leurs besoins. Alors qu’en 1982, 9 % de la population consommaient moins
de 1 000 calories par jour (niveau de pauvreté extrême), ce chiffre passa à 15 % en 1989 (avec une
famine partielle dans le sud) pour atteindre 31 % en 1993 (Maton, 1994). En 1993, le pays était donc
devenu de plus en plus dépendant de l’aide alimentaire. Cette détérioration de la situation était bien
sûr le résultat de la guerre civile. Une grande attaque lancée par l’APR dans la partie la plus fertile
du pays en janvier et février 1993 provoqua un déplacement massif de 13 % de la population totale
du pays et une chute de 15 % de la production agricole mise annuellement sur le marché (Marysse &
de Herdt, 1993). Tous ces problèmes formèrent le substrat de l’extrémisme et du conflit ethnique. 141
Le problème de la terre et de la surpopulation va être utilisé pour pousser le paysan à aller tuer son
voisin tutsi :
Aussi terrible que cela puisse paraître, cette densité de population provoqua en partie la violence
qui déboucha sur le génocide du printemps 1994. Les politiciens avaient bien sûr des raisons politiques
pour décider de tuer. Mais si de simples paysans dans leurs ingo ont poursuivi le génocide avec un
tel acharnement, c’est qu’une réduction de la population, pensaient-ils sans doute, ne pourrait que
profiter aux survivants. 142
1.10
Un État fortement centralisé
En 1994, le Rwanda est divisé en 11 préfectures : Butare, Byumba, Cyangugu, Gikongoro, Gisenyi,
Gitarama, Kibungo, Kibuye, Kigali-ville, Kigali-rural et Ruhengeri. Chaque préfecture est subdivisée en
communes, les communes en secteurs et ceux-ci en cellules.
Le pouvoir exécutif est structuré comme suit :
— Le président de la République nomme et révoque les préfets et les bourgmestres. Il dispose de
l’armée et de la gendarmerie.
— Le préfet est localement le représentant du gouvernement, il est garant de l’autorité de l’État : « Le
préfet est le dépositaire dans la préfecture de l’autorité de l’État et le délégué du gouvernement.» 143
Il est nommé par arrêté du président de la République sur proposition du ministre de l’Intérieur. 144
Il dirige tous les fonctionnaires de la préfecture, les bourgmestres, la gendarmerie. Le préfet est
responsable de la paix et de l’ordre public. Il peut pour cela recourir à l’armée ou à la gendarmerie
nationale.
— Le bourgmestre est nommé par le président de la République sur proposition du ministre de
l’Intérieur. 145 Comme représentant du pouvoir exécutif, le bourgmestre dépend du préfet. Il dirige
les fonctionnaires présents sur la commune, gendarmes, policiers communaux.
140 Données du recensement de 1991. Voir l’extrait du « Joint evaluation of emergency assistance to Rwanda »,
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, p. 90]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf Par comparaison, la densité moyenne de la France métropolitaine en 1999 est de 259 habitants au kilomètre carré - Source INSEE.
141 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, p. 123. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf Extrait du « Joint evaluation of emergency assistance to Rwanda »].
142 Gérard Prunier [175, p. 13].
143 Décret-loi no 10/75 du 11 mars 1975, art. 3 [85, p. 82].
144 Ibidem, art. 4.
145 Loi du 23 novembre 1963, art. 38 [85, p. 82].
40
1. SITUATION DU RWANDA
— Dans chaque commune siège un conseil qui est dirigé par le bourgmestre. Les conseillers sont
élus. 146
— La Gendarmerie nationale est une force armée destinée à maintenir l’ordre public et à faire exécuter
les lois. Elle est dirigée par le ministre de la Défense, mais peut être requise par un préfet. La
Gendarmerie doit rendre compte de ses actions au préfet, de même qu’elle doit porter assistance
aux personnes en danger.
— Chaque commune dispose d’une police communale. Le bourgmestre nomme les policiers et a autorité sur eux. En cas de catastrophe, le préfet peut recourir à eux et les placer sous son contrôle
direct.
Il est difficile d’imaginer la densité du maillage administratif qui contrôle la population. D’abord,
toute cette organisation s’est constituée dans le cadre d’un régime de parti unique dont le Rwanda n’est
pas vraiment sorti en 1994. Au niveau local, le bourgmestre n’est pas élu par les citoyens mais nommé par
le chef de l’État. Il y a 145 communes en 1991. La commune occupe un vaste territoire, l’habitat étant
très dispersé, et regroupe en moyenne 40 à 50 000 habitants. Ensuite chaque commune est quadrillée en
secteurs d’environ 5 000 personnes, les secteurs sont découpés en cellules de cent familles en moyenne
représentant environ 1 000 personnes. Tout en bas, il y a un responsable pour dix maisons. José Kagabo
décrit le quadrillage qui permet de contrôler tout individu au Rwanda :
Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti [le parti unique MRND], avait pour mission
d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant
divisé en îlots de dix maisons placés sous l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du
parti surnommé « Monsieur dix maisons ». 147
Tout changement de résidence doit être déclaré à l’administration. L’administration oblige les gens
à des travaux collectifs, c’est l’umuganda, reste de l’époque coloniale. Si l’on tient compte enfin que la
population des campagnes est largement illettrée, on constate que le pouvoir de l’administration locale
sur les individus est très fort. Une bonne image du quadrillage des campagnes par le parti unique, le
MRND, est donnée par un télégramme de l’attaché militaire français, le colonel Galinié, du 13 octobre
1990 :
LA MASSE PAYSANNE (90 %) DE LA POPULATION RESTE FIDÈLE AU RÉGIME ET LE
SOUTIENT DANS SON ACTION. LES RAISONS DU SOUTIEN :
- LE RÉGIME A MIS EN PLACE UN PARTI UNIQUE (MRND) QUI, DEPUIS 1973, ENCADRE
LA POPULATION SUR SON LIEU MÊME DE VIE. AINSI LA CELLULE, UNITÉ DE BASE, REGROUPE 30 À 50 FAMILLES DE LA MÊME COLLINE. ELLE CONSTITUE UNE STRUCTURE
OÙ L’ON S’EXPRIME, REÇOIT LES ORDRES DU POUVOIR ET OÙ ON EST PRIÉ DE LOUER
SON ACTION ET SES RÉALISATIONS QUI SONT RÉELLES (DISPENSAIRES, ÉCOLES). MAIS
LE MRND Y INTERVIENT SANS EXCÈS ET Y CONDUIT UNE PROPAGANDE HABILE APPUYÉE SUR LES VIEUX RESSORTS HISTORIQUES ET ETHNIQUES QUI RESTENT PUISSANTS DANS UN PAYS ISOLÉ SANS INFORMATION (PAS DE JOURNAUX, PAS DE TÉLÉ,
UNE RADIODIFFUSION INFÉODÉE). 148
1.11
Les partis politiques rwandais
1.11.1
MRND
Le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND) est l’ancien parti unique du
président Habyarimana jusqu’à la Constitution du 10 juin 1991 et la loi sur les partis politiques du 18 juin
1991 qui instaure le multipartisme. Le MRND modifie alors son nom en Mouvement Républicain National
pour la Démocratie et le Développement (MRNDD), ceci pour ne pas laisser au MDR le monopole de la
république et de la démocratie, 149 mais il garde en fait le même sigle.
C. Mfizi [145, p. 40].
Audition de José Kagabo, 31 mars 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 49 ].
148 TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col.
Galinié 131300. Martres. On remarque la tolérance des représentants de la France pour la propagande du MRND à base de
racisme et d’exclusion. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf
149 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 215].
146
147
41
1.11. LES PARTIS POLITIQUES RWANDAIS
En 1994, son président est Mathieu Ngirumpatse (Kigali), élu lors du congrès des 3-4 juillet 1993,
son premier vice-président Édouard Karemera, son deuxième vice-président, Ferdinand Kabagema, son
secrétaire général, Joseph Nzirorera (Ruhengeri). 150
1.11.2
MDR
Le Mouvement Démocratique Républicain (MDR) est créé en juillet 1991. Il se réclame du MDR
Parmehutu suspendu le 5 juillet 1973, « parti national de masse, [qui] n’avait jamais trahi les principes
démocratiques et républicains ». 151 Il se fixe comme principe fondamental « la défense et la sauvegarde
des acquis de la révolution socio-politique de 1959, à savoir : la Démocratie et la République. » 152 Il se
constitue donc comme l’héritier de l’ancien président Kayibanda renversé par Juvénal Habyarimana. Son
président est Faustin Twagiramungu, 153 son premier vice-président Dismas Nsengiyaremye, son deuxième
vice-président Froduald Karamira, son secrétaire général Donat Murego.
Le clivage du MDR en deux tendances puis son éclatement en la tendance Hutu Power et la tendance
Twagiramungu a pour cause principale l’application des accords de paix d’Arusha et comme cause secondaire un conflit de personnes pour le poste de Premier ministre du Gouvernement de transition à base
élargie (GTBE).
L’attaque du FPR de février 1993, l’assassinat de Emmanuel Gapyisi, celui de Melchior Ndadaye,
président du Burundi, en octobre 1993, les pressions pour ne pas appliquer les Accords d’Arusha –
émanant de la France, de certains milieux européens comme l’IDC – et pour faire front commun avec le
MRND contre le FPR, amènent la tendance dite « Power » par Froduald Karamira (Gitarama), Donat
Murego (Ruhengeri) et André Sebatware à s’affirmer. Elle présente Jean Kambanda comme le candidat
légitime du parti au poste de Premier ministre du GTBE. Il deviendra finalement Premier ministre du
Gouvernement intérimaire le 8 avril 1994.
Le conflit de personnes entre Dismas Nsengiyaremye (premier vice-président du MDR et Premier
ministre du gouvernement) et Faustin Twagiramungu (président du MDR) concerne le poste de Premier
ministre du GTBE. Jouant sur les critiques que lui font le PL et le PSD autant que sur la volonté
d’Habyarimana d’empêcher sa reconduction au poste de Premier ministre de Dismas Nsengiyaremye,
Twagiramungu obtient en juillet 1993 que celui-ci soit évincé. Nsengiyaremye, se croyant menacé, s’enfuit
en Europe le 30 juillet. Agathe Uwilingiyimana du MDR est nommée à la tête du gouvernement et
Faustin Twagiramungu est pressenti comme Premier ministre par les accords d’Arusha signés en août
1993. Accusé de “coup d’État”, Faustin Twagiramungu est exclu du MDR. Le conflit intra-MDR pour
l’attribution des postes au GTBE, soigneusement entretenu par Habyarimana, sera un des prétextes pour
retarder la mise en œuvre des accords de paix. Le départ de Dismas Nsengiyaremye va précipiter le parti
dans l’extrémisme. Le 20 août, Karamira et Murego dénoncent les Accords d’Arusha. 154
1.11.3
CDR
La Coalition pour la Défense de la République, parti hutu extrémiste, est créée le 17 mars 1992, 155
au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR se positionne comme un mouvement
beaucoup plus intransigeant que le MRND dans son opposition au FPR et à la coalition emmenée par
le MDR. Ses dirigeants, son fondateur, aux yeux de certains, M. Jean Shyirambere Barahinyura, 156 son
président, Martin Bucyana 157 et son secrétaire général, Jean-Bosco Barayagwiza, harcèlent le régime et
M. Mas [139, p. 347].
Statuts du Mouvement Démocratique Républicain (MDR), Journal officiel de la République rwandaise, No 16, 15 août
1991, p. 1020. http://francegenocidetutsi.org/StatutsMDR31juillet1991.pdf
152 Article 3, ibidem.
153 Faustin Twagiramungu est le gendre de Grégoire Kayibanda.
154 J. Bertrand [37, p. 236].
155 M. Mas [139, p. 94].
156 La CDR est une « invention » de Jean Shyirambere Barahinyura qui fut d’abord un opposant à Habyarimana et passa
même brièvement au FPR en 1990. Cf. Gérard Prunier [175, p. 160] ; Reyntjens L’Afrique des Grands Lacs p. 127 ; Aucun
témoin ne doit survivre [86, p. 67]. L’ambassadeur Marlaud rappelle qu’il fut un proche d’Habyarimana puis s’opposa
violemment à lui, se rapprocha du FPR puis dénonça celui-ci. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 516].
157 Après l’assassinat de Martin Bucyana le 23 février 1993, Théoneste Nahimana (Gisenyi) devient président de la CDR.
Cf. A. Guichaoua [98, p. 767].
150
151
42
1. SITUATION DU RWANDA
le MRND, pour leur mollesse envers le FPR et ceux qu’ils appellent ses complices (ibyitso), c’est-à-dire
les partis d’opposition. 158 En 1988, Jean Shyirambere Barahinyura avait dénoncé dans son livre « 19731988 Le Général-Major Habyarimana - Quinze ans de tyrannie et de tartuferie au Rwanda », l’assassinat
du Président Kayibanda et de ses partisans, la machination contre le colonel Lizinde, condamné pour
tentative de coup d’État et la corruption entretenue par les proches d’Habyarimana. Il faut donc y voir
un retour aux sources du MDR-Parmehutu, à la « révolution sociale » de 1959 et à la république hutu
de Kayibanda, « père de la révolution et de l’indépendance ». Cette CDR n’est donc absolument pas au
départ une émanation du MRND, le parti d’Habyarimana, comme on le lit partout. Cependant, la CDR
va apparaître paradoxalement comme une création de l’Akazu, le clan présidentiel, destinée à contrer
le gouvernement de coalition et surtout à saboter les Accords d’Arusha. L’organe de la CDR, Zirikana,
serait inspiré par le colonel Rwagafilita, 159 mais le journal le plus connu qui répand les idées de la CDR
est Kangura de Hassan Ngeze. La CDR est le creuset où vont émerger les idées du Hutu Power, ce front
commun des Hutu contre les Tutsi. Ce nouveau parti bénéficie des faveurs de la France.
Membres du comité exécutif : Martin Bucyana, président, Théoneste Nahimana premier vice-président,
Antoine Misago, deuxième vice-président, Jean-Baptiste Musimba, secrétaire général, Stanislas Simbizi,
Emmanuel Akimanizanye, Celestin Nzabandora, Hassan Ngeze, Jean-Bosco Barayagwiza. 160
La CDR a une milice, dénommée Impuzamugambi, présidée par Stanislas Simbizi. 161
1.11.4
PL
Le Parti Libéral (PL) va se scinder en deux fin 1993. La tendance Justin Mugenzi (président du PL)
rejoint la mouvance Hutu Power, l’autre tendance, celle de Landoald Ndasingwa (premier vice-président)
sera décimée le 7 avril 1994.
1.11.5
PSD
Le Parti Social-Démocrate est créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition bien implanté dans le
Sud.
Président, Nzamurambaho Frédéric (Gikongoro), premier vice-président, Félicien Ngango (Kibungo),
deuxième vice-président, Théoneste Gafaranga (Gitarama), secrétaire général, Félicien Gatabazi (Butare).
1.11.6
FPR
Le Front Patriotique Rwandais (FPR), est une organisation politico-militaire d’opposition.
Composition du bureau politique : Président, Alexis Kanyarengwe (Ruhengeri), premier vice-président,
Patrick Mazimhaka (Kibungo, ex-réfugié au Canada), deuxième vice-président, Denis Polisi (Kibuye, exréfugié au Burundi), conseiller du président, Simon Ntare (ex-réfugié en Tanzanie), secrétaire général,
major Théogène Rudasingwa (ex-réfugié en Ouganda).
1.11.7
PDC
Le Parti Démocrate Chrétien (PDC) est créé en juillet 1991. Président : Jean-Népomuscène Nayinzira 162 (Gisenyi). Parce qu’il était dans l’opposition à Habyarimana, ce parti n’était pas reconnu par
l’Internationale démocrate chrétienne. 163 Une fraction du PDC menée par Gaspard Ruhumuliza rejoint
le Hutu Power. 164 Le préfet de Kibuye, Clément Kayishema était au PDC. Selon Wolfgang Blam, 165
des partisans du Hutu Power ont été répartis dans différents partis « démocratiques » afin d’assurer une
majorité au président Habyarimana.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 93].
B. Lugan [132, p. 56].
160 Martin Bucyana au Général Dallaire, Kigali 30/12/1993, Objet : Protection des membres du comité exécutif du Parti
CDR. Pièce à conviction, TPIR, ICTR-99-52-T.
161 A. Guichaoua [98, p. 767].
162 Jean-Népomuscène Nayinzira sera ministre dans le gouvernement du 19 juillet 1994.
163 G. Prunier [175, p. 493].
164 G. Prunier [175, p. 227].
165 Wolfgang Blam, médecin allemand en poste à l’hôpital de Kibuye au début du génocide. Conversation avec l’auteur.
158
159
43
1.12. LES ACCORDS DE PAIX D’ARUSHA
1.11.8
Les satellites du MRND
Le MRND a créé des partis satellites destinés à appuyer sa position dans la presse écrite et à la
radio tout en faisant croire que ce sont des partis d’opposition. Gérard Prunier les appelle les « pygmées
politiques ». 166 Il s’agit de 167 :
— MFBP : Mouvement pour la promotion de la femme et du bas peuple (31 décembre 1991) ; 168
— PECO : Parti des écologistes (30 novembre 1991) ;
— PPJR : Parti progressiste pour la jeunesse rwandaise ;
— RTD : Rassemblement travailliste rwandais ;
— PADER : Parti démocratique rwandais (20 janvier 1992) ;
— PARERWA : Parti républicain rwandais (20 janvier 1992) 169 .
1.11.9
PDI
Le Parti Démocratique Islamique (PDI) est de tendance Hutu Power. 170 Le 21 mars 1994, Habyarimana demande à Twagiramungu de lui réserver des sièges à l’Assemblée nationale comme pour la
CDR. 171
1.11.10
ARD
L’A.R.D. est l’Alliance pour le Renforcement de la Démocratie. Créée le 12 novembre 1992, elle regroupe les partis MRND, CDR, PECO, PARERWA, PADER. 172 La CDR se retire de l’A.R.D. le 27 mars
1993 pour montrer son opposition à toute concession que Habyarimana pourrait faire aux négociations
d’Arusha. 173
1.11.11
FDC
Les Forces Démocratiques du Changement (FDC) regroupent les partis d’opposition MDR, PSD, PL,
PDC, PSR.
1.11.12
Les ailes jeunesse des partis
La plupart des partis politiques ont créé une aile Jeunesse en leur sein. Celle du MRND est connue
sous l’appellation « Interahamwe », celle de la CDR sous le nom de « Impuzamugambi », celle du MDR,
Jeunes Démocrates Républicains « Inkuba ». 174 Par la suite, la plupart des membres des ailes jeunesse
du MRND et de la CDR ont reçu un entraînement militaire, ce qui a transformé ces mouvements de
jeunesse en milices.
1.12
Les Accords de paix d’Arusha
Négociés pendant 14 mois sous l’égide de l’OUA, de l’ONU, et de grandes puissances dont la France,
l’Allemagne, les États-Unis et la Belgique, la Tanzanie jouant le rôle de facilitateur, les Accords de paix
G. Prunier [175, p. 492].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 93].
168 C’est un parti extrémiste d’après l’ambassadeur Georges Martres. Cf. TD Kigali, 9 mars 1992, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Annexes, pp. 166-167].
169 Ou Parti Révolutionnaire du Rwanda. Cf. G. Prunier [175, p. 493].
170 Selon certains, le PDI n’aurait pas participé au génocide. Il existe toujours comme parti démocratique idéal ( ! ), les
références religieuses dans les partis n’étant plus autorisées.
171 R. Dallaire [72, p. 275].
172 M. Mas [139, p. 203].
173 Martin Bucyana, Lettre au président de l’ARD : Retrait du parti CDR de l’Alliance pour le Renforcement de la
Démocratie (A.R.D.), 25 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/BucyanaMartinRetraitCDRdeARD25mars1993.pdf ;
J. Bertrand [37, p. 240].
174 A. Guichaoua, Rwanda, Gouvernements, Représentation politique, Principaux corps d’État, Institutions de la société
civile, p. 35.
166
167
44
1. SITUATION DU RWANDA
d’Arusha entre le gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais sont signés
le 4 août 1993. Ils comprennent 175 :
— L’accord de paix final. 176 L’article 3 définit la « Loi Fondamentale » comme constituée de la
Constitution du 10 juin 1991 et de ces accords de paix, certains articles de la Constitution étant
remplacés par les dispositions des accords de paix. L’article 6 dispose que M. Faustin Twagiramungu sera Premier ministre du gouvernement de transition à base élargie. L’article 7 dispose que
les institutions de transition doivent être mises en place 37 jours après la signature des accords de
paix.
— L’accord de cessez-le-feu de N’Sele du 29 mars 1991, amendé le 16 septembre 1991 à Gbadolite et
le 12 juillet 1992 à Arusha (dit Arusha I). 177
L’article II dispose que le cessez-le-feu implique (2) la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel sur le terrain et (6) le retrait de toutes les troupes étrangères
après la mise en place effective du Groupe d’observateurs militaires neutres.
— Le protocole d’accord relatif à l’État de droit signé à Arusha le 18 août 1992 (dit Arusha II). 178
— Les protocoles d’accord relatifs au partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition à base élargie (dits Arusha III) signés le 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993. 179
L’article 55 répartit les portefeuilles : MRND (5), FPR (5), MDR (4) dont le PM, PSD (3), PL
(3), PDC (1). L’article 56 les attribue. L’article 61 stipule que tous les partis agréés ont droit à
être représentés à l’Assemblée Nationale de Transition s’ils s’engagent à respecter l’accord de paix
et signent le Code d’éthique politique. L’article 62 répartit les sièges à l’Assemblée Nationale de
Transition de la manière suivante : MRND (11), FPR (11), MDR (11), PSD (11), PL (11), PDC
(4). Autres partis agréés chacun 1 siège. L’article 80 comporte le code d’éthique que tout parti
participant aux institutions de transition doit s’engager à respecter. Ce code prévoit notamment
que chaque parti soussigné s’engage à « rejeter et s’engager à combattre toute idéologie politique et
tout acte ayant pour fin de promouvoir la discrimination basée notamment sur l’ethnie, la région,
le sexe et la religion. »
— Le protocole d’accord sur le rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes
déplacées signé à Arusha le 9 juin 1993. 180
— Le protocole d’accord sur l’intégration des forces armées des deux parties (dit Arusha IV) signé à
Arusha le 3 août 1993. 181
L’article 74 dispose de la répartition entre l’armée gouvernementale et le FPR des officiers (50 %,
50 %) et des hommes de troupes (60 %, 40 %) de la nouvelle armée.
— Le protocole d’accord sur diverses questions et dispositions finales signé à Arusha le 3 août 1993. 182
175 A. B. Nyakyi, Lettre au Secrétaire général : Transmission de l’Accord de paix entre le Gouvernement de la République
rwandaise et le Front patriotique rwandais, ONU, A/48/824, S/26915, 23 décembre 1993. http://francegenocidetutsi.
org/a-48-824.pdf
176 A. B. Nyakyi, ibidem, Annexe I, p. 3 http://francegenocidetutsi.org/a-48-824.pdf#page=3 ; The United Nations
and Rwanda, 1993-1996 [164, p. 170].
177 A. B. Nyakyi, Accord de cessez-le-feu entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique
rwandais, tel qu’amendé à Gbadolite le 16 septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992, ONU, 12 juillet 1992. http:
//francegenocidetutsi.org/ArushaAccordCessezLeFeu12juillet1992.pdf
178 A. B. Nyakyi, Protocole d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais relatif à l’État de Droit, signé à Arusha le 18 août 1992, ONU, 18 août 1992. http://francegenocidetutsi.org/
ArushaAccordEtatDeDroit18aout1992.pdf
179 A. B. Nyakyi, Protocoles d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais
sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition à base élargie, signés à Arusha respectivement le 30
octobre 1992 et le 9 janvier 1993. Cf. A. B. Nyakyi, Lettre au Secrétaire général : Transmission de l’Accord de paix entre le
Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais, 23 décembre 1993, ONU, A/48/824, S/26915,
ONU, 9 janvier 1993. http://francegenocidetutsi.org/ArushaAccordPartageDuPouvoir9janvier1993.pdf#page=28
180 A. B. Nyakyi, Protocole d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais
sur le rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes déplacées, signé à Arusha, le 9 juin 1993, ONU,
9 juin 1993. http://francegenocidetutsi.org/ArushaAccordRapatriementRefugies9juin1993.pdf
181 A. B. Nyakyi, Protocole d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais sur l’intégration des forces armées des deux parties, signé à Arusha le 3 août 1993. Cf. A. B. Nyakyi, Lettre au
Secrétaire général : Transmission de l’Accord de paix entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais, 23 décembre 1993, ONU A/48/824, S/26915, ONU, 3 août 1993. http://francegenocidetutsi.org/
ArushaAccordIntegrationDesForcesArmees3aout1993.pdf
182 Protocole d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais portant
sur les questions diverses et dispositions finales, signé à Arusha le 3 août 1993. Cf. A. B. Nyakyi, Lettre au Se-
45
1.12. LES ACCORDS DE PAIX D’ARUSHA
C’est sous la pression des bailleurs de fonds internationaux que le président Habyarimana a signé les
accords. En réalité, il n’en veut pas, car les accords le dépouillent d’une grande partie de son pouvoir ; il
risque à terme de perdre sa place et de devoir répondre devant un tribunal des crimes qu’il a commandités.
Gérard Prunier commente ainsi son attitude :
Le président Habyarimana, lorsqu’il consent à signer le traité de paix d’Arusha, n’accomplit pas là
un geste authentique marquant un tournant politique et le début d’une démocratisation au Rwanda,
mais une manœuvre tactique destinée à lui faire gagner du temps, à consolider les contradictions
entre les diverses oppositions et à faire bonne figure aux yeux des bailleurs de fonds étrangers. 183
Habyarimana déclare en kinyarwanda, le 15 novembre 1992 à Ruhengeri, que les accords sont « un
chiffon de papier ». 184 Mais plus encore que lui, deux groupes de pression s’y opposent. Le premier est
son propre entourage, l’Akazu, le clan de Madame, formé de Hutu du Nord-Ouest, qui vont y perdre leur
pouvoir et leurs prébendes. Son épouse est en effet au centre du clan des durs qui refusent tout partage
du pouvoir et de l’armée avec le FPR. L’ambassadeur de France, M. Georges Martres, en témoigne :
Le 12 février 1993, au cours d’une soirée, le Président s’était laissé convaincre qu’il lui fallait signer
un communiqué conjoint avec son Premier Ministre d’opposition, affirmant l’unité de vues des deux
hommes sur les accords d’Arusha. En aparté, l’épouse du Président Habyarimana a fait savoir que ce
communiqué serait probablement désapprouvé par les propres partisans du Président. 185
Les accords permettent à l’« ennemi » FPR d’entrer au gouvernement et dans l’armée. Les exilés
depuis 1959 vont pouvoir rentrer au pays. C’est tout le « Credo » de la « révolution sociale » de 1959
qui est remis en cause. Les kayibandistes, nostalgiques de cette révolution là, forment le second groupe
d’opposants. En signant les accords, Habyarimana s’attire les malédictions de ces fidèles de Kayibanda
qu’il avait écartés du pouvoir lors de son coup d’État de 1973. Ces ennemis de toujours d’Habyarimana,
qui se trouvent soit dans la CDR soit dans le MDR, vont donc se retrouver alliés objectifs des membres
de l’Akazu. Cette réconciliation des ennemis, au sens de René Girard, dont Habyarimana et les partisans
des accords de paix vont être victimes, donne naissance au Hutu Power. Les idéologues vont se déchaîner.
Ils ne manquent pas au Rwanda et le malheur est qu’ils sont soutenus par certains milieux en Europe, en
particulier en France.
Le dernier accord de cessez-le-feu est signé par Dismas Nsengiyaremye, Premier ministre, et Alexis
Kanyarengwe, président du FPR. Le communiqué conjoint publié à l’issue de la rencontre de haut niveau
entre le gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais tenue à Dar-Es-Salaam
du 5 au 7 mars 1993 186 stipule « que le conflit rwandais ne peut se résoudre que par des voies pacifiques ».
Les deux parties s’engagent à respecter le cessez-le-feu le mardi 9 mars à minuit. Le groupe d’observateurs
militaires neutres (GOMN) identifiera les positions des Forces armées rwandaises. L’accord stipule le
retrait des troupes étrangères et leur remplacement par une force internationale neutre organisée dans le
cadre de l’OUA et des Nations Unies. En outre, sont prévus : l’arrestation des fonctionnaires impliqués
dans les massacres – le FPR fournira une liste des responsables pressentis – ; l’arrêt de la propagande
nuisible à travers les médias et meetings populaires, incitant les gens à la haine et la violence et portant
préjudice à la réconciliation nationale ; enfin, de ne plus procéder à de nouvelles distributions d’armes
aux populations civiles. Le GOMN est chargé de contrôler cette dernière mesure.
Un document confidentiel précise les modalités des troupes françaises. 187 Les troupes françaises présentes au Rwanda depuis le 8 février 1993 devront se retirer du pays à partir du 17 mars 1994 ; en attendant
crétaire général : Transmission de l’Accord de paix entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front
patriotique rwandais, 23 décembre 1993, ONU, A/48/824, S/26915, pp. 168-178. http://francegenocidetutsi.org/
ArushaAccordQuestionsDiverses3aout1993.pdf
183 G. Prunier [175, p. 236].
184 Dans la traduction française publiée par André Guichaoua, il dit exactement : « Mais la paix ne se confond pas avec
les papiers [...] Il [le gouvernement] ne doit pas nous amener des papiers et prétendre qu’il a amené la paix ». Cf. Juvénal
Habyarimana, Discours lors du meeting du MRND tenu à Ruhengeri, 15 novembre 1992. http://francegenocidetutsi.
org/HabyarimanaDiscoursRuhengeri15novembre1992.pdf
185 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 122].
186 Communiqué conjoint publié à l’issue de la rencontre de haut niveau entre le gouvernement de la République rwandaise
et le Front patriotique rwandais tenue à Dar-Es-Salaam du 5 au 7 mars 1993, 7 mars 1993. http://francegenocidetutsi.
org/CommuniqueFprGovRwd7mars1993.pdf ; Monique Mas [139, pp. 256-259].
187 Dismas Nsengiyaremye, Alexis Kanyarengwe, Document confidentiel entre le Gouvernement rwandais et le Front
patriotique rwandais relatif aux modalités de retrait des troupes étrangères, 7 mars 1993. http://francegenocidetutsi.
org/DarEsSalaamAccordSecret7mars1993.pdf
46
1. SITUATION DU RWANDA
leur remplacement par une force internationale neutre, les deux compagnies françaises restantes devront
rester à Kigali.
Sur les 21 portefeuilles que doit compter le gouvernement de transition à base élargie (GTBE), le parti
présidentiel, le Mouvement républicain pour la démocratie et le développement (MRND), se voit attribuer
cinq ministères, dont celui de la Défense. Le FPR en obtient autant, dont celui de l’Intérieur. Le principal
parti d’opposition intérieure, le Mouvement démocratique républicain (MDR), obtient quatre postes, dont
celui de Premier ministre, destiné à Faustin Twagiramungu, nommément désigné dans l’accord de paix.
Le Parti social démocrate (PSD) et le Parti libéral (PL) obtiennent trois portefeuilles, le Parti démocrate
chrétien (PDC) un.
Quant à l’Assemblée nationale de transition (ANT), elle est ouverte au FPR et à tous les partis
agréés à la date de la signature de l’accord, à condition qu’ils adhèrent au « code d’éthique » politique.
Farouchement opposé au partage du pouvoir avec le FPR, le parti CDR a d’abord refusé de signer ce
code. Il se ravise plus tard et exige son entrée au Parlement. Il se heurte alors au refus du FPR. Telle
était la situation jusqu’au déclenchement du génocide. En 1994, dix-huit partis politiques ont été agréés.
Le GTBE et l’ANT devaient être mis en place dans un délai maximum de 37 jours suivants la
signature de l’accord de paix. La période de transition ne devait pas excéder 22 mois, à l’issue de laquelle
des élections devaient être organisées.
L’accord sur l’intégration des forces armées des deux parties fut l’un des plus difficiles à négocier. Il
prévoit la formation d’une nouvelle armée nationale de 13 000 hommes dont 60 % des effectifs proviennent
des Forces armées rwandaises et 40 % du FPR. L’état-major sera composé de 50 % d’officiers des FAR et
50 % du FPR. 188 Le poste de chef d’état-major revient à l’armée gouvernementale. Son adjoint viendra
du FPR.
Les effectifs de la gendarmerie sont limités à 6 000 hommes et répartis dans les mêmes proportions. 189
De nombreux militaires vont être démobilisés. L’effectif des FAR est de 30 000 environ au moment
des accords. 190 Ils refusent de perdre leur emploi. Certains se mutinent en mai-juin et en octobre 1992.
1.13
La MINUAR et l’application des accords de paix
Le 5 octobre 1993, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution no 872 autorisant le
déploiement d’une force de maintien de la paix au Rwanda. La MINUAR, mission des Nations Unies pour
l’assistance au Rwanda, est prévue pour quatre-vingt dix jours prolongeables à six mois, si des progrès
appréciables dans l’application des Accords d’Arusha sont constatés. Son mandat consiste à assurer la
sécurité de la ville de Kigali notamment par la création d’une zone libre d’armes (KWSA), 191 à superviser
l’accord de cessez-le-feu entre le gouvernement rwandais et le FPR, à superviser les conditions de sécurité
dans le pays, à faire rapport sur les cas de non-application du protocole d’intégration des forces armées,
à contrôler le processus de rapatriement des réfugiés et de réinstallation des personnes déplacées, à aider
l’assistance humanitaire, à faire rapport sur les activités de gendarmerie et de police. Elle est composée
initialement de 1 260 militaires.
La MINUAR intègre la mission d’observation Ouganda-Rwanda (MONUOR) créée le 22 juin 1993
et chargée de contrôler la frontière. 81 membres de la MINUAR sont déployés pour cela à la frontière
ougandaise.
Dans sa résolution no 893 du 6 janvier 1994, le Conseil de sécurité décide de l’envoi d’un bataillon
supplémentaire. Les 2 500 militaires qui la composent sont fournis par 24 pays et commandés par le
général canadien Roméo Dallaire. Le Bangladesh en a fourni 937, le Ghana 841, la Belgique 428. 192 Lors
de la mise en œuvre des Accords d’Arusha, le FPR avait refusé la participation de troupes françaises au
contingent de la MINUAR. Ce seront finalement des troupes belges qui en composeront le « noyau dur »
jusqu’à leur retrait le 19 avril 1994 en raison de l’assassinat de dix des leurs le 7 avril.
Protocole d’accord sur l’intégration des forces armées, article 2 et 74.
Protocole d’accord sur l’intégration des forces armées, articles 85 et 144.
190 M. Cuingnet dit que le nombre des démobilisables était arrêté à 36 000 hommes. Il tient compte probablement de
la gendarmerie. Cf. Audition de M. Cuingnet, 28 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 170].
191 KWSA : Kigali Weapons Secure Area.
192 Voir la contribution de chaque pays à la MINUAR, tableau 39.1 page 1404.
188
189
47
1.13. LA MINUAR ET L’APPLICATION DES ACCORDS DE PAIX
Date
Raison du report
Sources
10/9/1993
Retard installation MINUAR
Accord d’Arusha du 4 août 1993
29/12/1993
Conflits internes au MDR et PL
Télex no 1275 du 29 décembre 1993
d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles,
Sénat belge, 1-611/8
5/1/1994
Habyarimana prête serment. Accès interdit par Interahamwe et
GP
F. Reyntjens, Trois jours..., p. 17 ;
L. Marchal, Rwanda : La descente...,
p. 136
10/2/1994
Passation reportée
Prunier, p. 248
14/2/1994
Opposition du MRND
ONU, S/1994/360 § 12
22/2/1994
Violences
Prunier, p. 250 ; ONU, S/1994/360 § 13
22/2/1994
Boycott des partis
ONU, S/1994/360 § 13
25/3/1994
Absence du FPR
Prunier, p. 251 ; ONU, S/1994/360 §
22 ; MIP, Annexes, p. 280
26/3/1994
Entrave d’Habyarimana
Prunier, p. 251
28/3/1994
Entrave d’Habyarimana
Prunier, p. 252 ; Aucun témoin..., p. 207
8/4/1994
Coup d’État et génocide
Nshimiyimana, Prélude..., p.
Reyntjens, Trois jours..., p. 23
9/4/1994
Coup d’État et génocide
Groupe ad hoc, Sénat belge, p. 83
10/4/1994
Coup d’État et génocide
Nshimiyimana, Prélude..., p. 51
38 ;
Table 1.6 – Dates successivement prévues pour la mise en place des institutions de transition dans le
cadre des Accords d’Arusha
Déterminées à éviter le partage du pouvoir prévu par les Accords de paix d’Arusha, plusieurs personnalités civiles et militaires de premier plan poursuivent leur stratégie de préparation de massacres et
d’incitation à la violence. Parmi celles-ci, les membres de l’Akazu qui forment l’entourage immédiat du
Président, voient qu’ils vont perdre tout leur pouvoir et leurs prébendes.
De nombreux militaires des FAR doivent être démobilisés selon les accords de paix. Selon M. Michel
Cuingnet, chef de mission de coopération au Rwanda, rien ne leur a été proposé :
Les accords d’Arusha prévoyaient la démobilisation. Toutefois, malgré quelques tentatives, rien
n’est mis en place pour rendre les militaires à la vie civile et surtout racheter leurs armes. En août 1993,
nombreux sont les militaires des FAR qui ressentent les accords d’Arusha comme une capitulation
et n’acceptent pas d’être commandés par les chefs Inkotany [Inkotanyi]. Entre les accords d’Arusha
(4 août 1993) et le 6 avril 1994, alors que les militaires, privilégiés du régime, faisaient l’objet de
mesures de démobilisation, rien ne leur a été proposé, ils se voyaient sans solde, sans travail, sans
terre, condamnés au brigandage ou à l’assistance humanitaire. Mais ils avaient leurs armes et le
nombre des démobilisables était arrêté à 36 000 hommes. 193
Face à cette crise dans l’armée, on observe un accroissement de l’activité des milices. M. Cuingnet
poursuit :
Les miliciens Interahamwe, eux, ont occupé les rues des villes, Kigali principalement. Ils ont
interdit les réunions du GTBE par leurs manifestations et ont fait la chasse aux Inkotany [Inkotanyi].
D’août 1993 à début 1994, aucune mesure n’a été prise pour dissoudre ces hordes fanatisées par la
Radio des Mille Collines qui continuait à émettre, malgré les accords. Ces militaires et les miliciens
composeront le gros des troupes qui commettront le génocide. 194
193 Audition de M. Cuingnet, 28 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 170].
194 M. Cuingnet, ibidem.
48
1. SITUATION DU RWANDA
Habyarimana, poussé par l’Akazu, va tout faire pour empêcher ou retarder l’application des accords.
Le 5 janvier 1994, Interahamwe et gardes présidentiels en civil empêchent l’investiture du gouvernement
et de l’assemblée de transition. Le 8 janvier, une manifestation des Interahamwe, de paras-commando et
de gendarmes en civil vise à provoquer le FPR et la MINUAR mais celle-ci n’intervient pas. Elle démontre
ainsi son incapacité à s’opposer aux milices :
À plusieurs reprises, ils ont testé la MINUAR pour provoquer sa réaction. La MINUAR n’est pas
intervenue. Ils en ont déduit qu’ils pouvaient tout se permettre. 195
Les pressions internationales sur le Président Habyarimana ne vont être que plus fortes. Il est certain
que cela a créé de sérieuses divergences entre lui et l’Akazu qui se sentait menacée par la mise en application
de ces accords.
Selon Willy Claes, ministre belge des Affaires étrangères, Habyarimana jouait double jeu :
[...]
[...]
J’ai tenté d’attirer l’attention des Américains sur le possible double jeu du président Habyarimana
Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, des éléments négatifs provenaient du côté présidentiel
Je pensais que la famille du président agissait contre le processus de paix, mais que le président luimême comprenait qu’il n’y avait pas d’autre solution possible que d’exécuter les accords d’Arusha. 196
Habyarimana, très habile, s’en sortait par un double jeu qui a atteint ses limites quand il dut céder à
Dar es-Salaam le 6 avril 1994.
1.14
L’histoire parallèle du Burundi
1.14.1
La séparation du Rwanda et du Burundi
Jusqu’à l’indépendance, le Ruanda-Urundi formait une seule entité, confiée par l’ONU à la tutelle
belge. L’ONU insista pour que le pays ne soit pas éclaté 197 et même le cadre administratif belge défendit
le principe de l’administration depuis Usumbura. C’est le colonel Guy Logiest qui, pour assurer le succès
de sa république hutu au Rwanda, obtint la séparation par une série de mesures comme les élections
communales rwandaises du 25 juin à juillet 1960, la création de la garde rwandaise en août, le transfert
de la section rwandaise de l’école de sous-officiers d’Usumbura à Astrida 198 et l’ouverture de l’école
d’officiers à Kigali en novembre 1960. 199
1.14.2
L’assassinat du prince Rwagasore
En 1958, dans la perspective de l’autonomie, le prince héritier Louis Rwagasore crée le Parti de
l’unité et du progrès national (Uprona). L’administration belge lui suscite un rival, le Parti démocrate
chrétien (PDC), qui demande le report de l’indépendance. Il ne s’agit pas d’un clivage hutu-tutsi. Mais
comme l’UNAR au Rwanda, l’Uprona est accusé de sympathies communistes pour ses relations avec le
MNC de Lumumba au Congo et avec la TANU de Nyerere en Tanzanie. 200 Les élections communales
donnent la majorité au front commun autour du PDC mais les élections législatives de septembre 1961
supervisées par l’ONU donnent la victoire à l’Uprona. Louis Rwagasore forme son gouvernement mais il
est assassiné un mois après par des partisans du PDC, le 13 octobre 1961. 201 Le rôle du gouvernement
belge dans cette élimination peut être suspecté. Dans une note du 24 octobre 1960 au roi Baudouin, le
grand maréchal Gobert d’Aspremont Lynden écrivait que, selon le ministre des Affaires africaines, « le
mwami Mwambutsa [du Burundi] lui a paru bien disposé. Par contre, son fils [le prince Rwagasore] a
195 Exposé du lt-col. Duvivier - C.T.M. Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat
belge [201, 1-611/12, section c, p. 76]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
196 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.1, p. 244] http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf ; Audition du ministre Claes [201, CRA 1-29, 18 avril 1997,
pp. 297, 304]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition18avril1997Claes.pdf#page=17
197 Résolution 1579 et 1580 du 20 décembre 1960. Cf. G. Logiest [130, p. 185].
198 Astrida est l’ancien nom de la ville de Butare.
199 G. Logiest [130, pp. 159-160].
200 J.-P. Chrétien [58, p. 273].
201 J.-P. Chrétien [58, pp. 272-273] ; J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier [60, p. 19].
49
1.14. L’HISTOIRE PARALLÈLE DU BURUNDI
une attitude douteuse ». 202 Dès lors, le syndrome rwandais, le clivage hutu-tutsi, gagne le Burundi. À la
différence du Rwanda, c’est une logique sécuritaire tutsi qui domine depuis 1966 mais le piège ethniste
s’est refermé sur les deux pays et les événements dans l’un de ces deux États influenceront toujours
l’autre. 203
1.14.3
Les affrontements ethniques
Le Burundi était un pays très semblable à son voisin le Rwanda. Cependant la méthode utilisée par
la Belgique au Rwanda pour en garder le contrôle ne réussit pas aussi bien au Burundi où un parti
nationaliste et non ethnique, l’Uprona, obtint la majorité. Le poison ethnique rwandais gagna le Burundi
et les massacres de Tutsi en 1965 sont la conséquence du « modèle » rwandais. L’interaction entre les
deux pays par la fuite de réfugiés et la propagande radiodiffusée les engage dans un cycle sans fin de
massacres. Ainsi, les pogroms anti-tutsi de 1973 au Rwanda sont inspirés par la répression des Hutu en
1972 au Burundi. L’assassinat du président burundais Ndadaye sera utilisé pour saboter les accords de
paix d’Arusha au Rwanda et les actes de génocide dont les Tutsi sont victimes au Burundi, suite à ce
coup d’État avorté, doivent être vus avec le recul comme une sorte de « répétition générale » 204 pour le
génocide des Tutsi du Rwanda.
La peur des Tutsi du Burundi est alimentée par les massacres de 1959-1963 au Rwanda. Et réciproquement, la peur des Hutu au Rwanda est alimentée par les massacres de l’élite hutu perpétrés par le
gouvernement burundais à dominante tutsi en 1972. Le subterfuge de la propagande extrémiste a été de
faire croire aux Hutu du Rwanda que le FPR préparait le génocide des Hutu, par analogie à ce qui s’était
passé en 1972 au Burundi.
1.14.4
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
Chronologie sommaire des événements au Burundi
13 octobre 1961 : Assassinat du prince Rwagasore, leader de l’Uprona, parti non ethnique.
1er juillet 1962 : Indépendance du Burundi.
Janvier 1965 : Assassinat du premier ministre Pierre Ngendandumwe.
1965 : Majorité hutu aux élections en mai. Le roi nomme un Premier ministre tutsi ce qui déclenche
un coup d’État armé en octobre. Le roi Mwanbutsa s’enfuit.
Octobre 1965 : Massacre des paysans tutsi de l’ouest de la province de Muramvya.
1966 : Le capitaine Michel Micombero est nommé Premier ministre.
28 novembre 1966 : La République est proclamée avec Micombero comme président.
Mai-juin 1972 : Attaque dans le sud et vers Bujumbura contre les Tutsi. Elle est suivie de tueries
systématiques de cadres hutu par l’armée.
1976 : Le colonel Bagaza renverse le régime de Micombero.
Décembre 1984 : Sommet franco-africain de Bujumbura qui provoqua le scandale du Carrefour du
Développement.
1987 : Le major Pierre Buyoya prend le pouvoir.
1988 : Massacre de Tutsi par des Hutu dans le nord suivis d’une répression par l’armée.
Juin 1993 : Melchior Ndadaye remporte l’élection présidentielle contre Pierre Buyoya.
3 juillet 1993 : Coup d’État manqué contre Ndadaye.
21 octobre 1993 : Assassinat du Président Ndadaye suivi du massacre de Tutsi puis d’une répression
de l’armée.
1.14.5
La France soutient le gouvernement tutsi qui massacre les Hutu
Le Rwanda et le Burundi étant voisins du Zaïre et des voies d’accès vers l’océan Indien pour les
richesses extraites de ce pays, la France s’est intéressée à ces pays dont l’ambassadeur de la Bruchollerie
202 Colette Braeckman, Commission Lumumba : Le Rwanda et le Burundi aussi sont concernés. La fin de la monarchie
était annoncée. Les informations recueillies par les experts de la commission Lumumba débordent sur les manœuvres
belges au Rwanda et au Burundi dans les années soixante, Le Soir, 14 novembre 2001. http://francegenocidetutsi.org/
BraeckmanCommissionLumumba14nov2001.pdf
203 Audition de J.-P. Chrétien par la Mission d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 68].
204 J.-P. Chrétien [58, p. 288].
50
1. SITUATION DU RWANDA
souligne l’importance, fin 1972 :
On ne saurait nier l’importance politique du Burundi, pays de trois millions et demi d’habitants,
mais nanti, avec le Rwanda, de la plus grande densité démographique africaine (120 hab. au km2 ),
placé à la charnière des Afriques anglophone et francophone, et surtout importante plate-forme d’observation, voire de pénétration, vis-à-vis de ce sous-continent qu’est le Zaïre voisin [...] 205
La coopération de la France avec le Burundi commence par un accord signé en février 1963. Marc
Barbey est nommé ambassadeur pour le Rwanda et le Burundi. 206 La France soutient les tendances
nationalistes et progressistes du gouvernement Micombero. Les diplomates français dénigrent l’ancienne
puissance coloniale et soutiennent les politiciens qui veulent s’en affranchir comme les leaders du “clan
français”, Artémon Simbananiye et Albert Shibura. 207 Cette coopération comporte un volet militaire. 208
Deux officiers et huit sous-officiers français sont affectés à l’armée de l’air. Deux agents français, le
commandant Jean-Claude Breuil et Jean Billaud pilotent deux hélicoptères Alouette III achetés en 1968
et 1971. Deux officiers français arrivent en février 1972 pour former des parachutistes. 209
Une rébellion hutu survient dans le sud du pays du 29 avril au 4 mai 1972. Des groupes armés, dont
certains viennent de Tanzanie, massacrent systématiquement les fonctionnaires tutsi et leurs familles, ils
s’en prennent aussi aux Hutu qui ne veulent pas les suivre. Le pouvoir, contrôlé par des ultra-tutsi « amis »
de la France, déclenche des représailles que le représentant de la France décrit comme l’élimination de
l’élite hutu et qualifie de génocide de l’ethnie hutu sans que Paris s’en émeuve 210 :
Jusques à quand s’exercerait le génocide des Hutus à Bujumbura, celui auprès duquel les massacres
des Batutsi, dans la région de Buriri, aux tous premiers jours de la « révolte » aura [sic] fait pâle
figure ? Le nombre de tués ? Sans doute... 20 000, bien plus probablement le triple, l’évaluation de
100 000 n’étant nullement ridicule.
Les victimes ? A priori, tous les adultes mâles, pourvus de quelque connaissance. C’est-à-dire qu’il
y en a de quinze et douze ans.
Les bourreaux ? Bien entendu et d’abord le “blood-trust” de MM. Shibura et Yanda (auxquels il
faut probablement joindre M. Simbananiye) [...] 211
La démarche faite le 19 mai par l’ambassadeur de la Bruchollerie afin de faire cesser les massacres
« avait été critiquée par le Quai d’Orsay qui lui avait intimé l’ordre de se tenir plus en retrait. » 212
Contrairement à la Belgique, 213 la France n’émet aucune protestation auprès du gouvernement burundais.
Pendant toute la durée de ces massacres, Paris assure l’approvisionnement de l’armée burundaise en
munitions. 214 Simbananiye vient à Paris chez Jacques Foccart le 19 juin solliciter une intensification de
la coopération militaire, notamment la livraison de deux hélicoptères supplémentaires. 215 Précisément
une polémique se développe autour des hélicoptères Alouette qui auraient été très utilisés au cours de la
répression : « Les deux hélicoptères Alouette III, gracieusement offerts (sic) par la France au Burundi, ont
arrosé de mitraille des dizaines de villages hutu. » 216 Ces hélicoptères auraient été pilotés par des Français,
des Burundais jouant le rôle de tireurs. L’ambassadeur de la Bruchollerie admet que ces hélicoptères ont
J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, p. 400].
Jacques Foccart vient à Bujumbura les 1-3 juin 1971. Il reçoit à Paris Artémon Simbananiye, ministre des Affaires
étrangères, en mars 1972. Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, p. 402].
207 Le major Albert Shibura, ancien chef d’état-major, ministre de l’Intérieur et de la justice en 1972, est sorti de la
promotion 1961 de l’école d’officier de St Cyr-Coëtquidan. Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, p. 402].
208 Il y a également tout un volet de coopération culturelle avec l’envoi de professeurs. Notamment, René Cassin, père de
la Déclaration universelle des droits de l’homme, vient présider du 10 au 19 août 1971, en pleine période d’arrestation des
opposants, le Congrès international des juristes francophones. Il est reçu par le commandant Shibura, ministre de l’Intérieur
et de la Justice ! Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, pp. 61, 402].
209 J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, p. 399].
210 Jean-Pierre Chrétien rappelle la pétition qu’il lança en mai 1972 pour déplorer le silence des autorité françaises devant
ce « génocide de Burundais d’ethnie hutu. » Cf. J.-P. Chrétien, Le défi de l’ethnisme [57, p. 160].
211 Télégramme de Hubert de La Bruchollerie, Bujumbura, 24 mai 1972, AF, FF, FPU 770. Cf. J.-P. Chrétien, J.F. Dupaquier [60, pp. 403-407].
212 Confidence de Hubert de la Bruchollerie à Pierre Van Haute (AEB, PECRU 16363, ambassade de Belgique, Bujumbura,
2 juin 1972. Cf. Ibidem, p. 408.
213 Gaston Eyskens, chef du gouvernement belge déclare le 19 mai : « Le Burundi n’est pas confronté avec une lutte tribale,
mais avec un véritable génocide. » Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, p. 387].
214 J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier ibidem, p. 410.
215 J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, pp. 410].
216 G. Henein, Burundi, un bain de sang, L’Express, 5-10 juin 1972. Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier ibidem, p. 411.
205
206
51
1.14. L’HISTOIRE PARALLÈLE DU BURUNDI
souvent été pilotés par des Français car un seul pilote burundais était disponible. L’ambassadeur de
Belgique Van Haute observe que ces hélicoptères sont dotés de mitrailleuses. Un Français aurait participé
à chaque mission. Van Haute affirme que, de source sûre, l’un d’eux aurait « piloté l’hélicoptère qui a
mitraillé les élèves hutu en fuite de la mission protestante de Kivoga (plaine de la Rusizi). » 217
L’un des deux pilotes, militaire aguerri, dit n’avoir pas vu de telles horreurs dans ses campagnes
passées :
Le pilote français de l’hélicoptère qui, ce matin-là [en 1972], m’emportait vers le PC de montagne
du colonel Michel Micombero, avait fait l’Algérie après l’Indochine. « J’y ai vu des horreurs, me dit-il,
mais rien de comparable aux atrocités commises ici par les Bahutu qui ont ouvert les hostilités. » 218
Devant ce déchaînement de l’armée gouvernementale, la Belgique refuse d’honorer les commandes
d’armes le 20 juin et suspend son assistance militaire en novembre 1972. 219
Ainsi la tolérance de la France devant ce génocide de l’élite hutu par un régime tutsi lui permet, suite
au retrait belge, de se retrouver seule à soutenir l’armée burundaise. Ceci suggère deux remarques. La
première est que cette attitude cynique de la France qui consiste à tolérer des massacres pour augmenter
son influence auprès d’une armée d’un pays non démocratique, est une méthode qui va lui permettre de
supplanter la Belgique, plus respectueuse à cette époque, des droits humains. La France va de nouveau
pratiquer cette méthode au Rwanda en octobre 1990 pour écarter encore une fois la Belgique. La deuxième
remarque est qu’il ne faut pas croire que la politique française est fondamentalement anti-tutsi. La preuve
est que, au Burundi, la France soutient le gouvernement à dominante tutsi contre des Hutu. L’objectif
de la France est clair, c’est l’extension de sa zone d’influence, en particulier de prendre la place de
la Belgique dans toute la région des Grands Lacs. La France ne va-t-elle pas jouer des affrontements
ethniques hutu-tutsi au Rwanda pour influer sur le Burundi et réciproquement ?
1.14.6
L’assassinat du Président Ndadaye
Suite aux massacres du 15 août 1988 provoqués par une campagne du Palipehutu 220 contre des Tutsi
et à la répression de l’armée, le gouvernement du président Pierre Buyoya tente de calmer les affrontements
ethniques. Cela débouche sur l’élection en juin 1993 de Melchior Ndadaye du FRODEBU. Celui-ci, loin
de célébrer la revanche hutu, forme un gouvernement avec un tiers de Tutsi, dirigé par Sylvie Kinigi.
Dans la nuit du 20 au 21 octobre, un bataillon blindé bénéficiant de la complicité ou de la passivité du
reste de l’armée s’attaque au palais présidentiel. Le Président Ndadaye est assassiné. Selon M. Ahmedou
Ould Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi, le colonel Sylvestre
Ningaba aurait été l’inspirateur du putsch, bien qu’il se trouvait emprisonné à ce moment-là pour une
précédente tentative de putsch, le 5 juillet 1993.
François Ngeze, député hutu membre de l’Uprona et ex-ministre de l’Intérieur du gouvernement
Buyoya, le lieutenant-colonel Jean Bikomagu, chef d’état-major de l’armée, et deux autres lieutenantscolonels, Pascal Simbanduku et Jean-Bosco Daradangwe, forment un éphémère « Conseil national de
salut public » qui disparaît le 23 octobre.
La France condamne ce coup d’État au Burundi mais refuse d’intervenir militairement comme le lui
demande le Président Habyarimana. 221 Un gouvernement en exil est constitué à Kigali par le ministre de
la Santé, Jean Minani. La France déclare suspendre sa coopération civile et militaire avec le Burundi. 222
Fait notoire, le Premier ministre, madame Sylvie Kinigi, se réfugie à l’ambassade de France avec neuf
de ses ministres. 223 Suite à la mort du président du Burundi, la France reconnaît que le pouvoir légal
revient au gouvernement de madame Kinigi : « Il [le Premier ministre] est constitutionnellement, en
Van Haute, Bujumbura, 28 juin 1972. Cf. J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, pp. 411-412].
Omer Marchal [136, p. 104].
219 J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier [60, pp. 391-392].
220 Palipehutu : Parti pour la libération du peuple hutu. Parti extrémiste hutu burundais. Habyarimana faisait armer les
réfugiés du Palipehutu au Rwanda.
221 Communiqué du Quai d’Orsay, 21 octobre 1993.
222 Communiqué du Quai d’Orsay, 23 octobre 1993.
223 Général Quesnot, Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Burundi, 25
octobre 1993. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye25octobre1993.pdf
217
218
52
1. SITUATION DU RWANDA
l’absence du Président et du Président de l’Assemblée, dépositaire de la légalité. » 224 À sa demande d’une
intervention militaire de la France, il est décidé au Conseil restreint du 26 octobre 1993 de demander aux
24 coopérants militaires français en place au Burundi d’assurer la sécurité du gouvernement burundais.
En fait, c’est quinze hommes supplémentaires provenant en partie du GIGN et commandés par le capitaine Marconet qui sont envoyés au Burundi pour former deux compagnies d’élite chargées de protéger
les membres du gouvernement. Ils viennent renforcer les assistants militaires techniques placés sous les
ordres du colonel Michel Cabrière. 225 Protégé par les unités « loyalistes » conseillées par les assistants
techniques français, le gouvernement quitte l’ambassade de France pour un hôtel en périphérie de Bujumbura. 226 En 1994, ces coopérants responsables de la formation d’une unité chargée de la sécurité des
membres du gouvernement sont une vingtaine. 227
1.14.7
Le génocide occulté de 1993
L’assassinat du président démocratiquement élu par des militaires tutsi a comme conséquence des
massacres de Tutsi orchestrés par le FRODEBU 228 pour « venger le président » et des représailles de
l’armée. Il y aurait eu cent mille victimes. 229 Ce sont les radios du Rwanda, la radio RTLM en particulier,
qui propagent la nouvelle de l’assassinat de Ndadaye : des Burundais du FRODEBU, dont le ministre
Jean Minani, répandent depuis le Rwanda des fausses informations sur des massacres de Hutu par des
Tutsi alors qu’il s’agit de l’inverse. 230 Ces fausses nouvelles sont reprises par la presse internationale.
Le gouvernement burundais, protégé par l’ambassade de France et ses militaires, ne réagit pas contre
les massacres dans le pays. La communauté internationale se préoccupe du rétablissement des institutions démocratiques mais ignore le génocide en cours. On constate là que ce coup-d’État-génocide est la
préfiguration directe de ce qui va se passer au Rwanda l’année suivante.
1.14.8
Questions sur le rôle de la France dans le coup d’État du 21 octobre
Visiblement, ce putsch militaire du 21 octobre était mal préparé par ses auteurs. Des interventions
extérieures ont pu enflammer les tensions intérieures créées par les tentatives de réforme de l’armée et de
la gendarmerie par le président. 231 Si la France semble dans ces événements avoir défendu les institutions
démocratiques du Burundi, deux faits font cependant s’interroger sur son rôle. D’une part, en 1993, la
France est le seul pays occidental à fournir des instructeurs à l’armée burundaise. En effet la Belgique a
suspendu sa coopération militaire suite à la répression sanglante d’août 1988. 232 Les militaires français
étaient donc parfaitement informés de ce qui se passait à l’intérieur de l’armée burundaise. De plus, le
putsch était annoncé. Le chef d’état-major, le lieutenant-colonel Jean Bikomagu en a averti le ministre de
la Défense Charles Ntakije le 18 octobre, trois jours avant. 233 Le 11 octobre 1993, le lieutenant Gratien
Rukindikiza, chef des gardes du corps du Président, déclare au lieutenant-colonel Pascal Simbanduku,
Président de la Cour militaire, qu’il soupçonne qu’un coup d’État était en préparation. 234
224 Dominique Pin, contre-amiral de Lussy, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Situation
au Burundi, 23 octobre 1993. http://francegenocidetutsi.org/PinDeLussy23octobre1993.pdf À l’inverse, le 7 avril 1994,
après la mort du président Habyarimana, Bruno Delaye parlera d’un vide institutionnel, déniant tout pouvoir au Premier
ministre (hutu), madame Agathe Uwilingiyimana.
225 Gilles Millet, Paris envoie quinze hommes à Bujumbura, Libération, 6 novembre 1993.
226 Bruno Delaye, Jean Levy, général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Conseil
restreint du mercredi 10 novembre 1993. Situation. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelayeLevy10novembre1993.
pdf
227 Bruno Delaye, Point hebdomadaire de situation sur l’Afrique, 29 mars 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye29mars1994.pdf
228 FRODEBU : Front pour la démocratie au Burundi. Parti du président Ndadaye, essentiellement hutu.
229 J.-P. Chrétien [58, p. 288] ; Rapport de la Commission d’enquête internationale sur l’assassinat du président du
Burundi ainsi que les massacres et les actes de violence graves qui ont suivi, ONU, S/1996/682, 22 août 1996. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1996-682.pdf
230 J.-P. Chrétien [57, p. 179] ; G. Prunier [175, p. 261].
231 D’autres acteurs ont pu contribuer à précipiter les événements. Notons parmi ceux-ci l’entreprise belge Affimet d’affinage
et d’exportation d’or, dirigée par Antoine Goetz, qui s’est vu retirer ses franchises à l’exportation par le Président Melchior
Ndadaye le 17 Août 1993. Cf. Francois Misser, Belgium freezes Burundi assets, African Business, 1er avril 2000.
232 G. Sebudandi [193, p. 81].
233 G. Sebudandi [193, p. 11].
234 Rapport de l’ONU sur le génocide de 1993 au Burundi, S/1996/682, 22 août 1996, section 117, p. 29. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1996-682.pdf#page=29
53
1.14. L’HISTOIRE PARALLÈLE DU BURUNDI
Conseillers d’une armée à dominante tutsi, les militaires français jouent en quelque sorte à front
renversé par rapport à leurs collègues au Rwanda qui soutiennent l’armée hutu contre un mouvement à
majorité tutsi.
Second fait très curieux, l’ex-capitaine Paul Barril aurait été chargé de la sécurité du Président Melchior Ndadaye. Paul Barril quitte Bujumbura pour Kigali la veille de l’assassinat. 235 Coïncidence ? Voici
le récit que l’ex-gendarme de la cellule de l’Élysée fait lors d’une interview par Raphaël Glucksmann :
Parmi mes missions, je vous en raconte une parce que quand même j’ai failli y laisser la vie. Le
président Habyarimana m’appelle et me dit : « Viens en urgence à Kigali. » J’arrive à Kigali. On me
prend dans l’avion, on me met dans une résidence. Le soir je vais voir le président. On est en octobre
1993. Habyarimana me dit : « Paul, il se prépare des choses graves au Burundi. » Au Rwanda et
au Burundi, c’est les deux mêmes problèmes ethniques, les deux mêmes équilibres et encore pire au
Burundi où c’est toujours les militaires tutsi qui ont eu le pouvoir. Et vous savez, on est en octobre
et le président Ndadaye, hutu, avait été élu au mois de juillet avec 67 % des voix au premier tour. Le
président Habyarimana me dit : « Paul, j’ai eu des informations. Ils veulent assassiner le président
Ndadaye. Va sur place, fais une enquête, il t’attend. » Je prends un avion. Je suis reçu par Ndadaye.
Il me dit : « Mais non mon capitaine, la démocratie..., j’ai été élu au premier tour. Si une goutte
de sang me coulait de l’oreille, le peuple, etc. » Vous savez, c’est des gens qui croient parce que vous
avez un suffrage universel, vous... Et il me dit : « Je vais écouter ce qu’ont dit Habyarimana et le
Président Mitterrand. Je te donne un ordre de mission, tu peux enquêter. » Et il me dit : « Je te
présente Christian, le chef des services secrets, 236 il va travailler avec toi. » En huit jours, par mes
contacts et mes réseaux, j’ai la certitude qu’un coup d’État est en préparation, des armes ont été
détournées, le président est sous écoute, je trouve des micros, je trouve des branchements de ces trucs.
Je sais que les militaires vont prendre le pouvoir, etc. Et je mange avec lui et le soir je lui dis : « M.
le Président, c’est grave vous ne passerez pas la semaine prochaine. » Et il me dit : « qu’est-ce qu’il
faut faire ? » Je dis : « il faut renforcer votre garde et faire comme ça. » Il me dit : « fais le plan,
tu retournes à Paris et tu fais comme ça. » Et dans la nuit, le chef des services de renseignement
me dit en sortant de chez le président, « tu viens manger avec moi. » Je vais dans sa petite, très
petite maison, très minable et il me dit « j’m’excuse, on n’a jamais été au pouvoir. » On est assis sur
deux caisses. Les enfants me regardent avec des yeux comme ça et on a un garde de sécurité. On est
dans un quartier de Bujumbura très populaire. D’un seul coup le garde arrive, il dit : « les militaires
arrivent c’est pour nous, c’est pour nous les militaires. » Je prends une kalach, j’me mets dehors,
une balle dans le canon, trois véhicules militaires mais ils me voient moi, le Blanc, dans les phares et
ils n’osent pas s’arrêter, ils font le tour de la maison et ils repartent chercher du renfort parce qu’ils
m’ont vu le Blanc avec la kalach prêt à faire... et Christian, il me dit « faut qu’on se sauve, ils veulent
tenter quelque chose contre toi, ils doivent savoir. » Et on traverse le pont et on va passer la nuit,
donc je vais passer la nuit au Zaïre. 237 Et au même moment, vous savez ce qui se passe, à 5 h du
matin, moi j’étais à l’hôtel des sources du Nil, 238 j’avais mes affaires, 2 AML paras arrivent, tirent 2
obus de 90 239 dans la suite où j’étais, rentrent à la présidence choppent le président, lui coupent les
couilles, lui coupent le nez et le traînent dedans et c’est l’assassinat du Président Ndadaye. Et moi je
pars euh juste 24 h avant.
Et qui était à Bujumbura pour coordonner ça ? Eh bien, notre ami Kagame. 240
À entendre l’ex-capitaine Barril, c’est Juvénal Habyarimana qui, informé plus d’une semaine avant
d’un projet de renverser Ndadaye, l’envoie auprès de ce dernier avec qui Barril n’avait pas de contrat.
Mais s’il faut reconnaître à l’ex-capitaine des qualités de conteur, il ne faut pas prendre tout ce qu’il dit
pour pain béni.
Son récit est peu vraisemblable. Barril ne touche pas mot de la participation de Ndadaye au sommet
de l’île Maurice d’où celui-ci revient le 18 octobre, trois jours avant le putsch. Ce Christian, responsable
des services secrets, n’est pas connu. Qu’il n’ait qu’une caisse à offrir pour s’asseoir au PDG de la société
SECRETS prouve que ce dernier est le défenseur des pauvres mais ne convainc guère. Selon son récit,
G. Prunier [175, p. 261].
Ce Christian est inconnu de nous. Richard Ndikumwami est chef de la Documentation nationale (services secrets) –
il a été tué –, le major Dieudonné Nzehimana est chef des renseignements militaires, le major Isaïe Nibizi commande le 2e
bataillon commando, l’unité fournissant les hommes qui composent la garde présidentielle, le lieutenant Gabriel Bigabari
commandait le détachement de la garde présidentielle. Cf. ONU S/1996/682.
237 Le pont de la Rusisi, la frontière avec le Zaïre est à 20 km environ de Bujumbura.
238 Ancien hôtel Méridien au nord du palais présidentiel à Bujumbura.
239 Il s’agit probablement d’automitrailleuses légères AML 90 Panhard livrées par la France.
240 Interview filmée de Paul Barril par Raphaël Glucksman.
235
236
54
1. SITUATION DU RWANDA
Barril s’enfuit du Burundi la nuit même du coup d’État. Mais il affirme à la fin « Et moi je pars euh juste
24 h avant. » 241 Dernière invraisemblance, Barril dit « M. le Président, c’est grave vous ne passerez pas
la semaine prochaine » et Ndadaye lui répond :« fais le plan, tu retournes à Paris et tu fais comme ça. »
Une chose est sûre. Juvénal Habyarimana était très bien informé de ce qui se passait dans le pays
voisin. Il a incité aux massacres des Tutsi par les Hutu du FRODEBU qui ont suivi l’assassinat du
président.
Il y a lieu de s’interroger sur le but réel de cette mission de Barril et sur le rôle des instructeurs
français dans l’armée burundaise. Gérard Prunier doute de la valeur des conseils de Barril en matière de
sécurité :
Fin 1993, on trouve Paul Barril au Burundi, où il est conseiller à la sécurité du président Melchior
Ndadaye. Les conseils de Barril ne sont pas infaillibles, puisque le président du Burundi est assassiné
le 21 octobre 1993. Coïncidence, Barril est parti la veille pour Kigali où il est en contact étroit avec
des ministres de l’aile extrémiste du FRODEBU, qui encouragent « la résistance à la tentative de
coup d’État » (lire : « massacre de la minorité tutsi en représailles du meurtre du Président »). Ces
extrémistes, comme le ministre Jean Minani, diffusent leurs appels sur RTLMC, la radio extrémiste
du CDR. 242
Colette Braeckman confirme également que Barril « avait été vu à Bujumbura dans les jours qui avaient
précédé l’assassinat du président Melchior Ndadaye (il aurait été chargé de préparer le renforcement de
la garde personnelle du chef de l’État) ». 243
Libération en 1994 confirme le récit de Barril sur les événements d’octobre 1993 à Bujumbura ou ne
serait-ce pas une transcription du propre récit de Barril ? Celui-ci semble avoir fui et abandonné celui
qu’il était censé protéger :
[...] en octobre 1993, à la veille de l’assassinat du président burundais hutu Melchior N’Dadaye
par un groupe de militaires putschistes tutsis, il se trouvait à Bujumbura. Il y avait été appelé par
un haut responsable de la sécurité du Président, afin qu’il étudie la constitution d’un groupe de
protection rapprochée. Certains collaborateurs hutus du Président craignaient, à raison, qu’il soit
abattu et renversé par un putsch.
Le jour de l’assassinat du Président, Barril, prévenu de l’imminence d’un complot, était parti. Les
putschistes ne le savaient visiblement pas puisque lorsqu’ils ont attaqué le palais présidentiel, ils ont
également bombardé l’aile de l’hôtel dans lequel il se trouvait la veille. 244
Pour convaincre les Hutu du Rwanda que les Tutsi voulaient les exterminer, il n’y eut pas de meilleure
propagande que l’assassinat du président burundais démocratiquement élu. Cet assassinat va servir à
torpiller l’accord de paix au Rwanda signé en août 1993. « L’assassinat du président burundais était pour
les propagandistes anti-tutsi le genre de tragédie le plus utile pour faire progresser leur cause au Rwanda »,
écrit l’historienne et militante des droits de l’homme Alison Des Forges. 245
Pro-hutu au Rwanda, pro-tutsi au Burundi, la France joue un sinistre jeu de bascule entre les deux
pays, utilisant les massacres ethniques pour augmenter son influence sur le pouvoir en place aux dépends
de l’ancienne puissance coloniale. La recette fut si bonne que l’on en vient à se demander si la France n’a
pas contribué à les provoquer dans les années 1990.
1.15
Que faisait la France au Rwanda ?
La coopération avec le Rwanda et le Burundi commence dans les années 1960. Thérèse Pujolle, chef
de la mission de coopération civile à Kigali de 1981 à 1984, fait remonter l’intérêt de la France pour le
Rwanda à Jacques Foccart. La défense de la francophonie est la justification la plus couramment donnée
à la présence française. L’argument relève plus de la propagande que de la réalité. Comme en 1991 44 %
241 Le président Ndadaye aurait été assassiné le 21 octobre vers 9 h. Cf. ONU, S/1996/682, section 185-189, p. 38.
http://francegenocidetutsi.org/sg-1996-682.pdf#page=38
242 G. Prunier [175, p. 261]. Prunier poursuit avec cette curieuse phrase : « Barril, c’est évident, ne travaille pas alors
pour les extrémistes hutu, mais il est en contact avec eux. »
243 C. Braeckman [44, p. 198].
244 E. L. Barril accuse les « terroristes du FPR », Libération, 29 juin 1994.
245 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 162].
55
1.15. QUE FAISAIT LA FRANCE AU RWANDA ?
des Rwandais étaient analphabètes, 246 et qu’ils parlent tous kinyarwanda et non le français, il est plutôt
maladroit de vouloir justifier l’intervention française au Rwanda par la défense de la francophonie. Selon
le recensement de 1991, seulement 4.9 % des Rwandais parlent français. 247
Les Rwandais n’ont nul besoin d’une autre langue pour communiquer entre eux comme c’est le cas
dans les pays d’Afrique de l’Ouest avec le français ou l’anglais. Il est bien connu à Paris qu’au Rwanda
« l’enjeu de la francophonie demeure marginal, l’essentiel de la population s’exprimant dans la langue
utilitaire du pays, le Kinyarwanda », 248 mais les dirigeants français ne le disent pas publiquement. Au
Rwanda, le français est appris à l’école depuis la colonisation belge. Il n’y a donc que les scolarisés qui le
causent. 249 Les Français vont, en toute connaissance de cause, se laisser berner, car très peu d’entre eux
comprennent le kinyarwanda, langue qui est utilisée dans les débats politiques, les discours et à la radio.
Entre ce qui est dit en français par les dirigeants et ce qu’ils disent en langue nationale, il va y avoir un
gouffre. L’ambassadeur Marlaud concède en 1998 : « L’ambassade n’avait pas non plus de traducteurs
chargés d’écouter la Radio des Mille Collines et de relever le contenu des émissions ». 250 En juillet 1994,
le principal représentant diplomatique de la France, Yannick Gérard, va réclamer qu’on lui traduise les
émissions de la RTLM. 251
La diffusion du français, son apprentissage, le développement de publications en français sont des
objectifs très accessoires pour les dirigeants français. Il est connu que les Canadiens français font beaucoup
plus pour le développement de la langue française que la France elle-même. Le manque d’intérêt des
dirigeants français pour le développement de la pratique de la langue française est souligné par Paul
Kagame dans un commentaire ironique rapporté par le journaliste étatsunien Philip Gourevitch :
Quant aux craintes françaises de voir le Rwanda conquis par des anglophones, il ironisa : « S’ils
voulaient que les gens d’ici parlent français, ils n’auraient pas dû aider à massacrer ici des gens qui
parlaient français ». 252
Comme ailleurs, la défense de la francophonie est avant tout une question politique, elle consiste à
maintenir le pays dans le « pré-carré ». Et dans ce but l’envoi de forces armées prime sur l’envoi de
professeurs ainsi que l’entend François Mitterrand quand il déclare : « On ne peut limiter notre présence.
Nous sommes à la limite du front anglophone. Il ne faut pas que l’OUGANDA se permette tout et n’importe
quoi. » 253 Ceci pour justifier l’envoi de deux sections du 8e RPIMa pour évacuer les ressortissants français
de la ville de Ruhengeri, ce qui signifie, en français des années 1990, appuyer le bataillon parachutiste
rwandais chargé de reprendre la ville, d’exécuter les évadés de la prison qui n’ont pas fui avec le FPR et
de tuer des Tutsi en représailles.
Le Rwanda a été considéré aussi comme un bastion avancé de l’influence française en Afrique de l’Est.
À la fin du 19e siècle, la France avait dû reconnaître par traité que c’était une zone affectée à l’Allemagne
et au Royaume-Uni. En 1963, l’enjeu géopolitique du Rwanda est souligné par Bertrand Dufourcq 254 :
Situé à la charnière entre l’Afrique francophone et l’Afrique orientale d’expression anglaise, le
Rwanda peut, dans les années à venir, contribuer efficacement au développement de l’influence française. De par sa situation géographique, il est en mesure de jeter un pont entre Madagascar et l’Afrique
246 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, p. 92 http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf ; Extraits du Joint evaluation of emergency assistance to Rwanda ]. Le recensement de
la population du 15 août 1991 compte 44 % de la population âgés de plus de 6 ans qui ne savent ni lire, ni écrire. Cf.
Jean-Marie-Vianney Higiro, Rwandan Private Print Media on the Eve of the Genocide [206, p. 81].
247 République rwandaise, Recensement général de la population et de l’habitat au 15 août 1991, juillet 1993, p. 11.
http://francegenocidetutsi.org/Recensement1991.pdf
248 Olivier Tramond, Rwanda, état des lieux 10 mois après la guerre civile, Secrétariat général de la Défense nationale,
Direction de l’évaluation et de la documentation stratégiques, EDS/AD/AFMO, No 0110058, 28 avril 1995, SGDN/EDS/
/1/32/CD, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/Tramond28avril1995.pdf
249 Fait étonnant, Juvénal Habyarimana avait supprimé l’apprentissage du français à l’école primaire, il n’était plus enseigné
que dans le secondaire. C’est après 1994 que l’enseignement du français fut réintroduit dans le primaire !
250 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, p. 307].
251 « Radio des Mille Collines : Yannick Gérard demande, à juste titre, d’être informé du contenu des émissions (en
kinyarwanda) de la radio des Mille Collines. Les services pourraient être invités à écouter cette radio. » Cf. Ministère
des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, Réunion du 5 juillet 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 440].
252 Philip Gourevitch [92, p. 183].
253 Conseil de défense du 23 janvier 1991, 18 h. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint23janv1991.pdf
254 Bertrand Dufourcq est secrétaire général du Quai d’Orsay en 1994.
56
1. SITUATION DU RWANDA
d’expression française. En outre, sa croissance démographique et la nécessaire émigration qui en résulte peut en faire un instrument non négligeable de pénétration culturelle dans les pays voisins de
langue anglaise : l’Ouganda, le Kenya et le Tanganyika. 255
On ne voit pas très bien où est le pont entre Madagascar et le Rwanda, hormis les piles de cadavres
laissés dans chacun de ces deux pays par la présence française. Le même rapport de 1963 ajoute :
L’équipe gouvernementale actuelle, formée en quasi-totalité par des missionnaires français du petit
séminaire de Gitarama [sic], [s’affirmait] de culture et de tradition française [sic]. 256
La justification essentielle de la présence française au Rwanda est que ce petit pays jouxte le Zaïre,
ou Congo RDC, dont l’abondance des richesses du sous-sol suscite toujours autant la convoitise des pays
riches.
1.16
L’enjeu du Zaïre
La France n’avait pas supporté d’avoir été « roulée » à la conférence de Berlin de 1885 par le roi des
Belges, Léopold, qui, par le biais de l’Association internationale du Congo, s’était fait attribuer le Congo à
titre personnel. 257 C’est la contrée d’Afrique centrale qui s’est révélée la plus riche en ressources minières.
Dès l’indépendance en 1960, la France essaie de supplanter l’influence belge auprès de Moïse Tshombe,
en recyclant là-bas ses colonels tortionnaires et putschistes d’Algérie, puis auprès de Mobutu. Mais elle
soutient les Affreux qui se rebellent contre Mobutu. Suite à leur déroute, la France est évincée du Zaïre.
Elle y reprend pied en 1974, avec la signature, le 22 mai, d’un accord de coopération militaire. En mai
1978, le président Giscard d’Estaing envoie 700 paras du 2e REP à Kolwezi, au Katanga, pour chasser
des rebelles katangais venus d’Angola. Ils étaient commandés par un certain colonel Philippe Érulin qui
s’était illustré comme lieutenant tortionnaire pendant la guerre d’Algérie. 258
Aujourd’hui, les richesses du sous-sol congolais attirent tout autant : l’uranium, le cobalt, le cuivre,
l’or, le diamant, le pétrole, le colombo-tantalite ou coltan, très demandé en électronique.
Les propos de M. Delaye, conseiller Afrique de M. Mitterrand, confirment l’intérêt porté par la France
au Rwanda et au Burundi en raison de son voisinage avec le Congo-Zaïre :
Évoquant brièvement le contexte régional des Grands Lacs, il a fait observer, au vu de la géographie
et des données démographiques de cette région et de l’enchaînement des événements de 1994 à nos
jours, que la stabilité politique au Rwanda et au Burundi commandait celle de tout le bassin du Congo.
Le changement de pouvoir à Kigali a eu des conséquences jusqu’à Kinshasa et même Brazzaville, ce
qui peut aider à comprendre a posteriori l’intérêt que présentaient, pour la politique française dans la
région, le « petit Rwanda » et le « petit Burundi », au début des années 1990, quand la France pensait
encore pouvoir aider à préparer pacifiquement l’après Mobutu au Zaïre et consolider la démocratie
au Congo. 259
Au début des années 1990, la situation au Zaïre est extrêmement troublée. En avril 1990, le Président
Mobutu doit mettre fin au régime de parti unique, mais il fait tout pour enrayer ce processus par la
stratégie du chaos, en particulier pour empêcher l’accession de l’opposant Étienne Tshisekedi, leader
de l’UDPS, à la tête du gouvernement. Le 11 mai 1990, des étudiants sont massacrés à l’université de
Lubumbashi. La Belgique retire ses coopérants. La France et les États-Unis prennent leurs distances.
L’aspiration à la démocratie suscite une Conférence nationale qui se réunit pendant l’été 1991. Mobutu
255 Bertrand Dufourcq, Rapport de mission, 22 nov.-4 déc. 1962, 2 janvier 1963, C 1330 Rw 6-4. Cf. O. Thimonier [205,
pp. 33-34].
256 O. Thimonier, ibidem.
257 Lorsque fut créé l’État indépendant du Congo (EIC), propriété de Léopold II, la France marqua son accord à
condition que figure dans l’acte de naissance du nouvel État un « droit de préemption ». Autrement dit, si l’EIC tombait en déshérence, la France aurait priorité pour y mener une entreprise coloniale. Cet accord aurait été passé entre
Jules Ferry et Léopold II les 23-24 avril 1863. Il visait à faire obstacle aux visées britanniques. Le 26 février 1960,
lors de l’accession du Congo à l’indépendance, le ministre Couve de Murville rappela cette clause au baron MarcelHenri Jaspar, ambassadeur de Belgique, soulignant que le consentement de la France était nécessaire pour que soit accordée l’indépendance du Congo. Cf. P. Péan [176, p. 297] ; Exposé de Colette Braeckman devant la commission Mucyo, 14 juin 2007. http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/2007/06/23/les-ambiguites-de-la-france-au-rwanda/
http://francegenocidetutsi.org/BraeckmanMucyo.pdf
258 Henri Alleg, La question, Éditions de Minuit, 1961, pp. 22, 34,...
259 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Auditions, Vol. 1, p. 318].
57
1.16. L’ENJEU DU ZAÏRE
tente de la subvertir en y envoyant en sous-main toutes sortes de délégués pour contrer l’opposition. Le
1er octobre 1991, Étienne Tshisekedi est nommé Premier ministre, Mobutu se retrouve sans pouvoir mais
est maintenu à son poste pour deux ans. Pour reprendre la main, Mobutu suscite des troubles à partir de
l’armée. En septembre, les troupes d’élite du camp Kokolo et du camp Ceta mettent à sac Kinshasa. La
population les imite, le mouvement se propage à Lubumbashi. Mobutu perd le contrôle de la situation, il
se réfugie sur un bateau. Les étrangers fuient. Mobutu est interdit de séjour aux États-Unis, en France, en
Belgique, mais n’abandonne pas. Il démissionne Tshisekedi, nomme à sa place Mungul Diaka puis Nguz
Karl I Bond, des opposants qui se laissent corrompre par l’appétit du pouvoir. Mobutu fait imprimer
beaucoup de billets de banque. 260
En août 1992, la Conférence nationale peut reprendre ses travaux et élit Tshisekedi au poste de
Premier ministre. Mobutu doit s’incliner mais suscite des troubles au Shaba 261 et relance la machine à
faux billets. Tshisekedi démonétise le billet de 5 millions de zaïres, mais la banque du Zaïre ne lui obéit
pas. Des militaires payés avec ces billets, dont les commerçants ne veulent plus, reprennent des pillages
en janvier 1993.
Les troubles du Shaba (août - septembre 1992) sont suscités par l’ancien Premier ministre Nguz
Karl I Bond, originaire de cette région et le gouverneur du Shaba, Kyungu Wa Kumanza, à l’instigation
de Mobutu. Ils déclenchent une épuration ethnique contre les ressortissants du Kasaï, les « Baluba »
(Tshisekedi vient du Kasaï) qui sont nombreux à travailler dans l’industrie minière. 50 000 à 100 000
personnes ont été tuées, 850 000 déplacées. 262 Ces massacres préfigurent ce qui va se passer au Rwanda
en 1994. Cette tragédie est passée inaperçue à l’étranger. Les troubles du Shaba cessent magiquement en
1994 quand Mobutu est remis en selle.
En janvier 1993, l’épreuve de force éclate entre le gouvernement et Mobutu. Celui-ci lâche la bride une
nouvelle fois à ses militaires. Il a fait quadriller discrètement tout le pays par des agents de la sécurité.
Partout des unités militaires spéciales sont chargées de déclencher des troubles sous prétexte d’affrontements ethniques en cas d’épreuve de force. Les soldats de la DSP nettoient les quartiers populaires,
abattent des opposants. Il y a plus de 300 victimes dont la plupart sont soigneusement ciblées. 263
C’est là que, le 28 janvier 1993, Tshisekedi a failli être assassiné dans le traquenard d’une fausse
invitation à l’ambassade de France. Prévenu par l’ambassadrice des États-Unis, Melissa Wells, il ne s’y
rendra pas. Mais l’ambassadeur de France, Philippe Bernard et le téléphoniste sont tués, officiellement par
des balles perdues, officieusement par deux officiers chargés de la sécurité du président Mobutu, le colonel
Lémy Lissika et le lieutenant Komadja. 264 À Paris, c’est la confusion, aucune enquête n’est ordonnée,
Mobutu n’est pas condamné. 265 Des paras français sont envoyés à Kinshasa pour protéger l’ambassade.
Le Quai d’Orsay déclare laconiquement : « Les événements qui se déroulent à Kinshasa sont une chose, et
la politique que la France conduit à l’égard de l’Afrique, et du Zaïre, en particulier, en sont une autre ». 266
Terrorisé, Tshisekedi se cache et ne bouge pas. Retranché à Gbadolite, le dictateur Mobutu nomme
un nouveau Premier ministre, Faustin Birundwa, en février 1993. Ce gouvernement n’est pas reconnu à
l’étranger. Mobutu ressuscite l’ancien parlement constitué de ses fidèles. Il fait encercler le palais du peuple
où se réunit la Conférence nationale devenue Parlement de transition. Le président de cette assemblée,
Mgr Monsengwo, évêque de Kisangani, tente alors un compromis avec Mobutu. Il propose son ami Kengo
wa Dondo comme Premier ministre et la fusion du Parlement de transition avec celui de Mobutu. Cette
assemblée voit le jour sous le nom de « Haut Conseil de la République-Parlement de transition » (HCRPT). Kengo wa Dondo sera nommé Premier ministre en juillet 1994. Il est soutenu par les États-Unis et
surtout par la France. 267
Très curieusement, le nouvel ambassadeur de France à Kinshasa, Jacques Depaigne, nommé le 28
juillet 1993, a pour consigne de ne pas rencontrer le gouvernement de M. Birindwa mais uniquement le
maréchal Mobutu :
Colette Braeckman, Terreur africaine, Fayard, 1996, p. 210.
Le Shaba est l’ancien Katanga.
262 Colette Braeckman, ibidem, p. 232.
263 Colette Braeckman, ibidem, p. 216.
264 Henri Rethoré, ancien ambassadeur à Kinshasa déclare que son prédécesseur Philippe Bernard « avait été assassiné
par la garde présidentielle ». Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 337].
265 Au contraire, au sommet de la francophonie à l’île Maurice, le 16 octobre 1993, Mobutu est présent, flanqué des deux
assassins présumés. Cf. Colette Braeckman, ibidem, p. 215.
266 Colette Braeckman, ibidem, p. 215.
267 Colette Braeckman, ibidem, p. 220.
260
261
58
1. SITUATION DU RWANDA
Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du Zaïre de l’époque en indiquant
que la situation s’y était vite aggravée, qu’à son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M. Birindwa
venait d’être nommé et qu’il avait instruction – ce qui est étrange pour un ambassadeur – de n’avoir
aucun contact avec lui. Seul le maréchal Mobutu était considéré comme légitime, mais ce dernier
habitant à 1 500 kilomètres, les rencontres n’étaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y
compris au début du génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et l’une
des raisons pour lesquelles aucun déplacement n’avait été effectué, c’est qu’il ne fallait pas courir le
risque d’être accueilli par l’un de ses ministres. 268
Telle est l’ambivalence de la France. Elle ne reconnaît pas, de même que la Belgique et les États-Unis,
le gouvernement nommé par Mobutu mais elle entretient toujours des relations avec lui. Ainsi Mobutu
est invité au sommet de la francophonie à l’île Maurice le 18 octobre 1993 et Mitterrand lui accorde un
entretien :
Faut-il rappeler qu’après avoir fait mine d’encourager le mouvement démocratique zaïrois le président Mitterrand avait accordé un entretien au maréchal-président Mobutu, à l’issue du sommet de
la francophonie à l’île Maurice le 18 octobre dernier. La France « ne soutient personne » au Zaïre,
avait alors promis le chef de l’État à Mobutu. Ce qui avait à l’époque vivement ému l’opposition
zaïroise regroupée au sein de l’Union sacrée. 269
En mars 1993, des affrontements ethniques éclatent dans le Nord du Kivu contre les populations
rwandaises installées depuis des lustres dans cette région. Très éloigné de Kinshasa et plutôt tourné vers
l’Afrique de l’Est, le Kivu avait envoyé des délégués à la Conférence nationale qui ne s’étaient pas laissés
corrompre par Mobutu. La nationalité zaïroise « douteuse » des Banyamulenge est de nouveau discutée.
Les griefs des populations locales contre eux sont relancés. Au printemps 1993, le gouverneur du Kivu
(nommé par Mobutu) met en garde les populations contre le « péril rwandais ». Les troubles éclatent
en mars où la gendarmerie ouvre le feu sur des cultivateurs rwandais qui vendent leurs produits sur le
marché de Ntoto. Les troubles provoquent plusieurs milliers de victimes et le déplacement de 300 000
réfugiés. Certains voient là une tentative supplémentaire d’empêcher la constitution d’un État de droit
au Zaïre. La région est dévastée. Le calme revient fin 1993 grâce aux organisations de la société civile.
Le soutien de la France au Gouvernement intérimaire rwandais et aux FAR durant le génocide et les
nécessités de l’opération Turquoise vont provoquer un spectaculaire retour de Mobutu.
Fin avril 1994, Jacques Foccart, 270 Michel Aurillac, 271 Robert Bourgi, 272 accompagnés du Belge
Max-Olivier Cahen 273 et de l’États-Unien Herman Cohen, rencontrent Mobutu à Gbadolite en vue de le
réhabiliter sur la scène internationale. 274
Les événements du Rwanda vont permettre à Mobutu de se rétablir et de passer, après tous les
massacres qu’il a déclenchés pour se maintenir au pouvoir, pour le garant de la stabilité de la région, aux
yeux de la France du moins :
Paris a redécouvert la fidélité francophone du dirigeant zaïrois, pourtant toujours interdit de visa
en France. [...] Gage de la réconciliation : l’invitation personnelle de François Mitterrand à Mobutu
à assister au prochain sommet franco-africain en novembre à Biarritz. 275
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 347].
Michel Muller, Trafic d’armes via Paris, L’Humanité, 31 mai 1994.
270 Jacques Foccart est chargé des affaires africaines par le général de Gaulle dès 1958, Georges Pompidou n’arrive pas
à se passer de lui, Valéry Giscard d’Estaing le limoge, mais il reste une éminence grise. Jacques Chirac devenu Premier
ministre de 1986 à 1988 en fait son conseiller Afrique. Le 8 août 1994, en visite à Gbadolite, Foccart réconcilie Mobutu et
son Premier ministre Kengo wa Dondo.
271 Michel Aurillac est ministre de la Coopération du gouvernement Chirac de 1986 à 1988, il est l’avocat de la famille de
Félicien Kabuga, le financier du génocide.
272 Robert Bourgi est un libanais proche du RPR très impliqué dans les affaires africaines.
273 Max-Olivier Cahen est le fils d’Alfred Cahen, ambassadeur de Belgique à Paris, qui a aidé Mobutu à conquérir le
pouvoir.
274 Gérard Prunier [175, p. 377] ; John Yates, Former A/S Cohen meets Mobutu , US DOS, 18 avril 1994. http://
francegenocidetutsi.org/CohenMobutu18April1994.pdf
275 Stephen Smith, Les mystères de Goma, refuge zaïrois des tueurs rwandais, Libération, 4 juin 1994.
268
269
59
1.17. LA RIVALITÉ FRANCO-BELGE
1.17
La rivalité franco-belge
La rivalité franco-belge pour contrôler la région est une constante dans les événements qui nous
occupent. La partie franco-belge se joue sur trois pays, le Rwanda, le Burundi et le Zaïre. Elle vient
d’être décrite au Burundi et dans le riche Zaïre. Au Rwanda, le coup d’État d’Habyarimana en 1973 a
été une manifestation de l’avancée de l’influence française au Rwanda, au détriment des Belges. Fin 1990,
les militaires belges partent, les Français restent. C’est une victoire pour la France. Elle reste présente
au Rwanda, au Burundi, au Zaïre malgré les massacres ouvertement organisés par le pouvoir en place.
La Belgique est plus regardante en matière de Droits de l’homme. Elle s’en va... Mais elle ne rompt
jamais totalement les ponts. Au Rwanda, des coopérants militaires belges restent et leur rôle paraît
plus important qu’ils ne veulent bien le dire. De plus, certains milieux belges, comme le colonel Logiest
jusqu’à sa mort 276 et des mouvements chrétiens, sont très liés au régime rwandais. Le refus par le FPR
de Casques-bleus français dans la MINUAR en 1993 permet le retour de la Belgique. Les Français, ou du
moins certains Français influents au Rwanda, et leurs amis rwandais vivront mal le départ des troupes
françaises en décembre 1993. Par delà les propos policés et diplomatiques, c’est une guerre franco-belge
qui se joue au Rwanda. Les accusations de l’ambassade de France à Kigali contre les Belges après l’attentat
du 6 avril 1994 au soir, l’assassinat des 10 paras belges, les tirs de mortier attribués aux Belges pour
empêcher le dernier avion français de décoller le 14 avril, sont des épisodes d’une rivalité feutrée entre
deux nations européennes au prix d’un million de morts.
276 Le colonel Logiest restera longtemps conseiller de Juvénal Habyarimana. C’est même ce dernier qui
annonce son décès à l’ambassadeur belge à Kigali. Cf. Audition du colonel Vincent, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-10, 7 mars 1997, p. 124]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgiqueAudition7mars1997NeesPodevijnVincent.pdf#page=19
60
Chapitre 2
La France et la répétition générale
du génocide
Le Général Christian Quesnot
a déclaré avoir été fasciné
par le spectacle de la haine
et de la peur de l’autre au Rwanda.
(Audition par la Mission d’information
parlementaire, 19 mai 1998.)
La France a soutenu au Rwanda, à travers l’action de ses représentants diplomatiques et de ses
militaires, un régime raciste engagé dans une dérive génocidaire contre son propre peuple.
2.1
La justification de l’intervention militaire au Rwanda
La France intervient militairement au Rwanda d’octobre 1990 à décembre 1993, c’est l’Opération
Noroît. Comment justifie-t-elle cette intervention ?
2.1.1
La protection de nos ressortissants
L’argument de la protection de nos ressortissants est toujours avancé. Le général Maurice Schmitt, 1
chef d’état-major des armées de 1987 à 1991, rappelle comment a été décidée l’intervention d’octobre
1990 :
Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné le 3 octobre 1990 le Président
François Mitterrand, MM. Jean-Pierre Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que
l’Amiral Jacques Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient. Le 4 octobre, après une nuit à Abu
Dhabi, l’ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd.
C’est peu avant ce déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance respectivement de l’Élysée
et de l’état-major des armées. Ces messages précisaient que des risques graves d’exactions existaient
à Kigali et que le Président Habyarimana demandait l’intervention de l’armée française. Un Conseil
de défense restreint, très bref, s’est tenu sur l’heure à Riyad, sous la présidence du Président de la
République, à la suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer au plus vite deux compagnies à Kigali,
avec la mission de protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler
l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient.
Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du
ressort du Gouvernement rwandais. Le Général Maurice Schmitt a précisé que ces deux compagnies,
1 Le général Maurice Schmitt pratiquait la torture en 1957 à l’école Sarouy d’Alger alors qu’il était lieutenant au 3e RPC
du lieutenant-colonel Bigeard. Cf. Le général Schmitt est à nouveau accusé de torture en Algérie, Le Monde, 18 mars 2005.
61
2.1. LA JUSTIFICATION DE L’INTERVENTION MILITAIRE AU RWANDA
parties de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali et qu’elles avaient été le lendemain renforcées
par des Belges et des Zaïrois. 2
La justification de l’envoi de ces troupes par l’argument de la protection de nos ressortissants ne
tient pas car le Général Schmitt rapporte ici que la demande d’intervention militaire de la France venait
non pas de l’ambassadeur de France à Kigali mais du président Habyarimana. C’est ce que confirme un
télégramme diplomatique du 4 octobre 1990 :
OBJET : ATTAQUE DU RWANDA
JE ME RÉFÈRE À VOTRE TD 20225
LE PRÉSIDENT HABYARIMANA, QUE J’AI RENCONTRÉ CE JOUR À 16 H 30 HEURE
LOCALE, DONNE SON ACCORD À L’ENVOI À KIGALI D’UN ÉLÉMENT DE SÉCURITÉ
CHARGÉ DE LA PROTECTION DE LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE ET REMERCIE PAR
AILLEURS LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS D’AVOIR BIEN VOULU RÉPONDRE FAVORABLEMENT, ET DANS DES DÉLAIS TRÈS COURTS, À SA DEMANDE D’ASSISTANCE.
IL A TOUTEFOIS REGRETTÉ QUE LE VOLET DE SA REQUÊTE RELATIVE À UN APPUI
AÉRIEN N’AIT PAS RENCONTRÉ L’AGRÉMENT DES AUTORITÉS FRANÇAISES. FAISANT
VALOIR QUE SON ARMÉE DEVAIT FAIRE FACE À DES “MASSES D’ASSAILLANTS (...)
DONT BEAUCOUP SONT DROGUÉS”, LE CHEF DE L’ÉTAT A ESTIMÉ NÉCESSAIRE CE
GENRE D’OPÉRATIONS MILITAIRES POUR EN VENIR À BOUT ET M’A DONC DEMANDÉ
D’INSISTER À NOUVEAU SUR CE POINT AUPRÈS DE MON GOUVERNEMENT. 041730./.
BARATEAU 3
De plus, les risques graves d’exactions à Kigali qui sont invoqués vont se concrétiser effectivement
dans la nuit du 4 au 5 où des fusillades éclatent, donnant à penser que des hommes du FPR, infiltrés
dans Kigali, tentent de prendre la ville. En vérité, cette attaque est une simulation de l’armée rwandaise.
Comment les dirigeants français peuvent-ils ne pas le savoir ?
Nous notons que cette protection s’étend aux Européens, aux installations françaises et au contrôle
de l’aéroport, ce qui va au-delà d’un objectif humanitaire. 4 Il était acceptable au début de l’offensive du
FPR en octobre 1990 mais il ne tient plus ensuite.
La demande d’un appui aérien réitérée le 7 octobre par le Président Habyarimana vient confirmer, s’il
en était encore besoin, que la protection des ressortissants français n’est qu’un prétexte :
OBJET : APPEL PRESSANT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA
LE PRÉSIDENT HABYARIMANA M’A APPELÉ CE JOUR À 14 HEURES LOCALES DANS
UNE INQUIÉTUDE PROCHE DE LA PANIQUE POUR ME DEMANDER LA SUITE DONNÉE
À SA DEMANDE D’APPUI AÉRIEN.
IL A APPRIS QUE LES INFILTRATIONS OUGANDAISES S’ACCENTUENT ET QUE LES
ASSAILLANTS SONT ARMÉS DE SAM7 ALORS QUE LES MUNITIONS QUE NOUS DEVONS
LUI FOURNIR NE COMPORTENT PAS DE ROQUETTES MAIS SEULEMENT DES OBUS. [...]
LE PRÉSIDENT ESTIME QUE LA PHASE DIPLOMATIQUE EST DÉPASSÉE ET QUE SI
LES AVIONS FRANÇAIS N’INTERVIENNENT PAS SOUS 24 OU 36 HEURES, KIGALI NE
POURRA PAS TENIR. [...] 071440 5
Le général Varret écrit ouvertement que l’intervention française vise à maintenir le régime Habyarimana :
Il est hors de doute pour le président rwandais que l’opération Noroit [sic] n’avait pas seulement
pour but d’assurer la sécurité de nos ressortissants mais bien d’assurer la pérénité [sic] de son régime. 6
Ceci n’empêche pas le président Mitterrand d’affirmer le contraire avec aplomb : « la France a envoyé
deux compagnies qui ont permis l’évacuation des Français et d’un certain nombre d’étrangers qui se sont
mis sous notre protection, nous avons d’ailleurs agi en harmonie avec le gouvernement belge, qui a agi de
2 Audition du général Maurice Schmitt, 29 avril 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 187].
3 4.A.8 TD Kigali signé Barateau Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 142].
4 Le citoyen français remarquera au passage quel niveau de démocratie a atteint son pays. La décision est prise sans que,
semble-t-il, le Premier ministre, Michel Rocard à l’époque, soit consulté, sans parler des députés. Nous sommes au temps
de Louis XIV, sauf que les soldats arrivent sur le champ d’opération le soir même.
5 4.A.9 TD Kigali 7 octobre 1990 ibidem, p. 143.
6 Général Varret, Compte rendu de mission au Burundi et au Rwanda (11-14 décembre 1990), 19 décembre 1990,
no 000377/MMC/SP/CD. http://francegenocidetutsi.org/Varret19dec1990.pdf
62
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
même. Voilà, c’est tout. Cette troupe n’a pas d’autre mission que celle-là, et cette mission remplie, bien
entendu, elle rentrera en France. » 7 Cette troupe ne quittera le Rwanda que le 14 décembre 1993, alors
que la Belgique retire ses soldats le 1er novembre 1990.
2.1.2
Le « rôle stabilisateur » de la présence militaire française
Pour justifier le maintien des troupes françaises au Rwanda, l’ambassadeur Martres prétend que le
but était d’empêcher les « débordements » :
Dès le début du mois d’octobre 1990, 8 plusieurs milliers de personnes ont été emprisonnées à
Kigali, la plupart en raison de leur appartenance à la minorité tutsie ou parce qu’elles avaient des
sympathies ou des communautés d’intérêts avec les Tutsis. Il a souligné que la libération de plusieurs
milliers d’entre elles a été due à la pression internationale, essentiellement celle de la France en raison
du poids de sa présence militaire. C’est donc dans l’unique but d’éviter les pires débordements que la présence militaire française a été maintenue, d’une part, sous la forme statique
et dissuasive du détachement Noroît qui n’a jamais combattu et, d’autre part, sous la forme d’une
assistance militaire technique, qui a atteint un effectif d’environ quatre-vingts conseillers militaires,
qui ont joué un rôle très actif dans la formation des forces armées rwandaises à tous les niveaux, y
compris à l’état-major. 9
En mars 1992, alors que les violences contre les Tutsi se multiplient, M. Paul Dijoud, directeur des
Affaires africaines et malgaches, propose à son ministre que la France renforce son soutien militaire au
régime rwandais, tout en appuyant l’ouverture politique du régime :
1) - Le FPR a intensifié la guerre à l’abri de la protection que lui accordent le Président MUSEVENI et l’armée ougandaise. Ses bases arrières sont sanctuarisées en Ouganda et le découragement de
l’armée rwandaise, confinée dans une attitude défensive de plus en plus frustrante, affaiblit la capacité
de résistance militaire du pays.
L’intransigeance du Front s’accroit [sic] et dans l’armée rwandaise, comme dans certaines parties
de l’opinion publique, la logique de guerre prend le dessus.
Les tensions et maintenant les violences à l’égard des populations tutsi jugées proches des rebelles
se multiplient.
Un renforcement de l’appui de la France à l’armée rwandaise permettrait d’inverser ces facteurs.
Il serait utile, en particulier, de donner à l’armée rwandaise la capacité d’opérer de nuit. De la même
façon, le retour d’un conseiller militaire français de haut niveau, placé auprès de l’état-major rwandais,
aurait des conséquences immédiates. Enfin, l’acquisition de certains matériels efficaces dans ce genre
de combat devrait être envisagé rapidement.
2) En contrepartie de cet engagement supplémentaire de la France, discret mais significatif, il serait
souhaitable d’appuyer, avec détermination auprès de toutes les formations politiques rwandaises, les
efforts du Président Habyarimana pour élargir son gouvernement [...] 10
Dijoud réitère les mêmes conseils en mai 1992 :
Le 21 mai 1992, M. Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et malgaches, reprend cette
analyse dans une note interne au Quai d’Orsay : « Pour l’équilibre de la région et dans la perspective
des négociations, il est impératif que le Rwanda ne se trouve pas en situation de faiblesse militaire. » 11
Une note de la Direction africaine et malgache du Quai d’Orsay, signée de Villepin, en date du 24 juillet
1992, illustre le double jeu français qui vise à la stabilisation et à l’apaisement en utilisant simultanément
des moyens diplomatiques et militaires :
L’action de la France au Rwanda est guidée par une volonté de stabilisation et un souci d’apaisement. Elle comporte un volet diplomatique et un volet militaire. Le premier nous a amenés à
encourager le processus d’ouverture au Rwanda et à soutenir les efforts régionaux de paix ainsi que le
7 Conférence de presse de Monsieur François Mitterrand, Président de la République, Palais de l’Élysée, 15 octobre 1990.
http://francegenocidetutsi.org/MitterrandConfPresse15octobre1990.pdf
8 Le 5 octobre 1990.
9 Audition de G. Martres par la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome III, Auditions, Vol. I, p. 119].
10 Paul Dijoud, Note au ministre d’État, 11 mars 1992, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, pp. 157-158].
11 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 188].
63
2.1. LA JUSTIFICATION DE L’INTERVENTION MILITAIRE AU RWANDA
dialogue entre les parties en conflit (...) Le second, complétant le premier, nous a conduits à dépêcher
des militaires sur place, afin de protéger nos ressortissants, et à intensifier notre coopération auprès
de l’armée rwandaise. La déstabilisation du Rwanda, si elle se produisait, sonnerait en effet le glas
du processus de démocratisation, dans un contexte d’exacerbation des tensions communautaires. 12
Cet argument est toujours celui du Quai d’Orsay en février 1993 :
Évoquant le maintien depuis plus de deux ans, de quelque cent cinquante soldats français au
Rwanda, le Quai d’Orsay avait expliqué, vendredi dernier, que c’était là « la meilleure façon d’éviter
que des combats sanglants n’opposent la majorité hutue et la minorité tutsie ». Un argument que les
familles des quelques trois cents personnes assassinées, dénombrées par la FIDH, apprécieront sans
doute modérément. 13
Alors que l’accord de cessez-le-feu de Dar es-Salaam signé le 7 mars 1993 prévoit le retrait des forces
françaises, le relevé d’instructions à l’installation du nouvel ambassadeur Jean-Michel Marlaud, en mars
1993, insiste sur le rôle stabilisateur et dissuasif de la présence militaire française :
L’ambassadeur devra rendre très précisément compte de tout élément qui pourrait avoir une
incidence sur la position de la France quant à la présence des forces françaises au Rwanda. À cet égard,
il fera part au Département de ses propositions en liaison avec les autorités rwandaises et en fonction
de l’évolution de la situation au Rwanda. À cette fin, il gardera à l’esprit le rôle stabilisateur et
dissuasif de la présence militaire française dans ce pays, ainsi que sa vocation première en ce
qui concerne la sécurité des ressortissants français. 14
Cet argument est à prendre exactement en sens inverse. C’est parce que le soutien militaire français
a été maintenu malgré tous les massacres, les arrestations arbitraires, etc., que le pire a été possible. Les
Belges ont compris dès la fin du mois d’octobre 1990 qu’ils ne pouvaient pas cautionner par leur présence
militaire les massacres de civils innocents, ils sont partis.
C’est le point de vue qu’expriment des Rwandais dans une lettre au président Mitterrand en date du
13 mars 1992 où ils énumèrent les massacres organisés par le régime qu’il soutient depuis 1990, jusqu’à
celui qui se déroulait à ce moment-là dans le Bugesera :
La présence de vos troupes n’a donc pas pour effet de tempérer l’ardeur meurtrière des autorités
civiles et militaires rwandaises contre d’innocentes populations. Non seulement cette présence ne
dissuade pas les auteurs de ces différents massacres que continuent à perpétrer les autorités rwandaises,
elle leur sert de caution morale puisque sous d’autres cieux et en d’autres circonstances la France a
montré qu’elle ne transigeait pas sur les violations des droits de l’homme. 15
La Mission d’information parlementaire constate que cette intervention militaire de la France pour
stabiliser et apaiser a produit l’effet opposé :
La France estime que le renforcement de son aide militaire au Gouvernement rwandais est le seul
moyen d’échapper à la logique de guerre en obligeant le FPR à s’asseoir à la table des négociations.
Malheureusement, et c’est la faille du raisonnement, la volonté de paix du Gouvernement rwandais
a été supposée acquise. La situation était plus complexe et la France s’est retrouvée à aider un
Gouvernement à préparer la guerre qu’il désirait. 16
Ce constat est lucide mais peut paraître paradoxal au lecteur. Comment le Gouvernement rwandais
peut-il désirer une guerre qu’il risque de perdre, sauf si la France vient à son secours ? Ceux qui veulent
la guerre, ce n’est pas le gouvernement en tant que tel (en 1992-1993) mais Habyarimana, les extrémistes
de l’Akazu, du MRND et de la CDR, qui refusent tout partage du pouvoir avec le FPR. La guerre leur
permet d’éliminer les opposants, ceux qui veulent la démocratisation des institutions et ceux dont la seule
existence menace le fondement du régime : les Tutsi. Jusqu’ici, le secours de la France n’a pas fait défaut
à ces extrémistes, des troupes françaises stationnent au Rwanda et les renforts et munitions arrivent à
une vitesse foudroyante.
Au printemps 1994, ce désir de guerre sera plus grand que jamais.
12 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 184]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMIP.
pdf#page=193
13 Catherine Simon, Rwanda : Selon la Fédération internationale des Droits de l’homme, près de trois cents personnes
auraient été victimes des récents affrontements tribaux, Le Monde, 5 février 1993, p. 4.
14 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. I, p. 288].
15 M. Mas [139, p. 92].
16 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 188].
64
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
2.1.3
La « défense d’un État légal contre une agression étrangère »
Ayant intégré le Rwanda à son « pré-carré », la France se doit, vis-à-vis de ses autres obligés africains,
de défendre le gouvernement « légal » rwandais. Hubert Védrine explique que la politique de François
Mitterrand consistait à « offrir » aux pays africains une garantie de sécurité, qu’il y ait accord de défense
ou non :
Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de
sécurité à l’égard de ces pays, qu’il y ait accord de défense ou qu’il n’y en eu [sic] plus, comme au
Tchad, d’une part parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets
militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce
que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un
seul des régimes légalement en place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire
et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait
la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française. 17
Or, en fait d’État légal, le régime rwandais est né d’un coup d’État militaire. C’est un régime avec
parti unique qui a tous les aspects d’une dictature et d’un régime totalitaire. En 1990, il est attaqué non
pas par un État étranger mais par des exilés rwandais, chassés par le régime précédent et interdits de
retour par ce régime même. Certes, ces exilés bénéficient de la complaisance de l’Ouganda qui, lui, n’est
pas mécontent de pouvoir se débarrasser de ces réfugiés encombrants. 18
Une preuve que les dirigeants français savent que le régime rwandais est une abominable dictature
entretenue par un clan minoritaire est ce télégramme « confidentiel défense » du 19 juin 1991 publié par
Patrick de Saint-Exupéry :
« Depuis quelques semaines, note l’auteur de la dépêche, la situation intérieure au Rwanda semble
être essentiellement caractérisée par une certaine confusion dans les esprits et les comportements.
Cette confusion d’origine circonstancielle est aussi entretenue par d’aucuns. »
Le rédacteur du télégramme examine alors le fonctionnement du « premier cercle du pouvoir » :
« Ses membres connus et honnis des populations de toutes conditions paralysent l’action du chef de
l’État et minent ses éventuelles velléités de transformation en profondeur. Parmi eux se distingue son
épouse, le colonel Sagatwa (Chef de son secrétariat particulier, véritable cerbère de la Présidence), le
ministre Tsirorera (Industrie et artisanat) 19 , le colonel Serubuga et le colonel Rwagafilita (respectivement chefs d’état-major adjoints de l’armée et de la gendarmerie 20 ), le colonel Nsekalije (retraité)...
Détenteurs objectifs de tous les pouvoirs depuis la révolution sociale de 1973, ils les considèrent
comme leur propriété exclusive et désignent fonctionnaires, militaires et magistrats aux principaux
postes. Leur hostilité à toute évolution démocratique ne les a pas empêchés de comprendre que s’y
opposer sans discernement serait suicidaire. Aussi déclarent-ils, depuis six mois, qu’elle est irréversible
et sera bénéfique. Mais, simultanément, ils créent le maximum d’obstacles à sa réalisation par :
- le renforcement inconsidéré des effectifs et des moyens des forces armées afin de développer une
clientèle fidèle et, à l’occasion, nuire à tout changement par consommation de la plupart des crédits
possibles ;
- l’entretien de la peur suscitée par l’agresseur en annonçant régulièrement urbi et orbi, l’attaque
imminente et massive de la N.R.A., ou encore l’infiltration de commandos dans les villes, etc...
- le sabotage de l’émergence des partis indépendants en gestation par toutes sortes de pressions et
d’interventions (...) ;
- la propagation de craintes à l’égard des changements politiques. »
L’auteur enfonce le clou dans sa conclusion intitulée : « Les écueils à éviter ». À savoir : « Méconnaître l’indispensable préalable qui consiste à réduire de façon sensible, directement ou indirectement,
l’influence du premier cercle dans la conduite des affaires. Cette opération (NDLR : diminuer l’influence du premier cercle) est d’ailleurs réclamée ouvertement par l’immense majorité du peuple. »
Difficile d’être plus clair. 21
17 Audition d’Hubert Védrine, 5 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 198].
18 À plusieurs reprises, les réfugiés rwandais en Ouganda ont été la cible d’un ostracisme en Ouganda.
19 Il s’agit de Joseph Nzirorera du MRND. Cf. Guichaoua [98, p. 754].
20 Le chef d’état-major de l’armée et de la gendarmerie est le Président Habyarimana.
21 TA KIGALI LE 19 JUIN 1991 URGENT CHIFFRE CONFIDENTIEL DÉFENSE. Cf. Patrick de Saint-Exupéry,
France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4.
65
2.1. LA JUSTIFICATION DE L’INTERVENTION MILITAIRE AU RWANDA
La France fera exactement le contraire, en soutenant jusqu’au bout ce premier cercle dans les pires
massacres. Notons aussi que, selon l’auteur de ce télégramme, la mise à l’écart de ce premier cercle
est souhaitée par « l’immense majorité du peuple ». Ce qui vient contredire les affirmations du président
François Mitterrand selon lesquelles le régime rwandais était tout à fait respectable parce qu’il représentait
une ethnie à 80 % majoritaire. 22
Dès octobre 1990, les dirigeants français choisissent délibérément de présenter le conflit comme une
agression extérieure. Le 7 octobre 1990, l’ambassadeur Georges Martres décrit ainsi les deux options
possibles et leurs conséquences selon lui :
OBJET : SITUATION AU RWANDA
L’APPEL TÉLÉPHONIQUE QUE JE VIENS DE RECEVOIR QUI A FAIT L’OBJET DE MON
TD 510 INDIQUE QUE LE PRÉSIDENT HABYARIMANA NE SE SENT PAS CAPABLE DE
MAÎTRISER SEUL LA SITUATION. L’AGRESSION À LAQUELLE IL EST CONFRONTÉ PEUT
ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME ÉTRANGÈRE DANS LA MESURE OÙ ELLE PROVIENT D’UN
PAYS VOISIN QUI LUI FOURNIT LES ÉQUIPEMENTS MILITAIRES ET UNE PARTIE DES
HOMMES.
D’UN AUTRE CÔTÉ, CETTE AGRESSION S’APPUIE SUR UN PROJET POLITIQUE D’UNITÉ
NATIONALE DES TUTSI ET DES HUTUS QUI TOURNERAIT SANS DOUTE À UNE DOMINATION DES TUTSIS MAIS QUI AU COURS DES DERNIERS MOIS A BÉNÉFICIÉ DE TOUS
LES MÉCONTENTEMENTS PROVOQUÉS AU RWANDA PAR CE QUI EST CONSIDÉRÉ PAR
BEAUCOUP COMME UN POUVOIR MONOPOLISTIQUE DES BASHIRU DE GISENYI (VOIR
À CET ÉGARD MON TD NO 447 DU 5 SEPTEMBRE 1990).
LE CHOIX POLITIQUE EST CRUCIAL POUR LES PUISSANCES OCCIDENTALES QUI
AIDENT LE RWANDA ET NOTAMMENT LA BELGIQUE ET LA FRANCE.
OU BIEN ELLES CONSIDÈRENT AVANT TOUT L’ASPECT EXTÉRIEUR DE L’AGRESSION ET UN ENGAGEMENT ACCRU DE LEUR PART EST NÉCESSAIRE SUR LE PLAN
MILITAIRE POUR Y FAIRE FACE.
OU BIEN ELLES PRENNENT EN COMPTE L’APPUI INTÉRIEUR DONT BÉNÉFICIE CE
MOUVEMENT, MÊME S’IL N’A PU SE DÉVELOPPER QU’AVEC LE CONCOURS DE L’OUGANDA, ET MÊME S’IL CONVIENT DE PRÉVOIR QU’APRÈS LA PHASE APPARENTE DE
L’UNION NATIONALE, IL ABOUTIRA VRAISEMBLABLEMENT À LA PRISE DU POUVOIR
PAR LES TUTSIS OU TOUT AU MOINS PAR LA CLASSE MÉTISSE À LAQUELLE JE FAISAIS
ALLUSION DANS MON TD CITÉ PLUS HAUT.
SI CE DEUXIÈME CHOIX ÉTAIT RETENU, UNE NÉGOCIATION DÉLICATE ASSORTIE
DE PRESSIONS MILITAIRES S’IMPOSERAIT POUR GARANTIR LA SÉCURITÉ DE LA POPULATION EUROPÉENNE, AVEC LA PERSPECTIVE DE SUBSTITUER AUX DIFFICULTÉS
PROVENANT DES ASSAILLANTS CELLES QUI RÉSULTERAIENT ALORS D’UNE ARMÉE
NATIONALE RWANDAISE QUI SE SENTIRAIT ABANDONNÉE. 071600 23
Les chefs militaires rwandais, le lieutenant-colonel Nsengiyumva en l’occurrence, suivent les conseils
d’officiers français, qui les incitent à exhiber les preuves d’une agression extérieure :
Notre pays devrait effectivement exploiter le fait que l’agression contre notre pays est appuyée
par l’OUGANDA de MUSEVENI et la LIBYE de KADDAFI.
Certains pays pourraient y être sensibles et nous venir résolument en aide ou du moins faire des
pressions sur MUSEVENI pour qu’il mette fin à cette agression délibérée et injustifiée.
Parmi ces pays, il y a effectivement les USA, mais aussi la France. [...] Mais pour cela, il faut
rassembler les preuves irréfutables, ou au moins des arguments patents prouvant la complicité de
MUSEVENI et de KADDAFI dans la guerre que nous vivons. [...]
Hier, je me suis entretenu avec deux Officiers Français, le Cdt REFALO et le Capt CAVEY, qui
m’ont tenu presque le même langage. Ils disaient que si le Rwanda pouvaient fournir des preuves
irréfutables au moins sur l’implication de militaires Ugandais dans la nouvelle agression contre notre
pays, des pays amis, dont la FRANCE, pourraient adopter une attitude conséquente, car là, il s’agirait
bien d’une agression de l’UGANDA contre le RWANDA, et NON d’une agression de réfugiés qui
veulent rentrer dans leur pays par la force. 24
Le président de la République défend son action diplomatique, Le Monde, 10 septembre 1994, p. 9.
4.A.1 Télégramme diplomatique de Georges Martres Kigali, 7 octobre 1990, Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, p. 131].
24 Lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, G2 EM FAR, Note au Chef EM FAR, Kigali, 15 décembre 1990. Objet :
Exploitation d’un rapport. Référence : L No 534/S2.2.0 du 14 dec 90 du Comd Bn Para Cdo. Cf. TPIR, Affaire ICTR
99-52-T, Exhibit P.107/22. http://francegenocidetutsi.org/NsengiyumvaCEM15dec1990.pdf
22
23
66
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
François Mitterrand a fait son choix dès le début. Le 4 octobre 1990, Hubert Védrine, qui l’accompagne dans le Golfe, participe au Conseil de défense restreint, à Ryad, qui décide l’intervention militaire
française. 25 L’attaque du FPR est considérée par Mitterrand comme une agression extérieure vis-à-vis
de laquelle la France se doit de réagir :
Il [H. Védrine] a expliqué que le Président Mitterrand avait jugé qu’on ne pouvait laisser un
tel gouvernement être renversé par une action armée, venant d’un pays voisin qui avait sa propre
stratégie diplomatique et militaire, sans mettre en cause la stabilité de la région et réveiller les graves
antagonismes qui avaient marqué les indépendances. 26
Le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, déclare ultérieurement avoir été court-circuité et
estime que cette qualification d’agression extérieure est totalement déséquilibrée. « C’est un peu comme
si, ajoute-t-il, l’on accusait la 2e DB de Leclerc d’avoir agressé la France, parce que, en 1944, elle était
insérée dans un dispositif américain. » 27 Mais au moment des faits, personne n’a entendu le Premier
ministre Michel Rocard émettre des objections.
La pensée de Mitterrand oscillera entre deux versions, celle de l’agression extérieure et celle d’un
conflit ethnique. Mais en fait, ces deux versions ne sont pas exclusives, pour lui c’est à la fois une
agression extérieure et un conflit ethnique. Il le dit explicitement en parlant au Conseil de défense du 23
janvier 1991 des « Tutsis ougandais [qui] se déplacent pour conquérir le Rwanda ». 28
Le 23 février 1993, le général Quesnot reconnaît dans une note à François Mitterrand qu’il n’a pas les
preuves d’une agression militaire directe de l’Ouganda. Examinant parmi 4 options celle d’« d’intervenir
fortement et directement avec nos forces », il écrit :
Ce choix, techniquement possible, ne peut être envisagé que si nous avons des preuves irréfutables
d’une intervention militaire ougandaise directe, ce qui n’est pas le cas actuellement. 29
Cette thèse de l’agression extérieure est répétée avec quelques réserves par Jacques Isnard en 1993 :
Le FPR bénéficierait d’un soutien ougandais, il semble difficile de prétendre le contraire, vu que
les “rebelles” viennent d’Ouganda où ils étaient réfugiés. Si la bienveillance ougandaise est évidente, le
soutien militaire direct est à démontrer. Cette ingérence étrangère est en tout cas la thèse française. 30
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire de 1998 donne l’estocade finale à cette fiction
d’agression étrangère :
En somme, si l’on doit admettre qu’en droit pur un réfugié qui prend les armes pour exercer son
« droit absolu et intangible au retour » se met lui-même en dehors de la convention de Genève sur les
réfugiés et perd en conséquence son statut de réfugié, cette question doit avant tout être considérée
dans sa dimension politique. Dans cette optique, il apparaît que le retour armé des réfugiés du 1er
octobre relève bien d’un épisode de la guerre civile rwandaise plutôt que d’un conflit entre deux
États. 31
2.1.4
L’intervention française de 1990 n’a pas de fondement légal
En fait, l’intervention militaire française de 1990 est tout à fait illégale. En 1990, la France n’a pas
d’accord de défense avec le Rwanda.
25 Audition du Général Maurice Schmitt, Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 187].
26 Audition d’Hubert Védrine, 5 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 198].
27 Jean-Dominique Merchet, Rocard : « Le déshonneur de la France au Rwanda », Libération, 9 juillet 1998, p. 7.
28 Conseil de défense du 23 janvier 1991, 18 h. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint23janv1991.pdf
29 Dominique Pin, Général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert de
Monsieur le Secrétaire général)”, 23 février 1993, A/s Conseil restreint sur le Rwanda, Mercredi 24 février 1993. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotPin23fevrier1993.pdf
30 Jacques Isnard, Rwanda : selon les services de renseignement français, LES REBELLES BÉNÉFICIERAIENT DU
SOUTIEN DE L’ARMÉE OUGANDAISE, Le Monde, 17 février 1993, p. 5.
31 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 121].
67
2.1. LA JUSTIFICATION DE L’INTERVENTION MILITAIRE AU RWANDA
L’accord d’assistance militaire de 1975
L’accord particulier d’assistance militaire signé à Kigali le 18 juillet 1975 par le chargé d’affaires
français, Pierre Delabre, et le ministre des Affaires étrangères rwandais, Aloys Nsekalije, sous la présidence
de Valéry Giscard d’Estaing, ne prévoit qu’une assistance à la Gendarmerie rwandaise et précise que les
personnels mis à disposition ne peuvent participer à des opérations de guerre, ou de maintien de l’ordre :
Article 1
a) - Le Gouvernement de la République française met à la disposition du Gouvernement de
la République rwandaise les personnels militaires français dont le concours lui est nécessaire pour
l’organisation et l’instruction de la Gendarmerie rwandaise. [...]
Article 3
Les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise demeurent sous juridiction française. Ces personnels servent sous l’uniforme français, selon les
règles traditionnelles d’emploi de leur arme ou service, avec le grade dont ils sont titulaires. Ils ne
peuvent en aucun cas être associés à la préparation et à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien
ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité. [...]
Article 6
Le Gouvernement de la République française assure dans la limite de ses moyens la formation et
le perfectionnement de cadres de la Gendarmerie rwandaise dans ses Écoles militaires [...]
Article 7
Le Gouvernement de la République rwandaise peut s’adresser au Gouvernement de la République
française pour la fourniture de matériels militaires à titre gratuit ou onéreux. 32
L’avenant de 1983 à l’accord de 1975
L’avenant du 20 avril 1983 à cet accord du 18 juillet 1975 remplace l’article 3 par un texte qui spécifie
que les coopérants militaires français porteront l’uniforme rwandais, 33 mais surtout qui supprime la clause
de non engagement dans des opérations de guerre ou de maintien de l’ordre. 34
La seconde modification introduite par la révision de 1983 concerne la suppression de l’interdiction faite aux coopérants militaires français d’être associés de près ou de loin à toute préparation
ou exécution d’opération de guerre, de maintien ou rétablissement de l’ordre ou de la légalité. Au
regard de l’histoire, on ne peut que s’interroger sur les motivations qui ont conduit le ministère de la
Coopération et du Développement en 1983 à renoncer à la prudence qui fut de mise en 1975 lors de
la conclusion de l’accord initial. 35
Saluons, pour une fois, la sagacité du rapporteur de la Mission d’information et remarquons qu’en
1983, nous sommes dans l’ère Mitterrand. Cependant, cette modification de l’article 3 n’est pas claire.
Le colonel Bernard Cussac, attaché de Défense, écrit le 20 février 1992 à propos de la nomination du
lieutenant-colonel Chollet comme conseiller militaire du président rwandais et du chef d’état-major :
PAR AILLEURS, LES DISPOSITIONS PRÉCONISÉES PAR LA LETTRE DES A.É. SONT
CONTRAIRES À L’ARTICLE 3 DES ACCORDS D’ASSISTANCE MILITAIRE QUI PRÉVOIT
QUE LES ASSISTANTS TECHNIQUES “NE PEUVENT EN AUCUN CAS ÊTRE ASSOCIÉS À
LA PRÉPARATION ET À L’EXÉCUTION D’OPÉRATIONS DE GUERRE, DE MAINTIEN OU
DE RÉTABLISSEMENT DE LA LÉGALITÉ.” 36
Cette clause de l’article 3 était-elle encore valable ?
32 Accord particulier d’assistance militaire, Kigali, 18 juillet 1975, signé pour le gouvernement de la République française, Pierre Delabre, pour le gouvernement de la République rwandaise, Aloys Nsekalije. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 81]. http://francegenocidetutsi.org/
AccordParticulierAssistanceMilitaire18juillet1975.pdf
33 Les militaires français portent donc l’uniforme de la Gendarmerie rwandaise.
34 Ibidem p. 87.
35 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 28].
36 Bernard Cussac, Attaché de Défense, FONCTIONS D’UN OFFICIER ASSISTANT TECHNIQUE, Kigali, 20 février
1992. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 194]. http://francegenocidetutsi.org/
Cussac20fevrier1992.pdf
68
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
L’avenant de 1992 étend à l’armée l’accord de 1975
Ce n’est que le 26 août 1992, quelques jours après la signature d’un accord de paix avec le FPR,
qu’est signé un avenant étendant cette coopération aux Forces armées rwandaises par remplacement des
mots « Gendarmerie rwandaise » par « Forces armées rwandaises » dans les articles 1 et 6 de l’accord de
1975. 37 L’engagement de militaires français dans les combats et dans les opérations de maintien de l’ordre
jusqu’à ce texte de 1992, n’a donc aucun fondement légal. Le rapport de la mission note en caractères
gras :
Il est pour le moins étonnant que les autorités civiles et militaires françaises ne se
soient rendu compte qu’avec un retard de près de deux ans que les actions conduites
auprès de l’armée rwandaise par les coopérants français se déroulaient en marge des
accords établis par les deux États. 38
L’ambassadeur de l’époque, Georges Martres, le reconnaît :
Interrogé sur ce point lors de son audition, l’Ambassadeur Georges Martres a simplement précisé « s’être aperçu en 1992 que la coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de
base juridique puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la coopération avec la
Gendarmerie ». 39
Le rapport de la Mission d’information relève qu’il ne s’agit pas là d’une simple régularisation. Cette
correction de 1992 a la vertu magique de faire passer un militaire français pour un coopérant et donc de
contourner les accords de paix en cours de discussion à Arusha. Le rapport fait référence à un télégramme
de l’attaché de Défense, le colonel Bernard Cussac, qui fait état du souhait du Gouvernement rwandais de
« doter tous les personnels de l’opération Noroît d’une carte de coopérant » à une période où la question
du retrait des militaires français était posée dans le cadre des négociations d’Arusha qui venaient de
débuter. 40
L’intention de contourner l’accord d’Arusha apparaît aussi dans le télégramme de l’ambassadeur
Martres du 31 juillet 1992 proposant de modifier l’accord d’assistance militaire de 1975 :
LA NÉCESSITÉ DE CETTE RÉGULARISATION APPARAÎT INCONTESTABLE. NOTRE
COOPÉRATION MILITAIRE AVEC LE RWANDA, AFFECTÉE D’ABORD DE MANIÈRE EXCLUSIVE À LA GENDARMERIE, S’EST ENSUITE ÉTENDUE AUX AUTRES SECTEURS,
SANS QUE LES DEUX PARTIES CONVIENNENT DE METTRE LE TEXTE DE L’ACCORD
EN HARMONIE AVEC LA RÉALITÉ. LES RWANDAIS SONT MAINTENANT SOUCIEUX DE
PROCÉDER À CETTE ADAPTATION POUR SE CONFORMER AUSSI COMPLÈTEMENT QUE
POSSIBLE AUX DISPOSITIONS DE L’ACCORD D’ARUSHA EN LA MATIÈRE. 41
Une lettre en date du 6 août 1992, envoyée par le ministre de la Défense au ministre des Affaires
étrangères, établit explicitement que l’extension de l’accord d’assistance militaire de 1975 entre la France
et le Rwanda vise à contourner l’accord de cessez-le-feu signé le 12 juillet 1992 à Arusha. 42 Il est envisagé
de donner le statut de coopérant à 45 membres du DAMI :
Le Gouvernement et le Front Patriotique Rwandais ont signé, le 12 juillet 1992 à ARUSHA, un
accord instaurant un cessez-le-feu, à partir du 31 juillet 1992 à minuit. Selon l’article 2 de cet accord,
le cessez-le-feu implique au moins deux dispositions qui ont des conséquences directes sur l’action du
Ministère de la Défense au Rwanda :
- “la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le
terrain”,
37 Avenant à l’Accord Particulier d’Assistance Militaire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République rwandaise signé à Kigali le 18 juillet 1975, Kigali, 26 août 1992, signé Georges Martres
pour le gouvernement de la République française, Boniface Ngulinzira pour le gouvernement de la République rwandaise.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 91-94]. http://francegenocidetutsi.org/
AvenantAccordParticulierAssistanceMilitaire26aout1992.pdf
38 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 28]. C’est le rapporteur qui met en gras.
39 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 28].
40 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 28].
41 TD du 31 juillet 1992 de Georges Martres, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 92].
http://francegenocidetutsi.org/Martres31juillet1992.pdf
42 Accord de cessez-le-feu de N’Sele du 29 mars 1991, entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front
patriotique rwandais, tel qu’amendé à Gbadolite le 16 septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992 (dit Arusha I). Cf. M.
Mas [139, pp. 134-139]. http://francegenocidetutsi.org/CessezLeFeu12juillet1992Mas134.pdf
69
2.1. LA JUSTIFICATION DE L’INTERVENTION MILITAIRE AU RWANDA
- “le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place effective du Groupe d’Observateurs Militaires Neutres (GOMN), à l’exclusion des coopérants militaires se trouvant au Rwanda
suite aux accords bilatéraux de coopération”.
La première de ces dispositions pourrait remettre en cause les cessions envisagées par le Ministère
de la Défense aux forces armées rwandaises, soit 2 000 obus de 105 mm et 20 mitrailleuses de 12,7
mm avec 32 400 cartouches.
La deuxième disposition a déjà suscité de la partie rwandaise une demande d’élargissement du
champ d’application de l’accord d’assistance militaire de 1975. Le Ministère de la Défense n’a émis
aucune objection à la signature de l’avenant proposé par les autorités rwandaises.
Ce nouvel accord permettrait de conférer le statut et la carte de coopérant militaire, en plus de
nos 19 AMT déjà présents, aux 45 personnels du DAMI également sur place. Pourraient être aussi
concernés un officier et un sous-officier artilleurs.
La question des deux unités du détachement NOROIT, déployées respectivement en octobre 1990
et juin 1992, pour assurer la protection de nos ressortissants sera posée dès la mise en place du
GOMN, soit dans le courant de ce mois. Ces unités pourraient être, en cas de décision de retrait,
positionnées sur des bases proches du territoire Rwandais.
Je sollicite, en conclusion, d’urgence vos instructions quant à la conduite à tenir sur les trois points
en question :
1. fourniture, ou non, des matériels militaires ;
2. maintien de coopérants militaires (statut, volume) ;
3. maintien, ou non, des deux compagnies NOROIT. 43
Notons que l’accord de 1975 entre la France et le Rwanda et ses avenants ont été « déclassifiés » pour
la Mission d’information parlementaire. Il n’ont jamais été débattus et votés à l’Assemblée nationale,
jamais publiés au Journal Officiel. Ce genre d’accord n’a pas à être porté à la connaissance du citoyen !
Comme il n’a été rendu public qu’en septembre 1994, parce qu’on l’a trouvé dans les papiers du ministère
de la Défense rwandais à Kigali, 44 M. Mitterrand pouvait mentir à l’aise devant les téléspectateurs quand
il affirmait le 14 juillet 1994 :
C’est en 1975, retenez bien la date, six ans avant mon arrivée à la présidence de la République,
je dis cela pour que ce soit clair, que le gouvernement français a traité avec le président du Rwanda,
le même M. Habyarimana qui a été assassiné récemment, et a signé avec lui un traité d’assistance
militaire qui faisait que la France fournissait des instructeurs pour former les cadres de l’armée
rwandaise : en 1975. C’est ce traité-là qui continuait à s’appliquer. 45
Dans ce « traité » de 1975, il ne s’agissait pas de « former les cadres de l’armée rwandaise » mais
de la gendarmerie. L’oubli des amendements de 1983 et de 1992 à cet accord est bien utile au président
socialiste pour se défausser sur son prédécesseur. Ce n’était en rien un accord de défense comme il le
laisse entendre.
Un rapporteur de la Mission d’information, Bernard Cazeneuve, confirme, en reprenant Robert Galley,
ancien ministre de la Coopération, 46 qu’il n’y avait pas d’accord de défense entre la France et le Rwanda :
M. Bernard Cazeneuve, revenant sur les propos tenus par M. Robert Galley concernant l’accord
qu’il avait qualifié « d’accord de défense », a fait observer qu’à la connaissance des membres de la
mission, l’accord signé effectivement en 1975 entre la France et le Rwanda était, non pas un accord
de défense, mais d’assistance militaire, avec une dimension de coopération. Le texte originel, pas plus
que les avenants le modifiant, ne prévoyaient que la France interviendrait aux côtés du Rwanda en cas
d’invasion étrangère ou d’attaque extérieure dirigée contre le Rwanda, mais seulement que la France
apporterait, comme c’est le cas dans d’autres pays d’Afrique, son soutien à la formation des militaires
rwandais, qu’ils soient dans la gendarmerie ou au sein des forces armées rwandaises, en y favorisant en
particulier l’apprentissage de ce que sont les mœurs démocratiques dans un pays respectant les droits
de l’Homme. M. Robert Galley, se rangeant très volontiers à l’avis du Rapporteur et reconnaissant sa
connaissance du sujet, a admis qu’il s’agissait là d’une erreur de sa part, étant entendu que l’opération
43 Le ministre de la Défense à M. le ministre d’État, ministre des Affaires étrangères - Cabinet. Paris, le 6 août 1992.
Objet : Application de l’accord de cessez-le-feu au Rwanda. Signé pour le ministre et par délégation, le directeur du cabinet
civil et militaire, François Nicoullaud. Cq : M. le ministre à la Coopération et au Développement. Noté à la main : copie
EMP ca G. Vidal. http://francegenocidetutsi.org/Nicoullaud6aout1992.pdf
44 Hervé Gattegno, L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3.
45 M. Mitterrand : « Je serais très heureux que mon successeur soit de la même école de pensée que moi », Le Monde,
16 juillet 1994, p. 6.
46 Robert Galley est ministre de la Coopération de 1976 à 1978 et de 1980 à 1981.
70
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
menée sur Ruhengeri, lors de la première incursion armée en force du FPR, paraissait tout de même,
à ses yeux, relever plus d’un accord de défense ou, du moins, d’un accord de soutien mutuel que de
la simple coopération. 47
On voit ici qu’un ancien ministre de la Coopération a une connaissance très approximative des textes
légaux.
Le fait que des militaires français portent l’uniforme des gendarmes rwandais, comme prévu dans
l’accord particulier d’assistance militaire, est important pour la suite des événements. Cela va créer bien
des confusions de part et d’autre. En juin 1994, à Bisesero, Patrick de Saint-Exupéry raconte qu’« un des
hommes du GIGN portait sur son uniforme une veste de treillis de l’armée rwandaise ». 48
2.2
La guerre de 1990 était annoncée
Les autorités rwandaises étaient parfaitement informées de préparatifs militaires chez les réfugiés tutsi
en l’Ouganda. En témoigne cette demande de fourniture d’armes du président Habyarimana à la France,
où le colonel Rusatira, alors secrétaire général de la Défense nationale, expose la menace d’une attaque
du Rwanda par des Rwandais membres de l’armée ougandaise :
IL CONVIENT CEPENDANT DE NOTER QUE LE COLONEL RUSATIRA A, SOUS LE
SCEAU DE LA CONFIDENCE, INSISTÉ SUR L’UNE D’ENTRE ELLES [des demandes d’aide
de la France], LORS DE SON EXPOSÉ SUR LA NÉCESSITÉ DE DISPOSER D’UNE ARTILLERIE A.A. : LA MENACE, ÉVENTUELLEMENT EN PARTIE AÉRIENNE, VENANT DE L’OUGANDA. EN EFFET L’ENTOURAGE PRÉSIDENTIEL ENVISAGE L’HYPOTHÈSE DE LA CONSTITUTION D’UNE FORCE D’INTERVENTION QUI AGIRAIT DEPUIS CE PAYS. CET OFFICIER DÉCLARE : “LA MOITIÉ DES PERSONNELS DE L’ARMÉE OUGANDAISE EST D’ORIGINE RWANDAISE ET SOUTIENT LES RÉFUGIÉS. C’EST LE CAS DU GÉNÉRAL SOUSCHEF D’ÉTAT-MAJOR DE CETTE ARMÉE, LE MAJOR GÉNÉRAL RWIGYEMA QUI VIENT
D’ÊTRE ÉCARTÉ ET POURRAIT METTRE À PROFIT SON RETRAIT POUR ORGANISER
CETTE FORCE, SANS COMPROMETTRE LE GOUVERNEMENT OUGANDAIS. ACTUELLEMENT, LES RÉFUGIÉS RWANDAIS DE L’OUGANDA ACHÈTENT DES ARMES, EN ITALIE
EN PARTICULIER. 49
Selon le journaliste Jean-Pierre Mugabe, un trafic avait été organisé pour fournir des armes à la rébellion de
Museveni en Ouganda pour le plus grand profit de l’Akazu. Le Rwanda, en l’occurrence le colonel Sagatwa,
secrétaire de Habyarimana, achetait des armes à l’Afrique du Sud qui étaient rétrocédées à Museveni par
l’entremise de Silas Mayambere. Ces fournitures auraient continué après la prise de pouvoir de Museveni
et les troupes du FPR dirigées par Fred Rwigyema auraient pu en bénéficier. Pour Jean-Pierre Mugabe,
Habyarimana était au courant des préparatifs d’agression du FPR : « Habyarimana connaissait les plans
de guerre, il en avait été informé bien à temps et se trouvait tranquillement à l’étranger. Il ne revint que
quatre jours après le déclenchement des hostilités. » Colette Braeckman qui rapporte ces informations se
demande quel était l’intérêt d’Habyarimana à laisser se déclencher cette agression. L’enrichissement du
clan Habyarimana, la mise au pas de l’opposition et la répression contre les Tutsi en seraient, à son avis,
les raisons. 50 Me Éric Gillet atteste aussi que Habyarimana était prévenu d’une attaque :
La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle d’un double jeu conscient : bien avant
le début de la guerre, il sait qu’elle va avoir lieu et connaît même très probablement la date de son
déclenchement. A l’appui de cette affirmation, M. Éric Gillet a précisé que l’officier qui commandait
à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce verrou assurant le contrôle du passage de la
frontière rwando-ougandaise lui avait dit très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de
l’offensive plusieurs semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il disposait en
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 278].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998 ; Patrick de SaintExupéry, La dictature du visible, Rencontres internationales Médias-Défense, 23 novembre 1995. Cf. Les manipulations de
l’image et du son, Pluriel, 1996, p. 41. L’homme du GIGN en question est Thierry Prungnaud.
49 TD Galinié Martres, 14 mars 1990. Objet : Demandes d’ordre militaire susceptibles d’être présentées au Président de
la République française par le Président rwandais lors de leur rencontre du 3 avril 1990. http://francegenocidetutsi.org/
GalinieMartres14mars1990.pdf
50 C. Braeckman [44, pp. 110-111].
47
48
71
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
Ouganda. Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités rwandaises et la vigueur de la répression
montrent bien que la riposte était préparée et que le régime n’avait pas été pris au dépourvu. 51
2.3
La France tolère les massacres
Des massacres, que l’on peut appeler a posteriori des tests de faisabilité du génocide, se sont déroulés
de 1990 à 1994 au vu et au su des coopérants et militaires français dans les provinces de Byumba et
Mutara (Nord-Est), Gisenyi et Ruhengeri (Nord-Ouest), dans le Bugesera (Sud-Est). Mais la présence
des militaires français aurait permis de maintenir ces massacres à un « niveau raisonnable », comme le
déclare un officier français de l’opération Amaryllis :
Jusqu’en 1993, notre présence permettait de maintenir les massacres à un niveau raisonnable de
quelques centaines de morts. 52
2.3.1
L’attaque du FPR est le prétexte à une campagne de terreur
Informé d’une campagne contre les Tutsi suspects à l’intérieur du pays, l’amiral Lanxade, alors chef
d’état-major particulier du Président de la République, propose le 11 octobre 1990 un retrait partiel des
troupes françaises « pour ne pas paraître trop impliqué » dans des exactions :
Les forces tutsies maintiennent leur pression dans le Nord-Est du pays. Les infiltrations armées en
provenance de l’OUGANDA semblent se poursuivre avec une facilité mettant en cause les intentions
réelles des autorités ougandaises.
L’aide zaïroise devrait permettre de contenir la poussée tutsie si des renforts substantiels notamment d’origine ougandaise ne remettent pas en cause l’équilibre actuel.
Avec cette réserve importante, il serait possible d’envisager la diminution de notre dispositif au
RWANDA en retirant une compagnie dès le début de la semaine prochaine.
Une seule compagnie resterait alors à Kigali, afin d’assurer la sécurité de l’évacuation éventuelle
des ressortissants.
Ce retrait nous permettrait également de ne pas paraître trop impliqué dans le soutien aux forces
rwandaises si des exactions graves envers la population étaient mises en évidence dans les opérations
en cours. 53
Nous observons dans les deux cas ci-dessus que les Français constatent des exactions mais ne font rien
pour s’y opposer.
2.3.2
Massacres du Mutara, octobre 1990
Lors de la première attaque du FPR début octobre 1990, des massacres de Tutsi sont perpétrés au
Mutara dans le Nord-Est, à l’ouest de la route de Gabiro à Katigumba dans le parc de l’Akagera :
« Les soldats sont arrivés au ranch avec une liste de noms. Ils ont commencé à faire l’appel devant
les villageois et abattaient chaque personne qui approchait en entendant son nom. Estimant que
cela allait prendre trop de temps, ils ont fini par ouvrir le feu sur tout le monde », raconte Joseph
Mwuvyaneza, instituteur à Gakiragé. Il a déjà dénombré près de 350 tués pour la seule région du
Mutara (Nord-Est du Rwanda) en recoupant soigneusement les témoignages des réfugiés. [...]
Les soldats ont pénétré dans les ranchs où sont regroupés les éleveurs – pour la plupart tutsis –
suivis par les agriculteurs des villages voisins. Après que les soldats eurent commencé de tirer, les
paysans hutus, armés de machettes et de gourdins, se sont chargés des fuyards et des blessés. 54
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 55].
Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11.
53 L’amiral, chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990. Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.org/
Lanxade19901011.pdf
54 Jean Hélène, Rwanda : Les réfugiés dénoncent les massacres perpétrés par l’armée, Le Monde, 16 octobre 1990.
http://francegenocidetutsi.org/MassacresArmeeMutaraLM16octobre1990.pdf
51
52
72
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Selon un officier et d’autres témoins, l’armée rwandaise a organisé un ratissage le long de la route de
Gabiro à Kagitumba et aurait tué de 500 à 1 000 personnes. Des hélicoptères précédaient les fantassins.
Ces hélicoptères ont été fournis par la France. Y avait-il des militaires français à leur bord ?
La région du Mutara est peuplée en grande partie d’éleveurs Bahima, qui comme les Bagogwe,
constituent un sous groupe de l’ethnie Tutsi. Ces éleveurs étaient tout désignés pour être les victimes
d’une accusation de complicité avec le FPR, d’autant plus que c’est par cette région que le FPR a
choisi de commencer les opérations d’invasion du Rwanda.
Plusieurs compagnies auraient été chargées, selon l’officier qui a témoigné, de nettoyer la zone
de tout ce qu’il y avait de vivant entre Nyagatare et Kagitumba. L’opération a eu lieu au moyen
d’hélicoptères et de fantassins qui ratissaient la zone après le passage des hélicoptères. La compagnie
de l’officier était chargée de suivre la route qui remonte vers Katigumba. Une compagnie suivait la
même direction à sa droite, l’autre à sa gauche.
Selon l’officier, c’est entre cinq cent et mille personnes qui auraient été exécutées de cette manière
[...] Tous les témoignages concordent, y compris celui de l’officier, pour dire que l’opération s’est déroulée le 8 octobre 1990. Cette opération a été désignée par certains témoins comme le « bombardement
des ranches [sic] ». 55
Le rapport de l’ADL publie une liste des victimes civiles de la guerre de 1990-1991 et indique pour
la commune Ngarama, secteur Nyagatare : « Tous ceux qui ont été tués le 8 octobre 1990, du secteur
Gakirage, l’ont été par balles et par l’armée rwandaise. » On relève 63 personnes tuées le 8 octobre 1990
pour la commune Ngarama, secteur Nyagatare, dont 11 à Gakirage. 56
Le colonel Tharcisse Renzaho, nouveau préfet de Kigali, déclara dans un meeting à Gikondo que des
hélicoptères ont mitraillé près du lac Muhazi des groupes de Rwandais qui fuyaient la zone des combats
parce qu’il devait y avoir des rebelles parmi eux. 57
Notons aussi que l’ambassadeur Martres le 25 octobre 1990 souhaite que « le nord-est du pays [soit]
nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique » 58 et que le colonel Canovas indique dans son rapport
que « dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR [...] environ 150 000 personnes ont été
déplacées. » 59
Nous lisons également dans le texte définissant l’ennemi, diffusé dans l’armée le 21 septembre 1992, la
liste des atouts militaires du FPR où nous trouvons ceci : « Population favorable, surtout au MUTARA,
de part et d’autre de la frontière. » 60
Ceci nous conduit à penser que ces massacres et déplacements forcés ont été faits en représailles contre
la population du Mutara, favorable au FPR, et que ces méthodes ont été approuvées, voir recommandées
par les Français.
2.3.3
Massacres de la commune de Murambi, octobre-novembre 1990
La commune de Murambi sur l’axe routier Kigali-Gabiro-Kagitumba est à proximité de l’Ouganda.
Les Tutsi y sont nombreux. Les jeunes, interdits d’école secondaire en raison des lois de l’« équilibre
ethnique », vont étudier en Ouganda.
Le 7 octobre 1990, le bourgmestre de Murambi, Jean-Baptiste Gatete, ingénieur agronome, membre
du congrès national du MRND, fait arrêter de nombreux Tutsi, en particulier des jeunes qui ont étudié
en Ouganda. Ces personnes sont conduites au camp militaire de Byumba, commandé par le major Ngira.
Composé de 16 personnes, le premier groupe périt dans un brasier de charbon allumé dans une fosse.
D’autres moururent dans des conditions non éclaircies. Les prisonniers restants furent libérés en avril
1991. 61
55
Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, p. 62].
56 Victimes civiles de la guerre (d’octobre 1990 à décembre 1991), Commune Ngarama, Secteur Nyagatare [3, pp. 83-85].
http://francegenocidetutsi.org/RapportADL1992Gakiragep82-85.pdf
57 V. Kayimahe [114, p. 80].
58 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 189].
59 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
60 République rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G2, 21 septembre 1992,
no 1437/G2.2.4. Objet : Diffusion d’information. Destinataires : Liste A, Comdt Sect OPS (Tous), Info : EM Gd N. Signé
Déogratias Nsabimana, colonel BEM, Chef EM FAR, SECRET. TPIR, K1020506, p. 13.
61 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 179].
73
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
Les 7 et 8 novembre 1991, Gatete organise un pogrom contre les Tutsi. 62
2.3.4
Massacres de Kibilira, octobre 1990
D’autres massacres ont lieu à Kibilira du 11 au 13 octobre, 63 dix jours après le commencement de la
guerre.
Dans le Nord-Ouest du Rwanda entre 50 et 100 personnes ont été tuées depuis le début de la
semaine à Kibirira (préfecture de Gisenyi d’où est originaire le président Habyarimana). 64
Selon Christophe Mfizi, le bourgmestre de Kibilira, Jean-Baptiste Nteziryayo, compte 250 morts et
4 000 déplacés. 65 Ce bourgmestre, le sous-préfet de Ngororero et d’autres comme Pierre Tegera, directeur
du Programme National Agricole de la Pomme de Terre (PNAP) à Ruhengeri, 66 sont suspectés d’avoir
organisé ces massacres. 67
Ces tueries sont connues des autorités françaises, à la date du 13 octobre :
PRIMO : SITUATION MILITAIRE [...]
SECUNDO : FORCES ZAÏROISES [...]
TERTIO : DIVERS [...]
BRAVO : LES PAYSANS HUTUS ORGANISÉS PAR LE MRND ONT INTENSIFIÉ LA RECHERCHE DES TUTSIS SUSPECTS DANS LES COLLINES, DES MASSACRES SONT SIGNALÉS DANS LA RÉGION DE KIBILIRA À 20 KILOMÈTRES NORD-OUEST DE GITARAMA. LE
RISQUE DE GÉNÉRALISATION, DÉJÀ SIGNALÉ, DE CETTE CONFRONTATION, PARAÎT
AINSI SE CONCRÉTISER [...]
COMMENTAIRES [...]
2/ IL RESTE QUE LES FORCES GOUVERNEMENTALES SOUFFRENT DE LEUR NOMBRE
RÉDUIT ET DU MANQUE DE MOYENS DE MÊME NATURE (EN MATÉRIEL ET EN TECHNICIENS) ET NE PEUVENT PAS EXPLOITER PLUS À FOND LA FIDÉLITÉ DES PAYSANS
QUI PARTICIPENT DE PLUS EN PLUS À L’ACTION MILITAIRE À TRAVERS DE GROUPES
[sic] D’AUTO-DÉFENSE ARMÉS D’ARCS ET DE MACHETTES. ELLES AUSSI NE POURRAIENT ÉVENTUELLEMENT INVERSER DÉFINITIVEMENT LA SITUATION EN LEUR FAVEUR QU’AVEC UNE AIDE EXTERNE SOUTENUE. D’OÙ L’APPEL AUX AMIS, À LA FRANCE
EN PARTICULIER. [...] 68
Non seulement la chasse aux Tutsi suspects et leur massacre ne sont pas condamnés dans ce texte mais
de plus, l’attaché de Défense considère avec bienveillance la fidélité des paysans hutu dont les groupes
d’autodéfense viennent soutenir l’action de l’armée gouvernementale. Il souligne la nécessité de mieux
armer ces paysans qui massacrent les Tutsi afin de pouvoir « inverser définitivement la situation en leur
faveur. » A contrario le colonel Galinié semble craindre que se concrétise « le risque de généralisation de
cette confrontation », déjà signalé dans le télégramme de la veille, où il écrivait : « IL EST À CRAINDRE
QUE CE CONFLIT FINISSE PAR DÉGÉNÉRER EN GUERRE ETHNIQUE. » 69
La Commission internationale d’enquête de 1993 démontre que ce massacre a été déclenché par les
responsables de l’administration :
F. Reyntjens [98, p. 267].
Certains écrivent Kibirira. Cette localité se trouve à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Gitarama un peu à
l’écart de la route non goudronnée vers Gisenyi-Ruhengeri.
64 Jean Hélène, Nombreuses victimes dans la région de Gisenyi, Le Monde, 18 octobre 1990.
65 Christophe Mfizi [145, p. 43].
66 « Pendant les massacres de Kibilira, Tegera distribuait l’essence pour incendier les maisons et brûler les gens. Dans
les secteurs de Kirengo et Rugarama, Carpophore Munyambonwa, son épouse Dafrosa et leurs sept fils furent brûlés vifs
en présence de Tegera. Un rescapé du massacre de Kibilira dit “qu’il fit exécuter également Munyerango, conseiller des
secteurs de Rongi et Gitarama. Il donna l’ordre de lier le mari. La femme et les enfants furent découpés et brûlés vifs”. ».
Cf. Diogène Bideri [38, pp. 54-55]. En 1994, Pierre Tegera aurait aussi été très actif en apportant un soutien important aux
miliciens Interahamwe. Il a obtenu l’asile politique en France. Le 4 juin 2009, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda
(CPCR) dépose une plainte avec constitution de partie civile contre Pierre Tegera, citoyen rwandais résidant dans la région
de Nice.
67 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, pp. 18-19].
68 TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col.
Galinié 131300. Martres. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf Un extrait de ce télégramme
(le point Bravo) est publié par Patrick de Saint-Exupéry dans France-Rwanda : « services », réseaux, familles, Le Figaro,
1er avril 1998, p. 4, col. 8.
69 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 132].
62
63
74
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
À Kibilira, il y avait une population Tutsi assez importante, bien établie et vivant en paix avec
ses voisins Hutus. [...] Les troubles ont commencé avec une réunion à la sous-préfecture de Ngororero
à laquelle étaient convoqués les conseillers communaux [...] Le préfet était présent à la réunion, mais
il n’a rien dit. Le sous-préfet a montré deux cadavres, disant que c’étaient des Hutu tués par les
Tutsi et a ordonné aux conseillers de rentrer chez eux pour sensibiliser la population en vue d’assurer
la sécurité. [...] Les autorités locales ou agents de l’État ont dirigé les attaques [...] Au moins 348
personnes ont été massacrées en 24 heures. Plus de 550 maisons ont été brûlées [...] Dans la commune
avoisinante de Satinsyi, 19 personnes ont été tuées. 70
2.3.5
Les arrestations suite à la fausse attaque du 4 octobre 1990
Trois jours après le début de l’attaque du FPR, alors que ses troupes se trouvent à plus de quarante
kilomètres de la capitale, le régime d’Habyarimana met en scène une fausse attaque du FPR sur Kigali
dans la nuit du 4 au 5 octobre. Selon de nombreux témoins, c’est l’armée rwandaise qui a simulé des
combats. 71 Le 5 à 5 h du matin, Radio Rwanda annonce qu’en raison des combats dans la ville de Kigali,
la population est invitée à rester à domicile. Dans un message à la nation, Habyarimana explique que
des maquisards infiltrés par l’ennemi, autrement dit des Tutsi, ont attaqué la capitale. Cette prétendue
attaque lui fournit le prétexte pour arrêter plus de 10 000 personnes, la plupart tutsi, sans qu’aucune
charge ne soit reconnue contre elles. Beaucoup sont battues et torturées, certaines sont sommairement
exécutées. Aucune arme n’ayant été trouvée chez les personnes arrêtées, une exposition d’armes montée
de toutes pièces est organisée le 7 octobre. Cette vague d’arrestations, les tortures et les perquisitions à la
recherche d’armes sont attestées par l’ambassadeur de France et l’attaché militaire dans un télégramme
diplomatique, mais seront niées officiellement :
- IL EST À CRAINDRE QUE CE CONFLIT FINISSE PAR DÉGÉNÉRER EN GUERRE ETHNIQUE. EN EFFET, LES RESPONSABLES RWANDAIS FONT DIRE QUE DES ENVAHISSEURS
TUTSIS PORTENT DES INSCRIPTIONS SUR EUX, RÉCLAMANT LE RETOUR DES ROIS
TUTSIS “RAMBA MWAMI” (HONNEUR AU ROI). CETTE OPTION, PAR AILLEURS, INTERDISANT TOUTE RÉCONCILIATION NATIONALE HUTUS DU NORD + HUTUS DU SUD +
TUTSIS LIBÉRAUX QU’ESPÈRENT ENCORE CERTAINS, AUTOUR D’HABYARIMANA LUIMÊME.
- LES ARRESTATIONS DE SUSPECTS POUR LA SEULE VILLE DE KIGALI S’ÉLÈVERAIENT À PLUSIEURS MILLIERS (10.000 AU MINIMUM). LES INTERROGATOIRES SONT
VIOLENTS, LES GENS SONT EMPRISONNÉS PLUSIEURS JOURS SANS MANGER NI BOIRE.
LA POPULATION CONTINUE À DÉNONCER POUR PRÉSERVER SA TRANQUILLITÉ ET
REFUSER L’ÉTRANGER OU LE “MONARCHISTE”. LE M.R.N.D. (PARTI UNIQUE) SEMBLE
REPRENDRE EN MAIN LE PAYS HORS LA ZONE DES COMBATS.
- SELON CERTAINES INDICATIONS, LES ZAÏROIS SE JOINDRAIENT AUX RWANDAIS
POUR RECHERCHER LES SUSPECTS DANS KIGALI, CE QUI PANIQUE LA POPULATION.
- LA FOUILLE DANS LA CAPITALE DONNE DES RÉSULTATS IMPORTANTS ET PROBANTS, PLUSIEURS CENTAINES D’ARMES INDIVIDUELLES ONT ÉTÉ DÉCOUVERTES. IL
S’AGIT GÉNÉRALEMENT D’ARMES ANCIENNES (DEUXIÈME GUERRE MONDIALE) ET
USAGÉES. [...] 72
Les arrestations ne se limitent pas à Kigali. Un grand nombre de Tutsi, suspectés d’être complices du
FPR, sont incarcérés.
Dans une lettre du 17 novembre 1992 au Président Habyarimana, où il lui reproche d’avoir déclaré
que les accords d’Arusha ne sont qu’un chiffon de papier, le Premier ministre, Dismas Nsengiyaremye,
dénonce les organisateurs de la fusillade de la nuit du 4 au 5 octobre :
[...] il y a lieu de rappeler qu’effectivement, certaines autorités se sont rendues coupables ou
complices des actes d’insécurité et des crimes abominables dans l’exercice de leurs fonctions. À titre
d’exemple, il y a lieu de relever ci-après :
70
Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, pp. 18-22]. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf
71 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, p. 56].
72 4.A.2 Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 12 octobre 1990. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 132]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie12octobre1990.pdf
75
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
– Ceux qui ont organisé la mascarade de la nuit du 4 au 5 octobre 1990 ont semé la panique dans
la ville de Kigali et sous le prétexte que les Inkotanyi étaient déjà infiltrés dans tout le pays ont arrêté
et emprisonné plus de 8 000 personnes innocentes [...] 73
L’attaché de Défense, le colonel René Galinié, ne met pas en doute la réalité de cette attaque du FPR
à Kigali :
le colonel René Galinié, [...] « a ordonné à ses hommes (22 personnes) lors de l’offensive du FPR,
le 1er octobre 1990, de sortir des camps d’instruction où ils se trouvaient en tant que conseillers
militaires, de rejoindre immédiatement les collines centrales aux alentours de Kigali ». Il s’est « félicité
de cette décision qui a permis, lors de l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de
protéger plus facilement les ressortissants français qui avaient été regroupés. » 74
Un officier français, entendu plus tard par la Mission d’information parlementaire, reconnaît que
cette attaque était un montage devant le journaliste Patrick de Saint-Exupéry : « Cette histoire était
ridicule. C’était nos “amis” des forces armées rwandaises qui nous tiraient dessus. Les autorités les
avaient intoxiquées. En fait, cette soi-disant entrée des rebelles dans Kigali n’était qu’une manipulation ».
Le journaliste y voit le prétexte qui permet à la France de déployer sur place des troupes d’élite et de les
maintenir. 75
Des indices inciteraient à penser que cette fausse attaque a été coordonnée avec l’envoi par Paris de
deux compagnies :
Deux jours plus tard [après la demande d’une intervention militaire de Juvénal Habyarimana à
Jean-Christophe Mitterrand], le 4 octobre à 15 heures, le chef des opérations de l’état-major de l’armée
française, le général Guignon, appelle l’ambassade à Kigali. Il prévient : « J’envoie deux compagnies
du 2e REP pour protéger la ville. » L’ambassade proteste. Elle n’a rien demandé. Aucun renfort. Ils
ne sont pas nécessaires. Le général Guignon balaie les arguments. 76
Le 4 octobre, deux heures après ce coup de téléphone du général Guignon à l’ambassade de France à
Kigali, celle-ci reçoit un appel paniqué de l’adjointe de l’ambassadeur des États-Unis à Kigali :
« Vous êtes au courant ? », demande-t-elle, « De quoi ? », lui répond-on, « Cette nuit, il y aura
une attaque rebelle sur Kigali. » L’incrédulité est totale. La diplomate américaine insiste : « Mais [...]
je ne comprends pas. Moi, j’ai été prévenue. Paris aussi a été prévenu. » Paris n’a pas jugé nécessaire
d’informer l’ambassade de France à Kigali. Celle-ci a été avertie de l’arrivée de renforts par un simple
coup de fil de l’état-major, sans en comprendre les raisons. 77
La Mission d’information parlementaire parle de la « fausse attaque du 4 octobre 1990 » mais ne met
pas en doute la réalité d’incidents survenus cette nuit-là à l’instigation de Tutsi :
La transformation des graves incidents survenus dans Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre
à l’instigation de Tutsis ou de sympathisants de la cause FPR, en attaque de la capitale par des
éléments du FPR venus de l’extérieur, participe incontestablement du même désir d’obtenir de la
France cet appui-feu aérien « aussi rapide que discret et efficace ». 78
Mais le rapporteur de la Mission d’information dénonce leur exploitation pour obtenir un soutien
militaire extérieur plus important.
Il apparaîtrait aujourd’hui qu’il [le Président Habyarimana] n’a pas hésité à mettre en scène une
attaque de la capitale par le FPR dans la nuit du 4 au 5 octobre en exagérant la menace résultant
de coups de feu et d’échange de tirs qui eurent lieu cette nuit-là dans Kigali. 79
L’ambassadeur Georges Martres a soutenu à l’époque que cette attaque du FPR sur Kigali était bien
réelle, malgré les démentis du président du FPR, Alexis Kanyarengwe et de son représentant en Europe,
M. Mas [139, p. 206].
Audition (non publiée) du colonel Galinié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 126].
75 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 243].
76 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 241].
77 Patrick de Saint-Exupéry [188, pp. 241-242] ; Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : « services », réseaux, familles,
1er avril 1998, p. 4.
78 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 173].
79 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 122].
73
74
76
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Jacques Bihozagara. 80 Il reconnaît lors de son audition en 1998 qu’« il avait vraiment cru à de violents
combats et à une attaque du FPR contre les soldats français. » Le rapport de la Mission conclut :
Néanmoins, cette mise en scène de la chute imminente de Kigali n’a pas convaincu les autorités
françaises d’apporter au Président Juvénal Habyarimana toute l’aide en armement et munitions qu’il
demandait mais la situation a été jugée suffisamment risquée pour les ressortissants français pour
justifier le 4 octobre le déclenchement de l’opération Noroît. 81
L’envoi du contingent français avait déjà été décidé avant cette nuit du 4 au 5 octobre puisque deux
compagnies avaient déjà débarqué le 4 au soir à Kigali. 82 Cette simulation d’attaque a surtout servi à
déclencher les arrestations dont le rapport de la Mission ne dit rien.
Vénuste Kayimahe, employé au Centre culturel français de Kigali, donne des témoignages de la participation de militaires français à la fusillade simulant une attaque du FPR.
Les militaires français, arrivés le 4 octobre, avaient participé aux tirs, très activement, avec l’approbation sinon sur l’ordre de la chancellerie. Il y eut d’abord le témoignage de plusieurs Rwandais,
surtout de ceux qui habitaient à Kiyovu ou à Kimihurura à côté du camp de la Garde présidentielle, qui avaient bien vu les militaires français sillonner leurs quartiers en tirant en l’air avec des
mitrailleuses installées sur leurs véhicules. 83
En particulier il donne celui d’un jeune Français VSN 84 qui accompagnait une exposition itinérante
et occupait la Case de passage au Centre culturel. Il a failli se faire tuer par des militaires français :
« Ces sauvages ont manqué de me flinguer disait-il. Ma vie a failli s’arrêter ici, alors que je ne
suis pour rien dans cette histoire. Figurez-vous que lorsque j’ai été réveillé par des tirs, une balle est
venue se loger dans le sommier de mon lit, à quelques centimètres de ma tête. Et c’est les Français
qui tiraient. Je me suis levé, grelottant de peur et je les ai vus tirer sur un ennemi invisible. Quand je
me suis rendu compte que c’était eux qui faisaient tout ce bruit, je me suis senti rassuré. J’ai voulu
aller vers eux, et lorsqu’ils m’ont aperçu, ils ont manifesté une surprise mêlée de colère. L’un d’eux
m’a interpellé en me demandant ce que je faisais là, pourquoi je n’étais pas avec les autres, dans la
résidence de l’ambassadeur. De fait, j’étais tout seul. Il n’y avait plus aucun autre civil, rwandais ou
français, dans cette Case de passage où je suis logé. Ces militaires m’ont appris qu’ils avaient procédé
auparavant à l’évacuation de tous les autres hôtes de l’endroit qui avaient été transférés pour la nuit
à la Résidence de France. » 85
Le colonel Bagosora explique devant le TPIR que cette nuit-là un sous-officier du bataillon léger
antiaérien (LAA) qu’il commandait a tiré 121 obus sur le camp de Kanombe depuis le milieu de la piste
de l’aéroport :
Ce que je peux préciser que j’ai assisté personnellement, c’est que dans mon bataillon LAA, j’ai
eu un sous-officier qui était chef d’une section batterie antiaérienne qui était à l’aéroport, il avait 121
obus du canon 37 millimètres ; dans la nuit du 4 au 5, vers 3 heures du matin, il a pointé son canon
dans notre camp Kanombe, il nous a tiré dessus les 121 obus. Et c’est lui qui a déclenché les tirs dans
le camp Kanombe. Les peureux ont fui le camp, sont allés du côté de Ndera, d’autres sont allés du
côté de Masaka, les militaires du camp qui fuyaient... 86
Bagosora en tire comme conclusion que « il y avait des militaires, nos propres militaires, qui étaient
complices avec l’ennemi. [...] Donc, la ville de Kigali, ce n’est pas le FPR au front qui est arrivé pour
attaquer, c’est plutôt les infiltrés et les éléments transfuges qui ont tiré dans la nuit du 4 au 5, croyant que
le FPR au front était à la porte de Kigali pour compléter leur action. » Habyarimana, qu’il avait informé,
lui aurait répondu : « Attention, ne tuez personne. Attention, n’arrêtez aucun officier. Attention, il ne
faut pas propager cette information parce qu’elle n’est pas bonne pour le moral de la troupe. » 87
80 L’ambassadeur Georges Martres se fonde sur un message que le 5 octobre 1990, le « centre de commandement des
rebelles » a fait passer à notre ambassade à Bujumbura « selon lequel la pause observée ce jour-là à Kigali n’était qu’une
trêve décidée par le Général Fred Rwigema pour permettre à la France et à la Belgique d’évacuer leurs ressortissants ».
Jacques Bihozagara affirme que ce message est un faux, d’ailleurs Fred Rwigema a été tué le 2 octobre. Cf. TD de Georges
Martres du 12 mars 1991, ibidem.
81 Ibidem.
82 Voir en section 2.1.1 page 61 la déclaration du général Schmitt.
83 Vénuste Kayimahe [114, p. 83].
84 VSN : Volontaire du service national.
85 Vénuste Kayimahe [114, pp. 83-84].
86 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du mercredi 26 octobre 2005.
87 Procès Bagosora, ibidem, 26 octobre 2005.
77
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
Bernard Lugan fournit des détails sur l’arrivée de la 4e compagnie du 2e REP le 4 octobre vers 18 h
50. Son commandant, le capitaine Streichenberger raconte :
Vers 19 heures, l’attaché de Défense nous explique que “des rebelles” déserteurs de l’armée ougandaise ont pénétré au Rwanda et se dirigent vers la capitale dont ils ne seraient plus qu’à 60 km. Un
renseignement de dernière minute parvenu à l’ambassade de France via l’ambassade des États-Unis
indique que Kigali sera attaquée dans la nuit. 88
Quant à la fusillade de la nuit suivante, à chaque fois que, dans le récit de Lugan, l’auteur d’un tir est
identifié, c’est un membre des FAR. Lugan doit convenir en conclusion que les FAR se sont mis à « tirer
sur leur ombre » mais il se garde bien d’y voir une opération montée de toute pièce. Il ne retient comme
explication que le climat de tension et l’incompétence. 89
Selon le procureur Nsanzuwera, 7 000 personnes sont incarcérées à la prison de Kigali suite à ces rafles.
L’ambassadeur de Belgique s’y rend en visite et dénonce les arrestations massives et arbitraires. 90 En
plus, il y a eu des arrestations dans tout le Rwanda. Notons que l’attaché de Défense, le colonel Galinié,
estime plus haut qu’il y a eu 10 000 arrestations au minimum.
Une dépêche « Confidentiel défense » de l’ambassade de France à Kigali du 8 octobre 1990 décrit la
répression :
Malgré les incertitudes et en raison de la nervosité, la répression continue à Kigali. De très nombreux suspects sont arrêtés, emprisonnés, interrogés, parfois fusillés. La population, qui craint maintenant de manquer de nourriture, dénonce volontiers. Cette chasse pourrait, en cas d’aggravation,
dégénérer en tueries. 91
L’ambassadeur de Belgique, Johan Swinnen, témoigne :
A partir du mois d’octobre 1990, il y avait la répression qui avait lieu peu après l’attaque du FPR.
Sept mille à huit mille Rwandais furent alors arrêtés et détenus jusqu’au mois de mars 1991.
En octobre 1990, nous avons cru qu’une attaque du FPR irait jusqu’à Kigali, mais cela s’est avéré
être une mise en scène destinée à justifier une répression. 92
L’ambassadeur de France ne s’associe pas aux protestations de ses collègues :
Les missions diplomatiques belge, suisse, américaine et canadienne, auxquelles se joint souvent le
nonce apostolique, forment un véritable cartel des ambassades, multiplient les pressions et rendent
de fréquentes visites au président. L’ambassade de France pour sa part, tout occupée à gérer l’aide
militaire qui se met en place, ne prend guère part à ces réunions sur le thème des droits de l’homme. 93
Alors qu’on aurait voulu voir l’ambassadeur d’une France gouvernée par le Parti socialiste se joindre
aux protestations contre les internements arbitraires, les tortures et exécutions extrajudiciaires qui renvoient à ce que le Chili a connu après le coup d’État du général Pinochet en octobre 1973, Georges
Martres, dans une interview en février 1991 au journal rwandais « la Relève », prend la défense du régime
qu’il se refuse de critiquer en raison de la guerre et des « tentatives de subversion de l’intérieur » :
Interrogé sur les « réserves » de l’opinion occidentale sur les droits de l’homme au Rwanda,
Georges Martres indiquait : « Aucun pays ne peut se vanter de respecter parfaitement les droits de
l’homme, y compris les pays démocratiques de l’Occident. Les observateurs parlent ici de personnes
détenues ou de conditions de détention qui ne sont sûrement pas exemptes de toutes critiques... Mais
compte tenu que le pays est placé devant une situation exceptionnelle – une guerre accompagnée de
tentatives de subversion de l’intérieur –, il est assez inévitable que le problème de défense des droits
de l’homme se pose (...) Certaines choses pourraient être améliorées. Nous souhaiterions être mieux
et le plus rapidement informés des lieux de détention, de l’état de santé et des chefs d’accusation
pour certains prisonniers. Cela non pas dans le but de critiquer, mais de répondre aux demandes
B. Lugan [131, p. 56].
B. Lugan [131, pp. 56-60].
90
Audition de M. Nsanzuwera (CLADHO), ancien procureur, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-2, 19 février 1997, p. 16]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgiqueAudition19fevrier1997FamillesVictimesBelgesCRDDRNsanzuwera.pdf#page=17
91 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : « services », réseaux, familles, Le Figaro, 1er avril 1998, p. 4, col. 8.
92 Audition de l’ambassadeur Swinnen devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-21, 21
mars 1997, p. 212]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition21mars1997HockSwinnen.pdf#page=14
93 Colette Braeckman [44, p. 114].
88
89
78
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
d’information dont nous sommes saisis de l’étranger. Pour pouvoir aussi, dans la plupart des cas,
démentir très rapidement les allégations qui se révèlent presque toujours fausses. »
En conclusion, ce « conseil » de l’ambassadeur : « Il est de l’intérêt du gouvernement rwandais
de mettre en place des dispositifs d’information afin de démentir certaines allégations apportées par
des chancelleries occidentales, par des parents et des amis de l’extérieur de ces détenus. » 94
La manœuvre d’Habyarimana n’échappe pas à certains observateurs :
Le président Juvénal Habyarimana entend profiter de l’échec des rebelles pour se débarrasser
définitivement à la fois de l’élite tutsie et des opposants hutus. Depuis les appels à la délation de la
radio gouvernementale, les rafles et les exécutions sommaires se succèdent sous les yeux des militaires
français et belges. 95
Jean-François Dupaquier insiste la semaine suivante :
L’arrivée des militaires européens a coïncidé avec une série d’opérations punitives lancées par
l’armée rwandaise, exclusivement composée de Hutus, contre tous les opposants au régime, et surtout
contre les notables tutsis, par définition suspects. La dictature du président Juvénal Habyarimana
[...] a retrouvé ses vieux réflexes d’extermination tribale. 96
Des procès devant la Cour de sûreté de l’État de 1 566 complices des inkotanyi sont annoncés : les
deux premiers, tenus en janvier 1991, visent 13 paysans du nord-est et 12 intellectuels (dont 4 Hutu) et
débouchent, au terme d’une procédure expéditive, sur 8 condamnations à mort. 97
2.3.6
Une campagne de terreur étendue à tout le pays
Dans tout le pays, des Tutsi sont arrêtés au mois d’octobre. Des barrages sont dressés, même loin de
la zone attaquée par le FPR. Certains sont gardés par des civils armés de machettes :
[...] deux missions de reconnaissance ont été effectuées à Butare les 27 et 28 octobre, à Ruhengeri et
Gisenyi les 30 et 31 octobre. Elles étaient destinées à prendre contact, rassurer et organiser l’éventuelle
évacuation des ressortissants français. À l’occasion de ces deux déplacements, le général Jean-Claude
Thomann, commandant des opérations, note dans son rapport de mission l’existence aux abords
des villes principales, de nombreux barrages tenus le plus souvent par la gendarmerie ou l’armée
rwandaise, et de points de contrôle tenus par des « civils qui interdisent l’accès de certains villages
de brousse et permettent ainsi de filtrer les gens des collines. Les barrages civils sont gardés par une
dizaine d’hommes armés de machettes. » 98
2.3.7
Les Belges s’en vont, les Français restent
La France, la Belgique et le Zaïre ont envoyé des troupes au secours du gouvernement d’Habyarimana.
En raison des arrestations et des massacres de civils suspectés d’être des rebelles infiltrés, la Belgique
retire ses troupes le 1er novembre :
[Le gouvernement de ] Bruxelles refuse d’envoyer une nouvelle aide, le ministère des affaires étrangères a dénoncé « le caractère inacceptable » des violations des droits de l’homme au Rwanda. 99
Ce retrait est justifié par les atrocités commises par l’armée et la police rwandaise :
Moins blasée que la France, ou moins occupée ailleurs, la Belgique s’est rapidement émue des
massacres perpétrés devant son corps expéditionnaire impuissant. [...] Les images atroces
montrées par des équipes de télévision très motivées ont rapidement suscité des questions quant à
la volonté de réconciliation du gouvernement rwandais. [...] Au sein du gouvernement [belge], les
socialistes, ministre de la défense en tête [Guy Coëme], n’entendaient pas cautionner n’importe quels
94 Jean Chatain, Quand Paris conseillait Kigali en 1991, L’Humanité, 11 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
QuandParisConseillaitKigaliHumanite11mai1994.pdf
95 Jean-François Dupaquier, L’Événement du Jeudi, 11 octobre 1990, cité par Pascal Krop [119, p. 82].
96 Jean-François Dupaquier, L’Événement du Jeudi, 18 octobre 1990, cité par Pascal Krop, ibidem.
97 Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, p. 110.
98 Colonel Jean-Claude Thomann, rapport de mission. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport,
p. 126].
99 Rwanda : Plusieurs centaines de « rebelles en civil » tués par l’armée. Bruxelles et Washington prennent leurs distances
vis-à-vis de Kigali, Le Monde, 13 octobre 1990, page 9.
79
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
agissements des autorités en place dans l’ancienne colonie. Les sociaux chrétiens notamment Messieurs
Martens et Eyskens étaient plus sensibles à la nécessité de conserver des liens privilégiés avec Kigali,
en ne se montrant pas plus regardants que ne paraissait l’être Paris. 100
La France maintiendra ses troupes. François Mitterrand déclare en Conseil des ministres, le 17 octobre
1990 :
Nous entretenons des relations amicales avec le gouvernement du Rwanda qui s’est rapproché de la
France après avoir constaté la relative indifférence de la Belgique à l’égard de son ancienne colonie. 101
Faisant abstraction de toute considération morale, ces massacres sont pain béni pour la France, car
ils ont la vertu de faire partir les militaires de l’ancienne puissance coloniale. La France va donc pouvoir
exercer son influence au Rwanda sans contrainte. La Belgique est supplantée. En faisant le choix d’ignorer
les massacres exécutés par leurs amis au Rwanda, les dirigeants socialistes au pouvoir à Paris offrent le
Rwanda à la France. 102
Le 30 janvier 1991, François Mitterrand écrit à Juvénal Habyarimana une lettre reproduite ci-dessous
page 81. Cette lettre définit la politique de la France au Rwanda pour les années à venir. Elle joue sur
deux registres contradictoires, respect des Droits de l’homme et démocratisation d’une part, assistance
militaire à un régime dictatorial et raciste d’autre part. C’est une politique ambivalente. Elle se fonde
sur une analyse erronée. La question des réfugiés est un problème interne au régime rwandais fondé sur
l’exclusion d’une partie de la population. Une conférence régionale ne peut y apporter de solution. 103 Le
FPR, étant une organisation de réfugiés, est forcément basé dans un pays voisin. Le maintien de troupes
françaises renforce le régime d’Habyarimana, qui est la cause du problème des réfugiés, lequel a provoqué
l’attaque armée du FPR. Le cercle vicieux est bouclé. Enfin, on ne voit pas très bien à quel titre le
président du Rwanda peut demander à la France le maintien de troupes pour protéger les ressortissants
français. Cette protection des ressortissants apparaît dans cette lettre uniquement comme le prétexte,
autrement dit, la formule consacrée.
2.3.8
Massacre des Bagogwe, janvier 1991
Dans la nuit du 23 janvier 1991, le FPR attaque la prison de Ruhengeri :
Lorsque les autorités de la prison appellent Kigali pour donner la nouvelle, elles reçoivent l’ordre
de tuer sur-le-champ tous les détenus. Les prisonniers savent déjà par leurs gardiens que tel sera
leur sort et ils n’ont aucun doute que la menace sera exécutée. Mais un officier, le colonel Charles
Uwihoreye, 104 refuse d’obéir aux ordres et sauve les prisonniers, que le FPR libère après s’être emparé
de la prison. Le colonel Lizinde est immédiatement recruté par le Front malgré son passé douteux. 105
En représailles de la prise de la prison de Ruhengeri par le FPR, le 23 janvier 1991, les Bagogwe,
des éleveurs tutsi très pauvres du nord-ouest, sont massacrés. 106 La commission d’enquête internationale
menée par la FIDH en janvier 1993 estime le nombre de morts entre 500 et 1 000 et démontre l’implication de l’armée rwandaise. 107 Selon un officier français, le chef d’état-major, le colonel Serubuga, aurait
organisé des massacres :
100 Jean de la Guérivière, Rwanda : Souhaitant retirer ses troupes, la Belgique attend des engagements écrits des rebelles
sur un cessez-le-feu, Le Monde, 24 octobre 1990, p. 5. C’est nous qui soulignons en gras.
101 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 17].
102 Ce procédé hérite de la tradition coloniale. Tous les moyens ont été jugés bons dans le passé pour conquérir, étendre
et défendre l’Empire colonial, en particulier en Algérie, à Madagascar et en Indochine. Des actes, aussi abominables que
ceux commis par la colonne Voulet-Chanoine en 1899, ont été absous et oubliés, car ils ont permis la conquête de nouveaux
territoires. Plus récemment, la France a fait de même en 1972 au Burundi.
103 Cette idée de conférence sur les réfugiés rappelle la conférence d’Évian sur les réfugiés juifs d’Allemagne nazie de juillet
1938 où aucun pays occidental n’a voulu en accueillir.
104 Le colonel Charles Uwihoreye est emprisonné, après une parodie de procès. Il fait un an de prison, puis part à l’étranger.
Cf. E. Gillet [90, p. 37]. En 2002, il est directeur de l’administration pénitentiaire du Rwanda.
105 G. Prunier [175, p. 150].
106 Éric Gillet et André Jadoul Rapport de deux missions effectuées au Rwanda du 9 au 17 janvier et du 2 au 5 février
1992 [90, p. 23] ; A. Guichaoua [98, p. 608] ; Jean-Pierre de Staerke, Massacres cachés au Rwanda, L’Instant, 20 juin 1991.
http://francegenocidetutsi.org/MassacresRwandaLinstant20-06-1991.pdf
107 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 ;
7 - 21 janvier 1993 [85, pp. 37, 79].
80
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Paris, le 30 janvier 1991
Monsieur le Président,
Ainsi que je vous le rappelais lors de notre dernier entretien téléphonique, j’ai attentivement suivi
l’évolution de la situation au Rwanda depuis le 1er octobre dernier. Je suis en effet profondément
préoccupé par les conséquences néfastes que peuvent avoir pour la paix dans la région la poursuite
d’actions militaires déstabilisatrices, encore récemment intervenues à Ruhengeri. Dans les épreuves
que votre pays traverse, je tiens à vous assurer de nouveau du soutien de la France.
Mon pays n’a pas ménagé ses efforts pour qu’une solution pacifique puisse être trouvée. Dans cette
perspective j’ai envoyé au début du mois de novembre mon Ministre de la Coopération, M. Pelletier,
en mission de bonne volonté, dans votre pays et dans les États voisins concernés par le problème des
réfugiés rwandais. Comme il vous l’a exposé et comme je vous l’ai dit moi-même, ce conflit ne peut
trouver de solution durable que par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit
de dialogue et d’ouverture.
A cet égard, trois conditions me paraissent devoir être remplies : la non-intervention d’États
voisins en appui direct ou indirect à des actions dirigées contre le Rwanda ; l’ouverture d’un dialogue
direct avec toutes les composantes de la nation dans un esprit de réconciliation et l’avènement d’un
État de droit parfaitement respectueux des Droits de l’Homme ; le règlement le plus rapide possible
de la question des réfugiés grâce notamment à la tenue d’une conférence régionale sur ce sujet, sous
les auspices de l’OUA, avec la participation de tous les États concernés et du HCR.
Sensible aux arguments que vous m’avez fait valoir, j’ai décidé, dans cette période de mise en
place de la politique d’ouverture que vous avez annoncée et de préparation de la conférence sur les
réfugiés, de maintenir provisoirement, et pour une durée liée aux développements de la situation, la
compagnie militaire française envoyée en octobre dernier à Kigali et chargée d’assurer la sécurité et
la protection des ressortissants français.
Je forme des vœux pour le succès de vos efforts en faveur de la démocratie et pour le retour à la
paix.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, les assurances de ma haute considération et de mes
sentiments les meilleurs et de mon amical souvenir.
François Mitterrand
Figure 2.1 – Lettre de François Mitterrand à Juvénal Habyarimana, 30 janvier 1991. Source : Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, pp. 148-149]. Le texte en italique est ajouté de la main de
François Mitterrand http://francegenocidetutsi.org/MitterrandHabyarimana30janvier1991.pdf
« Au début de janvier 1991, le groupe dirigé par le colonel Serubuga (NDLR : alors chef d’étatmajor de l’armée de terre rwandaise) entame les opérations ethniques. Une centaine de personnes sont
tuées dans une église. Informé, Paris ne réagit pas. En avril, une tribu tutsie est totalement liquidée
dans le Nord-Ouest. Aucune réaction... » 108
Cette « tribu » ce sont les Bagogwe qui habite la région de Gisenyi à Ruhengeri. Immaculée Mpiganzima de Nyundo a appris d’un agent de la Croix Rouge, chez les Frères canadiens où elle était réfugiée
en avril 1991, que 362 assassinats ont été recensés dans les trois communes limitrophes de Nyundo, en
janvier 1991 :
Il y a eu 362 morts recensés par la Croix Rouge. La Croix Rouge rwandaise était tenue par les
Rwandais à 100 % hutu, je ne crois pas qu’ils ont fait un rapport. Les 362 ont été déclarés par nos
Églises lors de la messe pour une prière en mémoire de ces victimes sans plus. Ce que je peux ajouter
là dessus s’est que tout le corps diplomatique accrédité à Kigali est venu au Nord pour voir de leurs
yeux se qui s’y passe. Et alors les bourgmestres avaient reçu l’ordre de nettoyer de fond en comble
et ils l’ont bien fait, sauf un paysan de Mutura effectivement qui a vu les voitures des curieux et qui
108
Patrick de Saint Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4, colonne 1.
81
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
a sorti la tête ou le crâne du vétérinaire de cette commune un certain Kalisa 109 en disant : « vous
voyez même quand ils sont morts ils sourient » parce qu’il avait les dents qui sortaient de la bouche.
Je ne sais pas quel ambassadeur aurait voulu poser plusieurs questions montrant que s’il y en a un
comme celui là, il doit y avoir d’autres, constatant ainsi que ce n’était pas la rumeur... L’histoire a
été classée sans suite car les ambassadeurs n’ont pas vu les cadavres qui jonchaient les rues comme
certains journaux l’avaient dit. 110
De ces deux témoignages nous retenons que les Français étaient informés de ce massacre des Bagogwe,
ils les ont cachés et n’ont pas fait de remontrances aux autorités rwandaises.
Les massacres ont duré un mois et demi jusqu’à la mi-mars :
De nombreuses personnes ont été tuées par des groupes de militaires, appuyés ou non par des
membres de la population. Lorsque les gens n’étaient pas exécutés sur place, les futures victimes
étaient emmenées en camion dans les lieux où avaient lieu les exécutions collectives. [...] Les fosses
d’aisance ont été très utilisées pour y jeter les corps par trois ou quatre [...] Plusieurs détenus et
anciens détenus de la prison de Gisenyi, que nous avons rencontrés, nous ont expliqué que, pendant
une dizaine de jours, des prisonniers de droit commun ont été requis chaque jour pour enterrer des
Batutsi dans le cimetière de Gisenyi [...] il semble que beaucoup de gens soient morts à la brigade de
Gisenyi [...]
La situation s’est caractérisée par une intervention de l’armée et des autorités civiles pour attiser
la tension et, ensuite, soit encadrer des groupes de paysans qui s’en allaient accomplir la sale besogne,
soit assurer des groupes autonomes de paysans de l’impunité complète, ou alors perpétrer eux-mêmes
des exactions. [...] Les autorités communales ont quant à elles refusé de délivrer des certificats de
décès. Ainsi, de nombreuses familles, certaines que leurs proches sont décédés, se voient opposer la
thèse qu’ils ont probablement disparu pour rejoindre les forces du FPR. 111
On est frappé par la similitude de la méthode utilisée lors de ces événements avec ce qui arrivera en
avril 1994.
Janvier Afrika, dont le témoignage a été recueilli par la Commission internationale d’enquête de janvier
1993, affirme que Juvénal Habyarimana et son épouse ont participé à l’organisation de ce massacre :
Le journaliste Janvier Africa 112 a travaillé comme agent du Service Central de Renseignement
jusqu’au début de la guerre ; après quoi il a travaillé directement pour la Présidence. Il affirme qu’il
a assisté à des réunions du groupe connu sous le nom d’Escadron de la Mort. Il dit qu’il se souvient d’une réunion qui s’est tenue à 2 heures du matin en janvier 1991 avant la prise de Ruhengeri.
Participaient à cette réunion Joseph Nzirorera (ministre des Mines et de l’Artisanat), Charles Nzabagerageza (préfet de Ruhengeri), Côme Bizimungu (préfet de Gisenyi) et Casimir Bizimungu (ministre
des Affaires étrangères). Après la libération de la ville, ils ont décidé de tuer les Bagogwe. Le colonel
Sagatwa, Protais Zigiranyirazo [beau-frère du Président], le député Rucagu et le préfet Nzabagerageza
étaient tous d’accord sur ce point. Le préfet Nzabagerageza devait dire aux bourgmestres de chercher
des gens dignes de confiance pour faire ce travail. Janvier Africa affirme qu’il s’agissait d’une opération de grande envergure qui a coûté 15 millions de francs rwandais. Le rôle de Janvier Africa était
de vérifier les résultats de l’opération, pour s’assurer que ceux qui devaient mourir étaient réellement
morts. Il a pu montrer des preuves tangibles de sa participation à l’opération.
La réunion qui a préparé les massacres des Bagogwe était présidée par Juvénal Habyarimana
lui-même, son épouse étant aussi présente, ainsi que le colonel Sagatwa et son épouse et un sorcier
amené par Sagatwa. C’est le ministre Joseph Nzirorera qui était chargé d’apporter l’argent nécessaire
au préfet Nzabagerageza.
C’est le colonel Elie Sagatwa qui aurait proposé l’opération du massacre des Bagogwe et le Président Habyarimana aurait acquiescé de la tête. Nzirorera, Nzabagerageza et Côme Bizimungu devaient chercher les bourgmestres en qui ils avaient confiance. Une fois l’opération commencée, on
devait s’assurer de la présence des gendarmes pour que le travail se fasse « bien ». 113
109 Camille Kalisa, natif de Butare, père de 9 enfants, travaillait à Mutura depuis plus de 15 ans comme coordinateur
des Services agricoles et était devenu comme un Mugogwe. Il a été tué le 5 février 1991 et décapité. Cf. Rapport de deux
missions effectuées par Éric Gillet et André Jadoul, avocats au barreau de Bruxelles, au Rwanda du 9 au 17 janvier et du
2 au 5 février 1992, Bruxelles, mai 1992, édité par le C.R.D.D.R., p. 29.
110 Immaculée Mpinganzima-Cattier, 26 février 2005.
111 Rapport de deux missions effectuées par Éric Gillet et André Jadoul, avocats au barreau de Bruxelles, au Rwanda du
9 au 17 janvier et du 2 au 5 février 1992 [98, pp. 608-609].
112 Janvier Africa et Janvier Afrika désignent la même personne.
113 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 ; 7 - 21 janvier 1993 [85, p. 38].
82
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
2.3.9
Massacre du Bugesera, mars 1992
Du 4 au 11 mars 1992, alors que se déroulent les négociations en vue de former un gouvernement de
coalition avec les partis d’opposition, des Tutsi du Bugesera, dans le Sud-Est, sont massacrés. Il y aurait
eu de 60 morts, chiffre officiel, à 150 morts, chiffre de l’opposition, 114 plus de 300 morts, 115 et même
5 000 morts selon Janvier Afrika. 116
Ce massacre commencé le 4 mars fait suite à une provocation organisée par l’idéologue du MRND,
Ferdinand Nahimana, alors directeur de l’Office rwandais d’information (ORINFOR), qui fait diffuser
à plusieurs reprises le 3 mars sur les ondes de Radio Rwanda un communiqué appelant à la vigilance
pour « annihiler les plans machiavéliques de l’ennemi Inyenzi-Inkotanyi », plan révélé par un « Comité
de sympathisants de non-violence au Rwanda ». Ce plan vise à déstabiliser le pays et à assassiner 22
personnes membres de partis politiques à prépondérance hutu. Le Parti Libéral est accusé de participer
à cette opération. 117
Ce plan s’est avéré être un faux. 118
L’ambassadeur de France, Georges Martres, qualifie de « rumeurs » les informations sur ces massacres
du Bugesera et ne s’associe pas aux démarches de protestation des autres ambassadeurs. 119 À propos
de ce massacre, l’ambassadeur belge Swinnen transmet à son ministre, Willy Claes, le 27 mars 1992, un
télex codé révélant l’existence d’un état-major secret chargé d’exterminer tous les Tutsi et donnant des
détails sur les auteurs des massacres du Bugesera :
« [...] De source sûre, nous venons de recevoir par chance une liste des membres de l’État-major
secret chargé de l’extermination des Tutsis du Rwanda afin de résoudre définitivement, à leur manière,
le problème ethnique au Rwanda et d’écraser l’opposition hutue intérieure.
La voici :
1. Protais Zigiranyirazo : Président du groupe et beau-frère du Chef de l’État ;
2. Elie Sagatwa : Colonel, beau-frère et secrétaire particulier du président de la République, chargé
des services secrets ;
3. Pascal Simbikangwa : Capitaine, officier au Service Central de Renseignements (SCR) ;
4. François Karera : Sous-préfet à la préfecture de Kigali, chargé de la logistique lors des massacres
du Bugesera ;
5. Jean-Pierre Karangwa : Commandant, chargé des renseignements au Ministère de la Défense
Nationale ;
6. Justin Gacinya : Capitaine, chargé de la police communale de la Ville de Kigali ;
7. Anatole Nsengiyumva : Lieutenant-colonel, Chargé des Renseignements à l’État-Major de l’Armée Rwandaise, un des responsables de l’assassinat des politiciens de Gitarama ;
8. Tharcise Renzaho : Lieutenant-colonel, préfet de la préfecture de la Ville de Kigali.
Ce groupe est lié directement au président de la République qui le préside souvent soit à la
Présidence, soit à la Permanence du parti politique M.R.N.D.D., building de Félicien Kabuga à
Muhima, Kigali. Cet État-Major clandestin dispose d’antennes au niveau de chaque préfecture et de
chaque commune concernée. C’est ce groupe aussi qui pose des mines anti-char et anti-personne et
sème la terreur dans les centres urbains, surtout à Kigali.
Autre information très utile : le groupe de tueurs professionnels qui vient de ravager le Bugesera
avec une remarquable efficacité était constitué :
* d’un commando recruté parmi les élèves de l’École Nationale de la Gendarmerie de Ruhengeri
et entraîné à cet effet (habillés en civil) ; chargé de frapper des personnes préalablement sélectionnées, souvent des leaders locaux du P.L. (parti libéral) et du M.D.R. (Mouvement Démocratique
Républicain) ; il constitue le noyau central ;
* d’une milice « INTERAHAMWE » du M.R.N.D. recrutée en dehors du Bugesera, entraînée
pendant des semaines dans différents camps militaires ;
Catherine Simon, Massacres au Rwanda, Le Monde, 14 mars 1992.
Lettre ouverte de treize Rwandais à son Excellence le président de la République française, M. Mas [139, p. 90].
116 P. Krop [119, p. 66].
117 Les agresseurs du Rwanda se prépareraient à se livrer à des actes de terrorisme et de déstabilisation des
institutions étatiques sous leurs différents aspects, Radio Rwanda, 3 mars 1992. http://francegenocidetutsi.org/
ComiteSympathisantsNonViolenceRadioRwanda3mars1992.pdf
118 André Guichaoua publie la lettre de la « Commission inter-africaine pour la non-violence » de Nairobi qui révèle ce plan
du FPR avec la liste des personnalités hutu à assassiner. Cf. André Guichaoua [98, pp. 611-612]. Cette lettre est reproduite
également dans Les médias du génocide telle qu’elle a été publiée dans la presse extrémiste. Cf. J.-P. Chrétien (dir.) Les
médias du génocide, [61, p. 58 ].
119 Voir section 4.1.4 page 178 et section 4.1.5 page 181.
114
115
83
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
* d’un groupe plus nombreux de miliciens « INTERAHAMWE » du M.R.N.D. recruté localement,
chargé de piller et incendier, et comme indicateurs. La présence de ce dernier groupe permet de
brouiller les cartes et de faire croire à un observateur non averti à des émeutes. » 120
Comme dans le cas du massacre des Bagogwe, le chef de l’État lui-même et son proche entourage sont
mis en cause.
Ce texte a été transcrit avec quelques erreurs dans le rapport du Sénat belge. Le document original
parle « d’un commando recruté parmi les élèves de l’École Nationale de la Gendarmerie de Ruhengeri »
et non « par les élèves de l’École Nationale de la Gendarmerie ». 121
Rappelons nous que l’accord de coopération militaire de la France avec le Rwanda concerne exclusivement la gendarmerie jusqu’au 26 août 1992, et qu’il prévoit l’instruction de la gendarmerie rwandaise.
Il y avait donc des militaires français à l’École nationale de la gendarmerie de Ruhengeri (EGENA), 122
qui étaient vraisemblablement informés des agissements de leurs élèves. La participation de gendarmes
rwandais aux massacres du Bugesera est notoire. Ce fait est particulièrement compromettant pour la
France :
Depuis le début de la guerre, l’ambassadeur de France à Kigali, justifie la présence militaire
française comme le moyen de sécuriser au Rwanda les ressortissants étrangers, mais aussi les Rwandais.
Force est de constater que l’action militaire de la France au Rwanda ne dissuade en rien les tueurs
du Bugesera. Selon de nombreux observateurs indépendants, le fleuron de la coopération française,
la gendarmerie rwandaise se compromet au côté des porte machettes civils. 123
2.3.10
Massacre dans la région de Kibuye, août 1992
Des affrontements ont lieu fin juillet entre membres des partis MRND et CDR d’une part et ceux du
MDR d’autre part. Un membre du MDR est tué. 124 Du 20 au 25 août 1992, les massacres de la région de
Kibuye font écho à l’accord relatif à l’État de droit signé à Arusha le 18 août 1992 par le gouvernement de
coalition et le FPR. Ces massacres font 85 morts, 200 blessés. 500 maisons sont incendiées, les bananeraies
sont coupées, les champs de caféiers sont brûlés et 5 000 personnes déplacées. 125 Les troubles les plus
graves surviennent à Gishyita et Rwamatamu. Il sont organisés par Eliezer Niyitegeka du MDR qui
deviendra ministre dans le gouvernement intérimaire et viendra « animer » le génocide dans la région. 126
Le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, et le bourgmestre de Gishyita, Simon Ntamatungiro sont
accusés par des association de défense des Droits de l’homme de ne pas avoir rétabli l’ordre. 127 Assez
paradoxalement, les troubles auraient été commandités par des éléments appartenant au MRND mais
sous-traités à des partisans locaux du MDR. 128
2.3.11
Massacres de la région de Gisenyi-Ruhengeri, décembre 1992 - janvier
1993
En janvier 1993 surviennent de nouveaux massacres dans le nord-ouest du pays. Jean Carbonare,
membre de la Commission d’enquête internationale menée par la FIDH, affirme avoir vu en janvier 1993
des instructeurs français dans le camp de Bigogwe, où l’« on amenait des civils par camions entiers. Ils
étaient torturés et tués. » 129 Son témoignage a un certain retentissement puisqu’il est repris par Catherine
Simon dans Le Monde :
Il sera également difficile à la France d’expliquer son silence, compte tenu des informations que
les instructeurs militaires français , « en mission stricte de formation » auprès de l’armée rwandaise,
n’ont pas manqué de recueillir. Prenant l’exemple du camp militaire de Bigogwe, situé entre Gisenyi
120 Johan Swinnen à Willy Claes, ministre des Affaires étrangères, Etat-major secret chargé de l’extermination des Tutsi
du Rwanda, Ambassade de Belgique, Kigali, 27 mars 1992. http://francegenocidetutsi.org/Swinnen27mars1992.pdf
121 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, 3.6.5.2, p. 495].
122 R. Dallaire [72, pp. 107-109].
123 M. Mas [139, p. 89].
124 ADL, Rapport sur les droits de l’homme au Rwanda [3, p. 245].
125 Gérard Prunier [175, p. 199].
126 Gérard Prunier [175, p. 279].
127 ADL, AVP, ARDHO, LICHREDHOR, Déclaration sur les massacres dans la Préfecture de Kibuye [3, pp. 257-260].
128 J.-P. Kimonyo [117, pp. 401-402, 404].
129 Dossiers Noirs no 1 [23, p. 59].
84
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
et Ruhengeri, où des instructeurs français « entraînent les paras-commando rwandais », un membre
de la commission d’enquête, Jean Carbonare, s’est étonné, mercredi 3 février, de la « passivité »
et de la « complaisance », dont la France, à ses yeux, ferait montre. Redoutés par la population,
régulièrement victime des exactions de la troupe ou des rebelles du FPR, les militaires rwandais
utiliseraient ce camp comme centre de détention, où des « civils tutsis, raflés dans la région » seraient
emprisonnés, assure M. Carbonare. 130
Selon Jean-Loup Denblyden, colonel de réserve de l’armée belge, des coopérants techniques militaires
belges en poste au camp de Bigogwe ont vu des militaires français partir avec des soldats des FAR et
revenir avec des prisonniers qui ont été torturés dans ce camp. Un rapport aurait été rédigé mais la
hiérarchie militaire belge aurait ordonné sa destruction. En 2007, un sous-officier belge témoin de ces
faits était encore en poste à l’ambassade de Belgique à Kigali. La commission Mucyo sur le rôle de la
France lui a demandé son témoignage. Il a été aussitôt rappelé en Belgique. Depuis, toutes les archives
de l’époque à l’ambassade de Belgique relatives au camp de Bigogwe auraient été renvoyées à Bruxelles.
Selon Bruno Delaye, les massacres de janvier « ont été commis par des fanatiques et ils auraient été
encore pire sans la Gendarmerie, entraînée par les Français, qui a sauvé des gens un peu partout et n’a
pas hésité à tirer sur les foules meurtrières. » 131
En février 1993, suite au départ de cette Commission d’enquête internationale, les massacres reprennent et font 290 victimes :
Selon des informations recueillies de « source sûre », le 29 janvier, par la Fédération internationale
des droits de l’homme (FIDH), « deux cent quatre vingt dix morts au moins » auraient été recensés,
« dans huit communes sur les trente actuellement touchées » par ces nouvelles flambées meurtrières.
[...] C’est au lendemain du départ d’une commission internationale d’enquête sur les droits de l’homme,
ayant séjourné au Rwanda du 7 au 21 janvier et à laquelle participait la FIDH, que ces nouveaux
troubles ont été observés. Parties de la préfecture de Gisenyi – région du Nord-Ouest dont est natif le
président Juvénal Habyarimana –, les violences se sont étendues aux préfectures voisines de Ruhengeri
et de Biumba [Byumba], puis, plus au sud, à celles de Kibungo, Cyangugu et Kibue [Kibuye]. Dans une
lettre adressée, le 1er février, au chef de l’État rwandais, le président de la FIDH, M. Daniel Jacoby,
évoquant le témoignage de personnalités « dignes de foi », estime que « la chasse aux membres de
l’ethnie tutsie [communauté minoritaire] et aux partisans des partis de l’opposition atteint aujourd’hui,
voire dépasserait, le niveau des atrocités commises dans la région de Kibilira, en octobre 1990, dans
la région des Bagogwés [apparentés aux Tutsis], en janvier-février 1991, et au Bugesera en mars
1992 ». 132
La suite de l’article contredit l’affirmation du titre qu’il s’agirait d’« affrontements tribaux ». Les
massacres sont déclenchés par les partisans du chef de l’État :
Selon plusieurs membres de la commission d’enquête – qui devrait publier son rapport d’ici à
la fin février–, « plus d’un millier de Tutsis ont été tués » depuis le 1er octobre 1990, date des
premières offensives du Front patriotique rwandais (FPR) qui ont marqué le début de la guerre
civile. Le président de la FIDH, qui n’hésite pas à mettre en cause les partisans du chef de l’État,
membres du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRNDD,
ex-parti unique, minoritaire au sein de l’actuel gouvernement de transition), a suggéré au président
Habyarimana de « suspendre immédiatement les autorités responsables en attendant l’organisation
de procès réguliers ». [...] Le premier ministre, M. Dismas Nsengiyaremye, avait publiquement mis en
cause, la semaine dernière, les jeunes militants hutus (communauté majoritaire), du MRNDD, tenus
pour responsables du massacre de leurs compatriotes tutsis. 133
Selon une note de la DGSE, les massacres ont pour origine l’opposition du MRND et de la CDR au
protocole d’Arusha sur le partage du pouvoir signé le 9 janvier 1993 :
Les risques de dérapage qu’impliquaient de tels résultats se sont vérifiés : les affrontements politiques ont redoublé d’intensité à Kigali puis dans les provinces de l’est du pays.
Dans ces dernières, et particulièrement à Gisenyi, de véritables massacres ethniques ont eu lieu,
causant la mort d’au moins 300 personnes (Tutsis, personnes mariées à des Tutsis, Hutus du sud).
Ces exactions ont été perpétrées par les milices du MRNDD et de la CDR.
130 Catherine Simon, Rwanda : Selon la Fédération internationale des droits de l’homme, près de trois cents personnes
auraient été victimes des récents affrontements tribaux, Le Monde, 5 février 1993, p. 4.
131 Conversation de Bruno Delaye avec Gérard Prunier [175, p. 215].
132 Catherine Simon, ibidem.
133 Catherine Simon, ibidem.
85
2.3. LA FRANCE TOLÈRE LES MASSACRES
L’explication de ces massacres est double. Selon la première, il s’agirait d’un vaste programme
de “purification ethnique” dirigé contre les Tutsis, dont les concepteurs seraient des proches du chef
de l’État, ou tout au moins des personnalités influentes du MRNDD et de la CDR, relayés par les
préfets et les bourgmestres.
La seconde explication tient dans l’opposition des anciens tenants du pouvoir au processus démocratique, qui n’hésitent pas à réveiller les vieux démons ethniques pour faire capoter les avancées
en ce domaine. Un parallèle peut être établi avec les exactions commises dans le Bugesera en mars
1992, qui se sont déroulées alors que les négociations sur la formation du gouvernement de transition
achoppaient sur la désignation du Premier ministre (les partis d’opposition acceptaient de faire partie
du gouvernement de transition à la seule condition que le Premier ministre soit issu de leurs rangs. 134
Les exactions commises par les FAR ne ralentissent pas la coopération militaire française :
Il est plus sérieux en revanche de s’interroger [...] sur le fait que l’armée française, alors qu’elle avait
constaté à plusieurs reprises les comportements déviants de nombreux soldats de l’armée rwandaise,
ne semble pas s’être préoccupée de ces dérapages autrement qu’en les constatant pour les déplorer.
Fallait-il en d’autres termes décider de poursuivre de juin à octobre 1993 une coopération militaire
renforcée – les effectifs du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes – auprès d’officiers rwandais
incapables d’encadrer leurs troupes ? [...] le délabrement des FAR et l’absence d’éthique de certains
de ses responsables n’était pas un secret. 135
Tous ces massacres se déroulent en présence des militaires, des diplomates et des coopérants français.
Aucune mise en demeure de Paris 136 ne vient remettre en question le soutien militaire que la France
accorde à cette dictature qui entreprend l’extermination d’une partie de la population. La France a
montré là qu’elle tolérait les massacres.
134
135
136
DGSE, Fiche particulière Rwanda, 18 février 1993, no 18149/N. http://francegenocidetutsi.org/DGSE19930218.pdf
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 352].
Voir section 4 page 175.
86
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Date
Lieu
Exaction
Source
5 octobre 1990
Partout
10 000 Tutsi et opposants politiques
sont arrêtés
MIP [180, Annexes,
p. 132]
7 octobre 1990
Murambi
(Byumba)
18 personnes envoyées au camp militaire de Byumba et brûlées vives
FIDH 1993, p. 57
8 octobre 1990
Mutara
Massacres par les FAR des Tutsi (Bahima), 500 à 1 000 victimes
FIDH 1993, p. 62
11-13 octobre 1990
Kibilira
(Gisenyi)
Massacre de Tutsi, 350 morts, 3 000 réfugiés
FIDH 1993, pp. 1822
4 février 1991
Mutara
Attaque contre les Tutsi et des opposants menée depuis le camp militaire de
Bigogwe, plus de 300 morts
HRW - Arms project, p. 27
4 mars 1991
Gisenyi
Nouvelle attaque contre des Bagogwe
jusqu’au 9 mars, 277 morts
FIDH 1993, p. 37
7-8 novembre 1991
Murambi
(Byumba)
Pogrom contre les Tutsi organisé par le
bourgmestre Gatete
Guichaoua, p. 267
4 mars 1992
Bugesera
(Kanzanze)
Massacre de plus de 300 Tutsi
M. Mas, p. 92
9 mars 1992
Nyamata
Assassinat de Antonia Locatelli
Le Monde, 12/3/92
20 août 1992
Kibuye
Massacres de Tutsi, 85 morts, 200 blessés
G. Prunier, p. 199
18 octobre 1992
Kigali
Assassinat du journaliste PL, Straton
Byabagamba, lors de manifestations de
la CDR
M. Mas, p. 187
Fin décembre 1992
Kibilira
(Gisenyi)
Pogroms contre des Tutsi et des opposants
Gouteux
p. 462]
Massacres par miliciens, population locale et FAR, 300 morts
DGSE, 18/2/1993
Janvier 1993
[95,
Après le 10 février
Ngarama
Massacres faussement imputés
M. Mas, pp. 281-
1993
(Byumba)
au FPR
283
19 février 1993
Tumba
Massacre de 5 Tutsi ou opposants par
des FAR
M. Mas, p. 264
20-22 février 1993
Kigali, Gisenyi
Violences commises par les milices Interahamwe et CDR
Gouteux
p. 462]
Assassinat d’Emmanuel Gapyisi, MDR
G. Prunier
p. 224]
18 mai 1993
[95,
[175,
9 septembre 1993
Kigali
Attentat contre J. Kavaruganda
SGR belge, 2/2/94
14-15 novembre 1993
Kigali
Attentat contre A.-M. Nkubito
SGR, 2/2/94
17-18 novembre 1993
NE Ruhengeri
Massacre d’environ 40 personnes
Dallaire [72, p. 171]
24 novembre 1993
Ruhengeri
Enlèvement et assassinat de 6 enfants
Dallaire
pp. 163-166]
29 novembre 1993
Mutura NO
Assassinat de 12 personnes environ
Aucun
témoin...
[86, p. 172]
Table 2.1 – Les exactions commises par le régime Habyarimana de 1990 à 1993
87
[72,
2.4. LES FRANÇAIS COMMANDENT UNE ARMÉE À OBJECTIFS RACISTES
2.4
Les Français commandent une armée à objectifs racistes
2.4.1
Le Tutsi est l’ennemi
Il n’est pas très exact de dire que l’armée rwandaise est engagée dans une dérive raciste, car, issue
de la garde nationale, elle n’a jamais eu d’autre objectif que de repousser les Inyenzi, c’est-à-dire des
incursions des exilés tutsi :
L’armée rwandaise n’avait jamais pensé à une guerre contre un autre pays. Toutes les unités
s’entraînaient tactiquement à repousser des irréguliers « Inyenzi » venant soit du Burundi, soit de
l’Uganda. Or les « Inyenzi » étaient des Tutsi. Cela était enseigné dans le Centre d’Instruction Militaire
de Gako, à l’École des Sous-officiers de Butare, à l’École supérieure militaire de Kigali et au Centre
d’entraînement commando de Bigogwe. 137
Alors que le colonel Serubuga a été écarté par le nouveau Premier ministre Dismas Nsengiyaremye de
la fonction de chef d’état-major, parce que trop extrémiste, au profit du colonel Déogratias Nsabimana,
celui-ci, le 21 septembre 1992, fait diffuser dans l’armée une lettre où « l’ennemi » est défini comme « le
Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir [...] 138
2.4.2
L’armée rwandaise est à recrutement ethnique
L’armée ne recrutait que des Hutu et, parmi ceux-ci, essentiellement des Hutu du Nord-Ouest, la région
du Président et de son épouse. Il y a eu certes des exceptions, comme le colonel Épimaque Ruhashya,
seul officier tutsi de haut rang, qui fait partie des « camarades du 5 juillet », groupe d’officiers qui ont
participé au coup d’État d’Habyarimana. 139 Il faut tenir compte que des Tutsi réussissaient à obtenir la
mention Hutu sur leur carte d’identité et que dans la même famille, certains sont tutsi, d’autres hutu,
comme dans le cas du sinistre Kajuga. 140
Le 7e commandement du Hutu interdit aux militaires d’épouser des femmes tutsi :
7. Les Forces Armées Rwandaises doivent être exclusivement Hutu. [...] Aucun militaire ne doit
épouser une Mututsikazi. 141
Ce recrutement ethnique ne fait pas de problème pour M. Védrine :
Michel Brana : J’ai été très attentif à votre argumentation sur une invasion venant de l’étranger et
sur les pressions exercées en faveur d’un partage du pouvoir. Reste que la France a formé des recrues
rwandaises, les a entraînées militairement pour être des combattants. Or, on savait que toutes les
recrues étaient hutues. Comme il existait déjà une menace de génocide, en formant toujours la même
ethnie, on prenait position par rapport au génocide. Cela me préoccupe.
Hubert Védrine : On a formé l’armée au Rwanda. Ce n’est pas à la France de dire, pas plus
au Rwanda qu’en Côte-d’Ivoire, qu’on va former ceux-ci et pas ceux-là. D’autant que les recrues
hutues représentaient 80 % de la population. On a, ailleurs, formé des armées moins représentatives...
Affirmer qu’en formant les recrues, nous avons “pris position par rapport au génocide”, c’est faux
et injuste, ce serait aussi injuste que de dire que les États-Unis, qui ont formé des Ougandais qui
eux-mêmes ont accompagné et encadré le FPR, ont ainsi soutenu les massacres que le FPR a commis
dans le Kivu. 142
2.4.3
L’armée rwandaise ne fait pas de prisonnier
Le Président Habyarimana, appellant le 7 décembre 1990 à venger les soldats morts au cours de la
guerre contre le FPR, enjoint d’anéantir tout ennemi qui franchira la frontière, l’ennemi étant le réfugié
tutsi de 1959 ou ses descendants :
Laurent Kanamugire [112, p. 72].
Voir section 4.3.2 page 203.
139 Le colonel Épimaque Ruhashya combattit « les rebelles “Inyenzi” monarchistes revenchards de l’UNAR ». Après la
victoire du FPR, il sera conseiller auprès du Premier Ministre. Il décède le 5 février 2010.
140 Voir section 15.5.3 page 675.
141 Voir les Dix Commandements du Hutu, section 3.12 page 171. Une Mututsikazi est une femme tutsi.
142 Mission d’information parlementaire, Auditions de Hubert Védrine, 5 mai 1998, transcription de Médecins sans frontières.
137
138
88
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Au cours de cette guerre, nous avons perdu des gens : ils doivent rester dans notre mémoire. Le
Rwanda ne peut pas les oublier. Les officiers, les sous-officiers, les caporaux et les simples soldats qui
ont donné leur vie, le Rwanda doit s’en souvenir. Il est impératif de continuer de penser à eux afin de
mieux les venger. Nous les vengerons par notre conviction que tout ennemi qui franchit la frontière
du Rwanda sera anéanti. 143
Il poursuit en louant le travail de « nettoyage » fait par la population dans le parc de l’Akagera :
En particulier, dans cette zone où nous sommes, lorsque le travail de nettoyage semblait prendre
fin, les habitants se sont dits que les Inkotanyi se sont dissimulés dans le parc ; que notre victoire
n’était pas totale puisqu’ils organiseraient les incursions à partir du parc. Maintenant vous venez de
faire le nettoyage complet du parc et l’ennemi qui y reste est déjà un cadavre. 144
Si les militaires rwandais massacrent, c’est, selon René Galinié, attaché de Défense, parce qu’ils ont
hérité de la Force publique du Congo placée sous l’autorité de la Belgique :
Le Colonel René Galinié a alors expliqué aux membres de la mission qu’en dépit d’une vieille
tradition politique, le Rwanda n’avait pas de tradition militaire : l’armée rwandaise a été créée dans
les années 1960, la défense ayant été assurée, lors de la période coloniale, par les forces congolaises
placées sous l’autorité de la Belgique. D’où une conception du maintien de l’ordre, dans lequel les
procédés d’élimination sont admis. 145
Cette barbarie des Rwandais ne semble pas poser de graves problèmes éthiques à cet officier qui se
juge couvert en reportant la faute sur la Belgique. Selon Didier Tauzin, alias Thibaut, le FPR fait de
même : « il n’y a jamais eu un seul prisonnier dans cette guerre, ni d’un côté, ni de l’autre », écrit-il. 146
Voulant démontrer que les Français n’ont pas participé aux combats, Bernard Lugan reprend l’argument
qu’aucun militaire français n’a été tué, alors que la guerre civile était « dure et impitoyable » :
La guerre civile FAR-APR fut en effet dure et impitoyable, les belligérants ne faisant que peu de
prisonniers. Le colonel Joubert qui fut chef du DAMI Panda 147 du 23 décembre 1992 au 18 mai 1993
n’a ainsi, en quatre mois et demi de présence, jamais pu voir un prisonnier APR vivant et il ajoute
que « le même sort était réservé aux soldats des FAR pris par le FPR ». 148
Cette déclaration montre que les militaires français ne font rien pour faire respecter les conventions
internationales quant aux prisonniers de guerre. Le général Christian Quesnot, « fasciné par le spectacle
de la haine de l’autre au Rwanda », ne s’exprime pas autrement : « Cette guerre, dit-il devant les députés,
était une vraie guerre, totale et très cruelle. Le FPR comme les FAR ne faisant que très peu de prisonniers,
il y avait beaucoup de pertes humaines. » 149
Le lieutenant-colonel Michel Robardey se félicite d’avoir fait subir des interrogatoires de prisonniers
FPR, ce qui leur a, selon lui, sauvé la vie :
Avant qu’il ne se préoccupe du sort des prisonniers FPR, ceux-ci étaient tout simplement dépecés,
explique Robardey : « C’était un crime doublé d’une connerie. On a demandé à avoir des entretiens
avec des prisonniers pour déterminer l’origine des attaquants. Nous avons difficilement réussi à ce
qu’une douzaine d’entre eux soit transférés dans la prison de Kigali. Nous les avons interrogés dans
le bureau du directeur de la prison et, parce qu’on avait un œil sur eux, ils ont été protégés. [...] Je
suis fier d’avoir sauvé ainsi une quinzaine de Tutsis.» 150
Il était certes « plus rentable » d’arracher des renseignements aux prisonniers que de les exécuter.
Mais Robardey ne dit pas dans quel état ils se trouvaient après l’interrogatoire.
143 Discours de Juvénal Habyarimana devant les troupes à Gabiro le 7 décembre 1990 (traduction). Imvaho
no 873, pp. 17-23, décembre 1990. Cf. TPIR, ICTR 98-41-T, exhibit D224. http://francegenocidetutsi.org/
HabyarimanaDiscours7decembre1990.pdf
144 Ibidem.
145 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 228].
146 D. Tauzin [202, p. 167].
147 Le DAMI Panda, détachement d’assistance militaire à l’instruction, en plus de stages de formation dans les camps
militaires, est intervenu directement dans les combats.
148 B. Lugan [131, p. 130].
149 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 341].
150 P. Péan [177, p. 198]. Voir aussi page 173, l’affaire des deux « Anglo-saxons » vus par les paras rwandais dans les rangs
du FPR. Pressés par l’état-major français de les capturer pour les exhiber à la télévision, ces deux Blancs « se retrouvent
réduits en rondelles.»
89
2.4. LES FRANÇAIS COMMANDENT UNE ARMÉE À OBJECTIFS RACISTES
Le colonel Cussac laisse aussi entendre à la Mission d’information parlementaire que l’armée rwandaise
liquidait systématiquement les prisonniers car, en rencontrant ces prisonniers pour obtenir d’eux des
renseignements, il se félicite d’avoir fait « œuvre humanitaire en offrant à ces derniers un sauf-conduit
pour la vie. » 151
2.4.4
L’instruction par des militaires français
Depuis l’accord d’assistance militaire de 1975, la France contribue à la formation de la gendarmerie
en encadrant l’École de gendarmerie (EGENA) à Ruhengeri. Un chef Interahamwe de Kabuga (non loin
de l’aéroport de Kanombe à l’est) décrit devant le TPIR l’enseignement qu’il a reçu de gendarmes de
l’EGENA :
M. WHITE : Monsieur le Témoin, avez-vous jamais suivi une formation Interahamwe ?
TÉMOIN DCH : Oui.
Q. Et en quoi consistait cet entraînement ?
R. Il y avait d’abord des causeries morales qui étaient organisées, c’étaient des discussions à travers
lesquelles on nous faisait comprendre combien le Tutsi était mauvais et on nous expliquait comment
les Tutsis allaient nous exterminer si nous ne les précédions pas ; et on nous faisait comprendre que
si les Tutsis prenaient le pouvoir, ils allaient rétablir la royauté et la vassalité ; et ils nous faisaient
comprendre que le Tutsi n’avait rien de bon, que nous nous étions libérés et que nous ne devions pas
permettre qu’ils reprennent le pouvoir, que nous devions plutôt les tuer et que si nous les tuions, il
n’en survivrait que quelques-uns et que nous allions ainsi garder le pouvoir. Et dans ce cadre, on nous
a dit que « les » [sic] plupart des partis de l’opposition soutenaient le FPR-Inkotanyi, et que nous
tous, les Hutus, devions donc nous organiser pour combattre ces personnes. Et c’est dans ce cadre
que nous avons reçu des armes à feu, et nous avons reçu des formations militaires. Je vous dirais que
j’ai personnellement participé à une formation qui s’est déroulée à Ruhengeri, à Cyabalarika ; [...]
À Cyabalarika, nos instructeurs étaient des gendarmes qui appartenaient à l’EGENA – École de
gendarmerie nationale. Et Cyabalarika se situe dans la préfecture de Ruhengeri ; [...] 152
Bien que l’accord de 1975 ne concerne que la gendarmerie, la France est impliquée depuis longtemps
aussi dans l’armée rwandaise. Ainsi, l’unité de paras-commando a été formée par la France :
Coopération militaire
Notre aide au cours des deux dernières années a été d’une importance exceptionnelle (livraison de
cinq hélicoptères et d’un avion de transport Nord 2501). Notre apport en 1983, non moins important,
s’organisera autour de deux actions : équipement et formation d’une unité parachutiste et mise sur
pied d’un groupement de gendarmerie. 153
En raison de l’attaque du FPR et de l’aide de la France, les effectifs des FAR sont multipliés par 10 :
En 1993, les effectifs militaires estimés à 5 000 en 1989 sont passés à plus de 40 000, auxquels
s’ajoutent 10 000 miliciens et 70 % des dépenses ordinaires de l’État sont consacrées à l’armée, qui
reste le seul lieu de la fonction publique où l’on recrute. 154
Ils sont passés de 11 000 en 1990 à 20 000 en 1991. 155 Cela explique que l’engagement des recrues a
été précipité et que leur formation a été sommaire.
Des militaires français instructeurs exercent dans des camps de l’armée rwandaise. Ils ont donc forcément été témoins des exactions qui s’y exécutaient. La commission d’enquête internationale de 1993
note : « Le territoire des camps militaires jouit pratiquement d’un statut d’extra-territorialité où l’arbitraire règne en maître. » 156
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 167].
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du mercredi 23 juin 2004. http://
francegenocidetutsi.org/BagosoraTranscript23juin2004.pdf
153 Guy Penne, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Entretien du Président de la République avec le Président Habyarimana, mardi 15 juin 1982 - 12 h 30, 11 juin 1982. http://francegenocidetutsi.org/
Penne11juin1982.pdf
154 Audition de Michel Cuingnet, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 165].
155 Rapport du colonel Gilbert Canovas, 30 avril 1991. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport,
p. 132].
156 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 ; 7 - 21 janvier 1993 [85, p. 63].
151
152
90
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Depuis le mois d’octobre 1991, le bourgmestre de Kanzanze au Bugesera envoie de nombreux jeunes
gens, accusés de vouloir rejoindre le FPR, au camp militaire de Gako. La plupart ne sont jamais revenus. 157 Le bourgmestre de la commune de Murambi envoie dix-huit personnes au camp militaire de
Byumba, elles n’ont jamais été revues. 158
Jean Carbonare a rappelé 159 qu’en janvier 1993, il a vu des parachutistes français former au camp
de Bigogwe, entre Ruhengeri et Gisenyi, les paras-commando rwandais responsables des massacres des
Bagogwe. C’est dans ce camp que tous les soirs les camions chargés de Bagogwe arrivaient, que les
hommes étaient torturés, massacrés et enterrés dans une fosse commune que la Commission d’enquête
internationale a localisée à côté du cimetière de Gisenyi.
Des militaires belges en sont témoins. Après 1990, la Coopération technique militaire (CTM) belge
est maintenue. Au dire de son chef, le colonel Vincent, les instructeurs belges au camp d’entraînement de
l’armée rwandaise (à Bigogwe) restent présents mais ne jouent plus aucun rôle. Les Belges se trouvent
aussi à l’École supérieure militaire. 160 Selon James Gasana, les Belges continuent à entraîner les unités
d’élite au centre de Bigogwe et s’occupent de l’hôpital militaire de Kanombe. 161
Quelques officiers rwandais suivent des cours à l’École de guerre ou à l’Institut des Hautes Etudes de
Défense Nationale (IHEDN) à Paris, voir tableau 2.2 page 91.
Nom
Grade
Théoneste Bagosora
Fonction
Cours
Année
Source
Colonel
ESG
1981-1982
Périès [179, p. 224] ; Bagosora [31, p. 4]
Théoneste Bagosora
Colonel
IHEDN
1982
Périès [179, p. 224]
Félicien Muberuka
Major
IHEDN
mai 1984
Périès [179, p. 225]
Anatole Nsengiyumva
Comdt
IHEDN
mai 1984
Périès [179, p. 225]
Léonidas Rusatira
Lt Col
Chef cab. MinDef
IHEDN
avril 1986
Périès [179, p. 225]
Félicien Muberuka
Lt Col
Cdt ESO
IHEDN
mars 1988
Périès [179, p. 225]
Anatole Nsengiyumva
Lt Col
IHEDN
juin 1990
Périès [179, pp. 224-225]
Anatole Nsengiyumva
Lt Col
IHEDN
févr. 1991
JO, 7 février 1991
Cdt Camp Gako
G2 EM FAR
Table 2.2 – Stagiaires rwandais à l’École supérieure de guerre (ESG) ou à l’Institut des hautes études
de défense nationale (IHEDN)
2.4.5
Des méthodes de guerre contre-révolutionnaire
Le colonel Gilbert Canovas, conseiller du chef d’état-major de l’armée rwandaise, préconise dans un
rapport du 30 avril 1991 des méthodes directement inspirées de l’expérience des « opérations de maintien
de l’ordre » en Algérie, de 1954 à 1962. Ce sont notamment :
— L’exode forcé, les regroupements de population dans des camps et les zones interdites :
Dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR, il indique qu’environ 150 000 personnes
ont été déplacées. Il suggère la mise sur pied d’un élément d’intervention rapide. 162
Puisque la population est « en majorité hostile aux FAR », ces 150 000 personnes ont été déplacées
de force, hors de cette zone qui jouxte la frontière avec l’Ouganda.
Ibidem p. 56.
Ibidem p. 57.
159 Conférence de Jean Carbonare à Strasbourg, 2 octobre 1999.
160 Audition du lieutenant Nees, du major Podevijn, du colonel Vincent devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-10, 7 mars 1997, p. 125]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgiqueAudition7mars1997NeesPodevijnVincent.pdf#page=20
161 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 40].
162 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
157
158
91
2.4. LES FRANÇAIS COMMANDENT UNE ARMÉE À OBJECTIFS RACISTES
Début 1993, la région Nord-Est est vidée d’une grande partie de sa population par les FAR qui
empêchent les gens de rentrer chez eux :
En application du cessez-le-feu signé à Dar es-Salaam, le FPR essaie de renvoyer les réfugiés
vers le nord et leurs ingo, mais les FAR les interceptent à la sortie des camps et les empêchent de
se diriger vers la zone du FPR. 163
— Les groupes d’autodéfense, à l’exemple des supplétifs, des harkis et commandos de chasse :
Dans la zone de Ruhengeri, il note « la hargne » et « le zèle » des populations lors des opérations
de ratissage et de contrôle routier, mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont
enfuis de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il propose, pour remédier
à l’insécurité de ces populations, vivant au sud du Parc des Volcans, « la mise en place de petits
éléments en civil, déguisés en paysans, dans les zones sensibles, de manière à neutraliser les rebelles
généralement isolés ». 164
Les commandos de chasse ont une mission semblable au CRAP : appui et recherche du renseignement. La formation commandos de chasse est faite par le DAMI à Gabiro. 165 Il y a un peloton
commando de chasse au bataillon Muvumba et un autre au bataillon Rutare (Mutara). 166
— Le piégeage par des mines des régions frontalières, analogue à la ligne Morice entre l’Algérie et la
Tunisie :
Dans le secteur de Rusumo, il préconise la sécurisation du Pont de l’Akagera avec l’installation
de projecteurs et d’une mitrailleuse supplémentaires, ainsi que le piégeage des accès possibles par
la vallée.
Enfin, dans le secteur de Byumba, il relève notamment la difficulté de contrôler un front très
large et très accidenté. Il suggère de « valoriser le terrain en piégeant des carrefours, confluents de
thalwegs, et de points de passage possibles de l’adversaire ». Il note sur ce point particulier qu’il
s’agit d’une « mesure en cours d’exécution avec la participation du détachement Noroît ». 167
Le lecteur notera que l’armée française pose des mines.
— Les techniques de quadrillage de la population. Elles sont déjà bien maîtrisées en 1990 : découpage
administratif jusqu’au groupe de dix maisons, carte d’identité, mention de l’appartenance ethnique
sur celle-ci, permis de circuler d’un lieu à l’autre. Il reste encore à développer les milices, l’autodéfense civile. Les moyens modernes de la radio et des écoutes des communications téléphoniques
et radiophoniques vont fournir de nouveaux moyens de contrôler les gens.
— Le renseignement sera analysé plus loin section 2.9 page 124.
Ces méthodes vont être approfondies et généralisées.
2.4.6
Des Français dirigent de facto l’armée rwandaise
Le 10 octobre 1990, le colonel Gilbert Canovas est nommé adjoint de l’attaché de Défense, chargé de
conseiller l’état-major des FAR. 168 Ce dernier est officiellement chargé « d’aider les autorités militaires
rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle de leur armée afin de la rendre rapidement apte à
s’opposer aux incursions de plus en plus nombreuses des troupes du FPR... » 169
Le 3 février 1992, le lieutenant-colonel Gilles Chollet, chef du DAMI Panda, est chargé par Paris
d’exercer simultanément les fonctions de « conseiller du Président de la République, Chef suprême des
Forces armées rwandaises » et de « conseiller du Chef d’état-major de l’Armée rwandaise ». 170 La section
Gérard Prunier [175, p. 223].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
165 Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda 15-17 avril 1993, MMC, No 000046/MMC/SP/CD, Paris 19
avril 1993. Organisation du DAMI à 69. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno19avr1993.pdf
166 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05
mars 1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf
167 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
168 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 131].
169 Ibidem.
170 Fac-similé de la lettre du ministère rwandais des Affaires étrangères à l’ambassade de France, 3 février 1992. Cf. Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 150 ; Tome II, Annexes, p. 187] http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtrRwdChollet3fevrier1992.pdf ; A. Guichaoua [98, p. 712].
163
164
92
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
MDR de la ville de Kigali diffuse cette lettre de nomination de Chollet et rédige un tract de protestation,
le 14 février :
Dur... Dur... Très dur...
Un militaire français, le Lt Col Chollet, commandant des forces françaises venues assurer la sécurité
de leurs compatriotes dit-on, vient de recevoir le pouvoir illimité de diriger toutes les opérations
militaires de cette guerre. A voir ses attributions que l’on vient de lui conférer, ces jours-ci, d’une
manière clandestine, on peut conclure qu’il est en fait Chef d’État Major des Forces armées rwandaises.
Depuis 1964, cela fait 28 ans que le Général Habyarimana et le Col Serubuga sont à la tête des
armées rwandaises, sans être diplômés d’État Major (B.E.M.). Mais ceux qui sont brevetés, eux, sont
écartés. Et voilà que maintenant nos armées sont commandées par un Français. 171
L’affaire suscite quelque émoi à Paris. Le Quai d’Orsay dément que Chollet soit conseiller du président
rwandais. 172 La note de Bernard Cussac, attaché de Défense à Kigali, confirme que la lettre du ministère
des Affaires étrangères rwandais « visait, à l’origine, à parfaire l’organisation de la défense après l’abandon
par le Président du poste de chef d’état-major ». 173 Le 3 mars 1992, le lieutenant-colonel Gilles Chollet est
rappelé. Il est remplacé à la tête du DAMI par le lieutenant-colonel Jean-Louis Nabias. Comme conseiller
du chef d’état-major, il est remplacé par le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin. 174 Mais le titre exact
de Maurin est adjoint opérationnel de l’attaché de Défense.
Lors de sa visite en mai 1992, le général Jean Varret, chef de la Mission militaire de coopération, a
dû jouer sur les mots pour faire entériner par le nouveau Premier ministre MDR, Dismas Nsengiyaremye,
nommé le 7 avril, la direction de fait de l’armée rwandaise par un officier français. 175
Le statut du lieutenant-colonel Maurin, adjoint de l’attaché de défense et non pas conseiller
militaire du Président, a dissipé les craintes du Premier ministre. 176
L’intéressé confirme à la Mission d’information parlementaire qu’il est plus spécialement chargé de
conseiller le chef d’état-major de l’armée rwandaise dans la conduite des opérations et dans la préparation
et l’entraînement des forces :
Il [le lt-col. Maurin] a précisé que, peu après son arrivée à Kigali, le 24 avril 1992, le Chef d’étatmajor des FAR avait expressément souhaité, dès le mois de mai 1992, sa participation aux réunions
quotidiennes de Chef d’état-major de l’armée rwandaise et a indiqué qu’il accompagnait le Chef
d’état-major dans tous ses déplacements sur le territoire. [...] Il a indiqué qu’il participait au titre de
cette mission à l’élaboration des plans de bataille quotidiens et était partie prenante aux décisions. Il
a précisé cependant qu’en période de crise, il se tenait d’autres réunions, auxquelles il ne participait
pas. 177
Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin est confirmé dans ses fonctions fin novembre 1992 :
La transformation du poste de conseiller du chef d’État-Major en poste permanent est tout à
fait justifiée. Il serait souhaitable que l’actuel titulaire, le LCL MAURIN, soit le bénéficiaire de cette
transformation : il est parfaitement intégré dans le dispositif et a su gagner la confiance du CEM
comme celle de notre chef MAM. 178
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire observe que l’état-major des FAR était d’une
rare incompétence et qu’une reprise en main par un officier français était nécessaire :
171 Itangazo No 3, MDR, Kigali-ville, kuwa 14/02/1992, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 190-192] http://francegenocidetutsi.org/MDRtractChollet14fevrier1992.pdf ; ibidem [180, Rapport, p. 150].
172 Pas de fonctions de conseiller auprès du Président rwandais pour le chef de la mission d’assistance militaire française,
AFP, 21 février 1992. http://francegenocidetutsi.org/CholletPasConseillerAfp21fevrier1992.pdf
173 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 194].
174 Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin est un ancien du 1er RPIMa. Cf. B. Lugan [131, p. 94].
175 Rappelons que jusqu’à l’arrivée de ce gouvernement, Habyarimana était chef d’état-major, et que le colonel Serubuga
n’était que chef d’état-major adjoint. Le conseiller militaire du président se trouvait donc au-dessus de lui.
176 Le général de division Jean Varret à Monsieur le Ministre délégué chargé de la Coopération et du Développement,
27 mai 1992, No 000104/MMC/SP/CD, Confidentiel défense, Objet : Compte rendu de mission au Rwanda et au Burundi
(8-14 mai 1992), p. 3. http://francegenocidetutsi.org/Varret27mai1992.pdf
177 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 151].
178 Extrait du rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda du 3 au 6 novembre 1992, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 199]. Ministère de la Coopération et du Développement, Mission militaire
de coopération No 000196/MMC/SP/CD, Paris, 10 nov. 1992, Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda
(3 - 6 nov 1992), p. 3. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf#page=3
93
2.4. LES FRANÇAIS COMMANDENT UNE ARMÉE À OBJECTIFS RACISTES
Les soldats français n’ont pas participé aux combats. Pour autant, compte tenu de l’état de
déconfiture dans lequel se trouvait l’état-major rwandais, incapable de matérialiser sur une carte la
ligne de front et la position de ses troupes, pouvait-on encore considérer qu’il s’agissait d’une simple
opération d’assistance, de conseil ou de soutien ? Comme l’a indiqué le Colonel Didier Tauzin, les
militaires français ont dû rappeler à l’état-major rwandais les méthodes de raisonnement tactique
les plus élémentaires, lui apprendre à faire la synthèse des informations, l’aider à rétablir la chaîne
logistique pour apporter des vivres aux troupes, à préparer et à donner des ordres, à établir des cartes.
Dans un tel contexte de reprise en main, il n’est guère étonnant que certains responsables militaires
français aient pu avoir le sentiment de construire une armée, dont il fallait de surcroît s’assurer qu’elle
serait régulièrement alimentée en munitions. 179
La Mission d’information conclut :
[Il] existait bien une mission consistant à « conseiller discrètement le Chef d’état-major des FAR
pour tout ce qui concerne la conduite des opérations, mais aussi la préparation et l’entraînement des
forces ».
En somme, afin de ne pas donner le sentiment de répondre aux demandes des autorités rwandaises
de façon officielle, cette fonction de conseiller du Chef d’état-major des FAR a été exercée de manière
dérivée, à l’occasion de la nomination aux côtés de l’attaché de défense d’un adjoint chargé de le
seconder. 180
Le lieutenant-colonel Maurin restera en poste jusqu’en 1994.
Nous ne savons pas directement quel est le rôle de conseil des officiers français auprès de l’état-major
des FAR. Mais indirectement, nous pouvons l’imaginer quand nous voyons les Français refuser un soutien
d’artillerie à une offensive des FAR. Les Français commandent en fait l’artillerie et leur refus de fournir
des « instructeurs » revient à refuser une offensive. 181
Date
Nom
Source
11 oct. - 26 nov. 1990
Gilbert Canovas
MIP, Rapport, pp. 337-338
24 janv. - juin 1991
Gilbert Canovas
MIP, Rapport, p. 338
Février 1992
Gilles Chollet
MIP, Rapport, p. 150
Mars 1992 - avril 1994
Jean-Jacques Maurin
MIP, Rapport, p. 151
Table 2.3 – Officiers français conseillers du chef d’état-major des FAR
2.4.7
L’armée rwandaise ne tient que par l’aide française
C’est ce que constatent les militaires français comme le colonel Galinié en 1990 :
L’offensive du FPR lancée le 1er octobre 1990 a mis en évidence les faiblesses de l’armée rwandaise
que l’attaché de Défense, le Colonel René Galinié juge ainsi dans un télégramme daté du 11 octobre
« l’armée rwandaise n’est pas en mesure de faire face à la situation. Ainsi, si les forces françaises
et belges ne l’avaient pas soulagée en prenant à leur compte des missions et du terrain (protection
de l’aéroport et des voies y menant) et si les forces zaïroises ne participaient pas directement au
conflit, elle se serait au mieux enfermée dans Kigali dans des conditions et selon un dispositif peu
efficaces ». 182
Lors de l’offensive du FPR sur Byumba en juin 1992, l’ambassadeur belge Johan Swinnen rapporte :
« Une forte détérioration du moral et de la discipline de l’armée rwandaise prête à réflexion. De plus, la
coopération militaire française se plaint du fait que le chef de corps des FAR (Emar) ne semble pas capable
de rassembler et de transmettre des informations militaires précises. » 183 C’est précisément en juin 1992
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 340].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 152].
181 Voir section 2.8.4 page 117.
182 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 131].
183 Johan Swinnen, Rwanda Situation 6 juin, Ambassade de Belgique, Kigali, no 473, 6 juin 1992. http://
francegenocidetutsi.org/Swinnen473-6juin1992.pdf
179
180
94
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
que le président Habyarimana, sur proposition du ministre de la Défense, James Gasana, remplace le
chef d’état-major et compagnon du 5 juillet, le colonel Laurent Serubuga. Son remplaçant, le colonel
Deogratias Nsabimana sera tout autant encadré par des officiers français.
En 1992, Bruno Delaye écrit à François Mitterrand :
Les troupes du FPR n’ont pas respecté le cessez-le-feu devant débuter le 20 juillet. Elles ont
marqué des points sur le terrain face aux troupes gouvernementales “peu motivées voir sur le point
de se débander”. L’Etat Major (Amiral Lanxade) considère la situation comme extrêmement critique,
au pont de devoir envisager à bref délai l’évacuation de nos ressortissants... 184
Loin de signifier un arrêt du soutien militaire apporté au régime rwandais, l’évacuation des ressortissants sert de prétexte pour envoyer de nouvelles troupes françaises pour barrer la route au FPR.
Un officier de la Légion étrangère, qui a participé à l’opération Noroît, affirme que sans l’appui français
les FAR auraient été balayées en un jour :
Bradshaw : If the French hadn’t been there what would have actually happened ?
Officer : Well the Rwandan army would have been totally incapable of defending the country, and
since they scarcely knew how to use the weapons and they knew very little about military tactics,
the war would have been lost. There would have been a very, very small battle and in a day it would
have been over, if the French hadn’t been there. 185
Le 23 février 1993, le général Quesnot laisse clairement entendre à François Mitterrand qu’un retrait
militaire français signifierait la chute d’Habyarimana. Examinant 4 options, celle de partir signifierait
selon lui :
Après l’évacuation de nos ressortissants et le retrait de nos troupes, le président HABYARIMANA
ne devrait pas pouvoir rester à la tête de l’État. Notre départ serait interprété comme l’échec de notre
politique au Rwanda. On pourrait assister à la constitution d’un axe tutsi KAMPALA - KIGALI BUJUMBURA. 186
Le 16 mars 1993, le général Dominique Delort, commandant opérationnel de Noroît, écrit dans une
note adressée au COA :
Si des impératifs politiques entraînent l’allégement de Noroît, le processus peut être différent en ce
qui concerne l’assistance aux FAR. En effet [...], la diminution de notre aide entraînerait l’effondrement
rapide de l’armée gouvernementale en cas de reprise de l’offensive. 187
Les diplomates en poste à Kigali ne font pas mystère que l’armée française a sauvé le régime. Un
ambassadeur, que l’on devine être Georges Martres, estime que le renversement d’Habyarimana par les
rebelles aurait pu déstabiliser la région :
La communauté diplomatique occidentale s’accorde pour reconnaître que, sans la présence française, les FAR n’auraient pas résisté aux maquisards du FPR. « La capitale aurait fini par tomber
aux mains des rebelles, plongeant le pays dans une instabilité qui aurait pu s’étendre aux pays de la
région », estime un ambassadeur. 188
Se trompait-il ? L’histoire nous montre que c’est le soutien constant à son régime, jusqu’à l’exécution
d’un génocide, qui a déstabilisé pour longtemps l’Afrique des Grands Lacs. Le 3 avril 1993, le président
Habyarimana remercie les militaires français d’avoir aidé les FAR :
184 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République - A/S Rwanda : Situation critique. Mission
de M. Dijoud, 21 juillet 1992. http://francegenocidetutsi.org/DelayeMissionDijoud21juillet1992.pdf
185 Bradshaw : Que se serait-il passé si les Français n’avaient pas été là ? L’officier : L’armée rwandaise aurait été totalement
incapable de défendre le pays, et comme ils savaient à peine se servir des armes et qu’ils ne connaissaient guère de tactique,
la guerre aurait été perdue. Il y aurait eu une toute petite bataille et en un jour ils auraient été balayés. Interview d’un
ancien officier de la Légion par Stéphane Bradshaw, BBC Panorama, The bloody tricolor, 20 août 1995. Citation de Mel
McNulty French arms, war and genocide in Rwanda, Crime, Law & Social Change, 33:, 105-129, 2000, p. 110.
186 Dominique Pin, Général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert de
Monsieur le Secrétaire général)”, 23 février 1993, A/s Conseil restreint sur le Rwanda Mercredi 24 février 1993. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotPin23fevrier1993.pdf
187 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 160].
188 Frédéric Fritscher, En dépit du cessez-le-feu, le conflit persiste ; au moins un habitant sur huit continue d’en souffrir
et la France y est impliquée, Le Monde, 17 mars 1993.
95
2.4. LES FRANÇAIS COMMANDENT UNE ARMÉE À OBJECTIFS RACISTES
Pour remercier les militaires français d’avoir aidé les FAR à contrer l’attaque du 8 février 1993
à Ruhengeri, Habyarimana invita le 3 avril dans sa résidence l’ambassadeur de France, Martres, et
l’attaché de défense, Cussac, le conseiller auprès de l’État-major des FAR, Maurin, et Robardey. 189
En octobre 1993, le président Habyarimana reconnaît lui-même devant François Mitterrand que l’aide
de la France a empêché la victoire militaire du FPR :
Le Président rwandais est néanmoins inquiet à l’idée du désengagement de la France dont l’aide
a été essentielle pour empêcher une victoire militaire du FPR. 190
Les militaires français dont le général Quesnot, et Habyarimana lui-même, reconnaissent que si la
France n’était pas intervenue militairement au Rwanda, il y aurait certainement eu très vite un changement de régime. C’est ce que constate Marie-Pierre Subtil en expliquant l’hostilité du FPR à l’intervention
française en juin 1994 : « Par deux fois entre 1990 et 1993, l’armée française a empêché la rébellion tutsie
de gagner la guerre contre les Forces Armées Rwandaises (FAR), conseillées et équipées par Paris ». 191
Un nouveau régime, avec la participation du FPR, n’aurait pas permis un génocide.
2.4.8
Plusieurs fois, François Mitterrand s’oppose au retrait des troupes françaises
Le 15 octobre 1990, François Mitterrand déclare que la troupe envoyée au Rwanda rentrera en France
une fois sa mission de protection des ressortissants accomplie. 192 Il fait en réalité tout le contraire de ce
qu’il a publiquement déclaré. Il reporte par trois fois le retrait des troupes françaises contrairement au
souhait de son gouvernement et à l’accord de cessez-le-feu qui stipule le retrait des troupes étrangères.
Sur une note du 2 janvier 1991 de son chef d’état-major particulier, l’amiral Lanxade, où celui-ci
l’informe que « malgré l’inquiétude du Président Habyarimana, les ministères français concernés estiment
que la compagnie française stationnée à Kigali peut être définitivement retirée mi-janvier », François
Mitterrand ajoute à la main : « Oui, mais j’envisagerais favorablement le report du départ de la Cie
stationnée à Kigali. Au moins d’un mois. » 193
Dans sa lettre du 30 janvier 1991 au Président Habyarimana, François Mitterrand l’informe qu’il
a décidé de « maintenir provisoirement, et pour une durée liée aux développements de la situation, la
compagnie militaire française envoyée en octobre dernier à Kigali et chargée d’assurer la sécurité et la
protection des ressortissants français. » 194 Le maintien de cette compagnie militaire apparaît comme
une contrepartie politique offerte par la France en échange d’une ouverture du régime d’Habyarimana
comprenant « un dialogue direct avec toutes les composantes de la nation » et le règlement du problème
des réfugiés par l’organisation d’une « conférence régionale ». Il n’a donc rien à voir avec la sécurité et la
protection des ressortissants français.
Le 22 avril, l’amiral Lanxade redemande le retrait de la compagnie française de Kigali. Son maintien
« pourrait même apparaître contraire aux dispositions du cessez-le-feu, qui prévoit le retrait des troupes
étrangères ». 195
Une note du même jour de Gilles Vidal rappelle que le retrait des troupes étrangères doit intervenir
selon l’accord signé à N’Sele le 29 mars, après la mise en place du groupe d’observateurs militaires neutres
Selon Michel Robardey qui le confie à Pierre Péan, [177, p. 195].
Note du ministère des Affaires étrangères. Entretien du Président de la République François Mitterrand avec le Président
Juvénal Habyarimana, 7 octobre 1993, Direction des Affaires africaines et malgaches. Sous direction d’Afrique centrale
et orientale No 2556/DAM. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 226]. http:
//francegenocidetutsi.org/HabyarimanaMitterrand7octobre1993.pdf
191 Marie-Pierre Subtil, Le projet d’intervention française au Rwanda suscite de plus en plus de critiques, Le Monde, 23
juin 1994, pp. 1, 4.
192 Conférence de presse de François Mitterrand, Palais de l’Élysée, lundi 15 octobre 1990. http://francegenocidetutsi.
org/MitterrandConfPresse15octobre1990.pdf
193 L’Amiral Chef de l’État-Major Particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert
de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda : Point de situation, 2 janvier 1991. http://francegenocidetutsi.org/
Lanxade19910102.pdf
194 Lettre de François Mitterrand à Juvénal Habyarimana, 30 janvier 1991. Source : Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Annexes, pp. 148-149]. Voir section 2.1 page 81.
195 L’Amiral Chef de l’État-Major Particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert
de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda : Point de situation, 22 avril 1991. http://francegenocidetutsi.org/
Lanxade19910422.pdf
189
190
96
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
de l’OUA (GOMN). Il indique que M. Joxe, ministre de la Défense, suggère d’informer le Président
Habyarimana du prochain retrait du détachement Noroît. 196
François Mitterrand ne tiendra pas compte de ces avis. En outre, le 24 avril, au lendemain de la visite
de Juvénal Habyarimana, l’amiral Lanxade est nommé chef d’état-major des armées et le général Quesnot
le remplace le jour-même comme chef de l’État-Major Particulier. 197
Le 20 juin 1991, à nouveau, Mitterrand écrit « Non. Ne pas retirer nos troupes. M’en parler. FM »
sur une note du général Quesnot envisageant le retrait de la compagnie de Kigali et du DAMI, souhaité
par les ministres français de la Défense et des Affaires étrangères. 198
En dépit des accords de cessez-le-feu qui stipulaient le retrait des troupes étrangères, la France a
maintenu des troupes au Rwanda jusqu’au 14 décembre 1993.
Le 29 juillet 1991, l’ambassadeur Martres est interviewé par André Kameya journaliste à Rwanda
Rushya :
Kameya : En matière de coopération militaire franco-rwandaise, la situation actuelle semble dominée par l’ambiguité. D’une part on dit que leur présence est justifiée par le souci d’assurer la sécurité
aux ressortissants français, d’autre part une opinion répandue fait état d’une collaboration effective
des militaires français sur le front aux côtés de l’armée gouvernementale. Si cette rumeur était fondée,
Excellence, monsieur l’Ambassadeur, comment expliquez vous cette ambiguité de la Mission Militaire
française au Rwanda ? La présence de votre armée ne compromet-elle pas les accords de N’SELE
entre le gouvernement rwandais et le Front Patriotique Rwandais ?
L’Ambassadeur : Si une unité de parachutistes français a été envoyée à Kigali pour assurer la
protection des ressortissants français, d’autres militaires de notre pays sont affectés au Rwanda au
titre de la coopération technique, pour assurer des tâches de formation et d’instruction, en même
temps d’ailleurs que des conseillers belges et allemands.
Je ne vois pas en quoi ces conseillers seraient un obstacle à l’exécution de l’accord de N’SELE
puisque celui-ci prévoit “le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place du groupe
d’observateurs militaires neutres à l’exception des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite
à des accordfs bilatéraux de coopération”. [...]
Kameya : Votre présence va à l’encontre des accords de Nselé ?
L’Ambassadeur : Nous n’avons pas signé les accords de Nselé et donc nous ne pouvons aller contre.
Le détachement n’a jamais combattu. Si nos soldats ne combattent pas, leur départ ne peut pas être
une condition de la paix. 199
2.4.9
Les unités militaires françaises engagées au Rwanda
Les effectifs des militaires français au Rwanda sont indiqués au tableau 2.4 page 98, ceux des coopérants
militaires (AMT) dans le tableau 2.5 page 99. Mais par le biais de manipulations des rotations, Paris
parviendra à maintenir 1 100 hommes sur place en n’en avouant que 600. 200
Jacques Isnard compte jusqu’à 150 coopérants ou conseillers militaires détachés de France en 1993 201
alors que le rapport de la Mission d’information parlementaire n’en indique pas plus de cent. Le détail
des unités engagées est donné en annexes section 38.1.1 page 1373.
2.5
Les livraisons d’armes de la France aux FAR
Le but ici n’est pas de faire une recension complète des livraisons d’armes de la France mais d’en donner
une idée sommaire. L’aide en équipement militaire commence sous De Gaulle en 1967 par des véhicules
196 Le Chargé de Mission, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Entretien avec M. Juvénal
Habyarimana, Mardi 23 avril 1991, 11 h, 22 avril 1991. http://francegenocidetutsi.org/Vidal19910422.pdf
197 Audition du Général Christian Quesnot, mission d’information commune sur les événements de Srebrenica, 11 janvier
2001 http://www.assembleenationale.fr/11/dossiers/srebrenica/audition4.asp.
198 Le Général Chef de l’État-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert
de Monsieur le Secrétaire général). Objet : Rwanda : Point de situation, 20 juin 1991. http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot20juin1991.pdf
199 André Kameya, Interview avec l’ambassadeur de France au Rwanda, 29 juillet 1991, Rwanda Rushya no 9, août 1991
http://francegenocidetutsi.org/MartresKameya29juillet1991.pdf ; M. Mas [139, pp. 56-57].
200 Entretien avec un officier supérieur français en avril 1993 à Paris, Gérard Prunier, Rwanda : La crise Rwandaise :
structures et déroulement, Writenet, Juillet 1994.
201 Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994, p. 4.
97
2.5. LES LIVRAISONS D’ARMES DE LA FRANCE AUX FAR
Date
Opération
Effectif
1/10/1990
Noroît
300
Arming Rwanda, p. 40
19/10/1990
Noroît
314
Rapport MIP, p. 125
15/12/1990
Noroît
177
Départ d’une compagnie. Rapport MIP,
p. 128
1991
Noroît
160
Maintien d’une compagnie. Quesnot,
20/6/1991
6/6/1992
Noroît
' 300
Renfort d’une compagnie. TD Martres
7/6/1992
1993
Noroît
680
Arming Rwanda, p. 41
8/2/1993
Noroît
700
M. Mas, p. 239
16/3/1993
Noroît
684
(Noroît seul) Rapport MIP, p. 159
Novembre 1993
Noroît
900
Rapport Commission Kigali, Sénat
belge, section 1, Le Rwanda, p. 5
9/4 - 14/4/1994
Amaryllis
464
Rapport MIP, p. 257
10
Quesnot à Lanotte [125, p. 369]
15/4 - 21/6/1994
Source
21/6 - 24/7/1994
Turquoise
2 300
P.H. Desaubliaux, Le Figaro, 6/7/1994 ;
ONU S/1994/795
25/7 - 21/8/1994
Turquoise
2 555
ONU-Rwanda Blue Book, p. 56
Table 2.4 – Effectifs militaires français au Rwanda (hors coopération militaire)
blindés et deux hélicoptères. Elle reprend après 1975 sous Giscard d’Estaing avec des véhicules blindés et
des hélicoptères, ce qui paraît curieux vu que l’accord d’assistance ne concerne que la gendarmerie, voir
le tableau 2.6, page 100.
Le tableau 2.7 page 100 comporte les principales livraisons d’armes effectuées jusqu’à 1990 telles
qu’elles sont notées dans une lettre du ministère de la Coopération en date du 22 septembre 1994 et
publiée dans le rapport de la Mission d’information parlementaire. 202 Les livraisons d’armes légères et
de munitions ne sont pas retenues.
Le tableau 2.8 page 101 comporte les principales livraisons d’armes effectuées de 1990 à 1994 telles
qu’elles sont indiquées dans les tableaux CIEEMG et AEMG fournis par la Mission d’information parlementaire. 203
Quelques remarques :
— Les exportations d’armes nécessitent un accord préalable de la Commission interministérielle pour
l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG), puis au moment de la livraison d’une
Autorisation d’exportation de matériels de guerre (AEMG).
— Les AML sont des automitrailleuses légères Panhard.
— Les radars Rasura sont des radars de surveillance rapprochée qui détectent la présence d’hommes
ou de véhicules.
— La France a livré au Rwanda cinq hélicoptères Gazelle avant octobre 1990 et ses coopérants en
assurent la maintenance. 204 Avec les 6 Gazelle livrés après cette date par la France et les 3 achetés
à l’Égypte, les FAR disposent au total de 14 hélicoptères de combat Gazelle.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes pp. 559-561].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 543-555].
204 Audition de J.-C. Mitterrand Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 133] ;
Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le Président Habyarimana, 18
octobre 1990. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19901018.pdf
202
203
98
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Date
Effectif
1990
15
J. Varret, 27 mai 1992
oct. 1990
22
Galinié, Rapport MIP, p. 126
Mars 1991
50
Rapport MIP, p. 142
Mai 1992
80
Rapport MIP, p. 142
Oct. 1992
100
Rapport MIP, p. 142
Janv. 1993
80
Rapport MIP, p. 142
Mai 1993
100
Rapport MIP, p. 142
Sept. 1993
50
Rapport MIP, p. 142
7 oct. 1993
52
Annexes MIP, p. 226
15 déc. 1993 - avr 1994
24
Rapport MIP, p. 352. Entre 40 et 70
admet Roussin sur RFI, le 30 mai 1994
er
1
Source
Table 2.5 – Effectifs de coopérants militaires français, DAMI inclus, au Rwanda
— Les hélicoptères Gazelle sont armés de mitrailleuses, de canons ou de roquettes. 205 La Gazelle SA
342M est équipée de missiles antichar HOT et peut être équipée de missiles Mistral antiaériens. 206
— Un hélicoptère Gazelle a été perdu au combat le 23 octobre 1990, 207 Habyarimana demande à la
France de le remplacer gratuitement. 208
— Un hélicoptère Alouette II Artouste est donné par la France en 1991. 209
— Un hélicoptère Écureuil est abattu par le FPR à Cyeru en février 1993. 210
— En mai 1993, un hélicoptère Gazelle s’écrase en raison de mauvaises conditions météorologiques.
Les deux pilotes rwandais sont tués. 211
— Le Milan est un missile antichar.
— Les livraisons d’armes peuvent être des cessions directes de l’armée française, c’est-à-dire des
prélèvements sur ses stocks. Elles sont onéreuses ou gratuites et font très rarement l’objet d’une
AEMG. 212
— C’est lors des attaques du FPR en 1992 et 1993 que des armes sont fournies par cessions directes
prélevées sur les stocks de l’armée française. 213
— Les livraisons gratuites d’armes sont financées par le ministère de la Coopération. Ces dépenses
sont présentées comme une aide au développement.
— De nombreux matériels de télécommunication sont livrés par la France à l’armée rwandaise. 214
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 541].
http://avions.legendaires.free.fr/gazelle.php.
207 Un hélicoptère Gazelle SA 342M a été abattu par le FPR le 23 octobre 1990 à Nyakayaga près de Gabiro. Cf. Lettre
du colonel Ntahobari du 12 octobre 1998 à Paul Quilès, Objet : Possession de missiles par le FPR, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 250] http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles12octobre1998.
pdf ; J.-L. Bruguière [47, p. 41].
208 TD Martres, 14 décembre 1990. Objet : Rencontre du Président Habyarimana avec le général Varret, Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 145].
209 Le colonel Galinié, chef de la Mission d’assistance militaire aux chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie,
No 462/2/MAM/RWA, 3 juillet 1991. Objet : Matériels cédés gratuitement aux Forces Armées Rwandaises, au titre de
l’Aide directe 1991.
210 F. Reyntjens [182, p. 42] ; Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 223].
211 Colonel Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 2 octobre 1993, No 901 MAM/RWA/DR, Lt Col.
Maurin, Compte rendu d’activités du DMAT/Terre, Période du 1er avril au 30 septembre 1993, Annexe 3, p. 16, Activité
de l’ESCAVI/Hélicos. http://francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19931002.pdf
212 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 171].
213 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 172].
214 Ce sont probablement des appareils fournis par la France qui permettent au colonel Bagosora de communiquer par un
réseau radio parallèle avec les commandants des troupes d’élite qui déclenchent les massacres dans la nuit du 6 au 7 et le 7
avril 1994. Cf. TPIR, Acte d’accusation de Aloys Ntabakuze, ICTR-97-34-1 ICTR-97-30-1 section 6.28.
205
206
99
2.5. LES LIVRAISONS D’ARMES DE LA FRANCE AUX FAR
Armes
Date
Remarque
12 AML
6 mars 1967
20 % payé par Rwanda
2 Alouette III
26 avril 1967
don
18 véhicules blindés
1976
don MMC 1.3 MF
12 véhicules blindés
1977
don MMC
1 Alouette III
1977
don MMC
12 véhicules blindés
1978
don MMC
1000 pist., 1000 fusils
1978
don MinDef 6.7 MF
16 véhicules blindés
1979
don MMC
1 hélicoptère
1980
don
2 hélicoptères Gazelle
septembre 1981
don
1 hélicoptère Dauphin
octobre 1981
don
Table 2.6 – Principales livraisons d’armes jusqu’en 1981. Source : O. Thimonier [205]
2 Gazelle SA 342
(1982-1984)
cession
1 Rallye Guerrier
1983
don Président
1 Noratlas
1983
don
1 Rallye Guerrier
1984
don Président
17 AML + 16 VBL Panhard
1986
vente, garantie COFACE
2 postes de tir Milan + 20 missiles
1988
cession (livré août 1989)
2 postes de tir Milan + 8 missiles
1989
cession (livré août 1990)
Table 2.7 – Livraisons d’armes de 1982 à 1990 (extraits). Source : MMC, 22 sept. 1994. Cf. MIP, Annexes,
pp. 560-561
La France a aussi bien fourni que maintenu en état de marche la plupart des armes lourdes, des
véhicules d’assaut, des hélicoptères et des avions, utilisés par le Rwanda pendant la guerre.
Après l’invasion initiale d’octobre 1990, la France a livré des mortiers de 60, 81 et 120 mm, ainsi
que des canons légers de 105 mm LG1. Les mortiers de 120 mm et les canons de 105 mm nécessitent un
transport sur roues, et ont respectivement une portée de 5 700 et 11 500 m. De plus la France a fourni
les pièces de rechange et l’assistance technique pour maintenir en état de marche les dizaines de véhicules
blindés fabriqués en France, dont des véhicules blindés légers Panhard, modèle AML 60/7 et AML/90.
Ces deux modèles sont équipés d’un canon monté sur tourelle ainsi que de mitrailleuses de 7,62 mm. La
France a gardé également opérationnels les transporteurs de troupes blindés M3 Panhard, ainsi que six
hélicoptères Gazelle, deux avions Guerrier 215 et un Noratlas 216 .
La France a poursuivi ses livraisons d’armes en dépit des accords de paix et en violation des accords
de cessez-le-feu. Elle veillera toujours à ce que les FAR ne soient pas en rupture de stocks :
Ainsi en février 1993, alors que le détachement Noroît vient d’être renforcé d’une compagnie
des EFAO en raison de l’aggravation de la situation sur le terrain, l’état-major des armées rappelle
à l’attaché de défense qu’il lui revient de « faire en sorte que l’armée rwandaise ne se trouve pas
215
216
L’avion Guerrier, est un monomoteur Rallye-235 armé pour la lutte anti-guérilla et le parachutage de commandos.
Arming Rwanda [105, pp. 31-32].
100
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Radars Rasura
12
Postes de tir Milan
Missiles Milan
4
16
Lance-roquettes 68 mm SNEB
6
Mortiers 120 mm
6
Mitrailleuses 12.7 mm
120
Canons de 105 mm
8
Hélicoptères Gazelle
6
Munitions mortier de 60 mm
6 550
Munitions mortier de 81 mm
4 000
Munitions mortier de 120 mm
6 000
Obus de 90 mm pour AML
1 300
Roquettes 68 mm
800
Munitions 12.7 mm
132 400
Munitions 7.62 mm
5 000
Munitions 5.56 mm
700 000
Munitions 105 mm
6 000
Table 2.8 – Livraisons d’armes officielles de la France de 1990 à 1994 (AEMG)
en rupture de stocks de munitions sensibles... et que les livraisons aux FAR de matériels militaires
s’effectuent dans la plus grande discrétion ». 217
En juin 1994, alors que le génocide auquel l’armée rwandaise participe est presque terminé, Jacques
Isnard confirme dans le journal Le Monde que l’aide militaire de la France à cette armée fut intense et
souvent clandestine. 218 Les citoyens français n’en auront pratiquement jamais été informés auparavant.
Il insiste sur les opérations clandestines menées par les Français avec des jumelles à intensification de
lumière, qui permettent de voir et de tirer la nuit comme en plein jour. Des jumelles à vision nocturne
sont fournies aux FAR pour mener de pareilles actions. 219
2.5.1
Livraisons d’armes antiaériennes et de radars ?
Lors de la visite d’Habyarimana à Mitterrand le 2 avril 1990, le président rwandais compte demander
à la France des armes antiaériennes et un système radar pour assurer la sécurité de l’aéroport, du camp
militaire et de sa résidence :
CE SONT TOUTEFOIS LES AFFAIRES MILITAIRES QUI SERONT AU CENTRE DES PRÉOCCUPATIONS DU PRÉSIDENT HABYARIMANA. IL APPARAÎT ACTUELLEMENT TRÈS
PRÉOCCUPÉ PAR LA MENACE QUE CONSTITUE POUR LUI LES ÉMIGRÉS TUTSI ET
LEURS FRÈRES BAHIMA DU SUD DE L’OUGANDA. IL PARLERA DONC NON SEULEMENT
DU REMPLACEMENT DE SA CARAVELLE PAR UN AVION PLUS MODERNE MAIS AUSSI
D’ASSURER LA SÉCURITÉ DE L’AÉROPORT DE KIGALI EN MÊME TEMPS QUE CELLE
DU CAMP MILITAIRE ET DE LA RÉSIDENCE PRÉSIDENTIELLE QUI LE JOUXTENT. IL
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 175].
Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994, p. 4.
219 Dans les autorisations données par la CIEEMG, nous relevons 7 jumelles à vision nocturne fournies en 1988 et 9 en
1991. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 544-545]. Dans une note du 11 mars
1992 à Roland Dumas, Paul Dijoud suggère de donner à l’armée rwandaise la capacité d’opérer de nuit. Ibidem, p. 157.
217
218
101
2.6. LES LIVRAISONS D’ARMES PAR L’ÉGYPTE
DEMANDERA DONC LA MISE EN PLACE D’UNE SURVEILLANCE EFFICACE PAR RADAR
ET D’UNE ARTILLERIE ANTI-AÉRIENNE ADÉQUATE. CE POINT FERA L’OBJET D’UNE
COMMUNICATION SÉPARÉE. 220
La demande est explicitée par le commandement de l’armée rwandaise. Il s’agirait de missiles sol-air
Roland, de la réparation du système radar de l’aéroport ou du don d’un radar primaire et d’un secondaire.
BRAVO : LE SYSTÈME D’ARMES ANTIAÉRIENNES SOUHAITÉ
LES MILITAIRES SE SONT EXPRIMÉS. IL S’AGIT D’UNE BATTERIE DE BITUBES DE
30 M/M OU D’UN SYSTÈME D’ARMES ROLAND. CES MATÉRIELS NE SONT PAS À LA
MESURE DE L’ARMÉE RWANDAISE. IL A ÉTÉ SUGGÉRÉ DANS LA FICHE DE RÉFÉRENCE
DE NE PAS DONNER SUITE À CE VŒU.
[...]
TERTIO : OBSERVATIONS
CES QUESTIONS D’ORDRE MILITAIRE, ET PLUS PARTICULIÈREMENT CELLE RELATIVE À “LA DÉFENSE DE L’AÉROPORT” SEMBLE REVÊTIR UNE IMPORTANCE QUE LE
GÉNÉRAL MAJOR HABYARIMANA ET LES OFFICIERS JUGENT CAPITALES. [...]
IL RESTE QUE CETTE DERNIÈRE [la menace ougandaise] NE DEVRAIT PAS OCCULTER
CELLES RELATIVES À LA SÉCURITÉ PERSONNELLE DU PRÉSIDENT (EN PARTICULIER :
CONSTITUTION D’UN RÉDUIT AUTOUR DE L’AÉROPORT) ET À LA “FIDÉLISATION”
DES OFFICIERS SERVANT DANS LES UNITÉS OPÉRATIONNELLES, QUI NE PEUVENT
QU’APPRÉCIER LEUR RENFORCEMENT ÉVENTUEL EN MATÉRIELS ET SPÉCIALISTES
FRANÇAIS GARANTS DE L’EFFICACITÉ ET DE LA RÉALITÉ DE NOTRE ENGAGEMENT
À LEURS CÔTÉS. 221
Claude Arnaud, conseiller de Mitterrand, lui indique dans une note 222 que cette demande « ne correspondrait pas aux besoins du pays ». Le remplacement des radars est également demandé. La même
note suggère qu’« une étude du problème de la sécurité aéroportuaire devrait être effectuée avant que nous
puissions nous prononcer. » À la suite de ces entretiens, le Président Habyarimana visite les ateliers de
Thomson à Conflans-Sainte-Honorine. 223 Le FPR ne disposant pas de moyens aériens, on ne voit pas
très bien à quelle menace aérienne le Rwanda est exposé. Toujours est-il qu’en 1994, l’aéroport de Kigali
est protégé par 4 postes antiaériens mobiles constitués autour de canons bitubes de 37,2 mm sur camion
et de canons bitubes et quadritubes de 14,5 mm. 224 Plusieurs sources attestent par ailleurs que l’armée
rwandaise détient des missiles antiaériens. 225
2.6
Les livraisons d’armes par l’Égypte
En dehors de la France, la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’URSS et la République populaire
de Chine, sont les principaux fournisseurs d’armes :
Les principaux pays fournisseurs d’armes durant la période 1990-1994 furent la France, la Belgique,
l’Afrique du Sud, l’Égypte et la République populaire de Chine. Les données de la B.N.R. 226 indiquent
220 Georges Martres, TD Kigali 111, 12 mars 1990. Objet : Visite officielle du Président Habyarimana à Paris (2, 3 et 4
avril 1990). http://francegenocidetutsi.org/Martres12mars1990.pdf
221 TD Galinié-Martres, 14 mars 1990. Objet : Demandes d’ordre militaire susceptibles d’être présentées au Président de
la République française par le Président Rwandais lors de leur rencontre du 3 avril 1990. http://francegenocidetutsi.
org/GalinieMartres14mars1990.pdf
222 Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République, Visite du Président du Rwanda (Lundi 2 avril),
30 mars 1990. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19900330.pdf
223 Le président du Rwanda en visite à Paris, Le Monde, 5 avril 1990.
224 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 269]. Ces armes antiaériennes n’ont pas été
livrées par la France, voir section 7.4 page 293.
225 Rapport Human Rights Watch sur les armes emportées par les FAR au Zaïre. Voir section 25.6.1 page 972 et section 7.3.3
page 289. Lettre du 17 janvier 1992 du colonel Serubuga au ministre de la Défense demandant l’acquisition de 12 lanceurs
et 120 missiles SAM 16. Cf. TPIR No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du mercredi 16 novembre
2005. Des missiles SAM auraient été « récupérés » par les FAR sur le FPR. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome I, Rapport, pp. 216, 229 ; Tome II, Annexes, pp. 253-257].
226 La BNR est la Banque nationale du Rwanda.
102
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
une importation pour $ 83 056 115 d’armes, munitions, équipements militaires, articles de pyrotechnie
et explosifs, etc., durant la période 1990-1994. 227
Par l’intermédiaire de Boutros Boutros-Ghali, alors ministre des Affaires étrangères de l’Égypte, un
accord de vente d’armes de l’Égypte au Rwanda est conclu en 1990. 228 L’Égypte fabrique entre autre des
kalachnikovs.
2.6.1
Ventes d’hélicoptères Gazelle par l’Égypte
Le Rwanda achète trois hélicoptères Gazelle à l’Égypte fin 1990 :
Le 4 décembre 1990, le Ministre de la Défense rwandais commande à l’Égypte trois Gazelle roquettes ainsi que des munitions et à l’URSS du matériel d’artillerie sol-sol et sol-air. 229
L’hélicoptère français Gazelle AS.341 de l’Aérospatiale est en effet construit sous licence en Égypte
par la firme AOI (Arab Organization for Industrialisation).
2.6.2
Un achat d’armes de 6 millions de dollars à l’Égypte garanti par le
Crédit Lyonnais
Un achat d’armes à l’Égypte par le Rwanda pour un montant de 6 millions de dollars US en mars
1992 est signalé par le Human Rights Watch Arms Project (HRW-AP) qui en publie le fac-similé dans
une brochure début 1994. 230 Le contrat, signé le 30 mars 1992 par le colonel Augustin Ndindiliyimana,
ministre rwandais de la Défense, et Enoch Ruhigira, ministre rwandais des Finances, stipule que cinq
millions de dollars seront versés sur le compte de l’attaché de Défense à Londres au Crédit Lyonnais,
West End Branch, 18 Regent Street, compte no 113874, en cinq versements de un million de dollars
échelonnés de 1992 à 1996 et que le Rwanda fournira en plus à l’Égypte du thé pour un montant de un
million de dollars. Il est stipulé qu’une garantie bancaire pour un montant de six millions de dollars US
d’une « banque internationale de premier plan approuvée par l’Égypte » doit être fournie par l’acheteur.
HRW-AP affirme que cette banque est le Crédit Lyonnais mais n’est pas en mesure d’en donner la preuve
écrite :
Des officiels rwandais, ne parlant pas dans le cadre de leur fonction, et d’autres sources, françaises
et rwandaises, ont rapporté à AP que le Crédit lyonnais avait fourni la garantie. Bien que AP ne soit
pas en mesure d’obtenir une confirmation sous la forme écrite, il est plus que probable que le Crédit
lyonnais a en fait fourni la garantie, et a appelé les gouvernements français, rwandais et égyptien à
reconnaître ouvertement cet accord et à clarifier ses implications. 231
Le fac-similé du contrat indique bien le Crédit Lyonnais comme banque où doivent s’effectuer les
versements, mais le fac-similé de la garantie produit par HRW-AP est vierge. L’implication du Crédit
Lyonnais comme fournisseur de garantie dans ce contrat d’armement ne semble pas faire de doute pour
un des deux rapporteurs de la Mission d’information parlementaire, Pierre Brana, qui, le 22 avril 1998,
interroge ainsi Jean-Christophe Mitterrand : « Lorsque vous êtes à l’Élysée, un contrat est signé entre
le Rwanda et l’Égypte pour une livraison d’armes garantie (à hauteur de plusieurs millions de dollars,
NDLR) par le Crédit Lyonnais, êtes-vous au courant ? » 232 Jean-Christophe Mitterrand répond que
« les informations relatives aux contrats d’armement, par exemple ceux entre le Rwanda et l’Egypte, ne
remontaient pas au niveau de son bureau et qu’il n’avait aucun contact, en dix ans de présence à l’Élysée,
avec la CIEEMG dont il ne recevait aucune note, ni information ». 233
227 Pierre Galand, Michel Chossudovsky, L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994) - La responsabilité des
bailleurs de fonds, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/15, 1997-1998, section 26, pp. 3-4].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-15.pdf
228 L. Melvern [140, p. 31].
229 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 176].
230
Frank
Smyth,
Arming
Rwanda
[105,
pp.
30-31,
60-67].
http://francegenocidetutsi.org/
HRWarmingRwandaJanvier1994.pdf
231 Arming Rwanda [105, p. 30]. AP désigne ici HRW-AP.
232 Patrick de Saint-Exupéry, La mémoire sélective de Jean-Christophe Mitterrand, Le Figaro, 23 avril 1998.
233 Audition de Jean-Christophe Mitterrand, 22 avril 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
III, Auditions, Vol. 1, p. 144]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionJeanChristopheMitterrand22avril1998.pdf
103
2.6. LES LIVRAISONS D’ARMES PAR L’ÉGYPTE
Date
À verser
Avant fin 1992
432 + 183 tonnes de thé
30 sept. 1992
1 millions $ US
Début fév. 1993
1 millions $ US
Début fév. 1994
1 millions $ US
Début fév. 1995
1 millions $ US
Début fév. 1996
1 millions $ US
Table 2.9 – Échéancier des versements du Rwanda pour l’achat d’armes à l’Égypte du 30 mars 1992,
garanti par le Crédit Lyonnais
James Gasana, ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, confirme dans son audition
du 10 juin 1998 devant la Mission d’information, que le Crédit Lyonnais s’est porté caution d’un achat
d’armes par le Rwanda à Égypte :
Il a déclaré qu’en ce qui concerne les matériels, la France n’avait jamais pris en charge financièrement les achats d’armes par le Rwanda, que ce soit en France ou auprès d’autres pays. 234 Si dans les
opérations d’achat effectuées en Égypte, le Crédit Lyonnais avait été impliqué dans les transactions,
ce fut un choix du fournisseur égyptien qui voulait couvrir ses risques par une banque agréée par les
deux parties et la Banque nationale du Rwanda. Cette couverture du risque aurait pu être le fait
de toute autre banque dans laquelle la Banque nationale du Rwanda avait un compte. Ces garanties
étaient exigées par tous les fournisseurs. 235
Aucun des membres de la Mission d’information ne relève que James Gasana a confirmé devant-elle
que le Crédit Lyonnais s’est porté garant de la partie rwandaise dans ce contrat.
Marc Runegera, ministre des Finances dans le gouvernement de coalition formé le 7 avril 1992, quelques
jours après la signature du contrat, confirme la caution du Crédit Lyonnais :
S’agissant de la caution octroyée par une banque française, le Crédit lyonnais, pour les armes
en provenance d’Égypte, le directeur du budget m’avait informé que cela avait été fait par mon
prédécesseur Ruhigira Enoch. 236
Dans une lettre que L’Humanité publie le 3 juin 1994, le Crédit Lyonnais nie avoir fourni une garantie
dans ce contrat :
La banque nationalisée française nous a fait parvenir des précisions sur son activité en relation
avec le Rwanda, dont voici le texte intégral :
« Le Crédit lyonnais a été cité à plusieurs reprises dans la presse comme garant d’une opération
de ventes d’armes par l’Égypte au Rwanda. A notre connaissance, cette rumeur ne provient que d’une
seule source : Human Rights Watch, association américaine qui a publié en janvier 1994 un rapport
sur l’aide militaire au Rwanda, dans lequel elle a mis en cause le Crédit lyonnais. La confusion provient
du fait que l’ambassade d’Égypte à Londres a un compte au Crédit lyonnais qui a été crédité d’un
paiement en provenance du Rwanda en 1992. L’Égypte a décidé de cette domiciliation sans nous en
aviser, comme c’est son droit. La banque est simplement receveuse d’un paiement sur ce compte,
sans spécification des marchandises concernées. De même que tous les jours les comptes de nos clients
reçoivent des paiements, salaires, loyers ou autres. Contrairement à ce qu’affirme l’association, le
Crédit lyonnais n’a apporté aucune garantie, ni caution ni financement à la transaction. » 237
234 L’affirmation de Gasana que la France n’a jamais cédé gratuitement des armes au Rwanda est contredite par luimême lors de cette audition : « Par ailleurs, la France a fourni gratuitement des armes au Rwanda dans des situations
particulières ». Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Auditions, Vol. 2, p. 45 ]. Bernard Cazeneuve lui
rappelle à ce propos que, en 1992, quand Gasana était ministre de la Défense, la France a fait onze cessions gratuites
[d’armes] à hauteur de 15 millions de francs. Ibidem p. 47.
235 Audition de James Gasana, 10 juin 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Auditions, Vol. 2,
p. 42].
236 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 66, p. 125].
237
Le
Crédit
lyonnais
s’explique,
L’Humanité,
3
juin
1994.
http://francegenocidetutsi.org/
CreditLyonnaisSexpliqueHumanite3juin1994.pdf
104
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
No
DESCRIPTION
QUANTITE
DE SERIE
PRIX UNITAIRE
PRIX TOTAL
(USD)
(USD)
01
Mortier 82 mm (used)
20
4.000
80.000
02
Mortier 60 mm (used)
50
1.700
85.000
03
Howitzer 122 mm D-30 (NEW)
6
200.000
1.200.000
04
Bombes 120 mm (HE)
6.200
237,6
1.473.120
05
Bombes 82 mm (imp) HE
6.000
100
600.000
06
Bombes 82 mm (Nor) HE
4.000
60
240.000
07
Rounds 7,62 x 51 (Tracer)
500.000
750/1000
375.000
08
Rounds 7,62 (Normal)
1.250.000
750/1000
937.500
09
Rounds 7,62 x 39 (different)
1.453.900
200/1000
290.780
10
Rocket R.P.G. 7
2.000
200
400.000
11
Ammunition 122 mm D-30 HE
3.000
300
900.000
12
Mines (A.P) Type M.A.T.79
2.000
20
40.000
13
Cordon détonant
1.000 m
0,2/M
200
14
Explosive plastique
200 Kg
9/Kg
1.800
15
Fusils 7,62 AKM
450
220
99.000
16
Lots de pièces de rechange
-
-
-
pour les armes fournies
VALEUR TOTALE
6.722.400 USD
REMISE SPECIALE
722.400 USD
VALEUR NETTE A PAYER
6.000.000 USD
NOUS DISONS SIX MILLIONS DE DOLLARS AMERICAINS (6.000.000 USD)
Table 2.10 – Achat d’armes à l’Égypte du 30 mars 1992. Source : Qui a armé le Rwanda ? [105, p. 66]
Le président du Crédit Lyonnais, Jean Peyrelevade nie « toute implication par voie de garantie ou de
crédit » dans ce contrat par une lettre en date du 5 juin 1998 à Paul Quilès, président de la Commission de
la Défense nationale de l’Assemblée nationale et Président de la Mission d’information parlementaire. 238
L’implication du Crédit Lyonnais dans ce contrat avait déjà été signalée par La Lettre du Continent,
le 25 mai 1992, comme le rappelle Gérard Prunier dans son livre publié avant la création de la Mission
d’information parlementaire. 239 La Lettre du Continent a pu donner non seulement le nom de la banque
mais le numéro de compte précis utilisé pour l’opération. En voici le texte :
RWANDA
MATERIELS MILITAIRES EGYPTIENS
Aux termes d’un contrat signé au début de l’année, Le Caire va fournir pour plus de 6 millions
$ de matériels militaires au régime rwandais. Du matériel payé cash au Crédit Lyonnais de Londres
(West End Branch. Compte no 113874). 240
Confrontant cette information avec le fac-similé produit par HRW-AP, il apparaît que La Lettre du
Continent a vu ce même fac-similé en 1992. Ce contrat n’était donc pas passé inaperçu en France.
238 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 633]. http://francegenocidetutsi.org/
PeyrelevadeQuiles5juin1998.pdf
239 Gérard Prunier [175, note page 183-184]. Ce livre a été publié en 1995 pour l’édition anglaise, en 1997 pour la française.
240 La Lettre du Continent, no 164 - 21/05/1992.
105
2.7. LA LIVRAISONS D’ARMES DE DYL-INVEST
Le rapport de la Mission d’information parlementaire conclut :
L’élément de preuve sur lequel s’appuie l’association Human Rights Watch pour déceler la présence
de la France derrière l’Égypte n’est que la reproduction d’un contrat sans en-tête et non signé qui vise
effectivement trois parties, le Gouvernement rwandais dit « l’acheteur », le Gouvernement égyptien
dit « le fournisseur » et la caution bancaire dite « la banque » qui reste non identifiée, puisque la
version anglaise laisse même apparaître un blanc à côté du nom de la banque. Dans ces conditions, il
est apparu difficile à la Mission de tirer de ces quelques éléments des conclusions définitives. 241
Compte tenu des combats et de l’occupation par le FPR d’une partie de territoire dans la région de
Byumba où se trouvent des plantations de thé, compte tenu que des versements de un million de dollars
US devaient être effectués en 1994, 1995 et 1996, il est probable que le Crédit Lyonnais a dû payer à la
place du gouvernement rwandais défaillant.
Selon le témoignage de James Gasana, la France garde le contrôle de l’utilisation des pièces d’artillerie
fournies aux FAR. En juin 1992, la France refuse des instructeurs pour former les militaires rwandais sur
une batterie de 105 mm. Le Rwanda passe alors commande d’une batterie d’obusiers de 125 mm à l’Égypte
qui fournit aussi des instructeurs. 242 Mais les instructeurs égyptiens ne parlent pas français ! Finalement,
la France accepte de former les Rwandais sur les deux types de canons. 243
2.7
La livraisons d’armes de DYL-INVEST
Un contrat de vente d’armes est conclu le 3 mai 1993, à Kigali, entre le gouvernement rwandais et une
société française DYL-INVEST. Ce nom DYL est l’acronyme de Dominique Yves Lemonnier, le dirigeant
de cette société, domicilié à Sévrier sur la rive ouest du lac d’Annecy. Ce contrat est atypique. Il se
situe en dehors des circuits habituels d’approvisionnement en armes du Rwanda. Le fournisseur aurait
été imposé par le Président Juvénal Habyarimana. C’est ce que confirme le colonel Sébastien Ntahobari,
attaché militaire auprès de l’ambassade du Rwanda à Paris :
J’ai demandé au Col Kayumba comment se faisait-il que le ministère de la Défense s’adressait à un
particulier, en l’occurrence Monsieur Lemonier [sic], pour la fourniture d’armes et munitions au lieu
d’une société bien connue. Il m’a tout simplement répondu que c’était imposé par la Présidence ! En
1992, Monsieur Lemonier aurait rencontré la délégation présidentielle à Dakar 244 et aurait négocié
l’affaire avec le médecin du président, le Dr Akingeneye, 245 qui aurait convaincu le Col Sagatwa que
Monsieur Lemonier était crédible. Quelques mois plus tard, le ministère de la Défense a reçu les
instructions de passer commande à Dyl Invest. 246
À la date de la signature du contrat, la France est en cohabitation. Le gouvernement est passé à droite.
Il va être a priori plus difficile aux Rwandais d’obtenir des livraisons d’armes officielles de la France. Ces
livraisons vont en fait continuer. Mais il est fort possible que ce contrat ait été prévu comme une solution
relais en cas de revirement de la politique rwandaise du gouvernement français. Par ailleurs, un accord
de cessez-le-feu a été signé entre le gouvernement rwandais et le FPR le 7 mars 1993. Il interdit aux deux
belligérants de nouvelles acquisitions d’armes et surtout prévoit le départ des troupes françaises. Les
fournitures d’armes de la France au Rwanda ne sont donc plus possibles, officiellement du moins. Elles
continueront néanmoins, comme cette livraison du 21 janvier 1994. Ceux qui en France et au Rwanda
veulent conserver, malgré l’accord de cessez-le-feu, un fort potentiel des FAR doivent envisager d’autres
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 177].
Y a-t-il un rapport avec les 6 obusiers D-30 prévus dans ce contrat ?
243 Voir section 2.8.4 page 117.
244 Faisant suite à la rencontre des 6-8 juin 1992 à Paris, une rencontre a eu lieu à Dakar le 30 juin entre les délégations du
gouvernement rwandais et du FPR, en présence de représentants du Sénégal et des pays voisins du Rwanda. Il est probable
qu’une délégation française était présente et il est possible que Lemonnier ait été introduit à cette occasion. Cf. “Le Rwanda
victime d’une guerre absurde depuis le 1er octobre 1990”, dossier diffusé le 17 juillet 1992 par l’ambassade du Rwanda à
Paris ; M. Mas [139, pp. 141-143].
245 Emmanuel Akingeneye, médecin personnel et garde du corps de Juvénal Habyarimana, a été tué dans l’attentat du
6 avril 1994 avec ce dernier et le colonel Sagatwa. Un docteur Emmanuel Akingeneye est répertorié dans l’organigramme
de l’armée rwandaise au dispensaire du camp Kigali. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée
rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994,
p. 5.
246 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 569]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
241
242
106
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
moyens d’approvisionnement. Pourquoi alors passer par Lemonnier qui n’est même pas un marchand
d’armes connu ? Ce serait pour une raison de discrétion. Il est possible aussi de suspecter là un moyen
de financement occulte. 247 Le nom de Lemonnier a-t-il été soufflé à la présidence rwandaise par des
Français ? C’est hautement probable. Par qui ? Selon le journal Le Monde, les autorités françaises de
Kigali ne pouvaient pas ne pas avoir connaissance de ce contrat :
Subitement parvenu, par l’intermédiaire du docteur Ackinvébéré [Akingeneye], médecin personnel
du chef d’État rwandais, jusque dans l’entourage présidentiel, où la France comptait pourtant nombre
d’observateurs, M. Lemonnier sut trouver les arguments nécessaires pour se poser en fournisseur
attitré [...] 248
En quoi consistait ce contrat de vente d’armes d’un montant de 12 166 millions de dollars (66 millions
de francs) ?
Conclu le 3 mai 1993 entre la société de M. Lemonnier, baptisée de ses initiales, DYL Invest
Limited, et les représentants du gouvernement rwandais, le ministre de la défense, James Gasana,
et le ministre des finances, Marc Rugenera, le contrat 249 portait sur une impressionnante quantité
d’armes en tous genres : 10 000 automitrailleuses 250 , 8 000 obus, 26 000 roquettes, 20 000 grenades
défensives, 5 000 kalachnikovs, et des montagnes de munitions de tous calibres. 251
Profitant de l’origine polonaise de sa mère et des relations commerciales de son père, Dominique
Lemonnier a pris langue avec Mesko, une entreprise polonaise qui fabrique une « kyrielle de matériels ». 252
Les modalités d’exécution du contrat sont peaufinées courant mai 1993 à Paris par Lemonnier et le
colonel Ntahobari. La conformité des livraisons doit être contrôlée par un attaché militaire rwandais à
leur embarquement en Pologne, le transport doit être assuré par la compagnie East African Cargo, basée
à Bruxelles-Zaventem. 253
Cependant lors de son interrogatoire, Lemonnier révèle : « Il était prévu que divers matériels militaires
soient également fournis par la France par le biais d’une société habilité [sic]. Cette partie-là du contrat n’a
pas pu être menée à bien. » 254 Mais la cause du recours au service de Lemonnier étant d’approvisionner
l’armée rwandaise, sans que des organismes publics ou para-publics français soient surpris à violer l’accord
de cessez-le-feu qui proscrivait les livraisons d’armes, il ne fallait pas que lui-même implique d’autres
organismes français dans le trafic.
Remarques sur les armes et munitions du contrat DYL-INVEST :
— OBUS EXP 122 mm D30 : Il s’agit d’obus pour Howitzer 122 mm D-30, obusier soviétique, fabriqué
en Égypte et vendu au Rwanda à 6 exemplaires dans le contrat d’armes du 30 mars 1992, garanti
par le Crédit Lyonnais. 255
— AML EXP 90 mm H.E. : Obus pour le canon GIAT des AML 90 Panhard. H.E. désigne la tourelle.
— AML EXP 60 mm H.E. : Obus pour le mortier de 60 mm équipant les AML 60 Panhard.
— Bombes de 120 mm : Les mortiers français fabriqués par Thomson-Brandt tirent des munitions de
calibre 120 mm à 8 kilomètres. La France a fourni 10 de ces mortiers au Rwanda en 1989, 6 autres
entre 1990 et 1994. 256
247 L’entourage du président rwandais aurait reçu des commissions. Cf. Hervé Gattegno et Érich Inciyan, Un Français est
écroué pour trafic d’armes de guerre avec le Rwanda, Le Monde, 2 février 1995, p. 11. Il n’est pas exclu que des commissions
aient été versées aussi en France, mais nous n’avons pas d’information à ce sujet.
248 Hervé Gattegno et Érich Inciyan, ibidem. Selon cet article, Lemonnier aurait réussi son premier contrat en débloquant
un marché de matériels militaires entre la Pologne et le Burkina-Faso en 1991. Pourquoi donc le Burkina-Faso, réputé pour
la pauvreté de sa population, avait-il besoin d’armes ?
249 La page de ce contrat donnant le détail des armes et munitions à livrer est reproduite dans le tableau 2.11 page 109.
Nous n’avons que cette page du contrat. Le contrat complet se trouve dans les archives de Linda Melvern. Cf. L. Melvern
[140, p. 59].
250 C’est une erreur. Il s’agit de 10 000 obus pour automitrailleuse et non de 10 000 automitrailleuses ! Le contrat stipule
5 000 AML EXP 90 mm HE au prix unitaire de 170 $ et 5 000 AML EXP 60 mm HE au prix unitaire de 130 $. Ce sont
des munitions pour, d’une part, des automitrailleuses AML-90 Panhard munies d’un canon de 90 mm (HE est le sigle de la
tourelle), et d’autre part, pour AML-60 Panhard munis d’un mortier de 60 mm.
251 Hervé Gattegno, ibidem.
252 Hervé Gattegno, ibidem, cite également la firme Luznik qui avec Mesko vend des armes de qualité à des prix compétitifs.
253 P.-A. Bertoni, Tintin au Rwanda, Le Faucigny, 18 février 1995. Selon Linda Melvern, le transport doit être assuré par
OGA (Office général de l’air) et East African Cargo, une compagnie belge. Cf. L. Melvern [140, p. 55].
254 Procès-verbal d’interrogatoire de première comparution, en présence de Me Kohler, non daté, suite à quoi M. Lemonnier
est placé sous mandat de dépôt, le 27 janvier 1995.
255 Human Rights Watch Qui a armé le Rwanda ? [105, p. 66]. Voir tableau 2.10 page 105.
256 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 544, 547].
107
2.7. LA LIVRAISONS D’ARMES DE DYL-INVEST
— Munitions de 12.7 mm : Calibre courant de mitrailleuses. La France a fourni 70 mitrailleuses entre
1990 et 1994. 257
— Munitions de 7.62 mm : Calibre courant de mitrailleuses.
— Grenade DEF et LACRYM : Les grenades défensives et lacrymogènes ont été utilisées pour attaquer
les gens réfugiés dans des lieux clos, églises, écoles, centres de santé, bureaux communaux, durant
le génocide.
— MUNIT 9 mm H.P. PARABEL : Munition servant notamment pour les pistolets mitrailleurs Uzi
ou les pistolets 9 mm.
— PISTOLET H.P. 9 mm HERST : Browning HP-DA calibre 9 mm Parabellum, de la fabrique
d’armes de Herstal (Belgique), HP comme Hi-Power, DA comme double action.
257
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 552].
108
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
LISTE DU MATERIEL.
––––––––(...) ci-dessous représente le matériel à livrer par le
(...) à L’ACHETEUR aux conditions stipulées dans le présent
contrat No : 01/93 Dos 0384/06.1.9.
(...) réf: DOSSIER No 268/210 -RWA/POL
(...) réf: DOSSIER No 0384/06.1.9.
OFFRE No 268/2.93
DESIGNATION
QUANTITE
PU/US$
TOTAL US$
OBUS EXP 122 mm D30
3.000
300,00
900.000,00
OBUS EXP 75 mm B10
5.000
66,00
330.000,00
AML EXP 90 mm H.E
5.000
170,00
850.000,00
AML EXP 60 mm H.E
5.000
130,00
650.000,00
BOMBE 120 mm MOR/LIS
6.000
225,00
1.350.000,00
BOMBE 82 mm MOR H.P.
5.000
95,00
475.000,00
ROCKET 107 mm
5.000
265,00
1.325.000,00
ROCKET ANTIPER 40 mm
10.000
92,50
925.000,00
GRENADE FAL/DEF 5.56
10.000
26,60
266.000,00
GRENADE DEF/FR (M) F1
10.000
18,90
189.000,00
GRENADE LACRYM (F) MGL
5.000
29,50
147.500,00
GRENADE LACRYM (M)
2.000
9,00
18.000,00
MUNIT 12.7 mm X 107
200.000
1,32
264.000,00
MUNIT 12.7 mm X 99 BROW
500.000
0,85
425.000,00
MUNIT 7.62 mm X 51 AP
1.000.000
0,32
320.000,00
MUNIT 7.62 mm X 51 APP
2.000.000
0,40
800.000,00
MUNIT 7.62 mm X 39 AP 1
3.000.000
0,16
480.000,00
TNT Pqts 200 grs
1.000
2,50
2.500,00
TNT Pqts 250 grs
1.000
3,50
3.500,00
MECHES Lentes (ML)
1.000
2,20
2.200,00
CORDON DET (ML)
10.000
1,50
15.000,00
DETO simple PYROTECH
1.000
64,80
64.800,00
DETO ELECTR HW
500
238,00
119.000,00
MINES SIGNALETIQUE
1.000
66,50
66.500,00
JUMELLES V/NOCT
50 6.250,00
312.500,00
VISEURS V/NOCT
50 1.300,00
65.000,00
MATRAQUE FL/EL
1.000
178,00
178.000,00
MUNIT 45 mm SetW ACP
10.000
1,15
11.500,00
MUNIT 9 mm H.P. PARABEL
50.000
0,38
19.000,00
AK MS (Kalasch)
5.000
180,00
900.000,00
PISTOLET H.P. 9 mm HERST
1.000
670,00
670.000,00
PISTOLET 9 mm COURT/ORD
100
220,00
22.000,00
TOTAL PRIX F.O.B Aéroports: 12.166.000,00
Notre offre est arrêtée à la somme de 12.166.000,00 US$
Table 2.11 – Extrait du contrat de fournitures d’armes DYL-INVEST (P.-A. Bertoni, Le « deal » de
DYL, Le Faucigny, 18 février 1995, p. 6)
109
2.7. LA LIVRAISONS D’ARMES DE DYL-INVEST
La Mission d’information parlementaire ne posera aucune question à James Gasana, 258 lors de son
audition, le 10 juin 1998, sur ce contrat qu’il a signé et dont l’exécution contrevient aux accords de paix
signés à Arusha en août 1993.
2.7.1
Les acomptes reçus par Lemonnier en 1993
Lemonnier reçoit des acomptes du Rwanda :
Après la signature du contrat, le ministère des Finances rwandais a versé quatre acomptes de
1.064.525 dollars chacun, les 26 mai, 14 juin, 30 juin et 24 septembre 1993, sur un compte spécial
ouvert à la Banque internationale de Genève par Dominique Lemonnier. 259
Les versements sont faits par la Banque Nationale du Rwanda et par l’intermédiaire de la Belgolaise,
un établissement bancaire bruxellois. 260 Selon Pierre Galand, cette banque, la Belgolaise, « est de tous les
trafics. » 261 Il ajoute : « Excusez-moi, mais la BNP, la Belgolaise et la BBL, c’est « cochons en foire »,
ils se connaissent tous les uns les autres, ils savent très bien ce qu’ils font, et tous ces gens savaient. » 262
Lemonnier reçoit donc en tout 1 064 525 × 4 = 4 258 100 $ US, ce que le colonel Kayumba atteste dans sa
lettre du 26 décembre 1994 publiée par la Mission d’information parlementaire. 263 La somme totale de
4 258 100 dollars, devise des États-Unis d’Amérique, a été versée sur le compte numéro 301540 à la Banque
internationale de Genève, soit 35 % de la valeur du contrat ainsi que l’atteste la plainte du ministère
de la Défense du Rwanda contre Dominique Lemonnier. 264 Mais cette plainte précise que cette somme
ne pouvait être réglée à Lemonnier que sur présentation par le ministère de la Défense des mainlevées
correspondant à la livraison du matériel. Selon cette plainte, Lemonnier aurait eu des difficultés pour
remplir son contrat, la présidence rwandaise l’aurait fait contrôler par son homme de confiance, Paul
Barril, ancien gendarme de l’Élysée :
Des liens existaient entre le groupe de Paul Barril « SECRETS » et l’entourage du Président
Juvénal Habyarimana avant que l’attentat ne soit exécuté. Ces contacts auraient été plus particulièrement noués par certains responsables rwandais en vue d’aider à la bonne exécution du contrat de
vente d’armes passé le 3 mai 1993 entre le Ministre de la Défense rwandais, M. James Gasana, et M.
Dominique Lemonnier, gérant de la société Dyl-Invest. Le Gouvernement rwandais n’ayant jamais
reçu livraison des armes achetées dans le cadre de ce contrat, malgré le règlement d’une avance de 4
millions de dollars virés sur le compte de M. Lemonnier, le Colonel Elie Sagatwa aurait une première
fois chargé M. Paul Barril, en novembre 1993, de veiller à la bonne exécution de ce contrat. 265
Peu après la signature du contrat, Jean Birara, ancien gouverneur de la Banque nationale du Rwanda,
prit le risque d’en parler à des diplomates occidentaux. 266 Début janvier 1994, les services de renseignements belges découvrent qu’un Français, Dominique Lemonnier, vend des armes au Rwanda :
(documents SGR nº 2062 et suiv.)
L’info du 11 janvier 1994 du SGR (qualification B), dont le point 4 mentionne que selon une
source qui corrobore ses informations à l’aide de documents, Lemonnier Dominique, de nationalité
française, fournit des armes et des munitions au Rwanda. 267
Le 4 février 1994, une note de renseignement de la DST signale l’activité de Lemonnier :
Renseignements concernant le ressortissant Français Dominique Lemonnier. Ce dernier achète des
armes en Pologne et Israël pour le RUANDA.
James Gasana est ministre de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993.
Hervé Gattegno, ibidem.
260 P.-A. Bertoni, Tintin au Rwanda, Le Faucigny, 18 février 1995.
261 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 197].
262 Ibidem, p. 206. La BBL est la banque Bruxelles Lambert.
263 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 566]. http://francegenocidetutsi.org/
Kayumba26dec1994.pdf
264 Plainte du ministère de la Défense du Rwanda contre Dominique Lemonnier, ibidem p. 584. L’acompte versé s’élève
à 4 528 100 $ mais il semble bien que c’est une erreur car sur la même page on lit 4 258 100 $ et plus loin également.
http://francegenocidetutsi.org/NtahobariLemonnier18aout1994.pdf
265 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 244].
266 L. Melvern, Conspiracy To Murder. The Rwandan Genocide [142, p. 59].
267 Rapport du groupe ad hoc Rwanda, Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, p. 81]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
258
259
110
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
- Notre source
nous signale qu’un Français Dominique Lemonnier résidant à
SEVRIER (74329) achetait 13 tonnes “d’obus de 60” en Israël.
- Cet achat complétera le chargement d’un avion DC 8 rempli d’armes Polonaises montées à
Varsovie.
- Le Banquier de cette transaction est Jean Alain Huguenard de la “Banque internationale de
commerce” sise à Genève (Suisse)
- C’est la société israëlienne “SULTAM” de Haïfa qui a vendu les obus. [...] 268
Les obus de 60 seraient des obus pour automitrailleuses AML 60. Cette note montre que les services
officiels français sont informés de cette fourniture d’armes qui viole l’accord de cessez-le-feu et l’accord
sur la zone libre d’armes pour la ville de Kigali.
Le 15 mars, l’ambassadeur Swinnen signale à Bruxelles que la MINUAR a bloqué le déchargement
d’armes envoyées par Mil. Tec. et DYL-INVEST :
Le télex no 222 du 15 mars 1994 d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles, concernant les livraisons
d’armes et de munitions au Rwanda par l’armée égyptienne (contrat du 30 mars 1993), 269 par Mil.
Tec. Corp. de Sussex, Grande-Bretagne (contrat du 11 mai 1993) et par Soc. Dyl-Invest de CranGevrier, de France (contrat du 3 mars 1993). La Minuar bloque le déchargement. 270
Nous ne savons pas si les avions ont été renvoyés avec leur chargement ou si les armes ont été débarquées et mises sous scellés par la MINUAR, auquel cas elles auraient servi durant le génocide.
Selon les dires de Lemonnier, le contrat lui a rapporté la somme de 300 000 dollars sur lesquels il a
versé 120 000 dollars aux personnes du Rwanda qui l’ont aidé à remplir ce contrat. 271
2.7.2
Lemonnier contacté pour fournir des missiles sol-air
Dans son enquête sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi, Patrick de Saint-Exupéry a
recueilli deux témoignages d’officiers français, « dignes de foi », qui conforte la piste de deux missiles venus
de France et qui auraient servi à abattre le Falcon d’Habyarimana. Le deuxième affirme que Dominique
Lemonnier aurait été contacté par l’entourage de l’ex-capitaine Barril pour fournir deux missiles sol-air :
Le second témoignage émane d’un ancien militaire français, aujourd’hui officier de réserve, qui,
lui aussi, tient à rester anonyme dans l’attente d’être éventuellement appelé à témoigner devant la
mission d’information parlementaire. Le Figaro a en sa possession une déposition écrite de ce témoin.
Qu’y lit-on ? « Je vous confirme avoir eu connaissance d’une demande formulée, à mon meilleur
souvenir, dans une période comprise entre novembre 1993 et février 1994 visant à la fourniture de
deux missiles sol-air. J’ai clairement souvenance que mon ami, Dominique Lemonier [sic] (NDLR :
un homme d’affaires, impliqué dans le commerce d’armes au Rwanda, mort d’une crise cardiaque le 11
avril 1997), m’en a parlé à cette époque et m’a indiqué n’avoir pas donné suite à cette très étonnante
commande (...). Dominique m’avait, à l’époque, indiqué deux choses : d’une part, que cette commande
lui semblait émaner de quelqu’un proche de l’ex-capitaine Barril ; d’autre part, qu’elle avait été, à sa
connaissance, et après son refus, formulée auprès d’une société française, autorisée, d’exportation de
matériel de guerre. » 272
Remarquons que, si Lemonnier s’était montré incapable d’honorer son contrat, comme il est affirmé
dans la plainte introduite contre lui par l’ex-capitaine Barril, il aurait été contradictoire de sa part de lui
passer commande d’autres armes, de missiles en l’occurrence.
Durant le génocide, Dominique Lemonnier finance une livraison d’armes. Le GIR en fuite le fera
poursuivre néanmoins devant les tribunaux français. 273
Sylvie Coma, Génocide rwandais : Besoin d’armes : Tapez Barril.fr, Charlie Hebdo, 23 septembre 2009.
Un contrat avec l’Égypte a été signé le 30 mars 1992. Voir section 2.6.2 page 103. S’agit-il d’une faute de frappe ou
d’un autre contrat ?
270 Rapport du groupe ad hoc Rwanda, ibidem.
271 Procès-verbal d’interrogatoire de première comparution, en présence de Me Kohler, non daté, suite à quoi M. Lemonnier
est placé sous mandat de dépôt, le 27 janvier 1995.
272 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6, col. 5-6.
273 Voir section 20.12 page 850.
268
269
111
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
2.8
Participation des Français aux combats contre le FPR
Les responsables militaires français n’ont pas voulu reconnaître que des militaires de Noroît ou du
DAMI avaient participé aux combats. Pourtant ils affirment que sans eux, les FAR se seraient effondrées.
Des preuves de l’engagement direct des troupes françaises dans les combats sont trouvées dans des archives
abandonnées du ministère de la Défense à Kigali :
En réalité, les « paras » ont pris une part active aux combats, en dépit des dénégations officielles.
Ainsi une « note d’appréciation de l’assistance militaire française » datée du 17 novembre 1990 rendelle hommage aux soldats venus de France « dont le courage a été précieux dans les combats ».
Leur présence s’est même révélée cruciale au point que, le 24 novembre 1990, le ministère rwandais
des affaires étrangères, par une dépêche secrète transmise à l’ambassade de France à Kigali, demande
à la France le maintien en place d’une série d’officiers nommément cités, et insiste sur la nécessité
d’une aide supplémentaire « dans la restructuration de ses unités. » Leur rôle sur le terrain motivera
un an plus tard, le 1er octobre 1991 une proposition du chef de la Mission d’assistance militaire
française, le colonel Cussac, au gouvernement rwandais, visant à faire décorer vingt et un soldats
français, issus des 3e, 6e, 8e régiments parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa), ce dernier corps
ayant « en particulier réalisé l’intervention de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991 ». 274
La note du 17 novembre 1990 dit précisément ceci :
Note d’appréciation de l’assistance militaire française
Les officiers français, en particulier le chef MAM, le Colonel GALINIÉ et le Lieutenant-Colonel
CANOVAS, ont, tout au long de la guerre d’Octobre, apporté un appui moral, technique et tactique
à leurs camarades rwandais.
Dans les moments les plus difficiles, leur présence, leur soutien et leurs conseils amicaux ont été
particulièrement efficaces et appréciés. Ils ont joué un rôle déterminant de conseillers efficaces et
écoutés par les autorités militaires rwandaises de tous les niveaux et de trait d’union entre ces mêmes
autorités et les autorités françaises. [...]
Aussi, aujourd’hui où nous nous trouvons devant une immense tâche de rétablissement total de la
paix et de réorganisation, avons-nous grandement besoin de continuer à bénéficier de l’amitié, de la
compétence et des connaissances de ces militaires français dont le concours a été si précieux dans les
combats.
C’est dans ce cadre que nous souhaitons qu’un Officier supérieur français nous assiste pour la
réorganisation globale des Forces Armées Rwandaises. [...] 275
La même lettre souhaite le maintien à leurs postes du colonel Galinié, chef de la Mission d’assistance
militaire, du lieutenant-colonel Canovas, conseiller pour l’armée rwandaise, du lieutenant-colonel Ruelle,
conseiller technique pour la gendarmerie nationale, du major Robardey, conseiller technique pour la
gendarmerie nationale (niveau G3 Gd N : Police judiciaire), du major Marliac, conseiller technique de
l’aviation militaire, du major Refalo, conseiller technique aux unités paras-commando et blindées de
Recce, du capitaine Caillaud, conseiller technique à l’École de la gendarmerie nationale.
2.8.1
L’intervention sur Ruhengeri le 23 janvier 1991
L’attaque de Ruhengeri à l’aube du 23 janvier 1991 par le FPR, qui a libéré les prisonniers politiques et
de droit commun, a amené le Président Habyarimana à demander une intervention militaire française 276 :
UNE INCURSION DE QUELQUES CENTAINES D’HOMMES DONT IL A ÉTÉ RENDU
COMPTE PAR MESSAGE MILITAIRE S’EST PRODUITE HIER AU NORD DE RUHENGERI À
TRAVERS LE PARC DES VOLCANS.
ALORS QUE CETTE INCURSION PARAISSAIT REPOUSSÉE, LA VILLE DE RUHENGERI
A FAIT L’OBJET CE MATIN À L’AUBE D’UNE ATTAQUE AU COURS DE LAQUELLE LES
274 Hervé Gattegno, L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3 ; émission « La
Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
275 Ministère de la Défense nationale, cabinet du ministre, Note d’appréciation de l’assistance militaire française, Kigali le
17 novembre 1990, No 1430/02.1.4, (Confidentiel). Signé pour le ministre de la Défense nationale, le général-major Habyarimana Juvénal, le colonel Rusatira, secrétaire général. http://francegenocidetutsi.org/Rusatira17novembre1990.pdf
276 Le 23 janvier vers 6 heures du matin, le secrétaire de Juvénal Habyarimana, le colonel Sagatwa, ordonne au lieutenantcolonel de gendarmerie Uwihoreye, commandant de Ruhengeri de détruire la prison. Celui-ci refuse et sera plus tard arrêté.
Cf. Lettre de Charles Uwihoreye aux présidents des associations pour la défense des Droits de l’homme [3, p. 323].
112
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
ASSAILLANTS SE SONT EMPARÉS D’UNE PARTIE DE LA VILLE, NOTAMMENT DE LA
PRISON DONT ILS ONT LIBÉRÉS [sic] LES DÉTENUS ET DU BUREAU DE LA GENDARMERIE. LA RÉACTION DES TROUPES DU SECTEUR DE RUHENGERI PARAIT AVOIR ÉTÉ
INSUFFISANTE ET MAL ORGANISÉE.
...
PAGE DEUX
L’INSÉCURITÉ RÉGNANT DANS LA VILLE, NOS RESSORTISSANTS ONT REÇU POUR
INSTRUCTION DE NE PAS QUITTER LEUR RÉSIDENCE. LA MISSION MILITAIRE A DEMANDÉ AU CENTRE OPÉRATIONNEL DES ARMÉES L’AUTORISATION D’ENVOYER DEUX
SECTIONS DU 8ÈME RPIMa SUR L’ACCÈS SUD DE RUHENGERI POUR RÉCUPÉRER LES
EXPATRIÉS, AU CAS OÙ LES RENFORTS RWANDAIS (BATAILLON DE PARACHUTISTES)
RÉTABLIRAIENT SUFFISAMMENT LA SITUATION POUR PERMETTRE AUX EUROPÉENS
DE CIRCULER.
CEPENDANT LE PRÉSIDENT HABYARIMANA VIENT DE M’APPELER PAR TÉLÉPHONE
POUR SOLLICITER L’INTERVENTION DIRECTE DES TROUPES FRANÇAISES EN VUE DE
DÉGAGER LA VILLE ET LE RENFORCEMENT DES PARACHUTISTES FRANÇAIS BASÉS À
KIGALI.
LA SITUATION DE NOS RESSORTISSANTS DOIT ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME CRITIQUE COMPTE TENU DE CE QUE LES REBELLES SEMBLENT OCCUPER LA ZONE RÉSIDENTIELLE ET DE CE QUE LES LIBÉRATIONS DE PRISONNIERS N’ONT PAS CONCERNÉ
QUE DES POLITIQUES MAIS AUSSI DES CONDAMNÉS DE DROIT COMMUN.
230800./. MARTRES 277
Selon le compte rendu du Conseil de défense du 23 janvier 1991, François Mitterrand justifie devant
Michel Rocard, Premier ministre, l’engagement de cent militaires français pour « délivrer les Français
retenus par les Tutsis. » Il déclare qu’il s’est entretenu dans la journée avec le Président Habyarimana. 278
Ces cent militaires français auraient donc été engagés pour reprendre la ville. Le ministre de la Défense,
Jean-Pierre Chevènement, note lors de ce conseil que « certains européens se sont réinstallés à Ruhengeri
qui est une ville très dangereuse ». En effet, la ville a déjà été attaquée le 21. Le ministre met ainsi à
jour la tactique française qui consiste à maintenir à Ruhengeri ces 40 coopérants français. Ceci permet
d’invoquer la protection des ressortissants pour défendre cette ville.
Deux sections du 8e RPIMa sont intervenues le 23, vers 16 h, pour évacuer les ressortissants français
et étrangers. « L’unité dirigée par le colonel Galinié a su rester dans les limites de la mission qui lui
étaient imparties, intervenant dans la zone résidentielle aussitôt après la reprise en main de la ville par
les paras-commando rwandais. Le respect des instructions n’a pas exclu une certaine audace dont les
parachutistes ont su faire preuve dans les deux dernières heures précédant la tombée de la nuit. » écrit
l’ambassadeur Martres. 279 Un convoi de 185 personnes dont 38 Français quitte la ville vers Kigali dans
la nuit du 23 au 24 janvier.
En fait, les soldats du FPR ont quitté la ville aussitôt après la libération de la prison et les FAR
n’ont pas eu à combattre pour reprendre la ville. Lors du ratissage déclenché après la reprise de la
ville, les militaires rwandais ont tué des civils, tutsi principalement. En particulier les prisonniers libérés
par les hommes du FPR qui n’avaient pas voulu suivre ceux-ci ont été pourchassés par les troupes
gouvernementales et fusillés. 280 Les militaires français ont donc été témoins de ces représailles et y ont
éventuellement participé. 281
Le colonel Cussac, attaché de Défense, proposant de récompenser des membres des 3e et 6e RPIMa en
partance, suggère également de décorer des membres du 8e RPIMa pour cette intervention sur Ruhengeri :
Ce pourrait être l’occasion également, de marquer au 8e Régiment Parachutiste d’Infanterie de
Marine, qui fut présent d’Octobre 1990 à Février 1991 et qui a en particulier réalisé l’intervention de
277 TD Kigali, 23 janvier 1991, Objet : Situation au Rwanda, signé Martres. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, p. 152].
278 Conseil de défense du 23 janvier 1991, 18 h. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint23janv1991.pdf
279 TD Kigali, 24 janvier 1991. Objet : Situation au Rwanda. Signé Martres, 240845. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 153].
280 Jean-Damascène Ndayambaje, professeur à l’UNR, arrêté début octobre 1990, enfermé à la prison de Ruhengeri, a refusé
de suivre les soldats du FPR le 23 janvier. Il a été repris, torturé et a assisté aux exécutions. Il estime qu’une cinquantaine
de personnes libérées de la prison ont été exécutées sommairement. Cf. Rapport ADL [3, p. 120].
281 Témoignage de DB à l’auteur.
113
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
RUHENGERI les 23 et 24 Janvier 1991, les mêmes marques de fraternité d’armes. 282
Robert Galley, ancien ministre de la Coopération (1976-1978, 1980-1981), affirme sans ambiguïté que
les troupes françaises ont participé aux combats en 1990 :
À ce sujet [l’aide militaire de la France au Rwanda], il convient de distinguer deux phases. La
première, qui s’étend jusqu’en 1990, a été notamment marquée par les premières attaques du FPR. Les
raids dévastateurs et meurtriers de ce dernier dans le nord du pays furent stoppés par les parachutistes
français, certes peu nombreux – ils n’étaient que 125 –, mais représentant une force suffisante. 283
2.8.2
L’intervention sur Byumba le 6 juin 1992
Après la prise de Byumba par le FPR le 5 juin 1992, l’armée française intervient pour libérer la ville,
sans combats, le 6 :
LE DÉTACHEMENT NOROÎT AYANT ÉTÉ RENFORCÉ PAR UNE COMPAGNIE DU 8e
RPIMa DANS LA NUIT DU 5 AU 6 JUIN, UNE SECTION DU 2ÈME RIMA A PU SE RENDRE À
BYUMBA DANS L’APRÈS MIDI DU 6 POUR Y PRENDRE CONTACT AVEC LA POPULATION
EXPATRIÉE [...]
LES SOLDATS FRANÇAIS ONT ATTEINT BYUMBA À 17H15 SANS RENCONTRER AUCUN ÉLÉMENT REBELLE. [...] LES REBELLES, DONT L’EFFECTIF NE DÉPASSAIT PAS
UN BATAILLON, SE SONT REPLIÉS VERS LE NORD SANS ÊTRE INTERCEPTÉS. LEURS
PERTES SONT ESTIMÉES À UNE TRENTAINE DE TUÉS, DONT DEUX TIERS DE CIVILS,
QUE LES RWANDAIS, SELON LEUR HABITUDE, N’ONT PAS CHERCHÉ À IDENTIFIER
AVANT DE LES ENTERRER.
LA SECTION DE NOROÎT RENTRERA CE SOIR À KIGALI. [...]
L’ÉLÉMENT NOUVEAU EST QUE CETTE FOIS LE DANGER POUR LA SÉCURITÉ DES
EXPATRIÉS EST VENU MOINS DE LA RÉBELLION EXTÉRIEURE QUE D’UNE ARMÉE
RWANDAISE DE PLUS EN PLUS DÉMORALISÉE ET DONT CERTAINS ÉLÉMENTS EXPRIMENT PAR LE BANDITISME LEUR AMERTUME DE SE SENTIR TRAHIS PAR LE PROCESSUS DE NÉGOCIATIONS EN COURS. SANS DOUTE EST-CE LA RAISON POUR LAQUELLE NOS MILITAIRES, QUOIQUE LEUR MOUVEMENT SUR BYUMBA SE SOIT FAIT
AVEC L’ACCORD DE L’ÉTAT-MAJOR DES F.A.R., ONT ÉTÉ ACCUEILLIS FROIDEMENT
PAR LES UNITÉS RWANDAISES QUI TENAIENT L’AGGLOMÉRATION. 284
Fin 1992, le chef d’état-major des FAR juge l’appui français efficace mais pas assez discret :
There is a letter of Déogratias Nsabimana, commander-in-chief of the army, dated 9 December
1992, paying tribute to French soldiers helping to improve the defences against the RPF in the north.
« The French work has been good but they must be more discreet », Nsabimana wrote to his minister
of defence. 285 .
2.8.3
L’intervention directe en 1993
L’offensive du FPR en 1993 est stoppée par une intervention directe de l’armée française du 20 février
au 20 mars. 286
2.8.4
Des Français commandent l’artillerie
Des journalistes ont laissé entendre que des Français auraient réglé des pièces d’artillerie mais ils
n’auraient pas tiré eux-mêmes... Après l’avoir nié, Jacques Isnard confesse tardivement en juin 1994 que
des militaires français ont servi eux-mêmes les canons :
282 Le colonel Cussac au ministre de la Défense nationale à Kigali, Proposition de récompenses, Kigali, 1er octobre 1991,
No 739/2/MAM/RWA. http://francegenocidetutsi.org/CussacMinDef1octobre1991.pdf
283 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 277 ].
284 G. Martres, TD Kigali 7 juin 071530. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 160].
285 L. Melvern [140, p. 48]. Traduction de l’auteur : Une lettre de Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des FAR, datée
du 9 décembre 1992, reconnaît la contribution des soldats français à l’amélioration des moyens de défense contre le FPR
dans le Nord. « L’action des Français a été satisfaisante mais ils doivent gagner en discrétion », écrivait Nsabimana à son
ministre de la Défense.
286 Voir plus loin l’opération Chimère, section 2.8.5 page 121.
114
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Figure 2.2 – En mars 1993, sur le front du Nord au Rwanda. Un militaire français « conseille » l’armée
en guerre contre les rebelles du FPR. Intégré au commandement opérationnel, il porte au béret le même
insigne que l’armée rwandaise. Source : D.R., Libération, 20 juin 1994, p. 12
Les matériels livrés par la France [...] furent très divers, depuis des automitrailleuses légères jusqu’à
des hélicoptères Gazelle ou des avions Noratlas et Guerrier, en passant par des pièces d’artillerie de
campagne. Au pire des affrontements entre le FPR et l’armée du président Habyarimana, il est arrivé
que des soldats français servent eux-mêmes ces canons. 287
Il ne fait que reprendre ce qu’écrit Jean Chatain dans L’Humanité :
Ces derniers [les militaires rwandais] reçoivent une formation intensive distribuée par des conseillers
militaires français, qui, lorsque l’occasion s’en présente, n’hésitent pas à faire le coup de feu contre les
« rebelles ». Une lugubre plaisanterie circule au Rwanda à ce propos : les militaires français repéraient
l’objectif, ils pointaient l’artillerie, l’officier français commandait le feu, et le seul militaire rwandais
présent appuyait sur le bouton. 288
Il répète le 7 juillet que les Français ont tiré des coups de canons :
Malgré les quelques réserves émises, bien timidement, sur le fond par le ministère de la défense et
les états-majors, pour lesquels le Rwanda ne fait pas partie de leur champ d’action traditionnel en
Afrique, l’aide de la France au régime en place à Kigali fut alors tout aussi massive que clandestine. Il
est même survenu des circonstances où l’armée française a été quasiment en première ligne, notamment
entre 1990 et 1993, et où elle a tiré des coups de canon, à la place des FAR, contre des éléments du
FPR. 289
Les mortiers de 120 mm de Thomson-Brandt que la France a livrés aux FAR ont une portée de 8 à
13 km suivant la munition utilisée. Cela explique que le pointage de ces mortiers ou des canons de 105
mm de portée voisine soit délicat et demande quelque compétence que n’ont pas les FAR, ce que confirme
l’intervention du lieutenant-colonel Jean-Louis Nabias, chef du DAMI, qui « avait continué de dispenser
une formation appui feu pour laquelle les Rwandais ne montraient qu’une habileté limitée ». 290 Cette
formation s’est sans doute poursuivie sur le champ de bataille.
Si utiliser une pièce d’artillerie pour un tir à vue demande de la dextérité, tirer sur un objectif à
plusieurs kilomètres est beaucoup plus complexe. Cela demande, en plus de faire des calculs, d’avoir des
Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994, p. 4. http://
francegenocidetutsi.org/IsnardJacquesAideMilitaireIntenseLeMonde23juin1994.pdf
288 Jean Chatain, Accablantes responsabilités françaises, L’Humanité, 17 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
AccablantesResponsabilitesFrancaisesHumanite17juin1994.pdf
289 Jacques Isnard, La rébellion rwandaise n’entend pas affronter les forces françaises, Le Monde, 7 juillet 1994, pp. 1, 3.
290 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 144].
287
115
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
cartes précises, des moyens d’observation aériens, des observateurs près de la cible qui peuvent aider à
régler le tir par communication radio. Compte tenu qu’il est très difficile, voire impossible de trouver des
cartes précises du Rwanda 291 – il n’existe pas de carte au 1/25 000e par exemple 292 –, les FAR dépendaient des militaires français, pas seulement pour l’instruction mais pour leur moyens de photographie
aérienne 293 et leurs matériels de communication radio.
Une des missions données aux CRAP était de diriger le tir de l’artillerie comme l’indique ce fax du 4
août 1992 rédigé par des Pères blancs 294 :
[...] du côté rwandais, grâce à l’appui des militaires français, une nouvelle artillerie est mise en
place. Elle est fort efficace du fait de la présence de « CRABS », des indicateurs, formés de façon
spéciale, dont le but est d’observer avec précision le terrain et d’indiquer aux FAR les endroits précis
à pilonner. La nouvelle artillerie mise en place serait beaucoup plus meurtrière, car elle n’utilise pas
les obus éclatants au premier contact [...] 295
L’ambassadeur Georges Martres élude l’hypothèse que des membres des FAR aient pu avoir abattu
seuls le Falcon, le 6 avril 1994, en arguant qu’ils avaient déjà bien du mal à tirer au mortier :
En conséquence, retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà bien du mal à
tirer au mortier et au canon, reviendrait à admettre qu’ils aient bénéficié d’une assistance européenne
pour l’attentat. 296
Entendu par la mission, Gérard Prunier témoigne qu’écoutant, en juin 1992, la fréquence radio des
FAR, il a entendu un Français commander des tirs :
Convenant que les militaires français n’avaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a
témoigné qu’il y avait l’artillerie commandée par un officier français lorsqu’il avait visité les zones
tenues par le FPR dans la région de Byumba, en juin 1992. Il a précisé qu’en écoutant, avec le FPR,
sur la fréquence radio des Forces armées rwandaises les ordres donnés par l’officier commandant la
batterie d’artillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé par cet officier était du
français tel qu’on le parle en France. Il ne pouvait donc s’agir que d’un officier français. Ajoutant
qu’il obéissait sans doute à des ordres, il a estimé qu’en commandant des feux d’artillerie, il prenait
part à la guerre. 297
Rescapé du génocide, Bernard Kayumba, ancien séminariste, affirme que le 5 juin 1992 : « Du séminaire
de Rutongo où j’étais, j’ai vu des artilleurs français tirer à Byumba. » 298
James Gasana, ministre rwandais de la Défense (avril 1992- juillet 1993), parlant lors de son audition
devant la Mission d’information en 1998 de la coopération avec la Belgique, déclare :
L’hôpital militaire de Kanombe, un des meilleurs qu’ait compté le Rwanda, bénéficiait d’un appui
technique et financier belge. Dans la défense du pays contre le Front patriotique, l’aide belge à cet
hôpital a sans doute été aussi déterminante que l’aide française à l’artillerie. 299
Il ajoute plus loin :
291 Dans son rapport de mission le général Jean-Claude Thomann commandant de l’opération Noroît, note que son
détachement n’a reçu aucune carte du Rwanda à son départ de France et que le 8e RPIMa a pu remédier à cette « déficience »
grâce à une carte du Rwanda récupérée à la mairie de Castres, ville jumelée avec la ville rwandaise de Huye. Cf. Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 128].
292 La MINUAR dispose de cartes de la région de Kigali au 1/300 000e avec courbes de niveaux. Cf. L. Marchal [135,
p. 330]. Il existe cependant des cartes du Rwanda au 1/50 000e dressées par l’Institut Géographique National belge en 1988
avec la collaboration du Service cartographique rwandais.
293 Le 19 juin 1994, un Mirage IV-P est envoyé en préparation de l’opération Turquoise au Rwanda car « l’état-major des
armées avait besoin d’une cartographie précise du Rwanda ». Cf. Dans le cadre de l’opération « Turquoise » au Rwanda,
un avion-espion français s’est écrasé au Tchad, Le Monde, 2 septembre 1994, p. 9.
294 Certains Pères blancs étaient assez proches des militaires rwandais comme en témoigne la photo publiée dans Les
médias du génocide de Jean-Pierre Chrétien, montrant, lors d’une visite de la presse nationale le 30 mai 1991 dans la
zone des combats, le père Guy Theunis assis, buvant une bière, avec à sa droite Ferdinand Nahimana, le colonel Augustin
Ndindiliyimana, le colonel Anatole Nsengiyumva, tenant un fusil mitrailleur et à sa gauche le colonel Déogratias Nsabimana.
295 Jef Vleugels, Fax du 4 août 1992, diffusé par la Société des Missionnaires d’Afrique, envoyé à la hiérarchie catholique,
épiscopat français compris. Cf. Paul Rutayisire et Bernardin Muzungu, l’Ethnisme au cœur de la guerre, Cahiers du Centre
Saint-Dominique, 8 août 1995, p. 78 http://francegenocidetutsi.org/EthniesCahiersCentreSaintDominique8aout1995.
pdf ; J. Chatain [56, p. 148].
296 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 129] ; [180, Tome I, Rapport, p. 229].
297 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 2, p. 189].
298 Patrick de Saint-Exupéry, Le rôle de la France au Rwanda en question, Le Figaro, 18 mars 2006.
299 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 40].
116
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
En revanche, la France a été le plus grand fournisseur pour l’équipement plus lourd d’artillerie,
les FAR étant équipées dans ce domaine de matériels français. 300
Il est bien clair dans ces propos de James Gasana que l’aide de la France ne s’est pas limitée à la
livraison de canons et que, de même que des médecins belges ont apporté leur art médical à l’hôpital
militaire de Kanombe, de même les militaires français ont fait bénéficier les FAR de leur art d’artilleurs.
James Gasana se montre plus précis sur les conditions dans lesquelles, en juin 1992, les Français ont
refusé un appui d’artillerie et ont donc empêché une contre-offensive des FAR au nord et au nord-ouest
de Byumba :
En juin 1992, alors que les forces rwandaises venaient d’acquérir des obusiers français de 105 mm,
la France leur en a refusé l’utilisation alors que les FAR étaient en mesure de reprendre le contrôle
des hauteurs des communes de Kiyombe et Kivuye. La perte de ces hauteurs dont le FPR conservera
le contrôle sera un des facteurs déterminants de la suite de la guerre. L’autorisation d’agir ne sera
donnée que lorsque, après avoir décidé d’acheter des obusiers de 125 mm à l’Égypte, les instructeurs
égyptiens arriveront à Kigali. 301
La transcription de ces propos de James Gasana par Médecins sans frontières laisse bien entendre que
c’est la concurrence égyptienne qui a décidé les militaires français à faire cette instruction :
En juin 92, nous disposions d’une batterie de 105 mm qui était là mais personne n’était formé
pour l’utiliser. Le FPR, le 5 juin (à Paris, nous commencions les négociations au même moment)
attaque. La France refuse de nous donner un instructeur. Nous avons accéléré la commande d’une
batterie en Égypte et quand elle est arrivée, avec le personnel pour former nos gens, la France alors
a accepté de former notre unité. Nous avions des problèmes de langue avec les Égyptiens, finalement
les Français ont formé nos gens pour les deux catégories d’armes.
L’instruction sur les pièces d’artillerie par les Français consistait bien à régler les canons et commander
le tir. Lors de la signature de l’accord de cessez-le-feu le 12 juillet 1992 à Arusha, le ministère français
de la Défense envisage de maintenir au Rwanda, sous le statut de coopérants, 19 AMT, 45 personnels du
DAMI et un officier et un sous-officier artilleurs, 302 ce qui prouve bien l’importance du rôle des artilleurs
français auprès des FAR. Accordons qu’un Rwandais appuyait sur le bouton. Tout cela corrobore les
accusations du FPR au mois de juin 1992 :
« Nous avons des témoignages de prisonniers affirmant que les soldats français dirigent l’artillerie
lourde des FAR, déclare le major Kagamé [...] » 303
et en décembre 1992 :
En outre, l’armée française dispose d’armements d’appui dans la zone de combat : des mortiers
de 120 mm, des canons 105, des lance-roquettes, etc. 304
Comme le souligne un officier de la Légion étrangère qui a participé à l’Opération Noroît, l’appui
français à l’artillerie a été déterminant pour arrêter l’avance du FPR :
Bradshaw : How important was the artillery in preventing the RPF advance ?
Officer : Obviously very important because the RPF didn’t have very much heavy artillery and
the Rwandan government had that advantage over the RPF and there was no way that the RPF
could go through the lines of heavy artillery. 305
Ibidem, p. 45.
Audition de James Gasana, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 47].
Ce passage du livre est légèrement différent de la version du CD-Rom que nous donnons ici. Le livre ne parle pas de cette
offensive empêchée par la France sur Kiyombe (au nord de Byumba) et Kivuye (au nord-ouest). C’était livrer la preuve que
toute offensive des FAR devait obtenir l’accord préalable de la France, parce que les canons des FAR étaient servis par des
Français.
302 Voir section 2.1.4 page 69.
303 Jean Hélène, Rwanda : Alors que les négociations reprennent avec la rébellion, les armes se sont tues dans le nord du
pays, Le Monde, 12 août 1992.
304 Déclaration de James Rwego, représentant du FPR à Bruxelles, 5 décembre 1992. Cf. M. Mas [139, p. 212].
305 Interview d’un ancien officier de la Légion étrangère par Stephen Bradshaw, BBC Panorama, The Bloody Tricolour, 20
août 1995. Citation de Mel McNulty French arms, war and genocide in Rwanda, Crime, Law & Social Change, 33 :, 105129, 2000, p. 109. Traduction de l’auteur : Bradshaw : Quelle était l’importance de l’artillerie pour contrecarrer l’offensive
du FPR ? Officier français : Elle était évidemment très importante car le FPR ne disposait pas d’artillerie lourde, le
Gouvernement rwandais avait cet avantage sur le FPR et celui-ci n’avait aucun moyen de franchir les barrages d’artillerie
lourde.
300
301
117
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
Lors de l’offensive déclenchée par le FPR le 8 février 1993, les FAR ont perdu un terrain considérable
qui, aux termes de l’accord de cessez-le-feu de Dar es-Salaam, restera une zone démilitarisée. Les villes
de Byumba et Ruhengeri ont été sauvées, selon l’attaché de Défense, Bernard Cussac, grâce à l’appui feu
des pièces d’artilleries fournies par la France et assistées par le DAMI :
L’armée rwandaise a abandonné ce terrain pratiquement sans combattre dans le MUTATRA
[MUTARA] et la poche de KIRAMBO. Elle a su, en revanche, conserver les deux capitales provinciales
de BYUMBA et RUHENGERI, après trois jours de durs combats, où le FPR a laissé sur le terrain
l’effectif d’un de ses bataillons pour chacun des deux secteurs. Là encore, les éléments d’appui, 105
et 120 mm ont joué un rôle considérable après avoir été formés et conseillés par le DAMI. 306
2.8.5
Le rôle du DAMI
Date
Effectif
Source
22/3/1991
30
TD du 15/3/91 et directive 3146 du
20/3/1991 pp. 138-144
2/1992
65
p. 143. 45 selon Nabias, p. 144
11/1992
80
p. 143
1/1993
60
p. 143
2/1993
80
p. 143. 70 selon Tauzin, p. 146
9/1993
30
p. 143
Table 2.12 – Effectifs du DAMI. Source : Rapport de la Mission d’information parlementaire
Le DAMI, Détachement d’assistance militaire à l’instruction, répond à une demande d’engagement
militaire direct adressée à la France par le Président Habyarimana début 1991 et « refusée » par celleci. 307 Le nom original du DAMI est DAO, Détachement d’assistance opérationnel. Le colonel René Galinié
refuse ce DAO mais il semble que ce soit juste la dénomination, trop évocatrice, qu’il conteste. Accordé
en échange de l’ouverture de négociations avec le FPR, 308 le DAMI intervient dans la région de GisenyiRuhengeri. Sa fonction est de former des bataillons rwandais lors de stages de quatre à cinq semaines
chacun, en particulier à des missions d’infiltration de nuit et d’appui-feu par l’artillerie. Cette formation
se déroule dans les camps de Gabiro, Mukamira et Gako, au centre d’entraînement commando de Bigogwe
et sur les champs de tir de Nyakanama et Ruhengeri. 309 Ruhengeri, Mukamira, Bigogwe étaient distants
de 20 km à 30 km de la ligne de front. Le DAMI donne une formation d’artillerie :
Il [le lieutenant-colonel Nabias] a précisé qu’il avait continué de dispenser une formation appui
feu pour laquelle les Rwandais ne montraient qu’une habileté limitée. Il a également indiqué que ces
instructions s’étaient déroulées dans le camp de Gabiro et dans le camp d’entraînement de Bigogwe
à une quinzaine de kilomètres au sud de Mukamira. 310
La protection des Européens de la région Ruhengeri-Gisenyi échoit aussi au DAMI. Il est clair que
par rapport aux coopérants militaires (AMT) et aux soldats de Noroît, les DAMI interviennent plus
étroitement aux côtés des FAR. Ils sont composés d’abord de 30 personnes en 1991, effectif qui augmentera
jusque 100 en 1993. Les membres du DAMI logent dans les camps militaires avec les élèves dont ils assurent
la formation.
Répondant aux accusations selon lesquelles les militaires français auraient formé des miliciens Interahamwe au camp de Gabiro, Bernard Lugan interroge le colonel Joubert, chef du DAMI Panda, sur la
formation qu’il y dispensait :
Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA. http://
francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19930405.pdf
307 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 137].
308 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 138].
309 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 140-144].
310 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 144].
306
118
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Dans le camp de Gabiro situé dans la partie nord du parc de l’Akagera, les DAMI recyclaient
uniquement les appuis des bataillons concernés (mitrailleuses, mortiers, canons SR sans recul) ainsi
que les spécialistes génie [sic] car c’était le seul endroit au Rwanda où on pouvait bénéficier de
champs de tir illimités et vides de population. Les DAMI y faisaient les synthèses de combat au
niveau compagnie et bataillon en raison des vastes espaces disponibles et des possibilités de tir réel.
Tous les Rwandais qui sont passés dans ce camp étaient des soldats déjà formés pour ne pas dire des
spécialistes et en aucun cas des recrues parmi lesquelles auraient pu être « discrètement » glissés des
miliciens. 311
Les hommes du DAMI proviennent du 1er RPIMa. Comme le COS auquel elle sera rattachée, cette
unité dépend directement du chef d’état-major des armées :
Ce sont, la plupart du temps, des hommes du 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine
(RPIMa), stationné normalement à Bayonne, qui ont encadré l’armée régulière rwandaise, pour l’entraîner et la former.
Relevant directement du chef d’état-major des armées, le 1er RPIMa est une unité affectée à
des missions spéciales. Il a parfois été relayé par des équipes issues du 13e régiment de dragons
parachutistes (RDP) basé à Dieuze (Moselle), dont la particularité est de mener des opérations de
reconnaissance en profondeur. [...] 312
Le rôle du DAMI, dénommé Panda, allait sans doute au-delà d’une simple mission d’instruction.
Une preuve en est donnée par une note du général Quesnot et la réponse de François Mitterrand. Des
conseillers militaires français sont autorisés à fournir une aide opérationnelle aux états-majors et aux
unités de l’armée rwandaise début juillet 1992 :
L’offensive FPR (Front patriotique rwandais) se poursuit à partir de l’OUGANDA et bénéficie
toujours de l’important appui de l’armée ougandaise. 313
Les premiers jours de juillet seront décisifs pour le Rwanda car le FPR va probablement chercher à
acquérir un gage territorial maximal avant le 10 juillet, date retenue pour les prochaines négociations.
Les informations qui me parviennent sur l’aide ougandaise au FPR sont préoccupantes et confirment
les craintes des autorités rwandaises.
Les directives données à nos conseillers militaires ont pour but d’aider le gouvernement d’union
nationale à redonner une capacité opérationnelle aux forces rwandaises sévèrement décimées par la
puissance de feu des assaillants.
Sauf ordre particulier lié notamment à la sécurité de nos ressortissants, ces directives excluent
toute participation directe française aux affrontements, c’est-à-dire toute présence active dans la zone
des combats et toute mise en œuvre directe des armes.
Notre aide logistique se met en place, mais la formation complète des militaires rwandais sur les
nouveaux matériels nécessite plusieurs semaines.
Le Ministère de la Défense exprime son inquiétude et ses préoccupations sur la situation militaire
au Rwanda.
L’Amiral LANXADE estime qu’en restant dans le cadre des directives ci-dessus le moyen de
gagner les délais nécessaires à l’instruction de l’armée rwandaise est d’autoriser, sous réserve de la
plus extrême discrétion et avec l’accord préalable, cas par cas, de l’État-major des Armées, une aide
opérationnelle temporaire de quelques conseillers auprès des états-majors ainsi qu’auprès des unités
récemment dotées des nouveaux matériels.
Les strictes directives antérieures peuvent être confirmées mais alors il n’est pas garanti que les
forces rwandaises, très éprouvées, tiennent sous la pression du FPR jusqu’au 10 juillet.
Pouvez-vous me faire connaître votre décision ? 314
La réponse manuscrite de François Mitterrand sur ce document est « Oui. J’ai vu M. Joxe ».
Pierre Joxe, ministre de la Défense, renouvellera ses réserves dans une note au Président de la République le 26 février 1993, suite à la nouvelle intervention française pour sauver Habyarimana :
B. Lugan [131, p. 95].
Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994, p. 4. http://
francegenocidetutsi.org/IsnardJacquesAideMilitaireIntenseLeMonde23juin1994.pdf
313 Cette affirmation contredit le télégramme de Georges Martres du 7 juin 1992 : « IL N’Y A EU NI ATTAQUE EN
FORCE DE L’ARMÉE OUGANDAISE, COMME ME L’AVAIT DIT LE PRÉSIDENT HABYARIMANA (CF TD KIGALI
473), NI INVASION MASSIVE COMME LE LAISSAIT ENTENDRE LE MINISTRE DE LA DÉFENSE (CF TD KIGALI
477). » Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 160].
314 Général Quesnot, Note à l’intention de Monsieur le Président de la République, 1er juillet 1992. Objet : Rwanda.
Situation militaire. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot1erjuillet1992.pdf
311
312
119
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
Je reste préoccupé par notre position au Rwanda et par le rôle dans lequel nos 690 militaires
peuvent se trouver entraînés, car l’armée rwandaise, de fait, ne se bat plus guère. [...]
Je vois mal le FPR renoncer à une victoire si proche et qui n’appelle sans doute même pas une
offensive générale de sa part. [...]
Quant à HABYARIMANA, l’envoi de deux compagnies supplémentaires, après beaucoup d’autres
démonstrations de soutien, fait qu’il se sent à présent l’un des dirigeants africains les mieux protégés
par la FRANCE. Ce n’est pas la meilleure façon de l’amener à faire les concessions nécessaires.
Or il est par son intransigeance politique et par son incapacité à mobiliser sa propre armée,
largement responsable du fiasco actuel.
Si le FPR reprend son avance, nos soldats peuvent, au bout de quelques heures, se retrouver face
aux rebelles.
Le seul moyen de pression un peu fort qui nous reste – l’intervention directe étant exclue – me
semble l’éventualité de notre désengagement.
– présentée à Habyarimana comme une menace, elle peut l’amener à assouplir sa position.
– présentée à Museveni et au FPR comme une réponse possible à leurs propres concessions, elle
pourrait les faire renoncer à une victoire militaire au profit de la seule victoire politique.
Marcel Debarge devrait, à mon avis, pouvoir disposer de cet argument pour faciliter sa mission.
Signé : Pierre Joxe 315
La Mission d’information parlementaire rapportera son malaise :
Du 20 février au 20 mars 1993, la présence militaire française au Rwanda a franchi un cap qu’elle
n’aurait pas dû passer. Les soldats français étaient trop nombreux, selon le Ministre de la Défense,
M. Pierre Joxe, et certaines de leurs missions ont dépassé par ailleurs le cadre habituel des opérations
d’aide et d’assistance à des forces armées étrangères. 316
Après l’offensive du FPR de février 1993, le commandement du DAMI est retiré au général Jean Varret,
chef de la Mission militaire de coopération. Lorsqu’un député membre de la Mission d’information lui en
demande la raison, il fait état :
[...] de bruits qui circulaient, mais qu’il n’a pu vérifier, selon lesquels le rôle du DAMI PANDA
dépassait sa mission d’instruction. Il a déclaré avoir rappelé au DAMI, lors d’une réunion à Kigali,
sa détermination à sanctionner tout manquement à la stricte définition de la mission. 317
Le rôle réel du DAMI était notamment de consolider la ligne de front des FAR. En témoigne cette
lettre du colonel Cussac au ministre de la Défense rwandais :
Monsieur le Ministre,
J’ai l’honneur de vous informer qu’à compter du 3 novembre prochain, un DAMI Génie sera mis
en place par la France au Rwanda pour aider l’Armée rwandaise à consolider sa ligne de front, en
particulier en aménageant le terrain. Ce DAMI, fort de sept militaires :
- un officier supérieur,
- trois officiers subalternes,
- trois sous-officiers,
sera parmi nous durant un mois éventuellement prolongeable.
Je vous serai reconnaissant, compte tenu de la mission de ces personnels, de prévoir quatre véhicules qui leur permettront de se rendre sur le front et trois chambres à deux lits pour les accueillir à
Kigali. 318
Suite à l’attaque du FPR du 8 février 1993, le DAMI apporte une assistance opérationnelle aux FAR,
c’est-à-dire intervient sur le champ de bataille, ainsi :
la cellule RAPAS (recherche aéroportée d’action spéciale) du 1er RPIMa, qui englobera le DAMI
Panda et viendra, sous le nom de Chimère, apporter une assistance opérationnelle aux FAR. 319
315 Le ministre de la Défense, Note pour le Président de la République, 006816, 26 février 1993. Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Joxe26fev1993.pdf
316 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 340].
317 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 220]. Remarquons que Jean Varret
en poste au Gabon en 1968 a été impliqué dans le conflit du Biafra. C’est un connaisseur de ces guerres secrètes visant à
contrecarrer l’influence britannique en Afrique. Voir son témoignage sur la chaîne Histoire, mercredi 31 décembre 2003.
318 Le colonel Cussac au ministre de la Défense à Kigali, Kigali le 28 octobre 1992, No 864/AD/RWA. Hervé Gattegno,
L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, p. 3. La date de la création du DAMI est du 20
mars 1991 (Directive 3146 de l’état-major des armées) et non du 3 novembre 1992. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Rapport, p. 139].
319 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 156].
120
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
L’opération « Chimère » (22 février - 28 mars 1993) est organisée pour venir au secours de l’armée
rwandaise qui, « totalement démoralisée, ne contrôle plus la situation ». 320 Elle est dirigée par le colonel
Didier Tauzin 321 et réunit le DAMI Panda et une vingtaine d’officiers et spécialistes du 1er RPIMa. 322
Dans la relation qu’en fait le rapport de la Mission d’information parlementaire, on relève :
La mission du détachement Chimère consiste à : [...]
– être en mesure de guider les appuis aériens. [...]
Après un survol en hélicoptère des zones menacées, il est décidé d’envoyer une équipe d’officiersconseillers auprès de l’état-major des FAR et une équipe de conseillers auprès de chacun des commandants de secteur [...]
Un DAMI Artillerie effectue une mission de conseil en vue de l’utilisation des batteries de 122D30 323
et de 105 mm. [...]
Les trois équipes de secteurs, les DAMI Génie et Artillerie, opéreront à proximité souvent immédiate des contacts. On note toutefois l’absence de tout dommage, à l’exception d’un blessé léger lors
d’un tir ennemi, qui a entraîné une riposte du côté français. 324
Il est bien question d’« une riposte du côté français ». Les soldats français ont donc tiré au moins une
cartouche contrairement à ce que M. François Mitterrand affirmera en juillet 1994. Le flou de la phrase
« opéreront à proximité souvent immédiate des contacts » laisse imaginer ce qui s’est réellement passé : il
y a eu engagement de ces deux unités-là, des troupes très spéciales, dans les combats.
En avril 1993, le colonel Capodanno propose de porter l’effectif du DAMI de 45 à 69. 325
2.8.6
Des Français pilotent des hélicoptères de combat
La France a fourni des hélicoptères Gazelle dotés de canons. « Il est à noter, selon l’audition de JeanChristophe Mitterrand, que le Rwanda disposait de cinq hélicoptères Gazelle armés dont la maintenance
était effectuée par nos coopérants militaires ». 326 En octobre 1990 une colonne FPR a été anéantie par un
hélicoptère. « Selon les rebelles basés en Ouganda, des “Européens” pilotent des hélicoptères de l’armée
rwandaise. » 327 Il semble qu’un Français le pilotait :
Aux commandes [d’un hélicoptère de combat qui avait arrêté au lance-roquettes une avancée du
FPR] était alors un officier de la DGSE, le contre-espionnage français. 328
La Mission d’information relate cette intervention d’hélicoptères le 3 octobre 1990 au sud de Kagitumba, poste frontière avec l’Ouganda et la Tanzanie :
Le 1er octobre 1990 [...] une centaine d’hommes armés en provenance de l’Ouganda attaquent
le poste de Kagitumba, sur la frontière nord-est rwando-ougandaise. Ces premières troupes, vite
renforcées par de nombreux réfugiés rwandais, bien que ne disposant ni d’artillerie lourde ni de
véhicules blindés, montrent par leurs premiers succès qu’elles sont bien armées et organisées. L’effet
de surprise aidant, elles parviennent assez facilement jusqu’à Gabiro, à 90 kilomètres de Kigali. Mais
les autorités rwandaises se ressaisissent et, dès le 3 octobre après-midi, font intervenir des hélicoptères
Gazelle armés qui détruisent les véhicules et camions d’un convoi logistique des assaillants au sud de
Kagitumba. 329
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 156].
Le colonel Didier Tauzin se fait appeler Thibaut lors de l’opération Turquoise.
322 Le 1er RPIMa faisait partie précédemment du service action de la DGSE. Il est maintenant intégré dans le COS.
323 122D30 désigne un obusier de 122 mm. D-30 est un standard courant fabriqué aux USA, Russie, Chine, Égypte,...
324 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 157].
325 Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda 15-17 avril 1993, MMC, No 000046/MMC/SP/CD, Paris,
19 avril 1993.
326 Audition de Jean-Christophe Mitterrand, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Auditions, Vol.
1, p. 133].
327 Jean Hélène, Les affrontements auraient fait plus de deux cents morts, Le Monde, 10 octobre 1990. http://
francegenocidetutsi.org/Affrontements200mortsLM10octobre1990.pdf
328 Stephen Smith, La guerre secrète de l’Élysée en Afrique de l’Est, Libération, 11 juin 1992. Dans France-Rwanda :
Lévirat colonial et abandon dans la région des Grands Lacs [98, p. 450], Smith dit que l’hélicoptère est piloté par un
coopérant militaire français. Même assertion dans l’interview du capitaine Barril paru dans Playboy, mars 1995 ; Monique
Mas date cette intervention du 4 octobre 1990 sans autre précision [139, p. 41]. Ce fait est rappelé par Michel Peyrard, La
France avance en terrain miné... Difficile d’imaginer nos légionnaires sous les acclamations des tueurs, Paris-Match, 30
juin 1994, p. 80.
329 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 121].
320
321
121
2.8. PARTICIPATION DES FRANÇAIS AUX COMBATS CONTRE LE FPR
Les hélicoptères ont-ils servi à une manœuvre audacieuse de prise à revers des rebelles ?
La situation militaire semble à peu près stabilisée dans le nord-est (secteur de Gabiro). Les forces
rwandaises ont effectué un mouvement de prise à revers des forces rebelles à proximité de la frontière
rwandaise (Nyagatare). 330
Bernard Lugan signale que des Français faisaient de l’instruction sur ces hélicoptères :
Cette Mission d’assistance militaire, placée sous la responsabilité du colonel René Galinié, attaché
de défense et chef de la Mission, était composée d’un détachement militaire d’assistance technique
Gendarmerie [...] ; d’un détachement militaire d’assistance technique de l’armée de Terre composé de
deux officiers et de quatre sous-officiers chargés de l’instruction et de l’aide au soutien logistique des
unités de l’aviation légère, notamment des cinq hélicoptères Gazelle en dotation dans les FAR, du
bataillon aéroporté, de l’unité blindée ; [...] 331
Le colonel Ntahobari, commandant de l’aviation militaire rwandaise jusqu’en septembre 1992, évoque
ses « deux anciens collaborateurs pilotes coopérants, respectivement pilote instructeur hélicoptère et avion ». 332
Il y avait donc un officier français pilote-instructeur d’hélicoptères.
Dans une fiche à l’attention du Colonel Galinié, le chef d’escadron Marliac, pilote ALAT, moniteur
pilote d’hélicoptère et chef du DMAT/Terre, décrivant les actions déterminantes des hélicoptères qui ont
tiré 640 roquettes note : « le 3 [octobre 1990], attaque d’une colonne de dix véhicules à NTOMA avec une
patrouille mixte canon roquettes ». Il précise : « A partir du 1er octobre, le coopérant militaire français a
cessé toute activité aéronautique mais il a assisté à tous les décollages et aux retours de missions ». 333
Puisqu’il s’agissait d’« une patrouille mixte canon roquettes », il y avait donc deux hélicoptères, un Gazelle
roquettes et un Gazelle canon. Il est probable que le Gazelle roquettes était piloté par un Français. Rien
ne prouve que celui-ci soit le commandant Marliac, puisqu’il affirme être resté au sol. Mais on devine
avec quel enthousiasme le moniteur aurait pu faire une démonstration devant ses élèves.
Jacques Isnard reconnaît enfin, en 1998, ce dont certains se doutaient :
[...] des pilotes-instructeurs français ont servi les hélicoptères Gazelle livrés au Rwanda et des
artilleurs français ont tiré au mortier. 334
Le général Jean Varret, chef de la Mission militaire de coopération (octobre 1990 - avril 1993), reconnaît que des militaires français étaient à bord des hélicoptères pour faire de l’instruction de pilotage et
de tir pendant les combats, en particulier en octobre 1990 :
[Il a confirmé que] des instructeurs-pilotes se trouvaient à bord d’hélicoptères Gazelle envoyés
sur place aux côtés des Rwandais mais qu’ils n’avaient pas été engagés. Ils n’étaient présents que
pour faire de l’instruction de pilotage et de tir. Il a affirmé que les troupes françaises n’avaient pas
arrêté l’offensive du FPR en octobre 1990. Le Président Paul Quilès a demandé si les instructeurs se
trouvaient aux commandes de l’hélicoptère pour tirer. Le Général Jean Varret a précisé que, si les
missions d’instruction se sont prolongées sur le terrain en octobre 1990, nos assistants techniques n’ont
néanmoins pas effectué d’opérations de tir puisque les militaires rwandais étaient aux commandes. 335
L’ambassadeur Martres confirme qu’un hélicoptère de combat a détruit une colonne de ravitaillement
du FPR mais nie qu’il était piloté par un Français :
M. Georges Martres a relevé qu’un hélicoptère de combat de l’armée rwandaise avait, le 4 ou
5 octobre 1990, détruit une dizaine de véhicules du FPR et quatre ou cinq camions contenant de
l’essence et que, selon les comptes rendus des militaires français, cette opération avait été menée par
un pilote rwandais, même si ce pilote avait été formé par les Français. L’officier instructeur était
d’ailleurs assez fier du succès de son élève. 336
330 Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le Président Habyarimana,
18 octobre 1990. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19901018.pdf
331 B. Lugan [131, p. 51].
332 Lettre du colonel Ntahobari à Paul Quilès en date du 12 octobre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 250]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles12octobre1998.pdf
333 Compte rendu du capitaine Ducoin Bruno chef du DMAT/Air No 072/2/MAM/RWA, Kigali le 10 janvier 1991 ; Chef
d’escadron Marliac, chef du DMAT/Terre, Fiche à l’attention du colonel Galinié, commandant la MAM, Kigali, 6 novembre
1990, No 37/DMAT-Terre/MAM/RWA. Objet : emploi de l’escadrille d’aviation des Forces armées Rwandaises pendant les
événements du mois d’octobre. http://francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air19910124.pdf#page=165
334 Jacques Isnard, Les ambiguïtés de la mission secrète « Panda », Le Monde, 17 décembre 1998.
335 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol I, p. 223].
336 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 128].
122
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Les hélicoptères ont si bien servi que l’amiral Lanxade demande à François Mitterrand l’autorisation
de fournir d’urgence des roquettes le 8 octobre 1990 :
Des munitions lui ont été fournies dans les premiers jours de la crise. Un petit lot de roquettes
pour l’armement de ses hélicoptères pourrait utilement lui être maintenant envoyé. 337
Le Président donne son accord. Les roquettes sont envoyées par avion le 18 octobre :
S’agissant de munitions, la France avait répondu favorablement et immédiatement, en livrant
notamment des roquettes pour les hélicoptères Gazelle le 18 octobre, les demandes de matériels
considérées comme moins urgentes ayant été examinées en fonction de la situation militaire et des
disponibilités. 338
2.8.7
Les militaires français défendent Kigali
Des extraits d’ordres d’opérations attestent que si les troupes françaises n’étaient pas engagées dans
une posture offensive, elles l’étaient bien en défensive pour protéger Kigali. Ainsi le général Dominique
Delort prévoit d’arrêter le FPR devant Kigali :
Sous son commandement, plusieurs ordres d’opérations ont été établis. L’ordre de conduite no 5,
daté du 12 février 1993 prévoit, en cas de rupture du cessez-le-feu, de « jeter un dispositif d’observation
sur les axes nord... et de reconnaître les positions d’arrêt dans cette zone, dans un rayon de 5 km, en
vue d’une éventuelle action d’arrêt ultérieure ». La 4e compagnie Noroît doit notamment à cet effet
surveiller les débouchés des axes : Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali à l’ouest ; Byumba/Kigali au
nord ; les points de passage obligé sur l’axe Muhazi/Kigali, et se trouver en mesure d’interdire ces
débouchés sur préavis d’une heure. 339
Dans un autre ordre il est bien écrit « empêcher tout élément FPR de franchir... » :
Quant à l’ordre de conduite no 7 du 20 février 1993, il prévoit, pour parer à toute tentative
d’infiltration du FPR ou tout risque d’arrivée en masse de populations sur la capitale, qui menacent
de compromettre la sécurité dans Kigali, donc la sécurité des ressortissants français, la mise en place,
le 20 février à 16 heures, d’un dispositif de contrôle, destiné à :
« – empêcher tout élément FPR de franchir :
- à l’ouest, le débouché des axes Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali,
- au nord, le débouché de l’axe Byumba/Kigali à hauteur de la sucrerie ;
– Pour cela, renseigner en avant et à l’est du dispositif par le DAMI, en liaison avec FAR,
- premier temps : mettre en place immédiatement un dispositif d’arrêt de compagnie sur les
débouchés cités,
- deuxième temps : renforcer la défense de l’aéroport et du dispositif de protection des ressortissants ». 340 .
Pour empêcher « toute tentative d’infiltration du FPR », les troupes françaises vont arrêter des civils
et opérer des contrôles d’identité en coopération avec des gendarmes rwandais. Leur attitude est tout à
fait en accord avec la définition de l’ennemi ayant cours dans les FAR. 341 La commission Mucyo a réuni
de nombreux témoignages sur la présence de militaires français aux barrières, leur rôle dans les contrôles
d’identité et les violences subies par les personnes identifiées comme tutsi. 342 Les enquêteurs du Arms
Project (HRW-AP) qui observent la participation de militaires français aux combats en 1993, constatent
qu’ils ont barré la route de Kigali au FPR :
Pourtant AP a été témoin direct d’activités militaires françaises qui équivalaient au moins à une
participation directe à la guerre. De plus, selon d’autres sources dont des diplomates occidentaux non
français, les soldats français ont fourni un support d’artillerie aux troupes d’infanterie rwandaises,
que ce soit avant ou pendant l’offensive de février 1993. Des soldats français furent déployés à plus de
40 km au nord de la capitale sur la route de Byumba, juste au sud d’une zone reconnue sous contrôle
du FPR. Aucun citoyen français ou autre expatrié occidental n’est censé vivre dans cette zone. 343
337 Note de l’amiral Lanxade, chef de l’état-major particulier du Président de la République, 8 octobre 1990, Objet :
Situation au Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/Lanxade19901008.pdf
338 Audition de Jean-Christophe Mitterrand, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Auditions, Vol.
1, p. 133].
339 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 164].
340 Ibidem, p. 165
341 Voir section 4.3.2 page 203.
342 Rapport Mucyo [65, pp. 84-93].
343 Arming Rwanda [105, p. 41]. AP désigne ici HRW-AP.
123
2.9. LA FRANCE A DOTÉ LES FAR D’UN SYSTÈME D’ÉCOUTES
Niant ce qui paraît une évidence, le rapport de la Mission d’information conclut, non sans finesse : « Si
la France n’est pas allée aux combats, elle est toutefois intervenue sur le terrain de façon extrêmement
proche des FAR. » 344
Pour l’attaché de Défense, Bernard Cussac, il ne fait pas de doute que c’est l’armée française qui a
sauvé Kigali et le régime d’Habyarimana, en février 1993 :
Le renforcement du dispositif NOROÎT a eu un effet dissuasif puissant et KIGALI lui doit vraisemblablement de n’être pas tombée à la mi février. 345
2.9
La France a doté les FAR d’un système d’écoutes
Les militaires français ont doté les services de renseignement rwandais d’un système d’écoutes des
communications :
Dans un rapport qu’il établit le 30 avril 1991 sur les forces armées rwandaises, le Colonel Gilbert
Canovas préconise un certain nombre de mesures visant notamment à améliorer l’organisation, le
renseignement et la formation des forces de l’armée rwandaise. [...]
La ville de Kigali lui semble souffrir de mauvaises liaisons radio ou téléphoniques et ne dispose
pas de réserve d’intervention locale. 346
Ces recommandations vont être mises en application :
Dans le cadre de cette mission de conseil, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin rencontre
tous les jours le Colonel Serubuga. Il est sollicité notamment sur la conception d’une compagnie
de renseignement conçue à partir des équipes CRAP, des groupes RASURA 347 et d’une
section d’écoute. Par ailleurs, il tient à jour la situation tactique à partir du compte rendu de tous
les chefs de secteurs présents sur le terrain, des comptes rendus quotidiens et du bilan des écoutes
rwandaises. 348
La mission du détachement Noroît inclut, d’après le colonel Philippe Tracqui, la « protection des
moyens de guerre électronique ». 349
Un coup d’œil aux livraisons d’armes de la France au Rwanda autorisées par la CIEEMG montre que
l’aspect des écoutes n’est pas oublié : deux systèmes de radio-surveillance, 350 deux radiogoniomètres TRC
195, équipements radio-tactiques et radio surveillance, 351 trois équipements de radio-surveillance. 352
En 1992, le Rwanda possédait le réseau téléphonique le plus moderne du monde, entièrement numérisé. 353 Ce réseau téléphonique est également écouté, le rapport d’inspection du bataillon belge de la
MINUAR à Kigali par le major belge Guérin en rend compte le 31 janvier 1994 :
b. Tf Rwandatel
Le réseau Rwandatel fonctionne de manière satisfaisante mais il est sur écoute. Il n’est pas disponible dans chaque Cant et il est vulnérable. Il peut être amélioré à peu de frais dans certains Cant
(Don Bosco,...) avec des moyens Mil (Centrale, dérivation de raccordement,...) [...]
d. R Mil
Le réseau SAIT/BLU fonctionne de manière satisfaisante dans la KWSA mais il est très probablement sur écoute. La mise en place de Mat Rita permettrait d’assurer des Ln Safe entre les Cant
sans nécessiter de Pers supplémentaire. 354
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 163].
Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA, p. 4. http:
//francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19930405.pdf
346 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 148-149].
347 RASURA : Radar de surveillance rapprochée utilisé sur le champ de bataille pour détecter les mouvements de l’ennemi.
348 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 151]. C’est nous qui mettons en gras.
349 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 158].
350 Livraison du 19/03/1987 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 544].
351 Livraison du 14/02/1991, 21/03/1991, ibidem, p. 545.
352 Livraison du 13/12/1990, ibidem, p. 545.
353 Audition de Patrick Pruvot, chef de la mission de coopération au Rwanda, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 185].
354 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.3.10., pp. 321-322]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=321
344
345
124
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Pour démontrer que le FPR est l’auteur de l’attentat du 6 avril 1994, le lieutenant-colonel Robardey
vante, par l’intermédiaire de Pierre Péan, le système de renseignement et d’écoutes « très performant »
mis à la disposition des FAR par les Français :
D’autres militaires français ont également percé quelques secrets des Inkotanyi par le système
d’écoutes installé le 2 mars 1993, qui complétait les écoutes fournies chaque matin au colonel Maurin par Anatole Nsengiyumba [Nsengiyumva], le patron du G2, le service de renseignement militaire
rwandais. Le FPR disposait d’un système de communication très performant avec plus de 40 émetteurs VHF servis par des techniciens éprouvés [...] Les “grandes oreilles françaises” ont pu avoir de
nombreuses preuves de l’implication directe de la NRA aux côtés du FPR. [...] Les grandes oreilles
françaises quittèrent le Rwanda en décembre 1993 lors du retrait de Noroît. Les Français resteront
encore bien informés sur les agissements du FPR grâce aux interceptions des FAR jusqu’à la date de
l’attentat. 355
L’existence de deux centres d’écoutes, l’un à Gisenyi, l’autre à Kigali est vérifiée par le juge Bruguière :
Qu’en effet, après l’offensive d’octobre 1990, les F.A.R. avaient mis en place deux centres d’écoute
et d’interception des communications hertziennes leur permettant de recueillir les communications
radioélectriques du F.P.R., l’un situé à GISENYI et l’autre à KIGALI ; Que le Colonel Jean-Jacques
MAURIN, Adjoint à l’attaché de Défense à l’ambassade de France à KIGALI, a, lors de son audition
du 22 juin 2001, confirmé l’existence de ces deux centres qu’il avait visités ; Que par ailleurs, le
Colonel de Gendarmerie René GALINIE, le Lieutenant-Colonel Grégoire de SAINT-QUENTIN et le
Capitaine de l’armée de l’air Bruno DUCOIN, entendus respectivement les 7, 8 et 9 juin 2000, ont
corroboré le témoignage du Colonel MAURIN sur l’existence de ces centres d’écoute qualifiés de “très
performants” par l’ancien Général de l’armée rwandaise, Gratien KABILIGI, entendu à ARUSHA le
6 juin 2002 ; [...] 356
Nous apprenons par l’opérateur radio Richard Mugenzi que la station de Gisenyi est en fonction depuis
1990 sous le contrôle du colonel Anatole Nsengiyumva, chef du renseignement militaire, puis commandant
du secteur opérationnel de Gisenyi. 357
Les rapports d’écoutes par les FAR de communications radios du FPR après l’attentat du 6 avril 1994
sont brandies comme preuves de la responsabilité de celui-ci par les militaires rwandais et les officiels
français. Mais curieusement, rien n’aurait été capté concernant les préparatifs de cet attentat. 358
Le système d’écoutes mis en place par les Français pour le compte de l’armée rwandaise – et probablement de la gendarmerie – couvrait les communications téléphoniques et radiophoniques. Il permettait
l’écoute des ambassades étrangères, de la MINUAR et, bien sûr, du FPR. Seules les communications
cryptées pouvaient y échapper – quoique le décryptage soit une spécialité militaire –. Nous n’avons pas
de raison de douter de l’efficacité du système. Ce constat rend extrêmement douteuses les thèses imputant au FPR la responsabilité de l’attentat du 6 avril. Comment les communications nécessaires à son
organisation auraient-elles échappé aux écoutes ?
2.10
La Gendarmerie rwandaise a été formée par la France
La France est à l’origine de la formation de la gendarmerie rwandaise. 359 L’ambassadeur Jean Fines
ayant proposé des bourses de stage au ministre de la Garde nationale qu’était alors Juvénal Habyarimana,
celui-ci manifeste à plusieurs reprises, selon l’ambassadeur, « une curiosité sympathique à l’égard des
institutions et de la vie militaires françaises » 360 et désire créer une gendarmerie sur le modèle français.
Il demande alors à la France de transformer du personnel supérieur de police en officiers de gendarmerie.
Toutefois, ce n’est qu’à partir de 1972 que le Rwanda envoie des stagiaires en France. Arrivé au pouvoir
par le coup d’État de 1973, Habyarimana signe avec la France un accord particulier d’assistance militaire,
le 18 juillet 1975, qui vise à la création d’une Gendarmerie rwandaise sur le modèle de la Gendarmerie
P. Péan [177, pp. 198-199]. Voir aussi ibidem pp. 227-228, 231.
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 52].
357 Interview de Richard Mugenzi filmé par Jean-François Dupaquier, Kigali, 31 mai 2009.
358 Voir section 7.13.20 page 392.
359 Olivier Thimonier, La politique de la France au Rwanda de 1960 à 1981, Mémoire sous la direction de Jean-Pierre
Chrétien, Université Paris I, 2000-2001.
360 Télégramme de J. Fines au M.A.E, 12 février 1966, C 1587 Rw 6-3.
355
356
125
2.10. LA GENDARMERIE RWANDAISE A ÉTÉ FORMÉE PAR LA FRANCE
française, et prévoit une assistance à celle-ci tant en matériels qu’en personnels. Augustin Ndindiliyimana,
ancien chef d’état-major de la gendarmerie, décrit l’état de cette arme dans les années 1990 :
Pour rappel, la Gendarmerie forte, en 1990, de plus ou moins 2 000 hommes avait reçu à l’École
de Ruhengeri une formation appropriée, dispensée avec l’aide de la Coopération française. Un petit
nombre de gendarmes recevaient une formation en criminologie au début via la coopération allemande,
ensuite par des experts français. L’Allemagne s’occupant alors du Génie militaire de l’armée.
Suite aux pertes subies lors de la guerre d’octobre 1990, le chef d’État-major de la Gendarmerie,
le Colonel Rwagafilita, demanda que l’on fasse un recrutement pour renforcer les effectifs. C’est ainsi
que l’on passa à 6 000 hommes environ. Mais ces 4 000 engagés de 1991 reçurent avant de rejoindre
la ligne de front une instruction élémentaire de combattants de quinze jours à un mois. Ils n’avaient
donc pas une formation de gendarme au sens propre du terme.
Les missions de la Gendarmerie nationale (Gd. N.) étaient les suivantes :
(1) Police administrative comprenant le maintien de l’ordre, sur réquisition de l’autorité administrative.
(2) Police judiciaire en relation avec le ministère de la Justice.
(3) Sur ordre du ministère de la Défense Nationale, et en cas d’hostilités, assurer la défense du
territoire, passant de ce fait sous les ordres de l’armée. 361
L’assistance de la France à la Gendarmerie rwandaise est décrite par James Gasana, ancien ministre
rwandais de la Défense 362 :
La gendarmerie rwandaise a bénéficié de l’assistance française pour la formation de ses cadres.
Elle était destinée aux jeunes officiers à l’issue de leur formation militaire. Ceux-ci apprenaient les
techniques de maintien et de rétablissement de l’ordre, la police judiciaire, la recherche du renseignement judiciaire, la police technique, et le droit pénal. La France envoyait également des instructeurs
à l’école de gendarmerie nationale de Ruhengeri pour la formation des sous-officiers aux fonctions
d’officiers et d’agents de police judiciaire. La formation couvrait les domaines de la police judiciaire,
le droit pénal, le maintien et le rétablissement de l’ordre public, la recherche du renseignement, la
police routière, etc. 363
Le comportement des gendarmes rwandais, dans les années 1990 et pendant le génocide, pose quelques
questions sur la nature de cette formation dispensée par la coopération française. Le général Jean Varret,
chef de la Mission militaire de coopération, était très conscient de l’état de la gendarmerie rwandaise.
Il constate l’échec du projet de transformer la garde présidentielle en une garde républicaine et de la
formation d’officiers de police judiciaire (OPJ) :
Le Général Jean Varret a souligné que l’ambassadeur souhaitait une redéfinition de la coopération
militaire, notamment à l’égard de la gendarmerie rwandaise, qui se comportait en véritable armée, et
la transformation de la garde présidentielle en garde républicaine, mais il a jugé que l’objectif souhaité
par l’ambassadeur, d’en faire une gendarmerie à la française, n’avait pas été atteint.
Il a rappelé qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec
l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener
efficacement des enquêtes intérieures. Il a précisé qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il
s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel
Rwagafilita appelait « la cinquième colonne ». Cette action de formation a donc échoué. 364
Le général Jean Varret confirme que le but de la formation d’officiers de police judiciaire était de
ficher les Tutsi. Faisant ce constat d’échec, il évoque sa divergence de vue avec l’ambassadeur, Georges
Martres :
M. Bernard Cazeneuve s’est demandé s’il fallait comprendre que le souhait du Gouvernement
rwandais de former des officiers de police judiciaire était en fait motivé par le désir de ficher les
Tutsis.
Le Général Jean Varret a confirmé que c’était effectivement son sentiment et qu’il avait tout fait
pour freiner cette coopération avec la gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle.
Témoignage de Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril 1997, section 5.1, p. 8.
James Gasana, ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, a participé aux négociations des accords
d’Arusha. Il s’est exilé en Suisse dès le 19 juillet après avoir été menacé de mort.
363 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 39].
364 Audition du général Jean Varret, 6 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 221].
361
362
126
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
M. Bernard Cazeneuve a demandé ce que la France avait fait concrètement dans ce domaine.
Le Général Jean Varret a précisé qu’on avait envoyé deux OPJ pour donner des cours qui n’avaient
servi à rien mais qu’on avait refusé de fournir certains équipements réclamés d’écoute et de radio.
Il a souligné que, contrairement à l’ambassadeur, il n’avait pas cru à la possibilité de transformer la
gendarmerie rwandaise en une gendarmerie à la française, échaudé qu’il avait été par l’attitude du
Colonel Rwagafilita.
M. Bernard Cazeneuve a à nouveau demandé si l’on avait donné suite à la demande de coopération
au bénéfice de la gendarmerie. Le Général Jean Varret a précisé que celle-ci s’était limitée aux cours
dispensés par les deux OPJ. 365
Jean-Michel Marlaud, successeur de Georges Martres, décrivant son action concernant la situation des
Droits de l’homme, regrette pour sa part la suspension de la coopération en matière judiciaire :
– coopérer à long terme pour la construction d’un État de droit. Il s’agissait d’apporter un appui
à la gendarmerie rwandaise et de développer la coopération en matière de justice. A la suite de la
décision du chef de la Mission de la Coopération de mettre un terme à la mission de Mme Bouvier qui
travaillait avec le ministère rwandais de la Justice, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’à plusieurs
reprises, il avait attiré l’attention du ministère de la Coopération sur la nécessité de poursuivre la
coopération dans le domaine judiciaire. 366
Pourquoi la mission de Mme Bouvier a-t-elle été suspendue ? À la suite de la démission de Stanislas
Mbonampeka, le 30 novembre 1992, Juvénal Habyarimana bloque pendant huit mois la nomination d’un
nouveau ministre de la Justice.
Contrairement à ce qu’affirme le général Varret, cette formation d’officier de police judiciaire (OPJ)
a duré au moins jusque fin 1993. Le lieutenant-colonel Michel Robardey a été chargé de superviser la
formation de la nouvelle gendarmerie :
En 1992, avec la mise en place du multipartisme, il apparut que le travail de police judiciaire et
le maintien de l’ordre intérieur devait relever d’une force spécialisée. Une nouvelle gendarmerie fut
alors recrutée et les brigades territoriales recréées. Pour accélérer cette mise en place, plusieurs DAMI
(Détachement d’assistance militaire et d’instruction) furent envoyés par la France. Leur vocation était
de donner à cette nouvelle gendarmerie une formation de base, puis de la spécialiser dans le domaine
des transmissions, du maintien de l’ordre, de la police judiciaire, etc. Le colonel Michel Robardey,
présent au Rwanda depuis septembre 1990, fut chargé de superviser l’ensemble. 367
Michel Robardey est resté au Rwanda jusqu’à septembre 1993. 368 Un DAMI « Gendarmerie » est créé
en 1992.
Le général Dallaire, en mission exploratoire en août 1993, note la présence de conseillers militaires
français et belges :
Les unités d’élite du secteur [le territoire des FAR dans la zone démilitarisée] étaient cantonnées
dans un camp de commandos ; un détachement du Groupement d’intervention rapide de la Gendarmerie ainsi que quelques unités militaires d’élite occupaient l’école de la Gendarmerie, à Ruhengeri.
Tous ces combattants étaient formés par des conseillers militaires français et belges. 369
Voici l’appréciation qu’il retire de sa mission exploratoire sur la gendarmerie :
Tiko 370 et le major Eddy Delporte [...] procédèrent à l’analyse des structures de la Gendarmerie.
L’étude démontra qu’il s’agissait d’éléments indisciplinés où des policiers vraiment professionnels ne
côtoyaient rien d’autre que des criminels en uniforme. Même si les effectifs de la Gendarmerie étaient
théoriquement disséminés dans tout le pays, le gros des forces se trouvait à Kigali et à Ruhengeri. 371
Jean-Claude Willame, collaborateur de la Commission d’enquête du Sénat belge, porte la même
appréciation :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 221-222].
Audition de J.-M. Marlaud, 13 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 289].
367 B. Lugan [132, p. 145].
368 Le lieutenant-colonel Michel Robardey décrypte le conflit rwandais, Le Populaire du Centre, 30 novembre 1996.
369 R. Dallaire [72, pp. 106-107].
370 Tiko est le colonel Isoa Tikoka, chef du Groupe d’observateurs militaires de la MINUAR. Cf. Dallaire [72, p. 671].
371 R. Dallaire [72, p. 109].
365
366
127
2.10. LA GENDARMERIE RWANDAISE A ÉTÉ FORMÉE PAR LA FRANCE
[...]
Cette gendarmerie paraît d’emblée comme peu fiable.
Son chef d’état-major, Augustin Ndindiliyimana, n’a absolument pas la carrure d’un chef militaire
Après 1991, le corps qu’il dirige est passé de 2 000 unités à 6 000 : en 1993, les 4 000 gendarmes
supplémentaires n’avaient aucune formation adéquate en matière de maintien de l’ordre, de police et
de « droits de l’homme ». En d’autres termes, le recrutement s’est effectué sur les strates de jeunes
désœuvrés et de bandits sociaux devenus incontrôlables depuis le début de la guerre de 1990. Et
comme le chef d’état-major ne sait s’imposer... 372
Un exemple édifiant de l’aptitude au crime de gendarmes rwandais est donné par ces élèves de l’École
Nationale de la Gendarmerie à Ruhengeri qui participent aux massacres du Bugesera en mars 1992. 373
Leurs instructeurs français étaient probablement informés de leurs agissements. D’ailleurs, l’état « déplorable » de la Gendarmerie rwandaise est reconnu peu après par l’attaché de Défense, Bernard Cussac :
Dans une note qu’il établit le 5 octobre 1992, le Colonel Bernard Cussac dresse le bilan de l’AMTGendarmerie au Rwanda et estime notamment que le DAMI envoyé auprès de la Gendarmerie nationale a permis le redressement très net de l’École de la Gendarmerie nationale rwandaise, qui se
trouvait « dans un état déplorable au 1er juillet 1992 ». 374
Les deux chefs d’état-major qui se sont succédés, Pierre Célestin Rwagafilita, membre éminent de
l’Akazu qui participera aux massacres de la région de Kibungo en avril 1994, 375 et Augustin Ndindiliyimana, accusé de génocide par le TPIR et arrêté, illustrent le résultat de cette « assistance » française pour
la « construction d’un État de droit », comme dit benoîtement l’ambassadeur Marlaud. 376 Cependant, le
colonel Robardey fait remarquer que « l’ambassade de France intervint directement auprès du président
Habyarimana pour que le chef d’état-major de la gendarmerie, le colonel Rwagafilita, soit remplacé. » 377
Notons aussi que l’assassin de Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, serait un lieutenant de
gendarmerie qui suivait une formation pour devenir officier de police judiciaire. 378
Exception à ce sinistre tableau, Innocent Bavugamenshi, colonel de gendarmerie, entrave le massacre
des Tutsi du camp de Nyarushishi le 23 juin 1994. 379
L’état d’esprit des officiers de gendarmerie français est illustré par Michel Robardey, qui décrit, en
1996, sa mission au Rwanda :
Il s’agissait alors de mettre en place un système judiciaire respectueux des droits de la défense,
de rechercher la preuve de la culpabilité par des faits irréfutables plutôt que par la religion de l’aveu.
D’ajouter une dose de démocratie dans un pays autoritaire mais pas sanguinaire. 380
On se demande avec effroi comment les gendarmes rwandais pratiquaient la « religion de l’aveu »
avant les enseignements de Robardey. Celui-ci ne cache pas son idéologie anti-Tutsi nourrie de clichés
racistes sur les pauvres Hutu et les nobles Tutsi :
Après son départ [de Robardey], l’ONU est devenue gérante du maintien de la paix en décembre
1993. Il se souvient de l’attentat aux missiles soviétiques contre l’avion dans lequel se trouvaient deux
chefs d’État en avril 1994, celui du Burundi et du Rwanda, deux Hutus et se demande « à qui peut
bien profiter le crime » sinon à des Tutsis avides de pouvoir. Début 1993, l’armée ougandaise soutient
leurs offensives dans l’indifférence internationale la plus totale. « Ils agissaient en toute impunité »,
note le lieutenant-colonel Robardey.
La communauté Hutu, une population de paysans, peuplait à 90 % le Rwanda à son arrivée pour
9 % de “nobles” Tutsis. Aujourd’hui, le lieutenant-colonel Robardey revient sur la théorie du grand
éléphant Tutsi qui consiste à asseoir le pouvoir des Tutsis de la région ougandaise en passant par le
Zaïre et, bien sûr, le Rwanda et la Tanzanie. « Rien ne semble pouvoir réfréner leurs ambitions. » 381
372
373
374
375
376
377
378
379
380
381
J.-C. Willame [221, pp. 95-96].
Voir section 2.3.9 page 83.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 147].
African Rights [5, p. 157, 382].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 289].
B. Lugan [132, p. 145].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 224]. Voir section 9.7 page 543.
Voir section 30.2 page 1208.
Le lieutenant-colonel Michel Robardey décrypte le conflit rwandais, Le Populaire du Centre, 30 novembre 1996.
Le lieutenant-colonel Michel Robardey décrypte le conflit rwandais, Le Populaire du Centre, 30 novembre 1996.
128
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
2.10.1
Les Français perfectionnent le fichier central
Hormis le bureau G2 de Renseignements et intelligence de l’armée rwandaise, il y a deux services de
renseignement intérieur au Rwanda. Le Service central de renseignement (SCR), dit aussi « le fichier »,
est basé à la présidence de la République. Le SCR a un droit de regard sur toute nomination aux fonctions
de cadre dans le secteur public ainsi qu’aux postes politiques. 382
La Section de recherche et de documentation criminelle dite « cellule de criminologie » ou « fichier
central » dépend, elle, de la gendarmerie. Elle est devenue le Centre de recherche criminelle et de documentation (CRCD). La distinction entre ces deux services n’est pas toujours nette.
La rafle du 5 octobre 1990 a été faite à l’aide du fichier central. Jean de Dieu Tuyisenge, un ancien
sous-lieutenant de gendarmerie et agent du service général de renseignement, 383 déclare à propos des
arrestations de Tutsi consécutives à la fausse attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990 :
Le lendemain, toutes ces personnes suspectées d’être complices ont été arrêtées sur base d’une
liste du fichier central datant de 1988. Je tiens à préciser à ce point que le fichier servait de base de
données en matière de sécurité intérieure du pays. Les personnes suspectes étaient identifiées et listées
par les agents du fichier central, [...]. Après cette mise en scène, les Tutsi identifiés ont été arrêtés
comme complices des Inkotanyi qui voulaient attaquer la ville de Kigali et ont étés [sic] séquestrés au
stade régional de Kigali. 384
Les Français ont informatisé le fichier des personnes recherchées au CRCD qui était alimenté par des
informations récoltées auprès de l’ensemble des unités de la gendarmerie. Dans une note du 14 octobre
1992 adressée au chef d’état-major de la gendarmerie nationale, le colonel Augustin Ndindiliyimana, le
lieutenant-colonel Michel Robardey lui annonce que l’informatisation du fichier des personnes à rechercher
et à surveiller (PRAS) est terminée :
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le projet d’informatisation du fichier des personnes
recherchées et à surveiller (PRAS) que, conformément à vos directives transmises par note de référence,
le détachement d’assistance militaire et d’instruction en place auprès du CRCD a mis au point. Ce fichier
informatique est désormais opérationnel et le personnel susceptible de le mettre en œuvre a été formé.
Il permet de dégager le gain d’un militaire qui ne sera plus astreint aux manipulations laborieuses de
fiches carton classées de façon plus ou moins utilisables. Il permet des interrogations radio directes et
opérationnelles par toutes les unités du terrain qui reçoivent une réponse immédiate. Il ne demande pour
fonctionner que votre décision. » 385
Le général Ndindiliyimana donne son accord pour la mise en route de l’exploitation informatisée de ce
fichier des personnes à rechercher et à surveiller. 386 Le rapport de la commission Mucyo s’interroge sur
la contribution de ce projet piloté par les gendarmes français dans la production des listes de personnes
à tuer qui a servi à la préparation du génocide.
2.10.2
Le DAMI gendarmerie
Suite à des attentats « dont l’origine, selon le rapport de la Mission d’information parlementaire,
est systématiquement et sans enquête sérieuse attribuée au Front patriotique rwandais ou à ceux, généralement les Tutsis de l’intérieur, que l’on soupçonne d’être les complices du FPR », 387 un « DAMI
gendarmerie » est créé le 29 janvier 1992 sur proposition du colonel René Galinié.
Le DAMI « Gendarmerie » aura pour mission de compléter le travail de renforcement de l’état
de droit déjà entamé par les assistants techniques : enseignements des techniques de maintien de
l’ordre à la Gendarmerie mobile (1992-1993) et formation d’officiers de police judiciaire (1992-1993),
382 Christophe Mfizi, Le Réseau Zéro, Fossoyeur de la Démocratie et de la République au Rwanda (1975-1994), Rapport
de consultation rédigé à la demande du Bureau du Procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, Arusha
(Tanzanie), mars 2006.
383 Jean de Dieu Tuyisenge est condamné au Rwanda pour génocide.
384 Témoignage de Jean de Dieu Tuyisenge. Cf. Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 81, p. 194].
385 Rapport Mucyo [65, p. 80].
386 Augustin Ndindiliyimana, Lettre au Chef CRCD. Objet : Informatisation du fichier des personnes à rechercher,
Kigali, 28 octobre 1992, Gendarmerie nationale, Etat-major, No. 1795/G3.4.5. Cf. Rapport Mucyo, [65, p. 87]. http:
//francegenocidetutsi.org/NdindiliyimanaChefCrcd28octobre1992.pdf
387 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 147].
129
2.10. LA GENDARMERIE RWANDAISE A ÉTÉ FORMÉE PAR LA FRANCE
notamment pour la conduite des enquêtes. Le DAMI « Gendarmerie » fut implanté à Ruhengeri et à
Kigali.
En août 1992, le DAMI « Gendarmerie » sera enrichi de quatre assistants techniques pour mettre
en place, au sein de la Gendarmerie rwandaise, une section de recherche en vue de lutter contre les
actions de terrorisme qui se multiplient au Rwanda. 388
L’organisation du DAMI « Gendarmerie » ne nous est pas bien connue. Il semble se décomposer en
un DAMI police judiciaire et un DAMI garde présidentielle. Le DAMI police judiciaire commandé par
le lieutenant-colonel Robardey s’occupe de la formation OPJ, de la transformation du « fichier central »
en centre de recherche et de documentation criminelle (CRCD) 389 et des enquêtes sur les attentats. Au
15 février 1993, il y a encore 4 gendarmes français au CRCD. 390 Le DAMI garde présidentielle est sous
les ordres du commandant Denis Roux, membre du GSPR. 391 Il est composé de trois hommes et « sera
de courte durée » selon la Mission d’information parlementaire. Mais Denis Roux semble être encore là
en 1994 et le commandant Gino Groult est affecté en 1993 à la garde présidentielle pour la transformer
en une garde républicaine. Il n’y a pas de séparation stricte entre les deux DAMI puisque nous voyons
l’adjudant Thierry Prungnaud affecté comme instructeur de tir à la garde présidentielle enquêter sur un
attentat. 392
2.10.3
Un rapport de gendarmes français attribue les attentats au FPR
Résultat de la coopération avec les gendarmes français, une « Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis
1990 » 393 accuse le FPR d’être le commanditaire des attentats qui, depuis 1990, visent à déstabiliser le
pays. Ce rapport est abondamment utilisé par extension pour démontrer la culpabilité du FPR dans
l’attentat du 6 avril 1994. Ainsi, Stephen Smith, tout en reconnaissant la « cécité politique » de ce
rapport, le juge objectif :
Dans une Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis 1990, rédigée sous le contrôle des gendarmes
français encadrant la police nationale, il est relevé que « lorsque les combats FAR/FPR se calment
sur le front, nous avons une recrudescence de troubles intérieurs, dont des attentats ». Leur but : « La
déstabilisation du pays en mettant en cause le Président et son entourage comme commanditaires
de ces attentats et en discréditant le gouvernement multipartite pour son incapacité à enrayer cette
vague de terrorisme. » Malgré la cécité politique du rapport, qui exclut de son champ d’investigation
les escadrons de la mort du régime, la responsabilité du FPR – sur la base des explosifs utilisés et des
personnes arrêtées – est démontrée objectivement. « Le FPR est le commanditaire des attentats »,
conclut le document, précisant que ceux-ci « sont commis dans les zones où il y a une proportion de
Tutsis importante. Comme ces attentats sont aveugles et touchent indifféremment les deux ethnies,
ils attisent la haine entre les hommes, provoquent des combats intérieurs et favorisent ainsi la fuite
des jeunes qui vont s’enrôler dans le FPR. » 394
Il nous semble que ce rapport a été communiqué par des militaires ou gendarmes français au journaliste
de Libération pour l’aider à opérer son retournement du 29 juillet 1994 où il attribue sans preuve l’attentat
du 6 avril au FPR. Gérard Prunier juge que les accusations contre le FPR contenues dans ce rapport et
fondées sur l’origine russe ou chinoise des armes utilisées ne tiennent pas debout :
d’abord les FAR achètent aussi du matériel à l’Égypte, qui fabrique des répliques d’armements
russes et chinois ; puis les FAR se sont emparées de matériel FPR sur le front et pourraient l’utiliser
comme elles l’entendent ; enfin, début 1993, des explosifs français sont utilisés dans ces attentats. 395
388
Ibidem.
Ambassade de France au Rwanda, L’attaché de défense, Kigali, 1er juin 1992, No 289/4/AD/RWA, Destinataire : Mission Militaire de Coopération à l’attention du colonel Galinié. Objet : Actes de terrorisme perpétrés au Rwanda depuis
décembre 1991. Mise en place d’un DAMI Gendarmerie en vue de la création d’une section de recherches. Mission d’assistance militaire, Fiche, 31 mai 1992, no 420/2/MAM/RWA. Objet : Mise en place d’un DAMI Gendarmerie en vue de la
création d’une section de recherches au sein de la Gendarmerie Nationale Rwandaise. http://francegenocidetutsi.org/
CussacDamiGendarmerie31mai1992.pdf
390 Voir tableau 38.1 page 1377.
391 Groupe de sécurité de la Présidence de la République. Cf. Lettre du lieutenant-colonel Damy, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 181].
392 Voir section 38.2.2 page 1385.
393 République Rwandaise, Gendarmerie nationale, Centre de recherche criminelle et de documentation à Kigali, Étude sur
le terrorisme au Rwanda depuis 1990, juin 1993, 9 pages. Ce rapport est publié par Pierre Péan en 2005 [177, pp. 501-510].
394 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994.
395 G. Prunier [175, pp. 177-178].
389
130
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
A contrario, l’universitaire André Guichaoua, en 2004, partage les conclusions de ce rapport dans une
interview par Stephen Smith où il rend le FPR responsable de l’attentat du 6 avril 1994 :
Entre juillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats recensés ont fait l’objet d’une documentation
assez complète de la part de la gendarmerie rwandaise. J’ai recoupé ces éléments auprès de multiples sources : rapports divers, documents des officiers de la police judiciaire, témoignages d’officiers
rwandais des deux camps, ainsi que de personnalités rwandaises et burundaises.
La première vague d’attentats, après l’installation du gouvernement élargi à l’opposition, a duré
jusqu’à la fin 1992. Puis, les attentats ont cessé au début 1993, au moment de l’offensive militaire
du FPR dans le nord. Une seconde campagne s’est déroulée entre mars et mai 1993. Les lieux visés
– des marchés, la poste centrale et la gare routière de Kigali, des minibus, taxis, hôtels et bars –
démontraient l’intention de faire le maximum de victimes civiles.
Ces attentats n’ont pris fin qu’après de nombreuses arrestations de passeurs de mines aux frontières
et l’identification des matériels qui établissaient formellement l’implication du FPR. Ils ont déstabilisé
les partis politiques et diabolisé la mouvance présidentielle, qui a été systématiquement accusée d’en
être responsable. 396
Cautionnée par un universitaire et le journal Le Monde, la conclusion de cette Étude sur le terrorisme
au Rwanda depuis 1990 va à l’opposé du rapport de la Commission internationale d’enquête sur les
violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990. 397 Curieusement, cette étude sur
le terrorisme n’est pas citée par la Mission d’information parlementaire de 1998 dont le rapport contient
une conclusion opposée :
Le refus absolu de toute forme de transaction avec l’opposition ou plus encore, avec le FPR, se
traduit aussi par une violence beaucoup plus concrète. Le mois de mars 1992 voit en effet le début
d’une série d’attentats terroristes. Par deux fois, des grenades sont jetées dans la foule, à la gare
routière de Kigali, faisant cinq morts la première fois et un mort et 34 blessés la seconde. Le 2 mai,
une bombe explose dans un train, 398 faisant quatre morts. La responsabilité en est bien sûr attribuée
au FPR, sans qu’aucune preuve ne permette d’étayer cette thèse, le matériel utilisé n’étant pas
spécifique de son armement, et sans qu’on voie quel bénéfice politique il aurait pu tirer d’opérations
qui nuisaient à l’arrivée au pouvoir de ses futurs interlocuteurs. 399
L’incident évoqué par le général Dallaire où, le 24 décembre 1993, au retour d’une rencontre FPR-FAR
sous les auspices de la MINUAR, le colonel Bagosora se trouve pris dans un champ de mines posés par
les FAR à son insu 400 est une preuve supplémentaire que l’armée rwandaise avait l’habitude de pratiquer
le terrorisme. Ajoutons que le télex de l’ambassadeur belge du 27 mars 1992 donne la composition et les
objectifs d’un « état-major secret » dirigé par des membres de l’Akazu « qui pose des mines antichar et
anti-personne et sème la terreur dans les centres urbains, surtout à Kigali. » 401
2.10.4
La DGSE contredit l’enquête des gendarmes français sur les attentats
Malheureusement pour nos gendarmes qui mettent tous les attentats au compte du FPR, une note de
la DGSE affirme que les massacres ont pour origine l’opposition des partis MRND et CDR au protocole
d’Arusha sur le partage du pouvoir signé le 9 janvier 1993. Il s’agit certes ici seulement de massacres
commis en janvier 1993, mais la DGSE fait le lien avec ceux de mars 1992 dans le Bugesera :
Les risques de dérapage qu’impliquaient de tels résultats se sont vérifiés : les affrontements politiques ont redoublé d’intensité à Kigali puis dans les provinces de l’est du pays.
Dans ces dernières, et particulièrement à Gisenyi, de véritables massacres ethniques ont eu lieu,
causant la mort d’au moins 300 personnes (Tutsis, personnes mariées à des Tutsis, Hutus du sud).
396 Stephen Smith, André Guichaoua : “L’assassinat du président Habyarimana a été programmé dès 1993”, Le Monde,
7 mai 2004.
397 Cette Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis 1990 ne prend pas en compte les massacres de Kibilira, du Mutara,
des Bagogwe, du Bugesera. Elle ne parle de ce dernier qu’à propos d’une agression contre les militaires du camp de Gako.
398 Quel est ce train ? Il n’y a pas de chemin de fer au Rwanda ! C’est une coquille, train a été tapé au lieu de taxi. En effet,
Gérard Prunier semble citer les mêmes attentats et écrit : « Le 2 mai, une bombe explose dans un taxi et tue 4 personnes. »
Cf. G. Prunier, ibidem.
399 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 94].
400 R. Dallaire [72, p. 175].
401 Voir section 2.3.9 page 83.
131
2.11. PARTICIPATION AUX INTERROGATOIRES DES PRISONNIERS
Ces exactions ont été perpétrées par les milices du MRNDD 402 et de la CDR.
L’explication de ces massacres est double. Selon la première, il s’agirait d’un vaste programme
de “purification ethnique” dirigé contre les Tutsis, dont les concepteurs seraient des proches du chef
de l’État, ou tout au moins des personnalités influentes du MRNDD et de la CDR, relayés par les
préfets et les bourgmestres.
La seconde explication tient dans l’opposition des anciens tenants du pouvoir au processus démocratique, qui n’hésitent pas à réveiller les vieux démons ethniques pour faire capoter les avancées
en ce domaine. Un parallèle peut être établi avec les exactions commises dans le Bugesera en mars
1992, qui se sont déroulées alors que les négociations sur la formation du gouvernement de transition
achoppaient sur la désignation du Premier ministre. 403
2.11
Participation aux interrogatoires des prisonniers FPR ou
des civils tutsi
La Mission d’information ne retient qu’un témoignage, celui du colonel Cussac qui dit être « le seul
et unique militaire français à avoir rencontré des prisonniers militaires ». 404 Elle note cependant que
dans un message envoyé à sa hiérarchie, Cussac indique que le lieutenant-colonel Chollet, commandant
le DAMI, était aussi présent lors de l’interrogatoire du lieutenant du FPR, Aroni Bagambana, 405 ce qui
met en doute la sincérité de Cussac. La Mission publie en annexe deux télégrammes du même Cussac où
on lit :
EN CE QUI CONCERNE L’ORIGINE DES MISSILES UTILISÉS PAR LE F.P.R., UN SEUL
PRISONNIER, GASORE JOHN, QUI FAISAIT FONCTION DE COMMANDANT DE COMPAGNIE CHEZ LES INKOTANYI APRÈS AVOIR SUIVI UNE FORMATION DE “CADET” AU SEIN
DE LA N.R.A. A DÉCLARÉ CONNAÎTRE LE SA 16. [...] CETTE DÉCLARATION [...] PEUT
CEPENDANT ÊTRE RAPPROCHÉE DE CELLE DU MAJOR NYIRIGIRA [...] SEUL OFFICIER
SUPÉRIEUR CAPTURÉ [...] TOUS LES PRISONNIERS ENTENDUS SOUHAITENT BIEN ÉVIDEMMENT ÊTRE LIBÉRÉS ET PROPOSENT D’ÊTRE ÉCHANGÉS [...]
=== NOTA === : L’ÉTAT RÉCAPITULATIF DES PRISONNIERS ENTENDUS SERA ADRESSÉ
PAR TÉLÉCOPIE AUX DESTINATAIRES DU PRÉSENT T.O. 406
Donc de nombreux prisonniers FPR ont été interrogés par le colonel Cussac. Vu leur nombre, il a dû
se faire aider.
L’avocat belge Éric Gillet s’est entretenu avec le prisonnier Nyirigira cité plus haut dans le télégramme
de Cussac :
L’avocat belge s’est entretenu avec le prisonnier Jean-Bosco Nyirigira, un “major” du FPR, qui
affirme avoir été interrogé en août dernier, trois jours de suite, par des officiers français à la prison
de Kigali.
Me Gillet a précisé lors d’une conférence de presse qu’il avait recueilli d’autres témoignages faisant
état d’interrogatoires de 17 ou 18 membres du FPR par des officiers français. Les questions portaient
sur la logistique, la stratégie, le financement et les contacts extérieurs du FPR. 407
Il est donc certain que des officiers français interrogent les prisonniers FPR. Pourquoi le colonel Cussac
ne l’avoue-t-il pas ? Pour cacher que les Français ont pris en charge l’activité de renseignement pour le
compte des FAR ?
Cette falsification de la vérité crée quelque trouble dans la haute hiérarchie militaire française. Le
général Mourgeon, chargé au cabinet du ministre de la Défense des relations avec la Mission d’information
parlementaire en 1998, a vraisemblablement entre les mains un état récapitulatif de prisonniers FPR
interrogés par les militaires français. Il se fait reprendre par un collègue de l’état-major :
402 En 1992, le MRND, Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement devient MRNDD, Mouvement
Républicain National pour la Démocratie et le Développement.
403 DGSE, Fiche particulière Rwanda, 18 février 1993, no 18149/N. http://francegenocidetutsi.org/DGSE19930218.pdf
404 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 167]. L’audition du colonel Cussac a été faite à huis-clos
et n’est pas publiée.
405 Ibidem p. 168.
406 Télégramme du colonel Cussac du 10 août 1991 à propos de missiles possédés par le FPR. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 256]. http://francegenocidetutsi.org/Cussac10aout1991.pdf
407 Interrogatoire de rebelles rwandais par des Français, selon un avocat belge, AFP, Bruxelles, 11 octobre 1991. Cf. A.
Guichaoua [98, p. 712].
132
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Vous avez transmis à l’état-major des Armées deux demandes datées du 30 novembre [1998]
concernant d’une part, l’état récapitulatif de prisonniers établi par le colonel Cussac et d’autre part
[...]
Concernant votre première question objet de la lettre no RW/319, j’ai l’honneur de vous faire
connaître qu’il convient de lire l’intitulé du tableau de la manière suivante : “Récapitulatif des prisonniers entendus par les FAR”.
En effet, le colonel Cussac, contacté par mes services, a affirmé que les prisonniers cités dans le
récapitulatif ont été interrogés par les Forces Armées Rwandaises, qui avaient bien voulu communiquer
les informations collectées, au poste militaire français à Kigali. 408
En clair, le général Job dit au général Mourgeon qu’il ne sait pas lire.
Les Français ne se limitent pas à l’interrogatoire de militaires du FPR. Des Rwandais peuvent témoigner avoir subi des interrogatoires en présence de militaires français. Par exemple, Vénuste Kayimahe
rapporte que Jean de Dieu Rucamayida, responsable de l’antenne du Centre culturel français à Ruhengeri,
fut arrêté le 2 octobre 1990 et accusé d’être en contact avec le FPR. À Ruhengeri, il fut interrogé par
le major Nzapfakumunsi 409 et par le capitaine français de gendarmerie Michel Caillaud. Jean de Dieu
Rucamayida témoigne :
Le capitaine Caillaud m’a fait torturer pour me soutirer les clés du Centre [culturel]. J’avais les
jambes et la taille attachées à un siège tandis que mes mains étaient menottées dans le dos. Chaque
fois que le capitaine Caillaud n’était pas satisfait de ma réponse, il faisait de la tête ou des mains un
signe au major Nzapfakumunsi qui faisait de même à l’adresse du caporal. Ce dernier abattait alors
sa masse de bois sur ma poitrine ou sur mes épaules. [...] 410
Immaculée Mpiganzima, arrêtée à la prison de Gisenyi, rapporte que des militaires français ont interrogé l’abbé Augustin Ntagara :
Le lendemain lundi le 22/10/90, vers 9 h du matin, toutes les grandes personnalités de Gisenyi que
je connaissais sont arrivées, dont les commandants de gendarmerie et du camps militaire de Gisenyi,
le procureur, le s/préfet et deux autres militaires gradés qui n’étaient pas de Gisenyi accompagnés
de deux militaires français. Tous paraissaient très énervés. Je les observais à travers les vitres quand
ils sortaient de leurs véhicules qui stationnaient justes devant les portes des blocs des prisonniers. Ils
sont entrés dans une des portes qui n’étaient pas loin de la nôtre (peux-être deux portes entre les
deux). Un policier a conduit le prêtre dans ce bureau et vers midi ils sont tous sortis pour aller en
pause, sauf le prêtre Ntagara (qui est resté dedans gardé par deux policiers. m’a-t-il dit)
Le soir vers 17 h, l’Evêque est venu avec un jeune prêtre pour amener le repas de Ntagara mais ils
sont partis avec leur paquet puisque Ntagara n’était pas encore revenu de l’interrogatoire. Il nous est
revenu la nuit vers 20 h très fatigué, et il est tombé sur sa couche comme un cadavre, je n’ai jamais
sû s’il a été frappé ou quoi, seulement le lendemain quand l’Evêque est arrivé, le Curé lui a expliqué
brièvement que son interrogatoire était très musclé puisqu’il devait répondre en kinyarwanda et en
français pour la délégation française, et que la grande partie des questions était basé sur Valence
[Valens] Kajeguhakwa, un homme riche de Gisenyi qui avait réussi à fuir à partir de l’église de
Gisenyi 411 où ce curé célébrait une messe un dimanche après midi..... 412
Janvier Afrika évoque la présence de Français au « fichier central » (devenu CRCD) à Kigali :
Interrogé après le génocide par le Guardian britannique, Janvier Afrika devait même ajouter, à
propos du rôle de la France « Deux militaires français entraînaient les Interahamwe [...] Les Français
nous ont appris comment attraper les gens et comment les attacher. Des Français se trouvaient au
“fichier central”, au centre de Kigali où se déroulaient des séances de torture ». 413
408 Lettre du général J.-P. Job au général Mourgeon en date du 9/12/1998 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 196].
409 Le major Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi remplace comme commandant de la gendarmerie le colonel Charles
Uwihoreye qui est arrêté le 21 février 1991 suite à l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR. Il organise le massacre
des Bagogwe. Cf. Diogène Bideri Le génocide précurseur des Bagogwe. Il organise avec l’abbé Seromba le massacre de la
paroisse de Nyange les 15 et 16 avril 1994. Cf. African Rights L’abbé Athanase Seromba. Il a obtenu l’asile en France le 31
mai 2001.
410 Vénuste Kayimahe [114, p. 88].
411 Valens Kajeguhakwa s’est enfui du pays le 25 août 1990.
412 Immaculée Mpiganzima, Présence de militaires français dans les affaires rwandaises.
413 Mehdi Ba [29, pp. 17-18].
133
2.12. L’ATTACHÉ DE DÉFENSE CONTRÔLE LES TÉLÉGRAMMES DE L’AMBASSADE
Le capitaine Pascal Simbikangwa pratiquait la torture au SCR ou bien au « fichier central » donc
le CRCD. M. Boniface Ntawuyirushintege, rédacteur en chef du journal Umurungi, a été arrêté le 3
décembre 1991 et torturé au SCR par le capitaine Pascal Simbikangwa. 414
Selon l’ambassadeur Marlaud, le colonel Pascal Simbikangwa 415 aurait été écarté du Centre de recherche criminelle et de documentation (CRCD) à la demande des Français :
134 Colonel Pascal Simbikangwa. Se serait fait connaître au CRCD (police criminelle), lorsqu’il y était affecté, pour recourir à la torture. En aurait été écarté après des interventions de notre
part. 416
Mme Des Forges admet que, à partir de 1992, il n’y a plus eu de torture au CRCD :
Bien connu comme lieu de torture pendant une certaine période, le Centre n’avait plus cette
réputation sinistre après l’installation du gouvernement de coalition en 1992. D’après des témoins
bien informés, l’amélioration dans le fonctionnement du Centre, y compris la fin de l’emploi de la
torture, coïncidait avec la présence des experts français sur place. Donc, il y a eu de la torture au
Centre et il y a eu des experts français au Centre, mais pas au [sic] même temps et, en plus, c’est
possible que c’est la présence française qui a contribué à faire cesser l’emploi de la torture. 417
2.12
L’attaché de Défense contrôle les télégrammes de l’ambassade
Jean-Michel Marlaud révèle que toutes les communications émanant de l’ambassade étaient contrôlées
par l’attaché de Défense :
Au sein de l’ambassade, afin d’éviter que les diplomates et l’attaché de Défense émettent des opinions divergentes, les messages partant de Kigali en direction de Paris reflétaient, après discussion avec
l’attaché de Défense, le colonel Bernard Cussac, une position commune. Ce mode de fonctionnement
a été maintenu jusqu’au bout. 418
Compte tenu que, selon l’ambassadeur Georges Martres, le chef d’état-major particulier du Président
de la République jouait le rôle d’élément centralisateur pour les décisions concernant la politique française
au Rwanda, 419 nous constatons que les militaires avaient en main le contrôle politique de l’ambassade
donc de la politique de la France au Rwanda.
Le circuit d’information et de prise de décision est donc particulièrement court :
Attaché de Défense à Kigali → Chef d’état-major des armées → Chef d’état-major particulier à la
présidence de la République → Président de la République. 420
M. Cuingnet, chef de mission de coopération au Rwanda, confirme ce fait en regrettant ouvertement
que la politique de la France au Rwanda soit faite par les militaires :
Il a considéré qu’au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance, que nous savions qu’Habyarimana était un dictateur faible et criminel et qu’en définitive, nous avons confié aux militaires
un rôle qui n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires. 421
2.13
Des unités militaires françaises placées hors hiérarchie
À plusieurs périodes, en fonction du « niveau d’engagement », le commandant de l’opération Noroît
relève directement du chef d’état-major des armées :
Rapport sur les Droits de l’homme au Rwanda [3, p. 35].
Pascal Simbikangwa est arrêté sous la fausse identité de Safari Sedinawara à Mayotte mardi 28 octobre 2008 pour
trafic de faux papiers. Le Rwanda a demandé son arrestation à Interpol pour « crimes contre l’humanité, génocide, crime
organisé ».
416 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 517].
417 Lettre de Alison Des Forges à Paul Quilès Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
2, p. 83].
418 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 289].
419 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 127].
420 Voir section 37.1.3 page 1349 et section 37.8.2 page 1356.
421 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 172].
414
415
134
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Le Général Jean-Claude Thomann relève directement du chef d’état-major des armées.
Interrogé sur les raisons de la création d’un commandement ad hoc des opérations, le Général JeanClaude Thomann a reconnu devant la Mission que cette question recoupait à la fois une difficulté
de doctrine et un problème particulier lié à cette opération. Il a précisé que sa désignation comme
commandant d’opération par le Chef d’état-major des armées avait entraîné un débat qu’il a qualifié
d’assez acide entre le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères, l’Ambassadeur
estimant que, compte tenu de la situation, c’était à l’attaché de défense d’assurer le commandement
de l’opération.
Il a ajouté que ce débat avait d’ailleurs provoqué son maintien à Bangui pendant plusieurs jours,
jusqu’à ce que l’affaire soit réglée... et que ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une
théorisation et d’une doctrine. Jusqu’à un certain niveau d’engagement, c’est l’attaché de défense qui
est désigné comme commandant d’opération. Ce n’est qu’au-delà d’un certain niveau que l’on envoie
un élément de commandement avec un chef désigné depuis la France ou d’autres pays où l’on dispose
de forces prépositionnées, une estimation étant toujours faite au ministère de la Défense, souvent en
liaison avec les Affaires étrangères sur le niveau d’intervention. 422
Il semble que ce soit aussi le cas pour le colonel Jacques Rosier (juin à novembre 1992) et le colonel
Dominique Delort (février à mars 1993) qui commandent tous les deux à la fois les troupes de Noroît et
celles du DAMI.
Les troupes de Noroît doivent rester discrètes, selon le colonel Thomann qui en prend le commandement le 19 octobre 1991 :
Il est demandé aux compagnies Noroît « d’adopter une attitude discrète » car il ne saurait être
créé « le sentiment de notre engagement aux côtés des FAR ». 423
Mais quelles sont ces populations dont l’enthousiasme vient troubler cet engagement si discret ?
Il [le colonel Thomann] constate par ailleurs l’accueil enthousiaste des populations et des Forces
armées rwandaises réservé aux soldats français. 424
L’engagement au Rwanda prend l’aspect d’une guerre secrète :
Or les « services » – que ce soit la DGSE, la DST ou d’autres... – font la pluie et le beau temps
au Rwanda de 1991 à 1994. « Dès le 23 janvier 1991, déclare au Figaro un responsable militaire
officiellement et directement en prise avec les événements, je m’aperçois qu’une structure parallèle de
commandement a été mise en place » Le même poursuit : « À cette époque, il est évident que l’Élysée
veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle. » 425
Une autre preuve en est la mise en place du DAMI en mars 1991 qui doit être tenue secrète. Par
télégramme diplomatique du 15 mars 1991, l’ambassadeur de France à Kigali est prié par le Quai d’Orsay
d’informer le Président Juvénal Habyarimana de la décision prise par la France de mettre très prochainement un DAMI à la disposition de l’armée rwandaise. Curieusement, on y lit que la mise en place de
ce DAMI ne doit pas être annoncée officiellement :
OBJET : MISE EN PLACE D’UN DÉTACHEMENT D’ASSISTANCE MILITAIRE ET D’INSTRUCTION (DAMI) AU RWANDA
VOUS VOUDREZ BIEN INFORMER LE PRÉSIDENT HABYARIMANA DE LA DÉCISION
PRISE DE METTRE TRÈS PROCHAINEMENT UN DAMI À LA DISPOSITION DE L’ARMÉE
RWANDAISE. CET ÉLÉMENT D’UNE TRENTAINE D’HOMMES SE CONSACRERA À L’INSTRUCTION DES UNITÉS DE L’ARMÉE RWANDAISE AUPRÈS DESQUELLES IL SERA PLACÉ
À L’EXCLUSION DE TOUTE PARTICIPATION À DES OPÉRATIONS MILITAIRES OU DE
MAINTIEN DE L’ORDRE.
VOUS DIREZ AU PRÉSIDENT HABYARIMANA QUE CETTE DÉCISION RÉPOND À L’APPEL QU’IL A LANCÉ AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE AINSI QU’AUX OUVERTURES
CONTENUES DANS LE MESSAGE QUE VIENT DE REMETTRE À PARIS SON MINISTRE
DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET AUX ASSURANCES DONNÉES PAR CE DERNIER LORS
DE SON ENTRETIEN AVEC LE MINISTRE D’ÉTAT [...]
DANS UN PREMIER TEMPS, LE DAMI POURRAIT MENER SES ACTIONS DE FORMATION À KIGALI MÊME. SON DÉPLACEMENT ULTÉRIEUR À RUHENGERI SE FERAIT À
422
423
424
425
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 125].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 126].
Ibidem.
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6.
135
2.14. LA FRANCE SOUTIENT LES PLUS EXTRÉMISTES
UNE DATE QUE VOUS VOUDREZ BIEN PROPOSER EN TENANT COMPTE DES INITIATIVES DIPLOMATIQUES EN COURS.
NOUS N’AVONS PAS L’INTENTION D’ANNONCER OFFICIELLEMENT LA MISE EN PLACE
DU DAMI. VOUS DIREZ AU PRÉSIDENT JUVÉNAL HABYARIMANA QUE NOUS SOUHAITERIONS QU’IL AGISSE DE LA MÊME MANIÈRE. SIGNÉ : TAIX ./. 426
Le ministre d’État dont il est question est le ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas. Une
note de ce ministère en date du 1er février 1991 recommandait de lier l’envoi d’un détachement d’une
quinzaine d’hommes à Ruhengeri, ce qui s’avère être l’embryon du DAMI, à l’engagement d’ouverture
de négociations avec le FPR. 427 Arrivés le 22 mars 1991 à Kanombe, les premiers éléments du DAMI
s’installent le 29 mars à Ruhengeri. 428
Qui commande le DAMI ? La question est complexe, voire obscure. Il est d’abord dit qu’il dépend à la
fois de la mission militaire de Coopération (MMC) et de l’état-major des armées (EMA), mais en temps
de crise, il est placé sous un commandement unique :
Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé cette situation en indiquant que le DAMI
était placé sous la double autorité de l’état-major des armées et de la Mission militaire de coopération.
En temps normal, le DAMI relevait d’abord de l’autorité de la Mission militaire de coopération.
En temps de crise, la réglementation permettait « d’engerber » tous les éléments sous une seule
autorité. 429
Ainsi, de juin à novembre 1992, le colonel Jacques Rosier commande à la fois le DAMI et Noroît,
et le colonel Dominique Delort les commandera de février à mars 1993. Eux-mêmes semblent relever
directement du chef d’état-major des armées. Le général Jean Varret, chef de la Mission militaire de
coopération (MMC), se voit retirer le commandement du DAMI en février 1993 430 et le général Huchon,
qui lui succède à la MMC, déclare que le DAMI n’a jamais dépendu de la MMC mais de Noroît. 431 « Ce
n’est un mystère pour personne, lit-on dans Le Monde, au sein de la communauté militaire, que le général
Varret, au ministère de la Coopération, et le général Huchon, à l’Élysée, avaient des vues divergentes sur
la conduite de la politique africaine de la France ». 432 Ce remplacement ressemble fort à un limogeage.
Renforcé en 1993 par des spécialistes du 1er RPIMa, le DAMI Panda devient, selon Jacques Isnard,
affranchi de la chaîne de commandement traditionnel et dépendant directement du chef d’état-major et
de l’Élysée :
Les hommes du 1er RPIMa, qui sont entraînés à monter des opérations clandestines dans la
profondeur d’un territoire et à s’y camoufler le temps de recueillir le renseignement, ont pour mission
d’établir des contacts permanents avec les plus hautes autorités politiques et militaires à Paris qui
gèrent les crises en Afrique. Quitte, au besoin, à s’affranchir de la chaîne des commandements. Ce fut
le cas au Rwanda, grâce à un fil crypté direct entre le régiment et l’Élysée, via l’état-major des armées
et l’état-major particulier de l’Élysée [...]. À leur façon, les DAMI Panda ont servi de laboratoire à
la mise sur pied, à partir de 1993, d’une nouvelle chaîne hiérarchique propre au renseignement et à
l’action, avec la création, sous la tutelle directe du chef d’état-major des armées, d’un commandement
des opérations spéciales (COS), intégrant notamment le 1er RPIMa aux côtés d’autres unités. 433
2.14
La France soutient les plus extrémistes
2.14.1
Soutien à la CDR
Paris n’a cessé de soutenir l’ancien parti unique, le MRND, et son appendice extrémiste, la CDR,
aux dépens des autres partis nés après la légalisation du multipartisme et des associations des droits de
426 Ministère des Affaires étrangères. Télégramme diplomatique du 15 mars 1991, signé Taix. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 178]. http://francegenocidetutsi.org/TaixDami15mars1991.pdf
427 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 137-138].
428 Ibidem, p. 144.
429 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 145].
430 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 221].
431 Ibidem [180, Rapport p. 146].
432 Le général Lanata reste à la tête de l’armée de l’air, Le Monde, 22 mai 1993, p. 11. http://francegenocidetutsi.
org/HuchonRemplaceVarretLeMonde22mai1993.pdf
433 Jacques Isnard, La France a mené une opération secrète, avant 1994, auprès des Forces armées rwandaises, Le Monde,
21 mai 1998.
136
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
l’homme qui adressent de vaines requêtes à François Mitterrand. Le gouvernement français ne soutiendra
en rien ceux qui négocient l’accord de paix à Arusha avec le FPR, en particulier le ministre des Affaires
étrangères, Boniface Ngulinzira. 434
La CDR, Coalition pour la défense de la République, a été créée en mars 1992 dans le cadre du
multipartisme afin de saboter les accords d’Arusha. Elle incite ouvertement à la haine et à l’élimination
des Tutsi. Elle fait ce “sale boulot” pour le clan présidentiel, l’Akazu, et permet ainsi de donner un visage
plus respectable vis-à-vis de l’extérieur au MRND, le parti du président. La CDR est fondamentalement
opposée à tout accord avec le FPR. À chaque avancée des négociations à Arusha, elle déclenche des
massacres, avec l’appui d’autorités locales, de certains éléments de l’armée et de la gendarmerie, comme
ceux de Kibuye du 20 août 1992.
Celui qui est présenté comme le fondateur de la CDR, Jean Shyirambere Barahinyura, mais ne semble
avoir été que son représentant en Europe, est un opposant à Habyarimana. Gérard Prunier affirme qu’un
certain Pierre Gilleron, du même nom qu’un ancien membre de l’unité antiterroriste de l’Élysée, contacte
Barahinyura à Francfort, le 11 janvier 1990, époque où il faisait campagne contre Habyarimana pour le
dissuader de diffuser en France son livre « 1973-1988 Le Général-Major Habyarimana - Quinze ans de
tyrannie et de tartuferie au Rwanda ». 435
Le 1er septembre 1992, Bruno Delaye, conseiller du Président Mitterrand, écrit à Jean-Bosco Barayagwiza, l’un des principaux idéologues de la CDR, 436 afin de lui transmettre les remerciements du président
de la République après l’envoi, le 20 août précédent, d’une lettre ouverte signée par 700 citoyens rwandais
« dans laquelle vous remerciez la France de son appui au processus démocratique et l’armée française pour
sa coopération avec l’armée rwandaise ». 437
Les responsables français connaissent le rôle de la CDR dans les massacres. Ainsi, Bruno Delaye, lors
de son audition à la Mission d’information, déclare à propos du rapport de la FIDH de 1993 :
Avant la publication de ce rapport, sur la base des informations reçues à l’Élysée comme sur place,
un conseiller de l’ambassadeur s’était rendu le 4 février [1993], en compagnie d’autres diplomates
occidentaux, dans la région du Nord où des massacres avaient été signalés. Leurs conclusions en
imputaient la responsabilité à la CDR mais relevaient également « l’attitude satisfaisante » de la
gendarmerie. 438
Cela n’empêche pas la France d’insister lors des négociations d’Arusha pour que la CDR fasse partie
du gouvernement de transition. M. Jean-Christophe Belliard, observateur pour la France du processus
des négociations d’Arusha, a évoqué lors de son audition la question de la CDR :
Il a indiqué que, s’agissant du protocole sur le partage du pouvoir, 439 il avait reçu une instruction
ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches d’intégrer la CDR, c’est-à-dire
les extrémistes hutus, dans le jeu politique, ce qui supposait qu’elle ait des responsabilités dans
le gouvernement issu des accords ou, à défaut, au moins des députés à l’Assemblée nationale. La
France estimait en effet qu’il valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu politique pour éviter qu’ils
deviennent incontrôlables. En Afrique du Sud, c’est d’ailleurs la politique qu’avait suivie Nelson
Mandela vis-à-vis des extrémistes blancs. Il a ajouté que l’observateur américain, le Colonel Tony
Marley, et l’Ambassadeur des États-Unis à Dar Es-Salaam, qu’il avait alors sollicités, avaient refusé
de porter le sujet devant le FPR, la position des États-Unis étant également de refuser la CDR.[...]
Il a estimé que l’impossibilité de parvenir à un accord sur ce point avait eu des conséquences graves
pour la suite des événements et indiqué qu’au moment de la négociation du partage des pouvoirs, le
Colonel Bagosora avait demandé à le voir pour lui déclarer qu’il fallait absolument que la CDR soit
représentée. 440
Les militaires français refuseront de l’évacuer de l’ETO le 11 avril et il sera tué.
G. Prunier [175, p. 160].
436 Jean-Bosco Barayagwiza sera reçu à l’Élysée et à Matignon le 27 avril 1994 en plein génocide. Il a été condamné le 3
décembre 2003 à 35 ans d’emprisonnement par le TPIR. Cette peine a été réduite à 32 ans en appel. Il décède en 2010.
437 Jean-Bosco Barayagwiza, Lettre ouverte à François Mitterrand, 30 juillet 1992. Cf. Zirikana no 001, 15 septembre
1992. http://francegenocidetutsi.org/ZirikanaDelayeCDR15septembre1992.pdf Bruno Delaye, Lettre à Jean-Bosco Barayagwiza lui adressant les remerciements de François Mitterrand, 1er septembre 1992. Cf. J.-P. Chrétien [57, p. 143].
http://francegenocidetutsi.org/DelayeBarayagwiza1erSeptembre1992.pdf
438 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 322].
439 Le protocole sur le partage du pouvoir est signé le 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993.
440 Audition de Jean-Christophe Belliard, 2 juillet 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 2, p. 280].
434
435
137
2.14. LA FRANCE SOUTIENT LES PLUS EXTRÉMISTES
Après la signature d’un cessez-le-feu le 7 mars 1993 à Dar es-Salaam, la CDR accuse le Président
Habyarimana et le Premier ministre Dismas Nsengiyaremye de haute trahison le 9 mars. 441 Le 11 mars,
l’ambassadeur de France, Georges Martres, dans un télégramme étrangement prémonitoire semble prendre
fait et cause pour la CDR dont il regrette l’exclusion « tout à fait arbitraire » des institutions de transition
et, constatant que le président « a tout raté », prévoit que le « nationalisme hutu » représenté par la CDR
va se trouver un autre chef :
OBJET : POSITION DU C.D.R. SUR LES ACCORDS DE DAR ES SALAM
LE PARTI CDR A PUBLIÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS HIER UN COMMUNIQUÉ DE
PRESSE DANS LEQUEL IL CONDAMNE À LA FOIS LE PRÉSIDENT HABYARIMANA ET
LE PREMIER MINISTRE. CE COMMUNIQUÉ INSISTE SUR TOUS LES ASPECTS DES ACCORDS DE DAR ES SALAM QUI AFFAIBLISSENT LA CAPACITÉ DE DÉFENSE DU PAYS :
L’ARRÊT DES RECRUTEMENTS MILITAIRES ET DES ACQUISITIONS D’ARMEMENTS, LA
RENONCIATION À LA DÉFENSE CIVILE ET SURTOUT À LA PROTECTION DES ÉTRANGERS, CETTE DERNIÈRE RENONCIATION ÉTANT CONSACRÉE PAR LE DÉPART DES
FORCES FRANÇAISES.[...]
CETTE RUPTURE AVEC LE PRÉSIDENT HABYARIMANA, MÊME SI ELLE N’EST PEUT
ÊTRE ENCORE QU’APPARENTE, POURRAIT BIEN MARQUER UN TOURNANT DANS L’ÉVOLUTION POLITIQUE DU RWANDA. SI LA REPRISE DES NÉGOCIATIONS D’ARUSHA SE
PRÉCISE, ELLE NE POURRA ABOUTIR QU’À LA CONFIRMATION D’UNE CLÉ DE PARTAGE DU POUVOIR, À LAQUELLE LES OBSERVATEURS OCCIDENTAUX ONT ACCORDÉ
LEUR BÉNÉDICTION, QUI CONSACRE NON SEULEMENT L’EFFACEMENT POLITIQUE DU
PRÉSIDENT HABYARIMANA, MAIS AUSSI REND ALÉATOIRE LA DIRECTION QUE POURRAIT MAINTENIR LE PREMIER MINISTRE ET SON MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE RÉPUBLICAIN AU SEIN DU GOUVERNEMENT. SUR VINGT POSTES MINISTÉRIELS EN EFFET, CINQ SERONT ATTRIBUÉS AU FPR ET TROIS AU PARTI LIBÉRAL, DONT LES CHEFS
DE FILE SE DISTINGUENT DE MOINS EN MOINS, DANS LEURS PROPOS, DE L’OPPOSITION ARMÉE. AINSI CELLE-CI DISPOSERA D’UNE MINORITÉ DE BLOCAGE DONT LE
CHEF DE L’ÉTAT SERA LUI-MÊME PRIVÉ ET DONT LE MDR NE POURRA S’ASSURER
ÉVENTUELLEMENT QU’EN SE TROUVANT DES ALLIANCES.
ON PEUT IMAGINER QUE LE FPR, MOUVEMENT STRUCTURÉ ET DISCIPLINÉ, FORMÉ
DANS LA LUTTE ARMÉE, POURRA, S’IL CONSERVE SA COHÉSION ACTUELLE, JOUER UN
RÔLE DÉTERMINANT DANS UN GOUVERNEMENT DONT LES AUTRES MINISTRES RESTERONT HÉSITANTS ET DIVISÉS. IL POURRA AUSSI FACILITER L’INFILTRATION DANS
LES ALLÉES DU POUVOIR – CIVIL ET MILITAIRE –, D’UNE MINORITÉ TUTSI DONT LES
ÉLÉMENTS INTÉRIEURS SERONT RENFORCÉS PAR LE RETOUR, AU MOINS PARTIEL,
DE LA DIASPORA.
DANS CE SCÉNARIO, IL N’Y A PLUS DE PLACE POUR LE NATIONALISME
HUTU. C’EST POURTANT LUI QUI A ÉTÉ LE COURANT PORTEUR DE LA PREMIÈRE
RÉPUBLIQUE ET QUI A SOUS-TENDU LA SECONDE. IL S’APPUIE SUR DES THÈMES ANCESTRAUX FACILES À DÉVELOPPER, ET DONT L’ÉVOLUTION SOCIO-CULTURELLE DES
TRENTE DERNIÈRES ANNÉES N’A PAS RÉUSSI À EFFACER LA MARQUE. LE CDR QUOIQU’ANIMÉ PAR DES INTELLECTUELS QUI NE SE DISTINGUENT GUÈRE, SUR LE PLAN
ANTHROPOLOGIQUE, DE LEURS HOMOLOGUES DES AUTRES PARTIS, EXPLOITE CE
COURANT PORTEUR. OR, CE MOUVEMENT A ÉTÉ EXCLU, DE FAÇON TOUT
À FAIT ARBITRAIRE, DU POUVOIR POLITIQUE DE TRANSITION. IL NE PEUT
QUE SE RECONNAÎTRE DE MOINS EN MOINS DANS UN CHEF D’ÉTAT QUI A FINALEMENT TOUT RATÉ, AUSSI BIEN LA GUERRE QUE LA RÉCONCILIATION, ACCUSÉ
PAR LES UNS D’AVOIR FAVORISÉ LES TUTSI DANS LES PREMIÈRES ANNÉES DE SON
MANDAT, ÉTIQUETÉ PAR LES AUTRES COMME UN DICTATEUR SANGUINAIRE.
SI LE FPR NE PARVIENT PAS À L’ÉLIMINER PAR LA VIOLENCE, ET SI LA RÈGLE DU
JEU DÉMOCRATIQUE DÉFINIE À ARUSHA TROUVE SON APPLICATION, LE CDR, PRIVÉ
DE TOUTE PARTICIPATION À LA GESTION DE L’ÉTAT, APPUYÉ PAR UNE GRANDE PARTIE DE L’ARMÉE QUI SE JUGERA TRAHIE ET PAR DES POPULATIONS DU NORD DU
PAYS QUI ONT ÉTÉ SCIEMMENT FRAPPÉES PAR LE FPR PARCE QU’ELLES ÉTAIENT LES
PLUS “DURES”, AURA TOUT LOISIR DE CRITIQUER DES MINISTRES DONT LES PRÉOCCUPATIONS, PENDANT LA PÉRIODE TRANSITOIRE, SERONT PLUS INFLUENCÉES PAR
LA PRÉSERVATION DE LEURS INTÉRÊTS POLITIQUES QUE PAR LES IMMENSES PRO441
Voir section 6.1.3 page 268.
138
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
BLÈMES, FINANCIERS, ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX, QUE LE PAYS VA DEVOIR RÉSOUDRE À TRÈS COURT TERME.
IL RESTERA AU CDR À SE TROUVER UN AUTRE CHEF QU’UN PRÉSIDENT
USÉ PAR VINGT ANNÉES DE POUVOIR ET PAR UNE CAMPAGNE DE DIFFAMATION
INTERNATIONALE TELLEMENT PERFORMANTE QU’ELLE EN FAIT OUBLIER L’UTILITÉ
DE RECHERCHER LES PREUVES SUR LESQUELLES ELLE S’APPUIE. 442
Dans ce texte, l’ambassadeur de France manifeste sa désapprobation des accords de paix, tant le récent
accord de cessez-le-feu que celui sur le partage du pouvoir signé en janvier, il soutient la CDR et juge
que le Président Habyarimana est à remplacer. Il montre ainsi qu’en haut lieu, des Français, alliés aux
extrémistes, ont pu avoir intérêt à faire disparaître le Président Habyarimana et à enrayer l’application
des accords. Ce texte est dissonant par rapport aux concerts de témoignages de soutien à Habyarimana
des hommes politiques français entendus par la suite. Il contredit aussi la thèse qu’Hubert Védrine, à
l’époque secrétaire général de l’Élysée, expose en 1998 :
Le but recherché était en fait d’arriver à une situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé
qu’un pouvoir symbolique, le pouvoir réel étant exercé par l’ensemble des forces politiques, une fois
exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant que cette situation pourrait seule
servir de base à la reconstruction politique du pays. 443
Hubert Védrine prétend que la France encourageait Habyarimana à résister à la CDR :
La politique française n’a donc pas eu pour objet caché, ou même pour conséquence, de favoriser
les extrémistes mais, bien au contraire, d’encourager le Président Habyarimana à résister à leurs
injonctions. 444
Une fois les accords signés, la CDR continue à s’y opposer. Ainsi J.-B. Barayagwiza, directeur au
ministère rwandais des Affaires étrangères et leader de la CDR, rencontre le ministre belge des Affaires
étrangères à Bruxelles le 16 août 1993 et lui fait part de son opposition à ces accords :
M. Barayagwiza a expliqué les raisons pour lesquelles les Accords d’Arusha sont inacceptables et
pourquoi leur exécution entraînera encore plus d’effusions de sang. 445
Le programme de la CDR tel que le père Theunis 446 le résume dans sa déposition est le plan du
génocide :
1ère suite au PV no 1011 du 14.06.94 Det Jud Bruxelles
Le père Theunis nous rapporte les 4 points du programme de la CDR recueillis à Gisenyi 3
semaines avant l’attentat et les massacres :
- 1) ballayer [sic] les accords d’Arusha
- 2) recommencer les massacres de 1959 pour montrer aux Tutsis où est leur place...
- 3) chasser les Belges
- 4) les FAR vont bouter le FPR hors de nos frontières.
Pour terminer le Père Theunis nous signale que Ferdinand Nahimana est fort impliqué dans les
massacres, qu’il est un homme clé, déjà impliqué dans les massacres dans le Bugesera auparavant.
Ci-joint en annexes : les 17 fax [à] nous donnés par le Père Theunis
Dont acte. 447
La CDR était opposée aux accords de paix et en particulier refusait de signer le code d’éthique
préalable à tout parti pour participer aux institutions de la transition. Il y avait en effet contradiction
442 Georges Martres, TD Kigali, 11 mars 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, pp. 217-218]. Certaines phrases sont mises en gras par nous. http://francegenocidetutsi.org/
Martres11mars1993CDRruptureHabyarimana.pdf
443 Audition d’Hubert Védrine, 5 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Auditions,
Vol. 1, p. 200].
444 Ibidem, p. 201.
445 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, section
4.5.1, p. 37]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=37
446 Guy Theunis, de l’ordre des Pères blancs, semble exercer à titre officieux la fonction de traducteur à l’ambassade de
Belgique à Kigali puisqu’il envoyait une revue de presse intitulée Dialogue au ministère des Affaires étrangères à Bruxelles.
Cf. C. Terras, M. Ba [204, pp. 67-68].
447 Audition du père Guy Theunis par Guy Artiges, Gendarmerie, Détachement Judiciaire, Auditorat militaire, Bruxelles,
PV no 1011, 14 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/TheunisArtiges14juin1994.pdf
139
2.14. LA FRANCE SOUTIENT LES PLUS EXTRÉMISTES
entre ce code d’éthique, les principes fondamentaux de l’État de droit et ce parti CDR qui se revendiquait
d’une ethnie contre une autre.
Le protocole d’accord entre le gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique
rwandais relatif à l’État de droit (18 août 1992) stipulait en son article 8 :
Les deux parties rejettent résolument et s’engagent à combattre :
- les idéologies politiques basées sur l’ethnie, la région, la religion et l’intolérance qui substituent
l’intérêt ethnique, régional, religieux ou personnel à l’intérêt national. 448
Le code d’éthique politique contenu dans l’accord sur le partage du pouvoir (30 octobre 1992) spécifiait
en son article 80 :
Les forces politiques devant participer aux institutions de la transition s’engagent, dans une déclaration signée par leurs représentants, à : [...]
3) s’abstenir de toutes les violences, incitation à la violence, par des écrits, des messages verbaux,
ou par tout autre moyen ;
4) rejeter et s’engager à combattre toute idéologie politique et tout autre acte ayant pour fin de
promouvoir la discrimination basée notamment sur l’ethnie, la région, le sexe et la religion ; 449
Le revirement de la CDR vis-à-vis des Accords d’Arusha
Alors qu’auparavant elle rejetait les accords de paix, la CDR demande en mars 1994 à faire partie des
institutions de transition. 450 Le FPR s’y oppose catégoriquement. 451 Le 25 mars la CDR veut signer le
code d’éthique. L’ambassadeur US, David Rawson critique l’attitude de refus du FPR. 452 Profitant du
retard dans le déploiement de la MINUAR, Habyarimana use de ce nouvel argument pour faire traîner
la mise en application des Accords d’Arusha dont il ne voulait pas. 453
Le 21 mars 1994, Habyarimana convoque Faustin Twagiramungu pour remettre en cause la liste des
ministres que celui-ci a annoncée à la radio le 18 mars et il lui demande de donner des sièges à l’Assemblée
nationale à la CDR et au PDI qui acceptent maintenant l’accord d’Arusha et son code d’éthique. 454
Il obtient le 28 mars par l’entremise de Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de
l’ONU, un « Appel solennel » de la communauté diplomatique en faveur de l’application des accords
de paix qui demande l’intégration de la CDR dans les institutions de transition et promet l’instauration
d’une Commission de l’unité nationale et de réconciliation pour assurer que chaque parti respecte les règles
d’éthique. 455 M. Booh-Booh précise que les diplomates se sont réunis « à la résidence de l’ambassade
de France » ce qui laisse penser que l’ambassadeur Marlaud a joué un rôle important pour obtenir cet
accord. 456 Mais Booh-Booh ajoute que la déclaration des diplomates « suggérait qu’un poste de député
soit attribué à la CDR et qu’en retour le président de la République s’engageait à cesser de multiplier des
obstacles à l’application de l’accord de paix. » Le lendemain 29 mars, Habyarimana fait savoir à J.-R.
Booh-Booh qu’il accepte. 457 « Par lettre no 208/01.10 du 29 mars 1994, le directeur de cabinet Enoch
Ruhigira m’a confirmé l’acceptation sans conditions des propositions de la Communauté internationale
par le président de la République. » 458
A. Guichaoua, Les crises politiques... [98, p. 634] ; The United Nations and Rwanda, 1993-1996 [164, p. 175].
A. Guichaoua, Les crises politiques... [98, p. 635] ; The United Nations and Rwanda, 1993-1996 [164, p. 175].
450 J.-R. Booh-Booh [43, p. 112].
451 Cependant, M. Booh-Booh affirme qu’il y a eu une négociation sous son égide entre le président par intérim de la
CDR et le premier vice-président du FPR. À l’issue de cette réunion dont il ne précise pas la date, les parties ont fait des
déclarations séparées, la CDR disant souscrire au code d’éthique et réclamant un siège de député, le FPR soulignant qu’il
reste de profondes divergences et priant la CDR d’attendre que la nouvelle assemblée nationale de transition examine son
cas. Cf. J.-R. Booh-Booh [43, p. 112].
452 Demarche Request on CDR Participation, US Embassy Kigali, cable 01319, 25 mars 1994. http://
francegenocidetutsi.org/DemarcheRequestonCDRParticipation161723.pdf
453 Colette Braeckman [44, p. 134].
454 R. Dallaire [72, p. 275] ; G. Prunier [175, p. 251].
455 Lettre de J.-R. Booh-Booh à son Excellence Monsieur le Président de la République, 28 mars 1994. http://
francegenocidetutsi.org/BoohBoohHabyarimana28mars1994.pdf ; Code cable from J.-R. Booh-Booh to Annan, New York,
28 mars 1994.http://francegenocidetutsi.org/BoohBoohAnnanAppelSolennel28mars1994.pdf
456 J.-R. Booh-Booh [43, p. 114].
457 Enoch Ruhigira, Cabinet du Président, Lettre au Dr Booh Booh, no 208/01.10, 29 mars 1994. http://
francegenocidetutsi.org/EnochRuhigiraBoohBooh29mars1994.pdf
458 J.-R. Booh-Booh, ibidem.
448
449
140
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
La France soutient la CDR devant le Conseil de sécurité
Le 5 avril 1994, veille de l’attentat, lors de la discussion au Conseil de sécurité à propos de la prolongation de 4 mois du mandat de la MINUAR, le représentant de la France, Jean-Bernard Mérimée,
est le seul, avec le représentant du Rwanda, à évoquer le problème de la participation de la CDR aux
institutions de transition et soutient même explicitement la participation de cette organisation raciste :
Pour autant, mon gouvernement estime que les parties doivent maintenant faire preuve de responsabilité en surmontant les désaccords qui ont surgi dans la mise sur pied des institutions transitoires,
ces dernières étant nécessaires à la poursuite du processus de paix. Nous notons à ce propos que la
seule difficulté qui subsiste est la participation du CDR à l’Assemblée nationale transitoire. Nous
nous sommes associés à l’appel lancé à Kigali par le Représentant spécial du Secrétaire général et les
représentants des principaux pays concernés pour que cette formation politique participe au processus de réconciliation nationale. Nous avons aussi relevé que le Président Habyarimana s’est engagé à
mettre sur pied les institutions de transition dès que cet obstacle serait levé. Il n’y a aucune raison
pour que cela ne soit pas fait dans les six semaines prévues par la résolution. 459
L’insistance de la France dans cette instance internationale sur la participation d’un parti extrémiste
qui rejetait les accords de paix, témoigne du peu de cas qu’elle faisait de ces accords.
Cependant, lors de la dernière rencontre de Dar es-Salaam du 6 avril 1994, Habyarimana renonce à
sa revendication de faire siéger la CDR, selon Jean-Christophe Belliard qui était sur place. 460
Décrivant la « double politique » de la France, Hubert Védrine confirme que Habyarimana a accepté
finalement d’écarter la CDR et laisse croire que c’est la France qui l’y a incité :
Il [Hubert Védrine] a résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une double
politique de sécurisation d’une part, de pression de l’autre, pour aboutir à une solution dont on
peut dire qu’elle avait été trouvée à force d’interventions politiques insistantes avec la conclusion des
accords d’Arusha. Cette double politique avait été poursuivie jusqu’au bout puisque, lors de l’attentat,
le Président Habyarimana venait de faire une dernière concession en acceptant d’écarter la CDR, c’està-dire les Hutus les plus extrémistes, du Gouvernement. Le but recherché était en fait d’arriver à une
situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé qu’un pouvoir symbolique, le pouvoir réel étant
exercé par l’ensemble des forces politiques, une fois exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie
française estimant que cette situation pourrait seule servir de base à la reconstruction politique du
pays. 461
Au delà de la confirmation qu’Habyarimana a renoncé le 6 avril à intégrer la CDR, ces propos d’Hubert Védrine sont surprenants. Il avance que le but de la France était de donner à Habyarimana un
pouvoir symbolique alors que tous les responsables français affirment qu’il était le seul rempart contre les
extrémistes. 462 Il prétend aussi que la France voulait écarter la CDR alors que le 28 mars à Kigali et le 5
avril au Conseil de sécurité, la France a demandé l’intégration de la CDR dans les institutions de transition. Cette analyse d’Hubert Védrine, faite lors de son audition en 1998, trahit le double jeu de l’Élysée
vis-à-vis d’Habyarimana. Ces propos contribuent à étayer l’hypothèse d’un lâchage d’Habyarimana par
l’Élysée.
2.14.2
La France appelle au « front commun » contre le FPR
Début 1993, après les pogroms de janvier et février, la rupture du cessez-le-feu par le FPR, le renforcement de Noroît qui contribue à arrêter l’offensive du FPR, Paris envoie une mission à Kigali menée par
Marcel Debarge, ministre de la Coopération, pour réconcilier le gouvernement et le Président Habyarimana. Elle vise entre autres à :
Souligner que notre aide sur le plan militaire doit favoriser une solution négociée, acceptable par
tous. Aussi, un rapprochement entre le Président Habyarimana et son Premier ministre est indispen3358e séance du Conseil de sécurité, ONU S/PV.3358 p. 6. http://francegenocidetutsi.org/spv3358-1994.pdf
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 289].
461 Ibidem [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 200].
462 Hubert Védrine déclare lors de son audition : « le Président Habyarimana apparaissait comme l’artisan d’un apaisement
du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de la communauté internationale ». Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 198].
459
460
141
2.14. LA FRANCE SOUTIENT LES PLUS EXTRÉMISTES
sable. Ils doivent agir de concert pour que leurs dissensions ne soient pas mises à profit par le FPR
et pour que le processus de transition mène à des élections dans un délai rapproché. 463
Marcel Debarge, accompagné de Dominique Pin, arrive à Kigali le 28 février 1993 pour « tenter d’aider
à restaurer la paix au Rwanda après vingt huit mois de guerre civile. » Après sa rencontre avec le président
Habyarimana, il a déclaré : « Les membres du gouvernement devraient former un front commun. » 464
Dominique Pin rapporte que lors des entretiens de Kigali, M. Debarge a combattu l’idée d’une troisième force :
J’ai accompagné M. Debarge dans sa mission au RWANDA (27-28 février) et en OUGANDA (1er
mars)
A Kigali, le ministre de la Coopération et du Développement a rencontré le Président Habyarimana, le Premier Ministre et les principaux Ministres. [...]
Sur le plan militaire, le Front patriotique rwandais FPR est à 25 km de Kigali et consolide ses
positions. L’armée gouvernementale, touchée par les divisions politiques rwandaises, est inégalement
motivée et ne se bat pas comme elle devrait.
Mais surtout le FPR, qui n’est pas accueilli en libérateur, pousse devant lui un million de personnes
qui le fuient, soit 12 % de la population. [...]
Il suffit que le FPR accentue sa pression ou bombarde quelques camps pour que la capitale soit
envahie. Ni le Président, ni le Gouvernement ne pourront faire face au désordre qui s’ensuivra.
Sur le plan politique, contrairement aux engagements pris, aucun rapprochement n’est intervenu
entre le Président Habyarimana et son Premier Ministre.
Le Président ne prend pas d’initiative et paraît dépassé. Rassuré par l’envoi de 2 compagnies supplémentaires il y a 15 jours, il ne cherche plus de compromis politique avec l’opposition. Convaincu
de notre engagement à ses côtés, il ne peut croire que nous laisserons le FPR entrer en
vainqueur à Kigali.
Le Premier Ministre et les opposants, favorables eux aussi à la présence et au maintien des troupes
françaises, mais plus soucieux de chasser du pouvoir Habyarimana que de s’opposer au FPR malgré
la crainte qu’il leur inspire, croient encore à leur chance de s’imposer comme une troisième force.
Après les nettes et sévères mises en garde de M. Debarge (urgence d’arriver à un compromis politique et de présenter un front uni face au FPR dans les prochains jours, illusion sur le
succès possible d’une troisième force car le FPR, minoritaire, imposera, s’il l’emporte, une politique
totalitaire, rappel des objectifs limités de l’intervention militaire française...), le Président et l’opposition ont cependant accepté de collaborer et de définir ensemble la position que
défendra le Premier ministre lors de sa rencontre avec le Chef du FPR à Dar es-Salaam
le 3 mars ; rencontre qui pourrait permettre la reprise des négociations d’Arusha. [...]
Les résultats obtenus à Kigali et à Kampala restent pour l’instant théoriques, et la
situation est pour nous de plus en plus délicate.
- Notre stratégie indirecte d’appui aux forces armées rwandaises a atteint ses limites.
- La protection de notre communauté et celle des autres expatriés implique que nous augmentions
notre aide à l’armée rwandaise pour que KIGALI tienne. 465
La demande aux partis d’opposition, dont certains sont au gouvernement, est bien de faire « front
commun » avec le Président Habyarimana contre le FPR, alors que ces partis sont en train de discuter
avec le FPR à Bujumbura. Gérard Prunier analyse ainsi cet appel au front commun :
Même s’il est compréhensible que Paris désire exploiter le resserrage des rangs hutu contre le FPR
tutsi, la déclaration, officielle, du ministre français est choquante. Dans un tel climat de tensions
ethniques, après les massacres des dernières semaines, cet appel à un « front commun », forcément
basé sur la race, est presque un appel à la guerre raciale. 466
Au retour de la mission Debarge, le général Quesnot suggère, le 3 mars 1993, à François Mitterrand
de poursuivre les pressions sur les Rwandais pour la formation d’un front unique face au FPR :
463 Dominique Pin, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (Sous couvert de Monsieur le Secrétaire
général). Objet : Mission de M. Debarge au Rwanda et en Ouganda - Éléments de langage, 26 février 1993. http://
francegenocidetutsi.org/Pin26fevrier1993.pdf
464 La France tente une médiation entre le président et l’opposition, (AFP), Le Monde 2 mars 1993, p. 6.
465 Dominique Pin, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda. Mission de M. Debarge,
2 mars 1993. Le texte en gras est souligné dans l’original. http://francegenocidetutsi.org/Pin2mars1993.pdf
466 Gérard Prunier [175, p. 217].
142
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
2- poursuivre nos pressions sur les autorités rwandaises pour qu’elles présentent un front unique
dans les négociations et que l’armée rwandaise se sente soutenue fermement dans la défense du
territoire national. 467
Ce front commun est un vœu ardent des militaires français présents sur place. À lire le rapport d’avril
de l’attaché de Défense, Bernard Cussac, cette perspective est encore lointaine, sauf si les exactions
commises par le FPR ressoudent les Hutu contre lui :
La partie gouvernementale, affaiblie par les divisions entre partis politiques, entre hutus du nord
et hutus du sud, entre partisans et adversaires du président HABYARIMANA, font, volontairement
ou non, le jeu de l’adversaire. Les massacres interethniques commis en janvier dans la préfecture de
Gisenyi sont arrivés à point nommé pour servir de prétexte à l’attaque du FPR du 8 février.
Il sera sans doute difficile pendant un certain [temps] encore d’obtenir que le peuple rwandais et
ses dirigeants opposent un front uni à l’envahisseur. Seules les exactions de plus en plus nombreuses
et de plus en plus odieuses commises par le FPR lors de son avance peuvent susciter le sursaut
nécessaire. 468
Nous voyons-là que les exactions du FPR ont, selon l’attaché de Défense, la vertu de renforcer la
cohésion des Hutu contre lui. N’y a-t-il pas alors intérêt pour les militaires français à rendre le FPR
responsable d’exactions qu’il n’a pas commises ? 469
Cet appel à un front commun va contribuer à provoquer une fracture dans quasiment tous les partis
d’opposition et mener à la formation d’un mouvement au-dessus des partis, le Hutu Power.
Habyarimana travaille aussitôt à son front commun. Le 2 mars, alors que des représentants des partis
d’opposition discutent avec le FPR à Bujumbura, il fait réunir, sous la houlette de la conférence épiscopale,
une « conférence nationale » regroupant autour du MRND et de la CDR les partis satellites et aussi des
représentants des partis d’opposition. Cette conférence publie une déclaration en faveur du maintien de la
présence militaire française et de l’organisation de la défense civile. C’est la concrétisation de la demande
de front commun du ministre Debarge. 470
Il faut reconnaître là à Habyarimana un talent égal à celui de Mobutu pour diviser les partis d’opposition. La menace, la corruption, les provocations, tout est bon. L’assassinat, le 21 octobre 1993, du
président du Burundi, Melchior Ndadaye, aidera aussi beaucoup à cette radicalisation. Ainsi on verra
des personnalités de l’opposition « démocratique », comme Justin Mugenzi, Stanislas Mbonampeka, qui
étaient la cible des extrémistes jusqu’en 1993, rejoindre le front commun Hutu Power. Ce front commun
qui va gérer le génocide de 1994, en commençant par assassiner les leaders politiques qui n’y adhèrent
pas, est ainsi mis en place en février 1993, à l’instigation notoire du gouvernement socialiste français.
Habyarimana ne va pas pour autant sortir renforcé par ce front commun contre le FPR. Dès le 1er
mars, Donat Murego, ennemi personnel de Faustin Twagiramungu, le président du MDR, publie un
communiqué en faveur de la présence militaire française au Rwanda tout en estimant qu’« elle ne peut en
aucun cas servir directement ou non la dictature mourante du major général Habyarimana Juvénal en
retraite. » 471 Le même homme représente le MDR au meeting de soutien au président Habyarimana le
lendemain 2 mars 1993. 472
Le 9 mars, la CDR accuse Habyarimana de haute trahison pour avoir signé l’accord de cessez-le-feu
avec le FPR. 473 Pour Gérard Prunier il faut parler de la « constellation CDR » car la CDR est la partie
visible d’une nébuleuse beaucoup plus importante. Beaucoup garderont leur étiquette MRND tout en
pensant et agissant comme s’ils étaient membres de la CDR. 474
Emmanuel Gapyisi relance son groupe « Paix et Démocratie » qui suscite avec l’aide de Donat Murego
et de Froduald Karamira un courant Parmehutu au sein du MDR. Mbonampeka lui apporte une partie
467 Note du général Quesnot à l’intention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda, 3 mars 1993.
http://francegenocidetutsi.org/Quesnot3mars1993.pdf
468 Colonel B. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA. http:
//francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19930405.pdf
469 Selon Gabriel Périès, la doctrine de la guerre révolutionnaire du colonel Lacheroy enseigne que la terreur de masse
engendrée par un choc a la vertu de renforcer la cohésion sociale. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 48-49].
470 M. Mas [139, pp. 250-251] ; G. Prunier [175, p. 217].
471 G. Prunier [175, p. 219]. Le texte en gras a été souligné dans l’original.
472 M. Mas [139, p. 249].
473 M. Mas [139, p. 261] ; G. Prunier [175, p. 221]. Voir section 6.1.3 page 268.
474 G. Prunier [175, p. 220].
143
2.14. LA FRANCE SOUTIENT LES PLUS EXTRÉMISTES
du PL et Ruhumuliza une partie du PDC. 475
L’idée n’est pas de créer un nouveau parti mais de donner l’impression d’un large mouvement,
qui transcende les partis et prêche dans le « bon sens », tout en donnant une nouvelle voix « intrinsèquement démocratique » à la rubanda nyamwinshi – « la majorité », c’est-à-dire les Hutu. C’est une
application concrète du « front commun », préconisé par le ministre Debarge, même si le président
Habyarimana semble le perdant dans cette combinaison. 476
Et Prunier d’expliquer comment ce « vieux renard d’Habyarimana » va se rapprocher de l’« ancienne »
opposition – selon nous la tendance Twagiramungu du MDR –, car la « nouvelle » est plus dangereuse
car plus populaire. Emmanuel Gapyisi est assassiné le 18 mai 1993.
Le cas de Justin Mugenzi, leader du Parti libéral (PL), mérite d’être examiné. Le 3 mars 1993, il est
encore opposé à la ligne Habyarimana, car il désavoue Stanislas Mbonampeka qui signe pour le Parti
libéral la déclaration de la « conférence nationale » du 2 mars. Mais c’est Justin Mugenzi qui fait éclater
le Parti libéral en s’opposant à son ancien ami Landoald Ndasingwa. Ce revirement serait dû à un voyage
en France :
Il est vrai que Mugenzi raconte à qui veut l’entendre qu’il a voyagé à Paris, qu’il y a été bien reçu
et qu’il a même vu Jacques Foccart. 477
L’ambassade de Belgique à Kigali confirme que Mugenzi a été encouragé en France à rejoindre Habyarimana :
- Le télex no 56 du 20 janvier 1994 d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles comportant un compte
rendu de plusieurs rencontres avec quasi tous les partis politiques rwandais. Le point 3.4 fait état
de l’opposition du président du PL, M. Mugenzi, aux accords d’Arusha. « Het is geweten dat hij
o.a. in Frankrijk verbleef en er bestaat een vermoeden dat Parijs hem heeft beïnvloed om terug bij
Habyarimana aan te sluiten... » 478
Fils de pasteur anglican, Mugenzi a fait des études en Ouganda, il est enseignant en 1965 au collège
officiel de Kigali. En matière de moralité, écrit Gérard Prunier, Justin Mugenzi est le pire boulet pour le
Parti libéral. En mars 1976, il est reconnu coupable de l’assassinat de sa femme Christine et condamné à
perpétuité. Il doit sa liberté à une grâce présidentielle obtenue en décembre 1981. En plus de ce lourd passé,
il est notoirement corrompu. Il a emprunté de l’argent à des sociétés nationales sans les rembourser. Il n’y
parviendra qu’au prix d’un revirement politique. 479 Il use de son portefeuille de ministre du Commerce
qu’il obtient dans le gouvernement de coalition du 18 juillet 1993 pour effacer l’ardoise. 480 À partir de
ce moment-là, il est le leader Hutu Power de son parti et n’est plus dans l’opposition.
Début 1994, le président Habyarimana ne cesse de faire pression sur Mugenzi pour saboter la mise en
application des Accords d’Arusha :
Les télex no 89, 99, 120, 127 et 228, datés respectivement du 31 janvier, 3, 11 et 14 février et
18 mars 1994, d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles, qui indiquent tous comment le MRND et le
président Habyarimana exercent sans cesse de nouvelles pressions sur M. Mugenzi, président du PL,
afin que ce dernier rejette tout compromis au sujet du gouvernement de transition, dans le but de
prolonger l’impasse et de saboter ainsi les accords d’Arusha. 481
Justin Mugenzi s’était remarié avec une fille de la famille du pasteur anglican Kajuga, tutsi, dont
un des fils était Robert Kajuga, président des Interahamwe. Le 7 avril, trois gendarmes sont venus à la
maison du pasteur à Kicukiro et ont tué 12 personnes, dont le pasteur, son fils Jean Hus Mugwaneza,
associé en affaires avec Mugenzi, et son épouse belge, Annie Roland. On raconte qu’un survivant aurait
appelé Justin Mugenzi et qu’en fait de secours, les tueurs seraient revenus une deuxième fois achever les
survivants. Robert Kajuga n’a également rien fait pour protéger sa famille. 482
G. Prunier [175, p. 221].
G. Prunier [175, p. 222].
477 C. Braeckman [44, p. 132].
478 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 - 1997/1998
section 4.10.4, p. 85]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf Traduction : « Il est connu que
Mugenzi a séjourné en France, il est supposé que Paris l’a influencé pour qu’il se rallie à Habyarimana. »
479 G. Prunier [175, pp. 162-163].
480 Selon Gérard Prunier, il a obtenu d’importantes subventions des cercles présidentiels. Cf. Kanguka no 78, 1er juillet
1993 [175, p. 227].
481 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 - 1997/1998
475
476
144
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
2.15
La France est prête à lâcher Habyarimana
Plusieurs responsables français ont fait le constat du fiasco de la présidence Habyarimana et ont tenu
des propos qui rendent plausibles qu’en France le lâchage d’Habyarimana ait été envisagé, et donc son
remplacement, dans le cadre d’un éventuel coup d’État militaire. Ainsi Pierre Joxe, ministre de la Défense,
écrit, dans une note à François Mitterrand du 26 février 1993, ceci :
[...] Quant à HABYARIMANA, l’envoi de deux compagnies supplémentaires, après beaucoup
d’autres démonstrations de soutien, fait qu’il se sent à présent l’un des dirigeants africains les mieux
protégés par la FRANCE. Ce n’est pas la meilleure façon de l’amener à faire les concessions nécessaires.
Or il est par son intransigeance politique et par son incapacité à mobiliser sa propre armée,
largement responsable du fiasco actuel. [...] Signé : Pierre Joxe 483
Dominique Pin, qui revient du Rwanda, écrit le 2 mars à François Mitterrand : « Le Président ne
prend pas d’initiative et paraît dépassé. » 484
Le 3 mars, Marcel Debarge, ministre de la Coopération, de retour également du Rwanda, déclare en
Conseil restreint : « Le président Habyarimana est désorienté et à bout de souffle. » 485
Le 11 mars 1993, l’ambassadeur de France Georges Martres, dans un télégramme étrangement prémonitoire, semble prendre fait et cause pour la CDR. Il écrit à propos de ce mouvement qui condamne
Habyarimana : « Il ne peut que se reconnaître de moins en moins dans un chef d’État qui a finalement
tout raté, aussi bien la guerre que la réconciliation, accusé par les uns d’avoir favorisé les Tutsi dans les
premières années de son mandat, étiqueté par les autres comme un dictateur sanguinaire. » 486
section 4.5.1, p. 39]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
482 Wycliff Kajuga, frère de Robert Kajuga, témoigne à African Rights qu’il habitait aussi à Kicukiro mais ailleurs, à
côté de la maison de Justin Mugenzi, et qu’il a été sauvé par les gendarmes qui gardaient la maison de ce dernier. Il a
pu rejoindre l’hôtel Mille Collines. Le survivant du massacre dans la maison du pasteur Kajuga est le neveu de Wycliff.
L’épouse de Jean Hus, Annie Roland, a mis ses bras devant ce neveu de 20 ans, ce qui l’aurait sauvé. Selon ce témoignage,
le massacre d’autant de membres de sa famille est la preuve que Robert Kajuga ne pouvait rien faire... Cf. Rwanda : Death,
Despair and Defiance [5, p. 116] ; Témoignage de A. H., Strasbourg.
483 Le ministre de la Défense, Note pour le Président de la République, 006816, 26 février 1993, Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Joxe26fev1993.pdf
484 Dominique Pin, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda. Mission de M. Debarge,
2 mars 1993. Voir la citation plus haut section 2.14.2 page 141. http://francegenocidetutsi.org/Pin2mars1993.pdf
485 Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint3mars1993.pdf
486 TD Kigali, 11 mars 1993 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 217-218]. http:
//francegenocidetutsi.org/Martres11mars1993CDRruptureHabyarimana.pdf Voir plus haut section 2.14.1 page 138.
145
2.15. LA FRANCE EST PRÊTE À LÂCHER HABYARIMANA
Date
Négociation
Pogrom
20 février 1992
Négociation entre le pouvoir et l’opposition sur la formation d’un gouvernement de transition
25 février 1992
Réunion à Nairobi entre le FPR et le
Comité de contact
5-11 mars 1992
er
1
août 1992
18 août 1992
Massacres du Bugesera
Cessez-le-feu effectif
Accord relatif à l’État de droit
20 août 1992
30 octobre 1992
Massacres de Kibuye
Accord sur le partage du pouvoir
Fin décembre 1992
9 janvier 1993
Massacres de Kibilira
Accord sur le partage du pouvoir
Janvier 1993
Les massacres font 300 morts
Février 1993
Nombreux massacres de Tutsi dans la
région nord en représailles à l’offensive
FPR
25 février 1993
Négociations entre le FPR et les partis
non MRND (FDC) de la coalition gouvernementale
7 mars 1993
Accord de cessez-le-feu Gouvernement FPR
9 juin 1993
Protocole d’accord sur les réfugiés et
déplacés
3 août 1993
Signature du protocole d’accord sur
l’intégration des forces armées
4 août 1993
Signature de l’accord de paix entre le
FPR et le gouvernement rwandais
Novembre 1993
Massacres près de Ruhengeri et à Mutura
Février 1994
Semaine sanglante à Kigali
Table 2.13 – Consécutivité des pogroms anti-tutsi et des négociations avec le FPR ou les partis d’opposition
146
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Date
Objet
Septembre 1966
Le général Habyarimana, chef d’état-major de l’armée rwandaise, vient
à Paris négocier l’achat d’armes
Octobre 1973
Mme Agathe Habyarimana vient en visite privée à Paris
31 mars - 4 avril 1974
Le président Juvénal Habyarimana est en visite officielle à Paris
21-22 mai 1979
La sixième conférence franco-africaine se tient à Kigali
15 juin 1982
Entretien de Juvénal Habyarimana avec François Mitterrand à Paris
6-7 octobre 1982
François Mitterrand effectue une escale à Kigali, avant de se rendre au
neuvième sommet franco-africain, à Kinshasa (Zaïre)
1983
Jean-Christophe Mitterrand vient en visite privée au Rwanda
10 décembre 1984
François Mitterrand s’arrête au Rwanda avant de se rendre au sommet
franco-africain de Bujumbura
16 juin 1987
Jacques Foccart rencontre Juvénal Habyarimana à Kigali
1987
Jean-Christophe Mitterrand vient en visite privée au Rwanda
Mai 1989
Entretien Juvénal Habyarimana - François Mitterrand à Dakar
2-4 avril 1990
Visite officielle de Juvénal Habyarimana à Paris
20 juin 1990
Juvénal Habyarimana est présent au sommet franco-africain à La Baule
18 octobre 1990
Juvénal Habyarimana rencontre François Mitterrand à l’Élysée
3 avril 1991
Entretien de Juvénal Habyarimana avec François Mitterrand
29 novembre 1991
Entretien privé entre les Présidents Mitterrand et Habyarimana en marge
du sommet franco-africain de Chaillot
16 juillet 1992
Juvénal Habyarimana est reçu en audience par François Mitterrand
7 octobre 1993
Entretien Juvénal Habyarimana - François Mitterrand à Paris
Table 2.14 – Rencontres entre le Président Habyarimana et les dirigeants français
147
2.16. ATTITUDE AMBIVALENTE DE LA FRANCE VIS-À-VIS DES ACCORDS D’ARUSHA.
2.16
Attitude ambivalente de la France vis-à-vis des accords
d’Arusha.
2.16.1
La France s’implique peu dans les négociations de paix
James Gasana, ancien ministre rwandais de la Défense, témoigne du peu d’intérêt de la France pour
les négociations d’Arusha auxquelles il participe :
M. James Gasana a précisé qu’il n’avait pas voulu dire que la France avait appuyé des groupes
extrémistes dans le processus d’Arusha, mais qu’ayant participé aux négociations, il avait pu noter
une certaine inactivité, une certaine absence d’initiative chez le représentant français au cours des
négociations. En comparaison de l’activité déployée par les autres observateurs sa présence ne se
traduisait pas par des apports particuliers dans les discussions. Il n’y avait aucun rapport entre le
niveau de la présence française au Rwanda – qu’elle soit militaire ou autre – et le niveau de la présence
française à Arusha. Il y avait là un décalage qu’il a jugé inquiétant. 487
De fait, la France n’envoie aucune personnalité d’envergure aux négociations d’Arusha. La délégation
française aux négociations du 7 au 16 septembre 1992 est composée de François Gendreau, ministre plénipotentiaire (il est signataire de l’avenant du 20 avril 1983 à l’accord d’assistance militaire, il a fait partie
de la MOF), du colonel Delort de l’EMA (il commande Noroît en 1993) et de Jean-Christophe Belliard,
Premier secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie. 488 D’après son audition, J.-C. Belliard a suivi
toutes les négociations à Arusha depuis juin 1992. La présence du colonel Delort démontre l’importance,
côté français, du rôle des militaires dans la gestion du dossier rwandais. Le lieutenant-colonel Michel
Robardey dit qu’il a participé aux négociations d’Arusha en 1993. 489
2.16.2
Les accords sont contestés par des conseillers de l’Élysée
De hauts responsables français ne croyaient guère à ces accords, ainsi le général Christian Quesnot,
chef de l’état-major particulier du Président de la République, déclare pendant le génocide :
Je connais le Rwanda. Ce qui se passe est abominable. [...] Nous sommes aussi coupables, car les
accords d’Arusha auxquels nous avons activement contribué sont trop déséquilibrés. On a poussé les
Hutus à signer, surtout l’accord Arusha 4 donnant un avantage exorbitant au FPR dans l’encadrement
de la future armée rwandaise. On a fait pression sur les Hutus pour qu’ils signent des conditions
intenables. 490
Il se répète dans une note au Président de la République :
Si l’idée générale des accords d’Arusha était bonne, la phase Arusha III a donné des avantages
exorbitants au FPR, en particulier dans le domaine militaire. Ces avantages étaient et sont inacceptables et injustes pour la majorité hutu. Le Président Habyarimana, seul obstacle physique à la prise
du pouvoir tutsi a été éliminé, sans doute par des mercenaires belges recrutés par le FPR. 491
Dans ce commentaire personnel, le général Quesnot passe d’une manière étonnante de la critique de
l’accord de paix à une accusation contre le FPR. Alors que l’attentat contre Habyarimana a été visiblement
provoqué pour empêcher la mise en œuvre d’accords si « injustes pour la majorité hutu », c’est le FPR
qui est désigné comme coupable. Pourquoi celui-ci aurait-il voulu empêcher l’application d’accords qui
lui étaient aussi favorables ?
Le général Quesnot refait cette critique des accords devant la Mission d’information en 1998 :
S’agissant du volet militaire des accords d’Arusha, le Général Christian Quesnot a estimé que ces
accords faisaient une part assez exorbitante au FPR, en lui attribuant 50 % des postes d’officiers et
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 53].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 21].
489 Colonel Robardey, « Rwanda 1990-1994, la stratégie du désastre », Actes du colloque Démocraties “La France et le
drame rwandais : politique, acteurs et enjeux (1990-1994)”, 20 octobre 2007, p. 11.
490 Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. Objet : Situation au Rwanda, p. 2.
http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye29avril1994.pdf
491 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Votre entretien avec M. Léotard
le lundi 2 mai. Situation. 2 mai 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf C’est l’Accord Arusha
IV et non III qui fixe la composition de la nouvelle armée rwandaise.
487
488
148
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
40 % de la troupe, pour une armée qui devait être ramenée à environ 15 000 hommes. Quand on
connaît l’état d’esprit et la mentalité des militaires, à la fois des FAR et du FPR, on pouvait penser
que ce serait extrêmement difficile à mettre en œuvre, sinon impossible. 492
Dominique Pin, dans un entretien avec Françoise Carle, le 5 mai 1994, dénonce le rôle de l’opposition
hutu à Habyarimana lors des négociations d’Arusha et le caractère inacceptable des accords en ce qui
concerne la part donnée au FPR dans la future armée :
Il y a eu des négociations à Arusha, en Tanzanie, pour construire la transition démocratique. Là,
quelques Hutus partisans de l’opposition à Habyarimana, ont semé le trouble : ils ont pensé venir
dans les valises du FPR, mais étant majoritaires par rapport à celui-ci, lors des élections ils pouvaient
mettre le FPR de côté. L’opposition hutu sentait que Habyarimana était déstabilisé, et voulait une
revanche des hutus du Sud contre les hutus du Nord. Le pouvoir paraissait à prendre, et elle espérait
le prendre à terme. Ce qu’elle oubliait, c’est que le FPR c’était 20 000 hommes en armes, qui voulaient
bien d’un gouvernement croupion mais pas plus.
Les accords d’Arusha ont été signés, le gouvernement de transition a été mis en place. 493 Chaque
parti avait un quota de ministres et de députés au gouvernement, au Parlement, et Habyarimana
était reconduit comme Président. Il y avait aussi, prévus dans les accords d’Arusha, des quotas dans
l’armée, inacceptables mais qui ont été acceptés : 40 % des postes militaires pour le FPR... 494
Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, aurait déclaré « l’accord d’Arusha a mis le feu
aux poudres ». 495
Face à ces allégations de manque d’enthousiasme de la France vis-à-vis de cette négociation et des
accords de paix qui en résultent, le Président de la République, François Mitterrand, dans son discours
à l’UNESCO le 18 juin 1994, invoque la lettre du 28 août 1993 du président du FPR, le colonel Alexis
Kanyarengwe qui le remercie pour le rôle de la France dans la conclusion de ces accords : « J’ai reçu, à
cet égard, je dis pour que cela soit clair, une lettre chaleureuse de remerciements du dirigeant du Front
patriotique rwandais. » Mais celui-ci y exprime aussi le souhait d’un « appui total de la France à la mise en
œuvre de l’accord d’Arusha ». En particulier, Kanyarengwe rappelle que le départ des troupes françaises
est stipulé dans l’accord. 496
2.16.3
La France poursuit ses livraisons d’armes
En dépit de l’accord de cessez-le-feu de juillet 1992, la France poursuit ses livraisons d’armes aux
FAR :
Les livraisons d’armes et de matériel vont se poursuivre après l’offensive sur Byumba menée en
juin 1992 et la conclusion d’un accord de cessez-le-feu signé en juillet 1992 à Arusha, constituant
le point de départ des accords du même nom. L’ouverture des négociations d’Arusha que la France
soutient activement sur un plan diplomatique, ne constitue pas aux yeux du ministère des Affaires
étrangères un élément nouveau susceptible de modifier l’environnement contractuel des commandes
d’armes et de munitions passées par le Rwanda.
Ainsi le 12 août 1992, le Quai d’Orsay considère-t-il que les termes de l’accord d’Arusha ne sont
pas de nature à remettre en cause la cession de 2 000 obus de 105 mm, de 20 mitrailleuses de 12,7
mm et de 32 400 cartouches.
Les autorités françaises ont par ailleurs tenu à ce que les forces armées rwandaises soient toujours
régulièrement approvisionnées en munitions lors des différentes offensives sérieuses menées par le
FPR. 497
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 340].
Affirmation fausse : le Gouvernement de transition à base élargie prévu par les accords d’Arusha n’était pas en place
le 6 avril 1994. Mais Habyarimana avait promis ce jour-là à Dar es-Salaam, devant ses pairs, de le faire dans les jours qui
suivaient.
494 Dominique Pin, La situation au Rwanda, Récit noté par Françoise Carle, 5 mai 1994. http://francegenocidetutsi.
org/Pin5mai1994.pdf
495 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des silences d’État, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4, colonne 1. Hubert
Védrine y est désigné comme un haut responsable, exerçant à l’époque rive droite et aujourd’hui rive gauche, car il est en
1998 ministre des Affaires étrangères.
496 Lettre d’Alexis Kanyarengwe, Président du FPR, à François Mitterrand, 28 août 1993. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 225]. http://francegenocidetutsi.org/KanyarengweMitterrand28aout1993.
pdf
497 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 175].
492
493
149
2.16. ATTITUDE AMBIVALENTE DE LA FRANCE VIS-À-VIS DES ACCORDS D’ARUSHA.
Elle poursuivra ces livraisons d’armes officielles jusqu’au 8 avril 1994. Des observateurs étrangers ne
manquent pas de relever le double langage de la France :
During the invasion and in its immediate aftermath, French policy was decided at the level of the
President. [...]
The role played by the Élysée Palace and the Ministry of Cooperation was increasingly questioned
by the Ministry of Foreign Affairs, which around mid-1991 recognized a compelling logic of negotiation
[...]
By giving military assistance to the Habyarimana regime in time of war, France followed customary
alliance politics, rather than the neutral international practice of not supplying arms to belligerents
during war, as observed in this case by Belgium. At the time there was no international arms embargo
on Rwanda. The three formal cease-fire agreements signed in 1991-92 prohibited the « infiltration of
war material to the area occupied by each party », but all had been violated by one or the other
Rwandan party and hence lost much of their contractual force. Until the signing of the Arusha
agreement, therefore, France could argue – as indeed it did – that it exercised the common right of
sovereign states to give military aid to a friendly government facing a rebel force. French authorities
did not end arms sales or credit assistance for Rwandan weapons purchases from third countries, but
refused to comment on reports of particular shipments.
From this point onwards, and especially as the situation deteriorated in 1994, French policy was
shaped by the competitive interplay among domestic institutional actors with different interests and
perspectives. The result was a dual policy which supported negotiations but simultaneously built up
the Rwandan armed forces and embraced the regime politically. The result was to move negotiations
forward at the inter-state level, while at the same time providing political space and resources which
indirectly helped the Hutu extremists to develop and consolidate their position. 498
2.16.4
La France poursuit son soutien militaire en dépit des accords de paix
Dès 1991, l’ambassadeur Martres déclare que la France n’est pas signataire des accords de cessez-le-feu
de N’Sele et donc n’est pas tenue par ceux-ci. Interrogé par André Kameya journaliste à Rwanda Rushya
il assure que les militaires de Noroît ne sont là que pour la sécurité des ressortissants français :
Kameya : En matière de coopération militaire franco-rwandaise, la situation actuelle semble dominée par l’ambiguité. D’une part on dit que leur présence est justifiée par le souci d’assurer la sécurité
aux ressortissants français, d’autre part une opinion répandue fait état d’une collaboration effective
des militaires français sur le front aux côtés de l’armée gouvernementale. Si cette rumeur était fondée,
Excellence, monsieur l’Ambassadeur, comment expliquez vous cette ambiguité de la Mission Militaire
française au Rwanda ? La présence de votre armée ne compromet-elle pas les accords de N’SELE
entre le gouvernement rwandais et le Front Patriotique Rwandais ?
L’Ambassadeur : Si une unité de parachutistes français a été envoyée à Kigali pour assurer la
protection des ressortissants français, d’autres militaires de notre pays sont affectés au Rwanda au
titre de la coopération technique, pour assurer des tâches de formation et d’instruction, en même
temps d’ailleurs que des conseillers belges et allemands.
498 The International Response to Conflict and Genocide : Lessons from the Rwanda Experience, Book 2, Early Warning
and Conflict Management section 2.1.2 France’s dual policy. Traduction de l’auteur : Lors de l’invasion et dans la période qui
a immédiatement suivi, la politique de la France était faite au niveau du Président [...] Le rôle de l’Élysée et du ministère de
la Coopération a été de plus en plus remis en question par le ministère des Affaires étrangères qui à la mi-1991 reconnaissait
que la logique de négociation s’imposait. [...] En fournissant une assistance militaire au régime d’Habyarimana en temps de
guerre, la France suivait l’habituelle politique d’alliance plutôt que la pratique internationale de neutralité consistant à ne
pas fournir d’armes à des belligérants en guerre, comme ce fut le cas de la Belgique. Il n’y avait pas à l’époque d’embargo
international sur les armes pour le Rwanda. Cependant les trois accords de cessez-le-feu signés en 1991-92 interdisaient
« l’introduction de matériels de guerre dans la zone occupée par chaque partie », mais ils ont été tous violés par l’une
ou l’autre des parties rwandaises au conflit et perdirent ainsi de leur force contractuelle. Jusqu’à la signature de l’accord
d’Arusha, la France pouvait donc prétendre, comme elle le fit, qu’elle exerçait le droit habituel des États souverains de
fournir une assistance militaire à des gouvernements amis aux prises avec des forces rebelles. Les autorités françaises ne
suspendirent pas leurs ventes d’armes ou leur aide financière pour des achats d’armes rwandaises à des pays tiers, mais
refusèrent de répondre aux différentes révélations concernant ces livraisons. De ce point de vue, et en particulier quand la
situation se détériora en 1994, la politique française fut la résultante de la compétition entre plusieurs acteurs aux intérêts et
perspectives différents. Le résultat fut une politique ambiguë qui soutenait les négociations tout en édifiant les forces armées
rwandaises et en soutenant politiquement le régime. Le résultat fut de porter les négociations au niveau international, et
simultanément de fournir un espace politique et des moyens matériels qui indirectement ont aidé les extrémistes hutu à se
renforcer et même à gagner du terrain.
150
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Je ne vois pas en quoi ces conseillers seraient un obstacle à l’exécution de l’accord de N’SELE
puisque celui-ci prévoit “le retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place du groupe
d’observateurs militaires neutres à l’exception des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite
à des accords bilatéraux de coopération”. [...]
Kameya : Votre présence va à l’encontre des accords de Nselé ?
L’Ambassadeur : Nous n’avons pas signé les accords de Nselé et donc nous ne pouvons aller contre.
Le détachement n’a jamais combattu. Si nos soldats ne combattent pas, leur départ ne peut pas être
une condition de la paix. 499
Alors que le 18 août 1992 le « protocole d’accord relatif à l’État de droit » est signé entre le gouvernement rwandais et le FPR, la France signe avec ce gouvernement rwandais, le 26 août, un avenant à
l’accord d’assistance militaire de 1975 élargissant cette assistance à l’ensemble de l’armée rwandaise. 500
Au-delà de la régularisation d’un état de fait, ce geste apparaît clairement comme une acte de défiance
vis-à-vis des pourparlers de paix avec le FPR. Si l’objectif de la France avait été de renforcer l’État de
droit, elle s’en serait tenue à cet accord de 1975 qui concernait l’assistance à la gendarmerie uniquement.
La note Nicoullaud du ministère de la Défense en date du 6 août 1992 est explicite à cet égard. 501 Elle
envisage de contourner l’accord de cessez-le-feu du 12 juillet 1992 qui interdit les livraisons d’armes et
implique le retrait des troupes françaises. L’élargissement du champ d’application de l’accord d’assistance
militaire de 1975 est présenté comme une solution pour maintenir au Rwanda, en plus de 19 coopérants
militaires (AMT), 45 personnels du DAMI et éventuellement quelques artilleurs.
En dépit de cet accord de cessez-le-feu du 12 juillet 1992, la France ne suspend pas l’opération Noroît
et poursuit ses livraisons d’armes. Dans une note relatant le voyage au Rwanda, le 22 juillet 1992, de
Paul Dijoud et du général Huchon qui avait entre autre pour but d’« appuyer la mise en œuvre de ce plan
de paix, de vérifier la réalité de la trêve prévue à compter du 19 juillet », le général Quesnot après avoir
noté que « l’offensive ougando-FPR se poursuit » écrit à Mitterrand :
Conformément à vos directives, l’État-Major des Armées poursuit son aide logistique afin d’éviter
une déstabilisation brutale de l’armée rwandaise. 502
La France, sur l’ordre de son président, viole donc l’accord de cessez-le-feu du 12 juillet 1992 qui
interdisait les livraisons d’armes. 503 La lettre que François Mitterrand écrit le 18 janvier 1993, à son
« ami », Juvénal Habyarimana, laisse entendre que la présence militaire française peut se maintenir
malgré les clauses de l’accord de cessez-le-feu :
[...] Vous savez, Monsieur le Président, que je suis attaché à la stabilité du Rwanda. Une coopération étroite s’est développée entre nos deux pays ; en outre, depuis octobre 1990, le détachement
de militaires français présent au Rwanda contribue à l’apaisement et rassure les communautés expatriées. J’ai cependant pris note des termes de l’accord de cessez-le-feu d’Arusha. Je ne veux pas qu’on
puisse reprocher à la France d’avoir nui à une bonne application de l’accord, mais je souhaite vous
confirmer que, sur la question de la présence du détachement NOROIT, la France agira en accord
avec les autorités rwandaises. 504
Outre que cette lettre dément la mission officielle des troupes françaises de protection des ressortissants
français, le « cependant » et le « mais » utilisés par Mitterrand manifestent une distance vis-à-vis de
l’Accord d’Arusha. Le président rwandais s’y voit assuré de la poursuite du soutien militaire français, ce
qui est en contradiction avec cet accord.
499 André Kameya, Interview avec l’ambassadeur de France au Rwanda , 29 juillet 1991, Rwanda Rushya no 9, août 1991
http://francegenocidetutsi.org/MartresKameya29juillet1991.pdf ; M. Mas [139, pp. 56-57].
500 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 94]. L’accord est signé par le ministre des
Affaires étrangères rwandais, Boniface Ngulinzira, que la France laissera assassiné avec les réfugiés de l’ETO le 11 avril, voir
section 11.5 page 596.
501 Voir le texte de la note Nicoullaud section 2.1.4 page 69.
502 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, S/c de Monsieur le Secrétaire général,
23 juillet 1992, Objet : Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot23juillet1992.pdf
503 Accord de cessez-le-feu de N’Sele du 29 mars 1991, entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front
patriotique rwandais, tel qu’amendé à Gbadolite le 16 septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992 (dit Arusha I). Cf. M.
Mas [139, pp. 134-139]. http://francegenocidetutsi.org/CessezLeFeu12juillet1992Mas134.pdf
504 Lettre de François Mitterrand à son Excellence Juvénal Habyarimana, Président de la République du Rwanda,
transmise par Bruno Delaye à l’ambassadeur de France à Kigali, 18 janvier 1993. http://francegenocidetutsi.org/
MitterrandHabyarimana18janvier1993.pdf Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 222] ; Monique Mas [139, pp. 234-235, 519-520] ; André Guichaoua [98, p. 714]. Cette lettre a fait l’objet d’une fuite de
la présidence à Kigali. Cf. La lettre de François Mitterrand, La Lettre du Continent, no 181, 11 février 1993.
151
2.16. ATTITUDE AMBIVALENTE DE LA FRANCE VIS-À-VIS DES ACCORDS D’ARUSHA.
Alors que les négociations de paix avancent, l’activité de formation de l’armée rwandaise, voire des
milices, par le DAMI, ne faiblit pas. Le rapport de la Mission d’information parlementaire le regrette :
Fallait-il en d’autres termes décider de poursuivre de juin à octobre 1993 une coopération militaire
renforcée – les effectifs du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes – auprès d’officiers rwandais
incapables d’encadrer leurs troupes ? [...] le délabrement des FAR et l’absence d’éthique de certains
de ses responsables n’était pas un secret. [...] Il eût sans doute été préférable de s’abstenir de ce
dernier renfort de coopération militaire française durant l’été 1993 qui dans la perspective d’Arusha
perdait de son sens et qui, a posteriori, a été exploité contre la France accusée d’avoir formé ceux qui
quitteront ensuite l’armée pour rejoindre, encadrer ou recruter les miliciens. 505
Les accords de paix d’Arusha prévoient la mise en place du GTBE dans les 37 jours après la signature,
soit aux environs du 10 septembre. Le Conseil de sécurité ne crée la MINUAR que le 5 octobre avec 2 548
soldats. Les premières troupes de la MINUAR arrivent le 1er novembre et se joignent à celles de la
MONUOR ; les troupes belges sont au complet le 4 décembre puis arrivent celles du Bangladesh. C’est
seulement à ce moment-là que la France décide de retirer ses troupes et Michel Cuingnet estime que la
France a été en infraction par rapport aux accords qu’elle était censée garantir :
Il [Michel Cuingnet] a cependant fait remarquer que, dans le domaine militaire, s’il existait une
coopération bien admise en matière de Gendarmerie, sous l’autorité du Colonel Bernard Cussac,
Attaché de défense, on avait vu au contraire, un mois encore après les Accords d’Arusha en septembre
et octobre 1993, les militaires français, à l’abri de nids de mitrailleuses, contrôler les routes, par
exemple celle de Kigali à Ruhengeri, et tenir presque un rôle d’armée d’occupation alors même que
le mémorandum signé un an auparavant par le Président du FPR et le Premier Ministre rwandais
Dismas Nsengiyaremye, précisait que les troupes étrangères devaient partir.
Il en a déduit que, peut-être parce que la MINUAR n’était pas prête tandis que l’armée rwandaise
était en pleine déliquescence et qu’il en résultait une situation qui ouvrait au FPR les portes de Kigali,
les militaires étaient restés dans des conditions contraires aux accords d’Arusha et donc susceptibles
de critiques de la part des signataires de ces accords, notamment du FPR, et en opposition avec le
rôle de garant politique de ces accords qui devait être celui de la France. Il a conclu qu’il faudrait
demander aux militaires pour quelles raisons ils avaient pris la décision de se maintenir sur place. 506
L’accord de cessez-le-feu prévoyait le retrait des forces étrangères après la mise en place du GOMN
et non de la MINUAR :
The cease-fire shall imply : [...] 6. The withdrawal of all foreign troops after the effective deployment
of the Neutral Military Observer Group (NMOG) except for Military Officers serving in Rwanda under
bilateral Cooperation Agreements. 507
Le GOMN créé sous l’égide de l’OUA est en place depuis le 12 juillet 1992. Il est renforcé par la
MONUOR créée par le Conseil de sécurité le 22 juin 1993.
L’avenant à l’accord de Dar es-Salaam ayant pour titre « Document confidentiel entre le gouvernement
rwandais et le Front patriotique rwandais relatif aux modalités de retrait des troupes étrangères » précise :
En application de l’article 11.6 de l’accord de cessez-le-feu de N’Sele tel qu’amendé à Arusha le
12 juillet 1992, le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais se sont mis d’accord sur
le calendrier suivant de retrait des troupes françaises [...] de la manière ci-après :
Les troupes françaises présentes au Rwanda depuis le 8 février 1993 devront se retirer du pays à
partir du 17 mars 1993 dans un délai de huit jours.
Le reste des troupes françaises présentes au Rwanda avant le 8 février 1993 (deux compagnies)
devront être cantonnées [sic] à Kigali à partir du 17 mars 1993 jusqu’à leur remplacement par une
force internationale neutre convenue de commun accord entre les deux parties [...]
Le présent calendrier sera porté officiellement à la connaissance du gouvernement français au
moyen d’une lettre qui lui sera adressée par le gouvernement rwandais et dont le FPR sera informé
avant la reprise des négociations : ceci constitue un préalable à cette reprise. 508
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 352].
Michel Cuingnet [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 176].
507 Article II.6 ONU Blue book [164, p.173]. Traduction de l’auteur : Le cessez-le-feu implique : [...] 6. Le retrait de toutes
les forces étrangères après le déploiement du Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN) à l’exception des officiers
servant au Rwanda dans le cadre d’accords de coopération bilatéraux.
508 M. Mas [139, p. 259]. http://francegenocidetutsi.org/CessezLeFeu7mars1993Masp256.pdf
505
506
152
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
Les deux compagnies françaises devaient se cantonner à Kigali. Ce qu’elles n’ont pas fait selon le
témoignage de Michel Cuingnet. Elles auraient dû quitter le Rwanda à l’arrivée de la MINUAR, le 1er
novembre 1993. Les officiels et les soldats du FPR n’arrivent que le 28 décembre. Sans être la seule
responsable, la France a contribué à retarder la mise en place du Gouvernement de transition à base
élargie (GTBE).
2.17
Le départ de Noroît
Le 15 novembre, le général Quesnot écrit à François Mitterrand : « L’arrivée des troupes belges est
très mal ressentie au sein des forces gouvernementales qui dénoncent ouvertement les liens de Bruxelles
avec l’aristocratie tutsie. » 509
Les troupes françaises partent officiellement le 15 décembre 1993, 510 au grand regret de l’armée
rwandaise :
À la veille de l’arrivée des forces de maintien de la paix de l’O.N.U, quelque 900 militaires français
étaient encore présents au Rwanda. L’armée rwandaise regrettait ouvertement leur départ (et leur
remplacement par des Casques-bleus belges,...) 511
Lors de la cérémonie du départ de Noroît, le colonel Cussac, attaché de Défense, déclare :
La France ne quitte pas le Rwanda pour autant, puisqu’elle y reste présente par son Détachement
d’assistance militaire technique, qui reste prêt, comme par le passé, à aider nos camarades rwandais
dans les principaux domaines de leur activité militaire. 512
Selon le lieutenant-colonel Beaudoin de la coopération militaire belge (CTM), les Français en partant
ont dit aux Rwandais qu’ils reviendraient en cas de problème :
[L’]Attitude de la FR[ance] est ambiguë. [Les] FR[ançais] ont déclaré à leur départ que s’ils (les
gouvernementaux) avaient des problèmes, ils reviendraient. 513
Les propos que le général Quesnot tient en privé le 29 avril 1994, condamnant le multilatéralisme et
l’action de l’ONU, 514 montrent que les militaires français ont vécu comme un camouflet ce départ du
Rwanda et leur remplacement par la MINUAR composée entre autres de militaires belges qui viennent
prendre leur place.
Des militaires français restent au titre de la coopération. Des armes continuent à être livrées, alors
que les Accords d’Arusha proscrivent ces livraisons.
2.18
La France est à l’origine de la MONUOR et de la MINUAR
La France est à l’origine de la Mission d’observation des Nations-Unies Ouganda-Rwanda (MONUOR).
Dès le début du conflit, elle se préoccupe de faire surveiller la frontière du Rwanda avec l’Ouganda. À
la suite de discussions entre les ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais, organisées à
Paris le 14 août 1991 sous l’égide du Quai d’Orsay, la France envoie sur la frontière entre le Rwanda et
l’Ouganda une Mission d’observateurs français (MOF). Opérationnelle du 26 novembre 1991 au 10 mars
1992, cette MOF a pour mission d’enquêter sur les violations de cette frontière. Chacun des deux pays
renvoyait sur l’autre la responsabilité de ces violations. Cette MOF est constituée d’un diplomate, M.
François Gendreau, 515 et de sept observateurs mis à disposition par le ministère de la Défense. 516 Ces
509 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 15 novembre 1993, Objet : Votre
entretien avec M. Léotard le 15 novembre à 17 h 00. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot15novembre1993.pdf
510 R. Dallaire [72, p. 173].
511 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 5]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
512 Émission « La Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
513 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 78].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
514 Voir section 14.10.2 page 645.
515 François Gendreau est chef de la délégation française qui participe à la phase III des négociations d’Arusha du 7 au 16
septembre 1992). http://francegenocidetutsi.org/DeLaSabliere3septembre1992.pdf
516 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 185].
153
2.18. LA FRANCE EST À L’ORIGINE DE LA MONUOR ET DE LA MINUAR
observateurs sont le colonel André Brixy, ancien attaché de Défense à l’ambassade de France au Burundi
de 1987 à 1989 ; les adjudants Joël Fiordière et Philippe Bondy ; le sergent Philippe Marin ainsi que les
caporaux Fabien Carrier, Jérôme Soulier et Jean-Paul Soulliaert. 517
Des représentants du Rwanda et de l’Ouganda se sont à nouveau retrouvés, le 20 juin 1992, à Paris,
pour recevoir les conclusions de cette mission. 518
Dès les premières négociations entre le gouvernement rwandais et le FPR, la France soutient la formation d’un groupe d’observateurs internationaux chargé de surveiller la frontière ougando-rwandaise. Un
groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN I) de 50 hommes est formé après l’accord de cessez-le-feu
en juillet 1992. Du matériel est fourni par la Belgique. 519
Dès la fin 1992, l’ambassadeur de France à l’ONU soutient l’idée de la présence d’une force militaire de
l’ONU au Rwanda. Lors de la déroute de l’armée rwandaise devant le FPR début 1993, cela devient même
un sujet de plaisanterie au Conseil selon un ambassadeur. 520 Dans le projet français, cette force aurait
au mieux contrôlé l’avance du FPR et soulagé le gouvernement à la fois en créant une zone démilitarisée
entre les deux belligérants et en surveillant la frontière ougandaise. Une force de l’ONU sur laquelle la
France aurait quelque influence pouvait être une réponse à la demande du FPR de retrait des troupes
françaises.
Après que fin février 1993, l’intervention française ait sauvé l’armée rwandaise de la déroute, François Mitterrand demande le 3 mars au ministre des Affaires étrangères d’entreprendre les démarches qui
permettront aux Nations Unies d’intervenir dans le conflit rwandais. 521 Parmi des propositions de recommandation pour le Conseil restreint de ce mercredi 3 mars, Bruno Delaye suggérait que si les négociations
d’Arusha reprennent, « nous pourrons alors en tirer profit pour internationaliser la question et explorer
alors la voie d’une substitution de casques bleus à nos troupes. » 522 La question de la transformation de
nos troupes au Rwanda en Casques-bleus a été ouvertement évoquée à ce Conseil restreint :
MINISTRE DE LA DÉFENSE
[...] La saisie du Conseil de sécurité si elle aboutissait à une résolution permettrait à nos quatre
compagnies de devenir des forces de l’ONU ou partie d’une force à caractère international. Il conviendrait qu’un élément d’un autre pays puisse se joindre à cette force. [...]
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
On y voit plus clair. Il faut saisir la balle au bond :
- dans la déclaration des 14 partis politiques rwandais, le point 8 demande la saisie du Conseil de
sécurité,
- le cessez-le-feu a été décidé.
Nous devons appuyer cette requête au Conseil de sécurité.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Il faut, le plus tôt possible, céder la place à des forces internationales des Nations unies.
Vis-à-vis du reste de l’Afrique, si la France se retire, ce qui serait sage, chacun se sentira menacé.
Rester, c’est s’exposer à être le spectateur impuissant de l’arrivée des vainqueurs. Il vaudrait mieux
retirer nos troupes mais pas dans les conditions actuelles.
En attendant les forces de l’ONU, est-on certain d’assurer la soudure ? La conquête peut se
terminer en quelques jours. Peut-on avoir une réponse en quelques jours ?
Les Affaires Etrangères doivent assurer la conduite. Si l’Ouganda nous trompe, Kigali tombera.
AMIRAL LANXADE
Les forces rwandaises tentent de reprendre le terrain avec notre soutien. Nous pouvons assurer la
sécurité de nos ressortissants et leur rapatriement mais pas nous opposer au FPR.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Nous n’avons pas intérêt à ce que les Tutsis avancent trop vite. Il faut gagner du temps, retarder
par tous les moyens diplomatiques et continuer à soutenir l’armée rwandaise en lui fournissant les
munitions dont elle a besoin.
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 42].
Audition de Claver Kanyarushoki, ambassadeur du Rwanda en Ouganda, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, p. 318].
519 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7 - 1997/1998, section 3.2.2.4, p. 197]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=97
520 The International Response to Conflict and Genocide : Lessons from the Rwanda Experience [148, Book 2, Early
Warning and Conflict Management, section 2.1.5].
521 M. Mas [139, p. 254].
522 Bruno Delaye, Conseil restreint au sujet du Rwanda, Propositions de recommandations, 3 mars 1993. http:
//francegenocidetutsi.org/Delaye3mars1993.pdf
517
518
154
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
La décision de Boutros Ghali est urgente : si nos soldats se transforment en soldats de l’ONU,
cela change de genre. Mais nous ne devons pas être seuls. Nous pourrions participer à une force de
l’ONU avec un millier d’hommes.
Il faut saisir Mérimée dans l’heure et se dépêcher de mettre le système en place. Si il n’y a pas de
réponse des Nations unies, une nouvelle réunion du Conseil restreint s’imposera. 523
Après le cessez-le-feu signé le 7 mars 1993 entre le Gouvernement rwandais et le FPR à Dar es-Salaam,
une zone démilitarisée est créée et un nouveau groupe d’observateurs formé (GOMN II), sous l’égide de
l’OUA, comme le premier. La résolution 812 du Conseil de sécurité du 12 mars 1993 demande au Secrétaire
général de lui soumettre un projet de déploiement d’observateurs à la frontière ougandaise. 524
Jean-Bernard Mérimée, représentant de la France à l’ONU, adresse une lettre au Secrétaire général
de l’ONU en date du 2 avril 1993, où il demande le déploiement d’observateurs militaires des Nations
Unies à la frontière ougando-rwandaise. 525
L’OUA n’ayant pas les moyens financiers nécessaires pour mettre sur pied le GOMN II dont elle
veut garder la maîtrise, son Secrétaire général, Salim Ahmed Salim, demande à l’ONU d’y contribuer.
Boutros-Ghali lui répond que cela ne pourrait se faire que sous commandement onusien. 526 Il semble que
l’initiative française à l’ONU contrecarre la démarche de l’OUA.
Le 22 juin 1993, la résolution 846 du Conseil de sécurité crée la MONUOR, Mission d’observation des
Nations Unies à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda. 527 Cette force marquant la première implication
sur le terrain des Nations Unies était déployée uniquement du côté ougandais pour vérifier qu’il n’y avait
pas d’assistance militaire de l’Ouganda au FPR. La France est donc à l’initiative de cette MONUOR. 528
Aussi curieux que cela paraisse a posteriori, la MINUAR a aussi été constituée à la demande de la
France. Le 27 septembre 1993, François Mitterrand envoie une lettre au Président Clinton, lui demandant
d’appuyer le projet de résolution du Conseil de sécurité portant création d’une force des Nations Unies
au Rwanda. 529 La résolution 872 du Conseil de sécurité du 5 octobre 1993 crée la MINUAR et y intègre
la MONUOR et le groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN II) de l’OUA. 530
Jean-Marc de la Sablière, directeur des affaires africaines et malgaches, écrit dans le compte rendu de
la rencontre Mitterrand-Habyarimana du 7 octobre 1993 :
Grâce à notre action diplomatique, la résolution 872 du Conseil de sécurité a décidé de l’envoi au
Rwanda d’une force internationale. 531
François Mitterrand le reconnaît lui-même :
C’est la France qui a obtenu les accords d’Arusha, lesquels ont été respectés jusqu’à ce que
l’attentat contre le président du Rwanda déclenche la violence. C’est la France qui a obtenu du
Conseil de sécurité de l’ONU la création d’une force d’interposition. 532
Mais il assigne à cette force internationale une mission d’interposition qui n’est pas prévue dans la
résolution 872. Une autre version de cette intervention du président de la République, rédigée par Hubert
Védrine, ne contient pas cette phrase sur la création d’une force d’interposition. 533 Pourtant quand
Mitterrand déclare le 10 mai 1994 que les Nations Unies « s’étaient emparées de ce problème », 534 son
acrimonie est audible.
Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint3mars1993.pdf
ONU, S/RES/812, p. 2, section 3. http://francegenocidetutsi.org/93s812.pdf
525 M. Mas [139, p. 280].
526 Report of Meeting between H.E. Dr. Salim Ahmed Salim, Secretary-General and Mr. James Jonah, UN Under SecretaryGeneral for Political Affairs. OAU Headquarters, Addis Ababa, 25 May 1993, p. 2.
527 ONU, S/RES/846, p. 3, section 2. http://francegenocidetutsi.org/93s846.pdf
528 Audition de Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 154].
529 Le Président de la République à S.E. Monsieur William J. Clinton, Président des États-Unis d’Amérique, 27 septembre
1993. http://francegenocidetutsi.org/MitterrandClinton27septembre1993.pdf
530 ONU, S/RES/872 (1994). http://francegenocidetutsi.org/93s872.pdf
531 Notes sur la rencontre Habyarimana-Mitterrand du 7 octobre 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 226]. http://francegenocidetutsi.org/MitterrandHabyarimana7octobre1993.pdf
532 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 18 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
MitterrandConseilDesMinistres18mai1994.pdf
533
Hubert Védrine, Mercredi 18 mai 1994 - Conseil des Ministres. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres18mai1994.pdf
534 Entretien avec François Mitterrand sur TF 1, 10 mai 1994.
523
524
155
2.18. LA FRANCE EST À L’ORIGINE DE LA MONUOR ET DE LA MINUAR
Jean-Bernard Mérimée, représentant permanent au Conseil de sécurité, reconnaît que la France a été
le moteur de la résolution 872 :
For France it was a matter of disengaging itself from Rwanda by putting in place a system that
permitted Habyarimana regime to evolve in keeping with democratic procedures, with the presence
of the UN and according to the Arusha accords. 535
Selon Mérimée, la France aurait utilisé sa position de membre permanent pour faire passer sa résolution
qui fut le résultat d’un marchandage, les États-Unis obtenant la leur sur la Somalie et la Russie la sienne
sur la Géorgie. 536
Le lecteur notera le glissement sémantique de François Mitterrand qui en plein génocide et en pleine
guerre entre les FAR et le FPR dit le 18 mai que « c’est la France qui a obtenu du Conseil de sécurité
de l’ONU la création d’une force d’interposition » alors que la résolution 872 qui l’a créée en 1993 disait
qu’il s’agissait d’« une opération de maintien de la paix ». 537 La résolution 918, votée la veille, 17 mai,
ajoute à sa mission de « contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés
et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là où il sera possible, de
zones humanitaires sûres ». 538 La résolution 912 qui a diminué les effectifs de la MINUAR le 21 avril,
lui ajoutait comme mission d’« agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d’obtenir leur
accord à un cessez-le-feu » 539 Il n’a jamais été question au Conseil de sécurité de confier à la MINUAR
une mission d’interposition entre les belligérants. Son mandat est resté sous le chapitre VI de la charte
de l’ONU. Chez M. Mitterrand, il ne s’agit pas d’une erreur. Il a toujours voulu que la MINUAR ait une
fonction d’interposition pour empêcher le FPR de prendre le pouvoir. Il n’y a pas réussi. Mais bien que
non exprimé dans la résolution 929 donnant mandat à la France pour l’opération Turquoise, c’est bien
un rôle d’interposition que M. Mitterrand fixera aux militaires français.
2.18.1
La France aurait voulu transformer ses soldats en Casques-bleus
Suite à la reprise des combats le 8 février 1993 par le FPR, qui s’arrête à 30 km de Kigali, les dirigeants
français ont bien compris que l’armée rwandaise aurait été balayée si les militaires français n’étaient pas
intervenu. François Mitterrand décide alors de recourir à l’ONU pour qu’elle mette sur pied une force
d’interposition. Il comptait bien que la France pourrait en faire partie.
La France va appuyer une demande du Rwanda, en vue de l’éventuelle intervention d’éléments de
l’ONU sur le territoire rwandais, ont indiqué des sources diplomatiques à New-York, selon lesquelles
la France serait prête à mettre ses soldats présents sur place à la disposition des Nations Unies. 540
Un compte rendu du Conseil restreint du 3 mars 1993 le confirme :
Le Président : “Il faut nous dégager mais en passant par les Nations Unies. Nous ne devons pas
nous retirer comme cela. C’est au Quai d’Orsay d’assurer très vite ce relais. Est-ce possible ? Il faut
faire la soudure, retarder l’avance des Ougandais. Il y a urgence d’obtenir une décision de BoutrosGhali. Nos soldats peuvent se transformer en soldats des Nations Unies. Mais pas eux seuls. Il faut
agir rapidement, en deux ou trois jours.” 541
Le FPR s’y oppose pour cette raison, ainsi que le rapporte un télégramme de l’ambassadeur Georges
Martres :
M. NSENGIYAREMYE M’A ÉGALEMENT DIT QUE LE F.P.R. ÉTAIT EFFRAYÉ PAR L’INITIATIVE QUE NOUS AVONS PRISE AUPRÈS DU CONSEIL DE SÉCURITÉ DES NATIONS
UNIES. IL VOYAIT DANS NOTRE DÉMARCHE UNE TENTATIVE DE FAIRE COUVRIR PAR
535 Interview de Jean-Bernard Mérimée par Daniela Kroslak, Paris, 6 octobre 1999. Cf. D. Kroslak [120, p. 247]. Traduction
de l’auteur : « Pour la France, c’était un moyen de se désengager du Rwanda en mettant en place un système qui permettait au
régime Habyarimana d’évoluer en respectant les formes démocratiques avec la présence des Nations Unies et conformément
aux Accords d’Arusha. »
536 D. Kroslack, ibidem.
537 ONU, S/RES/872 (1994). http://francegenocidetutsi.org/93s872.pdf
538 ONU, S/RES/918 (1994), p. 3. http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf
539 ONU, S/RES/912 (1994), p. 2. http://francegenocidetutsi.org/94s912.pdf
540 Rwanda : Le gouvernement souhaite l’intervention de l’ONU, Le Monde, 5 mars 1993. Source : AFP.
541 Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. Notes prises par Hubert Védrine. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint3mars1993NotesVedrine.pdf
156
2. LA FRANCE ET LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU GÉNOCIDE
L’ORGANISATION INTERNATIONALE UNE ACTION ARMÉE DE NOTRE PART. LA DÉLÉGATION RWANDAISE S’EST ATTACHÉE À FAIRE VALOIR QUE LE CONSEIL AVAIT ÉTÉ
SAISI PAR LE RWANDA ET NON PAR LA FRANCE ET QUE L’OBJECTIF DE CETTE SAISINE ÉTAIT D’OBTENIR LA CRÉATION D’UNE FORCE D’INTERPOSITION ET NON DE
JUSTIFIER UNE OPÉRATION MILITAIRE. MAIS LE F.P.R. RESTE TRÈS MÉFIANT VIS-ÀVIS D’UNE INITIATIVE QUI SANS AUCUN DOUTE, AURAIT POUR RÉSULTAT DE LIMITER
SA MARGE DE MANŒUVRE SUR LE TERRAIN. 542
Selon Colette Braeckman, lors des négociations devant aboutir aux Accords d’Arusha, alors qu’il
était question d’envoyer au Rwanda une force de l’ONU, « la France proposa même de transformer
en Casques-bleus ses unités déjà présentes au Rwanda, mais cette proposition fut récusée par le Front
patriotique ». 543 Après la conclusion définitive des accords, le 4 août 1993, la France freine pour retirer
ses troupes et envisage toujours de transformer ses soldats en Casques-bleus. 544 L’ambassadeur Marlaud
souligne que le Président Habyarimana aurait souhaité que les Français fassent partie de la MINUAR. 545
Cette participation de la France à la MINUAR est encore discutée entre Habyarimana et Mitterrand
lors de leur rencontre du 7 octobre 1993 :
La participation de la France à la force internationale n’est pas envisageable en raison de l’opposition du FPR alors que son accord est exigé par les textes. 546
Cet espoir de se transformer en Casques bleus semble partagé par les militaires français. Ainsi l’un
d’eux, assistant militaire technique auprès du bataillon paras-commando écrit : « Mon espoir est de voir
les forces françaises de Noroît, qui sont sur place, se couvrir du casque bleu de l’ONU ». 547
2.18.2
La France veut minimiser les effectifs de la MINUAR
L’ambiguïté de l’attitude française face à la force de l’ONU est remarquée par le général Dallaire qui
note l’appui que lui donnent les diplomates et au contraire les réticences des militaires, ceux-ci dictant
au final la politique française. Lors de sa mission exploratoire au Rwanda, le général Dallaire rencontre
l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, la veille de son départ le 30 août 1993. Il remarque la
différence de point de vue entre l’ambassadeur et l’attaché militaire, Bernard Cussac :
Il [l’ambassadeur Marlaud] trouva mon rapport raisonnable, mais dès que je commençai à parler
chiffres, l’attaché militaire français présent descendit dans l’arène. Il déclara qu’il comprenait mal
mon si grand besoin d’hommes. La France avait un bataillon de seulement 325 hommes dans le pays
et, selon lui, la situation était maîtrisée. Il y eut un moment de silence puis l’ambassadeur réitéra son
appui à mon plan, tandis que l’attaché militaire, calé dans sa chaise, ruminait sa rage, n’en pensant
pas moins. Son attitude n’avait pour moi aucun sens. J’en conclus qu’il se livrait à de l’obstruction
systématique et qu’il existait en France une sérieuse divergence d’opinions entre la politique suivie
par le ministère des Affaires étrangères et celle de la Défense nationale. 548
De retour à New York, Dallaire se heurte à l’inertie de la bureaucratie de l’ONU et à la mauvaise
volonté états-unienne pour mettre sur pied sa force. Il s’adresse alors à la délégation française :
J’ai alors réalisé que l’attaché militaire avait plus d’influence que son patron car la France me fit
savoir qu’une force de 1 000 hommes suffirait amplement. 549
542 G. Martres TD Kigali, 9 mars 1993. Objet : Retrait des troupes françaises du Rwanda, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 172]. http://francegenocidetutsi.org/Martres9mars1993.pdf
543 Quatre années de compagnonnage entre Paris et Kigali, Le Soir, 18 juin 1994, p. 9.
544 Colette Braeckman [44, p. 136].
545 Audition de Jean-Michel Marlaud, Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 290].
546 Note de la direction des affaires africaines et malgaches, Ministère des affaires étrangères, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 227].
547 José De Pinho [168, p. 43].
548 R. Dallaire [72, p. 116].
549 R. Dallaire [72, p. 126].
157
Chapitre 3
Des dirigeants français adhèrent à
l’idéologie raciale qui a favorisé le
génocide
« Dans cette région des Grands Lacs les massacres
sont devenus la norme. Dans ce type de conflit ne
cherche pas les bons et les méchants, il n’existe que
des tueurs potentiels. »
François Mitterrand à son fils Jean-Christophe.
(« Mémoire meurtrie », Plon, 2001, p. 154)
Les dirigeants français connaissent-ils bien l’histoire du Rwanda ? S’ils la connaissent, c’est pour avoir
suivi et appuyé la politique belge qui a déclenché la « révolution sociale » de 1959. 1 Faute de mieux,
les autres recourent probablement à ces présupposés, ces souvenirs d’école, si discrets et si communs,
qu’il serait très inconvenant de les qualifier de racistes. Il y aurait chez eux une certaine conviction en la
supériorité de la race blanche, un mépris subséquent pour les « Noirs » que l’on ne veut voir que classés
en ethnies, leur déniant toute capacité de débat politique et de choix individuel. 2 Dit poliment, chez
nos dirigeants, « le regard ethnographique l’emportait lorsqu’il s’agissait des questions africaines sur les
concepts politiques démocratiques ». 3 S’agit-il ici de regard ethnographique ou raciologique, d’analyse en
termes ethniques ou raciaux ? La différence est minime, selon nous. Si le mot race renvoie à des différences
physiques que l’anthropométrie et la biométrie, voire la génétique, prétendaient vouloir caractériser, le mot
ethnie renvoie à des différences d’ordre culturel comme les langues, religions et coutumes. L’usage actuel
de ces termes est moins précis. Le terme de race a pris une connotation péjorative en raison du nazisme
et de l’époque coloniale. Aussi le terme d’ethnie lui est souvent substitué, en particulier pour ce qui
est de l’Afrique et il amalgame à la fois des notions culturelles et biologiques. Certains auteurs parlent
d’idéologie ethnique, d’ethnisme. Considérant, qu’au Rwanda, Tutsi et Hutu n’ont pas ces différences
culturelles qui distinguent les ethnies, nous estimons que le terme ethnie recouvre une idéologie raciale. 4
C’est le cas de Jacques Foccart notamment.
Suivant la vieille technique coloniale de mise sous contrôle des populations, les Belges, aidés efficacement par les
missionnaires, ont joué d’une ethnie contre l’autre et ont cultivé, s’ils ne l’ont créé, l’antagonisme Hutu-Tutsi. La genèse
de l’opposition Hutu-Tutsi était peu connue des Français. Mais la méthode ne l’était pas. Il suffit d’ouvrir de vieux livres
d’histoire ou de géographie pour se remémorer les « différences raciales » entre les Berbères et les Arabes en Algérie ou au
Maroc, entre les Hovas et les autres à Madagascar avec la « politique des races » de Galliéni.
3 Jean-Pierre Chrétien, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 66 ].
4 Nous suivons ici ce qu’écrit Pierre Erny dans son livre Rwanda 1994. Certes il parle, lui, de raciologie et prétend que
l’anthropométrie permet de distinguer objectivement Tutsi et Hutu ! Dans son livre, découvert par nous plus tard, Mgr
Perraudin utilise le plus souvent le terme de races, il va jusqu’à dire dans son Mandement de Carême 1959, qu’elles sont
« également respectables et aimables devant Dieu », mais il parle aussi d’ethnies ou de clans ethniques et laisse le lecteur
pantois quand il avoue : « Au moment où j’écris, le mot ethnie est préféré à celui de race, mais à l’époque, en 1959, tout
le monde parlait de race, sans pour autant soulever de problèmes. » Cf. A. Perraudin [167, pp. 163, 188-189, 194-196, 364,
1
2
159
3.1. LE FAIT ETHNIQUE EST PRÉDOMINANT
3.1
Le fait ethnique est prédominant
Aux yeux des dirigeants français, les ethnies semblent être le critère fondamental pour appréhender
la société rwandaise. C’est le seul critère de distinction sociale ou politique à retenir. Comme en d’autres
temps la « question juive », la question ethnique est une obsession. Le mot ethnie est employé au sens
de race à tel point que l’ambassadeur Martres parle de « classe métisse ». En octobre 1990, il expose le
choix que doivent faire les puissances occidentales face au conflit rwandais, ou bien elles considèrent qu’il
s’agit d’une agression extérieure ou bien :
ELLES PRENNENT EN COMPTE L’APPUI INTÉRIEUR DONT BÉNÉFICIE CE MOUVEMENT, MÊME S’IL N’A PU SE DÉVELOPPER QU’AVEC LE CONCOURS DE L’OUGANDA,
ET MÊME S’IL CONVIENT DE PRÉVOIR QU’APRÈS LA PHASE APPARENTE DE L’UNION
NATIONALE, IL ABOUTIRA VRAISEMBLABLEMENT À LA PRISE DU POUVOIR PAR LES
TUTSIS ET TOUT AU MOINS PAR LA CLASSE MÉTISSE À LAQUELLE JE FAISAIS ALLUSION DANS MON TD CITÉ PLUS HAUT. 5
Le 24 octobre, l’ambassadeur Martres évoque « l’harmonie entre les races » :
LES TUTSIS DE L’INTÉRIEUR SOUHAITENT AU FOND D’EUX-MÊMES QUE CETTE
ACTION ARMÉE RÉUSSISSE MAIS RECONNAISSENT QU’EN CAS D’ÉCHEC, ELLE N’AURA
FAIT QUE RETARDER ENCORE LE JOUR LOINTAIN OÙ LE RWANDA POURRA CONNAÎTRE
L’HARMONIE ENTRE LES RACES. 6
La primauté de la vision ethnique transparaît clairement dans ces instructions données à l’ambassadeur J.-M. Marlaud lors de sa prise de fonction en mai 1993. Elles ont été rédigées, après concertation
interministérielle, lors d’une réunion présidée par le secrétaire général du Quai d’Orsay :
Pendant la période de transition, l’ambassadeur encouragera les autorités rwandaises, présidence
et gouvernement, à se rapprocher et à se concerter pour agir, dans toute la mesure du possible, de
concert. L’ambassadeur sera, en outre, attentif aux questions interethniques et à la situation des
droits de l’homme et rappellera, en tant que de besoin, les préoccupations de la France sur ce point.
Il réfléchira, enfin, à la position que devra adopter notre pays, ainsi qu’à ses intérêts à moyen et long
terme à l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous garderons de privilégier l’une ou
l’autre des ethnies. 7
Comme le montre notamment Gérard Prunier que nous citons en section 1.1 page 17, la notion d’ethnie
n’a aucune réalité au Rwanda. Elle n’existe que dans la tête de ceux qui veulent en faire « le » problème.
3.2
La majorité ethnique est la majorité démocratique
Des dirigeants français estiment qu’un gouvernement est démocratique s’il est détenu par des membres
de l’ethnie majoritaire. C’est là faire fi des principes les plus élémentaires comme celui de l’égalité des
hommes en droit rappelé dans le 1er article de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Les
droits les plus élémentaires seraient-ils suspendus dans le contexte de l’Afrique ?
Selon Gérard Longuet, alors ministre de l’Industrie, l’Afrique n’est qu’affaire de tribus :
On sait bien que les querelles, ça dure depuis des dizaines d’années. C’est un peu décourageant.
Il y a une minorité hutsi, euh tutsi, qui est une minorité de pasteurs, de nomades qui a toujours eu
un rôle dominant. La majorité à juste titre veut gouverner. L’Ouganda dont les tribus sont
proches des Tutsi soutient ces minorités et le Zaïre fait sans doute le contraire de l’autre côté. 8
François Mitterrand se révèle obsédé par les ethnies quand il est question du Rwanda. Sa conception
de la démocratie pour le Rwanda coïncide exactement avec le slogan de « peuple majoritaire » 9 au nom
366, 427].
5 TD Kigali, 7 octobre 1990. Objet : Situation au Rwanda. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 131]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/Martres7octobre1990.pdf
6 G. Martres, TD Kigali 598, 24/10/90 08H11 - 307847. Objet : Situation au Rwanda. C’est nous qui mettons en gras.
http://francegenocidetutsi.org/Martres24octobre1990.pdf
7 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 287]. C’est nous qui mettons en gras.
8 Gérard Longuet interrogé par Anne Sinclair, France 2, 17 avril 1994. Cf. J.-P. Chrétien [59, p. 181]. C’est nous qui
mettons en gras.
9 En kinyarwanda rubanda nyamwinshi. Il s’agit bien sûr des Hutu.
160
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
duquel a été exécuté le génocide. Ainsi le 22 juin, à la veille de l’opération Turquoise en Conseil des
ministres :
Le Président de la République rappelle que le Rwanda, comme le Burundi, est essentiellement
peuplé de Hutus. La majorité des habitants a donc soutenu naturellement le gouvernement du président Habyarimana. Si ce pays devait passer sous la domination tutsie ethnie très minoritaire qui
trouve sa base en Ouganda où certains sont favorables à la création d’un « Tutsiland » englobant
non seulement ce dernier pays mais aussi le Rwanda et le Burundi, il est certain que le processus de
démocratisation serait interrompu. 10
C’est donc pour défendre la démocratie que la France a soutenu le gouvernement intérimaire rwandais,
formé uniquement de Hutu et organisateur du génocide. François Mitterrand fait une déclaration après
le génocide où son obsession ethnique est manifeste :
« Notre responsabilité est nulle. (...) Le président Juvénal Habyarimana était membre de l’Organisation de l’unité africaine. Son pays était à l’ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 %
majoritaire ; il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C’est la France
au contraire qui a facilité la négociation entre les deux ethnies. » 11
Pour le Premier ministre de l’époque, Edouard Balladur, la notion de majorité hutu est tout aussi
naturelle :
M. Edouard Balladur a répondu que l’action de la France de 1993 à 1994, jusqu’au déclenchement
du génocide, avait poursuivi un double objectif ; il s’agissait d’abord d’un appel constant à la raison
et à la conciliation, dont les accords dits d’Arusha IV 12 portent témoignage, et d’un désir de voir la
majorité hutue associer le FPR à l’exercice des responsabilités politiques. 13
Gérard Prunier estime que la phrase d’Edouard Balladur, « son but était de voir la majorité hutue
associer le FPR au gouvernement » est « l’exact reflet de la théorie raciste que proposait l’État rwandais
lui-même » :
Faisant remarquer que cette expression impliquait que le gouvernement du général Habyarimana
représentait en lui-même la majorité hutue, il [Gérard Prunier] a jugé qu’on sombrait là dans une sorte
de communautarisme, et que si l’on considérait que le fait d’être un Hutu permettait de représenter
tous les Hutus, cela signifiait qu’on admettait qu’il n’y avait pas de place pour l’expression individuelle
que seuls pouvaient s’exprimer le Stand, « l’ordre », le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la
notion de démocratie n’avait plus aucun sens. Il a ajouté que le fait de raisonner ainsi – les Hutus
sont 85 %, donc, le général Habyarimana les représente, puisqu’il est hutu – était l’exact reflet de
la théorie raciste que proposait l’État rwandais lui-même, puisqu’en kinyarwanda, le terme rubanda
nyamwinshi « le peuple majoritaire », renvoyait à une sorte de logique coextensive, selon laquelle les
Hutus formant 85 % de la population, il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la
démocratie soit réalisée. 14
Pour Hubert Védrine, à l’époque secrétaire général à la Présidence de la République, le fait que le
président du Rwanda soit hutu est un signe de la légitimité de son régime :
[...] la réputation de M. Habyarimana était bonne à l’époque, le Rwanda était surnommé la Suisse
de l’Afrique et son Président était considéré comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si
tout n’était pas réglé. Le fait que M. Habyarimana fût hutu n’était pas choquant en soi, les Hutus
représentant 80 % de la population. Dans ces conditions, pour quels motifs et dans quel but la France
aurait-elle contribué à son remplacement ? 15
Hubert Védrine exprime des doutes sur la nécessité de partage du pouvoir, dans la mesure où le
président provenait de l’ethnie majoritaire :
10 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf
11 Le président de la République défend son action diplomatique, Le Monde, 10 septembre 1994, p. 9 ; Interview du
Président de la République, M. François Mitterrand au quotidien Le Figaro, 9 septembre 1994.
12 L’Accord d’Arusha IV, signé le 3 août 1993, concerne l’intégration des forces armées, mais c’est aussi l’accord final
d’Arusha, voir section 1.12 page 44.
13 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 97].
14 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 186].
15 Audition d’Hubert Védrine, 5 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 201].
161
3.3. CONFUSION ENTRE ETHNIE ET PARTI POLITIQUE
M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait l’objet de critiques inverses de la part
de ceux qui se demandaient si la France, s’appuyant sur la « philosophie de La Baule », avait été bien
inspirée de s’engager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire de partager le
pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et venant de l’étranger. 16
Ainsi, selon lui, le tort de la France aurait été d’avoir voulu imposer la démocratie dans un pays où la
vie politique se réduit à un affrontement d’ethnies. Le même Védrine ne se formalise pas que les « Tutsi »
soient exclus de l’armée rwandaise :
Récusant l’hypothèse d’une formation sélective des forces armées rwandaises qui aurait privilégié
les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé que la France avait participé à l’instruction de troupes
issues d’une armée régulière, représentant 80 % de la population. 17
Commentant ces propos d’Hubert Védrine, Gérard Prunier remarque que les dirigeants français partagent la philosophie politique du régime qui a produit le génocide :
S’agissant de M. Védrine, il a estimé qu’il était encore plus étonnant dans son témoignage du 5 mai
lorsqu’il disait : « Habyarimana est Hutu, il représente donc au moins 80 % de la population » et qu’il
ajoutait : « On se demande bien pourquoi il devrait partager le pouvoir avec l’infime minorité tutsie ».
Supposant qu’à cette aune, n’importe quel président français représente 100 % de la population,
puisqu’il est français, il a fait observer que c’était là l’expression même de la pensée communautariste,
c’est-à-dire de la philosophie politique qui sous-tendait le régime qui a produit le génocide. Il a ainsi
conclu que lorsque les responsables français raisonnaient ainsi à propos des Rwandais, lorsqu’ils se
laissaient intoxiquer par leur philosophie politique, ils entraient en fait dans la logique de leur esprit de
discrimination interne et faisaient leur la pensée de type apartheid qui présidait au fonctionnement du
régime rwandais. Précisant qu’ils n’agissaient certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt
de façon involontaire, il a estimé que ce n’était pas pour autant plus excusable. 18
Jean-Christophe Mitterrand, ancien conseiller pour l’Afrique à la Présidence de la République (19861992), ne voit, de même, aucun problème à former une armée à recrutement ethnique, avec en plus une
pincée de cynisme :
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé qu’en application des quotas et des traditions, il n’y
avait pas de Tutsis dans l’armée rwandaise mais que cette situation monolithique ne représentait pas
de risque particulier dans un contexte où le danger ethnique n’existait pas. 19
De même, selon le général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, qui
dit exprimer la pensée du Président Mitterrand, le gouvernement est légal et démocratique parce qu’il
est « hutu » :
Concernant l’assistance militaire technique, il a rappelé que le Président de la République avait
donné comme directive de recourir à la stratégie indirecte, c’est-à-dire d’aider un gouvernement légal,
qui représentait 80 % de la population. À l’époque, M. Habyarimana avait la considération de ses
pairs et des Africains et n’était pas contesté. 20
Son subordonné en 1991, le général Huchon, estimait que les Tutsi n’auront jamais exercé le pouvoir
car 80 % des Rwandais sont d’ethnie hutu :
Ces forces tutsies n’ont aucun espoir de prendre le pouvoir à Kigali, le Rwanda étant à plus de
80 % d’ethnie hutue (ethnie du Président Habyarimana). 21
3.3
Confusion entre ethnie et parti politique
Pour Michel Roussin, ministre de la Coopération, au Rwanda, les ethnies se confondent parfois avec
les partis :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 201].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 208].
18 Audition de Gérard Prunier, Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions Vol. 2, p. 187].
19 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions Vol. 1, p. 143].
20 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions Vol. 1, p. 341].
21 État-major particulier, Général Huchon, Note à l’attention de Monsieur Thierry de Beaucé, 20 novembre 1991,
Objet : Rwanda, Entretien des deux Présidents. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
Huchon20novembre1991.pdf
16
17
162
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
Chaque fois qu’il y a eu des conflits ethniques, c’est la France qui est intervenue et c’est la France
qui a pu amener les ethnies, qui se confondent parfois avec les partis, à se réunir autour d’une table
pour enfin mettre fin à ces conflits. 22
Le 16 juin 1994, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, affirme que ni les Hutu ni les Tutsi ne
peuvent gouverner seuls :
Qu’est-ce que nous essayons de faire au Rwanda ? Éviter la confrontation ethnique, permettre aux
modérés de se mettre ensemble pour gouverner ensemble ce pays parce que les Hutus ne gouverneront
pas seuls, et les Tutsis ne gouverneront pas seuls ; et nous avions réussi. 23
Bruno Delaye, conseiller de M. Mitterrand pour les Affaires africaines, considère devant la Mission
d’information que les Tutsi sont un parti politique quand il dit : « Au Burundi les Tutsis avaient été
écartés du pouvoir par les urnes. » 24
3.4
Les Tutsi, aristocrates et guerriers
Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, semble
réciter, lors de son audition en 1998, le catéchisme des missionnaires d’après la « révolution sociale de
1959 » :
L’échec de la paix paraît en définitive imputable au FPR, mouvement essentiellement constitué
de Tutsis, peuple intelligent, ambitieux, population nilotique installée dans l’Afrique profonde. 25
En parlant ainsi, il rend les Tutsi responsables de leur génocide. Il répète, mot pour mot, la propagande
des tueurs.
L’ambassadeur Martres parle de « frères de race » pour expliquer le soutien de Museveni, président
de l’Ouganda, au FPR :
Le Président [Habyarimana] est convaincu que Museveni ne renonce toujours pas à appuyer une
rébellion formée essentiellement par ses anciens compagnons et frères de race. 26
L’obsession ethnique est le fil directeur de M. Mitterrand, qui puise dans les clichés créés par les
colonisateurs belges et les missionnaires. Dans sa prestation télévisée du 14 juillet 1994, il déclare :
Là-dessus, il y a eu une série d’assassinats : le président du Burundi [...], assassinat du président
du Rwanda, et, en même temps, assassinat du deuxième président du Burundi. Ceux-là, c’étaient des
Hutus, l’ethnie majoritaire à 85 % ou 87 %, avec en face l’ethnie tutsie, celle qui est en train de gagner
cette guerre, parce que c’est une catégorie de gens courageux, organisés de tradition militaire. 27
3.5
Les Tutsi sont les ennemis de la démocratie
Persuadés que appartenance ethnique et appartenance politique sont une seule et même chose, les
dirigeants français perçoivent le FPR comme un mouvement qui ne peut prendre le pouvoir que par les
armes, puisqu’un scrutin démocratique lui serait mathématiquement défavorable. Les Tutsi sont donc
pour eux fondamentalement opposés à des élections démocratiques.
La victoire militaire du FPR serait donc à leurs yeux la fin des espoirs de démocratisation au Rwanda.
Ce thème va être constamment évoqué face à l’avance des troupes du FPR, dès la fin du mois d’avril
1994. Ainsi, après avoir évoqué les actions du gouvernement en faveur d’une paix négociée au Rwanda et
pour envoyer de l’aide humanitaire au Nord du Burundi, le général Quesnot souligne que la victoire « du
clan tutsi » signifierait la fin des espoirs dans une issue démocratique au Rwanda :
Réponse de Michel Roussin à une question d’actualité. Assemblée nationale, 13 avril 1994.
Interview de Alain Juppé, France 2, 16 juin 1994.
24 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 319].
25 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 380].
26 Compte rendu de la visite de Paul Dijoud et Jean-Paul Huchon au Président Habyarimana, 18-20 juillet 1991, Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 371].
27 M. Mitterrand : « Je serais très heureux que mon successeur soit de la même école de pensée que moi », Le Monde,
16 juillet 1994, p. 6.
22
23
163
3.6. LES TUTSI SONT DES COMMUNISTES
Mais le gouvernement est bien conscient de l’inutilité de ces efforts en cas de victoire du clan tutsi
qui ruinerait toute chance d’évolution démocratique et de paix durable au Rwanda et au Burundi. 28
Ce sera donc en invoquant la sauvegarde des principes démocratiques que la France va accorder son
soutien au gouvernement intérimaire qui accomplit le génocide en 1994. 29
3.6
Les Tutsi sont des communistes
Le contexte de la lutte anticommuniste et de la guerre froide n’a pas disparu de la tête de certains
de nos dirigeants comme Hubert Védrine qui traite Paul Kagame de « petit Lénine du coin » et le rend
responsable du génocide :
Deuxièmement, il fallait obliger les Hutu au partage du pouvoir. Si Arusha avait réussi, Kagame,
petit Lénine du coin, aurait disparu, il serait devenu secrétaire d’État dans le gouvernement. Mitterrand a sous-estimé la détermination de Kagame à prendre le pouvoir à n’importe quel prix. 30
3.7
Les Tutsi sont les ennemis de la France
La France s’est opposée à l’incursion armée du FPR en arguant qu’il s’agissait d’une agression venant de l’extérieur contre un régime légal reconnu par la communauté des nations. Cependant dans de
nombreux documents non rendus publics, le qualificatif tutsi est associé au FPR dès 1990. Le FPR étant
l’ennemi de la France, 31 puisqu’elle soutient une armée en lutte contre lui, le Tutsi, assimilé au FPR,
est par conséquent l’ennemi de la France et ceci dès le début des affrontements entre le FPR et les FAR.
Tous les responsables politiques français réduisent ainsi les combats au Rwanda à un affrontement entre
« l’armée tutsie » et « l’armée hutue », transformant un conflit politique en conflit ethnique ou racial dans
lequel les Tutsi de l’intérieur se retrouvent impliqués malgré eux, en tant que Tutsi. Cette assimilation
du Tutsi à l’ennemi va être faite par les militaires français sur le terrain, au Rwanda.
3.7.1
Dès 1990, la France fait la guerre non pas contre le FPR mais contre
les Tutsi
Au début de l’attaque du FPR, le 11 octobre 1990, l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier,
écrit au Président de la République, François Mitterrand : « Les forces tutsies maintiennent leur pression
dans le Nord-Est du pays. [...] L’aide zaïroise devrait permettre de contenir la poussée tutsie si des
renforts substantiels notamment d’origine ougandaise ne remettent pas en cause l’équilibre actuel. » 32
Au Conseil des ministres du 17 octobre 1990 :
Le Président de la République précise que l’intervention de nos troupes au Rwanda n’avait d’autre
objet que d’assurer la protection de nos compatriotes. La France n’a pas à se mêler des combats d’origine ethnique qui se déroule dans ce pays même si objectivement, il n’y a pas d’intérêt à ce qu’une
petite minorité tutsi qui se révolte l’emporte sur la majorité de la population hutu. Si
en effet la rébellion venait à l’emporter, les Hutus du Rwanda et des États voisins chercheraient
immédiatement à organiser un coup d’État en sens inverse. Nous entretenons des relations amicales
avec le gouvernement du Rwanda qui s’est rapproché de la France après avoir constaté la relative
indifférence de la Belgique à l’égard de son ancienne colonie. 33
28 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 2 mai 1994. Objet : Votre entretien
avec M. Léotard le lundi 2 mai. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf
29 Voir plus haut la déclaration de M. Mitterrand du 22 juin, section 3.2 page 161.
30 G. Périès, D. Servenay, Entretien par téléphone avec Hubert Védrine, 1er mars 2006 [179, p. 196].
31 C’était tellement vrai que, en pleine opération sous mandat de l’ONU, François Mitterrand sera obligé de rectifier : « Le
Front patriotique rwandais n’est pas notre adversaire. » Cf. Jacques Isnard, La rébellion rwandaise n’entend pas affronter
les forces françaises, Le Monde, 7 juillet 1994, pp. 1, 3.
32 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous
couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade19901011.pdf C’est nous qui mettons en gras.
33 Conseil des ministres du 17 octobre 1990. http://francegenocidetutsi.org/ConseilDesMinistres17octobre1990.
pdf C’est nous qui mettons en gras.
164
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
Claude Arnaud, chargé de mission auprès du Président de la République, parle le 18 octobre 1990 de
« rebelles Tutsi » :
Au plan politique, il est remarquable de constater que l’attaque des rebelles Tutsi n’a pas
amené de personnalités Hutus à se dissocier du gouvernement. 34
Le 24 octobre 1990, l’ambassadeur Martres analyse ainsi le conflit :
LES CLIVAGES IDÉOLOGIQUES ET CLANIQUES SONT GOMMÉS PAR L’OPPOSITION
TRADITIONNELLE ENTRE LES DEUX ETHNIES DU RWANDA : D’UN CÔTÉ LES TUTSIS
QUI CHERCHENT À RECONQUÉRIR PAR LA FORCE ARMÉE LE POUVOIR
PERDU DEPUIS 30 ANS, DE L’AUTRE LES HUTUS QUI SE BATTENT POUR
CONSERVER LEUR LIBERTÉ. 35
Le 24 octobre 1990, le colonel Galinié, attaché de Défense, parle des envahisseurs tutsi :
CES DEUX COMPORTEMENTS [celui des médias et de la Belgique] SONT DE NATURE À
DÉCOURAGER LES AUTORITÉS GOUVERNEMENTALES DISPOSÉES À FAIRE D’IMPORTANTES CONCESSIONS, ELLES NE PEUVENT ADMETTRE EN PARTICULIER QUE LEUR
SOIT IMPOSÉ UN ABANDON TERRITORIAL, AU MOTIF D’ÉTABLIR UN CESSEZ-LE-FEU,
AU PROFIT D’ENVAHISSEURS TUTSIS DÉSIREUX DE REPRENDRE LE POUVOIR PERDU EN 1959. 36
Le 2 janvier 1991, l’amiral Lanxade parle des « incursions tutsies » et de « forces tutsies » :
La situation est calme à l’intérieur du RWANDA, mais les incursions tutsies se poursuivent sur
la frontière Nord à partir du territoire ougandais. [...]
De même si l’appui direct de l’OUGANDA aux forces tutsies devait se confirmer, une nouvelle
démarche auprès du président MUSEVENI pourrait être de nature à dissiper toute ambiguïté sur
notre volonté de privilégier une solution pacifique et négociée de ce conflit. 37
À la réunion du 23 janvier 1991 à 18 h où le ministre de la défense Jean-Pierre Chevènement note
que « certains Européens se sont réinstallés à Ruhengeri 38 qui est une ville très dangereuse », François
Mitterrand laisse clairement entendre que les Tutsi sont nos ennemis : « les Tutsis ougandais se déplacent pour conquérir le Rwanda, c’est inquiétant. [...] On n’a pas intérêt que le front du RWANDA
cède. S’il s’agit de luttes tribales, on ne dit rien ; s’il s’agit d’une agression, il faut s’interposer et délivrer
les Français retenus par les Tutsis. [...] il n’est pas normal que la minorité Tutsie veuille
imposer sa loi à la majorité. » 39
Le 3 février 1991, l’amiral Lanxade annonce à François Mitterrand une « nouvelle offensive ougandotutsie » : « Une nouvelle offensive ougando-tutsie a tenté le 2 février de conquérir la ville de Ruhengeri,
au Nord-Ouest du Rwanda. » Il propose de maintenir les troupes françaises, alors qu’elles devaient être
retirées, de créer un DAMI à Ruhengeri pour « durcir le dispositif rwandais » et de faire un survol
d’intimidation avec des avions de combat. François Mitterrand répond “Oui”. 40 Nous ne trouvons pas
par ailleurs de confirmation de cette attaque. Mais nous observons que dans la nuit du 3 au 4 février,
une fausse attaque est simulée par les militaires du camp de Bigogwe. 41 Cette “attaque” sert de prétexte
pour le massacre de plus de 300 Tutsi Bagogwe par les militaires rwandais du camp de Bigogwe où se
trouvent probablement des militaires français. Il semblerait que de manière délibérée, l’armée française,
34 Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République, Entretien avec le Président Habyarimana, jeudi 18
octobre 1990 à 18 h 30. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19901018.pdf C’est nous qui mettons en gras.
35 G. Martres, TD Kigali 598, 24/10/90, 08H11 - 307847. Objet : Situation au Rwanda. C’est nous qui mettons en gras.
36 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. http://francegenocidetutsi.org/
Martres24octobre1990.pdf C’est nous qui mettons en gras.
37 Amiral Lanxade, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République”, Objet : Rwanda : Point de situation,
2 janvier 1991. http://francegenocidetutsi.org/Lanxade19910102.pdf C’est nous qui mettons en gras.
38 Une première attaque du FPR, le 21 janvier, a été repoussée mais ce jour-là, le 23, par une attaque éclair, il prend le
contrôle de la ville, libère la prison puis quitte la ville. Les FAR, appuyées par des troupes françaises, reprennent la ville
dans la soirée. La répression sera atroce.
39 Conseil de défense du 23 janvier 1991, 18 h. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint23janv1991.
pdf C’est nous qui mettons en gras.
40 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République
(sous couvert de Monsieur le secrétaire général), 3 février 1991, Objet : RWANDA. Nouvelle offensive ougando-tutsie. Note
manuscrite : “Oui - FM”. http://francegenocidetutsi.org/Lanxade3fevrier1991.pdf
41 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, p. 35]. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=35
165
3.7. LES TUTSI SONT LES ENNEMIS DE LA FRANCE
couverte par l’amiral Lanxade et François Mitterrand, ait participé à un montage destiné à massacrer
des Tutsi de l’intérieur.
Le général Huchon, alors adjoint du général Quesnot, chef d’état-major particulier, parle le 20 novembre 1991 de « forces tutsies » :
Les unités ougandaises, à majorité tutsie qui avaient mené l’attaque d’octobre 1990 sont
à présent repliées en Ouganda et organisées en forces autonomes, toujours largement soutenues par
l’armée ougandaise.
Ces forces tutsies n’ont aucun espoir de prendre le pouvoir à Kigali, le Rwanda étant à plus de
80 % d’ethnie hutue (ethnie du Président Habyarimana). 42
Notons que pour le général Huchon, l’attaque d’octobre 1990 a été menée par des unités ougandaises,
donc de l’armée ougandaise. Le 20 juin 1991, le général Quesnot parle des « rebelles ougando-tutsis » :
La situation est calme dans l’ensemble du RWANDA excepté dans la zone frontalière Nord, où les
incursions des rebelles ougando-tutsis se poursuivent à partir de leurs bases ougandaises. 43
Selon l’amiral Lanxade, Claude Arnaud, Georges Martres, le colonel Galinié, le général Huchon, le
général Quesnot et François Mitterrand, l’ennemi de la France ne se définit donc pas par des critères
politiques mais par son origine ethnique ou raciale. Conséquence logique, la France ne fera jamais disparaître les mentions ethniques des cartes d’identité. Les ministres socialistes de la Coopération, Pelletier
et Debarge, s’offusqueront en privé mais ne feront rien contre.
Les dix officiers rwandais qui rédigeront, dans le cadre d’une commission formée le 4 décembre 1991,
le texte définissant le Tutsi comme l’ennemi n’inventeront donc rien. Ils ne feront qu’écrire ce que disent
les dirigeants français au plus haut niveau. Ce texte sera diffusé parmi les troupes le 21 septembre 1992,
sur ordre du chef d’état-major de l’Armée rwandaise, Deogratias Nsabimana. 44
Les documents cités ci-dessus établissent donc qu’à l’Élysée, il y a identité de vue avec les extrémistes
à Kigali. Les dirigeants français ne peuvent prétendre, pour leur défense, ne pas avoir été au courant que
les Tutsi avaient été définis comme l’ennemi par les extrémistes rwandais. La question se pose même s’ils
n’ont pas été au nombre des inspirateurs de ce texte, diffusé dans l’armée rwandaise, définissant le Tutsi
comme l’ennemi.
3.7.2
1993 : La victoire de « l’ethnie tutsi » obsède les dirigeants français
Le général Quesnot écrit le 23 février 1993 :
La victoire de l’ethnie tutsi qui dirige le FPR amènerait sans aucun doute un sursaut ethnique
hutu dont les conséquences pourraient être dramatiques. Déjà dans les zones occupées par les rebelles
de nombreuses exécutions de civils auraient été commises. 45
Après que les militaires français aient réussi à sauver in extremis l’armée rwandaise, la France envisage
un recours à l’ONU. Mitterrand assimile l’attaque du FPR à celle des Tutsi : « Nous n’avons pas intérêt à
ce que les Tutsis avancent trop vite. Il faut gagner du temps, retarder par tous les moyens diplomatiques
et continuer à soutenir l’armée rwandaise en lui fournissant les munitions dont elle a besoin. » 46
3.7.3
Les militaires français arrivant au Rwanda apprennent que le Tutsi est
l’ennemi
Les militaires français de Noroît débarqués au Rwanda recevaient une formation de deux semaines
au cours de laquelle on leur disait que les Tutsi sont les ennemis de la France, comme en témoigne un
religieux rwandais :
42 État-major particulier, Général Huchon, Note à l’attention de Monsieur Thierry de Beaucé, 20 novembre 1991, Objet :
Rwanda, Entretien des deux Présidents. http://francegenocidetutsi.org/Huchon20novembre1991.pdf C’est nous qui
mettons en gras.
43 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Rwanda - Point de situation,
20 juin 1991. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot20juin1991.pdf
44 Voir section 4.3.2 page 203.
45 Note du général Quesnot et de Dominique Pin à l’attention de Monsieur le Président de la République, S/c de Monsieur
le Secrétaire général, 23 février 1993. Objet : Conseil restreint sur le Rwanda 24 février 1993. C’est nous qui mettons en
gras. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotPin23fevrier1993.pdf
46 Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint3mars1993.pdf
166
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
J’avais une nièce étudiante à l’université. Elle avait un copain français. Un jour le copain lui a
demandé son ethnie. Elle ne lui a pas révélée. Un jour, après les cours, tandis qu’elle rentrait chez
elle, elle a retrouvé son ami français. Il avait fouillé sa maison, était tombé sur sa carte d’identité et,
fou de colère, s’était mis à tout casser chez elle. Elle est encore en vie, elle peut te le raconter, mais
elle n’est pas au Rwanda. Il lui a dit : « Tu m’as caché ton ethnie, alors que tu étais mon amie ! »
Elle a répondu : « Mais quel est le problème ? » Mais le militaire français a répliqué : « Quand nous
sommes arrivés au Rwanda, nous avons suivi une formation de deux semaines au cours de laquelle
on nous a dit que les Tutsi sont les ennemis de la France. Tu es tutsi et tu es mon amie ? » Et il a
achevé de tout casser avant de partir. Ce pauvre Français n’avait que vingt-trois ans. Pour te montrer
à quel point l’idéologie est terrible. 47
Ainsi instruits, les militaires français en opération au Rwanda assimilent le Tutsi à l’ennemi. De 1990
à fin 1993, on les voit contrôler les cartes d’identité aux barrages sur les routes et empêcher les Tutsi de
continuer leur chemin. 48
3.7.4
Pendant le génocide de 1994, le Tutsi reste l’ennemi des Français
Edouard Balladur, évoquant les événements du printemps 1994, parle d’« armée tutsie » :
Le problème devant lequel je me trouvais au printemps 1994, alors que j’étais Premier Ministre
[...], était le suivant : fallait-il que la France envoie de nombreux soldats au Rwanda pour s’interposer
entre l’armée hutue et l’armée tutsie soutenue par l’Ouganda, c’est-à-dire en fait pour soutenir le
gouvernement Hutu ? 49
Peu avant l’opération Turquoise, Alain Juppé amalgame les Tutsi de l’intérieur avec le FPR. Il leur
dénie le droit d’exercer le pouvoir :
Les 20 % de Tutsis, même s’ils sont armés par certains pays de la région, ne pourront pas imposer
leur loi à 80 % de Hutus, et inversement. 50
M. Bernard Debré, ancien ministre de la Coopération, lors de son audition en 1998, parle aussi d’armée
tutsi pour désigner le FPR :
M. Bernard Debré a rappelé qu’en 1990, les armées tutsies ou ougandaises lancent leur grande
offensive et que le début de la guerre ne fut pas favorable aux FAR qui ont fait appel à l’aide française.
[...]
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l’ordre de marche de l’armée
tutsie a été donné dès le 6 avril au matin. 51
Les conseils restreints durant l’opération Turquoise donnent lieu à des dialogues hallucinants entre
François Mitterrand et l’amiral Lanxade. François Mitterrand confond le FPR et les Tutsi dans ses
interventions au Conseil restreint du 22 juin 1994 :
FRANÇOIS MITTERRAND :
Ces tutsis ont un commandement intelligent et ferme. [...]
AMIRAL LANXADE :
La question que je me pose aujourd’hui est la suivante : le front va-t-il s’effondrer ?
Nous avons très peu d’information sur la partie prise par le FPR. Le vide a été fait par les
Tutsis. [...]
FRANÇOIS MITTERRAND :
Les Tutsis vont instaurer une dictature militaire pour s’imposer durablement. 52
Jacques Isnard, correspondant militaire du journal Le Monde, a très certainement de bons contacts
avec l’état-major et les services. Il recopie fidèlement ce qu’on lui dit. Dans Le Monde du 29 juin, en
pleine opération « humanitaire » Turquoise, alors que le génocide des Tutsi est presque terminé, il écrit :
Témoignage du frère Jean-Damascène Ndayambaje. Cf. Y. Mukagasana, Les blessures du silence [153, p. 92].
Voir section 5.4.1 page 245.
49 Lettre d’Edouard Balladur du 9 juin 1998 à Bernard Debré, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, pp. 378-379]. http://francegenocidetutsi.org/BalladurDebre9juin1998.pdf
50 Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé à une question orale au Sénat, 16 juin 1994.
51 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 413, 415].
52 Conseil restreint du 22 juin 1994, Secrétariat : colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint22juin1994.pdf C’est nous qui mettons en gras.
47
48
167
3.7. LES TUTSI SONT LES ENNEMIS DE LA FRANCE
Pour l’instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d’État ou des
autorités hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui peut
leur garantir d’être à l’abri d’« infiltrations » du FPR ? Dans ces actions à but humanitaire, destinées
à rassurer et à secourir la population en l’approchant au plus près, un Tutsi peut s’avérer un
combattant du FPR en puissance. 53
Il insiste en affirmant le 6 juillet que même réfugié, un Tutsi peut être un rebelle potentiel :
Poussés par l’avance du FPR, les centaines de milliers de réfugiés sont aussi à surveiller dans la
mesure où, comme on dit, un Tutsi peut être un rebelle potentiel. 54
Qui est ce « on » dans « comme on dit ». Est-ce l’état-major de l’armée française que fréquente
Isnard ? Est-ce la rue ? Le journaliste ne prend aucune distance par rapport à cette assimilation du Tutsi
à l’ennemi, au rebelle. C’est extrêmement grave. C’est exactement ce que les miliciens avaient en tête
quand ils assassinaient les gens parce que « tutsi », quel que fût leur âge et leur sexe. Cette identité
Tutsi = ennemi renvoie directement à cette lettre de l’état-major de l’armée rwandaise, définissant le
Tutsi comme l’ennemi principal. Encore une fois, nous remarquons que les Français, ici les militaires et
le « journal de référence », ont adopté le point de vue des organisateurs du génocide.
Une autre preuve que l’assimilation de Tutsi avec ennemi est faite par l’armée française sur le terrain
pendant l’opération Turquoise est donnée par un militaire du GIGN, l’adjudant-chef Thierry Prungnaud :
Le Point : Comment s’est déroulée votre arrivée au Rwanda en 1994 ?
Thierry Prungnaud : On nous avait précisé que les Tutsis procédaient à des massacres en masse
des Hutus, avec l’appui du Front patriotique rwandais (Tutsis de l’extérieur) et des Ougandais. Nous
sommes arrivés le 19 juin à Goma et, en traversant les premières villes, nous étions accueillis en
libérateurs par les Hutus. Nous ne le savions pas, mais c’étaient les tueurs qui nous acclamaient !
Nous avons donné à manger pendant plusieurs jours à ces gens, nous leur avons donné des camions
entiers de biscuits !
Combien de temps a duré la confusion ?
Au moins quinze jours. On récupérait chaque jour des corps de Tutsis complètement estropiés. On
pensait que c’étaient les corps des assassins. Pis, les miliciens hutus venaient nous dire : « Filez-nous
des cartouches, il y a des Tutsis. » Puis nous avons fini par trouver bizarre de ne jamais trouver de
cadavres de Hutus. 55
3.7.5
Les « exactions » des Tutsi
Des fiches « Exactions en zone Turquoise » établies par les militaires français sont publiées par
la Mission d’information parlementaire. 56 Elles font probablement partie du rapport d’enquête sur les
massacres que les dirigeants français ont promis de transmettre à l’ONU. 57
Ces fiches portent des noms caractéristiques : celle relative aux massacres qui auraient été perpétrés
par les milices hutu 58 s’appelle EXACHUTU.XLS1. Nous y reconnaissons le nom d’une feuille de calcul du
tableur Excel. Comment s’appelle la fiche relative aux massacres qui, selon les Français, auraient été
perpétrés par le FPR ? EXACFPR.XLS1 ? Non, vous n’y êtes pas. Elle s’appelle EXACTUTS.XLS1. Exactions
des Hutu d’une part, des Tutsi d’autre part, les militaires français ont un grand sens de l’équité dans
la lutte interethnique qu’ils persistent à substituer au génocide des Tutsi. Ces fiches sont datées du 15
septembre 1994. Le sauvetage des survivants de Bisesero ne leur a donc pas ouvert les yeux.
Il apparaît donc que pour les militaires français il n’y a pas de génocide, il n’y a pas de conflit FARFPR mais uniquement un conflit interethnique Hutu-Tutsi dans lequel ils sont impliqués comme alliés
des Hutu contre les Tutsi. Suivant leur logique, le conflit devrait être alors décrit comme un conflit entre
trois ethnies Hutu et Français contre Tutsi ! Nous constatons que depuis octobre 1990 jusqu’à la fin de
l’Opération Turquoise, l’assimilation des Tutsi au FPR, donc à l’ennemi, est faite tant au plus haut niveau
53 Jacques Isnard, M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3. C’est nous
qui mettons en gras.
54 Jacques Isnard, Le dispositif « Turquoise » passe de l’humanitaire au sécuritaire, Le Monde, 6 juillet 1994, p. 3. C’est
nous qui mettons en gras.
55 Sadek Hajji, « Nous avons donné à manger aux tueurs », Le Point, 24 mars 2005, p. 38.
56 Exactions en zone Turquoise, 15/09/1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 490-493]. http://francegenocidetutsi.org/ExactionsTurquoise15septembre1994.pdf
57 Voir l’analyse de leur contenu section 33.3 page 1270.
58 Il n’est pas question bien sûr pour les militaires français de mettre en cause des membres des FAR.
168
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
de l’État français que parmi les troupes françaises envoyées au Rwanda. Il s’agit d’une cobelligérance.
Comme un génocide a été reconnu, il reste à qualifier ce rôle d’allié d’assassins qui exécutent un génocide.
Certes ces accusations ne peuvent se fonder que sur des paroles, même mises par écrit, de dirigeants
politiques et militaires, des propos de journalistes ou d’hommes du rang, encore moins sur des noms de
fichiers malheureusement choisis. Il faut analyser ce qui a été fait concrètement, examiner s’il y a eu
fourniture d’armes et d’autres moyens militaires pendant l’exécution des massacres, examiner le rôle des
troupes françaises durant l’opération Turquoise, en particulier dans la région de Kibuye, Cyangugu et
Gikongoro.
3.8
Le Rwanda est le pays des Hutu
Les dirigeants français accordent leur soutien total à un régime qui pratique ouvertement le racisme
en légalisant les mesures d’exclusion des Tutsi par les mentions ethniques sur les cartes d’identité et les
quotas limitant l’accès des Tutsi aux fonctions publiques. 59 L’exclusion des Tutsi est si bien admise que
l’expression « pays hutu » est utilisée fréquemment par les militaires français et les journalistes qu’ils
inspirent pour désigner le Rwanda. C’est une manière de signifier sans le dire que les Tutsi en sont exclus
ou à exclure, autrement dit, qu’ils sont des étrangers. Ainsi l’ordre d’opération Turquoise prévoit :
ULTÉRIEUREMENT ÊTRE PRÊT À CONTRÔLER PROGRESSIVEMENT L’ÉTENDUE DU
PAYS HUTU EN DIRECTION DE KIGALI ET AU SUD VERS NIANZI [Nyanza] ET BUTARE
ET INTERVENIR SUR LES SITES DE REGROUPEMENT POUR PROTÉGER LES POPULATIONS. 60
Les journalistes répètent « pays hutu » :
Un autre convoi de deux cent soixante-deux personnes est parti vers l’arrière du pays hutu :
des prêtres, les Petites sœurs de Jésus, les Filles de Marie, les scouts rwandais et l’évêque de Butaré.
[...] Dans la forêt, à l’ouest de Gikongoro, dernier rempart du pays hutu au sud, les légionnaires
français creusaient des trous, dimanche, et s’enterraient, prêts à défendre la route et à créer une zone
de protection dont le FPR ne veut pas entendre parler. 61
Jacques Isnard, dans la citation plus haut, écrit : « les Français interviennent dans une zone où il
demeure un semblant d’État ou des autorités hutues ».
3.9
Les Tutsi sont des étrangers au Rwanda
Le Rwanda étant le « pays des Hutu », cela implique que les Tutsi y sont des étrangers. En conséquence,
toute attaque d’exilés tutsi est par définition une attaque étrangère. Il n’y avait donc pas, dans l’esprit
des dirigeants français, surtout militaires, de dilemme pour qualifier le type de conflit que représentait
l’attaque du FPR de 1990 en agression extérieure ou en guerre civile. Ce ne pouvait être pour eux qu’une
agression extérieure.
Dans cette logique, lors des attaques du FPR, les Tutsi de l’intérieur devaient être arrêtés. Tout comme
ont été arrêtés et mis dans des camps les ressortissants allemands présents sur le territoire français en
1939, après la déclaration de guerre avec l’Allemagne.
3.10
Les Tutsi veulent créer un Tutsiland de l’Ouganda au Burundi
La création d’un Tutsiland devient une hantise obsessionnelle des militaires et dirigeants français.
C’est un projet que les Tutsi du Rwanda partageraient avec ceux du Burundi et avec Museveni, déclaré
appartenir à une ethnie proche des Tutsi. En plus, ce projet de Tutsiland est soutenu par les Anglo-saxons.
59 Il est montré section 5.4 page 241 que les Français ne font rien pour faire supprimer la mention de l’ethnie sur les cartes
d’identité.
60 9.C.1. Ordre d’opération Turquoise, 22 juin 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes
p. 387]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf
61 Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3. C’est nous qui mettons en gras.
169
3.11. NÉCESSITÉ D’UNE PARTITION
Après l’offensive du FPR de février 1993, les militaires français l’accusent de créer un Tutsiland dans
la zone abandonnée sans combat par les FAR, qui est devenue une zone démilitarisée :
Sur le terrain, l’implantation administrative, militaire et politique se poursuit sous la houlette
de ses commissaires politiques et sans tenir aucun compte de ce qui peut se négocier par ailleurs.
Inexorablement, le “Tutsiland” se met en place. 62
Fin 1993, le soupçon redouble d’intensité :
Fin novembre, début décembre 1993 : Nouvelles exactions FPR en zone démilitarisée. Les renseignements soulignent que le durcissement des actions du FPR pourraient avoir deux objectifs :
- vider par la terreur, la zone tampon de tous les opposants et créer un TUTSILAND [...]. 63
La copilote du Falcon présidentiel termine sa lettre du 28 février 1994 par : « Le grand TUTSILAND
est en marche ». 64
Le général Quesnot relatant, le 6 mai 1994, l’appel au secours du Président intérimaire Sindikubwabo
devant l’avancée inexorable du FPR, écrit à François Mitterrand :
Sur le terrain le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre : le
contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale afin d’assurer une continuité territoriale
entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le Président Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un
“Tutsiland” avec l’aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux intellectuels remarquables
relais d’un lobby tutsi auquel est également sensible une partie de notre appareil d’État. 65
François Mitterrand partage cette hantise avec ses chefs militaires en parlant le 22 juin en Conseil des
ministres de « la création d’un “Tutsiland” englobant non seulement ce dernier pays [l’Ouganda] mais
aussi le Rwanda et le Burundi ». 66
Au Conseil restreint du 29 juin, François Mitterrand et l’amiral Lanxade parlent de « zone tutsie »
pour désigner la zone FPR :
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Que se passe-t-il en zone tutsie ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Ils ont fait le vide. Les Hutus ont fui vers la Tanzanie et l’Ouganda. La zone tutsie devient un
Tutsiland. 67
3.11
Nécessité d’une partition
Ignorant l’intrication entre Hutu et Tutsi sur les mêmes collines et la porosité de la séparation entre
ces deux groupes, Bernard Debré propose une partition de la région en Tutsiland et Hutuland :
Il est illusoire de vouloir contraindre Hutus et Tutsis à cohabiter, sauf à admettre que les massacres
continueront. A côté de l’empire tutsi qui est en train de se reconstituer comme il existait avant la
colonisation, de l’Ouganda au Burundi, y compris une part de la province zaïroise du Kivu (sic), il
faut découper un pays pour les Hutus. 68
62 Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA. http://
francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19930405.pdf
63 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 278].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
64 Lettre de Jean-Pierre Minaberry au capitaine Ducoin, Kigali, 28 février 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 238-239]. http://francegenocidetutsi.org/Minaberry28fevrier1994.pdf
65 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le chef de
l’État intérimaire du Rwanda, 6 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot6mai1994StrategieIndirecte.pdf
66 Voir la citation complète plus haut section 3.2 page 161.
67 Conseil restreint du 29 juin 1994, secrétariat : Vice-amiral de Lussy (état-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf
68 Bernard Debré, Figaro Magazine, 16 novembre 1996. Cf. J.-P. Chrétien [59, p. 182].
170
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
3.12
Les Hutu de la CDR sont nos amis
Les extrémistes hutu s’expriment à travers des journaux dont Kangura, le journal d’Hassan Ngeze,
puis à partir de juillet 1993 sur les ondes de la radio RTLM. Leur organisation politique est la CDR.
Le président de la République Française apporte un soutien discret mais constant aux extrémistes
rwandais partisans de l’épuration ethnique. En voici une preuve, le 6 décembre 1990, Kangura (« Réveillezle ») no 6, un périodique extrémiste proche du pouvoir, 69 publie les « 10 commandements du Hutu » où
on peut lire :
Voici les dix commandements
1. Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi [une femme tutsi] où qu’elle soit travaille à la solde
de son ethnie tutsi. Par conséquent est traître tout Muhutu
– qui épouse une Umututsikazi ;
– qui fait d’une Umututsikazi sa concubine ;
– qui fait d’une Umututsikazi sa secrétaire ou sa protégée.
2. Tout Muhutu doit savoir que nos filles Bahutukazi sont plus dignes et plus conscientes dans
leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus
honnêtes !
3. Bahutukazi, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos sœurs à la raison.
4. Tout Muhutu doit savoir que tout Mututsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la
suprématie de son ethnie. « RIZABARA UWARIRAYE ». 70 Par conséquent, est traître tout Muhutu :
– qui fait alliance avec les Batutsi dans ses affaires ;
– qui investit son argent ou l’argent de l’État dans une entreprise d’un Mututsi ;
– qui accorde aux Batutsi des faveurs dans les affaires (l’octroi des licences d’importation, des
prêts bancaires, des parcelles de construction, des marchés publics...)
5. Les postes stratégiques tant politiques, administratifs, économiques, militaires et de sécurité
doivent être confiés aux Bahutu.
6. Le secteur de l’enseignement (élèves, étudiants, enseignants) doit être majoritairement Hutu.
7. Les Forces Armées Rwandaises doivent être exclusivement Hutu. L’expérience de la guerre
d’octobre nous l’enseigne. Aucun militaire ne doit épouser une Mututsikazi.
8. Les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des Batutsi.
9. – Les Bahutu où qu’ils soient, doivent être unis, solidaires et préoccupés du sort de leurs frères
Bahutu.
– Les Bahutu de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda doivent rechercher constamment des amis
et des alliés pour la Cause Hutu, à commencer par leurs frères bantous.
– Ils doivent constamment contrecarrer la propagande tutsi.
– Les Bahutu doivent être fermes et vigilants contre leur ennemi commun tutsi.
10. La Révolution sociale de 1959, le Référendum de 1961, et l’idéologie Hutu, doivent être enseignés à tout Muhutu et à tous les niveaux.
Tout Muhutu doit diffuser largement la présente idéologie.
Est traître tout Muhutu qui persécutera son frère Muhutu pour avoir lu, diffusé et enseigné cette
idéologie. 71
Ce texte est grave en soi. Il est publié en français et une photo du Président Mitterrand orne la
couverture de dernière page avec le sous-titre : « Un véritable ami du Rwanda. C’est dans le malheur que
les véritables se découvrent. » 72
Ce texte est connu à Paris puisque l’ambassadeur Martres le signale dans un télégramme du 17
décembre 1990 :
la radicalisation du conflit ethnique ne peut que s’accentuer. Le journal Kangura, organe des
extrémistes hutus, vient de publier une livraison qui ressuscite les haines ancestrales contre la féodalité
69 Le périodique Kangura est proche de l’entourage de Agathe Habyarimana. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du
génocide [61, p. 25].
70 Dicton : « Celui qui racontera la nuit c’est celui qui l’a vécue » c’est-à-dire on parle d’expérience.
71
Kangura No 6, Décembre 1990, p. 8 ; Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, pp. 119-120. http://francegenocidetutsi.org/
AppelConscienceBahutu10CommandementsKangura6Decembre1990p6-8.pdf
72 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 141-142]. Le texte est bien « C’est dans le malheur que les
véritables se découvrent ». http://francegenocidetutsi.org/MitterrandKangura6Decembre1990p20.pdf
171
3.12. LES HUTU DE LA CDR SONT NOS AMIS
tutsie : les « commandements hutus ». 73
Dans un télégramme du 19 décembre 1990, il écrit encore :
LA TENSION ETHNIQUE. LA DERNIÈRE LIVRAISON DU JOURNAL KANGURA DONT
J’AI RENDU COMPTE DANS MON TD 740 DU 17 DÉCEMBRE A ENCORE ACCENTUÉ LA
NERVOSITÉ DE LA POPULATION AU SEIN DE LAQUELLE L’IDÉOLOGIE DE L’EXTRÉMISME HUTU GAGNE DU TERRAIN CHEZ LES UNS, TANDIS QU’ELLE TERRORISE LES
AUTRES. 74
Mais il n’y a pas eu de protestation de l’Élysée auprès de ses amis rwandais pour l’utilisation de la
photo du Président français, pas de dénonciation de ce texte raciste et du journal. 75 Sinon, l’ambassadeur
Martres s’en serait flatté et la Mission d’information n’aurait pas manqué de le relever. M. Mitterrand
ne se démarque donc pas des louanges que lui adressent les extrémistes racistes rwandais.
En revanche, l’ambassadeur Georges Martres donne une interview en février 1991 dans le journal
rwandais la Relève où, à l’opposé de ceux qui, à l’étranger, dénoncent les internements arbitraires, les
tortures et exécutions extrajudiciaires, il prend la défense du régime :
Les observateurs parlent ici de personnes détenues ou de conditions de détention qui ne sont
sûrement pas exemptes de toutes critiques... Mais compte tenu que le pays est placé devant une
situation exceptionnelle – une guerre accompagnée de tentatives de subversion de l’intérieur –, il est
assez inévitable que le problème de défense des Droits de l’homme se pose. 76
Jean-Pierre Chrétien publie en juin 1991 dans la revue Politique africaine l’article du journal Kangura
qui contient ces dix commandements en soulignant son caractère ouvertement raciste et en reprenant le
qualificatif de « doctrine hitlérienne » donné par un député libéral belge. 77 Dans cet article, Hassan Ngeze
prête aux opposants tutsi le projet « d’assujettir tous les Africains ». Il dénonce le « plan de colonisation
tutsi au Kivu et en région centrale de l’Afrique » dans lequel Chrétien voit une sorte de « Protocole des
sages de Sion » pour les « Hamites ». Ngeze oppose le peuple majoritaire à la minorité des féodaux tutsi.
Chrétien veut croire que ces mythes raciaux ne font plus recette dans l’opinion mais il remarque les liens
entre Kangura et la Sûreté. Toutes les personnes dénoncées comme complices des rebelles par le journal
se retrouvent arrêtées ou démises de leurs fonctions. Le remaniement ministériel de février 1991 serait
comme dicté par Kangura. Ce qui amène Chrétien à conclure que le président Habyarimana, loin d’être
l’arbitre modérateur, aurait rejoint la ligne dure de Kangura.
Le 1er septembre 1992, Bruno Delaye, conseiller du Président Mitterrand, écrit à Jean-Bosco Barayagwiza, l’un des idéologues de la Coalition pour la défense de la République (CDR), afin de lui transmettre
les remerciements du Président de la République après l’envoi, le 20 août précédent, d’une lettre ouverte
signée par 700 citoyens rwandais remerciant « la France de son appui au processus démocratique et l’armée française pour sa coopération avec l’armée rwandaise », au moment même où cette formation raciste
déclenchait des massacres à Kibuye pour torpiller le protocole d’accord relatif à l’État de droit qui venait
d’être signé à Arusha. 78
N’est-ce pas là, pour reprendre l’expression de Gérard Prunier devant la Mission d’information « un
message de blanc-seing » aux extrémistes qui prouve qu’« on a créé largement les conditions de la faisabilité du drame rwandais » ? 79 Interrogé sur cette lettre, Bruno Delaye répond :
73 La mission d’information parlementaire ne publie que cet extrait du télégramme. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome I, Rapport p. 135].
74 G. Martres, TD Kigali, 19 décembre 1990. Objet : Rapport commun des ambassadeurs résidents de la CEE.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 140]. http://francegenocidetutsi.org/
Martres19decembre1990.pdf
75 La publication des « 10 commandements du Hutu » par Kangura est signalée dans la presse. Cf. Catherine Simon,
Rwanda : après la condamnation à mort de sept « suspects », le gouvernement durcit le ton, Le Monde, 7 février 1991, p. 8.
Interpellé sur cette publication ouvertement raciste lors de sa visite à Paris où il a été reçu par François Mitterrand le 23
avril 1991, le Président Habyarimana a défendu ce journal, au nom de la « liberté d’expression ». Cf. Catherine Simon, En
visite à Paris, le président Habyarimana a confirmé l’instauration prochaine du multipartisme, Le Monde, 25 avril 1991,
p. 8.
76 Jean Chatain, Quand Paris conseillait Kigali en 1991, L’Humanité, 11 mai 1994. Voir aussi section 2.3.5 page 78.
77 Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, p. 109.
http://francegenocidetutsi.org/ChretienPresseLibreEtPropagandeRacistePA42juin1991.pdf
78 L’accord est signé à Arusha le 18 août, les massacres sont déclenchés à Kibuye à partir du 20 août et cette lettre à
Mitterrand est du 1er septembre. Cf. J.-P. Gouteux [93, p. 56] ; J.-P. Chrétien [57, p. 143] ; C. Braeckman [44, p. 261].
79 Le Figaro, 1er juillet 1998.
172
3. DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ADHÈRENT À L’IDÉOLOGIE RACIALE
En sa qualité de responsable de la cellule africaine de la présidence de la République, il avait
écrit, le 1er septembre 1992, au directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères
rwandais, pour accuser réception d’une pétition, adressée à l’Élysée, et avait utilisé, dans une réponse
de routine, la formule traditionnelle : « Le Président a pris connaissance avec intérêt... Il vous remercie
de l’intérêt que vous portez à la politique, etc. ». Il s’agissait d’une réponse purement protocolaire à
un fonctionnaire ayant transmis une motion de soutien à la politique française, dont les activités
dirigeantes au sein de la CDR ne lui étaient alors pas connues. 80
La CDR a été créée en mars 1992. Bruno Delaye ne connaît toujours pas, semble-t-il, les activités de
Jean-Bosco Barayagwiza 81 le 27 avril 1994, puisqu’il le reçoit à l’Élysée en plein génocide !
L’ambassadeur Marlaud reconnaît lui-même, devant la Mission d’information, que la CDR est « un
parti extrémiste qui prônait la haine ethnique ». 82
Autre idéologue partageant les idées de la CDR, M. Ferdinand Nahimana, 83 incitateur des pogroms
dans le Bugesera et fondateur de la RTLM, est hébergé à l’ambassade de France du 7 au 12 avril, puis
évacué dans le cadre de l’opération Amaryllis. Conseiller du président intérimaire Sindikubwabo, il est
encore reçu en juillet 1994 par Jean-Christophe Belliard, adjoint de l’ambassadeur Yannick Gérard à
Goma. La CDR est créée pour semer la haine ethnique, ce que le MRND, parti du Président, ne pouvait
faire ouvertement :
Selon M. Dismas Nsengiyarimye, la CDR « était ouvertement contre le FPR et les Tutsis et pour
l’unité des Hutus afin de combattre l’hégémonisme tutsi et assurer la domination hutue. En fait, elle
disait tout haut ce que le MRND susurrait. La CDR a joué un rôle funeste dans l’invitation [incitation]
à la division et à la haine ethniques et dans la conduite des massacres qui ont endeuillé le Rwanda
depuis 1990 et en particulier à partir d’avril 1994 ». 84
La CDR bénéficie du soutien de la France. Son représentant en tant qu’observateur aux négociations
d’Arusha, M. Jean-Christophe Belliard, a reçu l’ordre de faire en sorte que la CDR soit représentée dans
les institutions de transition, alors que celle-ci fait tout pour empêcher la signature des accords de paix. 85
On sait que cet argument de la participation de la CDR aux institutions de transition servira de prétexte au Président Habyarimana pour retarder ou empêcher la mise en application des Accords d’Arusha
début 1994.
Le télégramme de l’ambassadeur de France, Georges Martres, du 11 mars 1993 révèle une très inquiétante identité de vues entre la France et la CDR qui, après la signature de l’accord de cessez-le-feu,
accuse le Président Habyarimana de trahison et estime qu’il faut le remplacer. 86
Les extrémistes de la RTLM font appel à la révolution française pour justifier les massacres. Ainsi
Georges Ruggiu invoque Robespierre. 87
3.13
Les massacres font partie de la normalité africaine
Jean-Christophe Mitterrand prête à son père des propos qui relèvent du cynisme :
Je m’inquiétai néanmoins, lorsque, en février 1991, mon père décida de gonfler nos effectifs dans
le cadre de l’opération Noroît. J’avais le sentiment que nous nous engagions beaucoup trop et je lui
demandai pourquoi « en faisions-nous autant ». Il me répondit, très net : « La situation au Rwanda
est plus que tendue. Explosive. L’agression du FPR déstabilise les rapports politiques et attise la
fracture ethnique. Il nous faut gagner du temps pour obliger les parties à s’entendre, car dans cette
région des Grands Lacs les massacres sont devenus la norme. Dans ce type de conflit ne cherche pas
les bons et les méchants, il n’existe que des tueurs potentiels. » 88
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 333].
Jean-Bosco Barayagwiza a été condamné à 35 ans de prison pour génocide par le TPIR. La peine a été réduite à 32
ans en appel.
82 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1 p. 292].
83 Ferdinand Nahimana a été condamné à la réclusion à perpétuité pour génocide par le TPIR. La peine a été réduite à
30 ans en appel.
84 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 94].
85 Voir section 2.14.1 page 137.
86 Voir section 2.14.1 page 138.
87 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 204]. Voir section 29.14 page 1156.
88 Jean-Christophe Mitterrand [150, p. 154].
80
81
173
3.13. LES MASSACRES FONT PARTIE DE LA NORMALITÉ AFRICAINE
Cette affirmation du fils corrobore ce que le père, François Mitterrand, aurait confié à des proches au
cours de l’été 1994 : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas très important ». 89
Alison Des Forges rapporte ce propos d’un conseiller de François Mitterrand, probablement Bruno
Delaye, conseiller aux Affaires africaines :
[...] un conseiller du président François Mitterrand laissa entendre que chez les Africains, les
massacres étaient une pratique habituelle qui ne pouvait être facilement éliminée. 90
Elle rappelle plus loin que pour Bruno Delaye, les massacres font partie de la normalité africaine :
Dans un entretien avec des représentants de Human Rights Watch et de la Fédération internationale des Droits de l’homme, Bruno Delaye, principal conseiller de Mitterrand pour les affaires
africaines, admit que les « Hutu » avaient commis des actes horribles, tout en insistant sur le fait qu’ils
luttaient pour leur survie. Il ajouta que de tels agissements étaient regrettables, mais que c’étaient
ainsi que les Africains se comportaient. 91
La fascination de la mise à mort est perceptible chez le Président de la République française et chez
son chef d’état-major particulier, le général Christian Quesnot. Celui-ci confie à la Mission d’information
parlementaire « avoir été fasciné par le spectacle de la haine et de la peur de l’autre au Rwanda ». 92 Il
dit encore : « Cette guerre était une vraie guerre, totale et très cruelle. » 93
D’autres dirigeants français déclinent leur racisme sous forme de cynisme. Une des perles trouvées
par un plongeur dans les abysses du mépris, Alain Juppé, a été d’affirmer que l’assassinat du Président
Habyarimana « a provoqué le départ des responsables hutus modérés », 94 alors qu’ils ont été assassinés par
ceux qui ont mis en place un gouvernement que, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, a reconnu
comme le gouvernement légitime du Rwanda. Le même Juppé parle de « guerre tribale » le lendemain de
la réception de la délégation du gouvernement intérimaire rwandais et laisse entendre que des exactions
sont commises dans les deux camps :
Des combats et des massacres d’une très rare violence se poursuivent dans ce malheureux pays
déchiré par une guerre tribale. Le Front patriotique rwandais contrôle le Nord et le Nord-Est
du pays ; les forces gouvernementales tiennent le Sud et le Nord-Ouest. A Kigali, le FPR détient
des positions stratégiques, sans pour autant avoir réalisé une percée décisive. Certains pays voisins,
notamment la Tanzanie et le Zaïre, ont pris l’initiative d’une médiation pour amener les parties à un
cessez-le-feu et à la reprise du dialogue qui avait été engagé avec les Accords de paix d’Arusha. La
France appuie bien sûr ces efforts, afin que ce pays reprenne le processus de réconciliation nationale
qui était en cours avant l’attentat dont ont été victimes les présidents du Rwanda et du Burundi. 95
Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, laisse entendre, le 4 juillet 1994 sur la chaîne de télévision
France 2, que la vie n’a pas la même valeur pour les Africains que pour nous :
C’est que pour eux, ces affrontements tribaux ne revêtent pas le caractère atroce qu’ils ont pour
nous. Il y a un manque de solidarité. La France doit donner l’exemple. Elle a pris beaucoup de risques
dans cette affaire. Mais il faut que maintenant d’autres s’engagent ou alors à quoi servent les Nations
Unies ! 96
89
3.
Patrick de Saint-Exupéry France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, page 4, colonne
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 28].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 766].
92 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 341].
93 Ibidem.
94 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 91].
95 Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question orale à l’Assemblée nationale, 28 avril
1994. C’est nous qui mettons en gras.
96 Journal télévisé de France 2, 4 juillet 1994. Cf. Monique Mas [139, p. 449].
90
91
174
Chapitre 4
L’intention et la préparation d’un
génocide sont connues des Français
Contrairement à ceux qui affirment que le génocide n’était pas prévisible, les signaux avertisseurs de
celui-ci ont abondé. Il est certes facile maintenant de revoir l’histoire et de dire, au vu de ce qui est arrivé,
que tel événement annonçait le génocide et il n’est pas très juste de condamner maintenant ceux qui n’ont
pas vu le génocide venir. Mais les responsables français en charge de la politique au Rwanda étaient très
informés et rien moins que naïfs. Ils savaient ce qui se passait. Un exemple est donné par les réflexions a
posteriori de Thérèse Pujolle, chef de la Mission d’aide et de coopération à Kigali de 1981 à 1984 :
[Le génocide] est le résultat de notre entêtement à ne pas voir, et à ne pas entendre, ce qui était
en œuvre depuis des années. Cette effroyable mise à mort d’un pays n’a pas débuté dans la nuit du
6 au 7 avril 1994. Elle a été préparée, répétée, organisée, dans la colline comme en ville. Depuis des
mois, exactions, disparitions, assassinats et massacres s’accomplissaient dans la nuit rwandaise. Civils
et religieux, démocrates et militants des associations et des partis alertaient, fuyaient à l’extérieur
ou disparaissaient ensevelis dans des fosses communes clandestines. Nous le savions. Et nous avions
pourtant poursuivi notre coopération et civile et militaire. Nous, fiers d’être de la patrie des Droits
de l’homme et du citoyen, si attachés à ce message fondateur de la France moderne. [...]
Mais nous étions avisés que nous coopérions avec un système éducatif à quotas ethniques, que
nos partenaires ne pouvaient pas circuler, sans autorisation, d’une préfecture à une autre, que les
cartes d’identité mentionnaient l’ethnie et qu’être immatriculé tutsi valait l’étoile jaune d’une autre
persécution. Notre coopération militaire s’inquiétait du rôle de la sûreté et de ses délateurs. Elle
savait que l’armée était affaire de clans, qui s’éliminèrent à travers de ténébreux complots puisqu’elle
se réduisait au seul clan de la famille du Président.
Nous avons été myopes et on nous a demandé d’être myopes. 1
Ce « on » se situe au niveau de la hiérarchie de Thérèse Pujolle dans ces premières années de la
présidence Mitterrand avec l’expulsion du ministre Jean-Pierre Cot et le retour aux méthodes de Jacques
Foccart accommodées à la sauce mitterrandiste.
Une hypothèse serait que les Français ont sous-estimé la gravité des informations à leur disposition.
À côtoyer fréquemment des personnes qui disaient ouvertement « nous allons liquider les Tutsi », elles
seraient devenues insensibles, cyniques ; 2 à les soutenir militairement, elles seraient tombées dans la
connivence. Appelons ceci l’hypothèse de l’aveuglement. Notons seulement que c’est une manière policée
de s’exprimer. Ainsi Jean-Pierre Chrétien intitule « un aveuglement français persistant » un chapitre d’un
de ses livres 3 où il reprend un article publié en 1992 sous le titre « 1991, complicité dans le silence ».
Parler d’aveuglement est donc une manière universitaire de présenter les choses, afin de ne pas infliger
d’entrée au lecteur un jugement péremptoire et de le laisser juge.
1 Thérèse Pujolle, Écho-opération, juin 1994, citée par J.-P. Gouteux [93, p. 222]. Elle n’a pas été invitée à témoigner
devant la Mission d’information parlementaire de 1998.
2 Ainsi, le général Christian Quesnot déclare à la Mission d’information « avoir été fasciné par le spectacle de la haine et
de la peur de l’autre au Rwanda », Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 341].
3 Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme, Karthala, 1997.
175
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
Si c’est en connaissance de cause que les Français ont coopéré avec ceux qui préparaient le génocide,
hypothèse du non-aveuglement, qui, dans le couple Français - extrémistes hutu, a influencé l’autre dans
ce projet d’éradiquer les Tutsi ?
Nous répondons dans ce qui suit à une première question : les Français étaient-ils informés de l’intention
de commettre le génocide des Tutsi ?
Puis à une deuxième question : comment ont-ils réagi ? Sont-ils restés aveugles ou ont-ils réalisés où
cela menait ? Autrement dit, se sont-ils laissés duper par les extrémistes hutu ou au contraire ont-ils
accepté ce projet de génocide ?
Enfin surgit une troisième question : les Français ont-ils été informés de la préparation du génocide ?
La réponse à la première question, les Français étaient-ils informés de l’intention de commettre le
génocide des Tutsi est évidemment oui. En premier lieu, comme le souligne Marcel Kabanda, le projet de
génocide n’était pas caché :
En fait, le projet du génocide n’est pas caché. On le voit dans le rapport de la Mission. L’ancien
ambassadeur de France à Kigali dit clairement qu’en 1990, un colonel de l’armée lui dit, effectivement,
on profitera de l’attaque du FPR, comme prétexte pour exterminer les Tutsis. Donc il le sait. Il le
sait, mais cela ne le dérange pas. 4
Que signifie l’affirmation : « mais cela ne le dérange pas » ? En second lieu, comme le souligne une
experte internationale, Mme Astri Suhrke, les Français était très bien informés sur ce qui se passait :
Qui fallait-il écouter ? La France était la mieux informée au Rwanda sur les extrémistes Hutus
mais elle s’attachait principalement aux renseignements sur le FPR qu’elle considérait comme un
adversaire. 5
Mme Suhrke voudrait donc dire que le parti-pris des Français contre le FPR a fait qu’ils n’ont pas
voulu prendre en compte les exactions des extrémistes hutu.
Nous allons reprendre ces questions en suivant le fil des événements.
4.1
4.1.1
Les massacres périodiques à caractère génocidaire sont organisés par les autorités rwandaises
Les massacres des années 60, un véritable génocide
Nous avons vu comment les massacres de 1959 et du début des années 60 ont été délibérément organisés
par la Belgique et l’Église catholique pour écarter les dirigeants tutsi qualifiés à la fois de féodaux et de
communistes. 6 La France appuie à l’ONU le projet belge de république hutu. Elle ferme les yeux sur les
massacres et les exactions commis lors de sa fondation et pour cause, la langue officielle de la nouvelle
république est le français et le régime affirme son anticommunisme. Kayibanda est reçu en France en
octobre 1962 et signe un accord de coopération.
Les massacres des années 1960 ont comme prétexte des tentatives d’incursion armée de Tutsi exilés.
Celles-ci sont facilement stoppées par une armée conduite par des officiers belges. Les massacres organisés en représailles par les autorités sont autrement meurtriers. Nous avons rapporté comment l’opinion
française a été informée des massacres de 1963 par la publication d’une lettre d’un coopérant suisse, M.
Vuillemin, dans Le Monde. 7 Nous ne notons pas de protestation française en réaction à ces massacres.
Nous observons que la France privilégie ses relations avec le Rwanda par rapport au Burundi d’où sont
venues des attaques des Inyenzi, sans toutefois provoquer une rupture entre les deux pays qui pourrait
conduire le Rwanda à se tourner vers l’Ouganda anglophone. 8
Marcel Kabanda, La question de l’ethnisme au Rwanda, Strasbourg, 10 avril 1999.
Audition de Mme Suhrke, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.4.5, p. 487].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=487 Mme Astri Suhrke, enquêteur principal adjoint au Chr. Michelsen Institute de Bergen, Norvège (spécialisé en Droits de l’homme), membre du conseil consultatif
du Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU est l’auteur du Rapport The Joint Evaluation of Emergency Assistance to
Rwanda.
6 Voir section 1.6 page 25.
7 L’extermination des Tutsis, Le Monde, 4 février 1964. Voir des extraits section 1.7.1 page 30.
8 O. Thimonier [205, p. 49].
4
5
176
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
En 1973 les persécutions anti-tutsi sont organisées délibérément par le Président Kayibanda mis en
selle par cette « révolution » de 1959 et toujours soutenu par la Belgique et l’Église, malgré les crimes de
son régime. La France favorise le coup d’État de 1973 qui met fin aux pogroms anti-tutsi.
En 1981, Amnesty International décrit les massacres depuis 1961 comme un génocide :
Les exemples de violences les plus flagrants de ces dix dernières années en Afrique ont sans doute
été les milliers de « disparitions » et de morts qui ont suivi des coups d’État au Rwanda (1961) [...].
Au Rwanda et au Burundi, la violence qui a duré plusieurs mois et a resurgi par la suite a frappé
arbitrairement non pas simplement des individus hostiles au régime, mais des groupes ethniques
entiers ; cette action politique officielle s’apparente à un véritable génocide. 9
En 1983, Thérèse Pujolle, chef de la mission de coopération civile, se fait remettre en place par Paris
quand elle relève des atteintes aux Droits de l’homme :
L’année 1983 marque un tournant. Suite à une dépêche qu’elle envoie à Paris, elle se voit sommée
de se taire. « Les droits de l’homme ne vous regardent pas. Faites du développement. » 10
La consigne est donc de se taire.
4.1.2
Paris ne veut pas paraître impliqué dans les massacres d’octobre 1990
L’amiral Lanxade, dans sa note du 11 octobre 1990 à François Mitterrand, est parfaitement informé
des massacres contre les Tutsi exécutés en représailles de l’incursion du FPR. En effet, il préconise le
retrait d’une des deux compagnies envoyées début octobre 11 pour que « nous ne paraissions pas trop
impliqué » si « des exactions graves envers la population étaient mises en évidence dans les opérations
en cours. » 12 Le chef d’état-major particulier est déjà informé de ces exactions graves. Des massacres
de Tutsi se déroulent dans la région du Mutara 13 dans le nord-est et à Kibilira comme le signale le
télégramme du 13 octobre 1990 l’attaché de Défense français à Kigali en section 5.1 page 229.
Non seulement les chefs militaires français sont informés des massacres mais ils semblent de connivence.
Primo, dans le télégramme du 11 octobre de l’amiral Lanxade, les Français aident l’armée rwandaise à
contenir « la poussée tutsie ». Secundo, dans le télégramme du 13 octobre 1990, le colonel Galinié, attaché
de Défense, souligne la nécessité de mieux armer ces paysans qui massacrent les Tutsi suspects. Tertio,
dans sa note du 11 octobre 1990, l’amiral Lanxade propose de retirer des troupes françaises pour ne pas
paraître impliqué dans les exactions.
Il n’y a pas de doute sur les auteurs des massacres. Ceux de Kibilira sont perpétrés, selon le colonel
Galinié, par des groupes d’autodéfense organisés par le MRND, les organisateurs sont le bourgmestre, le
sous-préfet et d’autres autorités locales selon Christophe Mfizi et la Commission internationale d’enquête
de 1993. Les massacres du Mutara sont commis par l’armée rwandaise selon Jean Hélène et le rapport de
l’ADL. Selon cette Commission internationale, ils ont été appuyés par des hélicoptères. Ces hélicoptères
sont entretenus par les Français. Les massacres du 7 octobre à Murambi sont organisés par le bourgmestre
Gatete, personnalité du MRND, le parti unique présidé par Habyarimana.
D’autre part, l’attaché de Défense et l’ambassadeur, qui sont sur place, disent craindre que « ce conflit
finisse par dégénérer en guerre ethnique » car ils observent qu’une stratégie de défense des autorités visà-vis de l’incursion armée du FPR est de massacrer des Tutsi innocents de l’intérieur. Ces craintes ne
rencontrent pas d’écho à Paris sauf cette allusion de Jean-Christophe Mitterrand : « Cette aide [en
armement] permettrait à la France de demander avec force le respect des Droits de l’homme. » 14
Un télégramme de l’ambassade de France à Kigali du 19 octobre 1990 envisage que les possibles
exactions soient organisées par les durs du régime :
9 Amnesty International, Les « disparus » - Rapport sur une nouvelle technique de répression [24, pp. 52-53]. C’est nous
qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/AmnestyLesDisparus1981p52.pdf
10 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : « services », réseaux, familles, Le Figaro, 1er avril 1998, p. 4.
11 Ce retrait ne se fera que le 15 décembre. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 129].
12 L’Amiral [Lanxade], Chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous
couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade19901011.pdf Voir section 2.3.1 page 72.
13 Jean Hélène, Rwanda : Les réfugiés dénoncent les massacres perpétrés par l’armée, Le Monde, 16 octobre 1990. Voir
section 2.3.2 page 72.
14 Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à la Présidence, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République,
16 octobre 1990. Situation au Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/JCMitterrand16octobre1990.pdf
177
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
Il existe des possibilités de déclenchement de graves exactions à l’encontre des populations tutsies
de l’intérieur qui seraient soit spontanées, soit directement encouragées par les plus durs du régime
actuel jouant ainsi leur va-tout. 15
Nous constatons que, dès octobre 1990, les Français sont parfaitement informés des massacres ; ils
savent que leurs auteurs reçoivent leurs ordres du gouvernement rwandais et que ces massacres ont un
caractère génocidaire. L’arrestation d’au moins 10 000 Tutsi suite à la simulation d’attaque sur Kigali
dont ils ont été témoins, sinon acteurs, donne une dimension de préparation d’un génocide à ce mois
d’octobre 1990. Le caractère génocidaire de ces massacres n’est pas une invention de notre part. Comme
on le verra plus loin section 4.2.2 page 188 l’intention de commettre un génocide est exprimée par un
officier supérieur rwandais et la crainte d’un génocide est exprimée par les Tutsi puisque l’ambassadeur en
informe Paris. Les Français savent donc qu’ils soutiennent militairement ceux qui organisent ces massacres
et procèdent à des arrestations sur critère « ethnique ».
Mais cette menace de participer à un génocide ne frôle pas les décideurs français. Ils ne veulent se
situer que dans une logique de guerre, certes de guerre africaine. Il s’agit pour eux d’une agression extérieure. C’est logique puisque les assaillants viennent d’Ouganda. Mais dans le même temps ils désignent
l’agresseur, le FPR, comme l’armée tutsi et considèrent que les Tutsi de l’intérieur qui se font massacrer
ne peuvent être que les alliés du FPR. Ils s’inscrivent donc dans une logique de guerre civile, mais cette
contradiction ne les dérange pas. Ceci leur permet de ne pas parler de risque de génocide mais de risque
de guerre interethnique.
Cette tolérance des massacres va être bénéfique pour les intérêts français car les Belges vont retirer
leurs militaires et cesser leurs livraisons de munitions. La France se retrouve comme seul soutien militaire
du régime. Son pouvoir est d’autant grandi.
4.1.3
Le massacre des Bagogwe
Après l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR, le 23 janvier 1991, les autorités rwandaises
ordonnent la chasse aux détenus libérés qui sont pour la plupart exécutés et organisent en représailles le
massacre des Bagogwe. 16 Paris sait que les massacres de janvier 1991 ont été déclenchés par le colonel
Serubuga, chef d’état-major adjoint des FAR. 17 Mais Paris n’émet aucune protestation, ni privée ni
publique.
Il semble bien que des militaires français ont été témoins directs de ces exactions. Lors des ratissages
de Ruhengeri après le départ des soldats du FPR le 23 janvier au soir, deux sections du 8e RPIMa ont
été envoyées. Qu’ont-elles vu des exécutions sommaires, qu’ont-elles fait ? 18
À une barrière sur la route Ruhengeri-Kigali, un militaire français et des militaires rwandais sont
vus contrôler les cartes d’identité. Les Tutsi sont remis aux miliciens, qui les tuent avec machettes et
gourdins. 19
4.1.4
Les massacres du Bugesera en 1992
La Mission d’information parlementaire publie deux télégrammes diplomatiques de l’ambassadeur
Georges Martres, du 9 mars, et du chargé d’affaires William Bunel, du 11 mars 1992, envoyés au ministère
des Affaires étrangères. Ils prouvent que les autorités françaises étaient parfaitement au courant des
massacres du Bugesera ; 20 elles en connaissaient certains auteurs et la méthode utilisée. Le télégramme
du 9 mars comporte même une phrase lourde de connaissance du passé et de prescience de l’avenir :
SI CES ÉVÉNEMENTS ÉTAIENT REDOUTÉS DEPUIS LONGTEMPS, ILS AVAIENT [ÉTÉ]
SI SOUVENT ANNONCÉS QU’ON FINISSAIT PAR ESPÉRER NE PAS LES VOIR SE PRODUIRE. MAIS UN CERTAIN NOMBRE DE FAITS SE SONT ACCUMULÉS AU FIL DES MOIS,
15 Dépêche « Confidentiel défense » du 19 octobre 1990. Cf. Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : « services »,
réseaux, familles, Le Figaro, 1er avril 1998, p. 4.
16 Voir section 2.3.8 page 80.
17 Le chef d’état-major est le Président Habyarimana.
18 Voir section 112 page 112.
19 Témoignage de Immaculée Mpiganzima-Cattier à la CEC. Cf. Coret, Verschave [67, p. 21].
20 Nous décrivons les massacres du Bugesera en section 2.3.9 page 83.
178
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
QUI ONT REPLACÉ LE RWANDA DANS LE SILLAGE DE SON HISTOIRE. 21
Cette phrase est étrangement lucide et même prophétique. Écrite pour les massacres de mars 1992,
elle aurait pu être écrite pour ceux d’avril 1994. Elle souligne que les bruits, les propos annonçant
des massacres ne sont pas à prendre à la légère au Rwanda. Et ce constat est fait en 1992. Avec cette
coïncidence troublante que, autant en 1992 qu’en 1994, les Tutsi sont réfugiés dans des églises en particulier
celle de Nyamata. Des milliers de personnes seront massacrés dans la paroisse de Nyamata dès le 7 avril
1994. 22 Il s’agissait bien là, au Bugesera, de la répétition générale du génocide. Dans le Rwanda de 1992,
le « sillage de son histoire » n’est pas déterminé par la fatalité. La raison de ces massacres apparaît
clairement dans l’analyse qu’en fait l’ambassadeur français :
1/ LES ÉVÉNEMENTS DU BUGESERA 23
DE GRAVES ATTAQUES DE PAYSANS HUTU CONTRE LES TUTSI ONT COMMENCÉ LE
6 MARS DANS LE BUGESERA, ALORS MÊME QUE LES NÉGOCIATIONS EN VUE DE LA
FORMATION D’UN VÉRITABLE GOUVERNEMENT DE COALITION PARAISSAIENT PROCHES
D’ABOUTIR (CF. MON TD 181). LE POGROM DÉCLENCHÉ DANS LA COMMUNE DE KANZANZE, À UNE CINQUANTAINE DE KILOMÈTRES AU SUD DE KIGALI, S’EST ÉTENDU
LE 7 ET LE 8 MARS À CELLES DE NGASHORA ET DE NGENDA, COUVRANT TOUTE LA
ZONE DE LA SOUS-PRÉFECTURE DE KANAZI, LIMITROPHE DU BURUNDI. 24
Georges Martres met bien en évidence le mécanisme du « pogrom » :
— La création de nouveaux partis liés au journal Kangura qui recommande de défendre le « peuple
majoritaire » contre les Tutsi :
DEPUIS PLUSIEURS MOIS, CE [sic] SONT DÉVELOPPÉS DES MOUVEMENTS EXTRÉMISTES – LE MOUVEMENT POUR LA DÉFENSE DES FEMMES ET DU BAS-PEUPLE, LA
COALITION POUR LA DÉFENSE DE LA RÉPUBLIQUE, LE PALIPEHUTU – QUI SOUTENUS PAR LE JOURNAL KANGURA APPELLENT LA NATION HUTU À SE REGROUPER
AUTOUR DE L’IDÉAL DE L’ANCIEN PARMEHUTU, AVEC POUR PRINCIPAL OBJECTIF LA DÉFENSE DU PEUPLE MAJORITAIRE CONTRE L’ETHNIE QUI A FOURNI L’ANCIENNE CLASSE FÉODALE. 25
Le caractère nazi du journal Kangura a été dénoncé dans la revue Politique africaine publiée à
Paris en juin 1991. 26 Il ne peut donc échapper aux décideurs parisiens.
— Les exactions sont organisées par l’autorité locale :
DES EXACTIONS ÉTAIENT DÉJÀ COMMISES DEPUIS PLUSIEURS MOIS DANS LE
BUGESERA, SOUS L’IMPULSION DU BOURGMESTRE DE KANZANZE, CONNU POUR
SON EXTRÉMISME. 27
— La raison des massacres est de saboter les négociations pour un gouvernement de coalition avec
l’opposition intérieure :
ALORS MÊME QUE LES NÉGOCIATIONS EN VUE DE LA FORMATION D’UN VÉRITABLE GOUVERNEMENT DE COALITION PARAISSAIENT PROCHES D’ABOUTIR. 28
— Les Hutu de l’opposition sont accusés de complicité avec le FPR par le pouvoir :
L’ANIMOSITÉ DES HUTU A ÉTÉ AGGRAVÉE PAR LA PROPAGANDE DU PARTI LIBÉRAL, CONNU POUR SES SYMPATHIES À L’ÉGARD DES TUTSI. LE P.L. N’A SEMBLE-T-IL
RIEN FAIT D’AUTRE QUE D’INCITER CEUX-CI À DÉFENDRE LEUR LIBERTÉ DANS LE
CADRE DU MULTIPARTISME, MAIS CES MOTS D’ORDRE ONT ÉTÉ PERÇUS PAR LE
POUVOIR COMME UNE INVITATION À REJOINDRE LES RANGS DU F.P.R. 29
21 G. Martres, TD Kigali, 9 mars 1992, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Annexes, p. 166].
http://francegenocidetutsi.org/Martres9mars1992.pdf
22 Linda Melvern [140, p. 128] ; African Rights [5, p. 270].
23 Beaucoup de Tutsi ont été « reclassés » de force dans des zones inhabitées dont cette région marécageuse en vertu d’un
plan qui les dépossédait de leurs biens. Cf. J. B. Rwacibo, Pour une durable pacification du pays, Kigali, 17 novembre 1959.
Cité dans J.-C. Willame [220, pp. 61-62].
24 G. Martres, ibidem.
25 G. Martres, ibidem, p. 167.
26 Voir section 4.2.4 page 191.
27 G. Martres, ibidem, p. 167.
28 G. Martres, ibidem, p. 166.
29 G. Martres, ibidem, p. 167.
179
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
— De fausses informations sont diffusées, faisant croire, suivant la technique de l’accusation en miroir,
que les Tutsi vont commettre des assassinats :
À LA FIN DU MOIS DE FÉVRIER AVAIT CIRCULÉ À KIGALI UNE LETTRE D’UN
SOI-DISANT COMITÉ DE SYMPATHISANTS DE LA NON-VIOLENCE COMME VENANT
DE NAIROBI, ANNONÇANT NOTAMMENT QU’UNE VINGTAINE DE PERSONNALITÉS
HUTU [...] ALLAIENT ÊTRE ASSASSINÉES SUR L’ORDRE DU F.P.R. PAR L’INTERMÉDIAIRE DU PARTI LIBÉRAL, CONSIDÉRÉ COMME LA ”BRANCHE INTÉRIEURE” DE LA
RÉBELLION. 30
— Ces fausses informations sont diffusées sur la radio nationale, Radio Rwanda. 31 :
LA RADIO-DIFFUSION RWANDAISE A MIS LE FEU AUX POUDRES LE 3 MARS EN
DIFFUSANT CETTE LETTRE SANS ANALYSE CRITIQUE ET EN NE LAISSANT AUCUN
DOUTE SUR L’AUTHENTICITÉ ET LE BIEN FONDÉ DE CES ALLÉGATIONS. 32
— Les Tutsi se réfugient dans les églises :
ENVIRON 6.000 RÉFUGIÉS SE SONT GROUPÉS DANS LES PAROISSES DE NYAMATA
[...] 33
— Les massacres sont présentés comme l’œuvre d’éléments incontrôlés :
DE GRAVES ATTAQUES DES PAYSANS HUTU CONTRE LES TUTSI ONT COMMENCÉ
LE 6 MARS DANS LE BUGESERA. 34
— Les massacres sont faits à l’arme blanche :
ON COMPTAIT HIER UNE VINGTAINE DE TUÉS À L’ARME BLANCHE DANS DES
CONDITIONS ATROCES [...] 35
— Les forces de l’ordre laissent faire le pogrom que l’ambassadeur présente comme « des affrontements » :
LA RÉACTION DES FORCES DE L’ORDRE A ÉTÉ TARDIVE. LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR
DES ARMÉES, LE COLONEL SERUBUGA, A DÉCLARÉ, DANS L’APRÈS-MIDI DU 6, QU’IL
N’ÉTAIT PAS AU COURANT. QUOIQUE LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR M’AIT AFFIRMÉ
LE 7 AU MATIN QUE LA SITUATION ÉTAIT SOUS CONTRÔLE ET BIEN QUE LE COLONEL RWAGAFILITA, COMMANDANT DE LA GENDARMERIE, AIT ÉTÉ DÉPÊCHÉ SUR
PLACE LE MÊME JOUR, LES AFFRONTEMENTS SE POURSUIVAIENT DANS LA JOURNÉE DU 8. [...]
LES MILITAIRES PARAISSENT AVOIR FAIT PEU D’EFFORTS POUR DÉSARMER LA
POPULATION. 36
Ce télégramme du 9 et celui du 11 mars montrent que l’ambassade est informée au mieux. L’implication
des autorités est manifeste : les massacres sont organisés sur place par le bourgmestre de Kanzanze, Fidèle
Rwambuka. 37 Au niveau national, Radio Rwanda a diffusé les fausses informations qui ont mis le feu
aux poudres. Le journal Kangura, des partis issus du MRND, mènent une campagne pour réveiller la
haine latente vis-à-vis des Tutsi. Le ministre de l’Intérieur dit avoir la situation sous contrôle alors que
les massacres continuent, les forces de l’ordre visiblement laissent faire les tueurs.
Les militaires français ont certainement eu connaissance des massacres :
G. Martres, ibidem, p. 167.
Suite à l’indignation de la communauté internationale et à la protestation des partis d’opposition, Ferdinand Nahimana
est renvoyé de son poste de directeur de l’Office rwandais d’information (ORINFOR) d’où il supervisait Radio Rwanda. Cf.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 84] ; J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 56-61]. Par suite, il devient
un des principaux fondateurs et dirigeants de la radio RTLM. Ferdinand Nahimana est docteur en histoire de l’université
de Paris VII. Sa thèse est publiée sous le titre Le Rwanda : émergence d’un État, L’Harmattan, 1993. Tout en s’étant révélé
comme un dangereux pousse-au-crime, Nahimana reste un grand ami de la France. Il est évacué de Kigali le 12 avril 1994
par les Français. Il retourne au Rwanda comme conseiller du président intérimaire.
32 G. Martres, ibidem, p. 167.
33 G. Martres, ibidem, p. 166.
34 G. Martres, ibidem, p. 166.
35 G. Martres, ibidem, p. 166.
36 G. Martres, ibidem, p. 166.
37 Fidèle Rwambuka, bourgmestre de Kanzanze, est membre du comité central du MRND, le parti du Président Habyarimana. Cf. Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis
le 1er octobre 1990 [85, p. 46]. Il est mystérieusement assassiné le 21 août 1993. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du
génocide [61, Photos : « Obsèques d’un extrémiste »].
30
31
180
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
M. François Lamy, rappelant qu’à propos du massacre du Bugesera M. Éric Gillet avait parlé de
répétition générale, a demandé, à l’époque, s’il avait eu des contacts avec les militaires français en
poste au Rwanda et s’il pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles atrocités. [...]
M. Éric Gillet a répondu qu’il n’avait pas eu de contact direct avec les militaires français même
s’il avait pu en croiser régulièrement. Il a déclaré en revanche qu’il ne pouvait pas imaginer que ces
derniers n’aient pas eu connaissance des massacres commis, d’une part parce que les Rwandais les
avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires français, présents en application
d’un accord de coopération militaire, partageaient la vie des camps où s’entraînaient les miliciens.
En effet, les groupes qui ont commis les massacres étaient en réalité composés d’un noyau dur de
miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir d’auxiliaires. Or, l’entraînement du noyau
dur était effectué par l’armée rwandaise. M. Éric Gillet a ajouté que la communauté diplomatique
était très présente dans le pays. L’ambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes,
se rendait sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et fréquentait régulièrement ses
collègues, notamment français, canadiens et américains. 38
Des militaires français sont au camp militaire de Gako dans le Bugesera. Par ailleurs, parmi les tueurs,
il y a un commando recruté par des élèves de l’École de gendarmerie de Ruhengeri, où exercent des officiers
français. 39 L’ambassadeur de France, Georges Martres, écrit dans son télégramme du 11 mars qu’il envoie
deux collaborateurs. Serait-ce des militaires ?
Un rapport de la Mission d’assistance militaire de mai 1992 visant à justifier la demande de renforcement de l’aide aux enquêtes de police judiciaire, se montre sceptique sur les enquêtes faites par les
Rwandais sur des attentats par mines dans le Bugesera en décembre 1991.
La conséquence en a été, après quelques “mises en valeur” judicieusement opérées par certains
responsables locaux (bourgmestre MRND et sous-préfet de Nyamata) ou par l’Office Rwandais de
l’Information (ORINFOR, dirigé à l’époque par un MRND pur et dur), les troubles inter ethniques
qui en mars ont fait environ 300 morts. 40
Dans l’une des affaires, le principal suspect est un paysan d’origine burundaise. Le soi-disant commanditaire est un riche Tutsi qui a été libéré faute de charges suite à une action du Parti Libéral. Mais l’auteur
du rapport relève que l’employeur du suspect est un riche propriétaire terrien du Nord du pays. Son fils,
le major Théoneste Mugemana, du service de sécurité présidentiel, accomplit des missions à l’extérieur
pour le président Habyarimana et leurs épouses sont amies intimes. Le rapport conclut ce point en notant
que suivant le parti auquel on appartient on affirme que le commanditaire est soit le FPR, soit un officier
très proche du président. L’auteur de ce rapport pourrait être Michel Robardey puisqu’il est chargé de la
réorganisation des enquêtes de police judiciaire de la gendarmerie rwandaise. Mais les réflexions qu’il fait
plus tard, attribuant l’origine des troubles interethniques du Bugesera au FPR, font preuve de beaucoup
moins d’esprit critique que ce rapport :
Que Kagame ait tout prévu avant le début de la guerre d’octobre 90, je ne sais pas. Ce qui
est certain, c’est qu’il a commencé à jouer avec les troubles interethniques, au plus tard, lors de la
campagne d’attentats par explosifs menée par le FPR dans le Bugesera au printemps 92. 41
4.1.5
Lors des massacres du Bugesera, l’ambassade de France se refuse à
désigner les commanditaires
Lors des massacres au Bugesera en mars 1992, l’implication des autorités dans les massacres est
manifeste :
Au Bugesera, les affrontements ont fait plusieurs centaines de morts, beaucoup plus de blessés et
des milliers de déplacés. En mars 1992, des Interahamwe et des militaires de la GP [garde présidentielle] et du camp Mayuya (un total d’environ 75 militaires) ont été envoyés au Bugesera. Les militaires
étaient en civil et armés de poignards et de pistolets. Les personnes, en particulier [illisible] et des
IPJ/OPJ, qui auraient pu gêner l’opération avaient été mutées à l’avance. Les fauteurs de troubles
ont été transportés par des véhicules des ponts et chaussées ; l’essence nécessaire à l’opération était
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 58].
Voir section 2.3.9 page 83.
40 Actes de terrorisme perpétrés au Rwanda depuis décembre 1991, Mission d’assistance militaire, Kigali,
No 289/4/AD/RWA, 31 mai 1992. http://francegenocidetutsi.org/ActesDeTerrorisme31mai1992.pdf
41 Lieutenant-colonel Robardey, contribution au forum du colonel Hogard, 24 Septembre 2006.
38
39
181
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
fournie par MM. Rwabukumba et Nzirorera et aurait été transportée par Hassan Ngeze et stockée
chez le bourgmestre Rwambuka. Arrivés initialement à Gashora, les Interahamwe et les militaires,
aidés par des Interahamwe locaux, se mêlaient dans la population. Ensuite ils attaquaient quelques
cibles définies à l’avance, des familles tutsi ou appartenant à l’opposition : de là les violences se répandaient. La complicité de certains services est évidente. Quelques exemples. À Nyamata, le tueur
d’Antonia Locatelli a été immédiatement évacué par un véhicule de gendarmerie, qui a également
récupéré les douilles [...] 42
Mais l’ambassadeur de France, Georges Martres, ne veut pas l’admettre. Dans son télégramme du 9
mars 1992, il établit pourtant que des mouvements extrémistes, la radio nationale et les autorités locales,
sont impliqués dans le déclenchement des troubles et que ceux-ci visent à saboter les négociations en vue
de constituer un gouvernement de coalition avec les partis d’opposition. Il fait porter la responsabilité
des troubles au Parti Libéral :
L’ANIMOSITÉ DES HUTU A ÉTÉ AGGRAVÉE PAR LA PROPAGANDE DU PARTI LIBÉRAL, CONNU POUR SES SYMPATHIES À L’ÉGARD DES TUTSI. LE P.L. N’A SEMBLE-T-IL
RIEN FAIT D’AUTRE QUE D’INCITER CEUX-CI À DÉFENDRE LEUR LIBERTÉ DANS LE
CADRE DU MULTIPARTISME, MAIS CES MOTS D’ORDRE ONT ÉTÉ PERÇUS PAR LE POUVOIR COMME UNE INVITATION À REJOINDRE LES RANGS DU F.P.R. 43
Le télégramme du chargé d’affaires William Bunel du 11 mars 1992 a pour titre :
OBJET : TROUBLES INTER-ETHNIQUES DANS LE BUGESERA. 44
Il ne s’agit donc plus de pogrom comme dans le télégramme du 9 mars, mais de troubles interethniques. Des Tutsi attaqueraient-ils les Hutu ? Rien n’indique dans les deux télégrammes que des Tutsi
ont attaqué des Hutu. Il n’y a donc aucune raison d’appeler ces massacres « troubles interethniques ».
Il s’agit juste d’une requalification de la nature des événements par les Français. Il s’agit d’un mensonge
de l’ambassadeur. Mais l’expression semble être tellement habituelle chez lui qu’on a le sentiment de lui
faire un mauvais procès en le traitant de menteur.
Il relate l’assassinat à Kanzanze par deux gendarmes de Antonia Locatelli :
D’UN DÉPLACEMENT HIER 10 MARS DE DEUX DE MES COLLABORATEURS DANS LE
BUGESERA, JE RETIENS LES ÉLÉMENTS SUIVANTS.
1/ EN DÉPIT DES ASSURANCES DONNÉES PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES, LA SITUATION DANS LE BUGESERA N’EST TOUJOURS PAS SOUS CONTRÔLE. DANS LA COMMUNE DE KANZANZE D’OÙ SONT PARTIS LES PREMIERS MASSACRES, UNE AGRESSION
EN PLEINE NUIT CONTRE DES TUTSIS RÉFUGIÉS À LA PAROISSE DE NYAMATA A PROVOQUÉ LA MORT D’UNE LAÏQUE ITALIENNE DE 55 ANS, SORTIE POUR PROTÉGER SES
ÉLÈVES. LA MALHEUREUSE A ÉTÉ ATTEINTE DE DEUX BALLES DANS LA POITRINE
TIRÉES PAR LES GENDARMES. MÉPRISE SELON LA VERSION OFFICIELLE, ASSASSINAT
DÉLIBÉRÉ SELON LA RUMEUR. L’INTÉRESSÉE ÉTAIT CONNUE POUR SON OPPOSITION
AU BOURGMESTRE TRÈS CONTESTÉ DE LA COMMUNE. 45 DE SURCROÎT, SES DÉCLARATIONS À R.F.I., D’AILLEURS ASSEZ MALADROITES, AVAIENT SANS DOUTE DÉPLU. 46
L’implication des autorités rwandaises dans l’assassinat est présentée comme évidente. Mais le chargé
d’affaires ne le souligne pas. La malheureuse serait-elle responsable de son assassinat ? C’est ce qui est
suggéré quand il dit que ses déclarations à R.F.I. ont été d’ailleurs assez maladroites, ce qui paraît déplacé
en la circonstance.
Les déclarations d’Antonia Locatelli ne semblent pas avoir été diffusées par RFI. Mais elles sont
évoquées quand cette radio annonce son assassinat :
Diane Shenouda : les violences contre les Tutsi se poursuivent. Selon des témoins, l’italienne
Antonia Locatelli, missionnaire à Nyamata, a été tuée par balle cette nuit par des soldats, chargés
apparemment de protéger les réfugiés de l’église de Kanzenze.
42 Filip Reyntjens, Données sur les “Escadrons de la mort”, 9 octobre 1992. http://francegenocidetutsi.org/
EscadronsDeLaMortReyntjens9octobre1992.pdf
43 G. Martres, TD Kigali, 9 mars 1992, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Annexes, p. 167].
http://francegenocidetutsi.org/Martres9mars1992.pdf .
44 TD Kigali, 11 mars 1992, signé W. Bunel. Objet : Troubles inter-ethniques dans le Bugesera. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 168]. http://francegenocidetutsi.org/Bunel11mars1992.pdf
45 Fidèle Rwambuka est bourgmestre de Kanzanze.
46 Bunel, ibidem.
182
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Papier d’Addala Benraad : Depuis le début des massacres dans la région, elle était chargée de
l’accueil des réfugiés tutsis. Son logement était rempli de réfugiés, femmes et enfants, n’ayant pas
trouvé de place à l’église et dans les salles de classes déjà bondées. Elle nous informait au fil des heures
du développement de la tragédie. Et c’est grâce à son témoignage que nous avons su notamment que
les militaires encerclaient l’église de Nyamata pour empêcher les rescapés de s’y rendre. 47
Antonia Locatelli avait fait appel aux ambassades :
Dès que les tueries commencèrent, elle prévint les ambassades à Kigali. L’ambassadeur de Belgique,
le lendemain matin, fut le premier, une fois de plus, à se rendre sur les lieux. 48
L’ambassadeur de France n’a rien fait en réponse à l’appel de cette personne menacée :
Mais même pour les expatriés, cette protection [militaire française] a des limites : en 1992, alors
que des massacres ravageaient le Bugesera, à une heure de route de Kigali, c’est en vain qu’une
volontaire italienne, qui se sentait menacée, Mme Locatelli, fit appel aux Français. Nul ne bougea et
elle fut assassinée. 49
L’ambassade a effectivement envoyé deux collaborateurs enquêter sur les massacres du Bugesera. Le
colonel Michel Robardey est l’un d’eux. En lisant son récit dans le livre de Pierre Péan, on constate qu’il
y est allé plusieurs jours de suite sans jamais rien faire. Il voit les barrages de militaires et ne fait rien,
il croise les tueurs mais ne leur fait rien, il parle avec Antonia Locatelli, qui lui demande de l’aide, et ne
fait rien. Elle est assassinée le lendemain. Il ne montre aucune compassion pour les victimes :
Le dimanche 8 mars, dès qu’il avait appris par la radio la nouvelle de ces violences ethniques, il
était parti en voiture avec sa femme vers le Bugesera. Il avait [p. 105] eu du mal à franchir les barrages
mis en place par les militaires du camp de Gako, avant d’arriver « dans la région où tout brûlait, où
des bandes d’adolescents shootés au chanvre et à la bière de banane circulaient avec des casse-tête
sans être inquiétés, parce qu’il n’y avait aucun militaire. J’ai réussi à entamer une conversation avec
l’un de ces jeunes qui répétait : “On nous attaque, on se défend” », raconte le colonel Robardey. Après
un tour dans la région, Robardey s’arrête à Nyamata et rencontre Antonia Locatelli [...] Depuis le
matin, Antonia est suspendue au téléphone pour alerter tous les gens qu’elle connaît afin qu’ils fassent
quelque chose pour enrayer les violences. Elle est très excitée et demande à l’officier français de faire
venir du secours. Robardey promet de revenir le lendemain et rentre sur Kigali où il fait un compterendu à l’attaché de défense [Cussac] et à l’ambassadeur. Pour montrer que la France désapprouve
vigoureusement les violences ethniques, Robardey repart le lendemain vers le Bugesera, accompagné
par le premier secrétaire de l’ambassade, c’est-à-dire par un représentant officiel de la France, pour –
officiellement – faire le tour des ressortissants français, mais surtout montrer que la France s’intéressse
de très près à ce qui se passe. Mais, juste avant de partir, Robardey a appris que Locatelli avait été
assassinée dans la nuit... 50 Le lendemain, il revient, cette fois avec le consul de France, pour assister
aux obsèques de l’Italienne. Le 11 mars, il est revient [sic], une nouvelle fois dans le Bugesera avec
des militaires de Noroît pour acheminer de l’aide alimentaire à ceux qui ont eu leurs maisons brûlées
et n’ont plus rien... Puis, le 12 mars, l’officier de gendarmerie revient encore une fois pour chercher
l’épouse tutsie de son boy... 51
W. Bunel feint de croire les explications des autorités « débordées » et « sans guère d’autorité sur les
populations », alors que tout ce qu’il décrit laisse penser que c’est elles qui organisent les massacres :
2/ LES AUTORITÉS RWANDAISES SEMBLENT VOULOIR REPRENDRE LES CHOSES EN
MAIN, MAIS LES RESPONSABLES LOCAUX SONT DÉBORDÉS ET, SANS GUÈRE D’AUTORITÉ SUR LES POPULATIONS. 52
C’est la même thèse des autorités débordées et des éléments incontrôlés que le gouvernement français
va ressasser durant tout le génocide de 1994.
47 RFI, Afrique midi, 10 mars 1992. Cf. Vanadis Feuille et Pierre-Edouard Deldique, Retranscription des journaux Afrique
de RFI 1990-1994, Tome I, p. 149. http://francegenocidetutsi.org/RFI19920120-0427.pdf#page=19
48 Colette Braeckman [44, p. 120].
49 Colette Braeckman [44, pp. 120, 255].
50 Antonia Locatelli a été tuée par balles, dans la nuit du lundi 9 au mardi 10 mars, à Nyamata. Des sources diplomatiques
indiquent, pour leur part, qu’elle a été victime de militaires rwandais. Selon le médecin, qui a examiné le cadavre, la religieuse
aurait été tuée “à bout portant”, ce qui exclurait l’hypothèse d’une bavure. Cf. Une religieuse victime des violences tribales,
Le Monde, 12 mars 1992.
51 P. Péan [177, pp. 104-105]. http://francegenocidetutsi.org/PeanNoiresFureurs104-105.pdf
52 Bunel, ibidem.
183
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
La seule initiative que prend l’ambassade de France c’est de demander à Paris l’autorisation de faire
« un geste humanitaire », une distribution par les militaires de Noroît de boîtes de lait et de médicaments
pour s’opposer à la propagande du Parti libéral qui accuse la France de soutenir le régime d’Habyarimana. 53 L’action humanitaire est déjà invoquée pour masquer la planification et l’organisation des
massacres par des autorités que la France soutient. Ainsi, il apparaît pour l’ambassade que, devant ces
massacres manifestement organisés par les autorités gouvernementales, la priorité est d’agir contre le
Parti libéral, un parti d’opposition nouvellement créé.
L’ambassadeur de Belgique à Kigali transmet le 27 mars à son ministre un télex codé révélant l’existence d’un état-major secret chargé d’exterminer tous les Tutsi et donnant des détails sur les auteurs
des massacres du Bugesera. 54 On peut raisonnablement supposer compte tenu de leurs liens étroits avec
les FAR que les autorités françaises de Kigali sont au courant et en ont informé Paris, d’autant que des
élèves de l’École nationale de la gendarmerie de Ruhengeri, que des Français encadrent, sont accusés de
participation aux massacres.
L’ambassadeur Martres est accusé d’avoir qualifié de « rumeurs » les informations sur les massacres du
Bugesera en 1992 et de janvier 1991 dans le Nord-Ouest du Rwanda. 55 De même qu’après les arrestations
d’octobre 1990 56 il ne s’associe pas à la démarche de protestation des autres ambassadeurs :
Dès que l’ampleur en fut connue, les massacres du Bugesera firent l’objet d’une démarche des
ambassadeurs des pays de l’OCDE auprès du Président Juvénal Habyarimana. À ce propos, il a été
écrit que l’Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, ne s’était pas associé à cette
démarche. Lors de son audition par la Mission, celui-ci a affirmé au contraire que le télégramme
diplomatique qu’il avait envoyé prouvait qu’il s’y était bien associé. 57
Voici la réponse de Georges Martres à la Mission d’information parlementaire :
M. Georges Martres a affirmé qu’après avoir effectué des recherches dans ses archives, il avait
retrouvé le télégramme démontrant qu’il s’était bien associé à la démarche conjointe des ambassadeurs
de l’Union européenne auprès du Général Habyarimana après les massacres du Bugesera pour lui
demander de faire cesser de telles exactions. Il a reconnu qu’il pouvait avoir parlé de « rumeur » à
une occasion avant que les massacres ne soient confirmés car, si les massacres étaient bien réels, les
rumeurs étaient constantes. Toutefois, aucun doute n’était permis s’agissant du Bugesera. Un membre
de l’ambassade qui s’était rendu sur place a confirmé ces massacres. 58
Le fait que l’ambassadeur Georges Martres fréquente en famille le Président Habyarimana expliquerait
bien des choses selon certains. 59 Mais son attitude n’est en rien le résultat d’une initiative personnelle.
Dans la chronologie de la crise rwandaise établie à partir des sources du ministère des Affaires étrangères,
on lit pour l’année 1992 « mars : - affrontement Hutus/Tutsis dans le Bugesera (S) ». 60 Ce n’est donc
pas qu’à Kigali mais aussi au Quai d’Orsay que l’on camoufle des massacres d’innocents sous le vocable
d’affrontements interethniques.
Au cours des massacres de 1990 à 1993, sont mises au point les techniques d’organisation qui vont être
utilisées en 1994. Elles impliquent différents organes officiels de l’État. C’est ce que démontre Me Gillet 61
devant la Mission d’information parlementaire :
Il a souligné que « les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le produit d’une organisation qui
impliquait de plus en plus l’État rwandais lui-même ». À titre d’exemple, il fait état « des mises en
scène visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwe ou de
Kigali ». Evoquant des massacres à l’est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la
présence du FPR, il a souligné que « ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et de
subversion d’autant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et intégrées
Bunel, ibidem.
Voir section 2.3.9 page 83.
55 Audition de Georges Martres, 22 avril 1996. Question de Paul Quilès. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 123]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf
56 Voir section 2.3.5 page 78.
57 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 96].
58 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 123].
59 J.-C. Willame [221, p. 41].
60 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 37].
61 Me Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des
Droits de l’homme, membre de la commission d’enquête internationale de janvier 1993 au Rwanda.
53
54
184
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation ». Il a détaillé les moyens mis en œuvre lors des massacres du Bugesera de mars 1992 qui
préfigurent le génocide de 1994 « puisqu’on y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la distribution
de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces tutsies d’assassinat des Hutus ».
M. Éric Gillet a également souligné que sont intervenus dans ces massacres, comme en 1994, « les
représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et préfets), l’armée et la gendarmerie,
mais aussi les milices paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et
demeurées sous la tutelle de ce parti ». 62
Aucun élément d’information sur lesquels Me Gillet fonde son analyse n’était ignoré des autorités
françaises de Kigali.
4.1.6
Une commission d’enquête internationale dénonce le gouvernement
rwandais
Une commission d’enquête internationale 63 va, en février 1993, mettre les responsables français devant
les cadavres des victimes du régime qu’ils soutiennent. Dans les conclusions du rapport publié en février
1993 sur son enquête menée du 7 au 21 janvier 1993, elle constate que « le gouvernement rwandais a
massacré et fait massacrer un nombre considérable de ses propres citoyens » :
Après avoir recueilli des centaines de témoignages et entrepris des fouilles de fosses communes, la
Commission a conclu sans aucun doute que le gouvernement rwandais a massacré et fait massacrer
un nombre considérable de ses propres citoyens. La plupart des victimes étaient des Tutsi, mais le
nombre de victimes hutu, presque tous adhérents des partis du comité de concertation, monte depuis
les derniers mois. Au total, on estime que le nombre de victimes se chiffre à au moins 2 000 depuis
le 1er octobre 1990. De plus, les attaques organisées par le gouvernement ont blessé des milliers de
personnes et les ont dépourvues de leurs maisons, animaux domestiques et de la presque totalité de
leurs biens.
D’après le témoignage des agresseurs aussi bien que celui des victimes, les autorités étaient impliquées dans les attaques : des bourgmestres, des sous-préfets, des préfets, des membres de comité de
cellules, des responsables de cellules, des conseillers, des policiers communaux, des cadres de services
administratifs et judiciaires, des gardes forestiers, des enseignants, des directeurs de centres scolaires
et des cadres de projets de coopération.
La complicité de ces autorités fut trop importante et trop générale pour supposer que leur participation ait été le résultat de décisions individuelles et spontanées. [...]
Dans les régions où se trouvent des camps militaires, des soldats ont encadré ou épaulé les civils lors
des attaques. Au cours des mois précédents et après les attaques, il y eut des exécutions sommaires,
dans les camps militaires, de personnes appartenant aux populations cibles.
Dans chaque commune, les troubles épousent en général des frontières administratives, conséquence naturelle de la participation ou non-participation des autorités. La simultanéité des attaques
dans les communes différentes établit l’existence d’une organisation plus étendue. De la même façon,
les prétextes pour les attaques se répètent de l’une à l’autre : nécessité de débroussailler une région,
travail à faire pour la communauté (umuganda), l’arrivée d’un inconnu avec un sac à la main, la
présence d’un recruteur des Inkotanyi. 64
Dans ses conclusions, la Commission d’enquête aborde directement la question du génocide :
Les témoignages prouvent que l’on a tué un grand nombre de personnes pour la seule raison
qu’elles étaient Tutsi. La question reste de savoir si la désignation du groupe ethnique “Tutsi” comme
cible à détruire relève d’une véritable intention, au sens de la Convention, de détruire ce groupe ou
une part de celui-ci “comme tel”.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 60].
Elle est composée de la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH, Paris), de Africa Watch, division de Human Rights Watch (New York, Washington, London), de l’Union internationale des Droits de l’homme et des peuples (UIDH,
Ouagadougou), du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique (CIDPDD/ICHRDD,
Montréal). Les enquêteurs sont : Jean Carbonare, Philippe Dahinden, René Degni-Ségui, Alison Des Forges, Pol Dodinval,
Éric Gillet, Rein Odink, Halidou Ouedraogo, André Paradis, William Schabas.
64 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990, 7 - 21 janvier 1993 [85, p. 48]. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=48
62
63
185
4.1. LES MASSACRES SONT ORGANISÉS PAR LES AUTORITÉS RWANDAISES
La Commission estime que, quoi qu’il en soit des qualifications juridiques, la réalité est tragiquement identique : de nombreux Tutsis, pour la seule raison qu’ils appartiennent à ce groupe, sont
morts, disparus ou gravement blessés et mutilés ; ont été privés de leurs biens ; ont dû fuir leur lieu
de vie et sont contraints de se cacher ; les survivants vivent dans la terreur. 65
Par ailleurs, dans le chapitre consacré aux violations des Droits de l’homme par les Forces armées, la
Commission conclut :
Ces exactions ont toutefois pu se développer et prendre un caractère structurel, non seulement
par l’impunité dont elles ont bénéficié, mais également du fait que les exactions les plus graves sont
manifestement le résultat d’initiatives organisées au plus haut niveau de l’état-major militaire. Si
l’armée se comporte de manière arbitraire et indisciplinée vis-à-vis des populations, l’on observe que
la hiérarchie est en revanche bien structurée et que l’autorité y est forte. La redoutable efficacité
de l’armée dans un certain nombre de mises en scène, de coups montés, d’exécutions massives (voir
notamment à ce sujet le cas du massacre des Bagogwe), permet de conclure que cette autorité est
utilisée pour de telles organisations d’exactions. En revanche, c’est à dessein que cette autorité ne se
manifeste pas dans d’autres cas, où les militaires sont laissés à eux-mêmes et sont certains de rester
impunis. 66
Jean Carbonare, membre de cette Commission d’enquête, rend compte de ces conclusions à l’ambassadeur à Kigali, Georges Martres, qui le reçoit le 19 janvier. La Commission d’enquête a recueilli, selon
M. Martres, le témoignage d’un ancien membre des escadrons de la mort impliqués dans les exactions,
du nom de Janvier Afrika :
Selon Janvier Afrika, les massacres auraient été déclenchés par le président Habyarimana luimême lors d’une réunion de ses collaborateurs. Monsieur Carbonare m’en a présenté la liste (les
deux beaux-frères du président, Casimir Bizimungu, les colonels Bagosora, Nsengiyumva, Serubuga,
etc.) Au cours de cette réunion l’opération aurait été programmée avec l’ordre de procéder à un
génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population
locale dans les assassinats, sans doute pour rendre celle-ci plus solidaire dans la lutte contre l’ethnie
ennemie. 67
La réunion dont il est question aurait été tenue en janvier 1991 et aurait décidé du massacre des
Bagogwe. 68 Dans le même télégramme, Georges Martres reproche à la Commission d’enquête de ne pas
avoir entendu les personnes que Janvier Afrika accuse. Il met en garde contre les remous que va susciter
le rapport de la commission. Ceux-ci, souligne l’ambassadeur, « renforceront le sentiment d’isolement
des populations hutu du Nord qui, pour la plus grande partie, n’ont aucun sentiment de culpabilité et
considèrent qu’elles ont agi en état de légitime défense. Il se peut même que prétexte en soit tiré pour
provoquer de nouveaux incidents. »
Dès son retour en France, Jean Carbonare rend compte de cette Commission d’enquête, sur la chaîne
de télévision France 2, au journal de 20 heures, le 28 janvier 1993 :
[...] notre pays, qui supporte militairement et diplomatiquement ce système, a une responsabilité
et des fosses comme celles que vous avez vu, il y en a dans presque tous les villages. Toutes les femmes
de la minorité tutsi voient leur mari, leurs frères, leurs pères tués. Elles sont ensuite comme des bêtes,
abandonnées, violées, maltraitées [...] et j’insiste beaucoup, nous sommes responsables, vous aussi
Monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose : Vous devez faire quelque chose [...] pour que
cette situation change, parce qu’on peut la changer si on veut. On a trouvé des femmes qui sont
terrées au fond de la forêt depuis des semaines avec leurs enfants [...] on peut faire quelque chose, il
faut qu’on fasse quelque chose. 69
Une délégation dont faisaient partie Jean Carbonare et Éric Gillet a apporté ce rapport d’enquête à
Bruno Delaye à l’Élysée :
Ibidem p. 50.
Ibidem [85, pp. 62-63].
67 TD Kigali 51, Confidentiel Diplo, signé Martres, 19 janvier 1993, 9 h 02. Objet : Mission d’enquête de la Fédération
internationale des Droits de l’homme. http://francegenocidetutsi.org/Martres19janvier1993.pdf
68 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990, 7 - 21 janvier 1993 [85, p. 37].
69 Interview de Jean Carbonare par Bruno Masure, France 2, 28 janvier 1993. http://www.ina.fr/video/CAB93005500
65
66
186
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Au printemps 1993, les résultats accablants du rapport de la Commission internationale d’enquête
– qui dénonçait aussi l’implication de l’armée française – furent présentés à Bruno Delaye par l’un
des membres de la commission, Jean Carbonare. Celui-ci, ainsi que d’autres personnes, eut plusieurs
rencontres avec Bruno Delaye sur ce sujet. Mais le jugement sur le FPR resta sans appel. Le très civil
« Monsieur Afrique » ajouta même : « Le FPR, nous lui casserons les reins ! ». 70
Une lettre de Jean Carbonare à Bruno Delaye en date du 1er février accompagnant une version
corrigée de ce rapport atteste que ce dernier en a bien été destinataire. 71 M. Bruno Delaye, conseiller
pour l’Afrique du Président de la République, assure que ce rapport a été pris très au sérieux :
Ce rapport, rendu public le 9 mars, avait été pris très au sérieux par les autorités françaises, et
au plus haut niveau de l’État.
Le Président de la République, qui avait été informé quelque temps auparavant de son contenu,
avait demandé, le 10 mars en Conseil restreint à l’Élysée, que soit entreprise, par la voie diplomatique
la plus officielle, une démarche de protestation et de demande d’explication auprès du Gouvernement
rwandais. Ce qui fut fait aussitôt par le Quai d’Orsay. 72
Le compte rendu de ce Conseil restreint du 10 mars 1993 note :
II Situation au Rwanda :
M. Debarge fait le point de la situation. Il évoque notamment un rapport de la ligue internationale
des droits de l’homme sur les exactions commises, de part et d’autre, sur la population. Ce rapport
est sévère sur le comportement des troupes gouvernementales. La Belgique envisage de rappeler son
ambassadeur à Kigali en consultation.
Le Président de la République demande que l’ambassadeur du Rwanda en France soit convoqué
au ministère des Affaires étrangères pour fournir des explications. 73
Pour contrer l’offensive du FPR et, probablement aussi, l’effet détestable que va provoquer dans les
médias la publication de ce rapport d’enquête, le général Quesnot recommande à François Mitterrand, le
3 mars 1993, d’« exiger une réorientation forte et immédiate de l’information des médias » et d’accuser
le FPR d’atteintes aux Droits de l’homme :
1 - en première priorité exiger une réorientation forte et immédiate de l’information des médias
sur notre politique au Rwanda en rappelant notamment :
. l’évolution démocratique du Rwanda depuis deux ans : multipartisme, Premier ministre de
l’opposition, etc...
. l’agression ougandaise
. les graves atteintes aux droits de l’homme du FPR : massacres systématiques de civils, purification
ethnique, déplacement de population, ... 74
La réaction du Quai d’Orsay est analysée par Jean-Pierre Chrétien en ces termes :
Le 11 mars 1993, le Quai d’Orsay, est amené à commenter le rapport de la FIDH [...]. Alors que
la Belgique avait au moins rappelé son ambassadeur pour consultation, 75 le Quai d’Orsay déclare, je
résume : « Ce rapport met en évidence de graves manquements aux droits de l’homme qui auraient
été perpétrés ici et là, chez les uns et chez les autres ». Une banalisation complète. 76
La victoire de la droite aux élections législatives des 21-28 mars, François Mitterrand restant à l’Élysée,
va aider les Français à ne pas se poser de question sur le soutien de leur pays à une bande d’assassins.
En octobre 1993, Juvénal Habyarimana vient en visite officielle à Paris. François Mitterrand a-t-il
évoqué avec lui les problèmes soulevés par le rapport de la FIDH et celui de M. Waly Bacre Ndiaye de la
Commission des Droits de l’homme de l’ONU ?
F.-X. Verschave [213, pp. 60-61].
Lettre de Jean Carbonare à Bruno Delaye, 1er février 1993. La lettre comporte en annexe des notes sur un entretien
avec Janvier Afrika, les 14, 18, 19 janvier et avec le père Joaquim Vallmajo du 20 janvier. http://francegenocidetutsi.
org/CarbonareDelaye1erfevrier1993.pdf
72 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 322].
73 Conseil restreint, mercredi 10 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint10mars1993.pdf
74 Note du général Quesnot à l’intention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda, 3 mars 1993.
http://francegenocidetutsi.org/Quesnot3mars1993.pdf
75 La Belgique rappelle son ambassadeur le 8 mars 1993.
76 L’Afrique à Biarritz - Mise en examen de la politique française [22, p. 120].
70
71
187
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
« Oui », affirme l’Élysée au Figaro en 1994. Un haut responsable raconte : « Le président a dit au
chef de l’État rwandais : “il est venu à ma connaissance des exactions, des choses inacceptables, je
sais bien que vous êtes à la tête d’un pays en guerre mais...” »
Il est des « mais » qui peuvent tout changer. Outre qu’il faut croire sur parole ce récit, on ne
retrouve dans les archives aucune trace de déclarations officielles protestant contre les exactions alors
commises au Rwanda, aucune trace non plus d’éventuelles remises en cause de l’aide apportée à un
pays où il existe un risque de génocide. 77
Ainsi, non seulement François Mitterrand ne fait officiellement aucune mise en demeure, mais, en
octobre 1993, il considère que le Rwanda est toujours en guerre, comme si les accords de paix d’Arusha
signés en août étaient nuls et non avenus.
L’Élysée aura l’aplomb, le 18 juin 1994, en réponse à des accusations exprimées par Daniel Jacoby de
la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH), d’affirmer dans un communiqué :
À chaque fois qu’elle a eu connaissance d’exactions et d’atteintes aux Droits de l’homme, la
France est aussitôt intervenue, multipliant les démarches pour que les responsables soient recherchés
et poursuivis. 78
4.2
Les menaces de génocide sont connues des autorités françaises
Bien avant le rapport de M. Ndiaye, des menaces explicites de génocide des Tutsi sont rapportées par
l’ambassadeur de France et l’attaché militaire dès 1990. Ils n’y attachent peut-être pas une grande importance mais ils emploient dans leurs télégrammes le terme génocide et des synonymes comme élimination
ou liquidation des Tutsi.
4.2.1
Des menaces de génocide des Tutsi début 1990, avant l’attaque du FPR
Selon le colonel René Galinié, 79 le risque d’élimination physique des Tutsi existait en janvier 1990 :
Il a souligné que, de façon constante, la France avait incité le Président Habyarimana à la modération car notre crainte était de voir basculer son régime dans la radicalisation, compte tenu de la
menace des massacres de Tutsis qui planait en permanence, comme l’indiquent les messages
envoyés à l’époque. Il a précisé qu’il avait déjà fait état en janvier 1990, dans son rapport d’attaché
de défense, de ce risque d’élimination physique et de massacres, qu’il mesurait d’autant mieux que,
dès son arrivée dans le pays, le 23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait
été personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres perpétrés au Burundi. Cet
épisode lui avait permis de bien comprendre une réalité quotidienne marquée par la violence. 80
Il rappelle d’ailleurs que massacrer est une tradition, héritée de la colonisation belge, dans l’armée
rwandaise :
L’armée rwandaise a été créée dans les années 1960, la défense ayant été assurée, lors de la période
coloniale, par les forces congolaises placées sous l’autorité de la Belgique. D’où une conception du
maintien de l’ordre, dans lequel les procédés d’élimination sont admis. 81
4.2.2
Menaces de génocide fin 1990
Les messages envoyés par le colonel René Galinié, attaché de Défense, en octobre 1990, lors de l’attaque
du FPR, évoquent le risque de « guerre ethnique » et de « génocide » :
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : le syndrome de Fachoda, Le Figaro, 13 janvier 1998, p. 4, col. 8.
Communiqué de la Présidence de la République, 18 juin 1994.
79 Le colonel René Galinié est attaché de Défense et chef de la Mission d’assistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet
1991), commandant l’opération Noroît (octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990).
80 Audition du colonel René Galinié, 6 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 226]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/AuditionGalinie6mai1998.pdf
81 Ibidem p. 228.
77
78
188
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Le 10 octobre 1990 : « il est à craindre que ce conflit finisse par dégénérer en guerre ethnique ». 82
- Le 15 octobre 1990 : « certains Tutsis... pensent enfin qu’il convient de craindre un génocide si
les forces européennes (françaises et belges) se retirent trop tôt et ne l’interdisent pas, ne serait-ce
que par leur seule présence. Actuellement, la solution est plus politique que militaire... mais là aussi
le Président ne pourra conserver son autorité et ramener la paix dans l’avenir qu’en procédant à une
large ouverture démocratique débouchant, à court terme, sur des réformes profondes... ». 83
Le 24 octobre, le colonel Galinié se fait l’interprète des autorités gouvernementales qui refusent un
abandon territorial et sont prêtes à éliminer les Tutsi de l’intérieur pour éviter le rétablissement du régime
honni :
CES DEUX COMPORTEMENTS [celui des médias et de la Belgique] SONT DE NATURE À
DÉCOURAGER LES AUTORITÉS GOUVERNEMENTALES DISPOSÉES À FAIRE D’IMPORTANTES CONCESSIONS. ELLES NE PEUVENT ADMETTRE EN PARTICULIER QUE LEUR
SOIT IMPOSÉ UN ABANDON TERRITORIAL, AU MOTIF D’ÉTABLIR UN CESSEZ-LE-FEU,
AU PROFIT D’ENVAHISSEURS TUTSIS DÉSIREUX DE REPRENDRE LE POUVOIR PERDU
EN 1959. ELLES PEUVENT D’AUTANT MOINS L’ADMETTRE QUE CEUX-CI MÉCONNAISSANT LES RÉALITÉS RWANDAISES RÉTABLIRAIENT PROBABLEMENT AU NORD-EST LE
RÉGIME HONNI DU PREMIER ROYAUME TUTSI QUI S’Y EST JADIS INSTALLÉ ; CE RÉTABLISSEMENT AVOUÉ OU DÉGUISÉ ENTRAÎNANT selon toute vraisemblance L’ÉLIMINATION
PHYSIQUE À L’INTÉRIEUR DU PAYS DES TUTSIS, 500.000 À 700.000 PERSONNES, PAR LES
HUTUS 7.000.000 D’INDIVIDUS. 84
Pour l’ambassadeur Martres, le génocide était prévisible fin 1990, puisque c’est le chef d’état-major
adjoint de l’armée rwandaise lui-même qui parle de massacrer les Tutsi :
Bien que le FPR ait été porteur du souhait légitime de la minorité tutsie de mettre fin à l’exclusion
dont elle était victime, il apparaissait évident que sa seule victoire militaire provoquerait des massacres
de Tutsis, auxquels il répondrait par des représailles, suivies sans doute d’une guerre civile, soit le
processus qui s’est déroulé et se déroule encore depuis.
Le génocide était prévisible dès cette époque [fin 1990], sans toutefois qu’on puisse imaginer
l’ampleur et l’atrocité. Certains Hutus avaient d’ailleurs eu l’audace d’y faire allusion. Le colonel
Serubuga, 85 chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui
servirait de justification aux massacres des Tutsis. Le génocide constituait une hantise quotidienne
pour les Tutsis. 86
La précocité du diagnostic de l’ambassadeur Martres est surprenante. Le rapporteur de la Mission
d’information parlementaire n’arrive pas à y croire puisqu’il écrit : « M. Georges Martres a estimé que
le génocide était prévisible dès octobre 1993. » 87 C’est une coquille bien sûr. Georges Martres n’est plus
en poste en octobre 1993. Mais le rapporteur a cette saine réaction : « Avec une telle clairvoyance, qui
n’apparaît pas toutefois aussi nettement dans les dépêches diplomatiques, on ne peut que s’interroger sur
l’inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes. » Beaucoup de reproches
peuvent être faits à l’ambassadeur Martres, d’avoir pris fait et cause pour la Révolution sociale, d’avoir
été « en famille » avec Habyarimana, de soutenir la CDR, etc., mais on ne peut lui reprocher de ne pas
avoir été clairvoyant.
L’ambassadeur Georges Martres adresse, le 15 octobre 1990, au Quai d’Orsay et au chef d’état-major
particulier du Président de la République, l’amiral Jacques Lanxade, un télégramme où il utilise les termes
de « génocide » et d’« élimination totale des Tutsi » :
OBJET : ANALYSE DE LA SITUATION PAR LA POPULATION D’ORIGINE TUTSI
Extrait du message du colonel Galinié, 12 octobre 1990, TERTIO. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 132]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie12octobre1990.pdf
83 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 134].
84 Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, TERTIO : APPRÉCIATION DE LA SITUATION
POLITIQUE. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. Le passage en italique est
écrit à la main dans l’original. http://francegenocidetutsi.org/Galinie24oct1990.pdf
85 Le colonel Serubuga résidait à Strasbourg en 2001.
86 Audition de Georges Martres, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 119].
87 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 281]. Même erreur dans la version sur CD-Rom et
Internet.
82
189
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
LA POPULATION RWANDAISE D’ORIGINE TUTSI PENSE QUE LE COUP DE MAIN MILITAIRE A ÉCHOUÉ DANS SES PROLONGEMENTS PSYCHOLOGIQUES PARCE QU’IL N’A
PAS OBTENU DES RÉSULTATS ASSEZ RAPIDES POUR PRÉVENIR LA MOBILISATION DES
HUTUS CONTRE LA PERSPECTIVE DU RETOUR DE L’ANCIENNE MONARCHIE.
ELLE COMPTE ENCORE SUR UNE VICTOIRE MILITAIRE, GRÂCE À L’APPUI EN HOMMES
ET EN MOYENS VENUS DE LA DIASPORA. CETTE VICTOIRE MILITAIRE, MÊME PARTIELLE, LUI PERMETTRAIT, D’ÉCHAPPER AU GÉNOCIDE. LE GÉNÉRAL RWIGYEMA,
EN TENANT UNE PARTIE DE L’EST DU PAYS, CONSTITUERAIT UNE MENACE SUFFISANTE POUR OBLIGER LE PRÉSIDENT HABYARIMANA À NÉGOCIER.
LES TUTSI SONT CONVAINCUS QUE SI LA VICTOIRE DU POUVOIR ACTUEL ÉTAIT
TOTALE, LE DÉPART DES TROUPES FRANÇAISES ET BELGES AURAIT POUR RÉSULTAT
D’AGGRAVER LA RÉPRESSION ET LES PERSÉCUTIONS ET CONDUIRAIT À L’ÉLIMINATION TOTALE DES TUTSI. À DÉFAUT DE VICTOIRE MILITAIRE DU GÉNÉRAL RWIGYEMA, NE CROYANT PAS AUX PROMESSES D’OUVERTURE ET DE DIALOGUE DU PRÉSIDENT HABYARIMANA, LES TUTSI VERRAIENT D’UN BON ŒIL QU’UN COUP D’ÉTAT
AU SEIN DU CLAN HUTU PORTE AU POUVOIR UN HOMME PLUS MODÉRÉ. CET HOMME
RESTE À TROUVER. MAIS CERTAINS FONT REMARQUER QUE LE PRÉSIDENT HABYARIMANA LUI-MÊME A PRIS LE POUVOIR EN 1973 DANS DES CONDITIONS ANALOGUES
ET QU’IL ÉTAIT ALORS COMPLÈTEMENT INCONNU. 88
Ce télégramme a l’intérêt de ne pas être écrit en langue de bois diplomatique. Les deux références
au génocide ne sont pas que des craintes des Tutsi, eu égard à ce que Martres rapporte par ailleurs
des intentions du colonel Serubuga. Les autorités françaises étaient donc clairement averties d’un projet
de génocide fin 1990. Le texte révèle également que, aux yeux de l’ambassadeur, les Tutsi sont des
inconditionnels du FPR, donc les ennemis de la France puisque la France s’est engagée militairement
contre « l’invasion » du FPR. Cependant la présence des troupes françaises – et belges – empêcherait
leur élimination totale. 89
L’ambassadeur adhère-t-il en fait à la solution finale préconisée par le colonel Serubuga ? Le 25 octobre
1990 il va jusqu’à écrire :
« La situation serait beaucoup plus simple et beaucoup plus facile si le nord-est du pays était nettoyé
avant la poursuite de l’action diplomatique ». 90
Nettoyé de quoi et comment ? L’ambassadeur de France recommande-t-il un « nettoyage ethnique » ?
Il vient tout de suite à l’esprit le ratissage le long de la route de Gabiro à Kagitumba où les FAR,
précédées d’hélicoptères, auraient tué de 500 à 1 000 personnes le 8 octobre 1990. Le rapporteur de la
Mission d’information se rassure en déclarant : « Mais de tels propos semblent refléter davantage l’opinion
personnelle d’un homme que celle de la diplomatie officielle de la France. » Cependant, l’appel constant
de la France, après le « nettoyage » des opposants politiques et des Tutsi en avril 1994, à ce que les
parties se réunissent autour d’une table de négociations est du même tonneau que ce « nettoyage » avant
poursuite de l’action diplomatique suggéré par Georges Martres fin octobre 1990.
4.2.3
Les gendarmes rwandais vont liquider les Tutsi
Le colonel Rwagafilita, chef d’état-major adjoint de la gendarmerie, explique au général Jean Varret,
chef de la Mission militaire de coopération, qu’ils vont liquider les Tutsi :
Cette volonté d’éradiquer les Tutsis imprègne particulièrement l’armée composée uniquement de
Hutus. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission Militaire de Coopération d’octobre 1990 à
avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafi88 G. Martres, TD Kigali, 15 octobre 1990. Objet : Analyse de la situation par la population d’origine tutsi. Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 133]. Les deux passages en gras le sont par
nous. Le 15 octobre, Georges Martres ignore que le général Rwigema a été tué. http://francegenocidetutsi.org/
Martres15oct1990EliminationTotaleDesTutsi.pdf
89 C’est ce qui va se passer en avril 1994 après le départ des troupes françaises et belges. Monsieur Martres connaît trop
bien le Rwanda.
90 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 189].
190
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
lita 91 lui avait expliqué la question tutsie : « Ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ». 92
Le général Jean Varret était en visite à Kigali le 14 décembre 1990. Il a déclaré par ailleurs que
la gendarmerie rwandaise pourchassait les Tutsi et voulait les ficher. 93 Le général Varret a eu d’autres
divergences à propos du DAMI. Est-ce sa clairvoyance qui a provoqué son remplacement en mai 1993 ?
4.2.4
Jean-Pierre Chrétien dénonce en 1991 une idéologie de type nazi
Jean-Pierre Chrétien publie en juin 1991 dans la revue Politique africaine la traduction de l’article du
journal Kangura de décembre 1990 qui contient les dix commandements du Hutu. Il souligne son caractère
ouvertement raciste et reprend le qualificatif de « doctrine hitlérienne » donné à ce texte par un député
libéral belge. Il montre aussi le lien entre ce journal raciste et la Sûreté rwandaise, donc avec l’entourage
du président. 94
4.2.5
Paul Dijoud : « Vos familles seront massacrées »
Interrogé par Le Figaro, Paul Kagame rapporte les propos surprenants que Paul Dijoud, directeur des
Affaires africaines et malgaches, lui a tenu, en janvier 1992 à Paris : 95
Concrètement, je me suis heurté à un manque total de compréhension de la part des autorités
[françaises]. Elles semblaient soutenir, pleinement et ouvertement, le régime d’Habyarimana. Je me
souviens encore de certains mots très surprenants d’un responsable français, qui nous avait reçus,
mes camarades et moi-même. Son nom était Paul Dijoud (à l’époque directeur des Affaires africaines
et malgaches au ministère des Affaires étrangères, NDLR). Entre autres choses, il nous a dit très
clairement : « Si vous n’arrêtez pas le combat, si vous vous emparez du pays, vous ne retrouverez
pas vos frères et vos familles, parce que tous auront été massacrés ! » Cinq ans plus tard, ces mots
résonnent encore à mon oreille. Je n’arrive pas à les oublier. Il est extrêmement troublant qu’un
responsable français ait pu annoncer à l’avance un tel massacre. Un responsable français qui, de
surcroît, avait partie liée au régime d’Habyarimana ! Et le génocide a bien eu lieu ! Le fait que cette
prédiction se soit réalisée me frappe tellement que je ne peux m’empêcher de penser que la France a
une part de responsabilité dans ce qui s’est passé deux ans plus tard. 96
Lors d’un entretien téléphonique avec le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, Paul Dijoud a déclaré
qu’il ne se souvenait plus avoir rencontré Paul Kagame. Dans une rectification publiée dans Le Figaro du
6 avril 1998, page 4, il reconnaît avoir eu un entretien avec Paul Kagame en septembre 1991. Cette visite
a été résumée dans le télégramme suivant du Quai d’Orsay aux ambassadeurs des pays concernés :
Le vice-président du Front patriotique rwandais a effectué du 17 au 23 septembre (1991), une visite
en France au cours de laquelle il a pu rencontrer MM. Jean-Christophe Mitterrand et Paul Dijoud.
Ces rencontres doivent, à ce stade, demeurer confidentielles. L’objet de cette visite était d’associer le
FPR à un processus de règlement négocié de la crise que nous piloterions, en liaison avec le médiateur
zaïrois et la présidence de l’OUA ; lui faire partager notre vision réconciliatrice et l’amener à faire une
évaluation correcte des inconvénients de la lutte armée ; dissiper tout éventuel malentendu concernant
la mission des soldats français actuellement stationnés au Rwanda ; démontrer que nous sommes les
amis de tous les Rwandais sans exclusivité. [...] 97
91 Pierre Célestin Rwagafilita est membre de l’Akazu, le cercle de « Madame ». Cf. G. Prunier [175, p. 109]. Chef d’étatmajor adjoint de la Gendarmerie, il est mis à la retraite par James Gasana, ministre de la Défense, le 6 juin 1992. Il
s’opposera au Président Habyarimana.
92 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 276].
93 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 221-222]. http://
francegenocidetutsi.org/AuditionVarret6mai1998.pdf#page=5 Voir section 2.10 page 126.
94 Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, p. 110. Voir
section 3.12 page 172.
95 Les 14 et 15 janvier 1992, la France avait invité des représentants du FPR et du gouvernement rwandais à se rencontrer
à Paris. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 26].
96 Renaud Girard, Quand la France jetait Kagamé en prison..., Le Figaro, 23 novembre 1997. Les propos de Paul Dijoud
sont reproduits par Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4.
97 Audition de Paul Dijoud, 20 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 377]. Voir aussi Paul Dijoud, Visite à Paris du major Kagame (17-23 septembre), 27 septembre 1991. Cf. ibidem, Annexes,
p. 206. http://francegenocidetutsi.org/VisiteKagame27septembre1991.pdf
191
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
La réunion des 14 et 15 janvier 1992 découle de l’intention de Paul Dijoud, à l’issue de cette entrevue
de septembre 1991, d’engager une médiation entre les parties rwandaises. 98
La teneur des propos de Paul Dijoud est confirmée par Jacques Bihozagara qui faisait partie de la
délégation du FPR. 99
Il semble que les propos utilisés par Dijoud pour amener Kagame « à faire une évaluation correcte
des inconvénients de la lutte armée » furent un peu rudes, et trop sincères. Nous voyons là que Paul
Dijoud instrumentalise la menace bien réelle de génocide pour dissuader le chef du FPR de tenter de
nouvelles attaques. Dans cette logique de dissuasion, analogue à celle de la force de frappe nucléaire, les
massacres ayant déjà eu lieu trouvent leur utilité pour démontrer à l’adversaire la crédibilité de la force
de dissuasion.
Cette visite à Paris en janvier 1992 s’est achevée « par un épisode malheureux », l’arrestation d’accompagnateurs de Kagame qui « circulaient, selon Paul Dijoud, avec des valises de billets ». 100 Il apparaît
que Paul Kagame lui-même a été arrêté toute une journée. 101
Lors de l’audition à la Mission d’information parlementaire de Jean-Christophe Mitterrand, François
Lamy lui a demandé confirmation de l’arrestation à Paris, pendant une journée, du général Kagame en
janvier 1992 après sa rencontre avec M. Paul Dijoud. L’ancien conseiller aux Affaires africaines de son
père a répondu qu’il s’agissait d’un incident survenu à l’hôtel où résidait M. Paul Kagame, le directeur
soupçonnant un trafic de drogue et ayant alors appelé la police. Le Quai d’Orsay, selon Jean-Christophe
Mitterrand, est alors intervenu immédiatement pour faire libérer M. Paul Kagame. 102 Il semble plutôt
qu’il s’agisse d’une manœuvre d’intimidation de quelque service secret. 103
4.2.6
L’extermination totale des 14 % de Tutsi « restants »
L’évidence de l’implication de l’entourage d’Habyarimana dans les massacres du Bugesera n’empêche
pas l’envoi de renforts militaires français début juin 1992 pour sauver le régime d’une offensive FPR.
Jean-François Dupaquier écrit le 25 juin 1992 que l’extermination totale des 14 % de Tutsi « restants »
est en préparation :
Grand ami de François Mitterrand et de son fils Jean-Christophe, le président Juvénal Habyarimana ne cherche pas vraiment à contenir, et encore moins à sanctionner, les groupes fanatisés qui se
sont juré de provoquer l’extermination totale des 14 % de Tutsis « restants ». Son équipe prépare dès
à présent un scénario à la cambodgienne. 104
4.2.7
« Celui à qui vous n’avez pas encore tranché la tête, c’est lui qui tranchera la vôtre »
Le discours du professeur Léon Mugesera, vice-président du MRND pour la préfecture de Gisenyi,
le 22 novembre 1992 près de Kibilira dans la préfecture de Ruhengeri, en présence du colonel Laurent
Serubuga et retransmis sur les ondes de Radio Rwanda, est un véritable appel au massacre des Tutsi et
de leurs « complices ». 105 Quoique prononcé en kinyarwanda, il n’a pas pu être ignoré à l’ambassade de
France. La commission d’enquête du Sénat belge l’analyse ainsi :
Ce discours, émanant d’un haut responsable du MRND, est un véritable appel aux meurtres des
Tutsis comprenant des phrases comme : « Sachez que celui à qui vous n’avez pas encore tranché la tête,
Audition de Paul Dijoud, ibidem.
Selon Bihozagara, Dijoud aurait dit à Kagame : « Vous devez déposer les armes, demander l’amnistie et nous allons
négocier par la suite les conditions de votre entrée au gouvernement. Si vous ne déposez pas les armes, vous trouverez
tous les vôtres déjà exterminés à votre arrivée à Kigali. » La délégation était composée de Aloysia Inyumba, Patrick
Mazimhaka, Jacques Bihozagara, Paul Kagame et Emmanuel Ndahiro. Ce dernier a été arrêté par la police française à leur
hôtel le premier soir. Kagame a également été retenu le lendemain durant dix heures. Cf. Commission d’enquête sur le rôle
de la France pendant le génocide rwandais (Commission Mucyo), audition du 24 octobre 2006, ARI.
100 Audition de Paul Dijoud Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 377-378].
Mais Paul Dijoud situe cet incident à l’issue de la visite des 17-23 septembre 1991.
101 Renaud Girard, ibidem.
102 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 144].
103 Paul Barril affirme qu’il a « poussé un petit peu les différents services secrets français à regarder ce qu’il y avait dans
leurs affaires. ». Cf. Interview de Paul Barril par Raphaël Glucksmann, 2004.
104 Jean-François Dupaquier, L’Événement du Jeudi, 25 juin 1992. Cf. Pascal Krop [119, p. 82].
105 On en trouvera des extraits section 15.2.2 page 658.
98
99
192
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
c’est lui qui tranchera la vôtre » ou encore à propos des Tutsis : « Je vous apprends que votre pays c’est
l’Éthiopie et nous allons vous expédier sous peu via Yangorabo (une rivière) en voyage express. » Ou
encore dans les extraits : « Pourquoi n’arrête-t-on pas ses parents (des enfants qui auraient rejoint le
FPR) pour les exterminer ? », « Pourquoi n’extermine-t-on pas tous ces gens qui convoient les jeunes
au front ? Dites-moi vraiment, attendez-vous béatement qu’on vienne vous massacrer ? » 106
En décembre 1992, un diplomate français en poste à Kigali, prévoit un « massacre ethnique » en cas
d’échec des négociations de paix d’Arusha :
« Le scénario catastrophe c’est l’échec des négociations d’Arusha, la somalisation du pays et un
massacre ethnique, le scénario optimiste consiste à compter sur les capacités de palabre et de consensualité des Africains qui pourraient bien nous surprendre » explique un diplomate français de Kigali. 107
4.2.8
Les menaces de génocide en 1993
En janvier 1993, Bagosora dit préparer l’apocalypse :
Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical que Juvénal Habyarimana.
De retour d’Arusha, il déclare à Kigali en janvier 1993 : 108 « Je reviens préparer l’apocalypse ». Et,
dès le 6 avril 1994, c’est lui qui prend les rênes du pouvoir. 109
Ce fait est attesté par Marc Rugenera, ministre des Finances, membre du PSD : « Bagosora participated
in the Arusha process. When he had nearly completed the negociations, he told us publicly that he was
returning to Kigali “to prepare the apocalypse” ». 110
Le 11 février 1993, le colonel Tharcisse Renzaho, préfet de Kigali, déclare en substance dans une
réunion publique à Kigali : « Certains Rwandais, ont sablé le champagne au moment où les Inkotanyi
attaquaient la ville de Ruhengeri. Si jamais ce genre de comportement de certains habitants de Kigali ne
change pas, des troubles interethniques deviendront inévitables. » 111
Alors que début février 1993, la France vole à nouveau au secours du régime Habyarimana dont l’armée
se débande devant l’offensive du FPR, Stephen Smith fait ce résumé cinglant :
Dans les lointaines collines du Rwanda, une ancienne possession belge en Afrique de l’Est, la
France soutient un régime qui, depuis deux ans, avec ses milices et des escadrons de la mort, organise
l’extermination de la minorité tutsi. [...] les escadrons de la mort, organisés dans le Réseau Zéro par
le clan présidentiel, exécutent un génocide contre les Tutsi comme si c’était un service public. 112
En mars 1993, dans Esprit, Jean-Pierre Chrétien, historien de l’Afrique des Grands Lacs, dénonce
« un dévoiement tragique vers un génocide » :
C’est ainsi que se développa un climat de violence, dénoncé au Rwanda et à l’étranger par différents acteurs : l’Église, les partis d’opposition qui publient en mars 1992 « Halte aux massacres des
innocents » et dénoncent les escadrons de la mort, une délégation belge de personnalités ou encore
la presse française. M. Jean-Pierre Chrétien a indiqué que lui-même, en mars 1993, évoquait « un
dévoiement tragique vers un génocide ». 113
106 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.4.5, p. 489]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=489
107 Christian Bidault, Le Rwanda entre guerre et paix, La République du Centre, 24 décembre 1992.
108 L’Accord d’Arusha sur le partage du pouvoir est signé le 9 janvier 1993. Le FPR avait refusé que la CDR fasse partie
des institutions de transition, de plus, les durs du MRND, les principaux chefs de l’armée et de la garde présidentielle
allaient être écartés.
109 Audition de Me Gillet par la Mission d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 55-56].
110 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 86]. Traduction de l’auteur : Bagosora a participé au processus d’Arusha.
Quand il eut presque terminé les négociations, il nous dit publiquement qu’il retournait à Kigali “pour préparer l’apocalypse”.
111 Gaëtan Sebudandi, Le devoir de témoigner dans l’affaire Guy Theunis, Cologne, le 24 novembre 2005. Cette information
a été diffusée par un communiqué de l’Association des volontaires de la paix (AVP) dont les animateurs, entre autres, étaient
le père Mahame S. J., Charles Shamukiga, assassinés tous deux le 7 avril 1994, et André Katabarwa.
112 Stephen Smith, Massacres au Rwanda, Libération, 9 février 1993.
113 Audition de Jean-Pierre Chrétien, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 65]. Dans Le Rwanda et la France : la démocratie ou les ethnies ? , Esprit, mars-avril 1993, p. 193, Jean-Pierre Chrétien
écrivait :« Une commission internationale qui a pu visiter le pays en janvier est revenue convaincue de la responsabilité
directe du pouvoir de Kigali dans ce dévoiement tragique vers un génocide. » Cette phrase suivait l’évocation du discours
de Léon Mugesera où l’auteur relevait un « véritable racisme ».
193
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Dans son rapport d’avril 1993, l’attaché de Défense, Bernard Cussac, évoque clairement un génocide.
Les Hutu feraient le ménage, avant que le FPR ne remporte une victoire militaire :
La volonté désormais affichée du FPR de ne s’arrêter qu’après une victoire militaire achevée rend
suspecte son intransigeance autour du tapis vert et inquiétante sa duplicité sur le terrain.
La menace de réactions violentes de la majorité hutu qui pourrait être tentée de “faire le ménage”
avant l’arrivée des envahisseurs contribue à assombrir les nuages qui s’accumulent sur un proche
horizon. 114
Ceci nous fait repenser à ce qu’écrivait Anatole Nsengiyumva dans sa note « État d’esprit des militaires
et de la population civile » que certains disent « qu’ils vont déjà préparer leur fuite avant l’arrivée des
Inkotanyi, tout en ajoutant qu’avant de fuir, ils vont massacrer les Tutsi ». 115
Des dizaines de rapports faits par des organisations d’aide et de défense des Droits de l’homme décrivent des violences commises dans le courant de l’année 1993 et au début de 1994 et mettent chaque fois
en évidence l’implication du Président Habyarimana, des autorités rwandaises et des milices extrémistes
hutues. Les victimes sont chaque fois des Tutsi ou des Hutu dits modérés, c’est-à-dire favorables à une
démocratisation et au rétablissement des Tutsi dans leurs droits.
Le 23 octobre 1993, dans un meeting de soutien au peuple du Burundi, Froduald Karamira, second
vice-président du MDR, accuse le FPR d’avoir fait assassiner le Président Ndadaye. Il ajoute qu’il agirait
de même au Rwanda car : « il nous a menti à Arusha où ils ont signé pour la paix et la démocratie. »
Il appelle tous les Hutu du Rwanda à « prendre les mesures nécessaires. » « Nous ne nous contentons
pas, poursuit-il, de “chauffer les têtes” en disant que nous avons des projets “de travailler”. » Il appelle
ensuite la foule à aider les autorités « à chercher ce qui est en nous, l’ennemi qui est parmi nous. Nous
ne pouvons pas nous asseoir en pensant que ce qui s’est passé au Burundi ne se produira pas ici parce
que l’ennemi est parmi nous. » 116
En octobre 1993, l’organisation des Droits de l’homme AVP (Association des volontaires de paix)
rapporte que :
des responsables de la CDR et du MRND, ainsi que des réfugiés hutus burundais se sont lancés
dans une chasse aux Tutsis. 117
En novembre 1993, l’organisation de défense des Droits de l’homme ARDHO publie un rapport sur
les crimes des Interahamwe :
Le rapport mentionne des dizaines d’attentats et d’assassinats commis sur des Tutsis au cours du
mois de novembre dans les communes de Birenga, Rutonde, Muhazi, Kayonza, Kigarama, Gikomero,
Bicumbi, Ngenda et Nyamata, qui sont principalement l’œuvre des Interahamwe. Les auteurs de ces
assassinats n’hésitent d’ailleurs pas, d’après le rapport « (...) à déclarer que cette population est
complice des Inkotanyi, car essentiellement tutsi et que son extinction serait une bonne affaire pour
eux ». 118
Le 3 novembre 1993, madame Uwilingiyimana, Premier ministre, dénonce ceux qui veulent mettre le
pays à feu et à sang pour contrecarrer la mise en application de l’accord de paix. 119 La RTLM appelle à
l’assassiner :
la RTLM a appelé à assassiner la Première ministre, Mme Uwilingiyimana, et le Premier ministre
du gouvernement de transition, désigné dans le cadre des accords d’Arusha, M. Twagiramungu. 120
Le 5 décembre 1993, en route pour l’enterrement du Président Ndadaye, Colette Braeckman a interviewé le Premier ministre rwandais, Mme Agathe Uwilingiyimana, qui se dit menacée de mort :
114 Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA. http://
francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19930405.pdf
115 Voir section 4.3.1 page 200.
116 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 164-165]. Voir un autre extrait du discours de Karamira section 6.1.2 page 267.
117 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 44].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=44
118 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 44].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=44
119 Message de son Excellence le Premier ministre, madame Uwilingiyimana, à la nation. Cf. A. Guichaoua [98, p. 652].
120 Télex du 26 novembre 1993 d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles, Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission
des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 44]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.
pdf#page=44
194
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Mme Agathe m’a reçue le lendemain matin et m’a expliqué que le climat était tendu, que RTLM
multipliait les attaques contre les Belges et qu’elle-même avait reçu des menaces de mort. Elle m’a
expliqué que ses services de renseignements avaient eu connaissance d’un plan prévoyant d’empoisonner une dizaine de militaires belges. C’est Mme Agathe qui a alors insisté pour me rencontrer et
qui m’a fait part des menaces qui pesaient sur les Belges et sur elle-même. J’aurais dû publier cette
information... Après l’enterrement, je suis repassée par Kigali. À Kigali, le 12 décembre, j’ai bavardé
avec les derniers Français qui quittaient la ville et particulièrement avec un officier français. Il m’a dit
qu’il souhaitait bien du plaisir à ses amis belges car ils allaient être pris entre deux forces ennemies.
Le climat antibelge débutait. 121
Témoignant au « procès des quatre » 122 à Bruxelles, en 2001, Colette Braeckman souligne que depuis
le début de la guerre en 1990 les menaces se sont accumulées :
Oui, c’est-à-dire que je suis allée très souvent dans la région, en tout cas à partir du début de la
guerre de 1990 et que les choses se sont accélérées. L’atmosphère est devenue de plus en plus tendue,
et ce que je peux dire aujourd’hui, c’est que la catastrophe était prévisible et que la dernière fois
que je suis allée au Rwanda avant avril 94 donc, c’était fin mars, j’ai été prise à partie, prise sur
le côté par des amis rwandais, des gens que je connaissais, des Tutsi aussi, des journalistes qui me
disaient : « Mais nous allons tous mourir », et bon je savais que l’atmosphère était extrêmement
tendue, qu’il y avait des préparatifs de massacres organisés et ces gens me disaient qu’ils savaient
qu’ils figuraient déjà sur des listes et qu’ils étaient condamnés. Et à l’époque ça m’a fait penser à un
avertissement qui m’avait été donné par le Premier ministre, Madame Agathe Uwilingiyimana dont
j’avais fait l’interview en décembre 93, qui me disait : « Mais ne croyez pas que les accords d’Arusha,
les accords de paix, vont être appliqués de bonne foi. Des listes existent, tout est prêt pour organiser
des massacres, pour saboter ces accords et, me disait-elle, moi-même je suis menacée et je risque
ma vie ». Donc, dans tout cela, il y avait un ensemble d’indicateurs, un faisceau d’informations qui
permettaient de penser qu’une tragédie se préparait au Rwanda et c’était donc jusqu’à la veille donc
d’avril 94. 123
L’information recueillie par Colette Braeckman sera négligée par les autorités belges.
Le 3 décembre 1993, des officiers des FAR dénoncent, dans une lettre au général Dallaire, commandant
de la MINUAR, un plan pour massacrer les Tutsi et assassiner des opposants politiques :
Dans une lettre datée du 3 décembre 1993, 124 des officiers des FAR ont révélé au commandant
de la MINUAR l’existence d’un « plan machiavélique du Président Habyarimana » conçu par des
militaires essentiellement originaires du Nord et partageant l’idéologie hutu extrémiste. L’objectif de
ces militaires nordistes était de s’opposer aux Accords d’Arusha et de se maintenir au pouvoir. Les
moyens pour ce faire consistaient à exterminer les Tutsi et leurs « complices ». La lettre mentionnait,
par ailleurs, les noms d’opposants politiques a éliminer, incluant les suivants : Faustin Twagiramungu
(Premier ministre désigné du Gouvernement de transition à base élargie) ; Landoald Ndasingwa (Vice
président du Parti libéral et ministre du Travail et des Affaires sociales) ; Dismas Nsengiyaremye ;
Boniface Ngulinzira (ministre des Affaires étrangères) et Félicien Gatabazi. Certains d’entre eux ont
effectivement été assassinés, à savoir Félicien Gatabazi le 21 février, 125 Landoald Ndasingwa le 7 avril
et Boniface Ngulinzira le 11 avril 1994. 126
121 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.2.1, p. 250]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=250
122 En 2001, quatre personnes de Butare sont jugées pour génocide à Bruxelles, Alphonse Higaniro directeur de l’usine
d’allumettes, Vincent Ntezimana, professeur à l’université, et deux religieuses de Sovu, Sœur Gertrude, la supérieure et
sœur Maria Kizito.
123 http://www.assisesrwanda2001.org/050501.html.
124 Le texte de cette lettre est publié par André Guichaoua [98, pp. 653-654]. http://francegenocidetutsi.org/
PlanMachiavelique3decembre1993.pdf Des quatre signataires qui ne se nomment pas, il en présume deux, Laurent Rutayisire, devenu chef d’état-major adjoint de la gendarmerie et Léonidas Rusatira, commandant de l’École supérieure militaire
(ESM). Mais Rusatira nie avoir signé cette lettre. Cf. A. Des Forges [86, p. 192].
125 Le lieutenant Nees déclare à propos de l’assassinat de Félicien Gatabazi, leader du PSD : « Le professionnalisme dont
ont fait montre les auteurs de l’embuscade permet de retenir deux hypothèses ou bien les auteurs appartiennent à la garde
présidentielle, [...] ou bien l’embuscade est l’œuvre du FPR ». Cf. Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des
Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 46]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#
page=46 Un télex du 5 mars 1994 de l’ambassadeur belge à Kigali fait état d’informations selon lesquelles les présidents
Habyarimana et Mobutu auraient commandité cet assassinat qui a été commis par 4 tireurs de l’armée zaïroise. Cf. ibidem
p. 85. Dallaire observe que Gatabazi s’en était pris la veille aux extrémistes du MRND lors d’une réception à l’ambassade
de Belgique. Cf. R. Dallaire [72, p. 247].
126 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimungu, dossier ICTR-2000-56-I, section 4.2.
195
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Nous ignorons ce que Dallaire a fait de cette lettre. Mais nous pouvons supposer que les Français en
ont eu connaissance. Ajoutons que Faustin Twagiramungu est victime d’une tentative d’assassinat qui
coûte la vie à l’un de ses gardes du corps le 20 février 1994. 127 Ce « plan machiavélique » du Président
Habyarimana est à rapprocher de l’intention que lui attribue Jean Birara de faire éliminer 1 500 opposants
par les Interahamwe. 128
Faustin Twagiramungu accuse, en décembre 1993, le président Habyarimana d’avoir pour seul programme de « tuer les Tutsis » :
Le 19 décembre dernier encore, six mois après la conclusion des accords d’Arusha, qui prévoyaient
la mise en œuvre d’un processus de démocratisation au Rwanda, « le Figaro » citait le premier
ministre désigné par ces accords, Faustin Twagiramungu, déclarant : « Le chef de l’État parle de
paix, mais il fait tout pour déchaîner les passions, exciter ceux qui croient que le slogan “tuer les
Tutsis” tient lieu de programme politique. » 129
Début 1994, des analystes de la CIA réunissent les informations disponibles sur le Rwanda et élaborent
plusieurs scénarios dont le pire prévoit environ un demi million de morts. C’est dire que la perspective
de grands massacres paraît possible aux observateurs un tant soit peu objectifs :
When the US did become more interested, a State Department official at the desk level wrote a
report in January 1993 which painted a very prescient disastrous future for Rwanda and the safety
of Tutsis. The CIA undertook a January 1994 desk-level analysis of the Rwanda situation as a worst
case projection of the course of current events which included scenarios of deaths in the order of
half a million casualties. This indicated that specialist analysts who focused on a problem could use
current information to develop reasonably accurate scenarios. However, lacking a « smoking gun » or
verification from personnel on the ground, neither report was taken seriously or distributed widely.
Since Rwanda, both in January of 1993 and 1994, posed only a hypothetical problem rather than
being an actual crisis, there was less inclination by higher officials to attend to projected scenarios.
Further, US officials were inclined to dismiss the problem of Rwanda in light of events in Somalia
and its own preoccupation with budgetary issues. In any case, the US was not inclined to share its
information and the analysis based on it 130 .
4.2.9
Les massacres de 1990-1993 correspondent à la définition légale d’un
génocide
Le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme des Nations Unies sur les exécutions
extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a entrepris une mission au Rwanda du 8 au 17 avril 1993 afin
d’établir la réalité des accusations portées, notamment par les organisations humanitaires, sur l’existence
de massacres de Tutsi et de meurtres politiques au Rwanda depuis le 1er octobre 1990. M. Waly Bacre
Ndiaye constate dans son rapport de mission au Rwanda, publié le 11 août 1993, que des massacres et
de multiples atteintes graves aux Droits de l’homme sont perpétrés au Rwanda. Le fait que la cible soit
la population Tutsi l’amène à se demander si le terme de génocide est applicable. Il répond qu’il ne peut
trancher, mais se référant à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 131 il
écrit :
Il ressort très clairement des cas de violences intercommunautaires portés à l’attention du Rapporteur spécial que les victimes des attaques, des Tutsis dans l’écrasante majorité des cas, ont été
A. Des Forges [86, p. 192].
Voir section 7.25.3 page 475.
129 Michel Muller, Paris directement impliqué dans la tragédie, L’Humanité, 17 mai 1994.
130 A. Suhrke [2, p. 61]. Traduction de l’auteur : Quand les États-Unis s’y intéressèrent davantage, un responsable au
Département d’État écrivit un rapport en janvier 1993 qui faisait un tableau catastrophique de l’avenir du Rwanda et
de la sécurité des Tutsi. La CIA fit en janvier 1994 une analyse de la situation au Rwanda qui était l’extrapolation la
plus pessimiste des événements et qui comportait des scénarios de massacres de l’ordre d’un demi million de victimes.
Cela montrait que des analystes pouvaient à partir de l’information disponible bâtir des scénarios assez vraisemblables.
Cependant, manquant de preuves tangibles ou de vérifications sur le terrain, aucun rapport ne fut pris au sérieux et
largement diffusé. Puisque le Rwanda, en janvier 1993 ou 1994, ne posait qu’un problème hypothétique et n’était pas
une crise à résoudre, les responsables n’étaient pas portés à faire attention à ces scénarios prévisionnels. Par ailleurs, les
responsables états-uniens se désintéressaient du Rwanda en raison des événements en Somalie et de leur préoccupation
budgétaire. En tout cas, les États-Unis ne partageaient pas avec d’autres leurs informations et leurs analyses.
131 Voir section 44.1 page 1419.
127
128
196
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
désignés comme cibles uniquement à cause de leur appartenance ethnique, et pour aucune autre raison objective. On pourrait donc considérer que les alinéas a) et b) de l’article II sont susceptibles de
s’appliquer aux cas précités. 132
Dans son rapport M. Ndiaye met en cause les forces de sécurité :
Des massacres de populations civiles ont été commis, soit par les forces de sécurité rwandaises,
soit par certains éléments de la population. Les tueries ont eu lieu non seulement dans les zones de
combat pendant ou après les affrontements, mais également dans des régions tout à fait à l’écart des
hostilités. Dans ces derniers cas, il a été démontré à maintes reprises que des agents de l’État étaient
impliqués, soit directement par incitation, planification, encadrement ou participation à la violence,
soit indirectement par incompétence, négligence ou inaction volontaire. 133
Il met en cause les Forces armées rwandaises :
Les FAR ont aussi joué un rôle actif et planifié, au plus haut niveau, dans certains cas de tueries
de Tutsi par la population [...] 134
Il met en cause les autorités administratives :
[...] Le rôle de ces fonctionnaires (préfets, sous-préfets, bourgmestres, conseillers, responsables de
secteurs et de cellules) dans les massacres de populations civiles se situe principalement au niveau de
l’incitation, de la planification, de l’encadrement et dans certains cas, de la participation physique. Il
existe en effet de nombreux rapports bien documentés montrant que des bourgmestres ont répandu
des rumeurs infondées exacerbant la haine ethnique et ont incité la population à massacrer des Tutsi.
Dans certains cas, des agents de l’administration ont facilité la tâche des auteurs de massacres en
mettant à la disposition de ceux-ci des moyens matériels, tels que des véhicules ou du carburant.
Souvent, les autorités ne sont pas intervenues pour prévenir ou ne se sont pas interposées afin d’éviter
des tueries de civils par la foule. 135
Il met en cause les milices de deux partis dont celui du Président :
[...] De plus, il a été rapporté que deux de ces milices, celles du MRND et de la CDR, se sont
rendues coupables d’incitation à la violence ethnique contre les Tutsi, de massacres de populations
civiles et d’assassinats individuels à caractère politique. Dans certains cas bien documentés, il a été
démontré que des membres de ces milices ont été épaulés dans leurs forfaits par des membres des
FAR en civil et par des représentants de l’administration territoriale. [...] Elles ont par exemple pu
dresser en toute illégalité des barrages sur les routes, sans être inquiétées par les forces de l’ordre
qui se trouvaient à proximité. Il a aussi été rapporté que ces milices auraient été entraînées par des
membres de la garde présidentielle et par des militaires. 136
Il conclut :
[...] L’absence d’État de droit semble être délibérée. 137
Il est frappant de remarquer comment ce document officiel de l’ONU de 1993, qui décrit tous les
mécanismes du génocide, est passé sous silence. 138 Lors de sa publication en août 1993, les diplomates
ne s’occupaient que de la mise en œuvre des Accords d’Arusha, oubliant les massacres. Mais la France,
membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et placée aux premières loges au Rwanda, ne pouvaient pas ne pas connaître ce rapport.
M. Swinnen, l’ambassadeur de Belgique au Rwanda souligne le manque d’attention accordée au rapport Ndiaye :
132 Rapport présenté par M. Waly Bacre Ndiaye, rapporteur spécial, sur la mission qu’il a effectué au Rwanda du 8 au
17 avril 1993, Conseil économique et social des Nations Unies, E/CN.4/1994/7/Add.1, 11 août 1993 - Original : Français,
section 79, page 23. http://francegenocidetutsi.org/rapport-Bacre-Ndiaye-Rwanda-1993.pdf
133 Ibidem section 28, page 10.
134 Ibidem section 35, page 12.
135 Ibidem section 37, page 12.
136 Ibidem section 40, page 13.
137 Ibidem section 44, page 14.
138 La commission des Droits de l’homme n’a examiné ce rapport qu’en mars 1994. Cf. Audition de Lode Willems par la
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-16, 18 mars 1997, p. 181]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgiqueAudition18mars1997Willems.pdf#page=4 Il n’est pas accessible librement sur Internet. En 2002, le
centre de documentation de l’ONU, rue Miollis à Paris ne peut le fournir. Il faut aller le chercher à Genève !
197
4.2. LES MENACES DE GÉNOCIDE SONT CONNUES DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Le rapport Ndiaye sort le 11 août 1993, soit sept jours après Arusha. La Commission des Droits
de l’homme ne l’a traité qu’en mars 1994. 139
Le rapport de M. Ndiaye n’a pratiquement jamais été cité durant toute la durée du génocide.
4.2.10
Les menaces de génocide de février-mars 1994
En février 1994, après l’assassinat de Félicien Gatabazi, la terreur s’étend. Beaucoup de Tutsi de Kigali
n’osent plus coucher chez eux. Des médias annoncent le génocide. Ainsi un magazine peut, froidement,
titrer en première page, en février 1994 : « Au fait, la race tutsi pourrait être éliminée ». 140
Commentant l’assassinat de Félicien Gatabazi et le lynchage de Martin Bucyana, Maria Malagardis
écrit dans La Croix que le pouvoir au Rwanda a mis en place une machine d’extermination :
Une nouvelle fois, le Rwanda menace de sombrer dans une guerre fratricide [...]
Certains groupes politiques ont tout intérêt à entraver le bon déroulement du processus de paix
en ravivant une fois de plus la guerre tribale.
Comme au Burundi voisin, également peuplé de Hutus et de Tutsis, les affrontements interethniques ont ensanglanté à plusieurs reprises le Rwanda mais servent avant tout à assurer les intérêts
de ceux qui refusent le partage du pouvoir. [...]
Dans ce rapport [publié en mars 1993], la commission [internationale d’enquête] dressait un bilan
terrifiant de la situation, démontrant la mécanique d’une véritable machine d’extermination mise en
place par le pouvoir. 141
Le 1er mars 1994, l’ambassadeur de Belgique, Swinnen, envoie un télex au ministère des Affaires
étrangères à Bruxelles, où il dit que la chaîne RTLM, créée par la CDR, diffuse « des déclarations inflammatoires appelant à la haine – voire même l’extermination – de l’autre composante ethnique de la
population ». 142
Dans une tribune publiée dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Thaddée Twahirwa, prêtre à Haguenau, constatant que les instances prévues par les accords de paix ne sont toujours pas en place, évoque
le spectre de la guerre civile :
Elles [les organisations politiques et humanitaires présentes au Rwanda] soulignent également
l’ingérence subversive du président Habyalimana dans l’organisation interne des partis d’opposition,
en voulant à tout prix garder les privilèges du parti unique. Ce sont ces machinations politiciennes qui
risquent de conduire le Rwanda vers un chaos total. Car, en faisant perdurer le blocage, le président
place le pays dans une situation de vide constitutionnel et de vacance prolongée du pouvoir d’État
avec toutes les conséquences que cela entraîne.
Malgré la signature des accords de paix, les actes de terrorisme et d’atteinte aux libertés publiques
n’ont cessé d’endeuiller le peuple rwandais. Ces actes sont perpétrés par des milices du parti du
président, le MRND (ex-Mouvement national pour la démocratie et le développement), et son satellite,
la CDR (Coalition pour la défense de la République). Les milices armées et entraînées par la garde
présidentielle ont pour mission de faire échouer le processus démocratique. Aussi sèment-elles des
troubles dans tout le pays. Ces derniers jours, elle n’ont pas hésité à assassiner le ministre des Travaux
publics, Gatabazi Félicien [...]
Suite à cet assassinat, qualifié de politique par le Premier ministre désigné, Twagiramungu Faustin,
des actes de vengeance et de règlements de compte ont fait 37 morts et 150 blessés. L’insécurité règne
partout. [...]
[...] l’opinion internationale devrait exercer de plus en plus fortes pressions sur le président Habyalimana afin de permettre l’entrée en fonction des institutions conçues dans le cadre de l’accord
d’Arusha et éviter ainsi à la population rwandaise le spectre d’une guerre civile générale. 143
139 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.5.2, p. 505]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=505
140 La médaille Nyiramacibiri, février 1994. Gérard Prunier cite cet exemple et d’autres dans Kangura et à la RTLM [175,
p. 267].
141 Maria Malagardis, Menaces de guerre au pays des mille collines, La Croix, 24 février 1994.
142 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.1.2 , p. 599]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=599
143 Thaddée Twahirwa, Rwanda : le spectre de la guerre civile, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Opinions, 3 mars 1994.
http://francegenocidetutsi.org/dna3mars1994.pdf
198
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Le 25 mars 1994, le lieutenant-colonel Beaudoin, officier de la coopération technique militaire (CTM)
belge, rapporte qu’au cours d’un repas, des officiers des FAR projettent un génocide si les Accords
d’Arusha sont appliqués :
Quinze jours avant l’attentat, lors d’un dîner chez chef CTM, le G3 FAR a déclaré que « si Arusha
était exécuté, ils étaient prêts à liquider les Tutsis. » 144
Remarquons que le lieutenant-colonel Beaudoin est conseiller du colonel Kabiligi 145 et a son bureau
à l’état-major des FAR. Il précise dans son audition que ce dîner était le 25 mars. 146 Le colonel Vincent,
organisateur du dîner, note :
d. Lors d’un repas chez moi quinze jours avant les événements, j’ai constaté que le chef E.M.
F.A.R. [Déogratias Nsabimana] était pro-belge. Mais chez les Hutus, Arusha n’était pas réalisable,
c’était une prise de pouvoir par les Tutsis. 147
Le colonel Vincent n’a pas saisi la gravité des propos de Kabiligi puisqu’il déclare lors de son audition
le 7 mars 1997 : « Je n’ai jamais reçu d’indications sérieuses quant au génocide. » 148
Il n’y avait probablement pas de militaires français à ce dîner chez le chef de la coopération militaire
belge. Mais si Gratien Kabiligi a tenu ces propos aux coopérants militaires belges, il s’en est ouvert à
plus forte raison aux militaires français.
Le 4 avril 1994, le colonel Bagosora déclare devant le général Dallaire et un conseiller de Booh-Booh
que « la seule solution plausible pour le Rwanda serait l’élimination des Tutsis » :
Les déclarations faites le 4 avril 1994 par le colonel Bagosora en présence du général Dallaire,
de M. Kane, conseiller du représentant spécial des Nations Unies, de M. Booh Booh, et du colonel
Marchal, lors d’une réception organisée à l’hôtel Méridien à l’occasion de la fête nationale du Sénégal,
deux jours avant l’attentat contre l’avion présidentiel et le déclenchement du génocide : « La seule
solution plausible pour le Rwanda serait l’élimination des Tutsis ». 149
F. Reyntjens ajoute :
D’après un témoin, il aurait également exprimé son désaccord sur le déplacement que le président
Habyarimana comptait effectuer à Dar es-Salaam, l’estimant inopportun et ajoutant qu’« il pourrait
lui arriver malheur. » 150
Charkes Rubagumya, bibliothécaire au Centre culturel français, dans son témoignage à Anne Crignon
déclare :
144 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.3.11, p. 334] http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=334 ; Rapport de la commission Kigali, 1-611/12, Exposé du Lt Col B.E.M. Beaudoin – CTM, p. 78. Le chef CTM est le colonel Vincent, le G3 FAR désigne le colonel Gratien
Kabiligi, chef du bureau G-3 (opérations militaires) des FAR, il a été arrêté par le TPIR. Ces propos prononcés en présence
du chef d’état-major Déogratias Nsabimana lui sont reprochés. Cf. TPIR, Acte d’accusation de Gratien Kabiligi et Aloys
Ntabakuze, ICTR-97-34-1 ICTR-97-30-1, section 5.12. Gratien Kabiligi a été acquitté en première instance le 18 décembre
2008.
145 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, Etat-major, G1, Kigali le 05 mars 1994.
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 3.
146 Guy Artiges, Audition de Jacques Beaudoin, lieutenant-colonel CTM, Auditorat militaire belge, PV no 651, 5 mai 1994.
http://francegenocidetutsi.org/Beaudoin5mai1994.pdf
147 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 79].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=79
148 Audition du colonel Vincent, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-10, 7 mars 1997, p. 127].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition7mars1997NeesPodevijnVincent.pdf#page=24
149 Interrogatoire du colonel Marchal le 29 novembre 1995. Dossier auditeur général près la Cour militaire, Farde Instruction
C Not. no 01.00009.95 1227. Cf. Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge
[201, 1-611/8 p. 50]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=50 Il s’agit de Mamadou
Kane et non Khan. Dans le livre que Luc Marchal écrit en 2001, Bagosora parle de l’élimination du FPR et non des Tutsi.
Cf. L. Marchal [135, p. 213]. Luc Marchal est maintenant connu pour changer de version, voir TPIR, The Prosecutor v.
Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No. ICTR-98-41-T, Judgement and
Sentence, 18 December 2008, section 346, p. 82. Mais dans son jugement, la chambre se range à la dernière version de
Marchal et retient comme fait établi que Bagosora a parlé de l’élimination du FPR et non de tous les Tutsi. Cf. ibidem
section 355, p. 84. Le général Dallaire confirme la version originale de Marchal : « Étant souvent interrompu par d’autres
convives, je n’avais pu suivre tout ce que Bagosora disait. Mais Luc se souvient de la confidence de ce dernier. D’une voix
avinée, il avait prétendu que la seule manière de s’occuper des Tutsis était de les éliminer complètement, en les éradiquant
de la carte. » Cf. R. Dallaire [72, pp. 284-285].
150 F. Reyntjens [182, p. 22].
199
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Je pense que les Français étaient au courant qu’il se préparait un génocide. Au Centre culturel,
nous leur traduisions la presse locale, y compris Kangura, le journal officieux du MRND. On leur
montrait les listes qui circulaient, celle des ennemis du régime. Je leur ai moi-même transmis des
tracts anonymes qui incitaient à la haine envers les Tutsis. « Il se prépare quelque chose ici », leur
disait-on. « On est apolitique », répondaient-ils. 151
4.3
La planification d’un génocide est connue des autorités françaises
Michel Cuingnet, chef de la mission de coopération à Kigali (octobre 1992 - septembre 1994), déclare
à la Mission d’information :
Fin 1993 : les représentations diplomatiques et la MINUAR disposaient de beaucoup d’informations concordantes sur :
– le rôle et les fonctions assassines des miliciens Interahamwe ;
– la distribution d’armes aux paysans hutus de la zone nord-ouest ;
– les assassinats de Tutsis et d’opposants au régime d’Habyarimana ;
– les livraisons d’armes et l’achat de machettes ;
– la situation économique et sociale catastrophique ;
– la misère dans les camps, la famine ;
– le chômage et l’arrêt de toute activité économique ;
– l’importance de la dette extérieure et la ruine du pays ;
– la préparation des massacres (liste des opposants) ;
– les appels « à terminer le travail » de la Radio des Mille Collines ;
– l’existence du « réseau Zéro »... 152
Il présente le génocide comme inéluctable :
Si le Président Habyarimana n’avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigantesques
massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à l’Akazu dont on a évacué les responsables
par le premier avion.
Je crois que nous avons péché par manque de clairvoyance. C’est difficile de suivre la politique
africaine, car cela demande écoute et modestie. Au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance.
Nous savions qu’Habyarimana était un dictateur faible et criminel et nous avons confié aux militaires
un rôle qui n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires. 153
Anne Cros, directrice du Centre culturel français de Kigali (CECFR), dit à Vénuste Kayimahe,
quelques mois avant l’attentat du 6 avril :
Il va couler tellement de sang dans ce pays que vous regretterez de vous en être pris à notre
présence. 154
4.3.1
La note du colonel Nsengiyumva du 27 juillet 1992
Alors qu’un nouvel accord de cessez-le-feu a été signé à Nsele, le 12 juillet 1992, (dit Accord d’Arusha
I) et que des négociations sont en cours entre le nouveau gouvernement de coalition 155 et le FPR qui
déboucheront sur la signature du protocole relatif à l’État de droit le 18 août, Anatole Nsengiyumva,
chef du Renseignement militaire (G2), adresse une note confidentielle, le 27 juillet 1992, au nouveau chef
d’état-major des FAR, Deogratias Nsabimana, avec copie au Président Habyarimana sur l’« État d’esprit
des militaires et de la population civile ». Dans cette note, il s’en prend à l’accord qui vient d’être signé à
Arusha et s’oppose aux accords de paix qui se préparent, en présentant comme l’opinion de la population
et de l’armée ce qui est en réalité la position des extrémistes hutu, en particulier dans l’armée. 156 La
P. Krop [119, p. 99].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 168-169].
153 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 172].
154 V. Kayimahe [114, p. 163].
155 Le gouvernement dirigé par Dismas Nsengiyaremye (MDR) est mis en place le 7 avril 1992.
156 Anatole Nsengiyumva, Note au Chef EM AR, 27 juillet 1992, Objet : État d’esprit des militaires et de la population civile. Source : The Linda Melvern Rwanda Genocide archive, TPIR, Case ICTR-98-41-T Exh. P.21 (a).
http://francegenocidetutsi.org/Nsengiyumva27juillet1992EtatDesprit.pdf
151
152
200
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
parution de ce document suit la décision de mise à la retraite des colonels Serubuga et Rwagafilita,
anciens chefs d’état-major adjoints des FAR et de la Gendarmerie, prise le 9 juin 1992 par le ministre de
la Défense, James Gasana, et entérinée par le Président Habyarimana. Ce document, trouvé à Kigali par
Linda Melvern, a été remis au TPIR. 157
Dans cette note, Nsengiyumva décrit les événements que risque de déclencher la mise en application
des accords de paix, en cours de négociation à Arusha. Ces événements sont exactement ceux qui vont
survenir au printemps 1994, le coup d’État, l’élimination du Président et des négociateurs des accords de
paix, le génocide des Tutsi, le massacre de leurs « complices », la reprise de la guerre, la démoralisation
et la défaite des FAR, et enfin la fuite des Hutu. Ce n’est pas un projet de génocide stricto sensu qui
est décrit ici. C’est la description d’un ensemble de menaces qui deviendront réalité, dit le texte, si les
accords de paix avec l’ennemi (ENI) sont mis en œuvre. Si le texte a plus à voir avec des prophéties
apocalyptiques, on y trouve néanmoins exposées l’intention et les modalités du génocide des Tutsi auquel
le coup d’État est explicitement lié. Il est difficile de ne pas voir là un exercice d’intériorisation, de
conscientisation, de persuasion de ce qui reste à faire aux extrémistes et aux militaires si les accords avec
le FPR sont appliqués.
L’accord de cessez-le-feu signé le 12 juillet 1992 prévoit que les thèmes suivants seront abordés au
cours des futures négociations politiques :
a) Instauration d’un État de droit, c’est-à-dire, basé notamment sur l’unité nationale, la démocratie, le pluralisme et le respect des Droits de l’homme.
b) Formation d’une Armée nationale composée des forces gouvernementales et de celles du Front
patriotique rwandais
c) Instauration d’un partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition à base
élargie.
Les négociations politiques débuteront le 10 août 1992. La première réunion se tiendra à Arusha
en Tanzanie. 158
Cet accord, selon la note de Nsengiyumva, « NE favorise que le FPR au détriment du Rwanda. »
(p. 1). Il estime donc que le FPR représente des étrangers.
Le constat que « notre pays est en train d’être vendu à l’ENI » revient plusieurs fois (p. 6, 7). Dans
la bouche de membres du MDR (p. 2), dans celle des militaires (pp. 2, 3, 6), si les accords ne respectent
pas les quotas ethniques dans l’armée (14 % de Tutsi maximum). « Ce pays risque de tomber entre les
mains des Inkotanyi, avec toutes les catastrophes que cela comporterait. » (p. 7). « L’ENI risque de nous
submerger. » (p. 7) La population civile pense « qu’il s’agit d’une façon alambiquée de prendre le pouvoir
au Rwanda à partir de l’intérieur. » (p. 1)
Le projet de fusion des deux armées est combattu. La population civile désapprouve l’« éventuelle
fusion entre les FAR et les maquisards du FPR » (p. 1). Les officiers « ÉVENTUELLEMENT pourraient
supporter l’intégration de quelques éléments INKOTANYI » mais dans la limite de 14 %. « Aller au delà,
disent les Officiers, et les autres militaires d’ailleurs, se serait vendre ce pays à l’ENI et les militaires NE
l’admettraient pas. » (p. 2). La menace que nos militaires soient massacrés par les Inkotanyi est agitée
(p. 3).
Dans tout le texte, le FPR est désigné par le terme ENI. Ce concept d’ennemi est élargi à tous les Tutsi
de l’intérieur et aux Hutu complices, comme on le voit dans le document sur la définition de l’ennemi,
préparé par Nsengiyumva, qui sera distribué dans les FAR par Nsabimana, le chef d’état-major, le 21
septembre 1992.
Le projet de génocide est énoncé par certains sous l’aspect d’une prophétie terrible de ce qui va se
passer en 1994 : Dans la population certains disent « qu’ils vont déjà préparer leur fuite avant l’arrivée
des Inkotanyi, tout en ajoutant qu’avant de fuir, ils vont massacrer les Tutsi » (p. 2).
Ce projet de fuite devant l’ENI est partagée par des civils (p. 2) et par des militaires (p. 3).
Des officiers « disent qu’avant de fuir ce pays, ils vont d’abord régler leurs comptes à ceux de nos
responsables qui auront été à la base du désastre » (p. 3). Autrement dit, ils massacreront les responsables
politiques qui ont négocié ces accords de paix. Beaucoup de civils demandent aux militaires de « mettre
fin à ces agissements de civils irresponsables » (p. 3).
157
158
Linda Melvern, Conspiracy to murder [142, pp. 36, 291].
M. Mas [139, p. 135].
201
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Certains militaires disent qu’avant de fuir devant l’ENI, « ils régleront les comptes aux Officiers qui
auront cédé facilement aux volontés des responsables civils » (p. 4).
La menace d’un coup d’État militaire est évoquée contre les responsables civils qui font passer leurs
intérêts avant ceux de la Nation (p. 2). L’affirmation que les militaires n’admettraient pas plus de 14 %
d’Inkotanyi dans la nouvelle armée (p. 2) est une menace de coup d’État. La population voit dans les FAR
le dernier recours (p. 3). Beaucoup de civils demandent aux militaires de « mettre fin à ces agissements
de civils irresponsables » (p. 3). « Nos responsables ne sont PAS guidés par les intérêts de la Nation »
(p. 3). « Il y a parmi nos négociateurs des individus acquis à l’ENI » (p. 3). « La population demande
alors que les FAR puissent faire quelque chose pour redresser la situation avant que ce NE soit trop tard »
(p. 4). « L’heure a sonné pour sauver le pays du chaos. » (p. 6) « Quelque chose devrait être fait pour
dénouer cet imbroglio » (p. 9).
Il n’est plus nécessaire que les militaires continuent encore à se battre (p. 4, 6). « nos troupes devraient
quitter le front, car il ne sert à RIEN de se faire trouer la peau, lorsque de prétendus responsables politiques
sont en train de vendre le pays à ce même ENI que nous combattons » (p. 4). Les militaires sont démoralisés
(p. 4), « la troupe commence à fustiger les responsables aussi bien civils que militaires » (p. 7).
Les militaires se disent trompés par le Premier ministre, Dismas Nsengiyaremye et par le ministre des
Affaires étrangères, Boniface Ngulinzira (p. 4).
Le chef de l’État est également visé par certains officiers qui disent : « Si ce Président NE défend
PAS ses hommes, s’il NE s’oppose PAS à temps aux manœuvres de ces Partis pro-ENI, c’est-à-dire qu’il
sera lui aussi en train de défendre ses propres intérêts en ignorant ceux de la Nation et en abandonnant
carrément ceux qui l’ont soutenu jusqu’ici ; et bien, s’il NE réagit PAS à temps face à ces situations
dramatiques pour sauver la Nation et les honnêtes gens, il va se retrouver seul, car personne NE tient à
donner sa peau pour quelqu’un qui NE le reconnaîtra PAS. » (p. 5).
Certains n’hésitent plus à dire : « Si le Chef de l’État N’est PAS prêt à prendre ses responsabilités
pour sauver le pays, il N’a qu’à passer le relais » (p. 7).
La population et les militaires contestent la libération sans contrepartie des « prisonniers de guerre
et des acolytes de l’ENI » (p. 3, 4).
Des gens protestent contre la destitution d’autorités du MRND « NON en odeur de sainteté auprès
des Partis politiques d’opposition » (KUBUHOZA) (p. 4).
Dans ses considérations personnelles, Nsengiyumva reprend tous ces thèmes. « L’accord d’Arusha a
été un accord léonin au profit de l’ENI » (p. 5). Le pays a été vendu, c’est aux Forces armées de tirer le
pays du chaos. Il refuse la fusion des deux armées. Il menace le chef de l’État (p. 6, 7). Il agite la menace
d’un coup d’État si rien n’est fait.
Il soutient des responsable de crimes comme le bourgmestre Gatete, qui « devraient être laissés en
paix et NON être victimes de leur zèle » (p. 9). Il proteste contre l’entrée d’éléments tutsi ou du PL dans
l’administration.
Il prévoit que la reprise des hostilités est inéluctable (p. 7). Dans cette perspective il propose :
- le recrutement de nouveaux militaires « dont le moral est moins entamé »
- de nous assurer d’un stock de munitions suffisant
- de chercher à nous garder les faveurs de pays amis « surtout la FRANCE et les ÉTATS-UNIS »
(surprenant !)
- il propose d’expliquer aux responsables de ces pays « qu’il s’agit d’un ENI qui veut reprendre le
pouvoir qu’il a perdu » lors de la révolution de 1959.
Ce document du 27 juillet 1992 laisse entrevoir, sous la forme d’un scénario catastrophe, exactement
les événements qui vont s’exécuter à partir du 6 avril 1994 :
- l’accord sur la fusion des deux armées accorde plus de 14 % des postes aux Inkotanyi ;
- les institutions prévues par les accords de paix vont être mises en place ;
- un coup d’État élimine le président Habyarimana ;
- l’exécution de ces responsables politiques « qui auront été à la base du désastre », en particulier le
Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, qui a négocié les Accords d’Arusha, sont assassinés ;
- le massacre des Tutsi et de leurs complices ;
- la reprise de la guerre ;
- l’absence de combativité des FAR contre l’armée du FPR et leur empressement à liquider les Tutsi ;
- la fuite des FAR ;
202
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
- la fuite des Hutu ;
- la victoire du FPR.
Ce document montre que certains officiers de l’armée rwandaise sont au cœur du projet de coup d’État,
de génocide et de guerre. Il est probable que ce document soit une manifestation du groupe d’officiers
supérieurs regroupés dans l’AMASASU. 159
Les officiers belges de la CTM devaient connaître ce texte, en particulier le colonel Beaudoin, conseiller
du colonel Kabiligi, chef des Opérations des FAR. Mais ce texte n’est pas cité par la commission ad hoc
du Sénat belge qui ne remonte pas avant 1993. Le TPIR a jusqu’ici peu fait référence à ce document pour
établir la planification du génocide.
Les militaires français, le lieutenant-colonel Maurin en particulier, ont certainement eu connaissance
de ce document qui, remarquons-le, est rédigé en français, comme tous les documents des FAR. 160
Nsengiyumva est proche des Français, il a fait deux stages en France à l’IHEDN. 161
La recommandation de Nsengiyumva d’assurer un stock suffisant de munitions (p. 7) a été assumée par
la France, directement par des livraisons officielles, indirectement par le contrat DYL-INVEST, alors que
l’accord Arusha I proscrivait les livraisons d’armes aux deux parties en conflit. 162 Ce texte fait apparaître
que ces livraisons s’inscrivent dans le cadre de ce triple projet de coup d’État, de reprise de la guerre et
de génocide dont le lieutenant-colonel Maurin a eu connaissance.
4.3.2
La définition du Tutsi comme l’ennemi
Le Tutsi est défini comme l’ennemi principal par une lettre du chef d’état-major diffusée dans l’armée
rwandaise le 21 septembre 1992. Qui a rédigé ce texte ? Le 4 décembre 1991, le Président Juvénal Habyarimana réunit différents responsables militaires à l’École supérieure militaire (ESM) pour mettre en
place une commission de dix officiers chargée de répondre à la question suivante : « Que faut-il faire pour
vaincre l’ennemi sur le plan militaire, médiatique et politique ? » 163 Les membres de cette commission
étaient les colonels Théoneste Bagosora, Pontien Hakizimana, Marcel Gatsinzi, Déogratias Nsabimana
et Félicien Muberuka, le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, les majors Juvénal Bahufite, Augustin
Cyiza et Aloys Ntabakuze et enfin le commandant Pierre-Claver Karangwa. Elle était présidée par le
colonel Théoneste Bagosora et les deux rapporteurs étaient Augustin Cyiza et Aloys Ntabakuze. 164 Le
colonel Bagosora préside cette commission. 165
Selon la même source, le rapport de cette commission ne contenait pas que cette définition de l’ennemi
qui va être diffusée en 1992 à l’intérieur de l’armée. D’ailleurs, la lettre d’accompagnement du chef d’étatmajor, Déogratias Nsabimana, précise bien que la note jointe est « un extrait du document produit par
la Commission ». Mais le contenu intégral de ce document n’a pas été diffusé. Il préconisait entre autres
le départ d’officiers de grade élevé qui devaient leur poste plus à leurs liens avec la présidente, Agathe
Kanziga, qu’à leurs compétences. 166 Juvénal Habyarimana accepte ces recommandations en juin 1992 et
les colonels Serubuga et Rwagafilita sont mis à la retraite par James Gasana, ministre de la Défense du
gouvernement de coalition. 167
Dans une lettre datée du 21 septembre 1992, le chef d’état-major de l’armée rwandaise, Déogratias
Nsabimana, ordonne aux commandants des secteurs opérationnels la diffusion, parmi les troupes, d’un
159 Voir les déclarations du témoin XXQ, sous-lieutenant de gendarmerie, ancien membre du service de renseignement de
la présidence, TPIR, Procès Militaires I, Bagosora et al., 11 et 13 octobre 2004. Il y décrit l’AMASASU, sa composition, sa
date de création et fait directement référence à ce texte.
160 Selon le Colonel Michel Robardey, Anatole Nsengiyumva, patron du service G2, remettait chaque matin au colonel
Maurin le rapport des écoutes faites par le renseignement militaire rwandais. Il semble aller de soi qu’il lui a communiqué
cette note. Cf. P. Péan [177, p. 198].
161 En mai 1984 et juin 1990. Cf. G. Périès [179, p. 225].
162 Le texte de l’accord de cessez-le-feu signé le 12 juillet 1992 stipule en son article II.2 « La suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain ». Cf. M. Mas [139, p. 137]. http:
//francegenocidetutsi.org/CessezLeFeu12juillet1992Mas134.pdf
163 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, p. 63].
164 Thierry Cruvellier, Par-delà le glaive et la balance [71, p. 9].
165 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case
No ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, p. 46.
166 Selon Augustin Cyiza, le rapport préconisait aussi une ouverture politique et l’organisation d’élections. Cf. Thierry
Cruvellier [71, p. 12].
167 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 77].
203
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
mémorandum extrait du rapport produit par cette commission, cela afin d’« amener nos hommes à
rester plus vigilants et à ne pas miser sur les seules négociations politiques ». 168 Cette lettre, signée de
Nsabimana, émane du bureau du chef des renseignements (G-2), à savoir le lieutenant-colonel Anatole
Nsengiyumva. 169
Le choix de la date n’est pas anodin, il s’agit d’entraver les négociations entre le gouvernement
multipartite et le FPR après la signature du protocole sur l’État de droit, le 18 août, par le gouvernement
de coalition.
Cette lettre du 21 septembre 1992 est connue d’abord par les extraits qui en sont publiés dans le
rapport de la Commission d’enquête internationale, rendu public en mars 1993. 170 Elle a été déposée
comme pièce à conviction au TPIR. Nous avons pu en avoir une copie. 171 Selon ce document, l’ennemi
(ENI) se subdivise en deux catégories, l’ennemi principal et les partisans de l’ennemi. L’ennemi principal
est « le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui N’a JAMAIS
reconnu et NE reconnaît PAS encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959 et qui veut reconquérir
le pouvoir au RWANDA par tous les moyens, y compris les armes. » Le partisan de l’ennemi principal
est « toute personne qui apporte tout concours à l’ennemi principal ». 172
L’ennemi est caractérisé par 3 propriétés concomitantes :
P1- Être tutsi.
P2- Ne pas reconnaître les « réalités de la Révolution Sociale de 1959 ».
P3- Vouloir reprendre le pouvoir par tous les moyens, y compris les armes.
Est donc ennemi tout être humain qui satisfait à P1 et P2 et P3, autrement dit qui satisfait à la fois
à P1 et à P2 et à P3.
La propriété P1 est clairement de nature raciale, c’est-à-dire que même un enfant, une femme ou un
vieillard, immatriculé tutsi, satisfait à P1.
La propriété P2 caractérise une disposition d’esprit, elle ne requiert pas que des actes soient commis.
La propriété P3 semble caractériser des actes mais le « veut » implique qu’il suffit d’une manifestation
d’intention. Il n’est donc pas nécessaire de se préparer à reprendre le pouvoir. Il suffit d’en avoir l’intention.
« par tous les moyens » implique que vouloir reprendre le pouvoir par des moyens pacifiques, par la voie
électorale en particulier, satisfait à la propriété P3.
Donc un Tutsi de l’intérieur comme de l’extérieur, suspecté de ne pas reconnaître les « réalités de la
Révolution Sociale de 1959 » et de vouloir reprendre le pouvoir par n’importe quel moyen est un ennemi.
Les deux prédispositions d’esprit P2 et P3 pouvant être suspectées chez tout Tutsi, il suffit donc d’être
tutsi pour être ennemi.
Le lecteur remarquera que nous avons oublié dans l’analyse ci-dessus « extrémiste et nostalgique du
pouvoir ». Il s’agit là encore de dispositions d’esprit et non d’actes. Nous les avons intégrées à P2 et P3.
Nous avons vu par ailleurs que dans la pratique de l’armée rwandaise, le sort réservé à l’ennemi est
la mort. Les militaires français ont reproché aux Belges de ne pas avoir appris aux militaires rwandais à
faire des prisonniers. Il ne semble pas que les Français aient contribué à changer ces habitudes de l’armée
rwandaise.
Après cette définition, le document énumère les actes qui permettent d’identifier l’ennemi :
L’ennemi ou son partisan, qu’il soit rwandais ou étranger de l’intérieur ou de l’extérieur, est
reconnu notamment par l’un des actes ci-après :
– prendre les armes et attaquer le Rwanda ;
– acheter des armes pour les combattants de l’ENI ;
– cotiser de l’argent pour soutenir l’ENI ;
– appuyer matériellement l’ENI, sous n’importe quelle forme ;
168
Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, p. 63].
169 Le Procureur contre Théoneste Bagosora, ICTR-96-7-I, pp. 19-20, section 5-6, 5-7.
170 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, pp. 63-66].
171 République rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G2, 21 septembre
1992, no 1437/G2.2.4. Objet : Diffusion d’information. Destinataires : Liste A, Comdt Sect OPS (Tous), Info :
EM Gd N. Signé Déogratias Nsabimana, colonel BEM, Chef EM FAR, SECRET. TPIR, K1020494 à K1020507.
http://francegenocidetutsi.org/NsabimanaDefinitionEnnemi21septembre1992.pdf http://francegenocidetutsi.org/
DefinitionEnnemi21septembre1992.pdf
172 Commission internationale d’enquête, Ibidem, p. 64.
204
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
– faire de la propagande favorable à l’ENI ;
– effectuer des recrutements au profit de l’ENI ;
– se livrer à l’intoxication de l’opinion publique par la propagation de rumeurs et de fausses
informations ;
– se livrer à l’espionnage au profit de l’ENI ;
– divulguer le secret militaire au profit de l’ENI ;
– être agent de liaison ou passeur au profit de l’ENI ;
– organiser ou se livrer à des actes de terrorisme et de sabotage pour appuyer l’action de l’ENI ;
– refuser de combattre l’ENI ;
– refuser de satisfaire aux réquisitions de guerre. 173
Remarquons que parmi ces actes, la définition de certains est floue. Comment établir de manière
objective que quelqu’un a cotisé de l’argent pour soutenir l’ennemi ou fait de la propagande en sa faveur ?
L’ennemi étant le Tutsi, une personne immatriculée tutsi ne peut que faire de la propagande en sa propre
faveur. C’est une tautologie. Appuyer matériellement l’ennemi, sous n’importe quelle forme, englobe un
ensemble d’actes extrêmement large. Se livrer à l’intoxication de l’opinion publique par la propagation
de rumeurs et de fausses informations, n’importe quel Tutsi peut en être accusé.
Refuser de combattre l’ennemi ou de satisfaire aux réquisitions de guerre sont deux attitudes d’objecteur de conscience qui est donc assimilé à l’ennemi. Un Tutsi refusera, par définition, de combattre
l’ennemi qui est le Tutsi.
Il faut noter que le document précise bien que les opposants politiques ne sont pas considérés comme
ennemis : « Les opposants politiques qui veulent le pouvoir ou le changement pacifique et démocratique du
régime politique actuel au Rwanda ne sont pas à confondre avec l’ENI ou les partisans de l’ENI. » Mais
il ne faut pas croire que le terme « opposant politique » peut englober des Tutsi. Le terme d’opposant
politique ne peut qualifier qu’une personne qui échappe à la définition de l’ennemi principal ou de son
partisan. Il ne peut donc être qu’un Hutu.
L’ennemi et ses partisans, selon ce document, se recrutent essentiellement parmi les groupes sociaux
suivants :
–
–
–
–
–
–
–
les réfugiés tutsi ;
la NRA ; 174
les Tutsi de l’intérieur ;
les Hutu mécontents du régime en place ;
les sans-emploi de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda ;
les étrangers mariés aux femmes tutsi ;
les peuplades nilo-hamitiques de la région. 175
Les Tutsi de l’intérieur et les opposants hutu sont donc soupçonnables a priori, les Tutsi d’autant plus
qu’ils peuvent, dans leur for intérieur, ne pas reconnaître la « révolution sociale de 1959 » dont ils furent
victimes.
Suit une définition des milieux d’activistes, à l’extérieur et à l’intérieur. Ce sont les milieux d’affaires,
certains organismes internationaux où ils se seraient infiltrés comme fonctionnaires, les milieux religieux,
le milieu enseignant, les zones des déplacés tutsi de 1959, et plus particulièrement les centres urbains.
Parmi les moyens et les méthodes de l’ENI, sont montrés du doigt, les clubs de rencontre et de réflexion, les
journaux et les associations culturelles, dont certaines organisent des conférences pour attirer l’attention
de l’opinion des pays occidentaux sur le sort des réfugiés rwandais et sur la violation des Droits de
l’homme par le régime politique rwandais.
Parmi les activités reprochées à l’ennemi, le document mentionne le « détournement de l’opion [opinion] nationale du problème ethnique vers le problème socio-économique entre les riches et les pauvres ». 176
Enfin, le document va jusqu’à citer nommément un certain nombre de personnes réputées pour être
activistes de l’ennemi, « pour se rendre compte jusqu’à quel niveau les autorités politiques et administratives avaient été phagocytées ». 177 Parmi ces noms, nous relevons : Valens Kajeguhakwa, Assinopol
Rwigara, Silas Majyambere, Évariste Sissi, Antoine Sebera, Bertin Makuza, Hutangana.
Commission internationale d’enquête, Ibidem pp. 64-65.
La NRA est l’armée ougandaise.
175 Commission internationale d’enquête, Ibidem p. 65.
176 Déogratias Nsabimana, ibidem, p. 9, K1020502 ; Le Procureur contre Théoneste Bagosora, ibidem ; Aucun témoin ne
doit survivre [86, p. 79].
177 Déogratias Nsabimana, ibidem, p. 8, K1020501.
173
174
205
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Ce document de 14 pages ne précise nulle part qu’il ne faut pas confondre le FPR, mouvement
politique, avec les Tutsi en tant que groupe ethnique. Le terme de « Tutsi » y est utilisé plusieurs fois
comme l’équivalent d’ennemi.
Ce document et l’utilisation qu’en ont fait les officiers supérieurs, a contribué à développer la haine et
la violence ethnique. Ultérieurement, ces officiers ont adopté et repris dans leur discours, commentaires
et propos, la définition de l’ennemi contenue dans ce document et en ont favorisé la distribution aux
troupes. 178 Le lendemain de sa diffusion, le 22 septembre 1992, la CDR publie un tract qui reprend ce
texte. Une liste d’ennemis nommément désignés y est jointe, dont Évariste Sissi et Antoine Sebera, cités
ci-dessus. Il conclut ainsi :
La CDR appelle le gouvernement et le Président à régler ce problème. S’ils ne font rien, la grande
majorité [rubanda nyamwishi] ne pourra rester sans réagir. Un ennemi est un ennemi. Quiconque
collabore avec l’ennemi trahit le Rwanda. 179
René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, voit dans
ce texte l’expression de l’intention génocidaire, car il assimile l’ennemi principal à écraser comme étant
le Tutsi. 180 Le procureur du TPIR a fait la même interprétation.
Se fondant sur la composition de la commission qui a élaboré ce texte, relevant que le procureur du
TPIR ne connaît pas la totalité du rapport et que des hommes comme Marcel Gatsinzi ou Augustin Cyiza
ont participé à la commission mais n’ont pas participé au génocide, des avocats de la défense au procès
Bagosora devant le TPIR contestent cette analyse du procureur et avancent que les dix membres de
cette commission ne sont pas les idéologues du génocide et que ce texte ne représente pas une intention
génocidaire. Cyiza, rapporteur de cette commission avec Ntabakuze, se défend en disant que lorsqu’il
écrit que l’ENI se recrute chez les enfants des anciens réfugiés, il fait de l’analyse sociologique et non de
la propagande. 181 Mais sans risquer de nous tromper, nous pouvons dire que les dix officiers membres
de cette commission partageaient tous l’idéologie de la « révolution sociale » et jugeaient positifs les
massacres et persécutions contre les Tutsi de 1959 à 1973, l’abolition de la monarchie et les mesures
d’exclusion contre les Tutsi.
Les juges du procès Militaires I ou procès Bagosora ont accepté l’argumentation des avocats de la
défense. Ils ont rejeté l’argument du Procureur selon lequel la définition de l’ennemi implique que tout
Tutsi est extrémiste et nostalgique du pouvoir. Pour eux le document définit l’ennemi comme étant le
Tutsi qui commet certains actes prohibés. 182 Nous avons vu que, selon ce document, il suffit qu’un Tutsi
soit suspecté de certaines idées pour être considéré comme un ennemi. Le fait que cette commission
militaire puisse taxer des concitoyens d’ennemis ne choque pas les juges. Arguant que certains membres
de cette commission étaient « modérés » et n’auraient pas participé au génocide, les juges considèrent
que ce document n’est pas une preuve qu’il y ait eu une conspiration dès la fin 1991 pour exterminer le
groupe tutsi. 183
Compte tenu qu’un officier français est conseiller du chef d’état-major des FAR, les autorités françaises
de Kigali connaissent certainement ce document. Le rapport CLADHO-Kanyarwanda sur le génocide
souligne la responsabilité de la France :
178 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 77-80] ; Acte d’accusation contre Augustin Bizimungu, ICTR-2000-56-I. http:
//francegenocidetutsi.org/militaryIIfActeAccusation.pdf
179 CDR, Communiqué spécial no 5 du parti CDR, CDR, 22 septembre 1992, TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit
No : P. 29 (6) Date admitted : 17-09-2002. http://francegenocidetutsi.org/CDR22septembre1992.pdf ; Aucun témoin ne
doit survivre [86, pp. 79-80]
180 Rapport sur la situation des droits de l’homme au Rwanda, soumis par M. R. Degni-Ségui, Rapporteur spécial de la
Commission des droits de l’homme, en application du paragraphe 20 de la résolution 1994 S-3/1 de la Commission, en date
du 25 mai 1994. ONU, E/CN.4/1995/7, 28 juin 1994, section 46-47. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-1995-7.pdf
181 Thierry Cruvellier [71, p. 13]. Les propos qu’Augustin Cyiza tient devant les commissaires belges le 28 août 1997 à
propos du génocide sont très curieux. Il avance que Bagosora a voulu prendre le pouvoir au moyen du Comité militaire
de crise et que « si la prise de pouvoir par Bagosora avait réussi au cours des rencontres du 6 et 7 avril, il n’y aurait
pas eu cette extension des massacres ». Il affirme aussi : « Beaucoup de massacres ont eu lieu parce qu’il y avait un
désordre total et qu’il n’y avait plus d’autorité. » Ce qui est complètement faux. Cf. Rapport de la mission effectuée au
Rwanda de M. Philippe Mahoux - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/9 - 1997/1998, p. 7].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf
182 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva,
Case No ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, pp. 48-49. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraJudgment.pdf#page=56
183 Le colonel Gatsinzi aurait dit qu’il n’a pas assisté à toutes les réunions de cette commission, n’ayant pas été invité. Cf.
L. Melvern [142, p. 22].
206
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
La France partage les responsabilités avec l’Etat-Major des FAR dans la définition ethnique de
“1’ennemi”, car cette définition a été adoptée au moment même où le Colonel français CHOLLET
était chargé des Etats-Majors rwandais de l’Armée et de la Gendarmerie. Ce qui a contribué à préparer
idéologiquement et matériellement le génocide. 184
Les milieux diplomatiques de Kigali en ont d’ailleurs eu connaissance. 185
Le rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au
Rwanda depuis le 1er octobre 1990 contenant des extraits de cette lettre du 21 septembre 1992 est remis
à Bruno Delaye à l’Élysée, par Jean Carbonare, membre de cette commission.
Les autorités françaises concernées par la politique au Rwanda connaissaient donc ce document avant
avril 1994. En fait, ce document ne leur apprend rien de nouveau dans la mesure où, depuis octobre 1990,
nous observons que dans les notes des conseillers à l’Élysée, le Tutsi est déjà considéré comme l’ennemi.
Nous nous demandons si ce document définissant l’ennemi n’a pas un rapport plus intime avec certaine
doctrine française. Nous sommes en effet frappé de voir des parentés avec le chapitre « Définition de
l’adversaire » dans le livre « La guerre moderne » du colonel Trinquier. Sur la nécessité de bien définir
l’ennemi, Trinquier écrit :
Dans la guerre moderne l’ennemi est autrement difficile à définir. Aucune frontière matérielle ne
sépare les deux camps. La limite entre amis et ennemis passe au sein même de la nation, dans un même
village, quelquefois dans une même famille. C’est souvent une frontière idéologique, immatérielle, qui
doit cependant être impérativement fixée, si nous voulons atteindre sûrement notre adversaire et le
vaincre. 186
Voilà qui correspond tout à fait à la guerre ethnique menée au Rwanda avec le soutien de la France.
L’ennemi étant défini, Trinquier poursuit :
Dès lors, l’armée saura où frapper. Tout individu qui, d’une façon quelconque, favorisera les
desseins de nos adversaires, sera considéré comme un traître et traité comme tel. 187
Voilà qui ressemble singulièrement au traitement que Léon Mugesera recommande pour les complices
de l’ennemi.
4.3.3
La formation d’escadrons de la mort
Les escadrons de la mort ont été dénoncés par un repenti :
Janvier Afrika, directeur du journal Unurava, publie dans le numéro 10 du 28 août [1992] un
article qui décrit dans le détail la façon de procéder de ce réseau. Afrika affirme lui-même avoir fait
partie de ce réseau et avoir participé à des actions violentes. Il cite une liste de plus de 25 noms, dont
le président Habyarimana lui-même, ainsi que ses trois beaux-frères et son gendre ; Afrika est aussitôt
arrêté. 188
Par un professeur et un sénateur belges :
184 CLADDHO, Kanyarwanda, Enquête sur le génocide dans la préfecture Kigali ville (PVK), 1995, p. 22. http://
francegenocidetutsi.org/CladhoKanyarwandaEnquete.pdf
185 « There were other telling pieces of evidence. At least two revealing government documents were leaked to the diplomatic community and circulated in Kigali. One was an internal report from a senior military officers’ commission entitled
“Definition and Identification of the Enemy” (21 September 1992). The report listed as enemies not only those Tutsi inside
and outside Rwanda who supported the RPF, but also members of mixed marriages and moderate Hutu who opposed the
hardliners within the government. The other was a letter from the (opposition member) Prime Minister to the Defense
Minister, dated 25 March 1993. The Prime Minister gave details of illegal distribution of weapons to civilians and called
for immediate action to stop it. » in The International Response to Conflict and Genocide : Lessons from the Rwanda Experience, Book 2, Early Warning and Conflict Management section 2.2.1. Traduction de l’auteur : Il y avait d’autres preuves
parlantes. Au moins deux documents avaient été communiqués à la communauté diplomatique et circulaient dans Kigali.
L’un était un rapport interne d’une commission d’officiers supérieurs intitulé « Définition et Identification de l’ennemi ». Le
rapport considérait comme ennemis non seulement les Tutsi à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda qui soutenaient le FPR,
mais aussi les membres des couples mixtes et les Hutu modérés opposés aux extrémistes du gouvernement. L’autre pièce
est une lettre du Premier ministre (de l’opposition) au ministre de la Défense datée du 25 mars 1993. Le Premier ministre
y décrivait des distributions illégales d’armes à la population et demandaient qu’il y soit mis un terme immédiatement.
186 R. Trinquier [208, pp. 45-46].
187 Ibidem, p. 48.
188 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.4.5. p. 488]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=488 Voir aussi section 2.3.8 page 82.
207
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
En septembre 1992, le professeur Reyntjens et le sénateur Kuypers dénonçaient publiquement
l’existence d’escadrons de la mort et le Réseau Zéro. Les auteurs de ces dénonciations disposaient :
« qu’un groupe de personnes met tout en œuvre afin de faire échouer le procès de démocratisation.
Il s’agit en l’espèce d’escadrons de la mort, qui sont organisés par une quinzaine de personnes, qui
ont des fonctions importantes et qui se trouvent à proximité immédiate du Président. (...) Plusieurs
personnes au Rwanda connaissent ce groupe qui opère actuellement sous le nom « réseau Zéro ».
Cependant, ce groupe dispose d’un tel pouvoir et est tellement dangereux, que personne n’ose en
parler et que les enquêtes judiciaires sont vouées à l’échec. (...). »
Ce réseau Zéro avait pour objectif de « discréditer le changement en cours ». Il était composé
notamment de trois beaux-frères du Président Habyarimana, ou jugés tels, Protais Zigiranyirazo,
Séraphin Rwabukumba, le colonel Elie Sagatwa ainsi que du colonel Bagosora.
Dans une note complémentaire intitulée « Les escadrons de la mort », le professeur Reyntjens
écrivait : « (...) la technique la plus inquiétante consiste en des tentatives de causer des affrontements
meurtriers. Nous possédons des témoignages très précis de ces déstabilisations au Bugesera et à Kibuye. Au Bugesera, les affrontements ont fait plusieurs centaines de morts, beaucoup plus de blessés et
des milliers de déplacés. (...) Les activités de ce groupe ont un triple effet : – sabotage du processus de
démocratisation, qui ne peut se dérouler correctement dans un contexte de déstabilisation ; (...) » 189
Les autorités françaises sont nécessairement au courant de l’existence de ces escadrons de la mort, ne
serait-ce que par la publication du rapport de la Commission d’enquête internationale publié en février
1993.
4.3.4
Le plan d’autodéfense populaire
L’autodéfense populaire est une des propositions faites par le colonel Gilbert Canovas, conseiller du
chef d’état-major de l’armée rwandaise dans un rapport du 30 avril 1991. 190 Les bourgmestres et les
différentes autorités locales à un échelon très décentralisé sont chargés d’organiser les populations, dans
des structures d’autodéfense populaire dont la formation est faite par les FAR. L’ennemi est le FPR et
ses agents infiltrés.
La Mission d’information parlementaire publie une lettre en date du 29 septembre 1991, donc postérieure au rapport Canovas, adressée par le colonel Déogratias Nsabimana, à l’époque commandant du
secteur opérationnel du Mutara, au ministre de la Défense et relatant une réunion d’organisation de
l’autodéfense de la population dans la région de Byumba. Elle prévoit un homme armé par « nyumba
kumi » 191 :
4. S’agissant de l’organisation, la réunion approuve l’idée d’une auto-défense populaire se diluant
dans la masse jusqu’à la plus petite unité administrative dénommée NYUMBA KUMI. A cet échelonci, au moins une personne devrait être armée. Le choix de cette personne est laissé à l’entière discrétion
du Conseil Communal de Sécurité et obéira à des critères physiques et moraux très rigoureux. 192
Un calcul du nombre d’armes à fournir est fait pour les communes de Muvumba, Muhura, Ngarama,
Bwisige soit 350 + 580 + 530 + 300 = 1 760.
À la fin de la lettre, les participants suggèrent « d’expérimenter ce système étape par étape, en privilégiant d’abord, les communes périphériques constamment exposées aux incursions ennemies en l’occurrence
celles de Muvumba et de Ngarama, et en l’étendant ensuite à celles de l’intérieur du Pays ».
Cette lettre permet de dégager la structure de l’autodéfense populaire :
— Étoffement de l’organigramme de la police nationale sous la tutelle du ministère de l’Intérieur.
— Conseil préfectoral de sécurité.
— Conseil sous-préfectoral de sécurité. Membres : sous-préfet, bourgmestre, SRS ( ?), chef du Parquet
local, officier FAR.
— Conseil communal de sécurité.
189 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.6.4.5., p. 489] Données sur les escadrons
de la mort, note de Filip Reyntjens, 9 octobre 1992. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#
page=489
190 Voir section 2.4.5 page 92.
191 Le nyumba kumi est la plus petite unité administrative composée de 10 maisons ou familles.
192 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 108-111]. Cette lettre est déjà publiée début
1994 par Human Rights Watch Arming Rwanda [105, p. 70]. Mais il est visible que l’exemplaire de la Mission n’est pas une
copie de ce dernier. http://francegenocidetutsi.org/Nsabimana29septembre1991autodefense.pdf
208
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
— Au moins un policier par secteur, un homme armé pour dix maisons.
— Formation par l’unité FAR la plus proche.
A posteriori, nous reconnaissons là des instances qui vont organiser les massacres en 1994, et nous
sommes surpris d’y trouver en particulier des procureurs (chef du parquet local). Effectivement, certains
joueront un rôle important dans l’organisation des tueries. L’organisation est très liée à l’armée pour ce
qui est de la formation et des fournitures d’armes, mais les centres de décision sont entièrement civils. La
gendarmerie n’est pas du tout évoquée. L’autodéfense populaire est « partie intégrante d’une politique de
défense crédible », mais constitue une structure parallèle à celles de l’armée et de la gendarmerie.
Le même Nsabimana, promu chef d’état-major, présidera une réunion le 29 mars 1994 à propos
d’autodéfense populaire, où le lien de cette structure avec l’armée paraît plus étroit. 193
Le fait que la Mission d’information dispose de cette lettre marquée Secret, induit à penser que les
militaires français étaient parfaitement au courant des plans d’autodéfense populaire.
L’attaché de Défense, le colonel Bernard Cussac, toujours en poste en 1994, signale en janvier 1992
des distributions d’armes, de fabrication française, aux milices d’autodéfense :
Le 22 janvier 1992, un télégramme de l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac indique : « Le
Ministre de l’Intérieur rwandais a décidé, après le dernier massacre de populations civiles, d’armer
la population de la zone frontalière (...) Les personnes constituées en milice d’autodéfense, auxquelles
seront distribuées ces armes, seront choisies en fonction de leur “honorabilité” et “conseillées” par
des personnels des FAR. Une arme pour trois personnes. Les armes devraient être distribuées le soir
et réintégrées le matin ». À juste titre, le Colonel Bernard Cussac s’inquiète des conditions et conséquences d’une telle distribution, en soulignant « les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ?
Ne risquent-elles pas de servir à l’exécution de vengeances personnelles, ethniques ou politiques ? » 194
L’extrait de ce télégramme publié par la Mission d’information parlementaire 195 révèle que :
— les armes distribuées à la population, au nombre de 300, sont des MAS 36 (Manufacture d’Armes
de Saint Étienne) dont il est clair qu’elles ont été fournies par la France.
— Bernard Cussac émet des réserves. Il écrit : « Les liaisons entre les F.A.R. et les milices d’autodéfense seront-elles suffisamment suivies pour éviter toutes méprises ? » Cela montre bien qu’il
s’agit de milices en dépendance étroite avec les FAR. La remarque suivante décrit la suite des
événements : « Il est à craindre que les notables locaux qui désigneront les porteurs d’arme, et qui
sont tous issus de l’administration mise en place par le M.R.N.D. (ex parti unique) ne favorisent
les ressortissants de ce parti. »
Le rapport de la Mission d’information ne nous fait part d’aucune réaction de Paris, d’aucune mesure
pour faire arrêter ces distributions. Un haut fonctionnaire français de la Coopération, en poste à Kigali
jusqu’en avril 1994, confie à un journaliste :
Nous savions que l’armée distribuait des armes aux paysans (hutus) du Nord ainsi que dans la
région natale du Président Habyarimana. Leur désarmement constituait un point essentiel des Accords
d’Arusha. Il n’a jamais été respecté. 196
4.3.5
Les distributions d’armes
De nombreuses distributions d’armes ont lieu fin 1993, début 1994. Fin décembre 1993, les armes
étaient distribuées si ouvertement que Mgr Kalibushi, évêque de Nyundo (Gisenyi), publia le 28 décembre
1993 un communiqué de presse demandant au gouvernement « d’expliquer clairement au public l’utilité
de ces armes qu’on distribue ces derniers jours ». 197
But by late December 1993, so openly distributed were weapons in Rwanda that the Bishop of
Nyundo, from north-western Rwanda, issued an unprecedented press release asking the government
Voir section 15.6.2 page 690.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 345].
195 Extrait du message de l’attaché de défense à Kigali, 22 janvier 1992. Armement des populations civiles. Cf. Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 165]. http://francegenocidetutsi.org/Cussac22janvier1992.
pdf
196 Jean-Philippe Desbordes, Comment ont été armées les milices paysannes, Info-matin, 4 juillet 1994.
197 Mgr Wenceslas Kalibushi, Communiqué de presse, Nyundo, 28 décembre 1993. TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Exh. P.37
(a). http://francegenocidetutsi.org/Kalibushi28decembre1993.pdf
193
194
209
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
why arms were being handed out to certain civilians. The government’s answer was that the locals
had to defend themselves against rebel and guerilla forces because there were not enough troops. 198
François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de la République rwandaise, déclare à la commission
d’enquête du Sénat belge :
Dès le mois de janvier 1994, tout le monde était conscient que la guerre allait reprendre, car le
mouvement Interahamwe se faisait de plus en plus important. (...)
La distribution des armes était déjà systématique à l’époque et le fusil le plus distribué était
l’ancienne arme de l’armée rwandaise : le G3. Je m’en suis rendu compte, car ces armes furent
utilisées lors de vols à main armée. (...) Les deux parties préparaient la guerre. 199
De nombreuses distributions d’armes sont signalées par les services de renseignement belges, l’ambassadeur de Belgique, la MINUAR, des prêtres. 200 Par exemple, la publication Le Flambeau révèle
l’implication du Président Habyarimana dans des distributions d’armes aux milices :
– La publication Le Flambeau du 6 décembre 1993 (transmise par Comd KIBAT à Comd Secteur
Kigali et à Comd Brigade Para-Commando), dans laquelle il est fait mention d’une réunion présidée
par le président Habyarimana, qui a été tenue le 20 novembre 1993 dans son hôtel de Rebero, et au
cours de laquelle il a été décidé de distribuer des grenades, des fusils, des machettes et d’autres armes
aux milices Interahamwe ainsi qu’aux jeunes de la CDR. 201
Michel Cuingnet déclare que l’ambassade de France était bien au courant des distributions d’armes à
la population début 1994 :
Le 8 janvier 1994, on a assisté à la distribution d’armes par l’armée dans les villages hutus du
nord-ouest du pays et le 19 janvier 1994, une lettre du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana
adressée aux ministres MRND accuse le Ministre de la Défense de procéder à cette distribution. Le
même jour, M. Booh-Booh, représentant des Nations-Unies, déclare que toutes les armes des dépôts
clandestins ont disparu. 202
Les armes qui ont disparu des dépôts clandestins sont celles qui ont été révélées à la MINUAR par
l’informateur Jean-Pierre. 203
M. Éric Gillet, membre de la commission internationale d’enquête de janvier 1993, déclare à la Mission
d’information :
Une distribution systématique d’armes, dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses en contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme l’attestent des
documents retrouvés par la suite, en application d’un plan préétabli reposant sur des quotas et
prévoyant l’utilisation de caches auxquelles ont encore recours aujourd’hui des rebelles hostiles au
nouveau régime. 204
La transcription par Médecins sans frontières de cette audition précise : « Cette distribution est réalisée
selon un plan bien établi : la fixation de quotas d’armes par communes le démontre. » 205
198 Linda Melvern [140, p. 55]. Traduction de l’auteur : Mais fin décembre 1993, les distributions d’armes étaient si
connues que l’évêque de Nyundo, dans le nord-ouest du Rwanda, fit un communiqué de presse sans précédent, demandant
au gouvernement pourquoi des armes étaient données à certains citoyens. La réponse du gouvernement fut que ceux-ci
devaient se défendre eux-mêmes contre les rebelles et la guérilla parce qu’il n’y avait pas assez de troupes.
199 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.1, p. 238]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=238
200 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 174-179, 184].
201 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/8, section 4.5.2, p. 39]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=39
202 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions Vol. 1, p. 171]. La transcription officielle
parle de ministres MRD, il faut lire MRND, voir transcription de l’audition par Médecins sans frontières et Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/8, section 4.5.2, p. 40]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=40 Plus exactement, Mme Uwilingiyimana « accuse le ministre de la Défense de refuser de donner suite à la décision du Conseil des ministres suivant laquelle les armes qui ont été distribuées illégalement
à la population devaient être rassemblées à nouveau. » (documents SGR no 2756).
203 Voir section 4.3.10 page 219.
204 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 53].
205 MSF [157, 31 mars 1998].
210
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
4.3.6
Les achats de machettes
Les achats de machettes à la Chine étaient connus à la Mission de coopération française à Kigali.
Michel Cuingnet déclare à la Mission d’information :
La Mission de coopération, grâce à la lecture des documents budgétaires rwandais, avait connaissance des crédits officiels consacrés par le Rwanda à des achats d’armes, de même qu’elle a pu savoir
par diverses informations qu’existaient des achats massifs de machettes à la Chine. 206
Voici la transcription par Médecins sans frontières du même passage de l’audition :
B. Cazeneuve : Vous avez indiqué qu’en 1992, il y avait une suspension de l’aide internationale
due au fait que le Rwanda ne respectait pas ses engagements au regard de la politique d’ajustement
structurel qui lui avait été demandée par le FMI. Dans les années 1990, les choix français d’aide
au développement vous paraissent-ils judicieux ? Vous avez dit que l’aide avait été suspendue parce
que les dépenses militaires du Rwanda étaient trop importantes. De quels éléments disposiez-vous
concernant les ventes d’armes dans cette période ?
M. Cuingnet : En ce qui concerne les ventes d’armes, on suivait le budget de l’État. J’ai remis un
document qui concerne le budget de 1993. On y apprend qu’il y avait du trafic d’armes et des achats
d’armes. Il y avait notamment des achats extraordinaires faits à la Chine pour acheter des machettes.
Vous le trouvez dans le petit ouvrage de Willame sur le rapport de la commission parlementaire belge.
Mais de là à vous donner une réponse claire en citant des sources... Je ne peux pas répondre à vos
questions car je ne suis pas habilité pour répondre à un problème militaire.
Une étude des documents de la Banque nationale du Rwanda (BNR), intégrée au rapport du Sénat
belge, montre que les achats de machettes et autres outils coupants ayant servi au génocide sont financés
sur l’aide internationale pour des produits de première nécessité :
30. Selon les données de la B.N.R., des quantités énormes de machettes furent importées à partir
de 1992 en provenance de la Chine. Ces importations furent financées par des prêts à décaissement
rapide en principe destinés à l’économie civile.
31. Entre 1992 et 1994, 581 000 kg de machettes furent importés pour une valeur totale de $ 725
669. L’importation durant la période 1991-1994 de machettes, houes, pioches, pics, haches, serpes,
faux, faucilles, bêches utilisés dans le génocide est de l’ordre de 3 385 568 kg pour une valeur totale
de FRW. 640 388 414 soit une valeur de $ 4 671 533 selon les données de la B.N.R.
32. Selon les termes des protocoles et accords de prêt, les fonds à décaissement rapide constituaient
un appui à l’économie civile. Il s’agissait d’un soutien à la balance des paiements afin d’appuyer en
principe le redressement économique du pays et de permettre aux autorités d’importer des biens de
première nécessité (intrants, produits agro-alimentaires, équipement, etc.) [...]
43. Plusieurs centaines de milliers de machettes, houes, pioches, lames de rasoir et autre matériel
(classifiés selon les rubriques de la C.I.T.C. comme étant des biens civils) furent importés entre 1992
et 1994 par différents agents économiques dont Radio Mille Collines (Ets Kabuga Félicien), en date
du 19 octobre 1992.
44. Autrement dit, l’ancien régime s’est servi des fonds du prêt A.I.D. 2271 R.W. (Development
Credit Agreement) afin de financer les milices responsables du génocide et des massacres. 207
Les achats de machettes sont faits principalement par un riche homme d’affaires, Félicien Kabuga, 208
grand ami de la France puisque l’ambassadeur héberge sa famille et l’évacue le 12 avril 1994. 209 La
distribution de machettes se fait même par l’entremise d’organisations religieuses comme Caritas. C’est
ce qu’affirme Me François Rwangampuhwe, avocat des parties civiles au procès de Mgr Augustin Misago :
Citant les résultats d’un chercheur belge, Pierre Galand, Me Rwangampuhwe a indiqué qu’entre
1992 et 1994, au moins cinq cent mille machettes avaient été achetées par le Rwanda pour une
valeur de 725.669 dollars américains provenant du détournement des aides extérieures. L’argent de
ces commandes, passées en collusion entre l’État et l’Église catholique, aurait transité par des comptes
dans deux banques locales, la Banque de Kigali et la Banque commerciale du Rwanda.
L’avocat a exhibé une machette, modèle d’un lot de 816 machettes que Caritas Rwanda aurait
commandées le 5 août 1993. Ces machettes ont ensuite été distribuées dans tous les centres de santé
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 175].
Pierre Galand et Michel Chossudovsky, L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994), Sénat belge [201,
1-611/15, Annexe 8, pp. 4, 5]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-15.pdf#page=4
208 Voir section 15.6.4 page 694.
209 Voir section 12.3.1 page 610.
206
207
211
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
de l’Église catholique du Rwanda, partout dans le pays, a-t-il expliqué. Selon l’avocat, la commande
a été effectuée par le Père Descombes auprès d’une société locale de Kigali, Rwandex-Shillington. Ce
religieux vit toujours au Rwanda, à Butare, au sud du pays, et pourrait être appelé et entendu par
la Cour, a souhaité Me Rwangampuhwe.
L’avocat a précisé que les responsables de certains centres de santé ont refusé les machettes,
comme la religieuse allemande Milghita, directrice du Centre de santé de Cyanika, qui a déjà été
entendue à huis-clos comme témoin à charge. D’autres les ont acceptées et les ont distribuées à la
population, à l’exemple de sœur Gaspard Nyiramakuba, directrice du Centre de santé de Ruhondo,
dans la commune de Rukondo. Celle-ci, selon Me Rwangampuhwe, affirme que c’est le bourgmestre
de cette commune à l’époque qui lui a apporté les machettes. Le chauffeur qui a assuré leur transport
étant toujours là, il faut interroger tout ce monde, a demandé l’avocat, qui veut voir venir une bonne
quinzaine de témoins parmi lesquels l’historienne américaine Alison Des Forges, activiste des Droits
de l’Homme, spécialiste du Rwanda.
« J’ai apporté l’affaire de ces machettes dans le dossier, a déclaré Me Rwangampuhwe, « parce
qu’elles ont servi à découper des prêtres », dont Joseph Niyomugabo, tué dans sa paroisse de Cyanika dont il était le curé, ainsi qu’Irénée Nyamwasa, Canisius Murinzi et Aloys Musoni, qui ont été
« arrêtés » par des gendarmes à l’évêché de Gikongoro pour être tués, de même que des milliers de
fidèles réfugiés dans les paroisses. 210
Cette commande de 816 machettes par Caritas-Rwanda n’a pas été la seule. Une religieuse témoigne
que des cartons de cent machettes ont été distribués à chaque centre nutritionnel de Gikongoro par
Caritas-Butare et que c’est le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, qui lui a demandé de les
rapporter :
Sur cette affaire, le tribunal a appelé comme témoin sœur Marie-Josée Mukabayire, de la congrégation des Sœurs Benebikira, qui était responsable du Centre nutritionnel de Cyanika. Se sentant très
menacée parce qu’elle est tutsi, elle avait fui Cyanika le 14 avril 1994 pour aller se réfugier à l’évêché
de Gikongoro.
Elle a déclaré qu’aux environs du mois d’octobre 1993, tous les responsables des centres nutritionnels de Gikongoro avaient été appelés par l’abbé Fidèle Nyaminani, alors responsable de CaritasButare, leur disant de venir dans cette ville de Butare, à une trentaine de kilomètres au sud de
Gikongoro, « prendre des outils de travail des champs que les femmes fréquentant leurs établissements
respectifs allaient pouvoir utiliser ».
Un centre nutritionnel est un établissement sanitaire qui s’occupe des enfants mal nourris. Les
mères viennent y apprendre notamment comment faire une cuisine appropriée dans ce genre de
situation.
« Il s’est avéré que ces outils étaient en fait des machettes. Or, les mamans avaient plutôt besoin
de houes pour les travaux de labour des champs et non pas de machettes parce qu’il n’y avait rien
à couper dans nos centres nutritionnels », a déclaré la religieuse. Quoi qu’il en soit, elle est allée à
Butare. L’abbé Nyaminani était absent à son arrivée, il n’y avait que sa secrétaire et des cartons
portant les noms des différents centres nutritionnels de destination, parmi lesquels celui de Cyanika.
Sur ce carton, il y était également écrit que le contenu était de cent machettes, des machettes à double
tranchant, alors que les machettes traditionnelles des paysans n’ont qu’un seul tranchant, a expliqué
sœur Mukabayire.
Elle a pris le carton qui était destiné à son centre nutritionnel et elle est rentrée. En chemin, son
chauffeur lui a fait remarquer que « c’est vous que ces machettes commenceront par découper ». La
religieuse a pris peur, parce qu’elle avait tout de suite compris. À cette époque-là en effet, la tension
et l’insécurité subies par les Tutsis et les opposants hutus étaient telles que de longs discours n’étaient
pas nécessaires, on comprenait immédiatement, a déclaré le témoin. C’est ce qui s’est passé quand,
environ une semaine plus tard, le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana (sans aucun lien de
parenté avec l’ancien président Juvénal Habyarimana), l’a appelée au téléphone, a-t-elle poursuivi.
Intervention du préfet tutsi
Le préfet Habyalimana, un Tutsi, avait pu empêcher le génocide dans sa préfecture de Butare
jusqu’au 16 avril 1994, avant d’être déposé par le gouvernement et assassiné par l’armée. Il a demandé
à sœur Mukabayire si elle avait reçu des machettes. Elle a répondu par l’affirmative. Le préfet lui a
alors dit de les ramener immédiatement à Butare. Ce qu’elle a fait. « Il me parlait avec un tel ton que,
sans chercher à poser de question, j’ai senti qu’il y avait danger », a déclaré la nonne. La religieuse a
affirmé qu’elle n’a jamais vu ni connu le préfet Habyalimana. Le seul contact entre eux a été ce coup
210
Procès Misago, L’Église catholique accusée d’avoir fourni des machettes aux tueurs, FH, Kigali, 10 février 2000.
212
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
de téléphone. 211
Convoqué par le tribunal, le père Descombes ne nie pas la commande de machettes :
Audience du 17 mars 2000
Elle a été exclusivement consacrée à l’audition du père Descombes, ex-directeur de la Caritas
Rwanda, cité par les avocats des parties civiles pour témoigner au sujet des machettes que cette
institution aurait distribuées entre août 93 et début 94.
Répondant à une question du tribunal, le missionnaire déclare que la Caritas Rwanda est une
institution créée par la Conférence épiscopale et fonctionnant sous la supervision d’un évêque délégué
en l’occurrence de Mgr Jean Baptiste Gahamanyi, pendant la période incriminée. Il précise également
qu’en 1993, grâce à un financement alloué par la Communauté Européenne, cette institution ecclésiale
a pu fournir aux Rwandais rapatriés de la Tanzanie des vivres et du matériel agricole en vue de leur
réinstallation. C’est dans ce projet, dit-il, qu’il faut placer les 816 machettes et les houes mentionnées
sur la facture déposée dans le dossier par l’avocat des parties civiles. Le père Descombes ajoute, par
ailleurs, qu’en raison du climat de tension qui prévalait dans le pays à la fin de 1993, la distribution
a été arrêtée et le matériel stocké dans les magasins de la Caritas jusqu’à la fin du génocide. À la
demande de l’un des avocats de la défense, Maître Alfred Pognon, il déclare enfin ne rien savoir au
sujet des 100 machettes que la Caritas de Butare, qui avait aussi ses projets, aurait distribuées dans
les centres nutritionnels. 212
Le père Descombes dégage sa responsabilité mais il ne peut réfuter que Caritas-Butare a distribué
des machettes par l’intermédiaire des centres nutritionnels et que cela a été fait dans le cadre d’un plan
de préparation du génocide. Le fait que Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la famille et de la condition
féminine sous Habyarimana et pendant le génocide, soit originaire de Butare n’est peut-être pas étranger
à cette attention pour les centres nutritionnels.
Les distributions de machettes étaient donc de notoriété publique fin 1993. La lettre de l’évêque de
Nyundo n’y est pas étrangère. Le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, venu en visite en France
début 1994, 213 a parlé de ces distributions de machettes qu’il a tenté de contrecarrer. 214
4.3.7
L’entraînement militaire des milices
Les milices sont créées au départ comme étant des mouvements de jeunesse des partis politiques.
Mais elles reçoivent un entraînement militaire et terrorisent la population. Le Premier ministre, Dismas
Nsengiyaremye, s’en inquiète auprès du Président Habyarimana :
Comme le groupe Interahamwe est la seule organisation qui accepte dans ses rangs les militaires,
et que cette « jeunesse » est encadrée plus par des policiers que par des politiciens, elle devrait être
rappelée à l’ordre et cesser de terroriser la population. 215
L’entraînement militaire auprès des FAR s’intensifie, fin 1993. L’ARDHO dénonce cet entraînement
aux méthodes « commando » donné aux milices Interahamwe en septembre 1993 :
Le document du 3 septembre 1993 qui contient les enquêtes de l’organisation de défense des Droits
de l’homme A.R.D.H.O. (transmis le 6 octobre par Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles) concernant
l’entraînement aux méthodes « commando » donné aux milices Interahamwe à Gabiro/Gishwati,
Gako et Rwabusoro, l’implication de ces mêmes milices hutues dans des dizaines d’incidents et de
tueries et la demande, dès lors, de consigner les armes. 216
Des militaires français se trouvent dans ces camps.
Le groupe ad hoc du Sénat belge réunit d’autres documents prouvant que des entraînements paramilitaires des Interahamwe s’effectuent dans la forêt de Nyungwe, que la garde présidentielle entraîne des
Procès Misago, Audience du 29 Février 2000.
Procès Misago, Audience du 17 mars 2000, Brève chronologie des événements en rapport avec l’arrestation de S.E.
Augustin Misago, évêque de Gikongoro (Rwanda), Conférence des évêques catholiques Rwanda, Réf. : C.28-2000.
213 Jean-Baptiste Habyalimana est allé à Orléans et à l’Assemblée Nationale. Cf. Le préfet de Butare dans le Loiret,
Journal de Gien, 3 mars 1994.
214 Témoignage de Mme Gaudiose L. qui l’a reçu à son domicile à Strasbourg, début 1994, avant son retour à Butare.
215 Lettre de Dismas Nsengiyaremye à Habyarimana avec copie aux ministres et présidents des partis au gouvernement,
M. Mas [139, p. 176].
216 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 pp. 41-42].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=41
211
212
213
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
jeunes en vue d’effectuer des « rafles » à Kigali, qu’un entraînement paramilitaire est donné à des réfugiés
burundais par les FAR, et que des Interahamwe formés et armés sont répartis sur tout le territoire, sauf
dans la préfecture de Gitarama. 217
La note suivante du SGR belge, en date du 2 février 1994, donne des informations sur la milice
Interahamwe. Il nous semble que les autorités françaises en disposaient également. Nous remarquons que
cette milice jouit autant du soutien du MRND que de celui des extrémistes hutu nostalgiques de l’ancien
régime de Kayibanda, membres de la CDR ou du MDR, ainsi que du soutien de l’armée et d’autorités
locales :
1. INFORMATION
a. Il est indéniable qu’il existe aujourd’hui au Rwanda des milices qui sont le “bras armé” de l’extrémisme HUTU, nostalgique de l’ancien régime et opposé à la mise en œuvre des accords d’ARUSHA.
Ces milices sont liées aux “jeunesses MRND”, groupe structuré au sein de l’ancien parti unique
et militants extrémistes de la “mouvance présidentielle”.
Elles bénéficient indubitablement du soutien, généralement discret mais parfois plus ouvert, d’autorités légales mises en place à l’époque du parti unique et toujours en fonction à tous les niveaux.
b. De nombreux incidents se sont produits au cours des derniers mois, impliquant des INTERAHAMWE, ou pour lesquels suffisamment d’éléments probants indiquent que les INTERAHAMWE
pourraient être impliqués.
Vous trouverez en Ann A la liste de ceux parmi ces incidents qui ont été portés à notre connaissance. [...]
c. Le problème de ces milices, mais plus encore de leur stratégie déstabilisatrice, s’est révélé assez
important dans la menace qu’elle représente pour la mission de l’UNAMIR et pour la sécurité de son
Pers, pour qu’il soit analysé par les plus hautes autorités de l’ONU. Le représentant personnel du Sec
Gen au RWANDA, M. BOOH BOOH, a même été chargé d’interpeller le président HABYARIMANA
sur ce sujet.
Un des buts poursuivis par ces milices serait de viser en particulier les mil (BE) participant à
la mission UNAMIR, afin de provoquer le retrait complet du det (BE), qui est considéré comme
l’élément le plus fort de l’UNAMIR.
d. Fonctionnement des INTERAHAMWE
Il s’agit d’une organisation ouverte et qui ne se cache pas. C’est la jeunesse du MRND (“INTERAHAMWE ZA MRND”). Elle dispose d’un “Comité national” et d’un “Corps de Conseillers”.
Elle a une adresse officielle et ouverte à Kigali (il s’agit de la BP 1055 à la poste de Kigali).
Le sceau de l’organisation représente une houe et une faucille portant leur dénomination (“INTERAHAMWE ZA MRND”) et leur adresse. Les membres des INTERAHAMWE se montrent à
l’occasion en uniforme en public (ils portent une casquette aux couleurs du MRND et des bottines
Mil).
Ils bénéficieraient d’un appui financier conséquent.
Ayant également le soutien de personnalités de l’ancien régime toujours en fonction, ils jouissent
d’une impunité presque totale. Lorsque dans de très rares cas, il leur arrive d’être arrêtés par la police
ou la GdN, ils seraient rapidement remis en liberté.
Par le biais des partis politiques MRND et CDR (Coalition pour la Def de la République), ils ont
accès aux médias officiels, dont la fameuse RTLM (“radio télévision libre des mille collines”), connue
pour son extrémisme et régulièrement dénoncée pour ses campagnes anti-Belges.
Un informateur aurait déclaré à l’UNAMIR avoir été agent des Sv de sécurité de la présidence de
la République et avoir, à ce titre, été chargé, en contact avec le chef EM, du Trg Mil 218 à donner aux
INTERAHAMWE.
Ainsi ces derniers utiliseraient des installations de Trg avec la collaboration d’instructeurs des
FAR. Leurs membres recevraient ainsi une instruction Mil minimale.
Selon certaines Info, il y aurait déjà 1.300 jeunes INTERAHAMWE [...]
COMMENTAIRES
a. Les Info dont nous disposons jusqu’à présent sur la problématique des milices “INTERAHAMWE” sont souvent contradictoires selon leurs origines.
Il semble logique que ceux qui sont accusés de les soutenir voire même de les diriger et de les
utiliser, tentent par tous les moyens de nier ce problème, ou, à tout le moins, de le minimiser. Ainsi,
la présidence de la République et le MRND nient aussi bien le Trg Mil donné aux INTERAHAMWE
que la distribution d’armes à la population.
217
218
Rapport du groupe ad hoc, ibidem, pp. 42-43.
Trg Mil : Training militaire, c’est-à-dire entraînement militaire.
214
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Nous pensons que nier le problème serait de l’inconscience et que des présomptions suffisantes
existent pour en faire endosser le responsabilité aux autorités proches de la présidence de la République
et du parti MRND. les démentis officiels ne changent rien à cette conclusion.
Autre chose est de parvenir à prouver les faits examinés.
b. Il convient également de ne pas exagérer l’importance des milices INTERAHAMWE et les
résultats de leurs actions. En effet, si elles peuvent facilement se fondre dans la population, il serait
exagéré de croire que l’ensemble de la population se montre d’accord avec leur philosophie et les buts
[...] 219
Le témoin DCH, un chef Interahamwe de Kabuga (non loin de Kanombe, à l’est), rapporte qu’il a
conduit des Interahamwe au camp de Gabiro pour un entraînement :
M. WHITE :
Q. Passons maintenant à la question concernant le camp Gabiro. Est-ce que vous pouvez me dire
à quel moment les Interahamwe ont été transportés pour l’entraînement au camp Gabiro ?
R. En 92.
Q. Était-ce uniquement en 1992 ou l’entraînement a continué après cette date-là ?
R. Non, ce processus a continué, mais il a commencé entre 92 et 93.
Q. Savez-vous si, oui ou non... si ces entraînements au camp Gabiro ont continué jusqu’au moment
où les troupes de la MINUAR sont intervenues au Rwanda ?
R. Cela est exact parce que d’ailleurs, à un certain moment, nous avons failli être surpris, et
on a essayé de mélanger les Interahamwe aux militaires pour ne pas être surpris. Je ne sais pas
comment ces militaires des Nations-Unies avaient su que cela se déroulait à cet endroit. Ils nous
avaient d’abord interceptés à Ruhamagana (Phon.) ; nous leur avons échappé, nous sommes allés à
Gabiro. Lorsque nous sommes arrivés à Gabiro, ils avaient déjà l’information que les troupes des
Nations-Unies étaient derrière nous et, immédiatement, on a fait porter à ces Interahamwe l’uniforme
militaire pour les soustraire à la vue des militaires des Nations-Unies. 220
4.3.8
Les listes de personnes à tuer
Fin 1991, L’Humanité fait état de menaces de mort contre un journaliste et proteste contre l’invitation
de Habyarimana au sommet de Chaillot :
« Pour avoir provoqué les forces armées rwandaises, pour avoir souillé la mémoire de notre héros,
pour avoir pris la tolérance du peuple rwandais pour de la faiblesse, pour t’être publiquement déclaré
admirateur de notre ennemi, l’ignoble Rwigema, pour être nuisible à la société rwandaise, tu es
condamné à mort. Nous allons te tuer. »
Cette lettre a été reçue par le journaliste André Kameya (fondateur du journal Liberté d’Afrique
Agatashya) en novembre 1991. La feuille sur laquelle avait été tapé le texte était à en-tête du ministère
de la Défense nationale. Signature : « Les compagnons d’armes du colonel Rwendeye ». André Kameya
faisait alors parvenir un double à notre journal, qui en reproduisait le fac-similé dans son numéro
du vendredi 22 novembre 1991. Accompagné d’un article, « Une bavure parmi d’autres », où Claude
Kroës protestait notamment contre la présence du dictateur Habyarimana au sommet de Chaillot,
quelques mois après avoir été présent à celui de la Baule comme hôte officiel de l’Élysée. 221
Dans une lettre au ministre de la Défense du 29 novembre 1991, le colonel Serubuga soupçonnait
Kameya d’être en fait un agent ennemi. 222
Ce journaliste, André Kameya, rencontre Colette Braeckman lors du séminaire sur l’honnêteté et
l’objectivité de l’information, organisé par la Coopération belge, fin mars 1994 :
Je me rappelle très bien qu’en fin de journée, les journalistes qui n’étaient pas acquis au régime
hutu, ceux de l’opposition et surtout les Tutsi, disparaissaient vers 16 heures 30, 17 heures, en disant :
219 Note SGR du 2 février 1994. Cf. Rwanda : l’honneur perdu de l’Église [204, p. 61]. Cette note no 7340 et suiv. du SGR
est citée dans le Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8
- 1997/1998 section 4.3, p. 31]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=31 Un extrait de
la liste des incidents attribués aux Interahamwe est publié ibidem p. 63. Elle comporte des erreurs.
220 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora, mercredi 23 juin 2004.
221 Jean Chatain, Journalistes massacrés sur ordre, L’Humanité, 23 mai 1994, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/
JournalistesMassacresSurOrdreHumanite23mai1994.pdf
222 Laurent Serubuga, Lettre à Monsieur le ministre de la Défense. Objet : Activités de la Presse privée, 29 novembre
1991, No 1404/G2.5.1. Cf. TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : P. 11 (a) Date admitted : 9-9-2002. http://
francegenocidetutsi.org/Serubuga29Novembre1991Melvlin-7.pdf .
215
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
« Nous devons rentrer chez nous avant la nuit, parce que nous risquons notre vie si nous restons dehors
plus longtemps. À tout moment, nous pouvons être assassinés. » Un collègue tutsi, André Kameya,
m’avait invité à prendre une bière, mais il fallait qu’il soit parti avant 17 h 30 et ses paroles ont été :
« On discute tranquillement, mais mon nom est sur une liste et je dois te dire que, probablement, je
vais mourir. Mes amis et moi, nous allons être assassinés dans les temps qui viennent. » 223
André Kameya a été assassiné durant le génocide. 224
Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle, a fait l’objet de nombreuses menaces.
Son bureau est cambriolé par des membres de la CDR le 21 février 1994, des dossiers disparaissent. Peu
après, le capitaine Pascal Simbikangwa, qui dirige les services de sécurité, vient à la Cour dire aux gardes
du corps de Kavaruganda qu’ils gardaient un « cafard », et que ceux qui devaient le tuer avaient déjà été
choisis. Il sera tué en plein jour devant son escorte impuissante. 225
En 1992, la CDR rédige un communiqué dénonçant des personnes accusées de faire du recrutement
pour les Inkotanyi [la branche armée du FPR]. Plusieurs de ces personnes seront assassinées au début du
génocide comme Charles Shamukiga, le père Chrysologue Mahame, Landoald Ndasingwa, Fidèle Kanyabugoyi, Frédéric Nzamurambaho, Boniface Ngurinzira. 226
Un chef Interahamwe de Kabuga (non loin de Kanombe à l’est) décrit comment les listes de personnes
soutenant les Inyenzi étaient établies :
Me White :
Comment est-ce que les Interahamwe à Kabuga ont su qui était tutsi, et les ont cherchés pour
savoir s’ils étaient... quelles étaient leurs intentions ?
Témoin DCH :
Vous devez savoir que nous avions des cartes d’identité qui portaient la mention ethnique soit
« Hutu » ou « Tutsi » ou « Twa ». Et dans chaque cellule, à partir de l’échelon de Nyumbakumi
jusqu’aux membres de comité de cellule et même aux responsables de cellule ou même le conseiller
de secteur, il y avait une liste de tous les habitants ainsi que leur appartenance ethnique. Et lors
de la mise en place des instances dirigeantes, nous avions choisi les responsables des cellules pour
qu’ils soient les dirigeants. Par exemple, le responsable à Kabuga était le président du MRND dans
notre secteur de Rusororo. Vous comprenez donc que nous ne pouvions pas ignorer l’appartenance
ethnique de tout un chacun parce qu’il y avait des listes, et même les Hutus étaient connus, même
les Twas et les habitants en parlaient ; et on pouvait donc suivre leur conduite. À cette période, il y
avait une tension parce que le FPR avait attaqué le pays, et dans les discussions, certaines personnes
soutenaient ouvertement les Inyenzi ; et il était recommandé d’identifier ces personnes qui soutenaient
les Inyenzi et de donner leurs noms pour que leurs noms soient portés sur la liste des personnes qui
ne soutenaient pas le mouvement des Interahamwe. Cette liste avait donc été déjà établie avant le
génocide de 1994. La liste a été confectionnée en 1993, vers la fin de l’année, c’est à cette époque que
la liste a été confectionnée. Mais ce que je vous dis ici concerne seulement notre localité de Kabuga,
et si vous voulez qu’on parle des autres localités, on peut aussi aborder ce point. 227
En mars 1993, 228 à la suite d’un accident de circulation où le colonel Déogratias Nsabimana, chef
d’état-major, fut blessé et transporté à l’hôpital, un document est découvert dans son véhicule. Intitulé
Aide-mémoire pour la protection des droits de la personne, il contient une liste de 331 « personnes à
contacter » qui sont supposées être des agents ou « complices » du FPR sur le territoire national ou
à l’étranger. 229 Selon André Guichaoua, cette liste a été préparée par le service G2 de l’état-major de
l’armée rwandaise sous la direction du lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva et pour le compte d’un
L. de Vulpian [217, p. 123].
On a cru que André Kameya, rédacteur de Rwanda-Rushya et membre du Parti libéral, avait été assassiné le 7 avril
1994 avec sa famille. Sa maison a été effectivement attaquée ce jour-là à 11 h mais il s’était sauvé. Il s’est caché à la Sainte
Famille, puis chez les Sœurs de Calcutta. Il est découvert et tué le 17 juin. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5,
pp. 202-203]. Le prêtre Wenceslas Munyeshyaka est soupçonné de l’avoir livré. La victime a été promenée nue dans Kigali
et découpé à coups de machettes selon des témoignages rapportés par Jean-Pierre Chrétien [22, p. 159].
225 Linda Melvern [141, p. 105].
226 CDR, Communiqué spécial no 5 du parti CDR , CDR, 22 septembre 1992, TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit
No : P. 29 (6) Date admitted : 17-09-2002. http://francegenocidetutsi.org/CDR22septembre1992.pdf
227
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora, mercredi 23 juin 2004. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraTranscript23juin2004.pdf
228 André Guichaoua écrit par erreur mars 1994.
229 Un fac-similé d’un feuillet de cette liste est publié par André Guichaoua ainsi que le signalement des personnes de
numéros 165 à 331 [98, pp. 662-667].
223
224
216
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
escadron secret dénommé Amasasu. La partie manquante comporte 164 noms où se trouverait celui du
ministre de la Défense, James Gasana, considéré comme un obstacle insurmontable pour l’exécution
des prétendus complices. Durant les événements d’avril à juillet 1994, des personnes de cette liste sont
assassinées. Alison Des Forges, commentant cette même liste publiée par Guichaoua, affirme que la date
de mars 1994 est erronée et qu’il s’agit de mars 1993 (qui serait la date de l’accident où Nsabimana a été
blessé). Elle écrit que cette liste s’appelle « Aide-mémoire pour la protection des droits de l’homme ». Elle
signale que les listes de toutes les personnes de la région arrêtées en 1990 avaient été conservées dans la
préfecture de Butare et probablement dans d’autres préfectures. Elle observe que ces listes ont été mises
à jour. 230
Dans le jugement rendu au procès Militaires I, la chambre du TPIR ne reconnaît pas que cette liste
a été établie dans le but de tuer les personnes indiquées, mais elle admet que le colonel Nsengiyumva,
alors chef du G2, avait la responsabilité d’établir des listes de complices de l’ennemi. 231
Cependant, elle remarque qu’Alphonse Kabiligi, membre du PSD, travaillant pour la Communauté
économique des Grands Lacs (CEPGL) à Gisenyi, est le numéro 247 de cette liste. Ce dernier était
dénoncé comme complice des Inkotanyi dans Kangura no 9 de janvier 1991. Il est tué par des Interahamwe
accompagnés d’un militaire, le soir du 7 avril 1994. La chambre du TPIR retient pour ce crime la
responsabilité d’Anatole Nsengiyumva, en tant que commandant du secteur opérationnel de Gisenyi en
1994, et du colonel Bagosora. 232 La chambre relève également que d’autres personnes sur cette liste ont
été tuées : Eustache Rwemalika, numéro 227, le pasteur Amon Iyamuremye et sa famille, numéro 211,
Augustin Kalimuda (ou Kalimunda) travaillant à la Bralirwa, numéro 241. 233 Il nous semble que les juges
n’ont pas voulu reconnaître le caractère criminel de ces listes par concession à la Défense des accusés,
afin de ne pas reconnaître le caractère planifié des massacres. Ce caractère criminel est renforcé par le
témoignage suivant.
À Kigali, le 20 février 1994, le chef d’état-major le général Deogratias Nsabimana montre à son cousin,
M. Jean Birara, ancien gouverneur de la Banque nationale du Rwanda, une liste de 1 500 personnes à
abattre. 234 Celui-ci déclare : « Il [Nsabimana] n’adhérait pas à ce projet, monté avec l’assentiment du
président Habyarimana. Il m’a dit avoir réussi trois fois à l’empêcher mais que la quatrième il ne pourrait
plus et m’engageait à partir. Le 4 avril, un autre officier m’a dit que des choses graves se préparaient
et qu’il ne savait pas s’il serait encore en vie dans une semaine. » 235 Le même Jean Birara affirme que
les chancelleries européennes savaient que des massacres étaient en préparation. Il a lui-même prévenu
« à très haut niveau » le monde politique belge où l’on préféra croire que « Habyarimana était un saint
homme » et ne rien faire. 236 Filip Reyntjens pense que les extraits de la liste de 331 personnes à contacter
publiés par Guichaoua font partie de cette liste de 1 500 personnes montrée par Nsabimana à son cousin
Birara. 237
François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de la République, témoigne :
En 1993, le colonel Sebutiyongera a eu un accident alors qu’il était ivre. Le général Ndindilyimana
[Ndindilyimana] qui le suivait est arrivé le premier sur les lieux. Il a trouvé, dans la voiture accidentée,
une liste de gens à exécuter. Cette liste commençait aux environs du no 160. Il manquait donc les
premiers noms. Le général a montré la liste à des membres de son état-major et a demandé ce qu’il
devait faire. Ses officiers ont rétorqué qu’il risquait d’être accusé d’avoir déchiré les premières pages.
Cette liste a, dès lors, été détruite au début des massacres. 238
Il est possible que ces deux incidents soient les mêmes et que le colonel Déogratias Nsabimana ait été
confondu avec le colonel Sebutiyongera.
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 121-122, 138].
TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 424-425, p. 101.
232 TPIR, ibidem, section 3.6.5, pp. 287-292.
233 Dans les extraits de cette liste publiés par Guichaoua, 3 pages sur 5 citent des personnes qui sont parties à l’étranger.
234 Alison Des Forges parle d’une liste d’environ 500 personnes élaborée en avril 1993. Cf. Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 138].
235 Voir le témoignage de Jean Birara à l’Auditorat militaire belge section 7.25.3 page 475.
236 F.-X. Verschave [213, p. 77] ; Marie-France Cros, Jean Birara : Belges et Français auraient pu arrêter les tueries, La
Libre Belgique, 24 mai 1994.
237 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 414, p. 98.
238 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-32, COM-R, 22 avril 1997, p. 321].
230
231
217
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
L’informateur Jean-Pierre révèle en janvier 1994 à la MINUAR que la liste de tous les Tutsi de Kigali
a été établie à la demande des dirigeants du MRND, ainsi que l’explique au TPIR le lieutenant-colonel
Frank Claeys, officier de renseignement de la MINUAR :
Q. Je vous invite à lire la deuxième phrase du même paragraphe, la phrase qui commence par : «
Depuis l’arrivée de la MINUAR, il a reçu l’ordre de dresser une liste de tous les Tutsis de Kigali. »
Avez-vous retrouvé la phrase ? [...]
R. Comme je l’ai dit, l’informateur parlait français, et il a donc effectivement parlé « d’enregistrer
», ce que nous avons traduit dans le câble. Ce qu’il voulait dire, et il l’a expliqué, c’est que l’on avait
rédigé une liste qui situait... qui indiquait les résidences des Tutsis dans Kigali - composition de la
famille, nombre de personnes à la maison - , toutes les indications montrant où étaient les Tutsis...
où vivaient les Tutsis.
Q. Est-ce qu’il vous a expliqué la procédure qu’ils ont utilisée pour dresser cette liste... pour
confectionner la liste des Tutsis dans Kigali ?
R. Il n’a pas réellement expliqué comment cette liste avait été confectionnée, mais ils avaient...
ils avaient confectionné la liste en se rendant dans des bureaux où ils pouvaient obtenir les noms des
familles, les noms des différents membres des familles et les adresses. Ils ont donc pu... Pour ce faire,
c’est-à-dire collecter des renseignements de cette nature au sein de Kigali, c’était très facile à faire,
il suffit de demander au voisin, par exemple, comment se compose la famille qui vit à côté. Donc, la
division en cellules rendait les choses faciles ; il était très facile de savoir qui habitait où, rue par rue
ou secteur par secteur dans Kigali. [...]
Q. Vous a-t-il dit qui a donné l’instruction de confectionner des listes ?
R. Il n’a jamais mentionné de nom. Il parlait du parti MRND et des dirigeants du parti, et c’était
d’eux qu’il dépendait, qu’il recevait ses ordres.
Q. Est-ce qu’il vous a donné la raison pour laquelle des listes de Tutsis étaient confectionnées ?
R. Il a expliqué qu’au début, il s’agissait d’un plan de défense de Kigali... d’une partie d’un plan...
d’une composante d’un plan de défense de Kigali. Pendant cette rencontre, lorsque nous lui avons
demandé les raisons pour lesquelles il nous avait approchés pour nous fournir des informations sur ce
qui se passait dans Kigali, il a répondu qu’il était prêt à collaborer à un plan de défense de Kigali,
mais qu’il ne... il n’était plus intéressé si, en fait, ce plan était un plan d’extermination. Donc, la
confection des listes faisait partie de l’inventaire, du recensement des habitants de Kigali dans le
cadre de ce plan d’extermination des Tutsis. 239
4.3.9
Les médias de la haine
L’idéologie sous-tendant les massacres était connue. Elle était diffusée par certains médias dont la
radio nationale :
M. Michel Cuingnet a reconnu qu’il existait une haine latente entre les groupes hutus et tutsis
comme entre certaines régions ou certains clans (l’histoire du Rwanda comme du Burundi n’en donne
que trop d’exemples). Mais les extrémistes du Parmehutu, du « Hutu Power », de l’Akazu, ceux du
MRND comme bien sûr les miliciens de la CDR ont converti cette hostilité enfouie en actes d’agression
permanente contre les Tutsis, désignés comme responsables des maux de la société rwandaise. La radio
nationale et la Radio des Mille Collines proclamaient sans cesse que les Tutsis et le FPR voulaient la
mort des Hutus.
M. Michel Cuingnet a déclaré que cette campagne idéologique, reposant sur une planification
étatique, avait été mise en œuvre de façon systématique dès 1990 avec la publication des « dix commandements du Muhutu », véritable charte de haine raciale. [...]
Le Président Habyarimana et son proche entourage, sa propre famille ont laissé se développer
cette idéologie de haine des Tutsis d’abord, et puis de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui,
comme eux. La « création » d’un ennemi commun « les Inkotany », les cafards qu’il fallait écraser, a
ainsi permis, selon M. Michel Cuingnet d’unir une fraction de la Nation autour d’un despote usé et
dépassé par sa propre maison, gardienne du peuple hutu. 240
L’ambassade de France entretenait des liens amicaux avec les idéologues de la haine raciale. Ferdinand
Nahimana, Jean-Bosco Barayagwiza, étaient des habitués de l’ambassade et faisaient partie du cercle des
intimes de Mme Cros, directrice du Centre culturel français et de M. Michel Cuingnet cité plus haut. 241
239 Témoignage du lieutenant-colonel Frank Claeys, interrogatoire du procureur, par Me White, TPIR, Affaire No ICTR98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 7 avril 2004.
240 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 169].
241 V. Kayimahe [114, p. 129].
218
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Ferdinand Nahimana est évacué par les militaires français le 12 avril. L’évacuation de Hassan Ngeze, qui
a publié les « Dix commandements du Hutu » dans Kangura était prévue le 12 avril 1994, mais il ne s’est
pas présenté à l’ambassade. 242
4.3.10
Les révélations de l’informateur Jean-Pierre sur la préparation de
massacres
La planification des massacres est démontrée par le fax du général Dallaire du 11 janvier 1994. En
janvier 1994, un certain Jean-Pierre, commandant d’Interahamwe, introduit par Faustin Twagiramungu,
Premier ministre pressenti pour le GTBE, propose de montrer à la MINUAR des caches d’armes en
échange d’une protection pour lui et sa famille :
Un mois après le « scénario de l’empoisonnement », le capitaine Frank Claeys, qui, en tant que
« Military Information Officer », transmettait des informations au général Dallaire et aux colonels
Marchal et Kesteloot, a dactylographié le télex annonçant que l’informateur « Jean-Pierre » a donné
des indications à la MINUAR sur l’existence de caches d’armes secrètes et de formations paramilitaires
pour les jeunes, ainsi que sur la présence de gendarmes en civil aux manifestations organisées par les
Interahamwe, sur l’utilisation par ces derniers de matériel de communication appartenant à l’armée et
sur l’existence d’un plan « pour tuer ou blesser des militaires belges afin de contraindre le détachement
belge, voire la MINUAR, à se retirer ». Le capitaine Claeys confirma qu’il avait foi en la crédibilité
de son informateur. 243
Le colonel Marchal, commandant le secteur de Kigali de la MINUAR, rapporte qu’après vérification,
tout ce qu’avançait l’informateur était exact :
Le colonel Marchal devait déclarer à ce sujet : « En ce qui concerne l’importance accordée aux
renseignements fournis, je peux affirmer qu’après vérification, je n’avais plus aucun doute sur ce qui se
préparait. Le nombre et la précision des détails obtenus indiquait qu’un plan était en phase d’exécution
et que sa mise en pratique laissait présager un nombre énorme de victimes. Mon évaluation des pertes
s’élevait à plusieurs dizaines de milliers de morts. » [...] Le colonel Marchal ajoute : « Les contacts
que j’ai eus avec Jean-Pierre ont été très révélateurs et ont fourni une base solide. » 244
L’informateur a comme fonction au sein des Interahamwe la « sûreté générale du MRND, de pourvoir
en armes les différentes cellules qui quadrillent la capitale et d’organiser l’entraînement militaire des
milices. » Il dirige le service d’ordre lors du meeting Hutu Power du 16 janvier 1994 au stade de Nyamirambo. Il prend ses ordres auprès de Mathieu Ngirumpatse, président du MRND, et son correspondant
auprès des FAR n’est rien moins que le général Deogratias Nsabimana, chef d’état-major. 245
Il révèle l’existence d’une dizaine de caches d’armes dont la plus importante se trouve au siège du
MRND. Le capitaine Amadou Deme de la MINUAR est allé vérifier de visu. 246 Chose curieuse, cet
immeuble du MRND, dans le sous-sol duquel se trouve la cache d’armes, appartient au général Augustin
Ndindiliyimana, chef d’état-major de la gendarmerie. 247
Le 11 janvier, le général Dallaire fait son rapport au Département des Opérations de maintien de la
paix de l’ONU dans lequel 248 il propose d’aller saisir les armes dans les caches signalées par l’informateur.
Cette intervention lui est refusée et le secrétariat de l’ONU lui demande d’informer les ambassadeurs et
le Président Habyarimana de l’existence de ce plan et des caches d’armes. 249
L’ambassadeur de France est saisi de l’affaire :
Le Secrétariat [de l’ONU] demanda toutefois au Représentant spécial [Booh-Booh] et au commandant de la force [Dallaire] de porter ces informations à la connaissance des autorités rwandaises
Témoignage de Pierre Gakumba. Cf. Colette Braeckman [44, p. 264].
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.2.1., p. 251]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=251
244 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-9, 7 mars 1997, pp. 106, 108].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition7mars1997LucMarchal.pdf#page=3
245 Luc Marchal [135, pp. 166, 174].
246 Ibidem p. 172.
247 R. Dallaire [72, p. 204].
248 Voir en annexe section 42 page 1413.
249 Le colonel Marchal fait remarquer que le général Roméo Dallaire n’était qu’un exécutant sous les ordres de M. BoohBooh, véritable patron de la MINUAR. Cf. Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA
1-9, 7 mars 1997, p. 108]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition7mars1997LucMarchal.pdf#page=7
242
243
219
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
ainsi que des ambassadeurs de Belgique, de France et des États-Unis, ce qui fut fait le 12 janvier au
matin au cours de deux réunions respectivement tenues à 10 heures et 11 heures 30. A 16 heures ce
même jour, M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Roméo Dallaire ont rencontré le Président
et le Secrétaire général du MRND afin, selon les réponses de M. Kofi Annan à la Mission, de « leur
faire savoir qu’au cas où les renseignements obtenus seraient exacts, ces préparatifs constitueraient
une violation flagrante des Accords d’Arusha et une menace évidente pour le processus de paix ». Les
deux émissaires doivent également demander à leurs interlocuteurs « de faire en sorte qu’il soit mis
immédiatement fin à toute activité subversive de ce genre ». 250
C’est Habyarimana qui invite Booh-Booh et Dallaire à rencontrer des responsables du MRND. 251
L’attitude d’Habyarimana est ainsi expliquée par l’informateur Jean-Pierre :
« Il exprime son intime conviction que le président Habyarimana n’a plus de contrôle sur tous les
éléments de son parti. » 252
Cette analyse renvoie à celle de l’ambassadeur Martres dans son télégramme du 11 mars 1993. 253
L’information est bien transmise à Paris le 12 janvier par le chargé d’affaires de l’ambassade, monsieur
Bunel, mais celui-ci exprime des doutes sur son authenticité, alors que la MINUAR a vérifié la sincérité
de l’informateur en contrôlant la réalité d’une cache d’armes :
OBJET : MENACES DE GUERRE CIVILE
[...]
LE REPRÉSENTANT SPÉCIAL DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES A
RÉUNI CE MATIN LES CHEFS DE MISSION DE BELGIQUE, DES ÉTATS-UNIS ET DE LA
FRANCE, EN PRÉSENCE DU GÉNÉRAL DALLAIRE, POUR LEUR FAIRE PART D’INFORMATIONS FOURNIES PAR UN HAUT RESPONSABLE DU MRND CHARGÉ PLUS PARTICULIÈREMENT DE LA FORMATION DE LA MILICE “INTERAHAMWE”, SELON LESQUELLES
UNE GUERRE CIVILE SERAIT SUR LE POINT D’ÊTRE DÉCLENCHÉE SELON LE SCÉNARIO SUIVANT :
QUELQUES ÉLÉMENTS DES “INTERAHAMWE” SE LIVRERAIENT À DES PROVOCATIONS À L’ENCONTRE DU BATAILLON FPR STATIONNANT AU PARLEMENT (CND) AFIN
DE SUSCITER UNE RIPOSTE DE CELUI-CI. PARALLÈLEMENT, LES MILITAIRES BELGES
DE LA MINUAR SERAIENT PRIS À PARTIE DANS LE MÊME BUT. LES VICTIMES RWANDAISES QUI [sic] NE MANQUERAIENT PAS DE PROVOQUER CES RÉACTIONS SERAIENT
ALORS LE PRÉTEXTE À L’ÉLIMINATION PHYSIQUE DES TUTSIS DE LA CAPITALE.
SELON L’INFORMATEUR DE LA MINUAR, 1.700 “INTERAHAMWE” AURAIENT REÇU
UNE FORMATION MILITAIRE ET DES ARMES POUR CELA, AVEC LA COMPLICITÉ DU
CHEF D’ÉTAT-MAJOR FAR.
LA LOCALISATION PRÉCISE DES ÉLÉMENTS TUTSIS DE LA POPULATION DE KIGALI
DEVRAIT EN OUTRE PERMETTRE D’ÉLIMINER 1.000 D’ENTRE EUX DANS LA PREMIÈRE
HEURE APRÈS LE DÉCLENCHEMENT DES TROUBLES.
M. BOOH-BOOH A EN OUTRE INDIQUÉ QUE SON INFORMATEUR LUI A FOURNI
PAR AILLEURS DES RENSEIGNEMENTS SUFFISAMMENT CONCRETS (AU NIVEAU DES
CACHES D’ARMES SEMBLE-T-IL ET DE LA PRÉPARATION DE LA MANIFESTATION DE
SAMEDI DERNIER [MON TD 20] POUR QUE SA CRÉDIBILITÉ SOIT JUGÉE CONVAINCANTE. CE HAUT RESPONSABLE DE L’EX PARTI UNIQUE A DEMANDÉ À LA MINUAR
DE GARANTIR SA SÉCURITÉ ET CELLE DE SA FAMILLE EN LEUR FAISANT QUITTER
LE RWANDA.
APRÈS AVOIR RENDU COMPTE AU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE CE QUI PRÉCÈDE,
M. BOOH-BOOH A REÇU LES INSTRUCTIONS SUIVANTES : DEMANDER AUDIENCE AUPRÈS DU PRÉSIDENT HABYARIMANA DÈS QUE POSSIBLE POUR LUI INDIQUER QUE LES
ACTIVITÉS DE LA MILICE DU MRND CONSTITUENT UNE MENACE POUR LE PROCESSUS DE PAIX ET QUE LES DÉPÔTS ET LA DISTRIBUTION D’ARMES CONSTITUENT UNE
VIOLATION DES ACCORDS D’ARUSHA.
LE REPRÉSENTANT SPÉCIAL DOIT DEMANDER AU PRÉSIDENT D’OUVRIR UNE ENQUÊTE DONT LES RÉSULTATS DEVRONT ÊTRE PORTÉS À SA CONNAISSANCE AVANT 48 H.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 203].
Ils rencontrent le président du MRND, Mathieu Ngirumpatse et son secrétaire général, Joseph Nzirorera. Cf. R. Dallaire
[72, p. 202].
252 Luc Marchal [135, p. 169].
253 Voir section 2.14.1 page 138.
250
251
220
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
SI DES ACTES DE VIOLENCE DEVAIENT ÉCLATER D’ICI LÀ DANS KIGALI, LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES DEMANDERAIT ALORS AU CONSEIL DE SÉCURITÉ DE RENDRE PUBLIQUE LES INFORMATIONS DONT IL DISPOSE.
DANS SON MESSAGE D’INSTRUCTION M. BOUTROS BOUTROS GHALI DEMANDE ÉGALEMENT À SON REPRÉSENTANT D’INFORMER LES AMBASSADEURS DES TROIS PAYS
DÉJÀ MENTIONNÉS ET DE LEUR SUGGÉRER D’EFFECTUER AUPRÈS DU PRÉSIDENT
UNE DÉMARCHE SIMILAIRE À LA SIENNE.
COMMENTAIRE : LES INFORMATIONS PARVENUES À LA MINUAR SONT GRAVES ET
PLAUSIBLES, PLUSIEURS INDICES MONTRENT EN EFFET QUE DES ARMES SONT EFFECTIVEMENT DISTRIBUÉES À CERTAINS ÉLÉMENTS DE LA POPULATION. PAR AILLEURS, UN CLIMAT DE VIOLENCE SEMBLE SE RÉINSTALLER PROGRESSIVEMENT DANS
KIGALI : HIER UN ANCIEN MINISTRE A ÉTÉ VICTIME D’UNE ATTAQUE À LA GRENADE
À MOINS D’UN KILOMÈTRE DE L’AMBASSADE TANDIS QU’UN RESPONSABLE DU MRND
ÉTAIT TUÉ HIER SOIR À COUPS DE MACHETTE DEVANT SON DOMICILE.
TOUTEFOIS, ON NE PEUT ÉCARTER L’HYPOTHÈSE D’UNE MANŒUVRE D’INTOXICATION DESTINÉE À DISCRÉDITER LE PRÉSIDENT AU MOMENT OÙ DEVRAIENT SE
METTRE EN PLACE LES NOUVELLES INSTITUTIONS. LE GÉNÉRAL DALLAIRE N’EXCLUT PAS NON PLUS LA POSSIBILITÉ D’UN PIÈGE TENDU À LA MINUAR POUR INCITER CELLE-CI À SORTIR DE SON MANDAT ET S’ENGAGER DANS UNE OPÉRATION
MILITAIRE AVEC TOUS LES RISQUES QUE CELA COMPORTE. ENFIN M. BOOH-BOOH
N’A PAS CACHÉ QUE C’EST LE PREMIER MINISTRE DÉSIGNÉ QUI L’AVAIT MIS EN RAPPORT AVEC CET INFORMATEUR PAR L’ENTREMISE D’UN AUTRE INTERMÉDIAIRE. OR
ON CONNAÎT L’ÉTAT DES RELATIONS ENTRE LE GÉNÉRAL HABYARIMANA ET FAUSTIN
TWAGIRAMUNGU.
COMPTE TENU DE CES ÉLÉMENTS, JE SERAIS RECONNAISSANT AU DÉPARTEMENT
DE ME FAIRE SAVOIR EN TEMPS S’IL JUGE OPPORTUN DE RÉPONDRE FAVORABLEMENT À LA SUGGESTION DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES. DANS L’AFFIRMATIVE, JE SOUHAITERAIS SAVOIR SI LA DÉMARCHE PEUT ÊTRE FAITE CONJOINTEMENT AVEC LES AMBASSADEURS AMÉRICAIN ET BELGE DANS L’HYPOTHÈSE OÙ
CEUX-CI AURAIENT REÇU ÉGALEMENT UNE RÉPONSE POSITIVE DE LEURS GOUVERNEMENTS.
BUNEL 254
Pour illustrer le regain de violence, Bunel fournit uniquement deux cas d’agression contre des membres
du MRND. Il ne dit rien concernant les agressions contre des Tutsi et des Hutu d’opposition, pourtant
dénoncés par des associations de défense des Droits de l’homme comme AVP et ARDHO.
La réponse de Paris est favorable à la démarche commune des ambassadeurs :
Il [Bunel] informe par télégramme tout à la fois le ministère des Affaires étrangères, celui de la
Défense, ainsi que l’état-major des Armées. Instruction lui est donnée de se joindre le 15 janvier à
la démarche faite par les ambassadeurs de Belgique et des États-Unis auprès du Président Habyarimana. 255
Les ambassadeurs de Belgique, des États-Unis et de France rencontrent le président Habyarimana le
15 janvier :
Le 15 janvier 1994, les ambassadeurs de Belgique, des États-Unis et de France faisaient également
une démarche commune dans le même esprit auprès du Président Juvénal Habyarimana. 256
Le rapport de la Mission d’information conclut : « Il n’y a donc pas d’ambiguïté sur le fait que
cette information ait été transmise et qu’une démarche ait été faite. » Mais l’expression « dans le même
esprit », laisse entendre que la mise en garde des ambassadeurs a été différente que celle des représentants
de l’ONU.
L’ambassadeur de France – ou son chargé d’affaires – se serait opposé à ce que les révélations de
l’informateur Jean-Pierre soient abordées avec Habyarimana lors d’une démarche commune avec les ambassadeurs de Belgique et des États-Unis :
254 William Bunel, TD Kigali, 12 janvier 1994. Objet : Menaces de guerre civile. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 228-229]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
Bunel12janvier1994.pdf
255 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 346].
256 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 203].
221
4.3. LA PLANIFICATION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES AUTORITÉS FRANÇAISES
Après réception du télégramme du 11 janvier, Boutros-Ghali avait demandé à la France, la Belgique et les États-Unis de soutenir ses efforts pour que Habyarimana cesse les préparatifs des violences.
Selon une correspondance diplomatique belge, c’était la France qui avait empêché que cette question
soit abordée au moment où il rencontraient le Président rwandais. Comme les autres puissances, la
France refusa de donner asile à l’informateur. 257
M. Lode Willems, chef de cabinet du ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes, confirme le
refus des Français d’offrir l’asile à l’informateur Jean-Pierre. 258
Curieusement, le colonel Cussac, attaché de Défense et chef de la mission de coopération militaire, dit
ne pas avoir été informé du fax de Dallaire à l’ONU :
Enfin, le troisième point concerne ce fameux fax, adressé par le Général Dallaire à l’ONU, faisant
état d’un plan d’extermination dont il aurait informé les ambassadeurs de France, de Belgique et
des États-Unis. M. Marlaud n’a pas répercuté cette information, dont j’aurais immanquablement fait
part à mes destinataires habituels. J’ai pris connaissance hier, à l’EMA, de tous les télégrammes que
j’ai adressés de janvier à début avril 1994. Je n’ai pas retrouvé l’information du Général Dallaire. J’en
conclus, compte tenu des relations que j’entretenais avec M. Marlaud, qu’il n’a pas été destinataire
de l’information du Général Dallaire. (...) 259
De même, Jean-Bernard Mérimée déclare ne pas avoir été informé du fax de Dallaire. 260
L’ambassadeur Marlaud contredit le Colonel Cussac mais minimise la gravité des révélations de l’informateur Jean-Pierre :
M. Jean-Michel Marlaud a estimé que le Colonel Bernard Cussac avait eu connaissance de ce
télégramme qui avait été aussi envoyé au ministère de la Défense et à l’État-major des Armées. Il a
jugé que la confusion du Colonel Cussac provenait vraisemblablement du fait que ce télégramme avait
été rédigé par le chargé d’affaires et qu’il n’en a plus été question par la suite. Ces informations ne
constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie
concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre. 261
Ainsi, pour l’ambassadeur, cette affaire est classée sans suite. Pourtant, il ne la met pas en doute.
Le 20 janvier toutes les armes avaient disparu des caches ; elles avaient sans doute été distribuées aux
Interahamwe et aux milices privées, selon Booh-Booh. 262
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, aurait omis de lire le rapport de son ambassade puisqu’il
déclarera en juin 1994 qu’il ignorait jusqu’au lendemain de l’assassinat d’Habyarimana l’existence de
milices. 263
Luc Marchal souligne l’importance de l’informateur Jean-Pierre 264 :
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 205].
Audition de L. Willems par la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-16, 18 mars 1997,
p. 183]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition18mars1997Willems.pdf#page=9
259 Communication du Colonel Bernard Cussac, auditionné à huis clos par la Mission d’information parlementaire le 6 mai
1998. http://francegenocidetutsi.org/AuditionCussac6mai1998.pdf
260 « The information in the “Genocide Cable” was not picked upon and according Ambassador Mérimée, he was not even
aware of its existence. » Interview de Jean-Bernard Mérimée par Daniela Kroslak, Paris, 6 octobre 1999. Cf. D. Kroslak
[120, p. 248]. Traduction de l’auteur : L’information du « câble du génocide » n’a pas été reprise et l’ambassadeur Mérimée
dit qu’il n’en connaissait pas l’existence.
261 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 293].
262 Audition de L. Willems par la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-16, 18 mars 1997,
p. 185]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition18mars1997Willems.pdf#page=11
263 Au club de la presse d’Europe 1 du 27 juin 1994, à la question :
– L’intervention française est justifiée par un génocide. Comment expliquez-vous les prudences plus que verbales de la France
dans cette affaire qui reviennent à placer sur le même plan la population... ce qui reste de la population qui a été victime
d’un génocide, et ses bourreaux ?
Alain Juppé répond :
– Je sais depuis longtemps que la communication est chose difficile mais je suis néanmoins surpris, chaque fois que je
découvre combien les messages officiels que nous exprimons ont du mal à passer.
Il y a maintenant plusieurs semaines qu’à l’Assemblée nationale – c’est un lieu public, c’est retransmis par la télévision le
mercredi après-midi – en réponse à une question d’actualité d’un député, j’ai dit très clairement que les extrémistes hutus,
les milices dont on a appris l’existence au lendemain de cet assassinat, avaient perpétré un génocide et je me suis
même appuyé sur la définition que le dictionnaire donne du mot génocide : c’est-à-dire l’extermination d’une population en
raison de ses caractères ethniques. C’est nous qui mettons en gras. [NdA]
264 Jean-Pierre serait Jean-Pierre Turatsinze. Cf. Témoignage de Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda,
Bruxelles, 21 avril 1997 ; Déposition de F. Reyntjens au procès d’assises à Bruxelles 2001. Qu’est-il devenu ? Vu ce que
Booh-Booh est allé dire à Habyarimana et aux deux dirigeants du MRND, il est probable qu’il ait été assassiné.
257
258
222
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Pourtant, Jean-Pierre est bien celui qu’il dit être. Une cassette vidéo, tournée durant le meeting
politique du 16 janvier, confirme l’importance du personnage. On le voit diriger le service d’ordre
chargé de veiller au bon fonctionnement de la manifestation. [...] Ce meeting me semblait le moment
adéquat pour saisir les armes et les munitions stockées au siège du MRND et j’avais probablement
raison. En effet deux jours plus tard, Jean-Pierre signale à Frank Claeys que la « marchandise » a
été distribuée dans la nuit du 16 au 17. [...] Je n’ai plus rien à proposer à Jean-Pierre en échange
de ses renseignements [...] Dès lors, j’exprime au général Dallaire le souhait de cesser tout contact
avec lui. Je le déplore, car Jean-Pierre, de par sa connaissance du milieu, est en mesure d’expliquer
des événements auxquels nous assistons mais dont l’interprétation exacte nous échappe. Ainsi nous
a-t-il éclairé sur le rôle joué par le major Protais Mpiranya, commandant du bataillon de la Garde
présidentielle, pour faire capoter la mise en place des institutions, le 5 janvier dernier. 265
4.3.11
Le quadrillage de Kigali
En janvier, l’informateur Jean-Pierre révèle déjà que Kigali est quadrillé en différentes cellules Interahamwe.
Q. Lorsque l’informateur vous a parlé de son personnel, qu’avez-vous compris ? De qui s’agissait-il ?
R. Pendant cette première rencontre, l’informateur a parlé de l’entraînement de personnel paramilitaire dans des camps, en dehors de Kigali, des camps au sein desquels les entraînements avaient
lieu pendant environ trois semaines ; et l’objet de ces entraînements, c’était d’utiliser ces hommes
pour mettre en œuvre le plan.
À l’intérieur de Kigali, il nous a expliqué que la ville avait été divisée en 20 secteurs ou cellules
- le terme utilisé était « cellules » - , avec des chefs de cellules qui étaient responsables d’une partie
de Kigali, de leur secteur, secteur dans lequel ils devaient exécuter ce plan d’extermination. Donc,
le personnel disponible dans ces cellules devait être en mesure d’exterminer 1 000 personnes en 20
minutes. 266
En mars, un coopérant militaire belge apprend qu’un quadrillage de Kigali est mis en place pour aider
la Gendarmerie :
a. Environ un mois avant les événements, on a appris qu’il y avait un quadrillage de Kigali, sous
prétexte d’aider la Gd [Gendarmerie]. A posteriori, il est apparu qu’il était préparé dans l’optique de
ce qui se passe maintenant. 267
4.4
Les autorités françaises refusent d’admettre les alertes au
génocide
Les responsables français étaient informés des massacres à caractère génocidaire dès octobre 1990.
Ils ne s’y sont pas opposés. Ils n’ont pas fait pression pour les faire cesser. Pis, ils n’ont pas interrompu
leur soutien militaire à ceux qui organisaient ces massacres. Ils les ont considérés comme des violences
regrettables occasionnées par une agression extérieure plutôt que comme des tentatives de génocide. Ils
ont contribué à ce que la Mission d’information parlementaire a appelé « la construction d’une véritable
culture de l’impunité ». 268
Pour leur défense, ils vont prétendre, à l’exception notoire de Georges Martres, que le génocide n’était
pas prévisible. Ils persistent à nier le génocide en qualifiant les massacres survenus avant avril 1994 de
luttes interethniques, de guerre civile ou de conséquences d’une agression étrangère.
4.4.1
Le génocide n’était pas prévisible
Les responsables français mettent en doute le fait que le génocide était prévisible. On a vu comment
l’ambassadeur Georges Martres minimise les massacres de fin 1990 et ceux du Bugesera en 1992, et
comment le conseiller Bunel met en doute les révélations de l’informateur Jean-Pierre.
Luc Marchal [135, p. 174].
Témoignage du lieutenant-colonel Frank Claeys, interrogatoire du procureur, par Me White, TPIR, Affaire No ICTR98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 7 avril 2004.
267 Exposé du Lt. col. Beaudoin - C.T.M. - Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du
Sénat belge [201, 1-611/12, p. 78]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=78
268 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 61].
265
266
223
4.4. REFUS D’ADMETTRE LES ALERTES AU GÉNOCIDE
Malgré les révélations de la Commission d’enquête internationale de 1993, et malgré le rapport de
M. Ndiaye, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme, publié le 11 août, l’ambassadeur
de France Jean-Michel Marlaud défend publiquement, en octobre ou novembre 1993, selon J. Swinnen,
la politique du Président Habyarimana en matière de Droits de l’homme :
M. Ceder (Vlaams Blok). – Vous en savez plus sur la politique française. Ne mettaient-ils pas de
[sic] bâtons dans les roues ?
M. Swinnen. – Nos actions, par exemple dans le domaine des Droits de l’homme, étaient beaucoup
plus profilées. Nous avons de la sorte entrepris une démarche auprès du président Habyarimana au
nom de l’Union européenne en octobre ou novembre 1993. La discussion avec le président fut animée.
À l’issue de cet entretien, l’ambassadeur français a laissé entendre, lors d’une interview avec Radio
Rwanda, que nous souscrivions à la politique du président en matière de Droits de l’homme. J’ai
protesté contre cette affirmation auprès de l’ambassadeur. 269
Dans la même veine, l’ambassadeur Marlaud, auditionné par la Mission d’information en 1998, met
en doute l’affirmation que le génocide était prévisible, contrairement à l’avis de son prédécesseur :
S’interrogeant sur le caractère prévisible des événements d’avril-juin et sur les dangers que présentait la situation du Rwanda peu de temps avant cette crise, M. Jean-Michel Marlaud a cité, à titre
d’exemple, le texte de deux télégrammes. Dans le premier, en date du 3 mars [1994], il écrivait, à
propos de la MINUAR : « La crainte majeure est de se retrouver dans un processus à la somalienne.
Un tel scénario, qui n’est pas totalement imaginaire, remettrait vite en cause la présence belge ». Dans
le second, en date du 15 mars, le Colonel Bernard Cussac, après un entretien avec le Colonel Marchal
qui, au sein de la MINUAR, était chargé de la sécurité du secteur de Kigali, écrivait qu’ « il n’y aurait
pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprise des combats et que celle-ci était soumise à de
fortes pressions en raison des risques de reprise des massacres ethniques ».
Toutefois, il a estimé qu’il serait excessif de dire que les services de l’ambassade étaient conscients
de la gravité des événements à venir et du risque de génocide. 270
On voit que l’ambassadeur Marlaud est informé, ici, dans l’exemple donné, des menaces qui pèsent
sur les Belges (la RTLM les harcelait sans cesse). Mais comme il ne veut voir dans les événements passés
que des « massacres ethniques », il ne peut pas prévoir un génocide.
La cécité 271 des responsables français s’explique aussi en raison de l’amitié témoignée à ceux qui
préparaient le génocide. Elle leur a masqué tous les signaux avertisseurs et les a obligés à les masquer.
Une autre hypothèse selon laquelle les autorités françaises ont volontairement fermé les yeux devant les
massacres a déjà été étayée. Cette tolérance devant les massacres de Tutsi a permis à la France d’évincer
la Belgique en tant que premier soutien du gouvernement rwandais. À tolérer ces « petits massacres »,
les Français n’ont pas réagi aux projets d’élimination des Tutsi, par un phénomène d’habituation. Ou
bien, ce qui paraît le plus vraisemblable, ils en sont venus à considérer cette élimination des Tutsi de
l’intérieur comme la conséquence logique des actions armées du FPR. Ils imputent la monstruosité de
cet acte au FPR et non à ses auteurs. Le départ des troupes françaises en décembre 1993 et le retour
de troupes belges dans le cadre de la MINUAR, ajouté à l’entrée du FPR au gouvernement et dans
l’armée, constituent indiscutablement un échec de la politique menée par la France au Rwanda, aux yeux
de certains du moins, et, parmi ceux-là, il faut compter de hauts responsables militaires français. Certains
parmi eux vont-ils tenter de reprendre la main ?
Si nous acceptons l’hypothèse de l’aveuglement et croyons que, ayant à leur disposition toute la somme
d’informations sur les massacres, pogroms et arrestations arbitraires depuis 1990, les autorités françaises
ont pu ne pas voir venir le génocide, alors, le 7 avril 1994, quand le génocide a commencé, elles ont
certainement compris immédiatement ce qui se passait et elles ont su, ce 7 avril, que c’était le génocide
tant annoncé qui commençait. 272
269 Audition de l’ambassadeur Swinnen devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-21, 21
mars 1997, p. 216]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition21mars1997HockSwinnen.pdf#page=22
270 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 294].
271 Le peu de télégrammes et documents secrets dont nous avons connaissance par la Mission d’information parlementaire
et par des journalistes comme Patrick de Saint-Exupéry montre que les responsables français sont tout sauf aveugles. Ce
n’est pas être aveugle que de fermer les yeux devant des massacres. Ce n’est que par prudence scientifique que nous parlons
de cécité. Des hypothèses dont nous ne pouvons faire état sans preuve, car issues uniquement de déductions, suggèrent une
implication beaucoup plus profonde dans l’intention et la préparation du génocide.
272 L’ordre d’opération Amaryllis du 8 avril parle d’élimination des opposants et des Tutsi. Cf. Mission d’information
parlementaire [180, Tome II, Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
224
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
Cette remarque met en évidence la mauvaise foi du Président de la République, François Mitterrand,
quand il répond en juillet 1994 à Bernard Debré qui s’inquiétait de livraisons d’armes par la France après
le 6 avril, par cette interrogation :
« Vous croyez », a-t-il dit, « que le monde s’est réveillé le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui, le génocide commence ? » 273
Au Rwanda même, tout le monde, à l’annonce de la mort du président, a su ce qu’il allait se passer. Les
Tutsi, d’après tous les récits de survivants, ont tout de suite compris que leur génocide allait démarrer.
Et cela, à l’ambassade de France à Kigali, nul ne l’ignorait. Et que penser de la parole de François
Mitterrand, quand il déclare plus tard en Conseil restreint du 29 juin 1994 « Avant l’assassinat du
président Habyarimana on ne m’avait pas signalé de drames à l’intérieur du pays. » ?
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Que se passe-t-il en zone tutsie ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Ils ont fait le vide. Les Hutus ont fui vers la Tanzanie et l’Ouganda. La zone tutsie devient un
Tutsiland.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Il n’y a pas de journalistes en zone FPR. Sait-on s’il y a des massacres ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Oui, sans doute, et d’une certaine ampleur si on en juge par les cadavres du lac Victoria.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Historiquement, la situation a toujours été périlleuse. Avant l’assassinat du président Habyarimana on ne m’avait pas signalé de drames à l’intérieur du pays. Son assassinat a créé des
réflexes de peur et a déchaîné les massacres. La faction extrémiste hutue, dont certains responsables
étaient dans l’avion du président, se sont livrés à d’inexcusables représailles.
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Le président Habyarimana avait de la peine à la contrôler.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
La presse tranche un peu vite ces problèmes complexes. 274
Nous avons publié plus haut le compte rendu du Conseil restreint du 10 mars 1993 qui vient attester
du mensonge de François Mitterrand à qui on n’aurait jamais rapporté de drames au Rwanda avant la
mort d’Habyarimana. 275
4.4.2
Les massacres sont le résultat de « luttes interethniques »
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères en 1994, considère que les massacres survenus dans le
passé au Rwanda sont provoqués par des luttes interethniques :
M. Alain Juppé a rappelé que le Rwanda, placé sous la tutelle de la puissance coloniale belge
jusqu’en 1962, avait connu en 1959, 1963, 1966, 1973 des vagues de massacres interethniques. Il a
souligné qu’en Ouganda le Président Museveni avait été porté au pouvoir, entre autres, par 7 000 à
8 000 Tutsis chassés du Rwanda et qu’il était lui-même issu d’une ethnie voisine. 276
Nous renvoyons le lecteur à la description des massacres de Noël 1963 faite par un enseignant et
publiée dans Le Monde 277 ainsi qu’à la description des massacres du Bugesera, pour juger si le terme
de « massacres interethniques » utilisé par M. Juppé est adéquat. À le suivre, la destruction des Juifs
d’Europe par les nazis serait aussi une lutte interethnique.
4.4.3
Il s’agit d’une « guerre civile, d’ampleur inégalée »
Le lecteur aura-t-il relevé l’intitulé du télégramme du conseiller Bunel informant le Quai d’Orsay
de la teneur des révélations de l’informateur Jean-Pierre ? Ce dernier parle du risque de « l’élimination
Bernard Debré, audition à la Mission d’information le 2 juin 1998 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 414].
Conseil restreint du 29 juin 1994, secrétariat : Vice-amiral de Lussy (état-major particulier). C’est nous qui mettons
en gras. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf
275 Voir section 4.1.6 page 185.
276 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 102].
277 Voir section 1.7.1 page 30.
273
274
225
4.4. REFUS D’ADMETTRE LES ALERTES AU GÉNOCIDE
physique des Tutsis de la capitale » mais l’objet de son télégramme est « Menaces de guerre civile ».
L’élimination physique des Tutsi est un génocide. On pourrait admettre comme équivalent certes plus
faibles, l’expression actes de génocide ou épuration ethnique. Mais guerre civile suppose qu’il y ait deux
belligérants armés. Certes le texte dit que des provocations contre les Casques-bleus belges et le bataillon
FPR seraient prévues. Concernant les Casques-bleus, le terme guerre civile est inapproprié. Il occulte
toutes les preuves données par l’informateur Jean-Pierre de la préparation du génocide des Tutsi.
Jacques Myard, membre de la Mission d’information parlementaire, affirme que, vue la volonté du
FPR d’en découdre, il s’agit d’une guerre civile. Me Éric Gillet lui répond que les massacres d’avant 1994
ressortent plus d’un génocide que d’une guerre civile :
M. Jacques Myard s’est demandé si, face d’une part à des violences méthodiques dirigées contre
les populations tutsies, d’autre part à la volonté parallèle du FPR d’en découdre, on se trouvait
véritablement devant un génocide et s’il ne s’agissait pas plutôt d’une guerre civile, d’ampleur inégalée.
Il s’est demandé si la logique du FPR n’était pas comparable à celle des FAR et des milices.
M. Éric Gillet a estimé qu’il ne pouvait s’agir d’une guerre civile. L’intervention organisée et
préméditée de l’armée et des milices ne laissait aucun doute puisqu’elle visait à massacrer des populations désarmées sans épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à couper l’herbe
« à la racine » et empêcher que de nouveaux combattants reviennent un jour comme les enfants des
Tutsis chassés en 1959-1960 l’avaient fait sous l’uniforme du FPR. Si à l’époque on ne pensait pas
au génocide, a posteriori on s’aperçoit que le discours tenu, notamment par M. Théoneste Bagosora,
impliquait l’extermination de certaines populations bien identifiées. 278
4.4.4
Une cécité volontaire
En 2009, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative en France, vient couper court à
toutes les justifications selon lesquelles le génocide des Tutsi n’était pas prévisible. Statuant sur un recours
de madame Agathe Habyarimana pour obtenir le droit d’asile en France, il estime qu’il y a suffisamment
de preuves pour affirmer que le génocide avait été préparé dès avant 1994 par les plus hauts responsables
du régime rwandais :
Il [le Conseil d’État] a considéré que la Commission des recours des réfugiés s’était fondée sur des
faits pertinents et matériellement exacts. Il a aussi considéré qu’elle n’avait pas dénaturé ces faits.
Elle a ainsi pu légalement juger, d’une part, que les agissements du gouvernement rwandais avant
1994, le climat d’impunité généralisée dans lequel il a laissé agir les groupes les plus extrémistes et
la propagande qu’il a menée à l’encontre de la communauté tutsie constituaient des indices suffisants
pour estimer que le génocide avait été préparé dès avant 1994 par les plus hauts responsables du
régime au pouvoir et, d’autre part, que Mme Habyarimana avait joué un rôle central au sein du
premier cercle du pouvoir rwandais et pris part à ce titre à la préparation et à la planification du
génocide. 279
La Commission des recours des réfugiés avait motivé sa décision entre autres arguments, par celui-ci :
[...] que le génocide est l’aboutissement d’une stratégie politique, mise en œuvre par des groupes
extrémistes hutu qui ont utilisé l’attentat [du 6 avril 1994] pour le déclencher ; que la planification du
génocide au Rwanda par des groupes d’extrémistes hutu au sein du MRND et de la Coalition pour
la défense de la République (CDR) a commencé, à tout le moins, dès le mois d’octobre 1990 ; qu’un
climat d’impunité généralisée pour les milices du MRND, Interahamwe, et les milices de la CDR,
Impuzamugambi (en kinyarwanda : ceux qui ont le même but), s’est instauré après l’appel à la haine
contre tous les Tutsi ainsi que contre tous les opposants politiques, prononcé lors du discours tenu
par M. Léon MUGESERA, le ou vers le 22 novembre 1992 à Kabaya, dans la préfecture de Gisenyi ;
que le rapport de la Commission d’enquête internationale sur les violations des droits de l’Homme
au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, constituée par la Fédération internationale des droits de
l’Homme (FIDH), Africa Watch, l’Union interafricaine des droits de l’Homme et des peuples (UIDH)
et le Centre international des droits de la personne et du développement démocratique (CIDPDD),
rapport rendu public le 8 mars 1993, fait état de la planification à un très haut niveau au sein du
régime au pouvoir et de l’exécution de massacres ponctuels contre les Tutsi et les Tutsi-Bagogwe à
partir du début du mois d’octobre 1990, dans les préfectures de Gisenyi et Ruhengeri, notamment à
Kibilira, Bugesera, Gaseke, Gicyiye, Karago et Mutura ; qu’il résulte de tout ce qui précède ainsi que
278
279
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 59].
Communiqué de presse du Conseil d’État, 16 octobre 2009.
226
4. L’INTENTION D’UN GÉNOCIDE EST CONNUE DES FRANÇAIS
de documents rendus publics, comme des documents de nature diplomatique déclassifiés, qui figurent
dans les annexes du rapport parlementaire français de 1998, les rapports du Sénat de Belgique des
7 janvier et 6 décembre 1997 et des rapports des organisations non gouvernementales de défense des
droits de l’Homme relatifs à la problématique rwandaise, documents auxquels les deux parties se
réfèrent sans toutefois les produire dans leur intégralité, que le génocide a été planifié par les plus
hauts responsables du régime au pouvoir avant le 6 avril 1994 ; [...] 280
En 1994, les dirigeants français sont parfaitement informés des massacres au Rwanda. Ils en connaissent
assez bien les auteurs. Ils savent que ce sont les autorités rwandaises, mais ils font le choix de ne rien
dire puisque ce sont leurs alliés. Les Français assistent et même participent parfois à des travaux préparatoires au génocide. Les dirigeants français et leurs représentants locaux sont totalement acquis à
l’idéologie ethniste des extrémistes, organisateurs du génocide. Ils participent même à la diffusion de
fausses informations accusant le FPR de commettre des massacres et colportent tous les thèmes de la
propagande extrémiste sur la revanche des féodaux tutsi. Ils adhèrent à cette propagande extrémiste et
ne font rien contre elle. Est-ce pour autant les Français qui ont donné l’idée du génocide des Tutsi à leurs
amis ? Certainement pas, puisque cette intention de génocide des Tutsi préexistait avant que les Français ne s’installent au Rwanda. Mais ils n’ont pas combattu cette idée. Ils l’ont faite leur. Alors que les
Belges, condamnant les atteintes aux Droits de l’homme commises par le régime rwandais, retiraient leurs
troupes, les Français sont restés. Ils ont continué à soutenir militairement un régime auteur de massacres.
En tolérant les préparatifs du génocide, en fermant les yeux, la France a augmenté les chances qu’il puisse
être réalisé, en assurant l’impunité à ses auteurs et leur prouvant que la communauté internationale ne
ferait rien contre.
280 La Commission des recours des réfugiés, séance du 25 janvier 2007, lecture du 15 février 2007, No 564776, Mme Agathe
Kanziga veuve Habyarimana.
227
Chapitre 5
Participation des Français à la
préparation du génocide
Dans le cadre d’une incrimination pour génocide commis en 1994, des faits antérieurs doivent être pris
en compte pour établir « l’intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial
ou religieux, comme tel », suivant la définition du crime de génocide dans l’article II de la Convention
de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide. Nous avons déjà montré que les
autorités françaises étaient informées de l’intention de commettre un génocide et de sa préparation. Les
faits évoqués ci-dessous, antérieurs à 1994, tendent à démontrer que des Français ont participé à cette
préparation.
On peut bien sûr argumenter, à la décharge des autorités françaises, qu’elles ne pouvaient pas savoir
que ces faits constituaient la préparation d’un génocide. Mais les preuves existent que ces actes, commis
par les autorités françaises dans le cadre de la coopération et de l’aide militaire au gouvernement rwandais,
ont déjà contribué, avant avril 1994, à l’exécution de massacres qui avaient un caractère génocidaire,
caractère qui a été établi, en août 1993, par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme
de l’ONU, M. Waly Bacre Ndiaye.
5.1
Participation au programme d’autodéfense populaire
Les militaires français ont encouragé la formation de groupes d’autodéfense et ils ont participé à leur
formation. Mais l’autodéfense populaire n’était en fait que la réactivation de méthodes utilisées contre les
Inyenzi dans les années 60. 1 Dans un télégramme du 13 octobre 1990 signé par l’ambassadeur Martres, le
colonel Galinié, attaché de Défense, après avoir énuméré les demandes en équipements militaires de l’étatmajor rwandais (hélicoptères Gazelle, missiles Milan, obus pour AML 90), évoque les massacres perpétrés
par des paysans hutu organisés par le MRND. Mais loin de les condamner, il évoque la possibilité d’équiper
ces groupes d’autodéfense qui ne sont équipés que d’arcs et de machettes :
BRAVO : LES PAYSANS HUTUS ORGANISÉS PAR LE MRND ONT INTENSIFIÉ LA RECHERCHE DES TUTSIS SUSPECTS DANS LES COLLINES, DES MASSACRES SONT SIGNALÉS DANS LA RÉGION DE KIBILIRA À 20 KILOMÈTRES NORD-OUEST DE GITARAMA. LE
RISQUE DE GÉNÉRALISATION, DÉJÀ SIGNALÉ, DE CETTE CONFRONTATION, PARAÎT
AINSI SE CONCRÉTISER [...]
COMMENTAIRES [...]
1 Le terme d’« autodéfense populaire » est utilisé en 1963, lors du « petit génocide » de Gikongoro. Cf. J.-P. Chrétien,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 64]. Ce n’est pas une innovation au Rwanda
suggérée par les Français après 1990. Mais les militaires belges qui commandaient l’armée rwandaise – en 1963 elle s’appelait
garde nationale – et conseillaient Kayibanda ont pu s’inspirer de l’expérience française de répression de l’insurrection en
Algérie. « L’habitant, chez lui, est au centre du conflit », écrivait le colonel Trinquier en 1961. « [...] Nous devons le faire
participer à sa propre défense. [...] sous une certaine forme, il est devenu un combattant ». Cf. Roger Trinquier, « La guerre
moderne » [208, pp. 50-51]. Voir à ce propos le rôle de Louis Marlière comme conseiller du colonel Logiest, section 1.6
page 25.
229
5.1. PARTICIPATION AU PROGRAMME D’AUTODÉFENSE POPULAIRE
2/ IL RESTE QUE LES FORCES GOUVERNEMENTALES SOUFFRENT DE LEUR NOMBRE
RÉDUIT ET DU MANQUE DE MOYENS DE MÊME NATURE (EN MATÉRIEL ET EN TECHNICIENS) ET NE PEUVENT PAS EXPLOITER PLUS À FOND LA FIDÉLITÉ DES PAYSANS QUI
PARTICIPENT DE PLUS EN PLUS À L’ACTION MILITAIRE À TRAVERS DE [sic] GROUPES
D’AUTO-DÉFENSE ARMÉS D’ARCS ET DE MACHETTES. ELLES AUSSI NE POURRAIENT
ÉVENTUELLEMENT INVERSER DÉFINITIVEMENT LA SITUATION EN LEUR FAVEUR QU’AVEC
UNE AIDE EXTERNE SOUTENUE. D’OÙ L’APPEL AUX AMIS, À LA FRANCE EN PARTICULIER. [...] 2
Ainsi, les représentants de la France sont prêts à utiliser ces bandes d’assassins pour combattre l’« envahisseur ». Notons néanmoins que le télégramme parle aussi d’ouverture politique et de négociations.
Entre le 11 octobre 1990 et le 26 novembre 1990, le colonel Gilbert Canovas est nommé adjoint de
l’attaché de Défense, chargé de conseiller l’état-major des FAR. Dans le rapport qu’il établit le 30 avril
1991, au terme de sa deuxième mission de conseil, il rappelle les aménagements intervenus dans l’armée
rwandaise depuis le 1er octobre 1990 et propose notamment « la mise en place de petits éléments en civil,
déguisés en paysans, dans les zones sensibles, de manière à neutraliser les rebelles généralement isolés ». 3
Le colonel Augustin Ndindiliyimana, ministre de la Défense, met sur pied tout une organisation
d’autodéfense à partir de juillet 1991. Le but est de bâtir une milice civile qui opérerait de concert
avec l’armée professionnelle. Un Conseil de sécurité est organisé dans chacune des dix préfectures afin
d’organiser cette autodéfense. 4
La lettre du 29 septembre 1991 du colonel Déogratias Nsabimana, alors chef des opérations dans le
Mutara (pointe nord-est du Rwanda), sur « l’auto-défense de la population », présente au ministre de la
Défense les conclusions d’une réunion d’un conseil sous-préfectoral de sécurité, réunissant le sous-préfet
de Ngarama, les bourgmestres et les chefs du Parquet. Cette lettre est une preuve que l’autodéfense est
organisée systématiquement dans les régions proches du front. Nous y relevons :
- « L’auto-défense populaire fait partie intégrante d’une politique de défense crédible ».
- « La réunion approuve l’idée d’une auto-défense populaire se diluant dans la masse jusqu’à la plus
petite entité administrative dénommée NYUMBA KUMI ». Au moins une personne doit y être dotée
d’une arme à feu. Cette personne est nommée par le Conseil communal de sécurité.
- En attendant le renforcement des effectifs de la police (un policier par secteur), la formation sera
assurée par des membres des FAR. 5
Comme tous les documents militaires rwandais, cette lettre est écrite en français. Nous croyons discerner une influence des militaires français dans le vocabulaire utilisé. Le premier point fait penser à
la politique de défense française rendue « crédible » par la force de dissuasion nucléaire. L’autodéfense
populaire serait le substitut rwandais aux armes atomiques. Le deuxième point évoque la doctrine de la
guerre révolutionnaire où les combattants doivent être « dilués dans la masse ». Le quadrillage jusqu’au
Nyumba Kumi renvoie au quadrillage d’Alger par la DPU de Trinquier. L’homme chargé de l’autodéfense
dans le Nyumba Kumi est l’homologue du chef de groupe de maison. 6 Nous voyons qu’à cette époque,
en 1991, il y a déjà toute une organisation de Conseil communaux, sous-préfectoraux et préfectoraux de
sécurité. Toute la hiérarchie de l’autodéfense populaire semble dépendre du ministère de l’Intérieur et
non du ministère de la Défense.
Le 20 janvier 1992, le ministre de l’Intérieur, Faustin Munyazesa, fait distribuer 300 armes à la
population dans les préfectures de Ruhengeri et de Byumba. 7 Deux jours après, le 22 janvier, l’attaché
de Défense à Kigali, le colonel Bernard Cussac, informe Paris des distributions d’armes à « des personnes
constituées en milice d’autodéfense » :
BRAVO : ARMEMENT DES POPULATIONS CIVILES.
2 TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col.
Galinié 131300. Martres. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf
3 Voir section 2.4.5 page 92.
4 L. Melvern [142, p. 21].
5 Le colonel Déogratias Nsabimana au ministre de la Défense no 181/G3.3.0, Nyagatare, 29 septembre 1991. Objet :
Auto-défense de la population. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 108-111].
http://francegenocidetutsi.org/Nsabimana29septembre1991autodefense.pdf
6 R. Trinquier, La guerre moderne [208, p. 53].
7 Le ministre de l’Intérieur et du Développement communal, Faustin Munyazesa, Kigali, 20 janvier 1992. Message fax No 41/04.09.01. TPIR, Procès Militaires I, Pièce à conviction DB 196. http://francegenocidetutsi.org/
MunyazesaDefenseCivile20janvier1992.pdf
230
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
(SOURCE FAR VALEUR C.2)
LE MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR RWANDAIS A DÉCIDÉ APRÈS LE DERNIER MASSACRE DE POPULATIONS CIVILES D’ARMER LA POPULATION DE LA ZONE FRONTALIÈRE.
300 ARMES (MAS 36 EN MAJORITÉ) SERONT DISTRIBUÉES DANS LE SECTEUR DE
RUHENGERI ET BYUMBA ET 76 DANS LE MUTARA. LES PERSONNES CONSTITUÉES EN
MILICE D’AUTODÉFENSE, AUXQUELLES SERONT DISTRIBUÉES CES ARMES, SERONT
CHOISIES EN FONCTION DE LEUR “HONORABILITÉ” ET “CONSEILLÉES” PAR DES PERSONNELS DES F.A.R.
1 ARME POUR TROIS PERSONNES. LES ARMES DEVRAIENT ÊTRE DISTRIBUÉES LE
SOIR ET RÉINTÉGRÉES LE MATIN. [...]
DEVANT CETTE SITUATION, L’AD A PRIS CONTACT AVEC LE CEM DE LA GENDARMERIE 8 EN LUI FAISANT RESSORTIR QUE CETTE MISSION (AU MOINS AU PLAN JUDICIAIRE) AURAIT DÛ INCOMBER À LA GENDARMERIE. S’IL EN A CONVENU, IL S’EST
NÉANMOINS RETRANCHÉ DERRIÈRE L’ARGUMENT DE L’INSUFFISANCE NUMÉRIQUE
DE SES PERSONNELS ET DU MANQUE DE LEUR FORMATION PROFESSIONNELLE [sic].
CETTE NOUVELLE SITUATION RISQUE D’ENGENDRER UN CERTAIN NOMBRE DE DIFFICULTÉS
- LES ARMES NE SERONT-ELLES UTILISÉES QUE CONTRE LE FPR ? NE RISQUENTELLES PAS DE SERVIR À L’EXÉCUTION DE VENGEANCES PERSONNELLES, ETHNIQUES
OU POLITIQUES ?
- LES LIAISONS ENTRE LES F.A.R. ET LES MILICES D’AUTO-DÉFENSE SERONT-ELLES
SUFFISAMMENT SUIVIES POUR ÉVITER TOUTES MÉPRISES ?
- UNE FOIS REMISES, DANS QUELLES CONDITIONS CES ARMES SERONT-ELLES RÉINTÉGRÉES ?
- IL EST À CRAINDRE QUE LES NOTABLES LOCAUX QUI DÉSIGNERONT LES PORTEURS D’ARME, ET QUI SONT TOUS ISSUS DE L’ADMINISTRATION MISE EN PLACE PAR
LE M.R.N.D. (EX PARTI UNIQUE) NE FAVORISENT LES RESSORTISSANTS DE CE PARTI.
SIGNÉ : COLONEL CUSSAC
MARTRES 9
On notera que les armes, MAS 36, sont des armes de fabrication française, et que ces milices sont
étroitement liées à l’armée rwandaise. Le colonel Cussac souhaite qu’elles le restent. Ses remarques finales
sont une prémonition clairvoyante de la suite des événements. Le rapporteur de la Mission d’information
considère, contrairement au colonel Cussac, que l’encadrement des milices d’autodéfense par les FAR est
dangereux vu l’état de celles-ci :
Tout reste à craindre, par ailleurs, de cet encadrement de la population par les FAR, qui s’apparentent, dans bien des cas, plus à des hordes de pillards qu’à des soldats capables d’assurer l’ordre
public, comme le souligne quelques mois plus tard, le 9 octobre 1992, l’attaché de défense évoquant
l’armée rwandaise : « dont la réputation reste ternie par les pillages de Ruhengeri, Gisenyi et Byumba
et dont certains de ses membres se distinguent encore trop souvent, malgré les efforts réels et radicaux
de l’état-major, par le racket ou les attaques à main armée ».
Il n’est pas très difficile d’imaginer par la suite que de tels éléments aient pu être embrigadés et
soient allés constituer des milices. 10
Le conseiller du secteur Karama, commune Muvumba, Elias Nkurunziza, auditionné par la Commission Mucyo à la prison de Nyagatare, confirme la présence de militaires français lors de la réquisition de
civils à former au maniement des armes afin de constituer l’autodéfense populaire. Cette formation a lieu
au camp de Gabiro dans le parc de l’Akagera à l’est du pays :
« En 1992, on nous a appelés à la commune pour nous demander de réunir des jeunes gens
forts à qui on allait enseigner le maniement des armes. Tous les secteurs n’ont pas été choisis dans
ce programme. Pour mon secteur, ont m’a demandé 50 personnes. [...] Nous sommes arrivés à la
commune à 9 heures. Le bourgmestre a commencé par faire une réunion avec des militaires. Parmi
eux, il y avait le colonel Muvunyi. Il y avait aussi un militaire français qui était arrivé dans une jeep
À cette époque le chef d’état-major de la gendarmerie est Juvénal Habyarimana, son adjoint est le colonel Rwagafilita.
Extrait du message de l’attaché de défense, Kigali, 22 janvier 1992. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 165]. AD désigne l’attaché de Défense et CEM, chef d’état-major. http://francegenocidetutsi.
org/Cussac22janvier1992.pdf
10 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 346].
8
9
231
5.2. PARTICIPATION À LA FORMATION DES MILICES
Suzuki avec deux autres soldats blancs, mais qui, eux, s’étaient mis du cirage sur le visage. [...] Le
jour convenu, nous nous sommes rassemblés au bureau communal. Nous sommes montés dans des
bus affrétés par Castar Nsabimana. 11 Nous avons été d’abord à Nyagatare, ensuite nous avons été
conduits à Gabiro, où nous sommes restés dix jours. Nous passions la nuit à Gabiro. Le matin on
mangeait de la bouillie de sorgho, puis on allait à un endroit appelé Rwangingo. C’était sur un terrain
d’atterrissage d’avion, mais qui ne servait plus à cela. On nous a appris le maniement de fusils. » 12
5.2
Participation à la formation des milices
La Mission d’information parlementaire conclut qu’elle manque de preuves pour affirmer que des
militaires français ont formé des miliciens. En réalité les preuves ne manquent pas, bien au contraire. La
version charitable serait qu’ils l’aient fait à leur insu. Soit, ils auraient formé des miliciens, croyant former
des recrues de l’armée régulière, soit, des soldats de l’armée rwandaise formés par les Français ont ensuite
formé et encadré des miliciens. Devant la Commission d’enquête belge, Gérard Prunier affirme que les
Français se sont laissés abuser par les Rwandais et ont formé des Interahamwe à leur insu :
Quand les Interahamwe ont été créés, les Rwandais ont habilement « fourgué » – il n’y a pas
d’autre terme – des Interahamwe comme sous-officiers en formation. Les Français les ont donc formés
en croyant qu’ils allaient rejoindre l’armée régulière. En fait, lorsqu’ils sortaient de la période de
formation, ils retournaient aux Interahamwe. 13
Reprenant les termes de Gérard Prunier, la Mission d’information admet que des militaires rwandais,
ont pu quitter l’armée pour encadrer ou recruter les miliciens et confirme ainsi que le noyau dur des
milices est formé par l’armée.
[...] loin d’avoir l’action bénigne que M. Léotard ou d’autres responsables semblaient vouloir
suggérer, les DAMI avaient entraîné les recrues des FAR dont l’effectif passait de 5 200 hommes
au début de la guerre à près de 50 000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans signifiait
que l’armée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris des miliciens interahamwe qui
ont ensuite commis le génocide, il en a déduit que ceux-là aussi avaient été largement entraînés par
l’armée française.
Il a néanmoins tenu à indiquer que s’il ne s’agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la
France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les
Tutsis, en revanche elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans
avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action. 14
Le colonel Robardey laisse aussi entendre que les Français ont pu être abusés par l’état-major rwandais :
Il me semble nécessaire de rappeler – une fois de plus – qu’aucun DAMI ou coopérant militaire
n’avait pour mission de « former » des miliciens... et de les former à quoi, en plus ? La formation
technique que nous donnions – la formation générale était assurée par les Rwandais – avait pour but
le combat (armée contre armée) et ne correspondait en rien à l’emploi des miliciens..., il est certain que
nous dispensions les formations techniques aux militaires que nous envoyait l’état-major rwandais...
et il est également probable que d’aucuns étaient militaires le jour et Interahamwe la nuit... mais, je
le répète de quelle formation parle-t-on ? 15
Effectivement, les miliciens sont commandés par des militaires bien entraînés et révoqués de l’armée
comme ceux qui déclenchent les massacres le 7 avril 1994 dans la région de Kibungo :
Kabarondo was calm on the 7th. But that same day, we learned that killings had already started,
very early in the morning, at Birenga and Gasetsa. A group of interahamwe, who were well trained,
Il s’agit du chef d’état-major des FAR, Déogratias Nsabimana, surnommé Castar.
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 57].
13 Audition de Gérard Prunier, 11 juin 1997, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section
3.6.4.1, p. 483]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
14 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 188].
15 Intervention du colonel Robardey, 23 septembre 2006, sur le forum Internet créé par le colonel Jacques Hogard.
11
12
232
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
led the attacks. Many of these people had been chased out of the military, but the bourgmestres had
given them arms. 16
Gérard Prunier a la prudence de l’intellectuel et la pudeur du citoyen qui ne peut pas croire que des
Français aient commis des actes répréhensibles en connaissance de cause, a fortiori sous un gouvernement
formé par ses amis socialistes. Sa prudence tient plus de la volonté de ne pas voir.
Le rapporteur de la Mission d’information se demande si l’armée française avait connaissance de
milices « dérivées » des forces armées rwandaises. Il oublie qu’il écrit plus haut que c’est un officier
français, le colonel Gilbert Canovas, qui conseillait en 1990 à l’état-major des FAR « la mise en place
de petits éléments en civil, [...] de manière à neutraliser les rebelles ». Les militaires français, comme
le rapporte un télégramme du 13 octobre 1990 de l’attaché de Défense, le colonel Galinié, savent que
l’armée gouvernementale rwandaise chasse les Tutsi de l’intérieur en coordination avec des paysans hutu
constitués en groupe d’autodéfense et armés d’arcs et de machettes. Le colonel poursuit en faisant part
du manque d’équipement de ces civils en armes. Loin de contester ce recrutement de miliciens, il semble
adhérer à l’objectif d’élimination physique des « Tutsi suspects ». 17
Par ailleurs début 1993, la Commission internationale d’enquête a rendu publiques dans son rapport
les activités d’organisation du type « escadrons de la mort » et a démontré la collaboration de l’armée
avec les milices. 18 Janvier Afrika, un repenti des « escadrons de la mort » qui a été interrogé par les
enquêteurs de cette commission, affirme :
Des instructeurs français m’ont appris, en 1991, à lancer un couteau, à assembler mon fusil. Dans
un camp sur le mont Kigali, nous avons fait ensemble des exercices de tir. Il y a eu des stages pour
ça, aussi pour les milices Interahamwe. 19
Il existe des témoins qui disent avoir vu des militaires français entraîner des miliciens et non des
miliciens habillés en militaires. Vénuste Kayimahe, employé au Centre culturel français de Kigali, fait
état de la formation de miliciens par des militaires français :
C’était en 1993. En ce tout début de février, les milices sont entièrement constituées et ont entrepris
de se spécialiser sous les entraînements militaires intensifs dispensés par des instructeurs de l’armée
française, encadrés à Kigali principalement par les adjudants Lebarde 20 et Gratade du 3e RPIMa.
[...]
Plusieurs fois, moi et certains collègues du service et de la mission de coopération avons reconnu, en
ces instructeurs qui encadraient les Interahamwes au cours de leur jogging matinal et presque quotidien
qui avait lieu du côté de Gikondo, Nyamirambo, Kacyiru ou Muhima, des paras et légionnaires français
qui résidaient de temps en temps à la mission de coopération, à la Case de passage, ou au Centre où
quelques-uns étaient inscrits comme adhérents pour l’emprunt de livres ou de cassettes vidéo. C’est
ainsi que l’on a pu identifier avec certitude l’adjudant-chef Gratade, le capitaine Roux Denys et bien
d’autres. 21
Sur ce témoignage, le rapport de la Mission d’information répond :
Tout d’abord, la déclaration faite par M. Venuste Kayimahe, précédemment cité lors de l’opération
Amaryllis. Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali par deux militaires français dont il a
cité les noms. Ces deux militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés sur
place après le 15 décembre 1993, ont été entendus par la Mission ainsi que leurs chefs hiérarchiques.
Il est alors apparu que le témoignage de M. Venuste Kayimahe était en contradiction avec ce qu’ont
déclaré ces derniers. Le fait qu’une des deux personnes citées ait, pendant quelque temps, dirigé
l’équipe du DAMI placée auprès de la Garde Présidentielle explique sans doute l’amalgame. 22
16 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 382]. Traduction de l’auteur : Karabondo était calme ce 7 avril. Mais
le même jour, nous apprîmes que les tueries avaient déjà commencé, très tôt le matin, à Birenga et Gasetsa. Un groupe
d’Interahamwe, qui était bien entraîné, a mené les attaques. Beaucoup de ces gens avaient été révoqués de l’armée, mais les
bourgmestres leur avaient donné des armes.
17 Voir plus haut section 5.1 page 229.
18 Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990
[85, pp. 78-84].
19 France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998.
20 En 2011, Vénuste Kayimahe nous dit que celui qu’il appelait Lebarde s’avère être le lieutenant-colonel Michel Robardey.
21 Vénuste Kayimahe [114, pp. 114-115, 127].
22 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 351].
233
5.2. PARTICIPATION À LA FORMATION DES MILICES
Peut-on s’en tenir à la négation formulée par les personnes incriminées ?
Ce capitaine Denys Roux dirigeait l’équipe DAMI chargée de la formation de la garde présidentielle. 23
D’après ce qu’affirme ici le rapport de la Mission d’information, Roux est resté au Rwanda après le 15
décembre 1993, alors que cette formation de la garde présidentielle était censée avoir été arrêtée. Que
faisait-il encore au Rwanda ?
Yvonne Galinier dit également avoir vu des Français entraîner des miliciens :
À côté de l’aéroport de Kigali, à Kanombe, à un endroit qu’on appelle Nyarugunga, il y avait
un camp d’entraînement des extrémistes hutus. C’était officiel. Ils avaient des uniformes en pagne.
Même les gamins savaient que c’étaient des miliciens. Quand ils allaient s’entraîner, ils y allaient avec
des machettes, des gourdins et des couteaux. Tout ce qu’il faut pour tuer. Ils y allaient en bus du
gouvernement. C’était ouvert, comme un grand terrain de foot, on voyait que c’était les Français qui
entraînaient les miliciens. Ils avaient des uniformes kaki avec des bérets rouges. C’était fin 1992 et
1993. Je m’en rappelle [sic], car j’étais à l’université, j’allais faire des stages à Kigali. Ils faisaient partie
de l’opération Noroît. Les DAMI (Détachement d’assistance militaire et d’instruction) portaient en
général l’uniforme rwandais. On savait faire la différence, même si on n’y comprenait pas grandchose. A côté, il y avait des chars avec des mitraillettes. Et puis des rigoles avec des sacs de sable.
Les Français commandaient et les miliciens écoutaient attentivement. 24
Un soldat rwandais du bataillon de reconnaissance, chauffeur du capitaine Sagahutu, déclare devant
le TPIR, avoir vu des militaires français entraîner des miliciens, fin 1992, à Gabiro et en mai 1993 au
camp de la garde présidentielle à Kigali :
Désigné par le pseudonyme «DA» pour dissimuler son identité, le témoin était, en 1994, homme
de troupe au sein du bataillon de reconnaissance, une des unités d’élite de l’armée rwandaise. [...]
« Vers fin 1992, dans une forêt près du camp Gabiro (est du Rwanda 25 ), des Interahamwe recevaient un entraînement militaire. Ils étaient formés par des militaires rwandais mais aussi par des
instructeurs militaires français qui dispensaient les techniques de survie », a rapporté DA.
« Les miliciens s’y relayaient par cohortes de 500 à 600 personnes », a-t-il affirmé soulignant avoir
passé au camp Gabiro près de deux mois vers la fin 1992. « Les différentes compagnies du bataillon
de reconnaissance se relayaient à Gabiro pendant la guerre », a-t-il expliqué.
Il a indiqué que le camp de la garde présidentielle (GP) à Kimihurura (Kigali) avait également
servi de cadre d’entraînement pour la milice. « Vers fin mai 1993, j’ai vu à deux ou trois reprises
des miliciens s’entraîner au camp GP. Les instructeurs étaient surtout des militaires rwandais, dont
certains de la GP, mais aussi des militaires français », a déclaré le témoin.
La formation au camp GP était dispensée à des chefs miliciens, selon DA, qui a précisé qu’ils
s’exerçaient notamment au maniement de pistolets.
« Le camp GP abritait un champ de tir pour les blindés de son unité, le bataillon de reconnaissance », a-t-il dit, 26
Un autre témoin affirme au tribunal d’Arusha que les militaires français leur apprenaient à tuer :
Parlant devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda institué à Arusha (Tanzanie) par les
Nations unies, un témoin a confirmé le fait que des militaires français avaient entraîné les miliciens de
l’ancienne dictature dans la période ayant précédé le génocide de 1994. Sa déclaration a été formulée
lors du procès de Georges Rutaganda, vice-président des Interahamwe, premiers responsables des
carnages. Le témoin a rapporté une discussion avec un milicien lui ayant assuré que « les militaires
français lui avaient appris à tuer »... Précision donnée : cet enseignement à l’art de tuer n’a pas été
donné qu’aux seuls Interahamwe, mais aussi aux miliciens de la CDR (Coalition pour la défense de
la République), composante la plus ouvertement extrémiste de l’ancienne dictature. 27
23 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 180]. http://francegenocidetutsi.org/
DamyCazeneuve23octobre1998.pdf Dans cette lettre du 23 octobre 1998, le lieutenant-colonel Damy explique au rapporteur Bernard Cazeneuve que le commandant Roux, quoique gendarme, « échappait totalement au contrôle du chef du
Détachement d’assistance technique gendarmerie que j’étais ».
24 Marie-Laure Colson, Les Français entraînaient les miliciens hutus, Libération, 26 février 1998. http://
francegenocidetutsi.org/LesFrancaisEntrainaientLesMiliciensHutusLiberation26021998.pdf
25 Gabiro se trouve dans le parc de l’Akagera.
26 Témoignage au procès militaires II, TPIR, Des Français auraient participé à l’entraînement des milices, Agence
Hirondelle, Arusha, 13 janvier 2005.
27 « Qui a formé les génocidaires ? », L’Humanité, 13 juin 1997.
234
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Thierry Prungnaud, membre du GIGN, spécialiste du tir, a été envoyé en 1992 au Rwanda pour la
formation du GISGP, Groupement d’intervention et de sécurité de la garde présidentielle. Au cours de
cette formation, il a vu d’autres militaires français entraîner des civils rwandais :
Thierry Prungnaud : Il y a des formations qui avaient également été faites sur des mercenaires
civils à l’occasion d’entraînements que j’effectuais avec mes stagiaires où j’ai vu des militaires français
former des civils miliciens rwandais en 1992 au tir. Bon ça s’est fait plusieurs fois, mais la seule fois
où je les ai vus, il y avait peut-être une trentaine de miliciens qui étaient formés au tir dans le parc
de l’Akagera.
Laure de Vulpian : C’est un endroit assez isolé...
Thierry Prungnaud : Effectivement oui, qui était même interdit d’ailleurs, parce qu’il était piégé.
C’est un endroit qui était interdit aux touristes et aux militaires.
Laure de Vulpian : Là, vous êtes formel. Des Français formaient des miliciens en 1992 ?
Thierry Prungnaud : Je suis formel oui. Catégorique !
Laure de Vulpian : Vous l’avez vu de vos yeux vu et vous n’avez pas d’autres preuves que ça.
Thierry Prungnaud : Non. Je les ai vus c’est tout. Je ne peux pas en dire plus.
Laure de Vulpian : Les milices existaient déjà ?
Thierry Prungnaud : Apparemment puisque c’étaient des civils qui étaient formés. Donc c’étaient
forcément des miliciens. Les militaires sont tous en treillis là-bas. C’étaient des civils.
Laure de Vulpian : Ces militaires français, c’étaient qui ? De quelles armes ?
Thierry Prungnaud : Je pense que c’étaient des gens du 1er RPIMa puisque c’était l’unité qui
était là-bas. Donc c’étaient eux qui les formaient.
Laure de Vulpian : Ça, la France l’a toujours nié.
Thierry Prungnaud : Bien sûr. Comme beaucoup de choses d’ailleurs. Mais bon, moi j’affirme,
c’étaient des militaires français qui ont formé des miliciens rwandais.
Laure de Vulpian : Et ça c’est prolongé, vous pensez ?
Thierry Prungnaud : Je pense oui. Je pense, je ne me suis pas penché sur la question en 1992
puisque j’étais pas du tout au courant de ce qui se tramait dans le pays. Moi, j’étais là pour une
formation. Je pense que ça a dû durer, durer peut être jusqu’en 1994. Je ne sais pas probablement.
Laure de Vulpian : Ça vous a choqué sur le moment quand vous avez vu ça ou pas ?
Thierry Prungnaud : Pas du tout, non, je voyais des militaires français qui formaient des civils
– C’est bien ils leur apprennent à tirer – Je ne savais pas du tout la finalité du truc. Donc ça me
paraissait normal. 28
Le colonel Joubert, du 1er RPIMa, qui commanda le DAMI Panda, nie que des miliciens aient été
formés par les Français au camp de Gabiro dans le parc de l’ Akagera. 29
Sylvain Germain, qui fut expert comptable du Centre culturel français de Kigali de 1987 à 1994, a été
témoin d’une scène troublante durant quelques mois avant le génocide :
Le soir, après le travail, il m’arrivait souvent d’aller boire un verre dans un café situé non loin du
Centre culturel français, tenu par des amis. Un soir vers 20 heures, est arrivé un taxi brousse – le
café était en bordure de la piste – dont sont sortis une quinzaine de jeunes gens, des Interahamwe,
qui se sont répandus parmi les clients. Ils étaient un peu surexcités et prétendaient sortir de quinze
jours d’entraînement dans un camp de l’armée française. [...] À l’époque, leurs déclarations m’ont paru
crédibles. Bien sûr, on peut se demander si les Français savaient que des jeunes était des Interahamwe.
Peut-être que l’armée rwandaise passait l’uniforme à des miliciens et les envoyait en formation... 30
5.2.1
Des Français continuent d’entraîner des Interahamwe en 1994
C’est ce qu’affirme un militaire US, Rick Orth :
France probably could have exerted more influence to prevent the looming disaster, except that
the presence of their troops in Kigali until December 1993 and sustained shipments of arms to the
army probably gave Habyarimana a sense of support which encouraged him to pursue his delaying
tactics.
28 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005, journaux de 8 heures, 13 heures
et 18 heures. http://francegenocidetutsi.org/Prungnaud-FranceCulture-2005-04-22.pdf
29 Voir section 2.8.5 page 118.
30 Mehdi Ba, Au nom de la France, Golias no 101, mars-avril 2005, p. 49.
235
5.3. PARTICIPATION À LA FORMATION DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE
French advisers also continued to train the interahamwe even after the departure of uniformed
soldiers in December 1993. « The Rwandese leadership kept believing that no matter what it did,
French support would be forthcoming. And it had no valid reasons for believing otherwise. » 31
5.3
Participation à la formation de la garde présidentielle
Joseph Limagne, dans son éditorial du 24 mai 1994 dans Ouest-France, affirme que des militaires
français instruisirent et assistèrent les gardes présidentiels et des cadres de l’armée dont beaucoup devaient
devenir des assassins. 32 Suite à de telles accusations, 33 la France commence par nier avoir formé la garde
présidentielle. Mais les preuves s’accumulent. Les papiers abandonnés lors de la fuite du gouvernement
intérimaire attestent la collaboration française avec la garde présidentielle :
Un courrier du 18 septembre 1992, adressé par la Mission d’assistance militaire à Kigali au ministre
de la Défense rwandais, atteste, lui, de la présence de militaires français auprès du bataillon de la
garde présidentielle, toujours démentie jusqu’alors. 34
Devant ces évidences, l’armée française essaie de minimiser son implication dans la garde présidentielle
rwandaise, en particulier au cours de la Mission d’information parlementaire qui note dans son rapport :
Le DAMI « placé près de la Garde Présidentielle », petite structure composée de trois hommes,
chargée de la faire évoluer vers une garde républicaine, sera de courte durée. La Garde présidentielle
ayant été souvent mise en cause dans les différents attentats perpétrés dans le pays et apparaissant
comme un soutien indéfectible au Président Juvénal Habyarimana, l’attaché de défense annonce à
celui-ci que la France supprime à compter du mois d’août 1992 son assistance technique à la Garde
présidentielle. Cette décision a fait suite aux différentes critiques formulées par l’opposition interne
et par certains ressortissants français et étrangers. 35
Le même rapport reconnaît plus loin que cette coopération s’est prolongée jusque 1993, elle a donc
duré seize mois :
De novembre 1991 à février 1993, la garde présidentielle rwandaise a en effet bénéficié de la
présence d’un DAMI-garde présidentielle constituée par une équipe de deux à trois officiers dirigée
par le lieutenant-colonel Denis Roux. La mission de ce DAMI consistait à faire de la formation
physique et sportive, de l’entraînement au tir, de l’apprentissage des techniques de protection de
personnalités. Au départ de ce coopérant, il a été décidé de ne pas procéder à son remplacement. 36
En fait, l’entraînement de la garde présidentielle a commencé par un stage de son chef Protais Mpiranya
en France :
A la fin des années 1980, Thierry Prungnaud formait à Satory des militaires étrangers. Parmi
les stagiaires, un certain Protais Mpiranya, un Rwandais petit, costaud et enjoué. Les deux hommes
avaient sympathisés. « Ça a peut-être joué dans ma candidature lorsque j’ai vu une proposition d’aller
former des gendarmes au Rwanda. » 37
31 Major Rick Orth, Four Variables in Preventive Diplomacy : Their Application in the Rwanda Case, “The journal of
conflict studies”, Vol. XVII No 1, Spring 1997. http://francegenocidetutsi.org/OrthRwandaPreventiveDiplomacy1997.
pdf Traduction de l’auteur : La France aurait pu certainement exercer plus d’influence pour éviter le désastre imminent,
sauf que la présence de ses troupes à Kigali jusqu’en décembre 1993 et des livraisons d’armes à un rythme soutenu à l’armée
rwandaise ont probablement été perçues par Habyarimana comme un soutien qui l’encouragea à poursuivre sa tactique
d’ajournement.
Les conseillers militaires français continuèrent à entraîner les Interahamwe même après le départ des militaires français en
décembre. « Les dirigeants rwandais continuèrent à croire que, quoi qu’ils fassent, ils avaient le soutien de la France. Et
ils n’avaient aucune raison valable d’en douter ».
32 Jacques Castonguay [54, p. 135].
33 Les services israéliens auraient aussi contribué à la formation de la garde présidentielle rwandaise. Cf. Rapport du groupe
ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 46]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf De même le Zaïre aurait participé. Cf. Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming
with Impunity [106, I. Introduction and Summary].
34 Hervé Gattegno, L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3 ; émission « La
Marche du siècle », FR 3, 21 septembre 1994.
35 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 147].
36 Ibidem [180, Rapport, p. 351].
37 Jean-François Dupaquier, Là-haut, sur la colline de Bisesero, XXI, avril 2010, p. 32.
236
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Effectivement, Thierry Prungnaud, membre du GIGN, est allé au Rwanda pour entraîner la garde
présidentielle en 1992. Il forme le GISGP, Groupement d’intervention et de sécurité de la garde présidentielle, calqué sur le GSPR, chargé de la sécurité du président français. Il est interviewé par Laure de
Vulpian en 2005 sur les ondes de France Culture :
Thierry Prungnaud : On a recruté cent cinquante militaires et gendarmes qui ont été testés
physiquement et on en a recruté trente qu’on a formés quatre mois.
Laure de Vulpian : A quoi servaient ces gardes présidentiels ?
Thierry Prungnaud : Principalement à la sécurité du président et son accompagnement dans tous
les voyages officiels à droite à gauche dans le pays et à l’étranger.
Laure de Vulpian rappelle le contexte du Rwanda en 1992, le retour des exilés tutsi depuis 1990.
Elle raconte qu’a posteriori, Thierry Prungnaud constate qu’il a lui-même formé les tueurs de la garde
présidentielle.
Thierry Prungnaud : Malheureusement oui. Mais bon j’ai fait mon boulot de militaire comme on
me l’a demandé. Et sans savoir ce qui allait se passer après forcément. J’ai eu des renseignements
comme quoi les gars que j’avais formés avaient effectivement participé aux massacres. Ça, ça fait
drôle. Oui.
Laure de Vulpian : Est-ce que cette garde présidentielle était comme un escadron de la mort
finalement au moment du génocide ?
Thierry Prungnaud : Oui, oui, parce qu’ils étaient entraînés, mais vraiment bien entraînés et
je pense qu’ils ont dû massacrer un maximum de personnes. Oui. Ils étaient craints d’ailleurs. La
garde présidentielle, le groupe d’intervention principalement était très craint parce qu’ils avaient
été entraînés par les Français et bien entraînés. Les gens savaient exactement de quoi ils étaient
capables. 38
Selon Bernard Lugan, un des trois hommes affectés au DAMI garde présidentielle est un spécialiste
du tir. Ce serait donc Thierry Prungnaud 39 :
Le DAMI gendarmerie plaça trois hommes auprès de la Garde présidentielle dont un membre du
GIGN spécialiste du tir pour une mission qui dura d’août à novembre 1992, soit quatre mois. 40
Les deux sous-officiers affectés au DAMI garde présidentielle quittent le 1er mai 1992, mais sont
remplacés le 18 septembre 1992 :
[...] conformément au désir des autorités rwandaises, deux sous-officiers de la garde républicaine
française seront détachés temporairement au Rwanda auprès du bataillon garde présidentielle à compter du vendredi 18 septembre 1992, en remplacement des maréchaux des logis chefs BROSSE et
PRUNGNAUD qui ont quitté le Rwanda le 1er mai 1992.
Ces deux sous-officiers, l’adjudant-chef GUILLEMER et l’Adjudant ROI-SANS-SAC pourront
être logés dans la villa prévue à cet effet au no 25 de la rue du député Kajangwe. 41
Thierry Prungnaud était à Bisesero lors de l’opération Turquoise, affecté au détachement COS dirigé
par Marin Gillier. 42
L’ambassadeur Georges Martres a demandé qu’il soit mis fin à la formation de la garde présidentielle
mais sa demande est restée sans suite :
M. Georges Martres a fait valoir que la formation de la garde présidentielle à laquelle étaient
affectés un ou deux officiers, n’avait pas pour objet de former des escadrons de la mort, mais au
38 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005, journaux de 8 heures, 13 heures
et 18 heures.
39 « Nous pouvons ajouter, écrit Lugan, qu’il est champion de tir et qu’il est même considéré à l’époque comme le meilleur
tireur du GIGN. En théorie c’est donc un homme aux nerfs solides. De plus, il est particulièrement courageux : quelques
mois plus tard, à la Noël 1994, lors de l’assaut donné par le GIGN à l’avion d’Air France détourné par des pirates de l’air
algériens sur l’aéroport de Marseille Marignane, il sera ainsi le premier à pénétrer dans la carlingue – Il sera d’ailleurs
grièvement blessé » – Ibidem [131, p. 274].
40 B. Lugan [131, p. 96].
41 Le lieutenant-colonel Damy, chef par intérim de la Mission d’assistance militaire à Monsieur le ministre de la Défense à
Kigali, Kigali, le 14 septembre 1992, No 808/2/MAM/RWA. http://francegenocidetutsi.org/Damy14septembre1992.pdf
42 Thierry Prungnaud portait à Bisesero une veste avec un écusson Rwanda représentant une grue couronnée. C’est
probablement lui, l’officier que Patrick de Saint-Exupéry a vu pleurer ce 1er juillet 1994 et qui lui confie qu’il a formé la
garde présidentielle en 1993. Mais c’est un sous-officier et il aurait formé la garde présidentielle en 1992 et non en 1993.
Petites erreurs, au regard du contexte du reportage, mais qui permettent à Bernard Lugan de conclure que Patrick de
Saint-Exupéry fabule.
237
5.3. PARTICIPATION À LA FORMATION DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE
contraire de rendre cette garde plus humaine et plus disciplinée. Toutefois, estimant que les rumeurs
qui couraient sur la garde présidentielle pouvaient devenir préjudiciables à la fois à l’image de la
France et à l’honneur des officiers, M. Georges Martres a indiqué avoir envoyé un télégramme à Paris,
resté sans réponse, suggérant que l’on mette un terme à cette formation. 43
Nous notons que le télégramme de Martres demandant de mettre un terme à l’aide à la formation de
la garde présidentielle est « resté sans réponse » de Paris. Selon le lieutenant-colonel Damy, le chef du
DAMI garde présidentielle est placé hors hiérarchie :
La décision de placer auprès de cette unité [la Garde présidentielle], prise antérieurement à mon
arrivée dans le pays en août 1992, un coopérant français a été l’objet d’un accord entre les plus hautes
autorités françaises et rwandaises compte tenu du caractère particulier de cette unité et des fonctions
de son chef. 44
Le commandant ROUX, officier de la Gendarmerie française, affecté avant son arrivée au Rwanda
au GSPR (Groupement de sécurité de la Présidence de la République), était déjà en place à mon
arrivée.
La Garde présidentielle n’avait aucun contact avec la Gendarmerie rwandaise. C’est pour cette
raison que le commandant ROUX, bien qu’appartenant à la Gendarmerie, échappait totalement au
contrôle du chef du Détachement d’assistance technique Gendarmerie que j’étais. [...] Je suppose que
le commandant ROUX rendait compte de façon plus précise de ses activités au chef de la M.A.M
(colonel CUSSAC) entretiens auxquels je ne participais pas. 45
Dans cette lettre à Bernard Cazeneuve, rapporteur de la Mission d’information, le lieutenant-colonel
Damy écrit que le commandant Roux n’a pas été remplacé après son départ. 46 Cependant, d’après la
citation précédente du rapport de la Mission d’information, le commandant Roux est resté au Rwanda
après le 15 décembre 1993. Qu’a-t-il fait à partir de ce moment-là ? Un extrait du rapport du colonel
Capodanno sur sa mission du 3 au 6 novembre 1992 prévoit à propos du DAMI garde présidentielle de
« supprimer le DAMI de 2 sous-officiers et de transformer le poste du CEN Roux en poste de conseiller
au groupement mobile ». 47 Quel est ce « groupement mobile » ? Il s’agit de gendarmerie mobile. En effet,
dans son rapport de visite au Rwanda le colonel Capodanno écrit à propos de la gendarmerie mobile :
Il reste à mettre en place 1 officier conseiller au groupement mobile, fonction actuellement tenue
par le CEN Roux en plus de son emploi de conseiller à la Garde Présidentielle.
Nous avons prévu d’ouvrir ce poste par suppression du poste de conseiller à la Garde Présidentielle
au départ du CEN Roux. 48
Un prêtre français a vu l’officier français conseillant la garde présidentielle partir précipitamment
avant le génocide :
Un prêtre français, qui s’exprime sous couvert de l’anonymat, s’occupe au Rwanda de rescapés du
génocide. Il pense autant de mal de l’ancien pouvoir hutu que des nouveaux maîtres tutsis. Il est en
colère. « Certains Français qui étaient ici en 1994, j’aimerais bien les revoir un jour ! Ce serait chaud.
Notamment un certain ambassadeur, qui savait forcément ce qui se préparait... » [...] « À l’époque,
rien ne se faisait à Kigali sans que les agents français soient mis au parfum par l’un ou par l’autre,
voire sans qu’ils agissent en coulisses. Deux semaines avant le génocide, qui a débuté sous l’impulsion
de la garde présidentielle, l’officier français qui conseillait les tueurs de la GP a quitté précipitamment
Kigali. Nous sentions qu’un danger nous guettait, mais nous ne savions rien. Lui, il savait ! ». 49
Le lieutenant-colonel Denis Roux aurait donc quitté Kigali vers le 24 mars 1994. Cependant, comme
le prêtre ne cite pas de nom, l’officier français affecté à la garde présidentielle peut ne pas être Roux.
Dans le cadre des Accords d’Arusha, la garde présidentielle devait disparaître et être remplacée par
une garde républicaine issue de la gendarmerie. Le chef d’escadron Gino Groult est chargé de la formation
de cette nouvelle unité :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 126].
Le lieutenant-colonel Damy écrit plus haut que le chef de la garde présidentielle est Elie Sagatwa, secrétaire particulier
du président Habyarimana.
45 Lettre du lieutenant-colonel Damy à Bernard Cazeneuve, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 181]. http://francegenocidetutsi.org/DamyCazeneuve23octobre1998.pdf
46 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 181].
47 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, p. 183].
48 Ministère de la Coopération et du Développement, Mission militaire de coopération No 000196/MMC/SP/CD, Paris,
10 nov. 1992, Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda (3 - 6 nov 1992), p. 6. CEN : chef d’escadron de
gendarmerie, soit commandant. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf
49 Rémy Ourdan, Les yeux fermés, Le Monde, 1er avril 1998.
43
44
238
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
L’amorce de la formation de la future garde républicaine
Aux termes des accords d’ARUSHA, la garde présidentielle doit être dissoute et remplacée par la
garde républicaine partie intégrante de la gendarmerie.
Destinée à assurer la sécurité des hautes personnalités et des organes essentiels du gouvernement,
elle est prioritaire dans le processus de formation de la nouvelle gendarmerie.
Pour en amorcer la construction, 180 gendarmes issus de la compagnie du quartier général de la
gendarmerie ont entamé une instruction de six semaines. Ces gendarmes sont en principe destinés à
fournir un premier noyau de la garde qui sera, en final constituée d’éléments de la gendarmerie (et
de l’ex garde présidentielle) à 60 % et à 40 % d’éléments FPR.
C’est le chef d’escadron GROULT nouvellement affecté qui a été chargé de superviser l’instruction
de ce premier noyau. 50
Dans un texte en forme de curriculum vitæ publié sur le Web, Gino Groult écrit :
Lieutenant-colonel, détaché au RWANDA pour la formation de la gendarmerie mobile de 1993
à 1994. J’étais placé auprès du commandant de la seule unité de maintien de l’ordre du RWANDA
(400 hommes). (Par ailleurs, chargé de l’évacuation des ressortissants européens au déclenchement
du génocide). 51
Cette unité de 400 hommes est-elle la garde présidentielle ? Dans son rapport du 10 novembre 1992,
le colonel Capodanno note qu’elle fait environ 500 hommes. Est-elle le groupement mobile gendarmerie ?
C’est ce que laisse entendre Groult par gendarmerie mobile. Ou bien une nouvelle unité formée à partir
de la compagnie du quartier général de la gendarmerie et de la garde présidentielle ?
Le général Dallaire apprend, vers le 28 mars 1994, lors de son voyage à New York, que le gouvernement
français demande son remplacement parce qu’il a noté dans ses rapports à l’ONU la présence de militaires
français dans la garde présidentielle rwandaise :
La France avait écrit au gouvernement canadien pour demander mon retrait du commandement
de la MINUAR. Il était évident que quelqu’un avait lu mes rapports et n’avait pas apprécié que
je mentionne clairement la présence de soldats français au sein de la Garde présidentielle, instance
qui entretenait des liens étroits avec la milice de l’Interahamwe. [...] Toutefois, j’avais pris note du
fait qu’il me faudrait surveiller attentivement les Français du Rwanda, continuer à questionner leurs
motifs et enquêter sur la présence des conseillers militaires français au sein des unités d’élite de l’AGR
et leur implication possible dans l’entraînement de l’Interahamwe. 52
Le général Dallaire confirmera en 2004 qu’il y avait encore des Français à l’intérieur de la garde
présidentielle après l’attentat du 6 avril 1994. 53
Le colonel Vincent, chef de la coopération technique militaire (CTM) belge jusqu’en avril 1994, déclare
que la garde présidentielle était le domaine des Français :
– Je n’ai jamais eu de contact avec la garde présidentielle. C’était le domaine des Français. [...]
– Les Français avaient des gens dans la garde présidentielle. Je ne sais pas s’ils ont formé des
milices interahamwe qui étaient composées de gens sans travail. 54
Le commandant Patrick Vanhees, de la coopération militaire belge, à la question de savoir si l’armée
rwandaise (FAR) possédait des missiles sol-air, répond :
À ma connaissance il n’y avait certainement pas de missiles chez les FAR. Peut-être la garde
présidentielle qui elle, était armée par le Zaïre et dont les Français s’occupaient. 55
5.3.1
La formation des CRAP
Le groupe CRAP, Commando de recherche et d’action en profondeur, a été créé par le lieutenantcolonel Gilbert Canovas au sein du bataillon paras-commando.
50 Lieutenant-colonel Damy, chef du DMAT/Gendarmerie, DMAT gendarmerie au Rwanda, Compte rendu d’activité, période du 1er avril au 30 septembre 1993. Pièce Jointe au Compte rendu semestriel de fonctionnement, MAM,
No 901/MAM/RWA/DR, Kigali, le 2 octobre 1993, section 225. http://francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19931002.pdf
51 Lu à l’époque sur : http ://www.viadeo.com/fr/profile/gino.groult.
52 R. Dallaire [72, pp. 273-274].
53 Voir section 13.1 page 617.
54 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-10, 7 mars 1997, pp. 125–126].
55 Déposition de Patrick Vanhees, Auditorat militaire belge, 10 mai 1994.
239
5.3. PARTICIPATION À LA FORMATION DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE
La création des commandos de recherche et d’action en profondeur (CRAP) remonte en France à
l’enseignement du colonel Lacheroy, théoricien de la doctrine de la guerre révolutionnaire : « Une troupe
est d’autant meilleure, en guerre révolutionnaire que son « unité de mission » est plus petite. J’appelle
« unité de mission » le plus petit groupe d’hommes qui soit capable de vivre, de marcher et de combattre
deux, trois quatre, cinq jours sur les arrières de l’adversaire et chez lui, tout seul. Le fin du fin étant
naturellement l’homme seul, celui au-dessous duquel on ne peut pas descendre, car l’homme seul tue et ne
craint rien : il n’est jamais pris. » 56 Le groupe CRAP est constitué d’un peloton, fort d’une quarantaine
de soldats originaires exclusivement du nord du pays, dont la mission est la recherche de renseignement
permettant de déterminer les positions du FPR, d’infiltrer l’ennemi et d’en éliminer certains membres. 57
Il fait partie de la compagnie d’état-major et de service du bataillon paras-commando.
Alors que fin 1992 les négociations progressaient à Arusha, des plans secrets sont dressés au sein de
l’armée rwandaise pour continuer le combat contre le FPR. Le CRAP est l’instrument de ces actions en
profondeur dans les lignes ennemies. 58
Le colonel Déogratias Nsabimana, chef d’état-major de l’armée, informe, selon Linda Melvern, le
ministre de la Défense de la création de cette nouvelle unité et lui adresse une demande de fourniture de
jumelles de vision nocturne. 59 Mais nous relevons que du matériel pour les CRAP est livré par la Mission
militaire de coopération (MMC), dès avril 1991. 60 Le peloton CRAP existait donc déjà à cette date.
L’existence de ce CRAP est signalée dans le rapport de la Mission d’information parlementaire, suite
à l’audition de Jean-Jacques Maurin, conseiller auprès du chef d’état-major des FAR, qui aurait créé une
compagnie de renseignement à partir du peloton CRAP, des groupes RASURA (Radar de surveillance
rapprochée utilisé sur le champ de bataille) et des services d’écoute. Nous voyons se dessiner-là une
réplique rwandaise de la DRM :
Dans le cadre de cette mission de conseil, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin rencontre
tous les jours le Colonel Serubuga. Il est sollicité notamment sur la conception d’une compagnie de
renseignement conçue à partir des équipes CRAP, des groupes RASURA et d’une section d’écoute. 61
Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando, tenait, suivant plusieurs témoins, des
réunions avec ses soldats pour les persuader de ne pas accepter l’accord de paix. Il disait qu’il fallait
combattre les Tutsi jusqu’au dernier et que tous ceux qui n’étaient pas membres du MRND étaient des
complices de l’ennemi. Juste avant la conclusion de l’accord de paix, il a fait transporter les armes lourdes
dans un lieu secret. Quand des civils étaient amenés au camp de Kanombe, ils étaient exécutés par des
membres des CRAP. 62
Vianney Mudahunga, membre des CRAP, en témoigne :
Dans la période de 1991 à 1992, de nombreux civils soupçonnés d’être des inkotanyi, étaient
conduits au Camp Kanombe par des militaires. Ils étaient enfermés dans le cachot du camp et soumis
à des interrogatoires. Ils subissaient de nombreux sévices corporels, certains étaient tués, d’autres
disparaissaient. 63
Charles Bugirimfura, ancien para-commando et Samüel Kayombya, ancien membre des CRAP confirment
devant la commission Mucyo que des assassinats étaient commis par des paras-commandos de l’unité
CRAP, créée, encadrée et entraînée par des Français. Entre 1991 et 1993, des civils ont été amenés dans
le camp Kanombe, assassinés et enterrés dans le bois situé dans ce camp. 64
56 Ministère de la Défense nationale, Service d’action psychologique et d’information, Guerre révolutionnaire
et arme psychologique, Conférence du colonel Lacheroy, 2 Juillet 1957, p. 11. http://francegenocidetutsi.org/
LacheroyConference1957-07-02.pdf
57 Audition du colonel Évariste Murenzi, Commission Mucyo, Annexes, Témoin no 20, p. 43.
58 L. Melvern [142, p. 39].
59 République rwandaise, ministère de la Défense. Lettre du colonel Déogratias Nsabimana au ministre de la Défense, 2
octobre 1992. Objet : Entraînement du PL CRAP. Archives Linda Melvern [142, p. 39].
60 Le général de division Jean Varret à Monsieur le Ministre délégué chargé de la Coopération et du Développement, 27 mai
1992, No 000104/MMC/SP/CD, Confidentiel défense, Objet : Compte rendu de mission au Rwanda et au Burundi, Annexe,
Principales actions de la MMC au profit des FAR depuis octobre 1993, Aide en matériel. http://francegenocidetutsi.
org/Varret27mai1992.pdf
61 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 151].
62 L. Melvern [142, p. 39].
63 Rapport Mucyo [65, p. 95].
64 Rapport Mucyo [65, p. 95].
240
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
En 1994, le peloton CRAP est commandé par le lieutenant Édouard Kanyamikenke. 65 L’adjudantchef José de Pinho, sous l’autorité du commandant Grégoire de Saint-Quentin est chargé de la formation
du peloton CRAP. 66
Des membres des CRAP ont été aperçus lors de manifestations publiques, portant des vêtements civils
et pratiquant la même tactique de terreur que les Interahamwe. 67 Certains d’entre eux ont été employés
à leur tour pour former des civils, c’est-à-dire des miliciens.
Ce sont des CRAP qui, le 6 avril à 21 h 35, ont barré la route aux Belges de la MINUAR envoyés
à l’aéroport pour enquêter sur le crash. 68 D’autres membres des CRAP sont envoyés sur les lieux de
l’attentat aussitôt après.
5.4
Non-suppression de la carte d’identité ethnique
La mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité a joué un grand rôle pendant le
génocide, pour identifier ceux qu’il fallait tuer, les Tutsi, en particulier lors des contrôles faits aux barrières
sur les routes et dans les villes, mais aussi dans les lieux de rassemblement de réfugiés où Hutu et Tutsi
se sont souvent trouvés mélangés.
La France aurait demandé la suppression de ces mentions ethniques en novembre 1990 d’après M.
Jacques Pelletier, ministre de la Coopération. 69
A propos des cartes d’identité, M. Pelletier a confirmé avoir dit au Président Habyarimana en
novembre 1990 que le fait qu’elles portent une mention ethnique lui paraissait ahurissant. Le président
Habyarimana trouvait cette indication normale car il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait
été établie du temps des Belges et l’on avait continué. Le président Habyarimana lui avait toutefois
dit qu’il pensait que cette mention pouvait être supprimée. À la connaissance de M. Jacques Pelletier,
il n’y a pas eu de demandes d’aide du gouvernement rwandais pour la fabrication de cartes d’identité
sans mention ethnique. On ne peut donc dire que le ministère de la Coopération ait renâclé. M.
Jacques Pelletier a précisé qu’il n’avait pas revu le Président Habyarimana après la réunion où il a
eu l’occasion d’évoquer l’indication de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité et qu’on ne
lui a plus parlé de cette question. 70
M. Michel Lévêque, directeur des Affaires africaines et malgaches, qui accompagnait M. Pelletier,
confirme ce que dit ce dernier, sauf sur un point. Il affirme que la Coopération française avait promis
d’aider au financement des nouvelles cartes d’identité :
[...] la discrimination était « légale » à l’intérieur même du Rwanda et la France a beaucoup
insisté auprès du Président Habyarimana pour qu’il supprime toute mention ethnique sur les cartes
d’identité. [...]
M. Michel Lévêque a confirmé que, lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la délégation avait
insisté pour que soit décidée cette suppression symbolique de manière à manifester l’abolition, au
Rwanda, des différences de traitement en fonction des origines ethniques. Il n’a cependant pas pu
préciser si la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité avait été demandée au
Président Habyarimana avant le 1er octobre 1990, mais quoi qu’il en soit, la direction des Affaires
africaines estimait que sur le plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes
ces mentions. Le Président Habyarimana avait donné son accord et avait annoncé publiquement cette
65 Interrogatoire principal de la Défense d’Aloys Ntabakuze, par Me Erlinder, TPIR, ICTR-98-41-T, 18 septembre 2006,
p. 32 http://francegenocidetutsi.org/BagosoraTranscript18septembre2006.pdf ; République Rwandaise, Ministère de
la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation officiers armée rwandaise
arrêtée au 1er mars 1994, p. 10. http://francegenocidetutsi.org/SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf#page=10
66 José De Pinho [168, pp. 49, 52-53, 55, 59, 83].
67 Lors de la manifestation du 8 janvier 1994 contre les membres de l’opposition, et destinée aussi à provoquer le FPR et
la MINUAR afin de déclencher la guerre civile et le départ des troupes belges, 48 hommes des paras-commando habillés en
civil, étaient mélangés aux Interahamwe. Cf. Fax de Dallaire du 11 janvier 1994 section 42 page 1413 section 3.
68 L. Melvern [142, p. 135].
69 Jacques Pelletier est au Rwanda le 6 novembre 1990. Il est accompagné de Jean-Christophe Mitterrand et Michel
Lévêque.
70 Audition de Jacques Pelletier, 16 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 2, p. 99].
241
5.4. NON-SUPPRESSION DE LA CARTE D’IDENTITÉ ETHNIQUE
mesure pour laquelle la coopération avait prévu des crédits car il y avait un problème de financement.
M. Michel Lévêque a toutefois déclaré ignorer si un suivi de cette question avait été assuré. 71
Le 13 novembre 1990, le Président Habyarimana annonce des réformes parmi lesquelles, la suppression
de la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité. 72 73 Du côté rwandais, cela faisait
partie de promesses volontairement non tenues. Deux semaines plus tard, le 25 novembre, le ministre
de l’Intérieur en personne 74 passe sur Radio Rwanda pour mettre les choses au point : la mention de
l’ubwoko, c’est-à-dire la mention de l’appartenance ethnique dans les documents officiels, et en particulier
sur les cartes d’identité, est maintenue. 75
Ce projet de supprimer la mention ethnique soulève l’opposition des extrémistes hutu, comme on le
voit dans cet éditorial de Kangura en mars 1992 qui décrit les objectifs de la CDR nouvellement créée :
1 - Convaincre les Hutu de toute la terre qu’ils sont un et que leurs difficultés viennent de la même
et seule personne. Que les Hutu du Rwanda s’arrêtent de s’entredéchirer parce que cela fait plaisir à
l’ennemi qui souhaite qu’ils s’exterminent. [...]
2 - Faire comprendre aux Tutsi que leurs droits s’arrêtent là où commencent ceux des Hutu car
ceux-ci sont plus nombreux.
3 - Suspendre la décision de supprimer la mention ethnique sur la carte d’identité nationale. Aucun
Hutu ne désire devenir tutsi. Seuls les Tutsi qui ont intérêt dans les pratiques de changement d’ethnie
sont concernés par cette décision. Hutu et les Twa, nous garderons notre identité sur la carte.
4 - Restituer à tous les Tutsi leur ethnie parce que c’est par ce moyen qu’ils arrivent à prendre les
postes des Hutu en se faisant passer pour Hutu. 76
La suppression de la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité était prévue en juin
1993, du moins c’est ce qu’affirme le ministre de l’Intérieur rwandais à M. Ndiaye, rapporteur spécial de
la commission des Droits de l’homme de l’ONU :
Le ministre de l’Intérieur [du Rwanda] 77 a affirmé au Rapporteur spécial que la carte d’identité
rwandaise qui, comme on l’a vu (par. 13), fait mention de l’appartenance ethnique de son détenteur,
devrait être échangée à partir du mois de juin 1993 pour une nouvelle version ne faisant plus référence
à l’ethnie ; il a aussi expliqué que cela n’avait pas été fait plus tôt par manque de moyens financiers.
Cette réforme indispensable devrait être accomplie dans les délais les plus brefs. 78
Du côté français, le projet d’aide pour établir de nouvelles cartes semble être un serpent de mer.
L’ambassadeur Martres, lui-même, ne paraît pas très au courant, mais doute que cela ait pu empêcher le
génocide :
M. Georges Martres a préféré que soient vérifiées, par exemple auprès du ministère de la Coopération, les différentes étapes de la commande des nouvelles cartes d’identité, notamment pour savoir si
la France avait promis de participer à cette opération, et à quelle date la commande du Gouvernement
rwandais avait eu lieu. Il a indiqué que la mention ethnique avait une valeur symbolique qui choquait
tout le monde mais que sa suppression aurait été peu efficace pour empêcher le génocide. L’annonce de
sa suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes car les populations craignaient
71 Audition de Michel Lévêque, 20 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 358].
72 Dans son message adressé à la Nation le 10 novembre 1990, le général-major Habyarimana déclare « Enfin, la guerre
a dévoilé que l’ennemi a su profiter de certaines de nos faiblesses sur le plan de la sécurité. Voilà pourquoi j’ai décidé de
faire procéder au remplacement de la carte d’identité actuelle en faveur d’une nouvelle carte d’identité, présentant une
sécurité maximale à tous points de vue, et dont la fabrication exigera le concours spécialisé d’expertises extérieures.
Je charge le Ministre de l’Intérieur et du Développement Communal de procéder immédiatement à l’élaboration et à
l’impression de la nouvelle carte d’identité.
L’introduction d’une nouvelle carte d’identité, de haute sécurité, permettra par la même occasion de supprimer la mention
ethnique et de revoir le contenu de ce qui doit figurer sur une carte d’identité modernisée. »
73 Juvénal Habyarimana, Message adressé à la Nation par son Excellence le géneral major Habyarimana Juvénal Président de la République rwandaise et Président-fondateur du Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement
le 10 novembre 1990 http://francegenocidetutsi.org/MessageNationPresidentHabyarimana10novembre1990.pdf
74 Jean-Marie-Vianney Mugemana, MRND.
75 Gérard Prunier [175, p. 152] ; La Relève, 16 / 22 novembre 1990.
76 Kangura no 33 mars 1992. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 233].
77 Faustin Munyazesa, MRND.
78 Conseil économique et social des Nations Unies, rapport présenté par M. Ndiaye sur sa mission au Rwanda du 8 au
17 avril 1993, E/CN.4/1994/7/Add.1, section 84. http://francegenocidetutsi.org/rapport-Bacre-Ndiaye-Rwanda-1993.
pdf
242
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était Hutu. C’est pourquoi les préfets avaient dû organiser des
campagnes d’information, d’où il ressortait que la suppression de cette mention n’empêcherait pas de
savoir qui était Tutsi et qui était Hutu. Ce projet de changement de carte était bien connu puisqu’il
suscitait des réactions. 79
M. Patrick Pruvot, chef de Mission de coopération au Rwanda (octobre 1987 - octobre 1992) n’est
pas mieux informé :
M. Pierre Brana a demandé si M. Patrick Pruvot avait eu connaissance d’une aide que la France
aurait pu apporter au projet de suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. M.
Patrick Pruvot s’est souvenu avoir entendu évoquer ce problème mais a déclaré ne pas avoir eu à en
connaître directement, aucune demande des autorités rwandaises n’étant parvenue à la Mission de
Coopération. Le Président Paul Quilès a précisé que cette question avait été soulevée lors d’une visite
de M. Jacques Pelletier au Rwanda en 1990. M. Patrick Pruvot a déclaré ne pas en avoir gardé le
souvenir. Il en a sans doute été question lors de l’entretien entre MM. Jacques Pelletier et Juvénal
Habyarimana en 1990 mais il faudrait revoir les télégrammes diplomatiques de cette époque pour
savoir ce qui avait été convenu. 80
Michel Cuingnet, chef de la Mission de coopération au Rwanda jusqu’en 1994, savait quel danger
faisaient courir ces cartes :
[Il a] personnellement témoigné [devant la Mission d’information] du fait qu’en mai 1993, sur la
route de Kigali à Ruhengeri, après que les miliciens ou les militaires eurent fait descendre les passagers,
les porteurs de carte tutsis ont été tués et laissés au bord de la route. 81
Le ministre français de la Coopération, Marcel Debarge, ne connaissait pas, au dire de Michel Cuingnet, l’existence des cartes d’identité ethnique : « Quand il y a eu une visite de M. Debarge [le 28 février
1993], le ministre de la coopération, et une visite de Guy Penne en tant que sénateur des Français de
l’étranger, ni l’un ni l’autre ne croyaient qu’il y avait sur les cartes d’identité la mention de l’ethnie. Ils
l’ont appris chez moi. » 82 Ça ne le choque pas, semble-t-il, car au cours du même voyage, il appelle tous
les Hutu de l’opposition à rallier le Président Habyarimana dans un « front commun » contre le FPR. 83
Ce front commun prend les traits d’un front racial, c’est le Hutu Power.
De nouvelles cartes d’identité, sans mention de l’appartenance ethnique, auraient été commandées à
une entreprise française et devaient être livrées dans la semaine du 6 avril :
Or, il a pu être envisagé que le retard dans la distribution des nouvelles cartes d’identité pouvait
être attribué à la France elle-même. Cette opinion est apparue très précisément lors de l’audition de
M. André Guichaoua par la Mission. Celui-ci a en effet déclaré : « Le système des quotas ethniques
scolaires et professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la mention de
l’ethnie sur les cartes d’identité. Les nouvelles cartes sont alors commandées à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de l’ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels
du ministère de la Coopération, qu’elles étaient justement en cours de livraison la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version correspond-elle à la
réalité ? Il convient de préciser qu’aucune carte d’identité sans mention d’origine ethnique ne sera
délivrée avant avril 1994 ». 84
Auditionné en 1998, M. Michel Cuingnet déclare cependant n’avoir pas eu à s’occuper du remplacement
des cartes d’identité :
Citant les propos d’un intervenant précédent ayant mis en cause l’attitude de la France dans la
mise en œuvre d’un projet adopté en 1990 et visant à faire disparaître la mention de l’appartenance
ethnique sur les cartes d’identité, M. Michel Voisin a souhaité savoir si la Mission de coopération
en avait eu, entre 1990 et 1994, connaissance. M. Michel Cuingnet a précisé qu’il n’avait pas eu à
instruire un tel projet qui, s’il avait été engagé, aurait nécessité des crédits budgétaires, soit dans le
79 Audition de Georges Martres, 22 avril 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 124]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf#page=8
80 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 185].
81 Audition de Michel Cuingnet, 28 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 170].
82 Michel Cuingnet, ibidem [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 173].
83 La France tente une médiation entre le président et l’opposition, (AFP), Le Monde 2 mars 1993, p. 6.
84 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 82].
243
5.4. NON-SUPPRESSION DE LA CARTE D’IDENTITÉ ETHNIQUE
cadre des dépenses ordinaires du ministère de la Coopération, soit dans le cadre des interventions du
Fonds d’aide et de coopération. 85
Paul Quilès, lui, croit que le projet n’a pas été abandonné et a été confié à une entreprise française
par le gouvernement rwandais :
Le Président Paul Quilès a précisé qu’il semblait bien qu’une décision de renouvellement des
cartes d’identité ait été prise en 1990, et qu’elle aurait fait l’objet d’une commande directe entre le
Gouvernement rwandais et une entreprise française, sans intervention de crédits budgétaires français.
L’interrogation porte donc sur les conditions d’exécution de cette commande. 86
Nous n’avons rien trouvé qui vienne confirmer cette commande de nouvelles cartes d’identité à une
entreprise française. Selon l’ambassadeur Marlaud, la suppression de l’appartenance ethnique était prévue
dans les Accords d’Arusha, mais il doute ouvertement de son intérêt :
Pour ce qui concerne les nouvelles cartes d’identité, il a indiqué qu’il s’agissait d’une des dispositions des accords d’Arusha pour laquelle il convenait de trouver un bailleur de fonds qui aurait pu être
la France. Toutefois, il a souligné que, s’il était difficile pour un étranger de discerner à première vue
l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient
tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des
Tutsis, et ce, avec ou sans carte d’identité. 87
En effet, l’article 16 du Protocole d’Arusha concernant diverses questions et dispositions finales prévoit :
Article 16 : De la suppression de la mention ethnique dans les documents officiels.
Le Gouvernement de transition à base élargie supprimera, dès la date de sa mise en place, la
mention ethnique dans tous les documents officiels à émettre et remplacera notamment les documents
en usage ou non encore utilisés par ceux sans mention ethnique. 88
Jean-Michel Marlaud reprend l’argument selon lequel les Rwandais se connaissent tous, qu’ils savent
reconnaître Hutu et Tutsi. C’est en grande partie faux. Il part du présupposé que ce sont des races
différentes, faciles à distinguer et que si le Blanc peut s’y tromper, les Rwandais eux ne se trompent pas.
Les cas de Rwandais ayant un parent tutsi, l’autre hutu sont très nombreux. Les Tutsi ayant réussi à
faire écrire Hutu sur leur carte le sont également. Le fer de lance du génocide ce sont des militaires et
des miliciens qui sont transportés d’une région à l’autre. Il ne peuvent pas savoir qui ils doivent tuer.
Enfin sur les innombrables barrières qui permettent de contrôler tous les déplacements par les routes, ce
sont les cartes d’identité qui sont demandées et Marlaud le sait car ces contrôles existaient bien avant le
génocide, et les militaires français contrôlaient aussi ces cartes.
Jean-Christophe Mitterrand, qui a participé à la rencontre avec Habyarimana en novembre 1990 avec
Jacques Pelletier et Michel Lévêque, avance que « le temps a manqué » pour refaire les cartes d’identité
et use d’arguties pour nier le rôle qu’a eu la mention de l’appartenance ethnique :
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait observer que de nombreux Hutus modérés avaient été également victimes du génocide, que la mention de leur appartenance ethnique sur leur carte d’identité ne
les avait donc pas protégés et qu’ils avaient subi des violences sans que leurs papiers ne mentionnent
leur orientation politique. Le changement de carte d’identité dans un pays en guerre civile où n’existe
pas d’état civil est une opération lourde pour laquelle le temps a manqué. 89
Il apparaît que les responsables français n’ont pas jugé important de faire supprimer la mention de
l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité. Pourtant, ils avaient déjà pu constater qu’elles avaient
servi à mettre à mort des Tutsi.
Ibidem [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 174].
Ibidem [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 174].
87 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 302].
88 Protocole d’accord entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais portant
sur les questions diverses et dispositions finales, signé à Arusha le 3 août 1993. Cf. A. B. Nyakyi, Lettre au Secrétaire général : Transmission de l’Accord de paix entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front
patriotique rwandais, 23 décembre 1993, ONU, A/48/824, S/26915, pp. 168-178. http://francegenocidetutsi.org/
ArushaAccordQuestionsDiverses3aout1993.pdf
89 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 146].
85
86
244
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Nos dirigeants de 1990 à 1994 ne savaient-ils pas où ont mené les lois antisémites de Vichy, le statut
des Juifs du 3 octobre 1940, la généralisation de la carte d’identité, l’obligation d’inscrire le mot « Juif »
sur celle-ci 90 et le port de l’étoile jaune en zone occupée ?
5.4.1
Les soldats français contrôlent les cartes d’identité ethnique aux barrières
Nous avons déjà noté qu’un officier supérieur français, le colonel Jean-Claude Thomann, commandant
l’opération Noroît, ne s’offusquait pas de voir fin octobre 1990 de nombreux barrages tenus par des civils
armés de machettes. 91 Il en soulignait l’intérêt, car ils « permettent ainsi de filtrer les gens des collines. »
Les militaires français vont garder eux-mêmes ces barrières en 1993, contrôler l’ethnie des passants et
des passagers des véhicules, et marquer ainsi vis-à-vis de leurs élèves l’intérêt de ces contrôles. Ceux-ci
n’oublieront pas la leçon l’année suivante.
Les soldats français, envoyés au Rwanda avec pour unique but de « protéger nos ressortissants », vont
contrôler eux-mêmes ces cartes d’identité ethnique sur les barrages routiers. Une Rwandaise, Yvonne
Mutimura-Galinier, témoigne :
En février 1993, lorsque le FPR a réattaqué, les contrôles ont été renforcés. Sur les barrages, près
de Kigali, il y avait le drapeau français et le drapeau rwandais. Les militaires français contrôlaient
les papiers, regardaient l’ethnie, l’origine de chaque personne. Un jour, à peu près à 15 km de Kigali,
j’étais avec ma sœur et ma belle-sœur. On est arrivés à un barrage de Français. Ils nous ont arrêtées :
« Montrez vos papiers. » On leur a dit : « Mais pourquoi vous nous contrôlez ? Ça ne vous regarde
pas, c’est pas une histoire de Français, c’est une histoire de Rwandais. » Ils nous ont répondu :
« Mesdemoiselles, on est désolés, mais on doit vous contrôler pour voir qui est l’ennemi. » On
leur a demandé : « Quand vous voyez nos cartes, comment vous voyez qui est l’ennemi ? » Ils ont
dit : « On sait très bien que les Tutsis sont les ennemis. » 92
Jean-Hervé Bradol a vu aussi des militaires français faire ces contrôles ou y participer :
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été particulièrement choqué par la part que prenaient les
militaires français à certaines fonctions de police dans le pays, notamment au contrôle routier à la
sortie Nord de Kigali. M. Bradol les a vus, lors de ses déplacements sur cette route principale d’accès
au Nord du pays, soit procéder eux-mêmes aux contrôles, soit observer depuis leurs guérites leurs
collègues rwandais y procéder. 93
Arms Project observe aussi les militaires français contrôler les cartes d’identité au nord de Kigali en
février 1993 :
AP a pu observer comment les soldats français opéraient à un poste de contrôle juste au nord
de Kigali sur la route de Ruhengeri et Byumba. Ils étaient armés de fusils mitrailleurs 5,56 mm
Famas, ainsi que de lance-roquettes d’assaut WASP 58 et d’autres armes de support d’infanterie.
Tout comme les troupes de l’armée rwandaise, les troupes françaises demandaient l’identification des
civils qui passaient. On exige de tous les Rwandais qu’ils portent une carte identifiant leur nom ainsi
que leur catégorie sociale spécifique, à savoir tutsi, hutu ou twa. 94
Ces contrôles sont reconnus par la Mission d’information parlementaire pour février et mars 1993 :
Il ressort de l’ensemble de ces éléments que les forces françaises ont, entre février et mars 1993,
mis en place, sur ordre de l’état-major des armées, un dispositif de surveillance des accès de Kigali
très développé, prêt à se transformer éventuellement en interdiction d’accès dans de très brefs délais,
afin d’assurer l’évacuation des ressortissants français, mais aussi de prévenir les infiltrations du FPR.
Cette surveillance active, sous forme de patrouille et de « check-points », même si elle s’effectue
en liaison avec la Gendarmerie rwandaise, conduit incontestablement à pratiquer des contrôles sur
les personnes. Si les règles de comportement aux « check-points » font référence à la « remise de
tout suspect, armement ou documents saisis à la disposition de la Gendarmerie rwandaise », on voit
Loi no 1077 du 11 décembre 1942 parue au Journal officiel le 12 décembre 1942.
Voir section 2.3.6 page 79.
92 Marie-Laure Colson, Les Français entraînaient les miliciens hutus, Libération, 26 février 1998 ; L’Afrique à Biarritz Mise en examen de la politique française [22, p. 134]. C’est nous qui mettons en gras.
93 Audition de Jean-Hervé Bradol, MIP, 2 juin 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 390].
94 Arming Rwanda [105, p. 41].
90
91
245
5.4. NON-SUPPRESSION DE LA CARTE D’IDENTITÉ ETHNIQUE
mal comment une telle procédure peut avoir lieu si préalablement il n’y a pas eu une opération de
contrôle d’identité ou de fouille.
Comment, dans ces conditions, définir « l’action limitée au soutien de la Gendarmerie rwandaise
chargée des opérations de contrôle » si ce n’est sous la forme d’une coopération ? Comment expliquer
enfin les consignes interdisant l’accès des positions à la presse et au GOMN, sinon par l’existence
d’un engagement des forces françaises à des opérations de police qui sont, par principe, du ressort
des autorités nationales et qu’il était préférable de ne pas mettre en évidence ? 95
Notons encore ici la coopération entre les militaires français avec les gendarmes rwandais qui, à de
rares exceptions près, participeront aux massacres de 1994.
95
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 167].
246
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Figure 5.1 – Les barrières tenues par les soldats français en 1993 à l’ouest de Kigali. (1) pont sur la rivière
Nyabarongo menant à Gitarama ; (2) jonction Kigali-Ruhengeri, (3) Kanyinya sur route Ruhengeri, (4)
Shyonrongi sur route Ruhengeri, (5) Nyacyonga sur route Byumba, (6) Kabuye sur route Byumba, (7)
route Byumba, (8) Gikondo. Source : Carte au 1/50 000e. Annexes du rapport Mucyo
247
5.5. LIVRAISON D’ARMES EN VIOLATION DES ACCORDS DE PAIX D’ARUSHA
La Mission d’information parlementaire fournit un extrait d’un rapport du colonel Delort sur la
contribution française à ce qu’il appelle benoîtement les « check points » :
TERTIO : CONTRIBUTION NOROÎT AU CONTRÔLE RWANDAIS SUR LES CHECK POINTS
PENDANT LES 15 DERNIERS JOURS.
- 8 SOLDATS DÉSERTEURS ONT ÉTÉ REMIS À LA GENDARMERIE RWANDAISE AVEC
LEUR ARMEMENT
- 8 FUSILS 6 GRENADES DONT UNE À FUSIL ET UNE CENTAINE DE MUNITIONS PETIT
CALIBRE ONT ÉTÉ RÉCUPÉRÉS.
IL EST À NOTER QUE DE NOMBREUX SOLDATS FAR REMETTENT LEURS ARMES
EN DÉPÔT AUPRÈS DES GENDARMES RWANDAIS LORSQU’ILS RENTRENT EN VILLE ET
LES RÉCUPÈRENT EN SORTANT.
SIGNÉ : COLONEL DELORT./. 96
Toute cette activité de contrôle paraît bien bénigne. Au moins le mérite de la publication de ce texte
est de nous permettre de considérer que la participation des militaires français aux barrières en 1993, un
an avant le génocide, n’est pas une supputation mais un fait établi. Le commandant de Noroît a-t-il fait
là, cependant, un compte rendu exhaustif des actes des militaires français ? Le rapport de la commission
Mucyo donne plusieurs témoignages sur la participation de soldats français aux contrôles aux barrières
et sur les violences qui y ont été infligées aux Tutsi. 97 Ces barrières sont situées sur les axes routiers qui
mènent à Kigali. 98
Dans quelle intention les militaires français font-ils ces contrôles ? Il semble que ce soit pour rechercher
« l’ennemi ». Cet ennemi, c’est l’ennemi commun aux FAR et à la France. C’est le FPR. Les soldats du
FPR d’une part, mais aussi les infiltrés, les Tutsi et leurs soutiens hutu d’autre part. La chasse aux
infiltrés est l’obsession du commandement français. La simple vérification de la carte d’identité peut faire
suspecter l’ennemi. Ces contrôles des cartes d’identité démontrent que les militaires français adhèrent à
la définition de l’ennemi telle qu’elle a été faite par l’état-major des FAR dans la lettre du 21 septembre
1992 du colonel Deogratias Nsabimana. 99 Mais déjà en octobre 1990, l’amiral Lanxade, chef d’état-major
particulier de François Mitterrand parlait, dans une note à celui-ci, de « forces tutsies » pour désigner les
troupes du FPR. 100
L’identité remarquable, T utsi = ennemi, semble être un axiome de départ de la France au Rwanda,
dès 1990.
Lors de la solution finale d’avril à août 1994, les miliciens, militaires et gendarmes rwandais feront
comme les militaires français qui les ont formés, ils contrôleront les mêmes cartes d’identité, sur des
barrières placées souvent aux mêmes endroits, puis croiront venger la mort d’un seul par celle de tous les
Tutsi.
5.5
Livraison d’armes en violation des accords de paix d’Arusha
Les livraisons d’armes au Rwanda sont proscrites :
— par les Accords d’Arusha signés le 4 août 1993 ; 101
— par l’accord sur la zone libre d’armes, établie dans la ville de Kigali et aux alentours, signé sous
l’égide de l’ONU le 22 décembre 1993 (Kigali Weapons Secure Area [KWSA] agreement). 102
Par ailleurs, les autorités françaises sont informées que des armes prélevées sur les stocks de l’armée
rwandaise sont distribuées à la population. 103
96 Extrait du message du colonel Delort, commandant Noroît, 7 mars 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 170].
97 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 84].
98 Voir carte figure 5.1 page 247.
99 Voir section 4.3.2 page 203.
100 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous
couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade19901011.pdf
101 Voir section 5.5 page 250.
102 Luc Marchal, Procédure opérationnelle pour l’Etablissement de la zone de consignation d’armes de Kigali, 20 décembre
1993, No KSHQ/OPS/3/2. Signée par : Roméo Dallaire, Augustin Bizimana, Paul Kagame. http://francegenocidetutsi.
org/MarchalKwsa20decembre1993.pdf
103 Voir section 4.3.5 page 209.
248
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Cependant, la France continue de livrer des armes aux FAR. Le rapport de la Mission d’information
note qu’en 1993 l’état-major de l’armée française enjoint à l’attaché de Défense à Kigali, Bernard Cussac,
de veiller à ce que l’armée rwandaise ne manque pas d’armes :
Ainsi en février 1993, alors que le détachement Noroît vient d’être renforcé d’une compagnie
des EFAO en raison de l’aggravation de la situation sur le terrain, l’état-major des armées rappelle
à l’attaché de défense qu’il lui revient de « faire en sorte que l’armée rwandaise ne se trouve pas
en rupture de stocks de munitions sensibles... et que les livraisons aux FAR de matériels militaires
s’effectuent dans la plus grande discrétion ». 104
Le gros des troupes françaises étant parti en décembre 1993, il semble que ce souci demeure. Ainsi la
France livre des armes dans la nuit du 21 au 22 janvier 1994 :
Un DC-8 français transportant un chargement d’armes comprenant 90 caisses de mortiers de
60 mm, fabriqués en Belgique mais provenant de France, atterrit en secret dans la nuit. La MINUAR
découvrit ce chargement qui violait les termes des accords d’Arusha, et plaça les armes sous la garde
conjointe de la MINUAR et de l’armée rwandaise. 105
Cette livraison est signalée le 15 mars 1994 par l’ambassadeur de Belgique à Kigali :
[Le télex no 222 du 15 mars 1994 d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles] mentionne également que
la Minuar avait déjà intercepté, le 21 janvier 1994, à l’aéroport de Kigali, une livraison de munitions
déclassées, parmi lesquelles des mortiers de l’armée belge, en provenance de France. 106
Filip Reyntjens apporte des précisions :
Le 21 janvier 1994, un DC-8 de la compagnie East African Cargo, vol no CD0483, atterrit à Kigali
en provenance de Bruxelles ; il a fait escale à Châteauroux (France) où ont été embarquées 90 caisses
de munitions pour mortier (Spécifications : 900 pièces de 60 mm ; poids total 3.240 kg ; type MCHB60 ; no lot 2BT-93. Ces munitions seront mises sous scellés au camp de Kanombe et resteront sous
contrôle de la MINUAR jusqu’au 7 avril 1994). 107
Le lieutenant Nees, officier de renseignement de la MINUAR, a vu le 21 janvier à 21 h 30 des militaires
rwandais, sous les ordres du major Tereraho du ministère de la Défense, qui déchargeaient un avion sur
l’aéroport de Kanombe. Le capitaine Fall du Sénégal (il s’agirait du capitaine Samba Tall), commandant
les observateurs militaires de la MINUAR, le relaie ensuite. 108
Un membre de la Mission d’information parlementaire s’interroge, lors de l’audition de Filip Reyntjens,
sur la légalité de telles livraisons et sur leur conformité aux accords de paix :
M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les processus de livraison d’armes après la
conclusion des accords d’Arusha, se demandant comment la France aurait pu, d’un côté, soutenir
ces accords et, de l’autre, fournir des armements à un camp. Il s’est interrogé sur l’illégalité de ces
livraisons et a demandé des informations plus précises sur leur nature, leur destination et leur date.
M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du transit de l’avion à Châteauroux 109 étaient
faciles à identifier, du fait des numéros de lots. Le Président Paul Quilès a souhaité que la Mission
d’information vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des trafics d’armes. 110
Y avait-il des trafics d’armes par la base militaire de Châteauroux ? La Mission d’information n’est
pas revenue sur cette délicate question dans son rapport. Elle préfère glisser à autre chose. Elle note « le
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 175].
Lieutenant Nees, S2, KIBAT, Rapport sur l’enquête du 21 janvier concernant le fret suspect d’un avion cargo ayant
atterri à l’aéroport international de Kigali, 22 janvier 1994. Cf. TPIR, ICTR-98-41-T, Exhibit no DNT 28, Date admitted :
27-1-2004, Tendered by : Defense, Name of Witness : Dallaire. http://francegenocidetutsi.org/Nees22janvier1994.pdf ;
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 185].
106 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, p. 81].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=81
107 F. Reyntjens [182, p. 19].
108 Lieutenant Nees, S2, KIBAT, Rapport sur l’enquête du 21 janvier concernant le fret suspect d’un avion cargo ayant
atterri à l’aéroport international de Kigali, 22 janvier 1994. Cf. TPIR, ICTR-98-41-T, Exhibit no DNT 28, Date admitted :
27-1-2004, Tendered by : Defense, Name of Witness : Dallaire. http://francegenocidetutsi.org/Nees22janvier1994.pdf
109 Châteauroux-Deols est une ancienne base de l’OTAN construite par les Étatsuniens et devenue une base aérienne de
l’armée française. Elle dispose de grands entrepôts.
110 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 76, 83].
104
105
249
5.5. LIVRAISON D’ARMES EN VIOLATION DES ACCORDS DE PAIX D’ARUSHA
dernier agrément délivré par la CIEEMG 111 concernant des ventes de matériels de guerre au Rwanda
remonte au 20 janvier 1994 ». 112 Son montant s’élèverait à un million de francs. 113 De même, en 1994,
elle relève 6 AEMG 114 pour une valeur de 400 KF. 115 Ce sont 6 livraisons d’armes en violation des
accords de paix. Curieusement, on ne retrouve pas exactement, dans les documents fournis par la Mission
d’information, cette livraison d’armes du 21 janvier 1994, bien que des munitions pour mortiers de 60 mm
aient été fournies antérieurement.
Par ailleurs, on s’interroge sur deux AEMG datées de 1994 mais mélangées avec celles de 1993. On
relève en particulier une autorisation d’exportation de 50 mitrailleuses en date du 22 avril 1994. 116 Le
rapport de la mission note :
Parmi les opérations de cessions directes bénéficiant d’une AEMG, on trouve l’exportation de 6
radars Rasura, de 50 mitrailleuses de 12,7 mm, de pièces de rechange pour Alouette II, de cartouches
à obus explosifs de 90 mm. Soit 5 opérations sur 36 au total. 117
Ces 50 mitrailleuses de 12,7 mm correspondraient, si l’on examine tous les tableaux fournis dans les
annexes du rapport, à cette livraison, qui a été une cession directe à partir des stocks de l’armée française,
mais aucun commentaire n’est fait sur cette curieuse date, 22 avril 1994, en plein génocide ! On voudrait
croire qu’il s’agit d’une erreur de typographie.
no
Date
Matériels
1
20/01/94
50 TRC 762 (cryptophonie tactique)
Table 5.1 – Agréments de la CIEEMG, année 1994. Sources : Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994, Annexes, p. 546
L’ambassadeur de Belgique à Kigali signale d’autres livraisons d’armes bloquées par la MINUAR,
dont l’une provient de la firme DYL-INVEST basée en France :
Le télex no 222 du 15 mars 1994 d’Ambabel Kigali à Minafet Bruxelles, concernant les livraisons
d’armes et de munitions au Rwanda par l’armée égyptienne (contrat du 30 mars 1993), 118 par Mil.
Tec. Corp. de Sussex, Grande-Bretagne (contrat du 11 mai 1993) et par Soc. Dyl-Invest de CranGevrier, de France (contrat du 3 mars 1993). La Minuar bloque le déchargement. 119
Que signifie « bloque le déchargement » ? Ces livraisons ont-elles été renvoyées ou déchargées mais
retenues par la MINUAR ? Il est vraisemblable que, comme pour la livraison du 21-22 janvier, ces armes
aient été mises sous la garde conjointe de la MINUAR et des FAR et seront donc utilisées par celles-ci
durant le génocide.
Cette livraison du 21-22 janvier et celles qui vont suivre sont une violation flagrante des accords
de paix. En effet, l’accord de cessez-le-feu de N’Sele du 29 mars 1991 tel qu’amendé à Gbadolite le 16
septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992, est intégré dans l’Accord de paix d’Arusha du 4 août
1993. 120 Il stipule à l’article II :
2. The suspension of supplies of ammunition and weaponry to the field ; [...]
7. A ban on infiltration of troops and on the conveyance of troops and war material to the area
occupied by each party ; 121
111 CIEEMG : Commission interministérielle d’étude des exportations de matériel de guerre. Elle délivre des autorisations
préalables à l’exportation.
112 Voir tableau 5.1.
113 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 170, 171] ; [180, Tome II, Annexes, p. 550].
114 Autorisation d’Exportation de Matériels de Guerre.
115 Voir tableau 5.2.
116 Ibidem [180, Tome II, Annexes, p. 550]. http://francegenocidetutsi.org/AEMG1993-1994.pdf
117 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 172].
118 S’agit-il du contrat du 30 mars 1992 ? Voir section 2.6.2 page 103.
119 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, p. 81].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
120 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 194]. http://francegenocidetutsi.org/
ArushaAccordDePaix4aout1993.pdf
121 United Nations “Blue Book” Series, Volume X, The United Nations and Rwanda, 1993-1996 [164, p. 173].
250
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
Date
no DRI
Matériels
09/01/94
93-4989
2 pistolets 9 mm + 100 cartouches
19/01/94
93-5159
Rechanges hélicoptère Gazelle
02/02/94
94-3037
1 pistolet 7.65 mm
15/02/94
94-3177
Pièces détachées mortier de 120 mm
16/02/94
94-3197
Rechanges Alouette III
08/02/94
94-3355
Rechanges AML Panhard
22/03/94
94-3374
1 pistolet 9 mm para + 3 chargeurs
06/04/94
94-3486
1 pistolet 9 mm para
22/04/94
93-3439
50 mitrailleuses cal 56 + 25 affûts trépied + 84 800 cartouches 12.7 mm
+ 15 200 cartouches de 12.7 mm rechanges
? /94
9400857
Pièces de rechange Alouette 2
Table 5.2 – AEMG, année 1994. Sources : Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Annexes, pp. 550,
555
Dans la version française de l’accord on lit :
2. La suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le
terrain ; [...]
7. La non infiltration des troupes et l’interdiction d’acheminement des troupes et de matériel de
guerre sur le terrain occupé par chaque partie ; 122
De plus, la résolution 872 du Conseil de sécurité du 5 octobre 1993, créant la MINUAR, lui fixe comme
objectif :
3-a) Contribuer à assurer la sécurité de la ville de Kigali, notamment à l’intérieur de la zone libre
d’armes établie par les parties s’étendant dans la ville de Kigali et aux alentours. 123
Cette zone libre d’armes est mise en place le 23 décembre 1993. 124 Les règles qui la régissent sont
contenues dans un document signé par le général Roméo Dallaire, Augustin Bizimana, ministre de la
Défense et Paul Kagame. 125
Cette livraison d’armes de la nuit du 21 au 22 janvier 1994 montre que la France ne se considère pas
liée par les Accords de paix d’Arusha, dont elle est pourtant garante puisqu’elle les a signés, 126 ni par
l’accord sur la zone libre d’armes de Kigali, créée par la résolution 872 du Conseil de sécurité.
Une autre preuve que le gouvernement français ne s’interdit pas de livrer des armes début 1994 est
donnée par le rapport de la Mission d’information :
On sait au contraire que les fournisseurs ayant « pignon sur rue » se sont, pour certains, posé des
questions quant à la nécessité, avant même le prononcé de l’embargo par la France, de poursuivre
certaines livraisons. Ainsi la Mission a-t-elle eu connaissance du fait que la société Thomson-Brandt
s’est interrogée sur le bien fondé de la livraison de 2 000 obus supplémentaires au Rwanda en février
1994. 127
122 A. B. Nyakyi, Accord de cessez-le-feu entre le Gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique
rwandais, tel qu’amendé à Gbadolite le 16 septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992, ONU, 12 juillet 1992. http:
//francegenocidetutsi.org/ArushaAccordCessezLeFeu12juillet1992.pdf
123 ONU, S/RES/872 (1993). http://francegenocidetutsi.org/93s872.pdf
124 Ou zone de consignation des armes (KWSA). Cf. Luc Marchal [135, p. 79].
125 Luc Marchal, Procédure opérationnelle pour l’Etablissement de la zone de consignation d’armes de Kigali, 20 décembre
1993, No KSHQ/OPS/3/2. http://francegenocidetutsi.org/MarchalKwsa20decembre1993.pdf
126 ONU, Blue book [164, p. 172].
127 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 176].
251
5.6. MAINTIEN DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE
La France accorde au Rwanda une aide militaire de 27,8 millions de francs pour 1994 :
En dépit de ces menaces [pour le processus démocratique et les Droits de l’homme], la France
avait promis au Rwanda, une aide militaire pour 1994 de 27,8 millions de francs, dont 5,7 millions
en matériel (Le Monde du 2 juillet 1994). Dans un télégramme daté du 26 janvier et transmis à
l’ambassade de France, le ministère des affaires étrangères rwandais demandait encore à son allié
une « assistance technique » de 80 instructeurs pour l’armée nationale et 39 instructeurs pour la
gendarmerie. 128
C’est le général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération (MMC), qui propose cette aide
militaire en 1994, en dépit des accords de paix :
Nommé à la tête de la MMC en mai 1993, où il remplace le général Jean Varret très réservé sur le
traitement de la crise rwandaise par l’Élysée, le général Huchon proposera, encore en 1994, de fournir
pour 28 millions de francs d’aide militaire à Kigali. 129
5.6
Maintien de l’assistance militaire technique malgré les Accords d’Arusha
La mission au Rwanda du colonel Capodanno accompagné de Philippe Jehanne et du lieutenantcolonel Sanino du 1er RPIMa du 15 au 17 avril 1993 marque un tournant de la coopération militaire
vers des formes encore plus secrètes. « Afin de mettre les FAR en meilleures conditions de s’opposer à
une éventuelle reprise des combats comme de s’intégrer avec le FPR dans la future armée rwandaise », le
colonel Capodanno propose de porter l’effectif des DAMI de 45 à 69 vers le 15 mai. Ces hommes seraient
ainsi répartis : 7 au commandement des transmissions à Kigali, 4 à la veille opérationnelle à Kigali, 3 à
l’état-major des FAR à Kigali, 6 à l’appui artillerie (mortiers de 105, 120, 122), 1 à l’appui génie, 1 aux
blindés (tourelle AML), 4 à la formation des commandos de chasse à Gabiro, 20 à la formation bataillon
infanterie à Gabiro, (2 instructeurs 12.7, 2 mortiers 60, 1 mortier 81), 16 à la formation des sous-officiers à
Mukamira, 7 à la formation des officiers commandants de bataillon, de compagnie, ou chefs de peloton. 130
Nous ne savons pas si cette proposition a été satisfaite, mais il y a lieu de le croire, car il ne s’agit pas
d’une demande formulée par les autorités rwandaises. Celles-ci, dans le cadre de la fusion des deux armées
prévues par les Accords d’Arusha, font une demande spécifique. Le ministre de la Défense, Augustin
Bizimana, faisant l’inventaire de l’aide à demander aux autorités françaises, telle que convenue d’un
commun accord avec la mission d’assistance militaire française, au cours d’une réunion tenue le 20 août,
demande le 31 août 1993 :
- une aide à la formation pendant la formation conjointe de l’armée nationale et de la gendarmerie
nationale de 40 instructeurs français pour les FAR et 30 pour la gendarmerie. Une aide à la formation
spécifique des éléments FPR à intégrer dans la gendarmerie et une aide à la formation de la Garde
républicaine.
- le maintien de l’assistance militaire technique (AMT).
- le renforcement de cette AMT par 5 officiers et 3 sous-officiers pour les FAR, 4 officiers pour le
gendarmerie.
- le maintien du DAMI. 131
Cette demande est transmise le 5 octobre 1993 par le ministère des Affaires étrangères à l’ambassade
de France. 132
Hervé Gattegno, L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3 ; émission « La
Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
129 Jacques Isnard, Une crise gérée en direct par une « cellule » de l’Élysée, Le Monde, 21 avril 1998, p. 2.
130 Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda 15-17 avril 1993, MMC, No 000046/MMC/SP/CD, Paris 19
avril 1993. Organisation du DAMI à 69. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno19avr1993.pdf
131 Le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, au ministre des Affaires étrangères, Kigali, 31 août
1993, no 2737/06.1.4. Objet : Coopération militaire franco-rwandaise. http://francegenocidetutsi.org/
BizimanaAugustinMinAffEt31aout1993.pdf
132 Le Ministère des Affaires étrangères à l’Ambassade de France, Kigali, 5 octobre 1993, Besoins en assistance technique
et matérielle, No 0445/03.05.C7/COOP/BILAT. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtAmbaFrKigali5octobre1993.
pdf
128
252
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
De retour du Conseil de sécurité de l’ONU où il a participé à l’adoption de la résolution no 872, Juvénal
Habyarimana repasse à Paris. Il s’entretient avec François Mitterrand, Alain Juppé, Michel Roussin et le
chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade. 133
Le général Quesnot informe François Mitterrand que le Président Habyarimana « estime cependant
indispensable le maintien d’une présence française ». Celui-ci souhaite que la France participe à la MINUAR, ce qui n’est pas possible en raison de l’opposition du FPR. Le dispositif actuel, soit 54 AMT
sera maintenu jusqu’à ce que le gouvernement de transition à base élargie se prononce sur la poursuite
de notre coopération militaire :
Notre coopération devrait par contre être maintenue au niveau qu’elle avait avant les événements
de 1990, soit une vingtaine d’assistants militaires orientés vers la formation de la gendarmerie. Mais sa
reconduction dépend de l’accord du futur gouvernement de transition élargie qui entrera en fonction
après le déploiement des Nations unies dans Kigali. Jusqu’à cette date, le dispositif actuel, soit 54
assistants militaires répartis entre Kigali et Mukamira (ville natale du Président Habyarimana) sera
maintenu. 134
Nous déduisons de cette note du général Quesnot que le 6 avril 1994, le gouvernement de transition
à base élargie n’étant toujours pas en place, il y avait 54 coopérants militaires répartis entre Kigali et le
camp de Mukamira.
Un relevé de l’entretien du 11 octobre 1993 entre François Mitterrand et Juvénal Habyarimana chiffre
le nombre d’assistants militaires techniques (AMT) à 52 :
Le Président rwandais est néanmoins inquiet à l’idée du désengagement de la France dont l’aide
a été essentielle pour empêcher une victoire militaire du FPR. Il a déjà marqué sa préoccupation lors
de la déflation (de 100 à 52) de notre coopération militaire après la signature des accords d’Arusha
[...]
En matière de coopération militaire, le Président pourra évoquer la nécessaire adaptation de notre
dispositif au nouveau contexte. [...] nous n’entendons pas, en tout état de cause aller au-delà de la
coopération existant avant l’offensive d’octobre 1990, qui portait essentiellement sur la gendarmerie
avec une vingtaine de coopérants. 135
Relevons qu’il ne s’agit ici que des assistants militaires techniques (AMT) et pas des DAMI ni des
formateurs demandés par le gouvernement rwandais dans le cadre de la fusion des deux armées. Les
entretiens qu’Habyarimana a avec Michel Roussin et l’amiral Lanxade permettent de supposer que ces
effectifs supplémentaires ont été discutés discrètement.
Une note du 24 novembre des conseillers de François Mitterrand indique que « le gouvernement est
d’avis que le contingent Noroît soit retiré dans les premiers jours de décembre ». [...] « Dans le même
temps, le niveau de notre coopération militaire serait ramené à celui qui prévalait avant les événements
de 1990. » 136
Le 29 novembre, Habyarimana est résigné au retrait de Noroît mais proteste contre la réduction des
effectifs de la coopération militaire :
Le Président Habyarimana, informé par notre ambassadeur de la décision française de retrait du
détachement Noroît au début du mois de décembre, en a accepté le principe tout en insistant pour une
bonne coordination avec les Nations Unies. Il a, par contre, vivement critiqué la réduction annoncée
de notre volume de coopération militaire, qualifiant cette décision de “contraire aux assurances qui
lui auraient été données à Paris.”
133 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le Général
Habyarimana, Président du Rwanda le lundi 11 octobre à 18 h 30, 8 octobre 1993. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye8octobre1993.pdf La dépêche AFP du 9 octobre 17 h 15, indique également un entretien avec Bernard de Montferrand, conseiller diplomatique d’Edouard Balladur.
134 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, S/c de Monsieur le Secrétaire général,
11 octobre 1993, Objet : Entretien avec le président Habyarimana du Rwanda - Lundi 11 octobre à 18 h 30 - Questions de
défense. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot11octobre1993.pdf
135 Jean-Marc de la Sablière, Note, 11 octobre 1993, No 2556/DAM, A/S : Entretien du Président de la République avec le
général Juvénal Habyarimana, Président du Rwanda, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 226]. http://francegenocidetutsi.org/MitterrandHabyarimana7octobre1993.pdf Cet entretien est daté au 7 octobre.
C’est une erreur, il a lieu le 11.
136 Général Quesnot, Jean Vidal, Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 24 novembre
1993, Objet : Points chauds - Situation.
253
5.6. MAINTIEN DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE
En réalité, la diminution temporaire de nos effectifs d’assistance militaire ne préjuge en rien du
volume futur de notre coopération qui devra être négocié avec le “gouvernement de transition à base
élargie”, mis en place à la fin du mois de décembre. 137
Après le départ de Noroît, il reste des assistants militaires techniques. La Mission d’information
parlementaire estime leur nombre à 24 :
Les 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le 15 décembre 1993 ont poursuivi leurs activités d’assistance technique sans aucun rapport avec les activités d’instruction et de
formation des FAR. 138
Leurs fonctions, d’après la Mission d’information, sont :
— le pilotage et l’entretien du Nord Atlas qui transporte des ministres et des personnalités du régime ; 139
— le soutien à l’armement lourd (portée de 14 km), instruction de 25 élèves ;
— le conseil des moniteurs formant le bataillon parachutiste.
Alors que notre information n’est pas complète, nous comptons 29 coopérants militaires (AMT), début
1994. 140 Le nombre de coopérants militaires était en fait de 40 à 70 :
En dépit du retrait officiel du contingent français déployé au Rwanda, de quarante à soixante-dix
conseillers militaires restent sur place, selon le ministre de la Coopération, Michel Roussin. 141 Ces
conseillers militaires sont « couverts » : ils sont là sur ordre. 142
Selon la transcription de l’émission de l’émission Michel Roussin n’a pas dit qu’il restait 70 coopérants
militaires :
Assane Diop : Est-ce que ce n’est pas trop court de dire, comme on le dit en Occident, que c’est un
conflit ethnique ? Et lorsque l’on charge la France, il s’agit notamment des 70 instructeurs militaires
qui étaient toujours dans le cadre bien entendu de la coopération et jusqu’en mai dernier auprès de
l’armée rwandaise, monsieur le ministre ?
Michel Roussin : Non. D’abord, le chiffre est faux. Le chiffre est totalement faux. Et ensuite, même
s’il y avait 70 instructeurs, c’est pas ces gens-là qui déclenchent le carnage auquel on assiste. Nous
avons une coopération. Elle était tout à fait légère. Dès lors que le dispositif Noroît a été démonté,
que le relais a été pris par la Minuar, nous, nous n’avions plus aucun rôle que celui d’une coopération
traditionnelle. Donc je crois que là c’est encore un second mauvais procès. 143
Nous observons que ce nombre de 70 instructeurs correspond à ce qui est demandé dans la lettre du 5
octobre citée plus haut. Ils étaient peut-être en plus grand nombre. En effet, une lettre du ministère des
Affaires étrangères rwandais du 25 janvier 1994 à l’ambassade de France indique que « subsidiairement à sa
note verbale no 0445/03.05.C7/COOP/BILAT du 05 octobre 1993, [il] a l’honneur de lui préciser que dans
le cadre de la mise en œuvre de l’Accord de paix d’Arusha, le Gouvernement Rwandais voudrait bénéficier
d’une assistance technique française de 80 instructeurs pour l’Armée Nationale et 30 instructeurs pour
la Gendarmerie Nationale » 144 Nous déduisons de cette lettre que la demande de formateurs faite le 5
octobre 1993 n’a pas été satisfaite par la France. Elle est rappelée ce 25 janvier 1994, mais le nombre de
formateurs demandé pour les FAR est doublé.
Sur les 110 instructeurs demandés, il est probable que la France en a envoyé une partie et que, au
total, ils étaient plus de 24. Où étaient-ils et qui étaient-ils ? Il est probable que ces instructeurs étaient
stationnés dans les camps militaires, comme celui de Mukamira entre Gisenyi et Ruhengeri ou à Gabiro,
où ils ne pouvaient être aperçus ni par la MINUAR ni par les coopérants militaires belges.
137 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 29 novembre 1993, Objet : Votre
entretien avec M. Léotard le 29 novembre. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot29novembre1993.pdf
138 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 352].
139 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 353]. Cet avion sert surtout à l’entraînement des
paras-commando.
140 Voir tableau 38.6 page 1390.
141 Propos tenus à RFI le 30 mai 1994.
142 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4, col. 7.
143 V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Retranscritption des journaux Afrique de RFI, 1990- 1994,
octobre 2006, Tome II, 1er janvier 1994 - 18 juillet 1994, p. 212.
144 République Rwandaise, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, Kigali, 25 janvier 1994,
no 018/03.05.C7/COOP/BILAT http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtRwd25janvier1994.pdf ; Hervé Gattegno,
L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3. Cette lettre fait partie de documents
découverts par des journalistes en juillet 1994 au ministère de la défense à Kigali.
254
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
5.6.1
Retour ou maintien de coopérants militaires ou de membres du DAMI
Bernard Cussac, attaché militaire à Kigali, reconnaît que d’anciens coopérants militaires sont revenus :
Il est exact qu’en février 1994 deux anciens coopérants militaires sont revenus au Rwanda du
Burundi comme touristes pour aller dans les parcs de l’Akagera. 145
Selon Colette Braeckman, plus de deux militaires du DAMI sont revenus :
Quant au DAMI, plusieurs témoins affirment avoir reconnu, en février onze de ses membres revenus
en civil dans la capitale rwandaise, et l’on ne manque pas de traces de cette présence officieuse. 146
5.6.2
Des officiers français sont à l’état-major des FAR et de la gendarmerie
Ce fait est une évidence, mais il n’est jamais rappelé par les analystes dans ses conséquences : les
militaires français étaient parfaitement informés de ce qui se tramait, en particulier du refus de beaucoup
de militaires rwandais de haut rang d’appliquer les accords de paix.
Michel Roussin indique que les coopérants militaires sont présents à l’état-major des FAR :
Il a rappelé que la Mission militaire de Coopération était constituée d’un petit état-major de
quarante personnes dirigé par un officier général et sur le terrain, en Afrique, de 600 militaires
répartis dans plus de vingt-cinq pays, que dans ces pays les attachés militaires de coopération étaient
présents dans les états-majors ou les écoles et qu’il s’agissait de techniciens exerçant des fonctions de
formation et en aucun cas d’unités de combat. 147
Il assure que ces coopérants ne font que de la formation :
Évoquant alors l’action des 24 coopérants militaires qui avaient été maintenus au Rwanda, M.
Michel Roussin a répété qu’ils menaient des opérations de formation, essentiellement dans les étatsmajors et à l’exclusion de toute autre puisque, suivant les directives du Chef du Gouvernement, le
dispositif Noroît avait été « démonté ». 148
Plus que l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, qui n’est arrivé qu’en 1993, le colonel Cussac et surtout
le lieutenant-colonel Maurin connaissent toutes les cartes du jeu sanglant qui va se dérouler. Jean-Jacques
Maurin est toujours conseiller du chef d’état-major des FAR. Chaque matin, Anatole Nsengiyumva, patron
du service G2, le service de renseignement militaire rwandais, remettait au colonel Maurin un rapport
d’écoutes qui venait compléter celles recueillies par le système d’écoutes installé par les Français le 2 mars
1993. 149 Le lieutenant-colonel Damy, conseiller auprès de l’état-major de la gendarmerie nationale, est
aussi très informé. Le capitaine De Cuyper, officier de renseignement (S2) de la MINUAR au sein de
KIBAT 2 déclare à propos du déclenchement du génocide :
Quant à la responsabilité des événements, je crois qu’il faut la trouver dans la mouvance présidentielle avec M. Bagosora et d’autres Rwandais mais aussi avec le Français Danis. 150
Lors de sa mission de reconnaissance en août 1993, le général Dallaire présume que les conseillers
militaires belges et français jouent un rôle beaucoup plus important qu’il n’est dit :
Delporte [officier de la police militaire belge] confirma que la France et la Belgique déléguaient
des conseillers militaires auprès de l’AGR et de la Gendarmerie, au quartier général, dans les établissements de formation et dans les unités sur le terrain. Ce réseau de conseillers était beaucoup plus
élaboré que ne le laissaient entendre leurs ambassadeurs ou leurs attachés militaires. Delporte tenta
d’obtenir plus de renseignements de ses compatriotes, mais se heurta à un mur que nous n’avons jamais
réussi à franchir. Quelle était donc la véritable mission de ces deux pays au Rwanda. Mystère. 151
En 2004, interrogé par Thierry Oberlé sur une complicité entre des militaires français et des auteurs
du génocide, le général Dallaire répond :
Mission d’information parlementaire, Audition à huis clos de Bernard Cussac le 3 juin 1998.
Intervention de Colette Braeckman, 8/11/1994, L’Afrique à Biarritz [22, p. 127].
147 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 95].
148 Ibidem, p. 110.
149 Selon le lieutenant-colonel Michel Robardey. Cf. P. Péan [177, p. 198].
150 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-15, 14 mars 1997, p. 166]. Il parle
précédemment du colonel français Dany qu’il rencontre lors des réunions hebdomadaires à l’état-major de la gendarmerie.
Il s’agit du lieutenant-colonel Damy.
151 R. Dallaire [72, p. 109].
145
146
255
5.6. MAINTIEN DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE
Les Français encadraient les unités de l’armée rwandaise comme la garde présidentielle et étaient
présents dans les quartiers généraux. Ils avaient connaissance de ce qui se passait dans les structures
militaires. Ils étaient tout à fait informés qu’il se tramait quelque chose qui pouvait conduire à de
grands massacres. 152
Bagosora lui-même confie au juge Bruguière, qui l’interroge sur la mission du colonel Rwabalinda à
Paris pendant le génocide, combien il était proche du lieutenant-colonel Maurin :
Vous savez, la France, nous avions une coopération en ce moment-là – nous avions une coopération
– il y avait à Kigali une mission d’aide militaire. Et là, je vous parle d’un officier qui fut conseiller –
longtemps conseiller – à l’Etat-major de l’armée rwandaise, qui s’appelait le lieutenant-colonel Morin,
Morin – Morin.
Je parle de Morin [Maurin] parce que même dans la nuit du 6 au 7, il est passé là, là à l’Etatmajor de l’armée, et nous avions la coopération très serrée au point que, eux, ils pouvaient entrer
n’importe où, n’importe quand, quand ils voulaient. Quand ils voulaient, ils pouvaient venir s’informer
ici, s’informer là-bas, nous étions des... disons des camarades – des camarades. 153
Les coopérants militaires français sont donc parfaitement au courant de ce qui se passe dans les FAR,
y compris au plus haut niveau, et ils ont en plus accès aux services de renseignement militaire, créés en
grande partie par la coopération française.
5.6.3
Des Français écoutent les communications téléphoniques et radio
On a vu que les militaires français ont doté les FAR d’une capacité d’écoute des communications
téléphoniques et hertziennes. 154 Alors que les militaires français sont censés être partis, ils écoutent les
communications. Selon les services de renseignement belges, deux militaires français auraient mis le réseau
téléphonique sur écoute, en particulier les téléphones des ambassades :
[...]
L’info du 28 décembre 1993 du SGR (qualification B) qui mentionne, en ses points 7 et 8, une
participation militaire française qui va bien plus loin qu’il n’est admis officiellement. C’est ainsi
que deux militaires français mettraient le réseau téléphonique sur écoute, surtout les téléphones des
ambassades.
(documents SGR no 1239 et suiv.).
L’info du 11 janvier 1994 du SGR (qualification B) qui signale que les conseillers français qui sont
restés au Rwanda après le retrait du Dét. Noroît « (...) organisent une campagne de dénigrement des
Casques bleus belges (...) ». La source confirme que deux militaires français s’emploient à mettre le
central téléphonique de Kigali sur écoute.
(documents SGR no 1691). 155
Ajoutons cet extrait d’une autre note d’information du SGR à propos d’une station d’écoute radio
près de la Primature à Kigali :
6. Militaires français Officiellement, la FRANCE garderait au RWANDA 20 coopérants. Or il est
de plus en plus question que plusieurs autres militaires Fr. stationneraient en civil. A Kimihurura,
une base radio probablement du 13 RDP, a bien démonté des antennes mais la maison est toujours
occupée par un petit groupe en tenue qui voyage à bord de deux véhicules banalisés. 156
M. Patrick Pruvot, chef de Mission de coopération au Rwanda (octobre 1987 - octobre 1992), déclare
lors de son audition : « En 1992, le Rwanda possédait le réseau téléphonique le plus moderne du monde,
entièrement numérisé. » 157 Il laisse entendre que des crédits de la coopération française ont été affectés
152 Thierry Oberlé, Roméo Dallaire : « Les Français savaient ce qui se tramait », Le Figaro, 6 avril 2004. http://
francegenocidetutsi.org/OberleDallaireFigaro6avril2004.pdf
153 Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par le juge Jean-Louis
Bruguière, 18 mai 2000, pp. 116-117. http://rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_53.
pdf#page=181 http://francegenocidetutsi.org/CommissionRogatoireBruguiereArusha18mai2000BagosoraMaurin.pdf
154 Voir section 2.9 page 124.
155 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Rapport du groupe ad hoc Rwanda [201, 1-611/8 1997/1998,
section 4.10.4, p. 84]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf B signifie un degré de fiabilité
élevé.
156 Note d’information Annexe au PV No 702, SGR, qualification B, 23 décembre 1993. http://francegenocidetutsi.
org/SGR23decembre1993.pdf
157 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 1, p. 185].
256
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
à cette modernisation du réseau téléphonique. Nous avons tout lieu de croire, mais il faudrait le vérifier,
que les centraux ont alors été équipés de matériel de la firme française Alcatel. Il a été alors très facile
pour les militaires français d’écouter le réseau téléphonique. Selon le lieutenant belge Nees, officier de
renseignement de la MINUAR, les Français auraient procédé à des écoutes :
Je n’ai eu aucun contact avec les services de renseignements français ou américains. [...] Nous
savions que les militaires français n’avaient pas tous quitté Kigali. Il y avait même des rumeurs selon
lesquels les Français écoutaient toutes les communications téléphoniques et radiophoniques. Il n’y
avait cependant aucune forme de coopération. 158
L’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, affirme que l’attaché de Défense, Bernard Cussac,
dispose de moyens de renseignements importants :
Pour éviter ces divergences, il lui est apparu essentiel de prendre la précaution de se mettre
d’accord avec le Colonel Bernard Cussac. En raison des moyens dont ce dernier disposait, il pouvait
arriver que ses informations ne correspondent pas avec celles de l’ambassadeur ou que leurs analyses
de la situation divergent. 159
Bernard Debré, ministre de la Coopération à partir du 12 novembre 1994, apporte les preuves que les
communications de l’armée du FPR ont été écoutées par les Français le 6 avril 1994 :
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l’ordre de marche de l’armée
tutsie a été donné dès le 6 avril au matin. L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant
même l’attentat. 160
Les Français écoutent-ils directement ou bien est-ce les FAR qui écoutent et qui les informent ?
Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que l’ordre de marche du FPR avait été lancé
dès le matin du 6 avril. Il lui a même été précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6
avril, mais qu’elles n’avaient été portées à la connaissance des autorités compétentes que le 7 ou le 8
avril. 161
Bernard Debré parle d’« écoutes téléphoniques du ministère ». Comme les seuls militaires français
officiellement présents à Kigali sont des assistants militaires techniques et que ceux-ci dépendent du
ministère de la Coopération, les propos de Debré attestent bien que les militaires français eux-mêmes
écoutent le réseau téléphonique. Notons cependant qu’il ne s’agit pas de téléphone normal, puisqu’il est
question de décrypter les communications.
L’adjudant-chef Didot, 162 que certains voulaient faire passer juste comme un bricoleur, réparateur de
postes de radio, était en fait un spécialiste qui formait des Rwandais aux transmissions, donc, bien sûr,
aux écoutes. Il logeait dans une villa proche de l’hôtel Méridien, non loin du CND où était stationné le
bataillon FPR.
L’Adjudant-Chef Didot était un spécialiste de haut niveau dans la réparation des postes radio
mais « n’a jamais été un spécialiste des écoutes », comme l’a souligné le Colonel Jean-Jacques Maurin
en réponse à certaines assertions. Il avait été chargé de mettre en place le réseau sécuritaire de
l’ambassade équipé de postes YAESU ; il était également responsable des liaisons radio entre les
membres de la Mission de coopération. Sa compétence l’avait conduit à assurer la formation des
personnels rwandais chargés des transmissions, ainsi que la maintenance des postes radio de l’ensemble
de l’armée rwandaise.
En raison du relief des collines, il avait installé sur le toit de sa maison, elle-même située en hauteur,
une antenne relais. Le Colonel Jean-Jacques Maurin a rappelé à ce sujet que l’Adjudant-Chef Didot
possédait – à titre personnel – un poste radio émetteur-récepteur modulation de fréquence (MF)
de courte portée avec une antenne extérieure classique. Ce poste lui permettait d’avoir des liaisons
correctes avec des interlocuteurs dotés d’un poste radio portatif MF compatible dans un rayon de dix
158 Audition du lieutenant Nees (KIBAT I), Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section
3.3.3.11 (4), p. 336] http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf ; [201, CRA 1-10, 7 mars 1997, p. 120].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition7mars1997NeesPodevijnVincent.pdf
159 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 313].
160 Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 415]. L’expression « armée tutsie » résume bien l’approche raciale des dirigeants français qui ont voulu défendre les
Hutu.
161 Ibidem [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 420].
162 Il est assassiné entre le 6 et le 8 avril 1994, voir chapitre 8 page 505.
257
5.6. MAINTIEN DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE
kilomètres. Cet équipement a-t-il plus particulièrement attiré l’attention des auteurs des massacres
qui tenaient précisément à s’emparer du matériel et à entrer sur le réseau interne de transmissions
français ? Cette crainte est émise par l’ambassadeur, qui indique dans un télégramme que, dans ces
conditions, le FPR peut nous écouter. 163
La fonction de Didot, « réparation des postes radio », fait sourire. Étant réparateur, il était aussi
utilisateur et donc probablement écoutait. Le risque que le FPR écoute le poste émetteur de Didot fait
s’interroger. Pourquoi donc Didot est-il allé s’installer là, à côté du CND ? C’est sans doute au contraire
pour écouter le FPR. Colette Braeckman le confirme :
Ces derniers [les deux coopérants militaires Didot et Maïer], dès le lendemain de l’attentat, avaient
été tués devant leur maison, voisine de ce CND (Conseil national de développement ou Assemblée
nationale) que le contingent du Front patriotique allait quitter le même soir. Résidant à Kigali depuis
longtemps, les deux hommes et l’épouse de l’un d’eux devaient être abattus par des membres de
la garde présidentielle, une unité que ces anciens gendarmes avaient assistée dans le domaine des
transmissions téléphoniques, participant notamment aux écoutes des communications émanant du
CND. 164
Didot aurait assisté la garde présidentielle dans le domaine des transmissions téléphoniques, ou plutôt
des écoutes téléphoniques. Il est possible que les militaires français aient chargé de ces écoutes des hommes
de la garde présidentielle. Dans celle-ci, le capitaine Gaspard Hategekimana dirigeait le bureau de sécurité
et le capitaine Évariste Murenzi était l’officier de renseignement (S2).
Une note de la DGSE de février 1993 décrit le matériel radio en usage au FPR :
Le FPR est aussi présent à Kigali où il est très bien organisé, notamment au plan des communications. Les représentations extérieures sont reliées par téléphone et par fax avec Kigali, où des
moyens radios maintiennent la liaison permanente avec les dirigeants du mouvement présents sur le
terrain. Les matériels de transmission utilisés par la branche armée du FPR, provenant de la société
britannique RACAL et fournis par l’Ouganda sont des matériels de nouvelle génération à évasion de
fréquence. 165
5.6.4
Non-coopération avec la MINUAR
Dans le cadre de l’accord sur la zone libre d’armes de Kigali (KWSA), la MINUAR doit contrôler tous
les dépôts d’armes, empêcher la distribution d’armes à la population et les dépôts d’armes clandestins.
Gonzague Habimana, membre du bataillon paras-commando, rapporte comment les FAR ont contourné
les contrôles imposées par la MINUAR sur les armes :
L’accord d’Arusha comprenait aussi le volet « cessez-le-feu ». Avant, il y avait eu plusieurs cessezle-feu, qui n’étaient pas respectés des deux côtés, mais la plupart du temps c’était l’État Rwandais
qui les outrepassait. Car même nos commandants nous disaient que les accords d’Arusha ne nous
concernaient pas nous les militaires, que nous continuerions à nous battre jusqu’au dernier. Cela nous
effrayait un peu et nous nous posions cette question : « Ce monsieur qui nous dit ça alors que les
politiciens prétendent négocier et nous ramener la paix, cela va nous mener où ? » Le dernier cessez-lefeu datait de 1993 et demandait que les soldats remettent les armes dans les magasins d’armement. La
MINUAR venait d’entrer en fonction et c’était elle qui devait contrôler les magasins d’armement. Mais
les unités les plus d’élite n’ont jamais désarmé, y compris nous-mêmes, les GP [garde présidentielle]
etc. Ils ont fait encore un truc, surtout chez les militaires mariés, car eux avaient pleine liberté de
vivre à l’extérieur des casernes. On leur a dit de ramener leurs armes à la maison, chez eux. 166
Il rapporte que les armes lourdes ont été cachées à Kabaya avec la connivence des conseillers militaires
français :
Je me souviens que, à cette époque où il aurait fallu rendre les armes, l’artillerie a été emmenée
à Kabaya, les armes d’appui quoi ! Tous les canons ont été emmenés là-bas, les canons 105, 122 et
à Kanombe, il n’est resté que les mortiers. Les Français aussi allaient là-bas parfois pour rendre
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 250-251].
C. Braeckman [44, p. 196].
165 Note DGSE no 18149/N, 18 février 1993, Fiche particulière, Rwanda : Éléments d’information. http://
francegenocidetutsi.org/DGSE19930218.pdf
166 Interview de Gonzague Habimana par Cécile Grenier, 31 décembre 2002. http://francegenocidetutsi.org/
GonzagueHabimana31decembre2002.pdf
163
164
258
5. PARTICIPATION DES FRANÇAIS À LA PRÉPARATION DU GÉNOCIDE
visite aux soldats, car c’était eux les instructeurs. Ils allaient voir si les armes marchaient bien...
l’entretien..., et ils revenaient. Ils venaient aussi à la caserne inspecter les mortiers car ceux-là aussi,
ils en faisaient l’instruction. 167
Kabaya se trouve sur la route de Gitarama à Mukamira au sud de Giciye, Rambura et Karago, d’où
est natif Juvénal Habyarimana. Linda Melvern rapporte que le bataillon de reconnaissance fit de même et
ramena à Kigali, le 7 avril 1994 à l’aube, ses blindés qui avaient été envoyés à Rambura dans le Nord-Ouest
pour échapper au contrôle de la MINUAR. 168
L’accord de cessez-le-feu avait défini une zone démilitarisée au nord du Rwanda. Dans l’interview
suivant du para-commando Gonzague Habimana par Cécile Grenier, il semble que le peloton CRAP et
des militaires français y font de fréquentes incursions en 1993 :
Q. Les CRAP et les Français, durant cette période de cessez-le-feu, ont-ils suspendu leurs activités
ou ont-ils continué à opérer ?
R. C’est là plutôt qu’ils ont intensifié leurs activités. Là ils ont vraiment été très actifs. Car à un
certain moment, le cessez-le-feu a semblé bien tenir. Il était instauré une zone neutre entre les deux
armées, qui était contrôlée par la MINUAR. C’est en ce moment-là que les CRAP ont renforcé leurs
actions. Tous les jours ils partaient en opération. Des fois, ils restaient plus d’une semaine. Ils ont
alors surtout opéré dans Ruhengeri et Byumba. Lorsqu’ils revenaient, ils nous disaient qu’ils avaient
passé la nuit dans Cyeru, à Kigezi et d’autres positions très avancées. Parfois même, ils dépassaient
les positions du FPR et vous racontaient qu’ils avaient été derrière ses lignes.
Q. Que faisaient-ils des informations qu’ils ramenaient ? En quoi les CRAP et les Français collaboraientils ?
R En général, ils se déplaçaient ensemble. Presque tous les trajets qu’ils faisaient, ils étaient avec
les Français qui étaient par ailleurs leurs instructeurs. Peut-être que par moments ils n’allaient pas
ensemble jusqu’au bout, peut-être qu’ils les laissaient à tel ou tel endroit, mais au départ ils quittaient
ensemble la caserne. Car souvent ils partaient avant que nous nous soyons couchés, nous les voyions
partir, il n’y avait pas de secret. Ils prenaient le camion, car ils étaient seulement un peloton et
pouvaient tous être embarqués dans la Benz, les Français partaient devant. Très souvent, ils étaient
ensemble. Lorsqu’ils revenaient, les jeunes se plaignaient. Ils vous disaient avoir passé plusieurs jours
sans se coucher, sans manger. « Nous étions dans un très mauvais endroit », disaient-ils alors. Ils
nous racontaient les comportements des gens de là-bas, dans le nord. Souvent ils se rendaient sur les
lieux étant informés. Tu les entendais dire qu’ils avaient été dans un lieu où il y avait beaucoup de
sympathisants du FPR qui refusaient de faire allégeance au pouvoir. Et ils disaient : « Nous les avons
cassés ».
Q. « Nous les avons tués ? »
R. Oui. Ils disaient : « Nous les avons tués. »
Q. Cela veut-il dire qu’ils avaient pour mission de tuer aussi des civils ?
R. Exactement. C’était cela, le plus souvent. D’accord, la 1ère mission aurait dû être d’aller en
observation même si c’était pendant le cessez-le-feu, mais surtout c’était pour éliminer des civils.
Même ici en ville c’était comme ça, ce n’était pas uniquement sur terrain où nous nous battions. Ici
en ville, des gens étaient tués, mais c’était gardé secret. Mais au début du génocide, ils nous ont tout
dit. 169
Après les révélations de l’informateur Jean-Pierre, le DOMP 170 interdit à la MINUAR de saisir les
caches d’armes. Le capitaine Amadouh Deme avait été envoyé avec Jean-Pierre vérifier la véracité de ses
dires.
La cache se trouvait dans le sous-sol du quartier général du MRND [...] Il y avait là cinquante
fusils d’assaut, des boîtes de munitions, des chargeurs et des grenades. L’immeuble appartenait à
Ndindiliyimana, le chef de la Gendarmerie, qui avait toujours voulu donner l’image d’un modéré. 171
Sur ordre de l’ONU, Dallaire et Booh-Booh devront aller révéler l’existence de ces caches d’armes à
Habyarimana. Les armes seront aussitôt distribuées.
167
ibidem.
Linda Melvern [140, p. 128]. L’escadron C du bataillon de reconnaissance avait été déployé à Rambura fin novembre
1993. Cf. Témoin K4, TPIR, procès Militaires II, audience du 30 juin 2008.
169 Interview de Gonzague Habimana par Cécile Grenier, 31 décembre 2002.
170 DOMP : Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU.
171 R. Dallaire J’ai serré la main... [72, p. 204] ; L. Marchal [135, p. 172].
168
259
5.6. MAINTIEN DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE
Il est convenu par la suite d’organiser des opérations conjointes avec la gendarmerie rwandaise pour
saisir des caches d’armes. Un raid conjoint a lieu le 1er avril. Dallaire écrit : « Les soldats de la MINUAR
avaient fourni le cordon de sécurité et les gendarmes avaient procédé à la fouille, dont ils étaient sortis
les mains vides : il était évident que des fuites avaient eu lieu et que les armes avaient été prestement
déménagées. » 172 Il nous semble évident que le général Ndindiliyimana a ébruité le projet de cette saisie.
Le lieutenant-colonel de gendarmerie Damy, conseiller auprès de l’état-major de la gendarmerie, soutient le double jeu du général Ndindiliyimana, commandant la Gendarmerie rwandaise. Le capitaine De
Cuyper, officier de renseignements de KIBAT II, le bataillon belge à Kigali, témoigne :
Le capitaine De Cuyper (KIBAT II) assistait aux réunions hebdomadaires de la gendarmerie :
« Je ne participais pas aux débats lors des réunions hebdomadaires de la gendarmerie. Je n’y étais
qu’observateur. J’ai cependant averti le commandant de KIBAT II que ces réunions n’avaient aucune
valeur étant donné que le général-major de la gendarmerie éludait toutes les questions et remarques
à quelques rares exceptions près. Aucun membre ne s’y est opposé, à l’exception de deux membres du
UNCVPOL. 173 Le colonel français attaché au DAMI (détachement d’assistance militaire à l’instruction) assistait également aux réunions. Il intervenait régulièrement pour soutenir le général-major.
Des réunions hebdomadaires se tenaient régulièrement au secteur. On n’y a jamais rien dit d’intéressant et je n’ai guère pu prendre la parole. Aucune information ni analyse ne nous parvenait d’en
haut ». 174
Des coopérants militaires français auraient organisé une campagne de dénigrement des Belges de la
MINUAR :
L’info du 11 janvier 1994 du SGR (qualification B) qui signale que les conseillers français qui sont
restés au Rwanda après le retrait du Dét. Noroît « (...) organisent une campagne de dénigrement des
Casques bleus belges (...) » La source confirme que deux militaires français s’emploient à mettre le
central téléphonique de Kigali sur écoute. 175
Selon le colonel Balis de la MINUAR, les Français ne croyaient pas à la mission de maintien de la
paix : « Ils ont dit d’ailleurs que lorsqu’ils seraient partis, “avec les Belges, ça va péter” ». 176
R. Dallaire J’ai serré la main... [72, p. 280].
UNCIVPOL : Division de la police civile des Nations Unies.
174 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, 1-611/7, section 3.3.3.11. pp. 336-337. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf Le compte rendu d’audition du capitaine De Cuyper écrit :
« Le colonel français Dany assistait également aux réunions. » Cf. [201, CRA 1-15, 14 mars 1997, p. 166]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition14mars1997DeCuyperMarchal.pdf Le rapporteur a transposé Dany
en DAMI. L’identification de ce colonel français à Damy est faite dans le témoignage d’Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril 1997, section 7, p. 22, qui écrit « Le Capitaine Dekuyper déclare que les
réunions hebdomadaires ne servent à rien et que le Général Ndindiliyimana évite les questions et réponses précises appuyé
en cela par le Colonel Damy. Cette appréciation ne correspond pas à la réalité si j’en crois les avis qui me furent donnés
en ce temps-là par le quartier général de la MINUAR. Pour le cas du Colonel gendarme Damy, celui-ci faisait partie de
la coopération française et avait été accepté par les autorités rwandaises comme Conseiller auprès de l’État-major de la
Gendarmerie Nationale ; j’étais satisfait de son travail ».
175 Document SGR no 1691, Rapport du groupe ad hoc, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/8,
section 4.10.4, p. 84]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
176 Audition du colonel Balis, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-62, 29 mai 1997, p. 590].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition29mai1997DeLoeckerBalis.pdf
172
173
260
Deuxième partie
L’éradication des Tutsi
261
Chapitre 6
Les signes avant coureurs d’une crise
6.1
L’opposition aux Accords d’Arusha
L’offensive du FPR de février 1993, la signature des Accords d’Arusha puis l’assassinat du président
Ndadaye au Burundi, le 21 octobre, vont fédérer les extrémistes hutu qui jusqu’alors s’opposaient entre
eux. Les Hutu du Nord, s’étaient emparés des leviers du pouvoir avec Habyarimana en 1973, aux dépends
des Hutu du Centre et du Sud, dont certains restaient toujours fidèles dans les années 90 à la mémoire du
président Kayibanda, père de la république hutu. Le protocole d’accord sur l’intégration des deux armées
va susciter l’opposition irréductible d’officiers supérieurs de l’armée, comme l’avait annoncé en 1992 le chef
des renseignements militaires, le colonel Anatole Nsengiyumva. 1 La tactique d’Habyarimana de diviser
les partis d’opposition, en particulier par son alliance de circonstance avec Faustin Twagiramungu, va être
couronnée de succès, au-delà de ses espérances, en raison du tollé que la signature de ces accords provoque
chez ces « durs ». Mais cette stratégie à « jeu renversé » va lui aliéner son propre parti, le MRND, et
fédérer contre lui les Hutu opposés aux accords dont il reste pour eux le signataire. Examinons de plus
près les positions des opposants à ces accords de paix.
6.1.1
L’opposition du MRND
Le MRND s’est désolidarisé du Président Habyarimana à propos des Accords d’Arusha. Soumis à des
pressions, dont celle de la France, Habyarimana abandonne la présidence du MRND « afin de se placer
au dessus des partis ». 2 Mathieu Ngirumpatse lui succède le 4 juillet 1994. Philippe Gaillard, responsable
du CICR, énumérant tous les signaux avertisseurs de la catastrophe, rapporte ce que lui dit le nouveau
président du MRND, après la signature des accords de paix :
One month later, after the Arusha peace agreement had been signed, I met the President of the
MRND, the governmental party, Mathieu Ngirumpatse, and asked his opinion about the very recent
peace agreement. He told me the following : « Sir, don’t believe too much in it... In Africa peace
agreements are too often just scraps of paper ». 3
Mathieu Ngirumpatse déclare par ailleurs à la radio : « Les Accords d’Arusha, nous ne les avons pas
voulus, nous ne les accepterons jamais. » 4
1 Anatole Nsengiyumva, Note au Chef EM AR, 27 juillet 1992. Objet : État d’esprit des militaires et de la population
civile. Source : The Linda Melvern Rwanda Genocide archive.
2 Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 5 avril 1993, No 259/MAM/RWA. http://
francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19931002.pdf
3 Rwanda 1994 : « Kill as many people as you want, you cannot kill their memory », Speech by Philippe Gaillard, head of
the ICRC’s delegation in Rwanda, 1993-1994, given at the Genocide Prevention Conference, London, January 2002, organized
by the Aegis Trust and the UK Foreign Office, http://www.icrc.org/Web/Eng/siteeng0.nsf/html/5XFNCQ?OpenDocument.
Traduction de l’auteur : Tuez autant de personnes que vous voulez, vous ne pouvez pas tuer leur mémoire », exposé de
Philippe Gaillard, chef de la délégation du CICR au Rwanda de 1993 à 1994. Conférence sur la prévention des génocides,
Londres, janvier 2002. Un mois après la signature des accords de paix d’Arusha, je rencontrai le Président du MRND, le
parti gouvernemental, Mathieu Ngirumpatse, et je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il me dit ceci : « Monsieur, n’y croyez
pas trop... en Afrique les accords de paix ne sont trop souvent que des chiffons de papier ».
4 Témoignage du lieutenant-colonel Balis, adjoint de l’officier Opérations au QG de la MINUAR, Rapport de la commis-
263
6.1. L’OPPOSITION AUX ACCORDS D’ARUSHA
Sans quitter le parti, les durs du MRND s’expriment au travers de la CDR et des médias extrémistes
dont Kangura et la RTLM. L’opposition aux accords de paix débouche sur une opposition à Habyarimana
qui, lui, subit la pression internationale pour cesser d’en retarder la mise en œuvre. Ainsi, l’épisode suivant
se révèle lourd de menaces pour le président : le week-end de Pâques, 2-3 avril 1994, Juvénal Habyarimana
reçoit Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, dans sa résidence
de Gisenyi. Le matin-même, M. Booh-Booh avait mis la pression en laissant entendre que Boutros BoutrosGhali songeait à retirer la MINUAR en raison du retard du processus de paix. 5
Participaient aussi à cette rencontre du 2 avril 6 des intimes et proches collaborateurs du président
Habyarimana, dont le colonel Bagosora et Joseph Nzirorera. Celui-ci déclara le 8 [sic] avril 1994, alors
que le président venait de demander à M. Booh-Booh d’informer le secrétaire général des Nations
Unies qu’il acceptait de mettre en place les institutions le 8 avril 1994 : « On ne se laissera pas
faire, Monsieur le Président ». 7
Vénuste Nshimiyimana écrit plus loin, 8 que le président et le représentant spécial fixèrent la mise en
place de nouvelles institutions au 10 avril 1994. 9 Le rapport Mutsinzi s’appuie sur le récit de Vénuste
Nshimiyimana sans apporter de témoignages supplémentaires. Filip Reyntjens donne une autre version
de ces entretiens de Gisenyi :
Il [Booh-Booh] est d’abord convié à déjeuner chez Alphonse Higaniro, ancien ministre et beau-fils
du médecin personnel du président. Sont présents en plus de Higaniro et de Booh-Booh, le chef de
l’État et son épouse, Joseph Nzirorera et son épouse, Pasteur Musabe et son épouse, et Alphonse
Ntirivamunda et son épouse (une fille du chef de l’État). Les mêmes personnes, avec en plus le colonel
Anatole Nsengiyumva, commandant de place de Gisenyi, se retrouvent le soir au dîner chez le président
de la République. M. Booh Booh est entouré d’un véritable “Gotha” du régime : toutes ces personnes
sont des membres influents de l’akazu. Bien qu’il s’agisse de conversations à bâtons rompus plutôt
que de séances de travail, Booh Booh lui fait part des hésitations de Boutros-Ghali à renouveler la
MINUAR, au cas où les problèmes politiques n’étaient pas résolus. Pressé par son interlocuteur de
prendre une décision historique, le président de la République l’informe qu’il se rendra à Gbadolite
le 4 avril, puis à Dar es-Salaam le 6 avril et qu’il le recevra dès son retour, mais il ne promet rien de
précis. Le chef de l’État paraît plutôt intransigeant quant à l’intégration de la CDR au parlement ; il
vilipende le président Museveni pour son soutien militaire au FPR et il s’en prend à la communauté
internationale pour les pressions intolérables exercées à son égard. Toutes les personnes présentes
appuient avec zèle les vues du chef de l’État et tentent de convaincre Booh Booh que le FPR et ses
alliés locaux et étrangers sont les seuls responsables de la situation inextricable du pays. En quittant
Gisenyi, le représentant spécial n’a pas l’impression que les choses sont près de se débloquer. 10
Dans ce récit de Reyntjens, le colonel Bagosora est absent mais son frère, Pasteur Musabe, est là, ainsi
que Joseph Nzirorera. 11 Le colonel Anatole Nsengiyumva est lui aussi présent, ce qui montre l’importance
de son rôle. Habyarimana ne promet rien et donc Nzirorera ne le menace pas. Qu’y croire ? Nous pouvons
supposer que le journaliste Vénuste Nshimiyimana, qui travaille à la MINUAR et a des liens avec Jean
sion Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 61]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=61 Déposition du lieutenant-colonel Balis, commission Mucyo, 23 avril 2007,
Annexes, p. 19.
5 Linda Melvern [142, p. 126].
6 Selon Booh-Booh, cette réunion a lieu dimanche 3 avril. Réponses de J.-R. Booh-Booh à Filip Reyntjens, 20
juillet 1995, p. 2. Cf. TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Pièce à conviction DB 10.1. http://francegenocidetutsi.org/
BoohBoohReyntjensReponses.pdf#page=2
7 Vénuste Nshimiyimana, Prélude du génocide rwandais - Enquête sur les circonstances politiques et militaires du
meurtre du Président Habyarimana, p. 38. C’est nous qui mettons en gras. L’auteur indique en note : C’est le 2 avril
1994, à Gisenyi, en présence de M. Booh-Booh que J. Nzirorera, secrétaire général du MRND, fait la déclaration. http:
//francegenocidetutsi.org/VenusteNshimiyimanaPreludeGenocide.pdf#page=20
8 Ibidem, page 51.
9 C’est probablement une erreur car Enoch Ruhigira déclare que Habyarimana lui a annoncé que ces nouvelles institutions
seraient installées le 8 avril. Cf. F. Reyntjens [182, pp. 22-23]. Effectivement, le gouvernement intérimaire rwandais a été
formé le 8 avril !
10 F. Reyntjens [182, pp. 22-23]. Reyntjens reprend ici la réponse que lui fait J.-R. Booh-Booh le 20 juillet 1995, p. 2. Cf.
TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Pièce à conviction DB 10.1. http://francegenocidetutsi.org/BoohBoohReyntjensReponses.
pdf#page=2
11 Jean Birara affirme que le colonel Bagosora était en vacances à Gisenyi, voir section 7.25.3 page 475.
264
6. LES SIGNES AVANT COUREURS D’UNE CRISE
Kambanda, est bien informé. 12 Si on comprend bien ce qu’il écrit, c’est Nzirorera qui aurait répété le 8
avril ce qu’il a dit au président le 2 avril. Reyntjens, qui n’est pas au Rwanda à ce moment-là, présente
ici la version de l’entourage présidentiel, l’Akazu. Mais il cite lui-même un deuxième témoignage qui va
à l’opposé de celui-ci :
Enoch Ruhigira, directeur de cabinet du président Habyarimana, soutient que celui-ci avait, avant
même son départ pour Dar es-Salaam, décidé de mettre fin aux tergiversations et de procéder à la
mise en place des institutions prévues par les Accords d’Arusha. 13
Jacques-Roger Booh-Booh confirme dans ses grandes lignes le récit de Reyntjens. En voici un extrait :
Le président de la République a indiqué son appui ferme à la CDR car les Hutu ne lui pardonneraient pas d’avoir accepté que la CDR ne siège pas à l’Assemblée nationale de transition. Il n’a rien
dit à propos des rumeurs faisant état des menaces sur son intégrité physique. [...]
En nous séparant et devant mon insistance de le voir adresser urgemment un message fort au
Conseil de sécurité qui se réunissait sur le Rwanda le 5 avril, il m’a simplement indiqué qu’il allait se
rendre chez le maréchal Mobutu à Gbadolite le 4 avril puis à Dar Es-Salaam le 6 avril 1994, et qu’il
me recevrait dès son retour à Kigali. Le président ne m’a rien promis de précis sur sa volonté de faire
fonctionner les institutions de la transition à son retour à Kigali. 14
Le rappel des propos d’Habyarimana sur l’intégration de la CDR montre que celui-ci est conscient
de la pression et des menaces qui s’exercent sur lui, quoiqu’en dise Booh-Booh. La phrase « les Hutu ne
lui pardonneraient pas » est suffisamment explicite. Nous comprenons que devant ses proches, Habyarimana ait été prudent et n’ait pas dit devant eux à Booh-Booh qu’il allait mettre en place les nouvelles
institutions. C’est pourtant bien sa volonté puisque Booh-Booh écrit, trois paragraphes plus loin :
Mon conseiller Kane a rencontré ce même jour du 5 avril le directeur de cabinet du président qui
lui a dit que le chef de l’État pourrait me recevoir à son retour à Kigali et qu’il pourrait aussi faire
une déclaration ou faire publier un communiqué de presse sur l’exécution de l’accord d’Arusha. 15
Ainsi Enoch Ruhigira avertit Mamadou Kane le 5 avril, au lendemain de la visite à Gbadolite, de
l’intention du président de mettre en place les nouvelles institutions. Ceci est confirmé par le témoignage
de Jean-Christophe Belliard sur la conférence de Dar es-Salaam le 6 avril 1994. 16
Nous n’avons pas de preuve que la phrase « on ne se laissera pas faire, Monsieur le Président » a été
dite effectivement par Nzirorera à Habyarimana. Le témoignage de Vénuste Nshimiyimana est indirect.
Mais Habyarimana avait probablement l’intention, déjà le 3 avril, de se résigner à mettre en place ces
nouvelles institutions. Il est possible que dans un aparté, il en ai fait part à Booh-Booh et l’ai prié de
n’en rien dire. Cet aparté aurait été surpris par Nzirorera.
Jean-Luc Habyarimana, âgé de 18 ans à l’époque, rapporte que, lors de cette réunion, M. Booh-Booh
a dit au président Habyarimana que Kagame l’avait chargé de le prévenir qu’il allait l’éliminer :
Q. Et pourquoi dites-vous que pour vous, vous n’avez aucun doute par rapport au fait que c’était
le FPR qui était responsable [de l’attentat du 6 avril] ?
R. Pour moi, il n’y a aucun doute parce qu’il y a vraiment plusieurs éléments qui penchent... qui
penchent plutôt dans ce sens. Et je tiens à préciser que trois jours avant l’attentat, c’est-à-dire le
3 avril 1994, j’étais avec mon père, ma mère et deux de mes sœurs et des cousins ; on a été invités
par le couple Higaniro Alphonse, à Gisenyi. Et à ce moment-là, il y avait également Jacques-Roger
Booh-Booh, le Représentant du Secrétaire de l’ONU, qui a dit à mon père – et là, j’étais vraiment
sur place et je l’ai entendu personnellement –, qui a dit à mon père que Kagame, qui était... que le
12 Vénuste Nshimiyimana est originaire de la même commune de Gishamvu (Butare) que Jean Kambanda, Premier
ministre du GIR. Il est le gendre de Thaddée Bagaragaza, ancien ministre de l’Éducation nationale sous Kayibanda. Il est
présentateur sur Radio Rwanda de 1991 à 1992, attaché de presse au GOMN de 1992 à 1993, puis auprès de la MINUAR.
Il est membre de la commission de la technique et des programmes dans le comité d’initiative de la RTLM, en place le 26
novembre 1993. Il aurait été nommé par le GIR responsable de l’ORINFOR (non vérifié). Après avoir écrit son livre en
Belgique, il rejoint BBC Afrique à Londres. Selon Linda Melvern, c’est Nshimiyimana qui interviewe J.-R. Booh-Booh le
samedi 2 avril 1994 au matin pour Radio Rwanda. Cf. L. Melvern [142, p. 125].
13 F. Reyntjens [182, p. 23].
14 J.-R. Booh-Booh [43, p. 131]. On lira aussi la réponse qu’il fait aux question de Filip Reyntjens, le 20 juillet 1995. Cf.
TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Pièce à conviction DB 10.1. http://francegenocidetutsi.org/BoohBoohReyntjensReponses.
pdf#page=2
15 J.-R. Booh-Booh, ibidem, p. 131. Jean Birara apprend cette intention du président de la bouche du colonel Rusatira le
4, lundi de Pâques, à midi.
16 Voir section 7.8.3 page 313.
265
6.1. L’OPPOSITION AUX ACCORDS D’ARUSHA
Représentant personnel avait vu quelques jours avant, que Kagame lui avait demandé de dire à mon
père qu’il allait l’éliminer physiquement. 17
Agathe Habyarimana avait déjà parlé de cette menace de Kagame dans Jeune Afrique :
« Le dimanche de Pâques [3 avril], trois jours avant le drame, nous avions convié un haut fonctionnaire des Nations-Unies à partager notre repas familial. Cette personnalité a dit à mon mari, et l’a
répété trois fois devant notre petit cercle intime : “Paul Kagamé m’a chargé de vous avertir personnellement qu’il vous tuera et qu’il emploiera tous les moyens pour cela.” » Qui est cette personnalité ?
Agathe Habyarimana refuse de le préciser pour l’instant. 18
Jacques-Roger Booh-Booh reconnaît avoir parlé au président Habyarimana, le 3 avril, de sa sécurité,
mais pas vraiment dans les mêmes termes. Il écrit :
J’ai indiqué aussi au président que selon des rumeurs persistantes qui m’étaient parvenues, il
prenait des risques personnels en laissant la situation continuer à se détériorer. Je dois préciser que
j’ai eu à d’autres moments l’occasion de parler de la même façon aux autres leaders rwandais dont la
sécurité personnelle semblait menacée. 19
6.1.2
Le Hutu Power
En mission à Kigali le 28 février 1993, Marcel Debarge, ministre de la Coopération, flanqué de Dominique Pin, fait appel à un front commun des partis d’opposition avec celui d’Habyarimana, contre le
FPR. Une tendance « Power » apparaît alors dans chaque parti d’opposition, les menant tous au bord de
la scission.
Le 2 mars à Kigali, réunis à l’appel du « Comité de contacts » 20 présidé par l’évêque Thaddée Nsengiyumva, les partis MRND et CDR, le MDR représenté par Donat Murego, le PSD représenté par Paul
Secyugu, le PL représenté par Stanislas Mbonampeka, et d’autres petits partis (PDC, PDI, RTD, PECO,
PPJR, PZDER, MFBP) adoptent une déclaration où ils condamnent « les visées du FPR Inkotanyi qui
veut prendre le pouvoir par les armes », ils « louent la bravoure des Forces armées rwandaises », ils invitent le gouvernement « à engager et à organiser toute la population à la défense civile du pays ». Ils
réaffirment que « la présence du détachement militaire français s’inscrit dans le cadre de l’accord de coopération entre le Rwanda et la France. Cette présence ne gêne en aucun cas la poursuite des négociations
de paix ». Ils recommandent enfin que des mesures soient prises pour éviter les dissensions à tous les
niveaux du pouvoir. L’évêque Thaddée Nsengiyumva et le pasteur Michel Twagirayesu ont signé cette
déclaration. 21
L’appel de Marcel Debarge a donc été suivi. D’ailleurs, un représentant français aurait participé à
cette réunion. 22 Nous considérons que ce texte est l’acte fondateur du mouvement « Hutu Power ».
Remarquons l’appel à la « défense civile ». Il s’agit-là de la constitution de l’appareil politique qui va
organiser le génocide.
Ce même jour, 2 mars 1993, les partis MDR, PSD, PDC et PL, réunis avec le FPR à Bujumbura,
regrettent dans leur communiqué final l’absence du MRND « qui confirme son opposition au processus
de paix », ils dénoncent « la politique raciste, régionaliste, belliciste et dictatoriale du président Habyarimana », ils condamnent le terrorisme organisé qui a amené le FPR à violer l’accord de cessez-le-feu, ils
17 Témoin Jean-Luc Habyarimana, Interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner, TPIR,
Procès Bagosora 6 juillet 2006. Le témoin est à La Haye. Selon le procureur, M. Booh Booh n’a pas reconnu avoir dit ça au
président Habyarimana.
18 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 18.
19 J.-R. Booh-Booh [43, p. 131].
20 Le Comité de contacts est un organe œcuménique mis en place par les Églises chrétiennes pour tenter une médiation entre
les différents responsables politiques concernés par la crise rwandaise depuis son déclenchement. Cf. Joseph Ngomanzungu,
Efforts de médiation œcuménique des Églises dans la crise rwandaise : Le Comité de contacts (1991-1994), février 2003.
21 Jean-Baptiste Ndarihoranye, Déclaration du 2 mars 1993 des partis politiques MRND, MDP, PSD, PL, PDC, PDI,
PECO, CDR, RTD, Parti démocrate, PPJR-Ramarwanda, PADER et MFBP, 2 mars 1993 http://francegenocidetutsi.
org/DeclarationMrndMdrPsdPl2mars1993.pdf ; M. Mas [139, pp. 249-250].
22 Jordane Bertrand [37, p. 219].
266
6. LES SIGNES AVANT COUREURS D’UNE CRISE
recommandent que l’accord de cessez-le-feu soit respecté, que « les troupes étrangères se retirent » et que
les négociations de paix reprennent immédiatement. 23
Le 3 mars 1993, les partis MDR, PSD, PDC et PL déclarent qu’ils ne sont nullement engagés par la
déclaration du 2 mars à Kigali. La rupture avec les tendances « Power » de ces partis est donc publique.
L’assassinat du président burundais Ndadaye, « cadeau du ciel » pour les fractions « Power » des
partis d’opposition, va conforter le discours des extrémistes propagé par la radio RTLM, sur les « féodaux
tutsi » qui ne reculent devant rien pour reprendre le pouvoir et « remettre les Hutu en esclavage ». 24
Parmi les clauses des Accords d’Arusha qui irritent particulièrement les extrémistes, il y a le nombre
de portefeuilles ministériels accordés au FPR, en particulier celui du ministère de l’Intérieur et le commandement de la gendarmerie, comme le souligne l’épouse de Boniface Ngulinzira, le négociateur des
accords :
Ces extrémistes répètent à qui veut l’entendre : « Les Accords de Paix d’Arusha ont donné trop de
pouvoir au FPR. Vous allez voir, les Inyenzi sont trop malins, ils finiront par tout prendre. Ngulinzira
a vraiment vendu notre pays. Comment a-t-il osé donner au FPR le ministère de l’Intérieur ? Celuici représente le pouvoir réel : le FPR nommera les bourgmestres Tutsi, des préfets Tutsi et il aura
la sécurité intérieure. Ne va-t-il pas restaurer le système de l’ubuhake 25 ? Et le comble, il aura la
gendarmerie sous son commandement ? Notre pays est parti. Il n’y a plus rien à faire. Que deviendra
la population ? » 26
Le meeting de soutien au peuple du Burundi du 23 octobre 1993, organisé à l’initiative de la fraction
Power du MDR, est un très mauvais présage quant à l’application des Accords d’Arusha. C’est la première
grande manifestation publique du Hutu Power. Froduald Karamira, dans un discours incendiaire où il
accuse Paul Kagame d’avoir fait assassiner Ndadaye, fait scander le slogan Power :
Froduald Karamira : - MDR Power !
Les manifestants : - Power ! Power ! Power !
Froduald Karamira : - MRND Power !
Les manifestants : - Power ! Power ! Power !
Froduald Karamira : - CDR Power !
Les manifestants : - Power ! Power ! Power !
Froduald Karamira : - PL Power !
Les manifestants : - Power ! Power ! Power !
Froduald Karamira : - Hutu Uni Power !
Les manifestants : - Power ! Power ! Power ! 27
Sans être une organisation structurée, le Hutu Power regroupait la tendance dure du MDR menée
par Froduald Karamira et Donat Murego, la tendance Justin Mugenzi au PL et quelques PSD. Dans leur
opposition aux accords qui débouchent, selon eux, sur le retour des Tutsi au pouvoir, ils se retrouvent sur
la même ligne que la CDR et le MRND. Les diplomates étrangers se refusent à faire ce constat. Après ce
discours de Karamira au meeting du 23 octobre 1993, le Hutu Power comprend dorénavant les tendances
opposées aux Accords d’Arusha des partis MDR, PL et PSD, ainsi que le MRND, la CDR et la plupart
des petits partis.
La rupture au sein du MDR, provoquée par le choix comme futur Premier ministre, lors des négociations d’Arusha, de Faustin Twagiramungu, président du parti, choix approuvé par le FPR et le
président Habyarimana, va encore s’approfondir par la nomination par Habyarimana d’Agathe Uwilingiyimana comme Premier ministre, sur proposition de Faustin Twagiramungu en remplacement de Dismas
Nsengiyaremye. Le parti, mené par Donat Murego, Froduald Karamira et André Sebatware, exclut Faustin Twagiramungu, Agathe Uwilingiyimana et les autres membres de son gouvernement. 28 Un scénario
semblable scinde le parti libéral (PL) entre la fraction Justin Mugenzi et celle de Landoald Ndasingwa.
23 Faustin Twagiramungu, Communiqué final publié à l’issue de la rencontre de Bujumbura tenue du 25/2 au
2/3/93 entre les partis politiques MDR, PSD, PDC, PL et le FPR, 2 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/
CommuniqueBujumbura2mars1993.pdf ; M. Mas [139, pp. 251-253].
24 G. Prunier [175, p. 242].
25 Ubuhake : contrat fondé sur l’échange de la force de travail contre du bétail. Il est devenu pour les idéologues le symbole
de l’esclavage des Hutu par les Tutsi.
26 F. Mukeshimana-Ngulinzira [155, p. 43].
27 J.-P. Chrétien (dir.) Les médias du génocide [61, p. 209] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 164]. Voir un autre
extrait du discours de Karamira section 4.2.8 page 194.
28 Jordane Bertrand [37, p. 224].
267
6.1. L’OPPOSITION AUX ACCORDS D’ARUSHA
L’éclatement des partis d’opposition apparaît aussi comme une victoire d’Habyarimana qui ne voulait
pas de ces accords qu’il a été contraint de signer. Mais ses « amis » ne lui pardonneront pas cette signature.
Les extrémistes hutu lui reprochaient déjà d’être ami des Tutsi puisque son coup d’État du 5 juillet 1973
avait mis fin aux pogroms organisés par Kayibanda et ses partisans. 29
6.1.3
La CDR
Dans un communiqué du 9 mars 1993, la CDR condamne le président Habyarimana et le Premier
ministre pour avoir signé les accords de cessez-le-feu du 7 mars 1993 à Dar es-Salaam. Elle accuse le
Premier ministre Nsengiyaremye d’avoir « outrepassé ses pouvoirs », d’avoir affaibli « la capacité de défense
du pays, de surcroît, en temps de guerre », d’avoir interdit le recrutement militaire, l’acquisition de
nouveaux armements, d’avoir interdit d’assurer la défense civile, d’avoir « placé l’administration rwandaise
sous la tutelle du FPR », de museler la presse et surtout d’avoir signé les protocoles d’Arusha « pourtant
décriés par la majorité de la population. » Elle se dit choquée par l’approbation de l’accord de Dar esSalaam par le président Habyarimana. Elle l’accuse ainsi que le Premier ministre de haute trahison et leur
enjoint de démissionner. Elle exige le départ des troupes ougandaises et, au contraire, le maintien « du
contingent militaire français qui n’est au Rwanda que pour des raisons humanitaires et dans le cadre des
accords de coopération. » « La population rwandaise doit être initiée à la défense civile », déclare-t-elle,
puis elle dénonce « le coup d’état concocté à Arusha » et exige la révision de l’accord sur le partage du
pouvoir. 30
Ce communiqué de rupture avec Habyarimana emporte l’adhésion de l’ambassadeur de France, Georges
Martres, qui, dans un télégramme, souligne le risque que le FPR profite des Accords d’Arusha pour s’emparer du pouvoir et voit dans la CDR l’héritier du nationalisme hutu qui n’aura plus qu’à se trouver un
autre chef qu’un président « usé par vingt années de pouvoir. » 31
Vers le 16 août 1993, Jean-Bosco Barayagwiza, directeur au ministère rwandais des Affaires étrangères,
en visite au ministère des Affaires étrangères à Bruxelles, explique « les raisons pour lesquelles les Accords
d’Arusha sont inacceptables et pourquoi leur exécution entraînera encore plus d’effusions de sang. » 32
Les Accords d’Arusha inquiètent sérieusement le chef de l’État, son entourage et tous les profiteurs
du régime. Mais Habyarimana les ayant signés, son parti, le MRND, ne peut s’y opposer publiquement.
L’opposition de ces groupes aux accords va s’exprimer par le biais de la CDR. Ainsi on lit dans Kangura 33 :
Ces accords ne sont utiles que pour des partis politiques qui ont obtenu des sièges dans le gouvernement, et donc des occasions de piller le pays, d’utiliser l’argent de l’État pour se ménager des
adhésions. Les autres intéressés par les Accords d’Arusha sont les Tutsi du monde entier parce que
c’est pour eux une occasion de ramener les Hutu à l’esclavage et de reprendre le pouvoir par la ruse.
[...]
il y aura des manifestations incessantes de ceux qui ne trouvent pas leur compte dans les conclusions d’Arusha et qui demandent la tenue des élections qui seules peuvent sortir le Rwanda du
désordre. 34
Mais cela ne me regarde pas, moi je suis CDR.
1. - Toi Hutu qui a repris tes biens en 1959 aussitôt après la fuite des cafards du Rwanda,
abandonne-les, les cafards sont venus les reprendre conformément aux Accords d’Arusha.
- Cela ne me regarde pas, moi je suis CDR.
2. - Citoyen rwandais, prépare-toi au gouvernement de la chicotte et à payer les impôts pour
enrichir les cafards, comme le prévoient les Accords d’Arusha.
- Cela ne me regarde pas, moi je suis CDR.
3. - Soldat, bouclier du Rwanda, donne ton fusil et retourne aux cultures des champs dans les
marais, comme le disent les Accords d’Arusha.
- Cela ne me regarde pas, moi je suis CDR. [...]
Entretien avec Jackie Mukandanga-Blam.
Communiqué de presse du parti CDR sur la rencontre de Dar-Es-Salaam entre le Premier Ministre Nsengiyaremye et
la délégation du FPR , 9 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/CDR-CP9mars1993.pdf ; M. Mas [139, pp. 261-263]
31 Voir section 2.14.1 page 138.
32 Télégramme du 16 août 1993, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/8, section 4.5.1, p. 37].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=37
33 Hassan Ngeze, Les accords d’Arusha seront-ils appliqués ?, Kangura, no 47, août 1993, p. 5.
34 Thèse également soutenue à l’époque par l’Internationale démocrate chrétienne.
29
30
268
6. LES SIGNES AVANT COUREURS D’UNE CRISE
9. - Hutu qui dors encore, même si tu es intelligent, prépare-toi à disparaître par le soin des cafards
comme le cafard Museveni l’a fait en Uganda.
- Cela ne me regarde pas, moi je suis CDR.
10. - Innocents, préparez-vous à être déstabilisés, comme le prévoient les Accords d’Arusha.
- Cela ne me regarde pas, moi je suis CDR. 35
Jean-Bosco Barayagwiza, conseiller du comité exécutif de la CDR, rédige le 3 septembre 1993 une
critique des Accords d’Arusha. Le FPR ne vise guère, selon lui, l’établissement de la démocratie mais
plutôt la prise du pouvoir par la force et la violence. Le FPR a réussi à tisser un réseau dense de
complices à l’intérieur du Rwanda. Le président Habyarimana apparaît comme le dernier symbole du
régime républicain qui a chassé la monarchie. L’Accord d’Arusha a en fait consacré un coup d’État civil
qui met au pouvoir une oligarchie hétéroclite. Le seul et unique moyen de sauver la démocratie et la
république mises ainsi en danger, c’est d’organiser des élections anticipées le plus vite possible. 36
En décembre, Kangura déclare, en s’adressant aux officiers de l’armée, que le FPR prépare l’extermination des innocents et que les militaires belges, qui sont venus au Rwanda dans le cadre de la MINUAR,
« ne nous rateront pas » :
Officiers, c’est avec une grande tristesse que nous voulons porter à votre connaissance les atrocités
que les chefs militaires du FPR préparent dans le cadre de leur projet d’extermination des innocents.
[...]
Vous vous rappelez de ce que nous avions déclaré au sujet des militaires belges qui sont venus au
Rwanda dans le cadre de la MINUAR. Nous avions dit que nous n’en voulions pas. Nous les avons
ratés, mais eux ne nous rateront pas. Ceux qui font confiance à l’ONU, regardez ces agressions dans
lesquelles périssent beaucoup d’innocents alors que l’ONU est là. Le pire, c’est que certains Hutu ont
décidé d’aider les Inyenzi en leur offrant des caches d’armes ou autres services. [...] 37
Comment les dirigeants français peuvent-ils affirmer qu’ils appuyaient les Accords d’Arusha alors
qu’ils soutenaient, comme nous le voyons par ailleurs, cette CDR qui n’en voulait à aucun prix ?
Mais en mars 1993, la CDR change d’attitude et demande à faire partie des institutions de transition.
Le président Habyarimana saute sur cette occasion de retarder encore la mise en place des nouvelles
institutions prévues par les Accords d’Arusha et fait de l’attribution d’un poste de député à la CDR un
préalable. 38
6.1.4
L’opposition de l’armée
En octobre 1993, après la signature des accords, l’attaché de Défense, Bernard Cussac, dresse un
tableau très sombre de l’armée rwandaise. Il souligne d’abord les risques encourus par la démobilisation
de 23 000 soldats qui peuvent être tentés de garder leurs armes :
Manquant de dynamisme au plus fort de la guerre, les F.A.R. n’allaient pas l’acquérir à la veille
de l’accord de paix ; la perspective de devoir démobiliser 23 000 des leurs aura raison des caractères
les mieux trempés et pourrait en inciter certains à conserver les armes dans une tentative « jusqu’au
boutiste » qui aurait pour effet de dégrader un peu plus une situation particulièrement précaire. 39
La fuite du ministre de la Défense, James Gasana, a été, selon lui, très mal ressentie par les militaires.
La population « ne pense pas que l’intégration du FPR puisse se faire sans heurt », écrit-il, et il souligne
que les FAR vont fusionner avec « l’ennemi de toujours » :
Toutefois, il faut admettre que le Rwanda devrait connaître, dans les mois prochains un bouleversement complet dans la mesure où son armée va, non seulement réduire ses effectifs à 13 000
hommes et la gendarmerie à 6 000, mais incorporer, dans ces effectifs, à hauteur de 40 %, l’ennemi
de toujours. 40
35 Kangura no 47, août 1993, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/Kangura47August1993.pdf#page=5 Cf. J.-P. Chrétien (dir.) Les médias du génocide [61, pp. 234-235, 237].
36 Jean-Bosco Barayagwiza, La démocratie ne survivra pas aux Accords d’Arusha, Bruxelles, 3 septembre 1993, TPIR,
Procès des médias, pièce à conviction K0000980. http://francegenocidetutsi.org/BarayagwizaCommunique3sept1993.pdf
37 Lettre ouverte aux officiers de l’armée, Kangura, décembre 1993. Cf. J.-P. Chrétien (dir.) Les médias du génocide [61,
p. 186].
38 J.-R. Booh-Booh [43, pp. 111-114]. Voir section 2.14.1 page 140.
39 Col. Cussac, Compte rendu semestriel de fonctionnement, Kigali le 2 octobre 1993, No 901 MAM/RWA/DR. http:
//francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19931002.pdf
40 Ibidem. C’est nous qui mettons en gras.
269
6.2. LES PROPHÉTIES ANNONCIATRICES DU COUP D’ÉTAT ET DU GÉNOCIDE
Comme le fait pressentir le colonel Cussac, l’Accord d’Arusha sur l’intégration des deux armées va
amener certains officiers supérieurs rwandais à franchir le Rubicon. Jean Birara rapporte, qu’en décembre
1993, un colonel avait téléphoné au Président Habyarimana en lui annonçant : « Nous allons exterminer
tous les Tutsis de Kigali. » Le Président Habyarimana aurait répondu à l’époque : « Dans ce cas, il faut
commencer par moi. » 41
Le colonel Gratien Kabiligi, chef des opérations des FAR (G3), déclare fin mars 1994, devant des
coopérants militaires belges, que « si Arusha était exécuté, ils étaient prêts à liquider les Tutsis ». 42
Ce témoignage, quoique très bref, est incontestable. Le lieutenant-colonel Beaudoin, coopérant militaire
belge, est conseiller du colonel Kabiligi.
Enfin, le 4 avril, le colonel Bagosora déclare devant plusieurs témoins que « la seule solution plausible
pour le Rwanda serait l’élimination des Tutsis ». 43
6.2
Les prophéties annonciatrices du coup d’État et du génocide
L’étrange prophétie de Bonaparte Ndekezi, décrivant le président Kayibanda descendant du ciel en
avion et observant le massacre des Hutu du Burundi par des militaires tutsi, puis l’attaque du Rwanda
par les Tutsi, le 27 janvier 2011, « cinquantième anniversaire de la démocratie », est une préfiguration
stupéfiante du génocide de 1994 à ceci près qu’il faut intervertir hutu et tutsi. 44 Les détails sont tout
à fait prémonitoires de la technique des massacres, des slogans pour pousser à tuer et de l’attentat
déclencheur. Ainsi, la balle qui arrache l’aile droite de l’avion de Kayibanda, les bulldozers qui creusent
les grandes fosses communes, les camions transportant les Hutu à fusiller, la « masse de Hutu arrosée
de gaz lacrymogène pour ne pas gaspiller les balles », les « soldats ougandais et Inyenzi en route vers la
destruction de l’ethnie hutu », le plan du MDR dirigé par Twagiramungu, gendre de Kayibanda, « pour
dire adieu à celui qui avait été son tombeur en 1973 », le Tutsi dont le « but est d’exterminer tous les
Hutu par la lance », « les Tutsi avaient même acquis plus d’une centaine d’avions de combat, un grand
nombre de chars, des missiles », « tout le système de communication de l’armée avait été mis hors d’usage
par les complices », « Butare et Gitarama ont été pris par des soldats venus du Burundi », « la Radio
demanda à la population de rester chez elle », « les survivants s’enfuirent au Zaïre et en Ouganda mais
beaucoup périrent dans les combats ». L’histoire se termine par cette vision du génocide :
Lorsque les habitants purent savoir ce dont il s’agissait, ils prirent des serpettes des arcs et des
machettes en vue de se défendre avec l’aide de quelques soldats... Il y avait partout des cadavres
de Hutu massacrés. Tout le pays puait la mort. Dès le premier jour en effet, des militaires et des
complices avaient été répartis dans toutes les cellules avec ordre de tuer tout Hutu, même celui qui
ne sait pas lire son nom. Pour enterrer tous ces corps, des bulldozers travaillèrent jour et nuit, mais
face au grand nombre de corps à enterrer, leur travail se révéla insuffisant. Des milliers de corps
pourrissaient sur les collines, dans les maisons, aux bords des routes et ailleurs.
En décembre 1993, le propagandiste le plus en vue du Hutu Power, Hassan Ngeze, accroît la tension en
annonçant l’assassinat du chef de l’État par un militaire hutu, démobilisé à cause des Accords d’Arusha :
Le président Habyarimana pourrait mourir avant le mois de mars 1994. [...] Le mois dernier, nous
avons reçu des preuves irréfutables qui nous montrent que Habyarimana va être tué. En plus, lui ne
sera pas tué par un Tutsi mais par un Hutu à la solde des Tutsi [...]
Le Président Habyarimana sera assassiné par un soldat de l’armée rwandaise qui aura été démobilisé en vertu des accords de paix d’Arusha. Ce sera un Hutu agissant à la solde des Inyenzi. [...] Au
lieu de se mettre en colère, une partie de nos soldats pourra dire que c’est de sa faute, en raison des
faveurs qu’il a accordées aux Inyenzi et des promesses inutiles qu’il leur a faites. 45
Un mois plus tard, continuant sa stratégie de la tension, Kangura annonce la reprise imminente de la
guerre :
Communiqué de presse de Me Bernard Maingain au nom de son client Jean Birara, 24 mai 2007.
Voir section 4.2.10 page 199.
43 Voir section 4.2.10 page 199.
44 Kangura no 31, février 1992, pp. 10-11 et no 32 pp. 15-17. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61,
pp. 321-324].
45 Hassan Ngeze, Habyarimana mourra au mois de mars 1994, Kangura, no 53, décembre 1993, page 3. Cf. J.-P. Chrétien
(dir.), Les médias du génocide [61, p. 188].
41
42
270
6. LES SIGNES AVANT COUREURS D’UNE CRISE
« Ceux qui croient que la guerre est finie grâce aux accords d’Arusha devraient déchanter. La
guerre amorce un tournant difficile. Elle revêt aujourd’hui deux aspects. Il y a d’abord l’aspect
militaire, et de ce point de vue, il s’était quelque peu apaisé. Il y a ensuite le combat politique. C’est
elle qui provoque le combat militaire. Dans l’édition no 54, nous avons mis en garde les Rwandais et
particulièrement le peuple majoritaire qui est encore endormi, contre une guerre imminente à Kigali.
[...]
Dans son récent communiqué à la RTLM, le parti MRND a affirmé que les Inyenzi qui sont dans
les locaux du CND ne sont pas les seuls soldats du FPR présents à Kigali. Il y en aurait encore près
de 3 000 qui se cachent dans Kigali. Ils attendent que ceux qui sont dans le CND donnent un signal
pour déclencher la guerre. [...]
La preuve que la guerre est imminente à Kigali est que les Inkotanyi [les « combattants » du FPR,
ndlr] ont commencé à faire des actes de provocation. Ils ont commencé à lancer de petites fausses
attaques dans les quartiers proches du CND. [...] Le plus inquiétant est que ces provocations et ces
crimes sont commis au vu des troupes de la MINUAR. [...] Où sont les soldats de la MINUAR lorsque
les Inkotanyi sortent et vont massacrer les gens ? [...]
Maintenant, ces soldats [de la MINUAR] se comportent comme s’ils avaient été envoyés pour aider
le FPR à prendre le pouvoir par la force. La situation demande quelques explications. Si les Inkotanyi
se sont décidés à nous massacrer, il faudra qu’on se massacre mutuellement. Et que l’abcès crève !
[...] Lorsque les Inkotanyi auront encerclé la capitale de Kigali, ils appelleront ceux de Mulindi et
leurs complices de l’intérieur du pays, et le reste suivra. Il sera évidemment nécessaire que le peuple
majoritaire et son armée se défendent. [...] Ce jour-là du sang sera versé. Ce jour-là, il y aura beaucoup
de sang versé. Roméo Dallaire et sa MINUAR devraient penser à cela aussi. » 46
À lire ces lignes, on comprend comment le projet de massacres est voulu, pensé avec précision et
montré dans ses images les plus sanglantes. Et que l’abcès crève !
Enfin, en février 1994, Kangura brandit le génocide des Tutsi de l’intérieur si la guerre reprend :
« Pasteur Bizimungu et ses frères inyenzi ont la vue courte. Si la guerre devait reprendre, il mourrait
d’innombrables Tutsi. [...] Avant de déclencher une autre guerre, les inkotanyi devront commencer par
dire aux Tutsi de fuir. Sinon, tout est possible. » 47
6.2.1
L’émission de la RTLM du 3 avril
Dans une émission captée et enregistrée le dimanche de Pâques, le 3 avril, par le journaliste Faustin
Kagame au CND, le speaker de la RTLM, Noheli Hitimana, 48 annonce de manière énigmatique que les
Tutsi du FPR vont tenter de prendre le pouvoir par la voie des armes et qu’ils vont précipiter dans la
mort les enfants du pays : 49
Et maintenant, les Tutsi, ceux-là... qui ont mangé du lion, qui ont mangé du lion, qui sont au
FPR, ils veulent prendre le pouvoir. Le prendre donc par la voie des armes. Ils veulent faire une
« petite chose », ils veulent faire une petite chose au cours de ces fêtes de Pâques, et même disent-ils,
nous avons des dates. Ils ont des dates, nous les connaissons. Nous connaissons ces dates aussi.
Au fait, ils feraient mieux de se calmer, au FPR, nous avons des agents yeah ! [note du traducteur :
la voix se tend jusqu’à la rupture]. Oh ho ho ! Il y a nos agents, il y a des agents qui nous font parvenir
les informations. Ils nous disent ainsi : à la date du 3, du 4, et du 5, hum, ils disent qu’il doit y avoir
une petite chose, ici à Kigali, Kigali-ville.
Et même à la date du 7 et du 8, hum. Et alors vous entendrez le bruit des balles ou encore
vous entendrez les grenades tonner. Mais j’espère que les Forces armées rwandaises sont en éveil. Il
y a les Inzirabwoba [note du traducteur : milices de la CDR, basses œuvres du génocide avec les
Interahamwe, milice du MRND], eh ! ils ont beaucoup de corps d’armée, je ne peux pas tous les
énumérer. [...] Autrement, tenir Kigali, ha, ha, nous le savons, nous le savons.
46 Qui survivra à la guerre de mars, Kangura, no 55, janvier 1994, p. 13. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide
[61, pp. 188, 190].
47 Hassan Ngeze, Les inkotanyi ont dit qu’ils vont entreprendre la guerre... qu’ils le fassent, Kangura, no 56, février 1994,
p. 10. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 191].
48 Noheli ou Noël Hitimana est signataire des statuts de la CDR. Il est mort dans une prison de Kigali, selon Faustin
Kagame.
49 RFI a rediffusé ces propos de Hitimana dans l’émission “Enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana”
de David Servenay, lundi 29 mars 2004. Ce dernier dispose de l’enregistrement que lui a adressé Faustin Kagame avec une
traduction et un commentaire.
271
6.2. LES PROPHÉTIES ANNONCIATRICES DU COUP D’ÉTAT ET DU GÉNOCIDE
À la date du 3, 4, et du 5, il est attendu qu’une petite chose va survenir ici à Kigali, et même
ils vont poursuivre et se reposer à la date du 6, et à la date du 7 et du 8, ils vont faire une petite
chose, en utilisant ces balles et ces grenades. Mais en réalité, il y a l’attaque « Simusiga », 50 qu’ils
prévoient, et ils disent quand nous aurons fini cette petite chose de perturber la ville, nous allons nous
y mettre avec l’attaque « Simusiga » après cela, mais quant à la date elle-même, mon agent [note du
traducteur : au FPR] ne me l’a pas encore dite, il ne me l’a pas encore dite. [...]
Sachez que... les Forces armées rwandaises [en français], les Forces armées du pays, vous allez nous
les mettre sur le dos, alors que cela n’était pas nécessaire et du coup les Forces armées du pays vont
se fâcher [colère et vivacité dans le ton du speaker] et ils peuvent faire comme ça : « Pouh ! Tout
ça c’est des histoires de Tutsi ce sont eux qui nous causent tous ces tournis. » Hein je vous ai dit :
depuis que cette révolution a eu lieu, depuis donc le 1er octobre 1990, les Forces armées rwandaises
sont restées dans leurs casernes, elles n’ont taquiné personne.
Que le FPR sache qu’il répondra devant le Peuple et l’Histoire, de cette jeunesse qu’il ne cesse
de faire décimer [dit en français et sur un ton extrêmement solennel]. Que le FPR entende bien :
devant l’Histoire du monde, devant l’Histoire et devant le Peuple... Un jour, il devra expliquer devant
le Peuple et l’Humanité entière... comment ces enfants du pays, ces enfants du pays, ils les ont
précipités dans la mort... Un jour ils l’expliqueront... Ha ! [...]
Le sang se verse, mais après, il ne se ramasse plus [proverbe rwandais]. Le sang se verse et on ne le
ramasse plus, le sang se verse et ne se ramasse plus. Ha, heeein ! ! [exclamation insistante de menace
et d’avertissement]. On aura des nouvelles de tout ça...
Mais en fait... les citoyens, nous les appelons, moi je les appelle souvent la quatrième colonne... le
peuple, voilà le vrai bouclier, c’est la véritable armée qui est forte... les forces armées combattent mais
le peuple, lui, il dit : « Nous tenons vos arrières, c’est nous le bouclier. » Le jour où le peuple va se
lever et qu’il ne voudra plus de vous, qu’il vous haïra à l’unisson et du fond de son cœur, quand vous
lui inspirerez la nausée, je... je me demande par où vous vous échapperez. Par où vous passerez ? Tu ne
peux gouverner celui qui ne veut pas de toi. Cela est impossible. Et même Habyarimana lui-même, si
les citoyens n’en voulaient plus, il ne pourrait plus entrer dans son bureau. 51 Cela est impossible... 52
Donc dans ces propos de Hitimana nous comprenons ceci :
1- Le FPR va passer à l’attaque à Kigali pour prendre le pouvoir par la force armée.
2- Les 3, 4 ou 5 avril, il y aura une « petite chose », ils vont poursuivre les 7 et 8 mais se reposer le
6. Ou bien cette « petite chose » aura lieu le 7 et le 8. On entendra le bruit des balles.
3- Il y aura une réaction des forces armées et des milices.
4- Cette « petite chose » sera suivie de l’attaque Simusiga, le massacre des Hutu par les Tutsi.
5- Les Forces armées rwandaises qui, jusqu’ici n’ont pas touché aux Tutsi vont se fâcher.
6- Il y aura alors une grande effusion de sang dont le FPR sera redevable devant le peuple et l’Histoire.
7- Le peuple se soulèvera et sera le vrai bouclier. Il tiendra les arrières des forces armées. Il haïra les
Tutsi et les exterminera ; ils ne pourront pas fuir.
8- L’éventualité du renversement du président Habyarimana est évoquée, si le peuple ne veut plus de
lui.
Le point 1 accusant le FPR de vouloir prendre le pouvoir par la force n’est pas nouveau, de même
que la prédiction du génocide au point 6. Mais alors que le point 4 fait croire que les Tutsi du FPR
veulent par cette attaque Simusiga exterminer les Hutu, le point 7 évoque clairement le génocide des
Tutsi par le peuple. Le renversement de Habyarimana au point 8 n’est aussi pas nouveau puisqu’il est
évoqué dans Kangura et dans la note sur l’« État d’esprit des militaires et de la population civile ». 53
Toute l’ambivalence du message réside en ce que le point 8 peut rejoindre le point 1 et en être la « petite
chose ».
Littéralement : l’attaque « je ne l’épargne plus », l’attaque finale.
Note de Faustin Kagame : Cette dernière phrase est très étonnante pour qui sait la vénération extrême dont ses
partisans entouraient le pouvoir au Rwanda. Évoquer publiquement l’impossibilité du Président à rentrer dans son bureau
ou son rejet par le peuple, même sous forme de supposition « absurde », est normalement sacrilège... A fortiori, dans une
dictature en guerre, c’est un écart de langage impensable. L’impression que cela laisse est que Hitimana traite déjà le
Président comme un futur « has been ».
52 Nous avons rétabli la traduction française due au journaliste Faustin Kagame à partir des sources suivantes : J.-P.
Gouteux [95, pp. 218-219] ; Article 19, Broadcasting Genocide, [27, pp. 58-64] ; David Servenay, Enquête sur l’attentat contre
l’avion du président Habyarimana, RFI, 29 mars 2004 ; Gabriel Périès, David Servenay [179, pp. 262-265]. La traduction
faite pour le TPIR est différente. Cf. Transcription de radio RTLM, TPIR, Affaire ICTR-99-52-T, Procès des Médias,
Exhibit P103/129C, traduction Hélène Moeneback, p. 23. http://francegenocidetutsi.org/rtlm0129.pdf#page=23
53 Voir section 4.3.1 page 200.
50
51
272
6. LES SIGNES AVANT COUREURS D’UNE CRISE
Les points 5 et 7 retiennent particulièrement l’attention. La « petite chose » va amener les FAR à « se
fâcher ». C’est exactement ce qui s’est passé. Le point 7 décrit l’autodéfense populaire, la campagne de
haine contre les Tutsi et le blocage des routes et des frontières. Ceci fait penser que ce Noëli Hitimana
est très bien renseigné et que nous nous trouvons devant l’évocation d’un scénario de génocide. Cette
intervention aurait eu pour but de préparer les esprits et de mettre les initiés en alerte.
Il est difficile a posteriori de ne pas mettre ces propos en relation avec les événements du 6 avril au
soir et du 7. Le 3 avril donc, la décision de lancer les opérations d’extermination des Tutsi en commençant
par liquider Habyarimana et des dirigeants politiques aurait été prise. Est-ce suite aux propos échangés
entre le président Habyarimana et J.-R. Booh-Booh à Gisenyi devant des membres de l’Akazu dont le
colonel Nsengiyumva et/ou le colonel Bagosora ?
Ces textes sont des preuves que le génocide a été pensé au moins depuis 1992. Dans un autre style,
la note sur l’« État d’esprit des militaires et de la population civile » du colonel Anatole Nsengiyumva
du 27 juillet 1992 reprend les mêmes thèmes. Jean-Pierre Chrétien, suivant Lemarchand, les appelle des
prophéties auto-créatrices. La prise en compte de ces textes permet de cerner dans quel milieu et par
quelles personnes le plan d’extermination a été pensé.
6.2.2
Autres signaux avertisseurs
Philippe Gaillard, responsable du CICR, énumérant tous les signaux avertisseurs de la catastrophe,
rapporte ce que lui dit le nonce apostolique :
« Just before Easter, the Dean of the diplomatic corps convoked me. 54 He advised me to be on
the alert for something bad could happen very soon. Prevention. I asked all my people not to leave
the town. » 55
Le doyen du corps diplomatique est le nonce Mgr Giuseppe Bertello.
Rwanda 1994 : “... kill as many people as you want, you cannot kill their memory”, Speech by Philippe Gaillard, head
of the ICRC’s delegation in Rwanda, 1993-1994 ; given at the Genocide Prevention Conference, London, January 2002,
organized by the Aegis Trust and the UK Foreign Office. Traduction de l’auteur : Juste avant Pâques, le doyen du corps
diplomatique me convoqua. Il me conseilla de me tenir en état d’alerte car quelque chose de grave pourrait arriver très
bientôt. Avertissement. Je demandai à tout mon personnel de ne pas quitter la ville. http://francegenocidetutsi.org/
OnPeutTuerAutantDeGensQuonVeutPhilippeGaillard.pdf http://francegenocidetutsi.org/GaillardJanuary2002.pdf
54
55
273
Chapitre 7
L’attentat du 6 avril : pistes pour
une enquête jamais faite
7.1
Introduction
La question de l’attentat du 6 avril 1994 a été maintes fois traitée mais jamais résolue, quoique, en
France, l’attribution de la responsabilité de l’attentat au FPR soit devenue vérité par la force des médias
et l’aura d’infaillibilité de la justice antiterroriste. Les enquêtes ont le plus souvent consisté à envisager
des hypothèses sur l’identité de ceux qui ont abattu l’avion, à peser leurs motivations ou à faire des scoops
autour de témoignages de transfuges du FPR qui accusaient Paul Kagame du crime. Il n’y eut en fait
aucune enquête sérieuse. 1
Nous reprenons ici le dossier, en essayant de sélectionner dans toute l’information disponible tous
les faits qui semblent sûrs ou du moins qui semblent attestés par des témoins. Dans cette collecte, nous
n’avons pas d’attitude sectaire et citons par exemple Charles Onana pour les informations qu’il obtient
de la famille Habyarimana, alors que nous ne partageons pas ses conclusions. Ces faits étant recueillis
et affectés d’un certain degré de fiabilité, nous passons en revue les différentes théories et accusations.
Enfin, nous donnons une réponse en terme de probabilité à la question posée.
La publication du rapport Mutsinzi vient corroborer notre conclusion en apportant de nombreux
témoignages directs sur les événements du 6 avril 1994 et des jours précédents. Nous en reprenons ici
quelques-uns. Ils ont l’avantage d’être vérifiables par un juge qui voudrait bien se déplacer pour enquêter.
Quant à l’enquête du juge Bruguière, elle s’est dégonflée comme une baudruche, le principal témoin ayant,
selon ses dires, tout inventé comme nous le pressentions. 2 Sans toutefois réussir à identifier les auteurs
de l’attentat, nous sommes désormais quasi certains de connaître la faction qui l’a organisé.
Début avril 1994, la situation au Rwanda est relativement calme par rapport à la fin du mois de février,
mais elle est lourde de menaces. Le président a réussi à différer jusqu’alors la mise en application des
Accords d’Arusha, il a réussi à diviser les partis d’opposition, de sorte qu’il peut espérer raisonnablement
disposer d’une majorité de blocage dans les futures institutions. La communauté internationale le presse
de les mettre en place. La dernière argutie du président est d’exiger la présence de la CDR dans les futures
institutions. Celle-ci s’est toujours battue contre les accords de paix mais, maintenant, elle proteste contre
son exclusion des institutions de transition prévues par ceux-ci. Le FPR refuse la CDR dont l’objectif
contrevient au Code d’éthique, partie intégrante du Protocole d’accord relatif au partage du pouvoir.
À l’instigation de M. Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, les diplomates
des pays garants des accords de paix, nonce apostolique en tête, réunis à l’ambassade de France, en
1 Cette appréciation n’a plus cours depuis que les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se sont rendus au Rwanda le 11
septembre 2010 accompagnés de cinq experts. Ceux-ci ont rendu un rapport le 10 janvier 2012 qui conclut que l’avion a été
abattu par un missile de type SA 16 tiré depuis le camp militaire de Kanombe, donc excluant la responsabilité du FPR. http:
//francegenocidetutsi.org/rapport-balstique-attentat-contre-habyarimana-6-4-1994.pdf Nous laissons cependant
ce chapitre dans l’état où nous l’avions écrit avant ce rapport.
2 Voir : Pierre Jamagne, « Rwanda, l’histoire secrète » de Abdul Joshua Ruzibiza ou Mensonges made in France ?, La
nuit rwandaise, no 2, 7 avril 2008, pp. 31-54.
275
7.2. LE DON D’UN AVION POUR SUIVRE LES DÉPLACEMENTS DU PRÉSIDENT
un appel solennel le 28 mars, prient les parties d’appliquer les accords et sont d’avis, « après examen
des dispositions pertinentes du protocole d’accord sur le partage du pouvoir, que tous les partis politiques
agréés au Rwanda à la date de signature de ce protocole et le FPR doivent être représentés à l’Assemblée
nationale de transition dès sa mise en place, à condition qu’ils respectent l’accord de paix. » Le texte
ne fait pas d’allusion explicite à l’intégration de la CDR dans les institutions de transition. 3 Le 5 avril,
le représentant de la France au Conseil de sécurité plaide pour l’entrée de la CDR dans les nouvelles
institutions. 4
Alors que le Président Habyarimana est acculé à mettre en place ces nouvelles institutions, des menaces
s’accumulent sur lui. Tout en signant d’une main les Accords d’Arusha, il a contribué de l’autre à une
solution de la crise qui passe non pas par l’application de ces accords de paix mais par l’élimination de
l’ennemi, les Tutsi. S’il met en application ces accords, la bombe qu’il a contribué à poser risque de lui
éclater à la figure. Son parti, le MRND, l’a désavoué et les propos de Joseph Nzirorera lui promettant
qu’on « ne se laissera pas faire » 5 sont une menace directe sur sa personne qui s’ajoute à celles de Kangura
annonçant l’assassinat du chef de l’État par un Hutu. Habyarimana a réussi à ce que les membres de
l’Akazu se réconcilient, sur la base de l’idéologie du peuple hutu majoritaire, avec les tenants de l’ancien
président Kayibanda qu’il a éliminé. La CDR, le Hutu Power et leur porte-parole, la radio RTLM, ne
veulent pas du partage du pouvoir avec les Tutsi. Pire, les principaux chefs militaires ne veulent pas des
accords de paix. Le colonel Kabiligi le dit en privé à des coopérants militaires belges, 6 mais le colonel
Bagosora le répète en public devant le général Dallaire.
En mettant en place les nouvelles institutions, Habyarimana peut-il continuer à compter sur Paris ?
La France, tout en disant soutenir les accords de paix, a poursuivi ses livraisons d’armes. À l’Élysée le
général Quesnot ne cache pas qu’il désapprouve les accords en raison de l’avantage « exorbitant » donné
au FPR notamment dans la future armée. Pense-t-on à Paris à une autre solution de « la question tutsi » ?
Le soutien français fait maintenant pratiquement défaut à Habyarimana. Outre que la France a dû
retirer l’essentiel de ses troupes, les propos peu amènes des ministres Pierre Joxe et Marcel Debarge à
l’égard d’Habyarimana et le télégramme diplomatique de l’ambassadeur de France, estimant le 11 mars
1993 que celui-ci « a finalement tout raté », font la démonstration que Paris est à la recherche d’un
remplaçant dans les milieux politiques qui se réclament du « nationalisme hutu ». 7
7.2
Le don d’un avion pour suivre les déplacements du président
D’où vient cet avion avec lequel Habyarimana se rendra à la conférence de Dar es-Salaam ?
Pour 2,8 millions de F. l’an, la coopération française paye depuis 3 ans les 3 pilotes (français) de
l’avion présidentiel Falcon 50 offert par la France au Président rwandais Habyarimana (Libération du
22/03/93).
La Caravelle offerte au président rwandais par Georges Pompidou devant être remplacée, un Falcon
50 lui est offert par la France sur instruction de François Mitterrand à l’occasion de la visite à Paris du
président Habyarimana, le 2 avril 1990. Ce geste représente un effort financier important, précise Claude
Arnaud, ce qui amènera à surseoir à d’autres demandes notamment en matériel militaire. 8
Bernard Cazeneuve, souhaitant avoir des précisions sur les fonds exceptionnels accordés à l’État
rwandais au titre de la coopération en 1990 et s’interrogeant sur la pertinence de l’achat, pour 60 millions
de francs, de l’avion présidentiel, l’ambassadeur Georges Martres lui répond :
Il [Georges Martres] a précisé que l’achat en 1990 d’un Falcon d’occasion pour le Président Habyarimana correspondait au remplacement de la Caravelle très vétuste qui avait été financée par la
France, à une époque où le Rwanda n’était pas en guerre contre le FPR. Il a indiqué qu’il s’agissait
3 Lettre de J.-R. Booh-Booh à son Excellence Monsieur le Président de la République, 28 mars 1994. http://
francegenocidetutsi.org/BoohBoohHabyarimana28mars1994.pdf ; Code cable from J.-R. Booh-Booh to Annan, New York,
28 mars 1994.http://francegenocidetutsi.org/BoohBoohAnnanAppelSolennel28mars1994.pdf
4 Voir section 2.14.1 page 141.
5 Propos tenus lors de la rencontre du Président avec Booh-Booh le 3 avril à Gisenyi. Voir section 6.1.1 page 263.
6 Voir section 4.2.10 page 199.
7 Voir ce télégramme du 11 mars 1993 section 2.14.1 page 138.
8 Claude Arnaud, ambassadeur de France, chargé de mission auprès du Président de la République, Note pour Monsieur
le Président de la République, Visite du Président du Rwanda (lundi 2 avril), 30 mars 1990. http://francegenocidetutsi.
org/Arnaud19900330.pdf
276
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
là d’une pratique courante de coopération consistant à offrir un avion personnel aux Chefs d’État
africains. Le Président Bongo et vraisemblablement le Maréchal Bokassa ont ainsi reçu des appareils.
La France, ayant jugé qu’il lui était difficile de ne pas répondre à cette demande de renouvellement,
a acquis un Falcon d’occasion et a fourni le même équipage d’officiers français, ce qui permettait de
connaître les déplacements importants du Président rwandais. 9
L’appareil est attendu au Bourget dans la semaine du 21 mai 1990 pour quelques aménagements.
Le commandant de bord de la Caravelle, Jacky Héraud, et le copilote, Jean-Pierre Minaberry, devaient
suivre un stage du 2 au 25 mai chez Flight Safety au Bourget. Le mécanicien au sol de la Caravelle, M.
Serge Shefter, n’étant pas en mesure de suivre la formation Falcon, c’est le mécanicien naviguant de la
Caravelle, Jean-Michel Perrine, qui sera le mécanicien au sol du Falcon. 10
Les conditions dans lesquelles le Falcon a été offert au Président Habyarimana sont plutôt troubles :
Symbole des relations privilégiées et désormais largement contestées de la France et du Rwanda,
le Falcon 50 fut acheté d’occasion puis offert au président Habyarimana pour remplacer une Caravelle
vieillissante, dans des conditions qui pourraient n’avoir rien à gagner à être mises en lumière. Les
tractations étaient alors conduites par un membre éminent du cabinet de François Mitterrand, assisté
d’un homme de la « cellule élyséenne ». L’intermédiaire choisi par le chef de l’État rwandais était le
docteur Bele Calo, Africain né en Belgique, qui eut plusieurs fois maille à partir avec la justice pour
abus de confiance et escroquerie, au début des années 80. Réputé proche de l’ancien ambassadeur du
Rwanda en France, Denis Magirimana, qui devait être destitué pour détournement de fonds publics,
ce personnage douteux aurait quitté la France pour gagner l’Ouganda, sans plus jamais faire parler
de lui. 11
Le « membre éminent du cabinet de François Mitterrand » pourrait être François de Grossouvre
et l’homme de la « cellule élyséenne », le commissaire Pierre-Yves Gilleron, ancien de la DST. Paul
Barril publie un extrait de la lettre que Gilleron aurait envoyée le 17 août 1989 au directeur de cabinet
de Thierry de Beaucé, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, 12 à propos du remplacement de
l’avion du président de la République du Rwanda :
Le Président, par le canal autorisé du docteur Bele Calo, son ami personnel, homme d’une remarquable discrétion et d’une grande probité qu’il a spécialement désigné pour mener à terme ce dossier,
selon des modalités qu’il vous appartiendra, si vous le souhaitez, de lui préciser, confirme la priorité
qu’il accorde au traitement de celui-ci. Il envisage, d’ailleurs, de charger son ministre des Affaires
étrangères, qui séjournera à Paris en cette fin de mois, d’un message pour le président de la République française, aux fins de lui confirmer cet intérêt et s’en remettre à toute suggestion qui pourrait
lui être soumise, lui-même s’engageant à offrir toute contrepartie que vous pourriez souhaiter, lors
des négociations qui ne manqueront point de s’ouvrir.
Toutefois, aux fins de vous assurer la plus totale discrétion dans le traitement de cette affaire,
tant sur un plan intérieur qu’international [...], le président du Rwanda ne souhaite point multiplier
les intervenants. Seul monsieur le docteur Bele Calo demeure désigné comme interlocuteur, sauf avis
contraire de votre part. [...] 13
En 1995, dans une lettre demandant à Alain Juppé que l’État supplée aux assurances qui se refusent
à indemniser les familles de l’équipage, Georges Martres révèle que celui-ci renseignait l’ambassade sur
tous les déplacements du chef de l’État rwandais :
Notre politique ainsi définie avait nécessité un contact très étroit de notre ambassade avec le
Président Habyarimana. À ce contact, l’équipage a apporté une modeste mais constante et très
fidèle contribution en informant régulièrement l’ambassadeur et son attaché de défense sur tous les
mouvements du Chef de l’État rwandais. Les trois hommes de cet équipage ont payé cruellement de
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 124-125].
TD Mincoop PARIS 3812, 26 avril 1990, Objet : Remplacement de l’avion présidentiel. Signé : DROIN.
11 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
12 Thierry de Beaucé, classé « gaulliste de gauche », a été notamment conseiller à l’ambassade de France au Maroc (1978),
directeur des affaires internationales d’Elf (1981-1986) sous Albin Chalendon, puis secrétaire d’État aux Affaires étrangères,
chargé des Affaires africaines et malgaches dans le gouvernement Rocard (1988-1991), puis conseiller à la Présidence de
la République. C’est un courtisan de Mitterrand qui vient passer ses week-ends à l’abbaye de la Tour-de-Saint-Loup dont
de Beaucé est propriétaire. Cf. Note d’information du Réseau Voltaire No 185-186, 2 décembre 1998, reproduite par J.-P.
Gouteux [95, p. 480].
13 P. Barril [34, pp. 111-112]. Le nom de Bele Calo est le seul élément qui permet de recouper cette lettre produite par
Barril avec l’article de Gattegno et Lesnes.
9
10
277
7.2. LE DON D’UN AVION POUR SUIVRE LES DÉPLACEMENTS DU PRÉSIDENT
leur vie l’échec de nos efforts et de ceux de la communauté internationale pour éviter la catastrophe
que nous pressentions depuis quatre ans. 14
7.2.1
La société employeuse de l’équipage
Le Monde du 28 juin 1994 révèle que les conditions d’embauche de l’équipage français de l’avion sont
tout aussi alambiquées que l’achat de celui-ci :
Recrutés au titre de la coopération pour piloter l’appareil offert par la France au Rwanda en
1989, les trois équipiers dont l’un au moins est un ancien du GLAM furent rapidement salariés
par une société parisienne aux contours plutôt flous, la SATIF (Service et assistance en techniques
industrielles françaises), qui, à en croire son dirigeant, est « une société de prestation de services dans
les domaines aéronautique et électronique », qui passe notamment des marchés avec le ministère de
la coopération, « avec l’exigence de compétence et de discrétion que cela comporte ». L’entretien des
équipages du Falcon 50 rwandais coûtait environ 3 millions de francs par an. Fallait-il, pour ne pas
en faire supporter la charge aux finances françaises, passer par une société « amie » ? L’hypothèse
est envisagée par plusieurs sources, qui suggèrent que celle-ci a pu déjà, par le passé, rendre d’autres
services discrets à la coopération...
« Nous ne sommes pas un faux-nez du ministère de la coopération », nous a déclaré le responsable
de la SATIF, à qui l’on n’en demandait pas tant. Le cabinet du ministre Michel Roussin admet pour
sa part être « en contact financier » avec la société, qui semble d’ailleurs avoir fait place à une SARL
dénommée ASI (Aéroservices International), dont la dissolution a été prononcée le 30 juin 1992, mais
qui semble toujours en activité, même si elle n’a jamais satisfait à l’obligation légale de déposer ses
comptes au tribunal de commerce. « Nous n’avons rien à cacher, explique le même interlocuteur, nos
clients sont au courant de tout ce que nous faisons, mais nous n’aimons pas que l’on se mêle de nos
affaires. Nous ne sommes pas aux États-Unis ! » Au cours du même entretien, celui-ci nous assurait
la semaine dernière que l’avion ne possédait aucune boîte noire... 15
L’enquête de la Mission d’information parlementaire confirme qu’un contrat entre le ministère de la
Coopération est signé avec la SATIF pour fournir l’équipage du Falcon. Ce contrat est financé sur le
fonds d’aide et de coopération au titre de l’assistance française au Rwanda. Ce contrat est passé de gré
à gré et non par appel d’offres comme c’est la norme dans les marchés publics. 16
Le rapport de la Mission d’information parlementaire souligne le caractère très obscur de cette société
SATIF qui sous-traite le contrat à ASI puis à MIS, deux sociétés dont le gérant est le PDG de SATIF :
En violation des règles des marchés publics qui prévoient qu’un prestataire de services doit communiquer son intention de sous-traiter, la SATIF a sous-traité l’exécution du contrat pour tout ou
partie de la mission, sans en avertir les autorités publiques, à deux sociétés, d’abord l’ASI (Aero
Services International), puis la MSI (Maintenance Internationale Services) à partir de 1991. [...]
Les deux sociétés peuvent être caractérisées de sociétés écrans de la SATIF. Les PDG de l’ASI
et de la MIS [sic] n’étaient autre que celui de la SATIF, la longueur de son patronyme (CharlesArmand de Rocher de la Baume du Puy-Montbrun) permettant de recourir à certaines parties du
nom seulement (Charles de la Baume pour la SATIF, Armand de Rocher pour l’ASI ou la MIS).
L’ASI a disparu début 1993, la MIS ayant pris son relais. 17
En dépit des dénégations, le rapporteur de la Mission d’information parlementaire est persuadé que
cette société SATIF est liée avec le monde du renseignement :
Votre rapporteur s’est étonné qu’une société ayant fourni des équipages à la Coopération militaire,
par exemple au Tchad, et des pilotes dans un pays difficile comme le Rwanda, au service d’un Président
menacé, puisse être considérée comme une société classique sans lien avec le renseignement, même
s’il lui a été confirmé que des pilotes mis à disposition ne rendaient pas compte de leur activité sauf
si certaines informations leur paraissaient importantes.
Si nous ajoutions que la SATIF est une boutique de mercenaires, nous ne serions pas loin de la vérité.
Lettre de Georges Martres à son Excellence Monsieur Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, Paris, 9 avril 1995.
http://francegenocidetutsi.org/Martres9avril1995.pdf
15 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
16 Lettre de Jean Nemo à Bernard Cazeneuve, Contrat SATIF, 7 août 1998. http://francegenocidetutsi.org/
SATIFlettreJNemo7aout98.pdf .
17 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 259-260].
14
278
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL: PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.3
Les FAR disposaient-elles de missiles sol-air ?
L’armée rwandaise ne détenait pas de missiles sol-air. James Gasana, ancien ministre rwandais de la
Défense, affirme en 1998 « qu’aussi longtemps qu’il avait exercé ses fonctions, aucun militaire des FAR
n’avait été formé à la manipulation des missiles antiaériens » et que « le Gouvernement rwandais n’avait
jamais envisagé d’acquérir des armements antiaériens puisque le FPR ne possédait pas d’aviation. » 18
Compte tenu que Gasana a quitté précipitamment son poste de ministre de la Défense le 20 juillet
1993, ceci ne préjuge pas que les FAR aient pu en acquérir après et cette fuite révèle qu’il ne contrôlait
certainement pas tout dans l’armée rwandaise.
Selon François Léotard, ministre de la Défense, « le missile qui a atteint l’avion, un SAM-16, 19
de fabrication soviétique, était en dotation dans l’armée ougandaise et au FPR, et non dans l’armée
rwandaise qui n’avait pas de menace aérienne à redouter. » 20
Ces dénégations d’une menace par voie aérienne faite par ces deux ministres de la Défense sont
infirmées par la demande d’armes antiaériennes, dont des missiles sol-air Roland, que le président Habyarimana exprime lors de sa visite à François Mitterrand le 2 avril 1990. 21 Plus qu’une menace aérienne
en provenance de l’Ouganda, écrivait l’ambassadeur Martres dans son télégramme du 14 mars 1990,
Habyarimana craignait pour sa sécurité personnelle !
Le juge Bruguière affirme, lui aussi, que les FAR n’avaient pas de missiles, en s’appuyant sur les
témoignages du général Emmanuel Habyarimana, du colonel Balthazar Ndegenyika 22 et du lieutenantcolonel de Saint-Quentin. 23
Cependant il existe des preuves que les FAR disposaient de missiles sol-air. Alors que le FPR avait
déclaré qu’il avait des missiles sol-air, le général Dallaire apprend, à la rencontre de Kinihira où il discute
de l’application des accords de paix avec les deux parties en août 1993, que les FAR en avaient aussi, de
type SA-7, mais les cachaient :
Bagosora souleva la question de la défense antiaérienne. Seules des mitrailleuses lourdes sur affût
de DCA étaient permises. Les missiles étaient interdits. Le FPR avait déclaré être en possession d’un
certain nombre de missiles à courte portée en provenance des pays de l’Est, alors que l’AGR soutenait
n’en posséder aucun, même si ces forces avaient des batteries antiaériennes à l’aéroport de Kigali et
un nombre indéterminé de missiles SA-7. 24
7.3.1
La découverte d’un missile SA-16 récupéré sur le FPR en 1991
Le colonel Galinié, chef de la Mission d’assistance militaire à Kigali et attaché de Défense, annonce
la découverte d’un missile SA 16, le 18 mai 1991 25 :
OBJET: ARME DE DÉFENSE SOL-AIR TYPE S.A. 16.
PRIMO : - L’ÉTAT-MAJOR DE L’ARMÉE RWANDAISE EST DISPOSÉ À REMETTRE À
L’ATTACHÉ DE DÉFENSE UN EXEMPLAIRE D’ARME DE DÉFENSE SOL-AIR
SOVIÉTIQUE DE TYPE S.A. 16 RÉCUPÉRÉ SUR LES REBELLES LE 18 MAI 1991 AU
COURS D’UN ACCROCHAGE DANS LE PARC DE L’AKAGERA
- CETTE ARME EST NEUVE.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 230].
La dénomination SAM-16 (sol-air-missile) est équivalente à SA-16.
20 Audition du 21 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 98].
http://francegenocidetutsi.org/JuppeAuditionMIP1998.pdf#page=10
21 Voir section 2.5.1 page 101.
22 Le général Emmanuel Habyarimana, ministre de la Défense jusqu’au 15 novembre 2002, et le colonel Balthazar Ndegenyika, anciens officiers des FAR réintégrés dans l’armée rwandaise après le génocide, ont fui le Rwanda en avril 2003, se
sentant menacés. Cf. Colette Braeckman, Deux officiers rwandais en fuite se confient au « Soir », Le Soir, 13 juin 2003.
23 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 13, 42-43].
24 R. Dallaire [72, pp. 112-113].
25 Télécopie no 148/AD/RWA du 22 mai 1991 envoyée par le colonel Galinié au colonel commandant le CERM. Objet :
Arme de défense S/A type SA 16, Référence message no 145/AD/RWA du 19 mai 1991, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 253-255]. Le CERM est le Centre d’exploitation du renseignement militaire. http:
//francegenocidetutsi.org/Galinie22mai1991.pdf
18
19
279
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
- SON ORIGINE POURRAIT ÊTRE OUGANDAISE.
- DIVERSES INSCRIPTIONS, DONT LE DÉTAIL EST DONNÉ CI-APRÈS, SERAIENT
SUSCEPTIBLES D’EN DÉTERMINER LA PROVENANCE :
a) SUR LE TUBE : 9 II 322-1-01
04-87
04-924
9 M 313-1
04-87
04924
C
LOD. COMP.
b) À L’AVANT DU REFROIDISSEUR :
96236
10-2565
P: 350KG F/CM2
10-87-1
304 K
c) SUR LA PLAQUETTE-SUPPORT DE MISE À FEU :
709 868 (À L’ENCRE INDÉLÉBILE)
SECUNDO: DANS LE CAS OÙ UN ORGANISME SERAIT INTÉRESSÉ PAR
L’ACQUISITION DE CETTE ARME, JE VOUS DEMANDE DE BIEN VOULOIR PRÉCISER
SA DESTINATION ET LES MODALITÉS RELATIVES À SON TRANSPORT EN
FRANCE.
Cette note laisse entendre que plusieurs missiles ont été récupérés sur les rebelles puisque l’état-major
des FAR est disposé à en remettre « un exemplaire » à l’attaché de Défense. Cet exemplaire est neuf.
Le numéro du lanceur 04924 ne se trouve pas dans la liste des missiles sol-air en dotation dans l’armée
ougandaise provenant de la DGSE et publiée par la Mission d’information parlementaire dans les annexes
de son rapport. 26 Le numéro le plus proche est 04947. Les numéros rapportés par Filip Reyntjens sont
04835 et 04814. 27
L’ambassadeur Martres rappelle devant la Mission d’information parlementaire que des missiles SAM16 détenus par le FPR « ont été retrouvés dans le parc national de l’Akagera et rapportés par nos
militaires » :
En revanche, il savait que le FPR possédait, au moins depuis 1990, des lance-missiles anti-aériens
– le FPR avait d’ailleurs abattu en octobre 1990 un avion de l’armée rwandaise ainsi qu’un hélicoptère
rwandais – et des missiles SAM-16, du type de celui utilisé pour l’attentat, qui ont été retrouvés dans
le parc national de l’Akagera et rapportés par nos militaires en 1990 ou 1991. 28
Ce sont donc des militaires français qui ont trouvé ces missiles.
Une note du général Quesnot, figure 7.1 page 282, annonce à François Mitterrand, la découverte d’un
missile SAM-16.
26
27
28
Ibidem p. 260
F. Reyntjens [182, p. 45].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 128].
280
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Galinié
Reyntjens 1
Reyntjens 2
Modèle lanceur
9 II 322-1-01
9 II 322-1-01
9 II 322-1-01
Modèle missile
9 M 313-1
9 M 313-1
9 M 313-1
04-87
04-87
04-87
04-924
04835
04814
C
C
C
LOD. COMP.
LOD. COMP.
LOD. COMP.
Modèle de la poignée
9 II 519-2
9 II 519-2
Numéro série poignée
3555406
5945107
Date production
Numéro série lanceur
À l’avant
du
refroidisseur
96236
10-2565
P : 350KG F/CM2
10-87-1
304 K
709 868
Table 7.1 – Missile SA 16 récupéré le 18 mai 1991 (Galinié) comparé aux deux SA 16 (Reyntjens 1 et
2) censés avoir abattu le Falcon 50. Source : Galinié 19/5/1991, Reyntjens [182, p. 45]
281
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
Figure 7.1 – Note du général Quesnot révélant à François Mitterrand la découverte de missiles SAM 16
282
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Cette lettre du général Quesnot du 23 mai est donc postérieure aux messages des 19 et 22 mai du
colonel Galinié. 29
La détention de missiles SAM par les troupes du FPR pourrait s’expliquer par l’attaque d’hélicoptères
Gazelle des FAR, qui a anéanti un convoi du FPR, le 3 octobre au sud de Katigumba. 30 En effet, le FPR
détruit peu après un avion et un hélicoptère des FAR, comme le rappelle le colonel Ntahobari :
Au mois de septembre 1998, les Députés Pierre Brana et Bernard Cazeneuve se sont rendus à
Kigali en Mission d’information.
A leur retour, ils ont déclaré dans le journal « Libération » du 28 septembre 1998 que les autorités
de Kigali leur avaient affirmé que le FPR n’aurait jamais disposé de moyens anti-aériens, de missiles
sol-air qui auraient été utilisés dans l’attentat.
J’ai été profondément choqué, une fois de plus, par ce mensonge cynique et éhonté de la part des
autorités du FPR.
Jusqu’en septembre 1992, j’étais Commandant de l’Aviation militaire rwandaise, et par voie de
conséquence, était le premier concerné par la menace de telles armes dans le conflit.
Avec les missiles SAM 7 et SAM 14, le FPR a abattu :
- un avion d’observation BN 2A-21 31 à Matimba près de Kagitumba, le 07 octobre 1990
- un hélicoptère Gazelle SA 342M 32 à Nyakayaga près de Gabiro le 23 octobre 1990.
De ces forfaits, il n’y eut qu’un seul rescapé membre d’équipage, brûlé au 3e degré, et qui fut
évacué à l’hôpital de Clamart. 33
Au cours de l’opération de ratissage dans le parc national de l’Akagera, les troupes au sol ont
récupéré plus de 7 corps de missiles qui avaient été utilisés par le FPR contre nos appareils.
Ces tubes de missiles, ainsi que d’autres matériels et armement récupérés sur l’ennemi, ont été
longtemps entreposés dans une salle de l’École Supérieure Militaire à Kigali, où les Députés rwandais
et les diplomates étrangers qui le souhaitaient ont été autorisés à les voir.
Bien plus, des éléments de ces matériels ont été envoyés à Paris pour expertise par les soins de l’Attaché de Défense français de l’époque, le colonel Galinié, assisté par mes deux anciens collaborateurs
pilotes coopérants, respectivement pilote instructeur hélicoptère et avion.
J’ignore les conclusions auxquelles auraient abouti les experts français en la matière, et quelle
exploitation en aurait pu être faite par l’autorité politique et militaire française. 34
Le colonel Ntahobari, contrairement au général Quesnot et au colonel Galinié, ne mentionne que des
SAM-7 et SAM-14. Il ne dit pas que des missiles intacts ont été trouvés : « les troupes au sol ont récupéré
plus de 7 corps de missiles qui avaient été utilisés par le FPR contre nos appareils. »
Le capitaine Ducoin, chef du DMAT/Air, dans son rapport du 10 janvier 1991, postérieur à la destruction de l’hélicoptère Gazelle, signale que des lance-missiles ont été trouvés :
Les Gazelles ont effectués de nombreuses missions : assaut (roquettes, canon), reconnaissance
armée de jour et de nuit (avec des jumelles de vision nocturne). EVASAN sur les lieux même des
combats et en effectuant des missions de reconnaissance.
L’activité Hélico a été très importante durant le début du conflit ; elle s’est ensuite ralentie après
la destruction de la Gazelle, l’État major hésitant par prudence à engager ses moyens.
NOTA : Il a été trouvé sur le lieu des combats :
– des mitrailleuses avec moyen de visée anti-aérien
– 1 bitube de 37 mm de fabrication chinoise
– 2 lanceurs SA. 7
– 1 système de refroidissement de SA 14 ou 16. 35
29 Rappelons que le général Quesnot vient d’être nommé chef d’état-major particulier du Président de la République, le
24 avril 1991.
30 Voir section 2.8.6 page 121.
31 Le BN 2A-21 de Britten Norman baptisé « Islander » est un avion de surveillance maritime.
32 L’hélicoptère Gazelle SA 342M est équipé de missiles antichar HOT ou antiaérien Mistral.
33 Selon Charles Onana, ce rescapé serait un pilote rwandais, Jacques Kanyamibwa, l’autre pilote ayant été tué. Cf.
C. Onana [162, p. 90]. Le juge Bruguière confirme dans son ordonnance du 17 novembre 2006, p. 41, en précisant que le
commandant Jacques Kanyamibwa est réfugié en France.
34 Lettre du colonel Ntahobari à Paul Quilès en date du 12 octobre 1998, Objet : Possession de missiles par le FPR. Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 250]. En 1994, le colonel Ntahobari est attaché
militaire à Paris. Il est toujours en France en 1998. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles12octobre1998.pdf
35 Compte rendu du capitaine Bruno Ducoin, chef du DMAT/Air, No 072/2/MAM/RWA, Kigali le 10 janvier 1991.
http://francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air19910124.pdf
283
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
Dans son rapport du 15 juillet 1991, le capitaine Ducoin signale que du matériel de type SAM 16 a
été retrouvé sur le terrain. Il ne précise pas s’il s’agit de missiles entiers non utilisés.
A noter que les renseignements obtenus des prisonniers ennemis permettent d’estimer à huit le
nombre de missiles Sol-Air tirés avec deux coups au but ; du matériel, notamment de type SAM 16,
a été retrouvé sur le terrain. 36
Le capitaine ne précise pas par quels moyens persuasifs ces renseignements ont été extorqués.
Si le colonel Ntahobari parle d’un accrochage dans le parc de l’Akagera en octobre 1990, il ne fait
aucune allusion à la découverte d’un SAM-16 neuf en 1991. Quel est cet affrontement du 18 mai 1991
entre le FPR et les FAR signalé par le général Quesnot ? Un accord de cessez-le-feu a été signé à N’Sele le
29 mars 1991. Une attaque du FPR dans la région du Nord-Ouest autour de Kidaho et Butaro est relevée
par Monique Mas le 30 avril 1991. 37 Le 29 mai, le colonel Alexis Kanyarengwe, président du FPR, accuse
le président Habyarimana d’avoir violé le cessez-le-feu et déclare :
Au moment où je vous parle, mes troupes contrôlent totalement les communes de Kidaho et de
Butaro, dans la région de Ruhengeri. 38
Kidaho et Butaro se trouvent à une trentaine de kilomètres au nord-est de Ruhengeri. Les hostilités
n’ont donc pas cessé en mai 1991 mais les affrontements, connus de nous, ont lieu dans le Nord-Ouest et
non dans l’Est.
Y a-t-il eu vraiment une offensive FPR les 17 et 18 mai 1991 ? Ce missile SAM-16 a-t-il donc été
vraiment trouvé ? Ce missile n’a-t-il pas été récupéré en Irak par des militaires français et attribué au
FPR pour mettre en cause un soutien ougandais 39 et obtenir ainsi plus de moyens militaires ?
Quelle suite va être donnée au télégramme du colonel Galinié proposant que le missile soit envoyé en
France ? Un télégramme du 10 août 1991 du colonel Cussac, qui lui succède comme attaché de Défense,
fait état d’interrogatoires de prisonniers FPR à propos de missiles SAM :
EN CE QUI CONCERNE L’ORIGINE DES MISSILES UTILISÉS PAR LE F.P.R., UN SEUL
PRISONNIER, GASORE JOHN, QUI FAISAIT FONCTION DE COMMANDANT DE COMPAGNIE CHEZ LES INKOTANYI APRÈS AVOIR SUIVI UNE FORMATION DE “CADET” AU SEIN
DE LA N.R.A. A DÉCLARÉ CONNAÎTRE LE SA 16.
LE F.P.R. EN AURAIT POSSÉDÉ QUELQUES UNS DÈS LE 4 OCTOBRE APRÈS LES AVOIR
ACHETÉS EN EUROPE À DES TRAFICANTS D’ARMES. CETTE DÉCLARATION [...] PEUT
CEPENDANT ÊTRE RAPPROCHÉE DE CELLE DU MAJOR NYIRIGIRA [...] SEUL OFFICIER
SUPÉRIEUR CAPTURÉ [...] QUI AFFIRME NE PAS CONNAÎTRE LE SA 16 MAIS SAVOIR
QUE LE F.P.R. AVAIT ACHETÉ 8 SAM 7 AVANT LE 1ER OCTOBRE. 40
Le colonel Cussac envoie un télégramme encore plus explicite le 13 août 1991 :
OBJET : RÉCUPÉRATION ET ACHEMINEMENT D’UN SA 16.
PRIMO : T.O. PREMIÈRE RÉFÉRENCE PRÉVOYAIT QUE EMAT/BRRI 41 ÉTUDIERAIT
ACHEMINEMENT DE L’ENGIN AVEC SERVICE ADÉQUAT. DEVAIT AVISER DIRECTEMENT A.D. 42 DE LA MARCHE À SUIVRE. AUCUNE DIRECTIVE PARTICULIÈRE N’A ÉTÉ
DONNÉE DANS CE SENS.
SECUNDO : APPELLE VOTRE ATTENTION SUR LE FAIT QU’IL PEUT ÊTRE DANGEREUX DE TRANSPORTER CE MISSILE PAR V.A. 43 POUR LE CAS OÙ IL AURAIT ÉTÉ
INITIÉ. IL SERAIT SOUHAITABLE QU’UN SPÉCIALISTE VIENNE S’ASSURER SUR PLACE
DE LA POSSIBILITÉ DE TRANSPORT.
36 Colonel Cussac, Compte rendu trimestriel DMAT AIR, Kigali, 2 août 1991, No 570/2/MAM/RWA, Compte
rendu du capitaine Ducoin Bruno chef du détachement militaire d’assistance technique “Air”, Kigali, 15 juillet 1991,
No 568/2/MAM/RWA, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/CussacCR-DMAT-Air2aout1991.pdf
37 M. Mas [139, p. 54].
38 Source : AFP, ibidem.
39 Ce procédé semble bien tordu, mais c’est ce qu’on fait des gendarmes de l’Élysée dans l’affaire des Irlandais de
Vincennes.
40 Télégramme du colonel Cussac du 10 août 1991 à propos de missiles possédés par le FPR, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 256]. http://francegenocidetutsi.org/Cussac10aout1991.pdf
41 EMAT-BRRI : Bureau de renseignement et de relations internationales de l’état-major de l’armée de terre.
42 A.D. : Attaché de Défense.
43 V.A. : Voie aérienne.
284
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
TERTIO : IL A ÉTÉ DEMANDÉ À NOTRE AMBASSADE À KAMPALA DE RECHERCHER
RENSEIGNEMENT RELATIF À DÉTENTION DE CET ENGIN PAR N.R.A., ET PAYS FOURNISSEUR. D’UN RENSEIGNEMENT RECUEILLI AUPRÈS PRISONNIER DE GUERRE DÉTENU À KIGALI ET INTERROGÉ PAR A.D. RESSORT QUE LE F.P.R. EN AURAIT POSSÉDÉ
QUELQUES EXEMPLAIRES DÈS LE 4 OCTOBRE 1990 APRÈS LES AVOIR ACHETÉS, EN EUROPE, À DES TRAFICANTS D’ARMES. (UN SYSTÈME DE REFROIDISSEMENT DE S.A. 16
A ÉTÉ RAMASSÉ SUR LE TERRAIN PAR L’ARMÉE RWANDAISE AU MOIS DE NOVEMBRE
1990).
CE MÊME F.P.R. AURAIT ACHETÉ, DÈS LE 10 OCTOBRE 1990, 8 SAM 7.
IL SERA RENDU COMPTE, DÈS RÉCEPTION, DES RENSEIGNEMENTS ADRESSÉS PAR
KAMPALA. 44
Ces deux télégrammes écrits par le colonel Bernard Cussac sont en contradiction avec ce qu’il affirme
en 1994 au copilote du Falcon présidentiel. Selon Jean-Pierre Minaberry, Cussac lui dit que le FPR ne
possède pas de SAM-16. Aucun document ne vient confirmer que ce missile SA 16 est envoyé en France.
En fait, on perd sa trace assez vite.
Le capitaine Bruno Ducoin déclare au juge Bruguière qu’il a envoyé en France un missile SA 14 :
Que par ailleurs, le Capitaine français Bruno DUCOIN rapportait, au cours de son audition du
9 juin 2000, avoir déposé dans un avion militaire français en escale à KIGALI un missile sol-air de
type SA 14 neutralisé provenant du F.P.R. 45
La Mission d’information parlementaire ne fournit aucun document antérieur au 6 avril 1994, concernant les conclusions de l’enquête sur l’origine du ou des missiles SAM 16 trouvés le 18 mai 1991 dans
le parc de l’Akagera après un accrochage avec le FPR. Dans son télégramme du 13 août 1991, le colonel Cussac disait avoir demandé une enquête à notre ambassade à Kampala. Nous aurions aimé obtenir
confirmation que ces missiles venaient bien d’Ouganda. Ce n’est pas le cas. S’en tient-on aux informations obtenues lors des interrogatoires de prisonniers cités plus haut ? Oui, car le rapporteur de la Mission
d’information écrit :
Le Colonel Bernard Cussac a affirmé que l’existence de ces armes, « dont les numéros correspondraient à ceux d’engins stockés dans les réserves d’armement de l’Ouganda », aurait emporté sa
« conviction que le FPR avait fomenté l’attentat ». 46
Dans le contexte, il faut comprendre que « ces armes » désignent les lance-missiles antiaériens que
le FPR possédait, au moins depuis 1990. Filip Reyntjens, examinant les faits incriminant le FPR dans
l’attentat du 6 avril 1994, écrit :
Les missiles en possession du F.P.R. provenaient très probablement des stocks de l’armée ougandaise ; or celle-ci ne disposait que de SAM-7 et non de SAM-16 vraisemblablement utilisés dans
l’attentat. 47
L’attaché de Défense, Bernard Cussac, confond vraiment très souvent les missiles SAM-7 et SAM-16,
alors qu’il en a examiné de près. La différence entre ces deux types de lance-missiles est pourtant nette.
Nous référant à la figure 7.2 page 292, le lanceur SAM-16, de référence 9K38 Igla, présente en arrière
de la poignée une sphère sur laquelle est fixé un cylindre incliné à 30 degrés, alors que sur le SAM-7 de
référence 9K32 Strela-2, on ne voit en arrière de la poignée qu’un cylindre horizontal. Il est donc difficile
de faire reposer des accusations sur le témoignage du colonel Cussac.
Lors de son audition à la Mission d’information parlementaire, le général Quesnot parle de « déchets
de tirs de missiles Sam 16 » et non d’un Sam 16 intact, comme il le prétendait dans sa note à François
Mitterrand du 23 mai 1991 :
Le Général Christian Quesnot a ensuite examiné l’autre possibilité selon laquelle l’attentat aurait
été commandité par le FPR. Il a rappelé que l’avion se posant de nuit, avec une certaine vitesse, il
n’avait pu être abattu que par un missile sol-air, en l’occurrence un SAM 16, d’une portée d’à peu
près cinq kilomètres. Il a évoqué une note qu’il avait adressée au Président de la République en mai
Ibidem, p. 257. http://francegenocidetutsi.org/Cussac13aout1991.pdf
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 42].
46 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 229].
47 F. Reyntjens [182, p. 42]. Comme preuve, F. Reyntjens donne la référence « International Institute for Strategic Studies,
The Military Balance, éditions des dix dernières années ».
44
45
285
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
1991, lorsque des déchets de tirs de missiles Sam 16 avaient été trouvés pour la première fois sur le sol
rwandais. Le Général Christian Quesnot a expliqué avoir fait cette note au Président, non en raison
de l’incidence de cette découverte sur l’appréciation de la situation militaire au Rwanda, mais parce
qu’il l’avait jugée très inquiétante en termes de prolifération, la France s’étant interdit de vendre ou
d’exporter en Afrique ce genre de missiles, qui avait pour équivalent plus perfectionné le Mistral de
Matra. 48
Ainsi Christian Quesnot omet de dire devant les députés que les FAR, ou plutôt les Français, ont
« trouvé » un missile SAM-16 neuf. Ce n’est pas un oubli puisqu’il cite les termes de sa note du 23 mai
1991 au Président de la République à propos de prolifération de missiles sol-air en Afrique. C’est une
omission volontaire. Ou bien il a jugé imprudent de rappeler aux députés que les FAR disposaient d’au
moins un missile sol-air SAM 16, ou bien il reconnaît implicitement que l’information qu’il a donnée au
président en 1991 était fausse.
D’ailleurs, le 7 juillet 1998, une fiche transmise par le général Mourgeon à Bernard Cazeneuve, rapporteur de la Mission d’information parlementaire, indique que le missile récupéré le 18 mai 1991 est
resté au Rwanda car jugé inutilisable, le refroidisseur étant défectueux :
3. Missiles sol-air SA 16 en dotation dans l’armée ougandaise.
Les éléments d’information sur le sujet communiqués à la Mission, proviennent de la DGSE.
La liste n’est pas forcément exhaustive et date de 1997.
L’armée rwandaise a pu récupérer quelques missiles de type SA 16 auprès de l’APR
à l’occasion des combats. En effet, après l’échec de la première offensive lancée par le FPR le 1er
octobre 1990 dans le MUTARA (nord-est du territoire), un refroidisseur de SA 16 avait été trouvé
sur le terrain en novembre ; 49 il avait permis de conclure à la présence de ce type d’armement dans
l’équipement des troupes (rwandaises ? ougandaises ?) engagées.
Le renseignement était confirmé en avril 1991 avec la découverte d’un SA 16 d’apparence neuve
dans le parc de l’AKAGERA (nord-est). L’état-major des FAR l’avait proposé à la France (télégramme
du 18 mai 1991) qui n’avait pas donné suite à l’affaire. Selon les experts sur place le refroidisseur du
lanceur était défectueux et rendait l’arme inopérationnelle.
L’armée rwandaise aurait pu récupérer d’autres missiles identiques sur l’APR : toutefois, aucune
information n’atteste la présence de lanceurs sol-air dans l’équipement des FAR entre 1991 et 1994 (les
munitions de gros calibre étaient gérées par un assistant technique français au camp de Kanombé).
Par ailleurs, le commandement local n’a jamais demandé à la mission d’assistance française de former
des personnels sur ce type d’armement.
4. Portée du SA 16.
A basse altitude, sur cible lente (avion en phase d’atterrissage par exemple), la portée moyenne
est de 5 500 m en tir frontal ou arrière. 50
Nous remarquons que ce texte, écrit en 1998 à l’état-major des armées, affirme que les FAR ont
pu récupérer « quelques missiles SA 16 » lors de combats avec l’APR. Mais des points d’interrogation
« (rwandaises ? ougandaises ?) » laissent perplexe sur l’identité du belligérant qui détenait réellement
ces engins. Le missile SA 16 « d’apparence neuve » aurait été trouvé « en avril 1991 », alors que le
télégramme du colonel Galinié du 22 mai 1991 donne la date du 18 mai 1991 pour sa découverte au cours
d’un accrochage. Ceci inciterait à penser que plusieurs missiles ont été trouvés, dont un en avril et un
autre en mai.
Des experts ont examiné le missile trouvé en avril 1991 et l’auraient jugé défectueux. Qui sont « les
experts sur place » ? Étant sur place, ils auraient pu montrer comment se servir du missile SA 16. Cette
note n’exclut pas que les FAR aient pu disposer de missiles SA 16 à l’insu de l’assistant technique français
chargé des « munitions de gros calibre » à Kanombe. 51
Nous retenons de cette note établie en 1998 que les FAR pouvaient détenir quelques missiles SA 16.
Pourquoi donc la Mission d’information parlementaire et le juge Bruguière n’examinent-ils pas l’hypothèse
que l’avion d’Habyarimana ait pu être abattu par des missiles SA 16 détenus par les FAR ?
48 Audition du général Quesnot, 19 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 343].
49 Le refroidisseur de SA 16 trouvé en novembre correspond à ce que déclare Bruno Ducoin dans son rapport du 10 janvier
1991.
50 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 267-268]. C’est nous qui mettons en gras.
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
51 L’assistant militaire technique chargé du soutien à l’armement lourd a été entendu par la Mission d’information
parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 353].
286
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.3.2
Le FPR possédait-il des missiles sol-air ?
Notons d’abord qu’en 1993, lors des réunions de mise en application des accords de paix, le FPR
avait déclaré selon le général Dallaire qu’il disposait « d’un certain nombre de missiles à courte portée en
provenance des pays de l’Est » 52
Le journaliste Jean-François Dupaquier a affirmé que le FPR n’a pas abattu l’avion et l’hélicoptère
des FAR, en octobre 1990, avec des missiles. 53 Il a laissé entendre que toutes les révélations sur des
missiles ou des débris de missiles, trouvés après que des attaques du FPR aient été repoussées, sont des
informations fausses. Il n’a pas eu le temps et les moyens d’en exhiber toutes les preuves puisque c’était
lors d’une émission de radio.
Nous observons que l’attaché militaire rwandais, le colonel Ntahobari, écrit à Paul Quilès qu’un
hélicoptère Gazelle SA 342M26 a été abattu par un missile du FPR à Nyakayaga près de Gabiro, le 23
octobre 1990. Curieusement le télégramme de l’ambassadeur Martres du 24 octobre, 54 celui du même
jour de l’attaché de Défense, René Galinié, cosigné par Martres, 55 et celui du 25 octobre de Martres, 56
ne font pas référence à cette lourde perte d’un hélicoptère de combat. Ce n’est que le télégramme de
l’ambassadeur Martres du 14 décembre 1990 qui, relatant les entretiens à Kigali entre le général Varret
et le Président Habyarimana, signale cette perte :
À CET ÉGARD, OUTRE L’ASSISTANCE PROGRAMMÉE DONT LE GÉNÉRAL VARRET
LUI A FAIT LE COMPTE RENDU DÉTAILLÉ, LE PRÉSIDENT VOUDRAIT AU MOINS QUE
LA FRANCE REMPLACE GRATUITEMENT L’HÉLICOPTÈRE GAZELLE QUE LE RWANDA
A PERDU AU COMBAT EN OCTOBRE DERNIER. 57
Dans tous ces télégrammes et les suivants, nous ne trouvons pas d’allusion au fait que le FPR aurait
abattu cet hélicoptère avec un missile sol-air alors que, sans cesse, le soutien militaire de l’Ouganda au
FPR est dénoncé. Ainsi, à propos de son entrevue le 25 octobre avec Habyarimana, qui lui parle de la
venue du colonel Kadhafi à Kampala le 23 octobre, Georges Martres écrit :
J’AI SAISI CETTE OCCASION POUR INSISTER SUR LA NÉCESSITÉ POUR LE RWANDA
DE METTRE EN VALEUR SUR LE PLAN MÉDIATIQUE LE CARACTÈRE D’AGRESSION EXTÉRIEURE QUE PRENAIT DE PLUS EN PLUS L’INVASION ARMÉE EN PROVENANCE DE
L’OUGANDA. LES ARMES SAISIES AU COURS DES COMBATS SONT TOUTES D’ORIGINE
SOVIÉTIQUE OU CHINOISE, EN PROVENANCE VRAISEMBLABLEMENT DE L’ARMÉE OUGANDAISE. DANS LE MÊME TEMPS, L’INTÉRIEUR DU PAYS RESTE TENU PAR LE GOUVERNEMENT LÉGAL. LA FRANCE, AI-JE DIT AU PRÉSIDENT, SERA PLUS À L’AISE POUR
L’AIDER S’IL EST CLAIREMENT DÉMONTRÉ À L’OPINION PUBLIQUE INTERNATIONALE
QU’IL NE S’AGIT PAS D’UNE GUERRE CIVILE. 58
Le général Jean Varret rapporte la demande que lui fait le Président Habyarimana de don par la
France d’un hélicoptère Gazelle, mais il ne fait aucune allusion à un missile, alors qu’Habyarimana lui
parle de l’agression de son pays par l’Ouganda. 59
Le compte rendu trimestriel du capitaine Ducoin, chef du DMAT/Air, de janvier 1991, cité plus haut,
ne dit pas explicitement que la Gazelle roquettes abattue l’a été par un tir de missile mais que 2 lanceurs
SA.7 et 1 système de refroidissement de SA 14 ou 16 ont été trouvés sur les lieux des combats. Cela ne
veut pas dire qu’ils ont effectivement servi à abattre l’hélicoptère. Mais puisque l’ennemi a été repoussé,
la carcasse de l’appareil a pu être examinée et nous devrions avoir plus de précisions sur l’arme qui l’a
abattu. En revanche, dans un rapport joint en annexe, où il décrit l’action déterminante des 3 hélicoptères
R. Dallaire [72, pp. 112-113]. Voir section 7.3 page 279.
Intervention de Jean-François Dupaquier, radio Contact FM de Kigali, 27 septembre 2009.
54 G. Martres, TD Kigali 598, 24 octobre 1990, 8 h 08. Objet : Situation au Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/
Martres24octobre1990.pdf
55 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. http://francegenocidetutsi.org/
Galinie24oct1990.pdf
56 G. Martres, TD Kigali 602, 25 octobre 1990, 10 h 50. Objet : Entrevue avec le Président Habyarimana. http://
francegenocidetutsi.org/Martres25octobre1990.pdf
57 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 145]. http://francegenocidetutsi.org/
Martres14decembre1990.pdf
58 G. Martres, TD Kigali 602, 25 octobre 1990, 10 h 50. Objet : Entrevue avec le Président Habyarimana. http://
francegenocidetutsi.org/Martres25octobre1990.pdf
59 Général Varret, Compte rendu de mission au Burundi et au Rwanda, 19 décembre 1990, no 000377/MMC/SP/CD.
http://francegenocidetutsi.org/Varret19dec1990.pdf
52
53
287
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
de combat Gazelle (2 armés de roquettes, 1 d’un canon de 20 mm), le chef d’escadron Marliac, chef du
DMAT/Terre et moniteur pilote d’hélicoptère, précise qu’un hélicoptère a été abattu le 23 octobre par
un missile sol-air :
Certaines actions sont considérées comme déterminantes : [...]
- le 22, attaque d’une forte concentration ennemie à proximité de NYAKAYAGA.
Toutes ces interventions ont laissé de nombreuses victimes sur le terrain qui ont été découvertes
par les unités amies chargées du ratissage.
La dernière de ces actions a marqué la fin de l’offensive adverse.
Cependant, le lendemain, au cours d’une mission d’appui à partir des lignes amies, un hélicoptère
a été abattu pendant l’esquive par un missile sol-air de type SA 7 ou SA 16. Un des pilotes est décédé,
le second est grièvement blessé. 60
À propos de l’avion de reconnaissance abattu le 7 octobre, le capitaine Ducoin écrit qu’il l’a été
probablement par 1 ou 2 missiles :
Dans les premiers jours du conflit les Gazelles de l’Escadrille Aviation ont joué un rôle déterminant
en portant un coup d’arrêt à l’attaque ennemie, permettant au reste des forces de se ressaisir, la
surprise ayant été totale.
Les pertes ont été malheureusement relatives à l’ampleur de la tâche avec 2 aéronefs abattus (1
Gazelle, 1 Islander), trois pilotes décédés et un gravement blessé (inapte). [...]
Les avions BN2 et Rallye ont effectué de nombreuses missions de reconnaissance sur les lieux des
opérations jusqu’au 7 octobre, jour ou [sic] le BN2 a été abattu, probablement par 1 ou 2 missiles. 61
Pourquoi ce « probablement » ? La carcasse de l’avion n’a-t-elle pas été examinée ?
Nous remarquons, en conclusion de cet examen, que d’une part le capitaine Ducoin et le chef d’escadron Marliac affirment qu’un avion et un hélicoptère ont été abattus par des missiles sol-air, mais
cette affirmation n’est pas étayée par des faits constatés sur les épaves de ces aéronefs. D’autre part,
l’ambassadeur de France et l’attaché de Défense ne relatent pas ces pertes dans leurs télégrammes des
jours suivants et n’utilisent pas l’argument de la fourniture de missiles sol-air au FPR pour dénoncer
l’implication de l’Ouganda dans le conflit.
Jean-François Dupaquier a fait remarquer que la note du général Quesnot à François Mitterrand du
23 mai 1991 parle d’une « orientation nouvelle et dangereuse de l’aide étrangère aux rebelles » après
la découverte d’un missile SAM 16, suite à une attaque du FPR les 16-17 mai 1991. Si Quesnot parle
d’orientation nouvelle, c’est que le FPR n’avait pas utilisé de missiles sol-air précédemment. Donc l’avion
et l’hélicoptère abattus en octobre 1990 ne l’auraient pas été par des missiles sol-air. Remarquons que
l’armée irakienne étant boutée hors du Koweit fin février 1991, des missiles sol-air ont pu être récupérés
par des militaires français vers cette date et se retrouver au Rwanda en mai. Nous n’en avons, à ce stade,
aucune preuve.
Si manipulation il y a eu de la part des militaires français, ce qui n’est encore pour nous qu’une
hypothèse, elle expliquerait toutes les contradictions que nous avons relevées dans les informations qu’ils
donnent au sujet des missiles détenus par le FPR.
Par ailleurs, relisant le texte original sur la définition de l’ennemi, nous remarquons :
2. Moyens et méthodes de l’ENI [...]
(4) Moyens militaires proprement dits [...]
(b)Moyens matériels [...]
(i)Armement [...]
- Missiles sol-air (SAM 7 + Eagle) 62
Donc à la date de cette lettre, transmettant ce texte sur la définition de l’ennemi aux commandants
des différentes régions opérationnelles, le 21 septembre 1992, nous apprenons que, selon le service de
60 Chef d’escadron Marliac, chef du DMAT/Terre. Fiche à l’attention du colonel Galinié commandant la MAM, Kigali,
6 novembre 1990, No 37/DMAT-Terre/MAM/RWA. Objet : emploi de l’escadrille d’aviation des Forces armées Rwandaises
pendant les événements du mois d’octobre. http://francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air19910124.pdf#page=15
61 Compte rendu du capitaine Ducoin Bruno, chef du DMAT/Air, No 072/2/MAM/RWA, Kigali le 10 janvier 1991.
http://francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air19910124.pdf
62 République rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G2, 21 septembre 1992,
no 1437/G2.2.4. Objet : Diffusion d’information. Destinataires : Liste A, Comdt Sect OPS (Tous), Info : EM Gd N. Signé
Déogratias Nsabimana, colonel BEM, Chef EM FAR, SECRET. TPIR, K1020494 à K1020507, pp. 7, 11, 12. http://
francegenocidetutsi.org/NsabimanaDefinitionEnnemi21septembre1992.pdf
288
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
renseignement des FAR (G2) et la commission ayant rédigé cette définition de l’ennemi, le FPR ne
dispose pas de missile SAM 16.
La note du général Quesnot annonçant à Mitterrand la découverte d’un SAM 16 abandonné par le
FPR étant du 23 mai 1991, le télégramme du colonel Galinié annonçant cette découverte étant du 18
mai 1991, ces informations sont donc antérieures au texte du 21 septembre 1992 définissant l’ennemi.
Pourquoi celui-ci ne parle-t-il pas de SAM 16 ? On pourrait répondre que ce texte n’a pas été mis à jour.
Or il a été élaboré par une commission qui a commencé ses travaux le 4 décembre 1991 donc après cette
« découverte » de SAM 16. 63 Comment expliquer pareille contradiction ?
Le texte sur la définition de l’ennemi affirme que le FPR dispose de SAM 7 et non de SAM 16. Il
contredit les informations diffusées par les attachés militaires, les colonels Galinié et Cussac, ainsi que par
le général Quesnot. Cette contradiction vient s’ajouter à d’autres qui alimentent l’hypothèse qu’il s’agit
là d’une manipulation montée par les militaires français dans le but de couvrir les FAR qui ont acquis ou
vont acquérir de tels missiles SAM 16. Il est possible également que le FPR n’ait pas abattu l’hélicoptère
Gazelle et l’avion de reconnaissance en octobre 1990 avec des missiles SAM 7.
Un témoignage d’un pilote de l’armée de l’air française, qui est intervenu au Rwanda en 1994 à partir
de la base de Kisangani au Zaïre, vient confirmer que le FPR ne disposait pas d’armes anti-aériennes :
Q : Quelle était votre fonction ?
R : [...] Nous servions à disperser les foules belliqueuses, les mouvements de foules. Nous faisions
également de la reconnaissance. Il n’y avait pas de danger pour nous, car les belligérants n’avaient
pas d’armements anti-aérien, pas de missile. [...]
Q : Avez-vous été informé de ce qui se passait au Rwanda à cette époque ?
R : Ce que je connaissais de la situation politique à l’époque ? Fort peu. C’est le commandement
qui nous informe. L’armée de l’air intervient quand les choses vont mal. On vient débroussailler, c’est
à dire détruire les armes des belligérants, les ponts, le génie civil, les pistes d’atterrissage, des choses
comme ça. On ne nous présente pas les belligérants. Tout ce qu’on sait c’est que le FPR est pauvre
en arme anti-aérienne, ça nous suffit. Ce qui compte beaucoup pour nous c’est de ramener les pilotes
vivants et là nous étions tranquilles. 64
Retenons que les pilotes de chasse français ne craignaient pas d’être abattus par le FPR. Ce pilote
ajoute même qu’ils survolaient l’Ouganda sans problème en 1994. Mais soyons circonspects. Il dit tantôt
que le FPR n’a pas d’armes antiaériennes, tantôt qu’il en est pauvre. Cela signifie probablement que
le peu que le FPR ait pu détenir ne constituait pas une menace pour eux. En effet, abattre un Mirage
F1 ou un Jaguar apparaît, en raison de sa vitesse, autrement plus difficile que d’abattre un petit avion
de reconnaissance, un hélicoptère ou un Falcon en phase d’atterrissage. Ce pilote précise : « Nos avions
volaient très bas. » Nous nous doutons que même avec un missile sophistiqué, il est difficile d’abattre un
avion qui vole bas et vite parce que le tireur n’a pas le temps suffisant pour caler son missile sur la cible.
7.3.3
Les FAR ont-elles emmené des missiles sol-air dans leur fuite ?
La liste des armes lourdes emportées au Zaïre en juillet 1994 par les FAR, selon un rapport de Human
Rights Watch, comporte 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral. Mais nous avons des réserves sur la véracité
de ces informations. 65
Le rapport de la Mission d’information parlementaire cite sans le contester ce rapport de Human
Rights Watch, mais il met en doute la capacité sol-air des FAR :
La capacité sol-air des FAR, mise en évidence par Human Rights Watch, peut être sujette à
caution, la MINUAR n’en ayant jamais soupçonné l’existence jusqu’en avril 1994. Les FAR n’ont
par ailleurs que très peu utilisé ce type d’armements, puisque le FPR ne disposait pas de moyens
aériens. Enfin, le rapport de Human Rights Watch ne mentionne que des SAM-7 ou des Mistral,
alors que, selon toute vraisemblance, les missiles utilisés pour perpétrer l’attentat sont des SAM-16
« Gimlet ». 66
Cette remarque amène le rapporteur à examiner l’hypothèse d’une complicité française. Il omet ici de
rappeler que les FAR détiennent au moins un missile SAM-16. Mais il s’en souviendra plus loin.
63
64
65
66
Voir section 4.3.2 page 203.
Interview d’un pilote de l’armée de l’air par Valérie Marinho de Moura, Paris, 19 mars 2010.
Voir section 25.6.1 page 972.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 218].
289
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
7.3.4
Dès 1991, les FAR cherchaient à acquérir des missiles sol-air
Le 10 octobre 1990, un officier d’état-major rwandais demande l’intervention de son ministre, il précise :
« Je vous demanderai d’intervenir auprès de la coopération française pour nous livrer 6 postes de TIR
et 100 MISSILES. » 67
En juillet 1991, l’attaché militaire français est informé que le Rwanda a commandé des missiles SA-16
à la Russie :
Le 15 juillet 1991, le chargé d’affaire russe indique à l’attaché de défense français que le Rwanda a
passé commande à titre onéreux à son pays de 50 mortiers, 6 obusiers, 30 mitrailleuses et de missiles
SA 16 dont le nombre n’est pas précisé, ainsi que des munitions correspondant à ces armements. Le
chargé d’affaires russe indique que la commande est prête à livrer sous réserve de la confirmation du
Rwanda qui devra alors verser une provision. 68
Cette commande est évoquée dans une lettre, dont nous avons copie, qui, suite à la note verbale no 65
du 31 juillet 1991 de l’ambassade de l’URSS, modifie la liste des matériels militaires à fournir à crédit.
Cette liste modifiée comprend notamment 15 lance-missiles SAM 16 et 100 missiles SAM 16 (IGLA). 69
Le 16 novembre 2005, au procès du colonel Bagosora au TPIR, une pièce à conviction a été présentée
par le procureur. 70 Il s’agit d’une lettre en date du 17 janvier 1992 du colonel Serubuga, alors chef d’étatmajor adjoint de l’armée rwandaise, au ministre de la Défense, lui demandant l’achat de missiles SAM
16. 71 Dans cette lettre dont l’objet est : « Défense antiaérienne du territoire rwandais », Laurent Serubuga
écrit : « Il urge d’acquérir, dans un premier temps, une batterie SAM 16 comprenant 12 lanceurs et 120
missiles, sachant que la plus petite Unité d’emploi est un peloton qui compte 4 pièces. Les caractéristiques
techniques et les coûts de ce matériel se trouvent en annexe II et III.» Sont destinataires de cette lettre,
le ministre de la Défense, le colonel Augustin Ndindiliyimana, le commandant du bataillon antiaérien de
Kanombe, Bagosora lui-même, le chef du renseignement (G2), le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva,
jugé au même procès que Bagosora devant le TPIR. En annexe de cette lettre se trouve une offre de la
firme égyptienne Trivoli, en date du 2 septembre 1991, où on lit notamment : Il s’agit donc de missiles
IGLA-1 :
man-portable anti aircraft rocket system consisting of :
Handle 9P-519
Barrel 9P-322
Missiles 9M-313
Production :
1990/91
Origin :
USSR/Bulgaria
Quantity :
100 missiles, 20 launchers
Delivery :
within 30 days after order entry
Price :
launcher USD 30.000 — c+f African port
missile
USD 70.000 — c+f
"
"
Table 7.2 – Offre Trivoli du 2 septembre 1991 (extrait)
SAM 16 IGLA dont les types (à distinguer des numéros de série) sont identiques à ceux qu’aurait relevés
67 Ministère de la Défense Nationale, Armée rwandaise, État-major, Kigali le 10 octobre 1990. Cf. Émission « La Marche
du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
68 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 176].
69 Le ministre de la Défense nationale, le général-major Habyarimana Juvénal, pour ordre le colonel L. Rusatira, à
Monsieur le ministre des Affaires étrangères, Kigali, le... No 01166/02.1.4. Objet : Crédit équipement militaire par URSS.
Liste du matériel demandé à l’URSS, 8 novembre 1991. http://francegenocidetutsi.org/AchatURSS19911108.pdf
70 TPIR, Affaire no ICTR-98-41-T, Audience du 16 novembre 2005, Pièce à conviction P371 B, MELVLIN-8. http:
//francegenocidetutsi.org/Melvlin8.pdf
71 Le colonel Laurent Serubuga, chef d’état-major de l’armée rwandaise, à monsieur le ministre de la Défense Nationale,
Kigali, le 17 janvier 1992, No 0053/G3.3.2. Objet : Défense antiaérienne du territoire rwandais.
290
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Augustin Munyaneza sur les lanceurs de missiles supposés avoir abattu le Falcon 50 présidentiel. 72 Ces
documents ne prouvent pas que les FAR aient acquis ces missiles mais qu’elles en avaient l’intention.
Ces faits jettent le doute sur les affirmations de James Gasana, de François Léotard et du juge
Bruguière suivant lesquelles l’armée rwandaise n’avait pas de missiles sol-air. Elle en avait, récupérés sur
le FPR ou prétendument récupérés, elle avait en plus l’intention d’acquérir des SAM 16 et il se peut
qu’elle en ait acquis effectivement.
Denom. US
SA 7A
SA 7B
SA 14
SA 16
SA 18
Denom. NATO
Grail
Grail M. 1
Gremlin
Gimlet
Grouse
Denom. USSR
Strela 2
Strela 2 M
Strela 3
Igla 1
Igla
Service entry
1968
1971
1978
1981
1983
Assembly
9K32
9K32M
9K 34
9K 310-1
9K38
Missile (rocket)
9M32
9M32M
9M 36-1
9M 313-1
9M 39
Launcher (Handle)
9P54
9P54M
9P 59
9P-519
Launcher (Barrel)
9P-322
Batterie therm.
9B17
9P 51
Tube length
1,44 m
1,40 m
1,40 m
1,70 m
1,57 m
Range max
3 400 m
4 200 m
4 100 m
5 000 m
5 200 m
Altitude max
1 500 m
2 300 m
6 000 m
3 500 m
3 500 m
Speed
430 m/s
500 m/s
470 m/s
570 m/s
600 m/s
Seeker head
IR passive
IR passive
gaz échap.
IR 2c.
IR 2c.
Table 7.3 – Caractéristiques de missiles sol-air soviétiques.
Sources : SeadMissilesURSS.pdf, cf. http://www.checksix-fr.com/articles/detail.php?id=338 ;
Soviet/Russian Missile Designations,
cf. http://www.johnstonsarchive.net/nuclear/sovietmissiledes.html ;
http://warfare.ru/?lang=&catid=264&linkid=1694 ;
http://en.wikipedia.org/wiki/9K32_Strela-2 ;
http://en.wikipedia.org/wiki/9K38_Igla
Dans sa réponse de janvier 2007 aux accusations du juge Bruguière, le gouvernement rwandais signale
plusieurs commandes de missiles sol-air par le Rwanda à partir de 1991 sans toutefois fournir de preuves
que ces commandes ont été exécutées :
As early as 1992, evidence shows that the air defense battalion received orders at different times
to go to Ruhengeri and Rusumo, to try and down aircraft over flying Rwandan airspace. Beginning
1991, the Rwanda Government procured missiles from different sources. Orders went out to North
Korea, the Soviet Union, Brazil, and third party arms merchants then based in Monrovia, Liberia.
Orders for six SAM 16 missile launchers and 30 missiles went out to North Korea. An order for 50
SAM 16 missiles went out to Brazil. An order for 15 SAM 16 missile launchers and 100 missiles went
out to the Soviet Union. An order for twenty SAM 16 missile launchers and 100 missiles went out to
arms dealers based partly in Monrovia, Liberia. 73
72 F. Reyntjens, Identification des deux lanceurs. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 261]. http://francegenocidetutsi.org/IdentLanceursReyntjens.pdf Le Pi majuscule cyrillique est noté P.
73 Rwanda Governments’ Reaction To Judge Bruguiere’s Indictment Saga [186, section 11.2 Evidence of Purchase of
Missiles by Habyarimana’s Government]. Traduction de l’auteur : Dès 1992, il y a des preuves indiquant que le bataillon de
défense antiaérien a reçu plusieurs fois l’ordre de se rendre à Ruhengeri et à Rusumo pour essayer d’abattre des avions dans
l’espace aérien rwandais. Début 1991, le gouvernement rwandais s’est procuré des missiles auprès de différents fournisseurs.
Des commandes ont été envoyées en Corée du Nord, en Union soviétique, au Brésil et auprès de marchands d’armes alors
basés à Monrovia au Libéria. Une commande de 6 lanceurs SAM 16 et 30 missiles a été adressée à la Corée du Nord. Une
commande de 50 missiles SAM 16 a été adressée au Brésil. Une commande de 15 lanceurs SAM 16 et de 100 missiles a été
291
7.3. LES FAR DISPOSAIENT-ELLES DE MISSILES SOL-AIR ?
Figure 7.2 – Missiles SA 7, SA 14 et SA 16.
Source : http://warfare.ru/?lang=&catid=264&linkid=1694
Nous remarquons que la commande de missiles SA 16 à l’URSS, signalée en juillet 1991 à l’attaché
de Défense français, est recoupée ici.
Le rapport Mutsinzi fournit dans ses annexes des informations sur les commandes ci-dessus : 74
- Demande d’aide du 22 octobre 1991 à la Corée du Nord pour l’obtention de 6 lanceurs SAM-16 et
de 30 missiles SAM-16. 75
- Demande de prêt à long terme du 22 octobre 1991 à l’URSS pour l’achat d’armes dont 12 lanceurs
SAM-16 et 60 missiles SAM-16. 76
- Commande du 1er février 1992 de 6 lanceurs SAM-7 ou 16 et de 100 missiles SAM-7 ou 16 à la
Chine. 77
- Commande du 11 février 1992 au Brésil de 4 lanceurs SAM-16 et de 50 missiles SAM-16. 78
Plus problématique pour la France est cette demande de missiles SATCP faite par le ministère de la
Défense rwandais à la coopération militaire française en février 1993 :
3. Aide matérielle
La France destine chaque année à notre pays une enveloppe d’argent dont le montant est utilisé
pour l’achat de matériels et pour soutenir certaines actions qui sont réalisées à notre profit dans le
cadre de la Coopération Militaire Franco-Rwandaise.
Les besoins pour le programme de l’Aide directe 1992 ont été transmis à la Partie Française. Eu
égard à la guerre qui est loin de prendre fin, nous souhaiterions que la France nous aide à satisfaire
nos besoins les plus urgents dans l’immédiat. Ces besoins qui portent sur l’Armement, les munitions,
l’habillement et les équipements divers sont ci-après énumérés :
adressée à l’Union soviétique. Une commande de 16 lanceurs SAM 16 et de 100 missiles a été adressée à des marchands
d’armes basés en partie à Monrovia au Libéria.
74 Ce sont des traductions en anglais des originaux. Nous aurions préféré les fac-similé des originaux.
75 Le ministre des Affaires étrangères à l’ambassadeur de la République démocratique de Corée, Kigali, 22 octobre 1994
[1991], No 0162/16.00/CAB. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Rapport, p. 148 ; Annexes,
The Far And The Missiles, 18950-FT-73-00.pdf]. L’erreur de date est corrigée page 148 du rapport. La lettre est du 22
octobre 1991 et non 1994 !
76 Le ministre des Affaires étrangères à l’ambassadeur de l’URSS, Kigali, 22 octobre 1994 [1991], No 0151/16.00/CAB.
Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Rapport, p. 148 ; Annexes, The Far And The Missiles,
18950-FT-74-00.pdf]. http://francegenocidetutsi.org/18950-FT-74-00.pdf L’erreur de date est corrigée page 148 du
rapport. La lettre est du 22 octobre 1991 et non 1994 ! Dans le rapport la lettre est répertoriée sous No 1051/16.00/CAB.
77 Le ministre de la Défense, Colonel Bem Augustin Ndindiliyimana, au ministre des Affaires étrangères, Kigali, 1er février
1992, No 0161/02.1.9 ; Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Rapport, p. 150 ; Annexes, The
Far And The Missiles, 18950-FT-70-00.pdf]. http://francegenocidetutsi.org/18950-FT-70-00.pdf
78 Le ministre de la Défense, Colonel Bem Augustin Ndindiliyimana, au ministre des Affaires étrangères, Kigali, 11
février 1992, Objet : Besoins en matériel militaire, No 0160/02.1.9. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril
1994 [64, Rapport, p. 151 ; Annexes, The Far And The Missiles, 18950-FT-66-00.pdf]. http://francegenocidetutsi.org/
18950-FT-66-00.pdf
292
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
a. Besoins en Armement [...]
(3) Armement d’appui des bataillons [...]
- 10 postes SATCP (sol air très courte portée) [...]
b. Besoins en munitions [...]
(9) 100 missiles SATCP 79
SATCP est, selon l’encyclopédie Wikipedia, une abréviation de l’armée française pour Sol-air À Très
Courte Portée. Les missiles SATCP les plus cités sur le Web sont les missiles Mistral. Les missiles SAM-7
ou 16 sont aussi considérés comme des SATCP. SATCP est une terminologie française correspondant au
terme anglais MANPADS pour Man-portable air-defense systems. 80
Rien n’indique sur ce document qu’il a été transmis à la partie française, et nous n’avons aucun indice
que cette demande ait été honorée. Il n’en reste pas moins qu’une demande d’aide à la France pour
acquérir 10 postes de tirs sol-air à très courte portée et 100 missiles a été envisagée par le ministère de
la Défense rwandais. Notons que ce 26 février 1993, de nombreux renforts français sont arrivés et que le
FPR vient de stopper sa marche sur Kigali le 21 février. James Gasana est alors ministre de la Défense,
il ne pouvait pas ignorer cette demande, ce qui met sérieusement en doute ses affirmations précédentes,
selon lesquelles le gouvernement rwandais n’avait jamais envisagé d’acquérir des armements antiaériens.
7.4
Les FAR disposent d’artillerie antiaérienne
Plusieurs personnalités auditionnées par la Mission d’information parlementaire soulignent que, le
FPR ne disposant pas d’aviation, les FAR n’avaient pas besoin d’équipements antiaériens. Pourtant
lors de sa visite du 2 avril 1990 à Paris, le président Habyarimana demande à la France de lui fournir un
système d’armes antiaériennes. L’ambassadeur Georges Martres et l’attaché militaire, dans un télégramme
du 14 mars 1990, exposaient qu’Habyarimana craignait une attaque « éventuellement en partie aérienne »
en provenance d’Ouganda. 81 Dans une note au président Mitterrand, Claude Arnaud juge que « ça ne
correspondrait pas aux besoins du pays. » 82
Ce système antiaérien a été installé. Devant le refus de la France, de l’artillerie antiaérienne aurait
été acquise en URSS :
Le 4 décembre 1990, le Ministre de la Défense rwandais commande à l’Égypte trois Gazelle roquettes ainsi que des munitions et à l’URSS du matériel d’artillerie sol-sol et sol-air. 83
Selon le colonel Bagosora, la batterie antiaérienne de 37 mm était en place en octobre 1990. Le
canon était de type chinois ou russe. 84 Une note de l’état-major français détaille les moyens de défense
antiaérienne de l’aéroport et l’armement du bataillon de lutte antiaérienne (LAA) au camp de Kanombe
qui jouxte l’aéroport :
5. Personnels présents à la tour de contrôle de l’aéroport KAYIBANDA de KIGALI [...]
La sécurité de l’aéroport était assurée par :
- 4 postes antiaériens mobiles constitués autour d’un canon bitube de 37,2 mm sur camion : un à
chaque extrémité ouest et est de la piste, un à l’aérogare, près du taxiway et de la tour de contrôle,
au nord, un près des hangars au sud ; [...]
6. Camp de Kanombé : unités - ethnies [...]
- la batterie de lutte antiaérienne : bitubes et quadritubes de 14,5 mm, canons bitubes de
37,2 mm ; 85
79 Ministère de la Défense, DICOM, Situation de la coopération militaire franco-rwandaise, Kigali, 26 février 1993.
http://francegenocidetutsi.org/MinDefRwdDICOM26fevrier1993.pdf
80 http://fr.wikipedia.org/wiki/SATCP.
81 Voir section 1.8.3 page 34.
82 Claude Arnaud, ambassadeur de France, chargé de mission auprès du Président de la République, Note pour Monsieur
le Président de la République, Visite du Président du Rwanda (lundi 2 avril), 30 mars 1990. http://francegenocidetutsi.
org/Arnaud19900330.pdf Voir plus de détail section 2.5.1 page 101.
83 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 176].
84 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du 26 octobre 2005.
85 État-major des armées, Fiche No 543/DEF/EMA/ESG, 7 juillet 1998. Objet : Réponses aux demandes de la Mission
d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
293
7.5. LA MENACE DE MISSILES SOL-AIR DÉBUT 1994
Nous notons que les quatre batteries antiaériennes équipées de canons bitubes de 37,2 mm sont
montées sur camion, donc sont mobiles. Durant le génocide, ces batteries seront utilisées en position de
tir terrestre, en particulier le 7 avril. 86
Nous lisons dans l’organigramme des FAR de mars 1994 87 :
BN LAA
...
Bie Mi 14,5 mm
Comd
Chef
Chef
Chef
Bie
Pl
Pl
Pl
BASEBYA Jean de Dieu
BENIHIRWE Placide
KAGABO Patrice
27255 SLt
34952 SLt
30927 SLt
Nous interprétons « Bie Mi 14,5 mm » comme Batterie de Mitrailleuse 14,5 mm et pensons que ces
trois pelotons du bataillon léger antiaérien sont équipés de canons bitubes ou quadritubes de 14,5 mm
assimilés à des mitrailleuses.
7.5
La menace de missiles sol-air début 1994
Une menace de tir de missiles contre des avions atterrissant à Kigali est connue début 1994. Pour les
pilotes de l’avion présidentiel et pour les Casques-bleus belges de la MINUAR, la menace vient a priori
du bataillon FPR stationné au CND, puisque celui-ci a déjà utilisé des missiles sol-air en 1990 et que les
FAR n’en disposent pas, officiellement du moins.
7.5.1
Le Falcon présidentiel était-il équipé de systèmes antimissiles ?
La menace de tirs de missiles antiaériens par le FPR était connue, en particulier par les pilotes français
de l’avion présidentiel. La lettre que le copilote du Falcon, Jean-Claude Minaberry, adresse le 28 février
1994 au capitaine Bruno Ducoin, assistant militaire technique près de l’aviation rwandaise au début des
années quatre-vingt-dix, montre que les pilotes du Falcon, qui sont d’anciens militaires de l’armée de l’air
française, cherchent des parades pour éviter des tirs de missiles sol-air :
[...] Avec le FPR au CND c’est-à-dire à 1 km de la TWR et avec le parti pris que tu connais par
l’ONU alias MINUAR nous sommes quasi certains qu’il y a des missiles, SAM 7 et autres qui nous
menacent pour les vols du Mystère 50. Déjà le FPR a décrété un cercle de 1 km de diamètre autour
du CND [...]
Je m’adresse à toi : Te souviens tu des missiles qu’ils avaient dans le nord quand ils ont abattu
l’Islander et l’hélico. 88 Donnes moi les perfo de ces missiles, CUSSAC m’a parlé de SA 7 ? mais dit
qu’il n’y a jamais eu de SA 16. 89 .
86 « Des tirs à l’arme légère mais aussi au canon (des canons anti-aériens utilisés en tir terrestre) ont été enregistrés à
l’aube, en provenance du camp militaire de Kacyru, à trois kilomètres au nord-ouest de Kigali. Ces tirs visaient les bâtiments
du Conseil national de développement (CND), où stationnent toujours la délégation politique du Front patriotique Rwandais
(FPR), ainsi que son bataillon de protection. » Note DGSE no 18487/N du 7 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Situation
à Kigali. Le camp militaire de Kacyiru est le camp de la Gendarmerie au nord-est et non nord-ouest du centre de Kigali.
Luc Marchal confirme dans son livre que, dès 5 heures 30, des tirs d’armes automatiques semblent provenir des camps de
Kacyiru et de la Garde présidentielle. Cf. L. Marchal [135, p. 223]. Le 18 avril, les canons anti-aériens sont pointés sur
les positions ONU à l’aérodrome. Le capitaine Choffray les menace d’un tir de Milan. Cf. Journal de Kibat [76, p. 67].
http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
87 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 5 mars 1994,
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 11.
88 C’est une allusion à la destruction d’un avion d’observation BN 2A-21 et d’un hélicoptère Gazelle SA 342M les 7 et 23
octobre 1990, voir plus haut la lettre du colonel Ntahobari.
89 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 238-239]. http://francegenocidetutsi.
org/Minaberry28fevrier1994.pdf Benjamin Sehene, qui dispose de la version du Rapport de la Mission d’information
parlementaire et de ses Annexes distribués à la presse, le 15 décembre 1998, remarque en bas de page de cette lettre que
c’est un fax daté du 28 octobre 1998 envoyé depuis un établissement « Le Mozart » situé avenue Mozart. Il croit y voir
une manipulation car il relève que la famille Habyarimana est propriétaire d’un appartement Villa Mozart, non loin de
294
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Minaberry craint un tir de missiles SAM 7 et autres par le FPR depuis le CND qui est à l’ouest de
la piste. Mais l’accès à la piste par l’ouest est interdit et le 6 avril le Falcon atterrit à l’opposé par l’est.
Son appréciation de la distance entre le CND et la tour (TWR), un kilomètre, est complètement fausse,
ce qui semble étonnant pour un pilote. 90
Dans cette même lettre, il rapporte que le colonel Cussac, attaché de Défense à Kigali, affirme que
le FPR détient au CND des missiles SAM 7, et n’a jamais eu de SAM 16. 91 Pourquoi Bernard Cussac
dit-il au pilote du Falcon 50 que le FPR a des SAM 7 et pas de SAM 16 ? Il sait très bien que le FPR a
des SAM 16, puisque les FAR ou les Français en ont récupéré au moins un en 1991, si l’on en croit du
moins ce qu’ont écrit le colonel Galinié et le général Quesnot. Certes Bernard Cussac n’était pas attaché
de Défense à cette date-là, mais il est l’auteur du télégramme du 13 août 1991 relatif à la récupération
et l’acheminement d’un SA 16. 92 Cussac ment-il au copilote ou lui dit-il la vérité ? S’il ment, il est en
partie responsable de la mort de l’équipage français de l’avion présidentiel. S’il dit la vérité, que le FPR
ne disposait pas de missile sol-air SAM-16, c’est que l’accusation selon laquelle le FPR a abattu l’avion
avec des missiles SAM-16 est fausse et que, le ou les SAM-16 « trouvés » dans l’Akagera le 18 mai 1991
ne venaient pas du FPR. 93
À la même époque, fin février, le colonel Luc Marchal de la MINUAR apprend de l’attaché militaire
français, Bernard Cussac, que le bataillon FPR au CND posséderait des missiles sol-air : 94
C’est durant cette période tendue [fin février 1994] qu’il m’est donné d’avoir une bien étrange
conversation avec le colonel Cussac. Étrange par le sujet abordé, certes, mais surtout au regard des
événements historiques que connaîtra le pays quelques semaines plus tard. De passage au QG Secteur
pour ce qui semble être une visite impromptue, le colonel me demande à brûle-pourpoint : Avezvous la certitude que le FPR ne camoufle pas des missiles sol-air au CND ? La question me fait
sursauter, mais les éléments que me fournit l’attaché militaire français m’incitent à prendre les choses
au sérieux. L’ensemble de la position sera passée au peigne fin à la recherche d’indices, mais sans
résultat. Décidément, ces étranges transports de bois ne cesseront pas de susciter interrogations et
doutes. 95
Dans un livre de Charles Onana qui accuse le FPR d’avoir utilisé un SAM-16 pour commettre l’attentat, Luc Marchal donne une version analogue de cette rencontre en évoquant cependant la possibilité
d’une « intoxication » française, mais, au vu des détails fournis par Cussac, il prit, dit-il, les choses au
sérieux. 96
Selon le juge Bruguière, Bruno Ducoin aurait suggéré des parades en réponse à la lettre de Minaberry :
Que Bruno DUCOIN, qui avait été assistant militaire technique à la mission militaire de coopération a déclaré, lors de son audition du 9 juin 2000, qu’il avait bien été destinataire du courrier
de Jean-Pierre MINABERRY et qu’il lui avait préconisé par la suite des “mesures techniques” pour
échapper à un tir de missile ; 97
Nous pouvons donc faire l’hypothèse que ces mesures techniques avaient été prises. Le Falcon a-t-il
subi une maintenance entre le 27 février 1994, date de cette lettre, et le 6 avril ? Un système de leurres
cet établissement. Nous ne pouvons que noter la coïncidence, mais soulevons la question de l’authenticité de ce document.
Logiquement, c’est le capitaine Ducoin qui devrait avoir fourni cette lettre à la Mission. Le Mozart des fausses boîtes noires
est-il intervenu ? Cf. B. Sehene [194, p. 204]
90 Nous mesurons avec GoogleEarth 3,143 km entre le CND et l’extrémité ouest de la piste, 4,122 km entre le CND et la
tour de contrôle, 6,746 km entre le CND et l’extrémité est de la piste par où l’avion atterrit.
91 Les SAM 16 sont beaucoup moins vulnérables aux contre-mesures. Les sigles SA 16 et SAM 16 désignent le même
missile.
92 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 257]. http://francegenocidetutsi.org/
Cussac13aout1991.pdf Il y a une contradiction entre la page 238 des Annexes et les pages 254 à 257.
93 Dans son audition, non publiée, Bernard Cussac est convaincu que le FPR a fomenté l’attentat avec des armes « dont
les numéros correspondraient à ceux d’engins stockés dans les réserves d’armement de l’Ouganda », ce qui fait allusion à la
liste de numéros de SAM 16 fournie par la DGSE. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport,
p. 229].
94 Le colonel Marchal ne donne pas la date précise de cette rencontre mais la situe durant cette période tendue qui
commence lundi 21 février avec l’assassinat de Félicien Gatabazi, suivi le 22 par le lynchage du chef de la CDR, Martin
Bucyana, pour se terminer samedi 26 avec le départ de certaines autorités politiques du FPR pour Mulindi. On remarquera
que la lettre de Jean-Pierre Minaberry est du 28 février.
95 L. Marchal [135, p. 199]. Le FPR est suspecté par certains d’avoir caché des armes dans des véhicules amenant du bois
de chauffage au CND depuis Mulindi.
96 C. Onana [163, p. 30].
97 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 41].
295
7.5. LA MENACE DE MISSILES SOL-AIR DÉBUT 1994
a-t-il été prévu par la firme Dassault pour le Falcon ? Le dernier contrôle de l’avion par Dassault au
Bourget serait d’octobre 1993. 98
Les propos que Sébastien Spitzer prête à Françoise Héraud, 99 épouse de Jacky Héraud, le commandant
de bord, laissent entendre que la menace sur l’avion du président pouvait provenir autant du FPR que
des extrémistes hutu :
Mais Jacky parle aussi des menaces qui pèsent sur le président. Ses pourparlers engagés avec les
rebelles tutsi du FPR divisent le clan au pouvoir. Certains extrémistes hutu s’opposent à toute forme
de concession. Ils refusent de céder une partie du pouvoir aux hommes du FPR, à Paul Kagamé et à
ses lieutenants, à ces Tutsi de l’extérieur qui ont passé leur vie en Ouganda. Ils les craignent et les
haïssent, les surnomment les « cafards », se disent prêts à les tuer tous !
Ces dernières semaines, le pilote français Jacky Héraud a entendu les pires rumeurs. Certaines
concernent un projet d’attentat. Il pourrait bien viser le Falcon qu’il pilote, l’avion du président
rwandais, Juvénal Habyarimana. Alors il s’entraîne. À chaque sortie, il s’efforce de faire du vol à
très basse altitude, ou à très haute altitude. Il tente de nouvelles phases d’approches. Le président
est devenu une cible, un homme à abattre pour les rebelles tutsi du FPR, mais aussi pour certains
membres du clan présidentiel, des Hutu, des extrémistes. 100
Nous ne sommes pas certains que ces propos rapportés par Spitzer soient exacts, mais il est sûr que le
juge Bruguière n’a pas entendu une seule fois la famille Héraud, selon Hervé Héraud, le fils du pilote. 101
7.5.2
Le risque de tir de missiles était connu des Belges
Début avril 1994, les Belges savaient qu’il y avait une menace de tirs de missiles à Kanombe. Le C-130
devant atterrir le 6 avril avait été équipé de leurres. Le colonel Jo Dewez, commandant du bataillon belge
de la MINUAR, Kibat II, écrit :
Après coup, je repense que j’ai reçu une Info bizarre. Vers le 04 ou 05 Avr, le COps m’a averti
que le C130 belge qui devait arriver le 07 Avr pourrait recevoir un tir de Msl, qu’il était équipé de
système Anti-Msl, et que l’on me demandait de fournir la garde. Or le C130 suivait l’avion présidentiel
à quelques Min. Hasard ? 102
Le capitaine Finck confirme l’équipement du C-130 en leurres :
Bruxelles savait aussi que des missiles sol-air se trouvaient au Rwanda et, pour la première fois,
le C-130, dont le copilote était le capitaine Finck, avait été doté d’un système de leurres (permettant
de dévier la course des missiles). Ces leurres étaient une protection en cas de survol du Rwanda, et
d’une éventuelle mission ultérieure en Somalie. 103
Le colonel Jo Dewez ne dit pas d’où vient la menace, mais vu qu’à l’époque les actes anti-belges et
anti-MINUAR se multiplient de la part des FAR, des milices et de la radio RTLM, nous pouvons supposer
que les Belges se méfient de ces extrémistes hutu. 104 Il nous précise cependant le contraire, que la menace
devait venir logiquement du FPR :
- menaces de tirs AA contre C-130 : je n’en sais pas beaucoup plus actuellement si ce n’est qu’à
ma connaissance les FAR ne disposaient que de canons AA, mais que le FPR disposait de missiles
AA portables. En toute logique la menace devait donc venir du FPR plutôt que des FAR, du moins
dans ce cadre des contre-mesures électroniques. La réponse à votre question se trouve au Service
Général des Renseignements (SGR), mais je ne pense pas qu’il soit dans leur habitude de faire des
déclarations. 105
Hervé Gattegno, La « boîte noire », le Falcon et le capitaine, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3.
Françoise Héraud travaillait au poste d’expansion économique de Kigali, à la mission de coopération. Leur villa jouxtait
l’ambassade de France. Cf. S. Spitzer [199, p. 228]
100 S. Spitzer, ibidem, pp. 227-228.
101 S. Spitzer, ibidem, pp. 227-228, 241.
102 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge 1-611/12, 1997-1998, p. 81,
section d. Le C130 belge devait arriver le 6 avril et non le 7. Le COps est le Centre des opérations de l’armée belge.
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=81
103 Colette Braeckman, Rwanda : un autre avion dans la cible, Le Soir, 29 mars 1996, pp. 1-9.
104 Le 8 janvier 1994, une manifestation violente des Interahamwe, armés de machettes, et de paras-commando en civil a
empêché une nouvelle tentative d’assermentation des membres du Gouvernement de transition. Elle visait aussi à obliger la
MINUAR à intervenir et, selon l’informateur Jean-Pierre, tel que le rapporte le général Dallaire dans son fax à l’ONU du
11 janvier 1994, il était prévu de tuer des soldats belges pour les forcer à partir.
105 Courriel du colonel Jo Dewez à l’auteur, 23 décembre 2006. AA : abréviation pour antiaérien.
98
99
296
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le rapport du Sénat belge donne des éclaircissements sur le télex du 15e Wing de transport de la
Force aérienne belge, relayé par le C Ops à Kibat II, donc au colonel Dewez :
Ce télex, daté du 5 avril, avisait KIBAT II que le C130 qui devait arriver à Kigali le 6 avril, serait
équipé de moyens de contre-mesures électroniques (ECM), en raison de la crainte d’attaques par des
fusées anti-aériennes contre nos C130 en mission en Afrique.
La commission a jugé utile de vérifier s’il n’existait pas un lien quelconque entre cette crainte de
menace anti-aérienne et l’attentat contre l’avion présidentiel.
Elle a entendu à cette fin le commandant De Troy de la Force aérienne.
Il ressort de ce témoignage que, dans le cadre du programme d’équipement en moyens ECM
de tous les C130 du 15e Wing, deux C130 en étaient pourvus à l’époque. L’un d’entre eux était
réservé pour les missions à Sarajevo. Un second devenant disponible, il fut logiquement décidé de
l’utiliser vers Kigali, en raison d’une menace d’attaques par des fusées anti-aériennes en Afrique, et
pas spécifiquement à Kigali ou au Rwanda. 106
L’armée belge se refuse donc à préciser d’où viendrait la menace. L’explication se trouve dans une
note d’information du Service Général du Renseignement publiée par les familles des 10 paras belges tués
le 7 avril : « Les F.A.R. ont fait l’acquisition de lanceurs de missiles. Ceux-ci pourraient être utilisés
contre les C-130. » 107 Une menace de tir de missiles en provenance des FAR était donc connue juste à
la veille du 6 avril 1994.
7.5.3
Le 14 avril, le dernier avion français fait fonctionner ses leurres
Le 14 avril dans l’après-midi, alors que le dernier avion français va décoller, des obus de mortier
tombent près de la piste. Les Français en accuseront les Belges, alors qu’ils semblent bien que les auteurs
des tirs sont les FAR, furieuses d’être abandonnées par les Français. 108 L’avion finit par décoller. Les
Casques-bleus belges observent que l’avion fait fonctionner ses leurres :
Le dernier C-160 (FR) décolle alors et s’envole sans encombre en faisant fonctionner ses leurres
AA lors du survol de Kanombe. 109
Arrêtons-nous sur ce petit détail. Selon le lieutenant-colonel Maurin, cet appareil, qui emmène le 14
avril le détachement spécialisé du COS, est un C 130. 110 Le C 130 ou Hercules est un avion de transport
militaire qui a 4 moteurs à hélice au lieu de 2 pour le C-160 Transall. Nous savons par ailleurs que
l’escadron de transport Franche-Comté de l’armée de l’air « possède quatorze Hercules, dont trois sont
équipés de cabines blindées et de lance-leurres car ils volaient sur Sarajevo. » 111 Nous voyons aussi, sur
l’encyclopédie Wikipedia, que le Transall C 160 peut être équipé de nacelles à leurres sous les ailes. 112
Ce petit détail, noté par les Casques-bleus belges, certes avec une erreur, atteste que les pilotes français
de cet avion savaient que des membres des FAR – ou d’éventuels mercenaires – pouvaient et savaient tirer
des missiles sol-air depuis le camp de Kanombe que l’avion a survolé inévitablement au décollage.
Certes, un esprit critique pourra justement remarquer que les Français avaient des raisons de craindre
un tir de missiles du FPR. Mais le CND est à plus de 6 kilomètres de l’extrémité est de la piste et les
missiles sol-air portables de fabrication soviétique n’ont pas cette portée. Cependant, à cette date, le 14
avril, des troupes du FPR peuvent se trouver plus près de Kanombe, soit par le nord-ouest à Remera,
soit par l’est. Mais le rédacteur belge du journal de Kibat précise bien « lors du survol de Kanombe ». À
ce moment-là, le FPR n’est pas dans le camp de Kanombe.
106 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7 - 1997/1998, section 3.5.1, p. 401]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=401 Voir aussi Audition du commandant De Troy,
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-63, COM-R, 29 mai 1997, pp. 594-597] http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition29mai1997DeTroy.pdf
107 Alexandre Goffin, Rwanda, 7 avril 1994 : 10 commandos vont mourir [91, p. 33]. Cette note du SGR n’est pas citée
dans le rapport du groupe ad hoc Rwanda de la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge.
108 Voir cet épisode section 14.11 page 647.
109 Journal de Kibat [76, p. 59]. Voir l’extrait complet section 14.11 page 648. http://francegenocidetutsi.org/
KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=
110 Compte rendu du Colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 352]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
111 E. Micheletti [146, pp. 133-134].
112 http://fr.wikipedia.org/wiki/Leurre_(militaire) Vérifié le 10 janvier 2014.
297
7.6. LES ÉVÉNEMENTS DE FIN MARS - DÉBUT AVRIL
7.6
Les événements de fin mars - début avril
7.6.1
Dimanche 3 avril, Habyarimana reçoit Booh-Booh
Dimanche 3 avril, jour de Pâques, le Président Habyarimana reçoit M. Booh-Booh, représentant spécial
du Secrétaire général de l’ONU, dans sa résidence de Gisenyi. Quand il lui dit, en présence du colonel
Bagosora, qu’il fera procéder à l’installation du gouvernement de transition le 8 avril, Joseph Nzirorera,
secrétaire général du MRND, lui rétorque : « On ne se laissera pas faire, Monsieur le Président ». 113
7.6.2
Lundi 4 avril, rencontre Habyarimana - Mobutu
Entendu comme témoin au procès Rutaganda au TPIR, le capitaine Luc Lemaire a indiqué : « avoir
recueilli des informations dès le 4 avril sur les préparatifs de massacres, soit avant que l’avion présidentiel
n’ait été abattu. Son informateur lui a notamment indiqué la composition des bandes Interahamwe et
celle de leur armement. Selon cette source, le major commandant du G3, groupement de la gendarmerie
rwandaise responsable des opérations dans la capitale, aurait indiqué au cours d’une réunion secrète de
la Coalition pour la Défense de la République (CDR, émanation de partis extrémistes pro-hutu) “qu’un
massacre de Tutsis allait avoir lieu et qu’il fallait en tuer le plus possible”. Ces informations furent
transmises au bataillon belge le soir du 4 avril. » 114 Ce major commandant du G3 de la gendarmerie est
Paul Rwarakabije.
Les présidents burundais, rwandais et zaïrois se rencontrent à Gbadolite le 4 avril. 115 Selon Enoch
Ruhigira, le Maréchal Mobutu aurait confié au président Habyarimana lors d’un tête à tête « avoir
obtenu des renseignements selon lesquels un complot visant à l’éliminer avait été élaboré par des grandes
puissances et que le F.P.R. n’en serait que “le bras armé” ». 116 Honoré N’Gbanda 117 affirme qu’un
complot était organisé contre Habyarimana à partir de l’Ouganda par les Américains et les Belges. 118
Selon Colette Braeckman, Mobutu a averti Habyarimana d’un risque d’attentat et s’est abstenu pour
cette raison de se rendre au sommet de Dar es-Salaam :
Se portant garant de ses deux « petits frères », le président Mobutu avait d’abord accepté de
participer à la réunion où doivent se retrouver tous les chefs d’État de la région. Il n’en fera rien : à
la dernière minute, l’un des conseillers privés de Mobutu, Aka, chargé de la Sûreté, lui déconseillera
de faire le voyage. Il aurait appris que quelque chose se trame. Selon certains témoignages, Mobutu,
averti du complot, aurait téléphoné à Kigali pour dissuader son ami Habyarimana de se rendre à la
réunion. Mais c’est à son épouse Agathe qu’il fit part de ses craintes, et cette dernière n’aurait pas
transmis l’avertissement. Elle reprochait en effet à son mari d’avoir cédé du terrain et n’était pas
au courant du « grand projet » que d’aucuns prêtaient au président : autoriser le retour de tous les
militaires du FPR, de tous les intellectuels tutsis, pour organiser leur élimination massive. 119
Les filles du docteur Akingeneye rapporte le bruit selon lequel Mobutu aurait prévenu Habyarimana
de l’imminence d’un attentat :
Nous pouvons encore dire que le bruit court dans les milieux Rwandais [de] Belgique que Mobutu
aurait prévenu Mme Habyarimana de l’imminence d’un attentat et que Mme Habyarimana n’aurait
pas prévenu son mari. Cet avertissement aurait été fait la veille de l’attentat. 120
Jean Birara précise que Mobutu a téléphoné à la fin du mois de mars (30 ou 31) à la résidence
d’Habyarimana qui était absent et a prévenu son épouse Agathe « qu’un attentat se préparait et serait
113 Vénuste Nshimiyimana, Prélude du génocide rwandais - Enquête sur les circonstances politiques et militaires du
meurtre du Président Habyarimana, p. 38. Voir section 6.1.1 page 263.
114 TPIR/Affaire Rutaganda : Témoignage d’un officier belge sur les premiers jours du génocide, Agence Hirondelle, 30
septembre 1997. http://francegenocidetutsi.org/LemaireRutagandaTemoignage30septembre1997.pdf
115 F. Reyntjens [182, p. 19] ; M. Mas [139, p. 368]. Au retour, Cyprien Ntaryamira aurait pris l’avion d’Habyarimana
jusque Kigali. Cf. J.-P. Chrétien [63, p. 66].
116 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 46].
117 Honoré N’Gbanda a été ministre de la Défense puis patron des services secrets au Zaïre sous Mobutu. Il est très lié à
l’avocat franco-libanais Robert Bourgi. Tous les deux accompagnent Mobutu au sommet de l’OUA du 12 au 14 juin 1994
à Tunis.
118 C. Onana [162, pp. 54-55]. Honoré N’Gbanda est aussi entendu par le juge Bruguière. Cf. ibidem, pp. 46-47.
119 C. Braeckman [44, p. 172].
120 Audition de Jeanne Uwanyiligira et de Marie-Claire Uwimbabazi, Auditorat militaire, Bruxelles, PV no 1013, 22 juin
1994.
298
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
perpétré au retour du Président HABYALIMANA de Dar-Es-Salaam ». 121 Le 4 avril à Gbadolite, Mobutu
a pu confirmer ses craintes de vive voix à Habyarimana.
Selon la délégation burundaise, Mobutu aurait invoqué des problèmes mécaniques clouant au sol son
avion pour expliquer son absence à la réunion de Dar es-Salaam. 122
Jean Kambanda, dans ses confessions au TPIR, aurait déclaré que Mobutu avait été informé de la
menace pesant sur Habyarimana par une personne haut placée à l’Élysée, François de Grossouvre :
Yet more hearsay evidence comes from Jean Kambanda in his fascinating confession to the ICTR.
Kambanda, the prime minister in the interim government, says that President Sese Seko Mobutu of
neighbouring Zaire, (now DRC) had warned Habyarimana not to go to Dar es-Salaam on 6 April.
Mobutu said this warning had come from a very senior official in the Élysée Palace in Paris. There
was a link between this warning, said Mobutu, and the subsequent suicide in the Élysée of a senior
high-ranking official working for President François Mitterrand, an official who had killed himself on 7
April after learning about the downing of the Falcon. This was François de Grossouvre, a presidential
advisor on African affairs. 123
Nous n’avons malheureusement pas pu, contrairement à Linda Melvern, consulter la déposition de
Jean Kambanda. Mais celle-ci fait sur ces propos une relation légérement différente dans Conspiracy to
Murder. The Rwandan Genocide :
Kambanda has said that while he was in exile he had learned that President Sese Seko Mobutu of
neighbouring Zaïre had warned President Habyarimana not to go to Dar-Es-Salaam on 6 April, but
that Habyarimana has said he had no choice. Mobuto [Mobutu] said the warning had come from a very
senior official in the Elysée Palace in Paris. There was a link between this warning, said Mobutu, and
the subsequent suicide in the Elysée of a senior high-ranking official working for President François
Mitterrand, a man who had killed himself on 7 April after learning about the downing of the Falcon.
This man was François de Grossouvre, a presidential advisor on African affairs. Too many threads
link this man to Rwanda not to raise serious questions about the policies that were formulated in
these presidential offices. 124
Certes, ces propos de Mobutu sont de seconde main et ce témoignage de Kambanda n’est donc pas
une preuve de leur véracité. Ils ont ceci de remarquable que c’est Mobutu lui-même qui dit avoir été averti
par De Grossouvre et qui fait le lien entre l’attentat contre Habyarimana et le suicide du conseiller de
Mitterrand. La deuxième version du récit de Melvern nous apprend la réponse d’Habyarimana à Mobutu :
« He had no choice ».
D’après le récit d’Honoré N’Gbanda, c’est Habyarimana qui informe Mobutu des menaces qui le
guettaient et non l’inverse. 125
Selon l’ex-capitaine Barril qui se dit « proche du maréchal Mobutu du Zaïre », celui-ci avait été informé
d’un projet d’attentat par son chef des renseignements Atundu Liondu [Alain Atundu Liongo]. 126 Selon
Me Laurent Curt, avocat de Françoise Héraud, veuve du commandant de bord, des autorités françaises
auraient été informées d’un projet d’attentat et n’auraient rien fait pour l’empêcher :
Auditorat militaire belge. Annexe à la déposition de Jean Birara, 26 mai 1994. Voir section 7.25.3 page 475.
M. Mas [139, p. 368].
123 Linda Melvern, Rwanda : International Genocide Expert Refutes Judge Bruguiere, http://www.bloggernews.net/
12446 ; Linda Melvern, “L’attentat”, La Nuit rwandaise, no 1, p. 23. Traduction de l’auteur : Une autre rumeur vient de la
confession fascinante de Jean Kambanda au TPIR. Kambanda, Premier ministre du gouvernement intérimaire, dit que le
Président Sese Seko Mobutu du Zaïre voisin (aujourd’hui RDC) avait averti Habyarimana de ne pas aller à Dar es-Salaam
le 6 avril. Mobutu a dit que cet avertissement venait d’un très haut responsable du palais de l’Élysée à Paris. Il y avait un
lien, selon Mobutu, entre cet avertissement et le suicide qui s’en est suivi à l’Élysée d’un haut responsable travaillant avec
le Président François Mitterrand, un responsable qui s’est donné la mort, le 7 avril, après avoir appris que le Falcon avait
été abattu. C’était François de Grossouvre, un conseiller du président pour les affaires africaines.
124 L. Melvern [142, p. 263]. Traduction de l’auteur : Kambanda a déclaré que lors de son exil il a appris que le Président du
Zaïre, Sese Seko Mobutu, avait dit au Président Habyarimana de ne pas aller à Dar es-Salaam le 6 avril, mais Habyarimana
lui avait répondu qu’il n’avait pas le choix. Mobutu a dit que l’avertissement provenait d’un haut responsable du palais
de l’Élysée à Paris. Il y avait un lien, a ajouté Mobutu, entre cet avertissement et le suicide qui s’en est suivi d’un haut
responsable travaillant pour le Président François Mitterrand, un homme qui s’est suicidé le 7 avril après avoir appris que
le Falcon avait été abattu.
Cet homme était François de Grossouvre, un conseiller présidentiel pour les Affaires africaines. Trop de fils reliaient cet
homme au Rwanda pour ne pas soulever de sérieuses questions sur les politiques qui étaient élaborées dans ces officines
présidentielles.
125 Honoré N’Gbanda, Les présidents Habyarimana, Mobutu et moi avant l’attentat. Cf. C. Onana [163, pp. 17-21].
126 Audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 29 septembre 1999. Cf. Texte publié par Benoît Collombat de France
Inter le 16 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition20juin2000.pdf
121
122
299
7.6. LES ÉVÉNEMENTS DE FIN MARS - DÉBUT AVRIL
On a écrit que les Français auraient peut-être pu éviter le génocide, mais aussi éviter l’attentat ;
on sait que la France était étroitement liée aux dirigeants rwandais de l’époque, et aussi qu’elle était
présente avant et après l’attentat... Tous ces renseignements ont été vérifiés par le juge d’instruction
[Bruguière], et il existe dans le dossier un certain nombre d’éléments qui permettent de s’étonner
de la passivité de certains Français devant les informations dont ils ont pu avoir connaissance avant
l’attentat. Si ces personnes avaient réagi, l’attentat aurait pu être évité. Je ne dis pas pour autant
que ces personnes ont délibérément agi pour permettre l’accomplissement de cet attentat. Je dis juste
que l’attentat aurait pu être évité. 127
Ayant entendu Jacques Depaigne, ambassadeur de France au Zaïre à cette époque, la Mission d’information parlementaire juge « inexact de prétendre que le maréchal Mobutu aurait refusé de se rendre à
Dar Es-Salaam par crainte d’un complot ou de monter au dernier moment dans le Falcon 50 du Président
Juvénal Habyarimana. » 128
7.6.3
Lundi 4 avril, Bagosora prône l’élimination des Tutsi
Lors de la réception donnée pour la fête nationale du Sénégal par le contingent sénégalais de la
MINUAR, le colonel Bagosora déclare devant plusieurs témoins, dont le général Dallaire, que « la seule
solution plausible pour le Rwanda serait l’élimination des Tutsis ». 129 Il aurait également, selon un témoin,
exprimé son désaccord sur le déplacement que le président Habyarimana comptait effectuer à Dar esSalaam, l’estimant inopportun et ajoutant qu’« il pourrait lui arriver malheur. » 130
7.6.4
Mardi 5 avril à Kigali
Le 5 avril, M. Enoch Ruhigira fait savoir à M. Mamadou Kane, conseiller politique de M. Booh-Booh,
qu’il prévoyait qu’à son retour de Tanzanie le chef de l’État fasse une déclaration proposant une solution
pour mettre un terme à l’impasse politique. 131 Le colonel Elie Sagatwa, responsable de la sécurité du
président, avait rencontré deux fois le colonel Marchal pour organiser les cérémonies d’installation des
nouvelles institutions. 132 Le même Enoch Ruhigira en aurait informé le colonel Rusatira qui en a parlé
à Jean Birara le 4 avril à midi : « le Président venait de charger son chef de cabinet, Ruhigira Enoch, de
tout préparer pour la prestation de serment des députés et du gouvernement, à son retour d’Arusha ». 133
Une patrouille de Casques-bleus belges se fait refouler le 5 avril à Kanombe.
Le 5 avril vers 22 heures, une section de la Douzième Compagnie disperse ses mouvements dans
une patrouille sur l’axe menant de l’aéroport vers Kanombe.
Elle a pour mission de récolter un maximum d’informations sur le secteur qui entoure le camp de
Kanombe et la résidence du président Habyarimana.
Le chef Roulet ouvre la marche, suivi du sergent Teyssier et ses hommes.
Après le carrefour de Nyarugunga, la section veut se diriger vers la maison du Président mais
cette fois, impossible d’aller plus loin. Tout le quartier est bouclé et les Gardes présidentiels refusent
tout passage et toute discussion.
Armes au poing, ils s’énervent :
« Partez ! Vous n’avez rien à faire ici ! »
Les véhicules blancs de l’O.N.U. n’insistent pas et s’engagent dans un chemin parallèle, vers le
village de Kanombé.
Comme le prévoyaient les ordres de marche, les Casques Bleus font halte au village pour boire un
verre et sympathiser avec la population.
Mais aujourd’hui, le garçon refuse de les servir.
127 Mehdi Ba, « L’évocation du rapport Bruguière est un mensonge éhonté », Golias magazine, no 101, mars/avril 2005,
p. 31.
128 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 212].
129 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 50]
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf ; L. Marchal [135, p. 213] ; R. Dallaire [72, pp. 284-285].
Voir section 4.2.10 page 199.
130 F. Reyntjens [182, p. 22].
131 F. Reyntjens [182, p. 23].
132 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 207].
133 Voir section 7.25.3 page 475.
300
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Manifestement l’atmosphère est lourde dans le secteur et le Chef Roulet a tôt fait de ne pas traîner
dans le coin.
En repassant devant l’entrée du camp de Kanombé, le Sergent Teyssier constate que les F.A.R.
ont installé un canon et placé en faction des soldats armés de mitrailleuses.
Ce déploiement de force est pour le moins inhabituel alors qu’une agitation fébrile anime l’ensemble
du camp.
Rentré de mission, le rapport de Yves Teyssier notera que l’agitation à Kanombé était grande, que
quelque chose se préparait et que tout cela ressemblait étrangement à une mobilisation générale. 134
Le sergent Yves Teyssier confirme qu’il y avait une activité anormale au camp Kanombe :
Autour de l’entrée du camp de Kanombé, il y avait une montée en puissance militaire jamais
vue jusque là. Des barricades, des positions de mitrailleuses avec sac de sables et même des trous de
fusiliers. Tout cela n’existait pas les jours précédents. Il y avait des militaires aux abois partout. 135
Le sergent Yves Teyssier déclare à l’auditorat militaire :
Le 05 dans la soirée, nous avions une patrouille prévue sur notre secteur de 2000 à 2200 heures.
Le secteur attribué à ma section était situé au nord-est du camp de KANOMBE. Il bordait ce
camp. Les secteurs était [sic] attribués par section et ne changeaient pas, ma section était donc la
seule à patrouiller à cet endroit. Le but de ce système était d’établir des contacts avec la population
et d’obtenir de cette manière un maximum de renseignements.
Jusqu’au 05, tout se passe sans problème et nous avons même de bonnes relations avec la population.
Une de nos premières mission [sic] a d’ailleurs été de localiser la villa du président HABYARIMANA. En fait une seule route mène à cette villa. Elle est asphaltée, longe la piste de l’aéroport de
KIGALI par le nord, passe devant l’entrée du camp de KANOMBE, puis s’arrête à l’entrée de la villa
présidentielle. Nous pouvions normalement circuler sans problème sur cette route.
Il y a à peu près trois cents mètres entre l’entrée du camp et l’entrée de la villa. En permanence,
il y avait des hommes de la garde présidentielle au domicile du président.
Le soir du 05 avril vers 2030 heures, nous empruntons normalement la route qui mène à la villa et
au village de KANOMBE. A hauteur du début de la clôture du camp de KANOMBE nous sommes
arrêtés par un barrage. NOUS SOMMES LE 05 avril à 2030. Le barrage est constitué d’une dizaine
d’hommes des FAR armés d’armes légères. Une herse est disposée sur la route. Ils nous demandent de
rebrousser chemin car il s’agit d’un domaine militaire. Les Rwandais sont décidés et énervés, aucune
discussion n’est possible. Je décide alors de contourner ce barrage par le nord en empruntant des
chemins de terre et nous nous dirigeons vers l’entrée du camp de KANOMBE.
Le trajet dans les chemins de terre se déroule sans incident. Nous relevons juste une présence
anormalement élevée de civils dans le village de KANOMBE. Je spécifie que ce village de KANOMBE
est une cité militaire occupée par des militaires du camp proche.
Nous arrivons alors à l’entrée du domaine militaire, et nous nous apercevons que cette entrée est
barrée par des hommes en armes. Un canon est en batterie, pointé vers l’extérieur du camp. Des
mitrailleuses sont placées en batterie sur les côtés. Des trous de fusiliers sont occupés. Nous n’avons
même pas l’occasion de parlementer, les Rwandais nous font de grands signes qui nous indiquent de
nous éloigner.
Cet incident est signalé à mon retour au capitaine VANDRIESSCHE lors de mon rapport de
patrouille. J’ignore les suites qui sont données au rapport de patrouille, mais il est certain qu’un
résumé de ces rapports, rédigés par le Comd Cie, est transmis tous les jours à la cellule Ops (S3
Capitaine CHOFFRAY). 136
Cette nuit-là, Grégoire de Saint-Quentin aurait fait déplacer un canon antiaérien de calibre 14.5 mm
à moins de 100 mètres de l’aéroport international de Kanombe :
Lt Col Gregoire de Saint Quentin was based at the Para-commando unit at the time the plane
was shot down. He supervised the placement of a 14.5 mm Anti Aircraft gun less than 100 meters
from Kanombe International Airport the night of April 5th 1994. 137
A. Goffin, Rwanda, 7 avril 1994 : 10 Commandos vont mourir [91, p. 31].
Courriel de MQ à l’auteur, 19 juin 2007.
136 Déposition de Yves Teyssier à l’auditorat militaire belge, 1er juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Teyssier1erjuin1994.pdf
137 Rwanda Government’s Reaction to Judge Bruguiere’s Indictment saga, January 2007, 19th. http://
francegenocidetutsi.org/RwandaGovernmentsReactionToJudgeBruguiereIndictmentSaga.pdf Traduction de l’auteur : Le
134
135
301
7.6. LES ÉVÉNEMENTS DE FIN MARS - DÉBUT AVRIL
Ce canon antiaérien est-il celui que voit Yves Teyssier à l’entrée du camp de Kanombe ? 138 Il est
étonnant que le commandant de Saint-Quentin donne des ordres au bataillon léger antiaérien des FAR.
Il n’y a pas d’assistant technique français auprès de ce bataillon. À notre connaissance, de Saint-Quentin
est le seul officier français ayant ses quartiers à Kanombe. Remarquons qu’effectivement, la batterie de
lutte antiaérienne disposait de bitubes et quadritubes de 14,5 mm. 139 Nous sommes surpris de ne pas
voir ce fait développé dans le rapport Mutsinzi. 140
Figure 7.3 – Vue de l’extrémité est de la piste de Kanombe (en haut à gauche), du camp militaire de
Kanombe (au milieu), de l’hôpital militaire (à droite du camp, au-dessus du stade), des villas dont celle
du Dr Pasuch (en bas) et de la propriété Habyarimana (à droite). Le carrefour de Nyarugunga est au
coin Nord-Ouest du camp. Source : GoogleEarth
7.6.5
L’atterrissage par l’axe ouest a-t-il été suspendu ?
L’aéroport de Kigali, situé sur le plateau de Kanombe, à l’est de la ville, n’a qu’une piste. Certains
laissent entendre que les avions atterrissaient soit par l’ouest (côté ville de Kigali) soit par l’est et que
lieutenant-colonel Grégoire de Saint Quentin était en poste au bataillon paras-commando quand l’avion a été abattu. Il a
fait déplacer un canon antiaérien de calibre 14.5 mm à moins de 100 m de la piste de l’aéroport international de Kanombe
dans la nuit du 5 avril.
138 Par GoogleEarth, nous mesurons 600 mètres entre l’extrémité est de la piste et le carrefour de Nyarugunga au coin
nord-ouest du camp militaire et 300 mètres entre la clôture de l’aéroport et ce carrefour.
139 Voir plus haut section 7.4 page 293.
140 Le déplacement d’un canon antiaérien de 14.5 est cependant expliqué comme un « plan de repli » en cas d’échec
des tirs de missile. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Rapport Warden - McClue, p. 33].
http://francegenocidetutsi.org/cranfield.pdf
302
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
c’est le FPR, en vue de l’attentat, qui a fait interdire l’accès par l’ouest. 141
Il est exact que le 8 janvier 1994, lors de la fête à l’hôtel Méridien pour célébrer l’installation du
bataillon belge de la MINUAR, un avion C-130 piloté par Wim Schellings a effectué plusieurs passages
au-dessus du CND et au troisième passage le FPR a ouvert le feu sur lui. 142 À la suite de cet incident,
le FPR a probablement demandé que ce survol soit interdit.
Ceci étant, il semble que les avions ont toujours atterri par l’est. C’est ce que soutient notamment
Alain Van Den Brande qui travaillait à la tour de contrôle dans le cadre d’un projet belge de maintenance
de l’aéroport, relatif au guidage des avions à l’envol :
PJ : En 1994, quel était le sens normal de l’atterrissage des avions : de l’Est (Masaka) ou de
l’Ouest ?
AVDB : Je ne me souviens pas avoir vu atterrir le moindre avion, dans un sens différent des
autres ! Tous amorçaient la descente 25 km avant de toucher la piste, et en survolant Busanza. De là
à me rappeler les 4 points cardinaux, c’est trop me demander. En résumé donc, l’atterrissage dans la
direction Busanza/Chez Lando. Et le décollage en sens inverse.
PJ : Pour l’atterrissage, veux-tu dire que l’avion survolait chez Landoald et puis se posait sur la
piste ?
AVDB : Que nenni. L’avion atterrit et décolle sans survoler la ville. Donc il arrive de Busanza,
se pose, fait demi-tour, et repart en survolant Busanza. Il ne survole pas “Chez Lando” mais en
procédure d’atterrissage, se trouve dans l’axe Busanza/Chez Lando. 143
Nous avons constaté pour notre part que les avions atterrissent toujours à Kanombe en venant par l’est.
De même, ils décollent vers l’est. Il est possible que certains avions, notamment militaires, atterrissent par
l’ouest, mais c’est par l’est que les avions atterrissent en général et l’argument de la fermeture de l’axe
ouest ne peut raisonnablement pas être considéré comme une preuve de l’intention du FPR d’abattre
l’avion du président.
7.6.6
Le déplacement de paras-commando au camp de la garde présidentielle
Fin mars, sur ordre du chef d’état-major de l’armée, le colonel Déogratias Nsabimana, en coordination
avec le commandant opérationnel de la ville de Kigali, le colonel Félicien Muberuka, la 2e compagnie
du bataillon paras-commando commandée par le lieutenant Jean de Dieu Gahutu et un élément de la
compagnie d’artillerie, ont été envoyés en mission de renforcement au camp de la garde présidentielle à
Kimihurura, commandé par le major Protais Mpiranya. Ce camp est à une distance de 500 à 800 mètres
du CND. 144
Ceci est confirmé par l’adjudant-chef Elias Nduruhutse du bataillon para-commando. Il est envoyé le
5 avril au camp de la garde présidentielle, qui était presque vide, preuve que quelque chose se préparait
au niveau de la garde présidentielle :
Le 04 avril 1994, nous avons eu une réunion avec nos supérieurs au bataillon para-commando à
Kanombe, dirigée par le major Ntabakuze. Nous avons été informés que la situation n’était pas bonne,
que le FPR risquait d’attaquer le camp de la garde présidentielle, qu’il fallait alors y aller en renfort.
La compagnie au sein de laquelle je vivais a été désignée le 05 avril pour aller effectuer ce travail et
j’en faisais partie. Arrivés au camp de la garde présidentielle, je me suis rendu compte que le camp
était presque vide, il n’y avait pas plus de cinquante militaires ; tous les autres avaient été envoyés
dehors dans différents endroits. Nous avons été placés autour du camp pour assurer la sécurité. Nous
y avons passé toute la journée du 06 avril jusqu’au soir et on voyait qu’il y avait quelque chose qui
n’allait pas. Ce jour-là, nous avons été mis en alerte pour les combats, prétextant que le camp de
la garde présidentielle allait être attaqué. Toute la question est celle de savoir pourquoi nos chefs
141 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 280].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
142 L. Marchal [135, p. 140].
143 Courriels échangés entre Pierre Jamagne (PJ) et Alain Van Den Brande (AVDB), 16/2/2007. Le restaurant Chez Lando,
du nom de Landoald Ndasingwa, ministre assassiné avec toute sa famille le 7 avril, se trouve à l’ouest, entre l’aéroport et
la ville.
144 Interrogatoire principal de la Défense d’Aloys Ntabakuze, par Me Erlinder, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du 18 septembre 2006. La chambre reconnaît la réalité de ce déplacement dans
son jugement. Cf. TPIR, Le Procureur c. Bagosora et al. Jugement portant condamnation, section 746, p. 266. http:
//francegenocidetutsi.org/BagosoraJudgment-fr.pdf#page=266
303
7.7. MERCREDI 6 AVRIL À KIGALI
ont considéré que ces deux jours constituaient un danger, ce qui n’avait pas été le cas auparavant.
Pourquoi cette attention particulière sur ces deux jours ? 145
Comme nous savons que la garde présidentielle a ouvert le feu sur le bataillon FPR au CND le 7 avril
depuis son camp de Kimihurura, nous nous demandons si ce déplacement de troupes n’a pas été organisé
dans cette perspective.
7.7
Mercredi 6 avril à Kigali
7.7.1
L’avion Noratlas transporte à Dar es-Salaam une partie de la délégation
Un avion Nord-Atlas 146 est entretenu et piloté par des coopérants militaires français. Selon la Mission
d’information parlementaire, cet avion « transportait les ministres et les personnalités du régime rwandais ». 147 Il a été livré par la France en 1982. Mais ce Nord-Atlas sert surtout à l’entraînement au saut des
paras-commando rwandais. 148 Le matin du 6 avril vers 6 h 30, des Casques-bleus belges de la MINUAR
voient cet avion décoller :
6 avril, 6 h 30. Aéroport de Kigali.
Le sergent Lamotte, de permanence à la tour de contrôle, est dérangé et intrigué par le vrombissement du vieil avion Nord-Atlas qui chauffe les moteurs bien avant que l’avion présidentiel n’emmène
Juvénal Habyarimana à la conférence de Dar es-Salaam.
Curieusement, ce gros porteur qui habituellement pourrit en bordure de piste se prépare à un
décollage incognito tous feux éteints.
Des Rwandais, déposés par de grosses limousines, montent à son bord. Dans la soute, on charge
non seulement des valises, mais aussi des caisses et des coffres. Chargement vite fait, bien fait !
Visiblement, ces gens importants, costumes bien mis et français impeccable sont pressés de quitter
le pays.
Décollage immédiat ! L’avion prend son envol !
Il faudrait dire, essaie de prendre son envol !
En effet, le vieux coucou est tellement chargé qu’il effectue trois sauts de puce avant de pouvoir
prendre l’air !
Il ne reviendra plus jamais à Kigali. Les rats ont quitté le navire. 149
Linda Melvern, faisant référence à ce passage, écrit que le 6 avril un avion Nord-Atlas décolle de
Kanombe vers 6 h 30 du soir : « At 6.30 p.m., a Belgian peacekeeper in the control tower saw with
surprise an old Nord-Atlas, usually parked near the airport building, preparing to take off. » 150 Elle
présente les passagers comme des personnes qui veulent fuir le pays et elle note par erreur “6.30 p.m.” au
lieu de “6.30 a.m.”.
D’après le juge Bruguière, le capitaine de l’armée de l’air française Jean-Michel Lacoste, « commandant
du Noratlas rwandais », « avait transporté une partie de la délégation rwandaise à Dar es-Salaam ». Il
précise qu’Alain Boitel était mécanicien naviguant du Noratlas, et que, le 6 dans l’après-midi, ils avaient
remarqué l’inquiétude de l’équipage du Falcon qui aurait voulu décoller de Dar es-Salaam avant la tombée
de la nuit. 151
Ce Nord-Atlas n’est pas rentré à Kigali, de même qu’une partie de la délégation rwandaise. Il est resté
pendant le génocide à Mwanza en Tanzanie. Il ne faut pas le confondre avec l’épave d’un autre Nord-Atlas
qui est toujours visible en 2008 par GoogleEarth sur l’aéroport de Kigali.
7.7.2
Un avion de Air Rwanda transporte aussi une partie de la délégation
Dans sa chronologie du génocide à Cyangugu, Jean Ndorimana note pour le 6 avril :
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 131].
Nord-Atlas 2501 noté aussi Noratlas.
147 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 353].
148 Lettre de Jean-Pierre Minaberry au capitaine Ducoin, 28 février 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 238]. http://francegenocidetutsi.org/Minaberry28fevrier1994.pdf
149 Alexandre Goffin Rwanda, 7 avril 1994 : 10 commandos vont mourir, p. 33.
150 Linda Melvern, A people betrayed [140, p. 108].
151 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
145
146
304
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
[Le 6 avril] Il est 20 h 30. Nous sommes dans le salon de la paroisse de Cyangugu. L’avion de
Air Rwanda qui dessert la ligne Kamembe-Gisenyi-Kigali n’est pas venu le matin ; on espère qu’il va
venir l’après-midi, on attend mais en vain. Il a emmené le président de la République et sa délégation
à Dar es-Salaam où ils doivent écouter les derniers conseils des chefs d’État de la région pour mettre
fin à la crise qui secoue le Rwanda depuis 1990 [...] Les pourparlers ont certainement été longs, plus
longs que prévus, comme d’habitude.
Nous sommes avec notre ami X dans le salon de la paroisse de Cyangugu : comme d’autres
passagers de la compagnie Air Rwanda inscrits au vol manqué, notre ami a réservé une chambre à
l’hôtel Inyenryeri à Kamembe. 152
Cette information n’est pas tout à fait exacte. Le président de la République n’a pas pris cet avion
puisqu’il était dans son Falcon 50. Cependant il apparaît qu’un appareil de Air Rwanda avait été aussi
mobilisé pour aller à Dar es-Salaam. L’ancien commandant de l’aéroport de Kamembe confirme qu’un
avion Twin Otter 153 d’Air Rwanda de 20 à 22 places, piloté par « Eugène et Pierre », avait emmené une
partie de la délégation à Dar es-Salaam. L’avion y est revenu après le génocide. Il s’est écrasé depuis au
Congo. 154
Au total, deux appareils, le Nord-Atlas et le Twin Otter, auraient transporté le reste de la délégation
rwandaise à Dar es-Salaam. Ceci paraît vraiment curieux. Que transportait alors le Nord-Atlas ?
7.7.3
Le départ du Falcon
Selon l’expertise des bandes magnétiques de la tour, demandée par le juge Bruguière, le Falcon serait
parti le matin du 6 avril à 6 heures 7 avec 11 personnes à bord en direction de Dar es-Salaam. 155
Le contrôleur aérien de permanence, Heri Jumapili, rapporte que l’avion, dont le départ était prévu
à 6 h, est parti plus tard car le plan de vol et l’autorisation de décollage n’avaient pas été envoyés à la
tour de contrôle par la direction de l’aéroport, ce qui a énervé l’équipage. Le commandant de bord, Jacky
Héraud, était excédé à tel point qu’il aurait dit : « Il me semble que ces gens-là ne veulent plus de leur
chef. » 156
7.7.4
Des évacuations à Masaka
Selon Colette Braeckman, le matin de l’attentat, les familles de plusieurs personnalités qui vivaient à
Masaka ont été évacuées. 157 Nous n’avons pas d’autre confirmation de ce fait.
7.7.5
Les mouvements des FAR avant l’attentat
Colette Braeckman note le déplacement de mitrailleuses quadritubes le 6 avril. Ne serait-ce pas des
mitrailleuses antiaériennes de 14.5 mm ?
J’avais appris également que, dès le matin du drame, l’armée rwandaise avait mis plusieurs mitrailleuses quadruples en position derrière le camp militaire de Kanombe et à proximité du village
de Masaka. Deux témoins avaient vu deux jeeps de l’armée rwandaise, équipées de mitrailleuses quadruples et accompagnées d’un camion, prendre position à 200 mètres de l’endroit d’où le coup devait
être tiré. Une heure avant l’attentat, donc en début de soirée, ces militaires occupaient toujours la
même position. L’un des témoins, habitués des lieux et surtout familier de l’armée rwandaise, avait
relevé que deux de ces militaires, à la peau noire et portant l’uniforme de l’armée rwandaise, avaient
porté le béret à l’envers, c’est-à-dire avec le rabat du côté gauche comme le font les Français (alors
que les Belges le portent à droite et qu’ils ont transmis cette coutume aux Rwandais). 158
J. Ndorimana [158, p. 39].
Probablement cet avion est un De Havilland Canada DHC-6 Twin Otter à deux turbo-propulseurs de 20 places. Air
Rwanda possédait deux Twin Otter. Cf. World Airline Directory 1986.
154 Conversation avec JBM, Kigali, 15 janvier 2009.
155 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
156 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 138].
157 Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, p. 190.
158 C. Braeckman [44, p. 190].
152
153
305
7.7. MERCREDI 6 AVRIL À KIGALI
Ces mitrailleuses quadruples pourraient être des quadritubes de 14,5 mm dont il est fait référence dans
la description de la batterie de lutte antiaérienne citée précédemment. 159 C’est ce même type d’arme que
le commandant Grégoire de Saint-Quentin aurait fait déplacer.
Filip Reyntjens a entendu un des deux témoins confirmer ce déplacement de mitrailleuse quadruple :
La zone est densément peuplée. De nombreux civils et militaires proches du régime y habitent.
De plus, à la bifurcation entre la route nationale et la piste de Masaka se trouve une position de la
gendarmerie et des F.A.R. Cette dernière donnée est importante et je l’évoquerai à nouveau dans un
autre contexte. Il existe à ce sujet un témoignage, recueilli par l’auditorat militaire belge ; j’ai par
ailleurs pu interroger moi-même à Kigali le témoin (P.H.) et recouper l’essentiel de sa déclaration. Le
matin du 6 avril, entre 10 et 10.30 heures, P.H., en route pour le lac Muhazi, voit une position mixte
(FAR et gendarmerie) à l’endroit où la piste de Masaka rejoint la route nationale vers Rwamagana
et Kibungo. Ayant travaillé en tant que mécanicien civil pour l’armée rwandaise, P.H. est frappé par
plusieurs détails : en contravention aux règles en vigueur dans la zone de Kigali (KWSA : Kigali
Weapons Secure Area), où le déploiement d’armes lourdes est interdit, il reconnaît une mitrailleuse
quadruple sous bâche sur une remorque attachée à une jeep ; en outre deux des militaires portent un
étui en webb à la bretelle ; ces étuis semblent contenir des tuyaux d’environ 1,5 mètres de long. (Il
est également frappé par la façon dont ces deux militaires portent leur béret. C’est la base d’une des
hypothèses “françaises” sur lesquelles je reviendrai.) Lorsque P.H. rentre à Kigali vers 19.45 heures,
il constate que la position est toujours au même endroit. En dépit de l’obscurité, il observe que la
mitrailleuse quadruple est débâchée. On peut déduire de ce témoignage qu’une bonne demi-heure
avant l’attentat, une position militaire rwandaise (disposant de deux missiles sol-air ? ), se trouvait à
quelques centaines de mètres de “La Ferme”. 160
Ces deux témoignages diffèrent. Dans celui de Braeckman il y a « deux jeeps de l’armée rwandaise,
équipées de mitrailleuses quadruples et accompagnées d’un camion » ; dans celui de Reyntjens il y a « une
mitrailleuse quadruple sous bâche sur une remorque attachée à une jeep » et ce détail des deux militaires
portant un tube. Ils s’entendent cependant sur la présence de mitrailleuse quadruple. Nous avons pu
entendre ce témoin PH. Alors que nous n’avions pas relu son témoignage ci-dessus, il nous a déclaré en
substance :
J’ai vu le 6 à huit heures du matin, en allant au lac Mwazi, une jeep avec deux soldats « guadeloupéens » avec des uniformes de la garde présidentielle, pas « blancs-blancs » et qui portaient un béret
noir mais avec l’écusson côté gauche et non à la belge. La jeep portait une mitrailleuse quadruple
sans bâche, elle était à côté de la source de Masaka, en bas du chemin de l’orphelinat. [...]
Quand je suis rentré le 6 vers 20 heures, j’ai encore vu la jeep. On avait déballé la mitrailleuse.
Ils avaient retiré le « wep » qui couvrait leurs missiles. 161
Il précise que le matin, la jeep était sur le chemin de Masaka, dans le fond, mais que le soir, elle
s’est rapprochée de la route de Kibungo à 10 m de la pompe à eau. Nous avons pu vérifier que la route
de Kibungo surplombe ce fond au pied de la colline Masaka. Il y a effectivement une fontaine non loin
de l’embranchement de Masaka ainsi qu’avant, côté Kanombe, « à côté de la vallée où le pape a dit la
messe », se trouve l’ancienne usine de tôles de papyrus « GUTANIC » qui, à l’entendre, était alimentée
par un téléphérique il y a longtemps. Il indique aussi que le matin, il a passé un barrage à Kabuga. Le
soir, il a été arrêté au barrage de Masaka. On lui a dit : « Passe, rentre chez toi et ne bouge pas. »
Il nous a semblé que ce témoin, vieux « colonial » belge est relativement fiable. Il s’occupait de
l’entretien des blindés AML, était assez lié avec Habyarimana, mais pas à son épouse ! Certes, il n’est pas
précis sur les heures qu’il donne. Mais il ne faut pas lui faire dire ce qu’il n’a pas dit. Il n’affirme pas que
ces militaires-là sont les auteurs de l’attentat.
P.H. a témoigné à l’auditorat militaire belge le 21 juin 1994 :
En date du 06.04.94 je me suis rendu au Lac Muhazi. Lors de ce déplacement, vers 1100 hrs, j’ai
remarqué la présence d’un camion militaire avec 2 jeeps. Derrière le camion il y avait une remorque
avec une bâche. J’ai reconnu un canon anti-aérien quadruple sous cette bâche. Je me suis même
étonné car il était question de démilitarisation par la MINUAR.
159 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http://francegenocidetutsi.
org/FicheMinDef7juillet1998.pdf Voir section 7.4 page 293.
160 F. Reyntjens [182, p. 24].
161 Interview de PH par l’auteur, 25 août 2006.
306
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Il y avait une dizaine de militaires Rwandais autour de ce camion et des jeeps. Certains militaires
avaient des bérets camouflés style para-commando et la majorité étaient en bérêts noirs ou foncés. J’ai
remarqué 2 ou 3 bérêts rouges de la gendarmerie dans le lot. Deux militaires portaient des housses en
toile kaki en bandouillère. Ces housses avaient de larges bretelles. J’ai pensé à des tubes de canons
sans recul vu le diamètre. Une chose m’a frappé, c’est que ces militaires, noirs, avaient le bérêt incliné
dans le sens contraire à la normale. L’insigne de bérêt Rwandais étant du mauvais côté. Je dirais
même que ces bérêts étaient portés “à la française”. [...] Cela se situe dans la vallée, derrière le camp
de Kanombe.
Toujours est-il que nous avons poursuivi notre route. Un peu plus loin, avant le marché de Kabuga,
j’ai remarqué un groupe de militaires. Je n’ai pas fait attention mais K. m’a fait remarquer par la
suite que les militaires avaient remis une batterie anti-aérienne à Kabuga... Cela l’avait étonné vu
qu’on avait annoncé un désarmement des armes lourdes par la MINUAR. Le soir, au retour de notre
déplacement vers 1930 hrs, j’ai remarqué que les militaires précités étaient encore dans les environs
des points précités. Il faisait noir et nous n’avons pas prêté plus d’attention.
Vers 2000 Hrs je suis arrivé à Kigali et j’ai remarqué que des militaires préparaient leurs barrages
habituels. D’habitude ils mettaient ces barrages en place vers 2200 hrs.
Vers 2020 hrs, j’étais à mon domicile [avenue des Grands Lacs] et j’ai vu une grande lueur du
côté de l’aéroport. J’ai entendu au même moment 2 explosions presque simultanées. J’ai pensé à une
explosion d’un des réservoirs de l’aéroport. 162
Il témoigne à nouveau au procès Ntuyahaga en 2007 à Bruxelles :
Le 6 avril, il se rendait au lac MUHAZI, lorsqu’il a vu sur le côté de la route, au niveau de
Masaka, non loin de l’aéroport de Kanombe, deux jeeps, et un canon anti-aérien. Plusieurs militaires se
trouvaient là en tenue de camouflage, certains portant le béret noir de la Garde Présidentielle, d’autre
portant leur béret renversé à la mode des français. Quelques militaires portaient en bandoulière des
housses kaki qui pouvaient contenir des missiles. Le soir en revenant, il a à nouveau vu ces militaires,
mais de manière moins précise car la nuit tombait. A 20h00, il était en train de prendre un verre
lorsque soudain toutes les lumières de l’aéroport se sont éteintes et il a alors entendu le bruit de deux
détonations. Il a appelé le docteur SEBIZIGA qui lui a appris que c’était l’avion présidentiel qui avait
été abattu. 163
Nous retenons de ceci que, du matin du 6 jusqu’au soir, un détachement des FAR était déployé sur
le chemin de Masaka avec ce qui semble être des armes antiaériennes, ceci en contravention avec les
règles ONU de la zone KWSA. Il n’y a pas de témoignage du côté de la MINUAR confirmant ce fait. 164
Remarquons qu’il n’est pas question ici de militaires à la peau blanche, mais il n’est pas exclu que ce
soient des Antillais, nous pourrions ajouter aussi des blancs avec le visage passé au cirage. Il n’est pas
question aussi de militaires avec des uniformes belges, ni de véhicule de la MINUAR.
7.7.6
La mission de la MINUAR à l’Akagera
Le matin du 6 avril, une mission du FPR et du gouvernement rwandais est partie faire un inventaire
des ressources du parc de l’Akagera dans le cadre d’un programme de reconstruction soutenu par le
PNUD. Cette mission est escortée par deux jeeps de Casques-bleus belges du groupe Mortier commandé
par le lieutenant Lotin. Le soldat belge Didier Lefèvre et Deus Kagiraneza du FPR en faisaient partie.
Face aux accusations selon lesquelles le FPR aurait profité de ce voyage pour ramener des missiles à Kigali
avec la connivence de la MINUAR, ces deux survivants témoignent du caractère entièrement routinier et
pacifique de cette mission. 165
Cependant, interrogés lors du procès Ntuyahaga, leurs témoignages se contredisent sur le nombre de
véhicules et sur l’itinéraire suivi. Ils se rejoignent cependant pour affirmer qu’il est totalement impossible
que le FPR ait pu charger des missiles à leur insu dans les véhicules présents et impensable que le
lieutenant Lotin ait pu accepter qu’ils le fassent. De plus, ni le colonel Marchal qui ordonnaient les
162
163
p. 7.
Audition de P.H. par l’auditorat militaire, Guy Artiges, 21 juin 1994, PV no 1012.
Procès Ntuyahaga, Bruxelles, 1er juin 2007, Avocats sans frontière, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007 No 6,
164 Notons que le capitaine Vandriessche, commandant le groupe Airfield de Kibat, groupement MINUAR le plus proche,
a fait brûler son journal de bord (communication de MQ à l’auteur, 19 juin 2007).
165 Colette Braeckman, Le dernier jour de nos paras au Rwanda, Le Soir, 5 avril 2007.
307
7.8. LA CONFÉRENCE DE DAR ES-SALAAM DU 6 AVRIL
escortes, ni le major Norbert de Loecker qui les attribuait, ne se souviennent d’avoir ordonné une mission
dans l’Akagera ce jour-là. 166
7.7.7
Autres faits anormaux à Kigali le 6 avril
Fermeture du marché de Mulindi près de Kanombe
Chaque premier mercredi du mois se tenait « le Grand marché » à Mulindi, un centre de négoce
jouxtant la localité de Kanombe. La police municipale le fermait normalement à 17 h. Ce mercredi 6
avril, entre 14 h et 15 h, des militaires de la garde présidentielle et du camp Kanombe, dont certains
étaient habillés en tenue civile, ont fait irruption et ont intimé l’ordre aux vendeurs et aux acheteurs de
plier leurs biens et marchandises et de rentrer chez eux, avant l’heure habituelle de fermeture. 167
Déploiement de la garde présidentielle
Le soir du 6 avril 1994, au moins une heure avant l’attentat, la garde présidentielle avait déjà pris
position dans le quartier résidentiel de Kimihurura, ce qui a beaucoup étonné des témoins comme le
Dr Charles Zirimwabagabo, nommé préfet de Gisenyi par le GIR, ou Jean Birara. 168
Changement des fréquences de communication des FAR
Des militaires des FAR signalent un changement inopiné qui a été effectué depuis la matinée du 6 avril
1994 sur les fréquences de communication des FAR, laissant l’accès et le contrôle du réseau de transmission
à certains militaires soigneusement choisis. Gaëtan Kayitare, ancien para-commando, rapporte ce que lui
dit Claver Kamana, un opérateur radio :
Le 06 avril, Kamana m’a dit que les opérateurs avaient reçu de nouveaux ordres et que des modifications avaient été effectuées sur les fréquences des émetteurs-récepteurs qu’ils utilisaient. Désormais,
les opérateurs ne pouvaient plus directement communiquer entre eux. Ils devaient d’abord s’adresser à l’Etat-major et y transmettre le message dont ils disposaient. Puis, c’était à l’Etat-major de
faire suivre le message à qui de droit. A partir du 06 avril, les opérateurs ne connaissaient plus les
fréquences que l’un ou l’autre de leur collègue utilisait, alors qu’avant, ils pouvaient converser entre
eux. 169
Le Sgt major Pierre Ngabonziza, opérateur radio en 1994 à la compagnie de transmission des FAR
basée au camp Kanombe, a confirmé ce récit en ajoutant que les changements de fréquence sur les appareils
de communication des unités des FAR étaient une pratique initiée par les instructeurs français depuis
l’époque de Noroît en 1990, lorsqu’ils avaient constaté que le FPR pouvait capter leurs communications. 170
Ce changement de fréquence doit être relevé, mais ce n’est pas, comme le dit Pierre Ngabonziza, un
fait exceptionnel.
7.8
La conférence de Dar es-Salaam du 6 avril
La date du sommet régional de Dar es-Salaam est connue dès le 29 mars :
A l’initiative du président ougandais Yoweri Museveni, un sommet réunissant les chefs d’Etat de
la région (Ouganda, Tanzanie, Zaïre, Kenya et Zambie) pourrait se tenir à Arusha (Tanzanie) pour
traiter de la situation au Rwanda et au Burundi. 171
166
p. 3.
Procès Ntuyahaga, Bruxelles, 15 mai 2007, Avocats sans frontière, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007, No 4,
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 128].
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 130].
169 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 125].
170 Ibidem.
171 Bruno Delaye, Point hebdomadaire de situation sur l’Afrique, 29 mars 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye29mars1994.pdf
167
168
308
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le 2 avril à Gisenyi, Juvénal Habyarimana annonce à M. Booh-Booh qu’il s’y rendra. 172 L’émission
de la RTLM annonçant une « petite chose » date du dimanche de Pâques, 3 avril : « À la date du 3, 4, et
du 5, il est attendu qu’une petite chose va survenir ici à Kigali, et même ils [les Tutsi] vont poursuivre et
se reposer à la date du 6, et à la date du 7 et du 8, ils vont faire une petite chose, en utilisant ces balles
et ces grenades. » 173
7.8.1
La présence du chef d’état-major dans la délégation
Nous avons vu que cette délégation était nombreuse au point qu’en plus du Falcon, une partie a été
transportée avec le Nord-Atlas et un Twin Otter d’Air Rwanda.
Le chef d’état-major, Déogratias Nsabimana, fait partie de la délégation, ce qui paraît exceptionnel
aux yeux de certains. Il a été rapporté que les chefs d’état-major des armées participaient à la réunion :
Particularité importante, les chefs d’état-major des armées participent, sur demande expresse du
président ougandais, à cette réunion politique. Cela ne se fait jamais d’habitude. Le chef d’état-major
de l’armée rwandaise sera donc dans l’avion présidentiel le soir de l’attentat. 174
Ce « sera donc » n’a rien d’évident puisque la délégation rwandaise a trois avions. Cette demande
expresse du président ougandais est infirmée. Radio-Rwanda aurait annoncé que la réunion de Dar esSalaam étudierait aussi, à la demande du Rwanda, le problème de la sécurité dans la sous région et que
les chefs d’état-major des pays invités seraient aussi présents. 175 Que cette demande ait été faite par
l’Ouganda ou le Rwanda importe peu. L’information est fausse. La preuve en est que le chef d’état-major
de l’armée burundaise, le colonel Jean Bikomagu, n’a pas fait le déplacement. 176
Cette information-là est-elle réellement passée sur les ondes de Radio-Rwanda ? Nous observons que
la fiche du ministère français de la Défense tient à impliquer l’Ouganda.
Colette Braeckman estime qu’Habyarimana, sachant qu’il devait prendre une décision qui allait déchaîner les extrémistes contre lui, avait pris une assurance en se faisant accompagner de certains d’entre
eux :
Pour eux [les ultras], le président était devenu un traître. Celui-ci savait d’ailleurs parfaitement
que des menaces couraient contre lui. En dernière minute, il a veillé à se faire accompagner à Dar
es-Salaam – alors qu’ils n’avaient rien à y faire – par les éléments durs de son régime et les chefs
militaires, comme une sorte de bouclier, de garantie. 177
Il reste que Nsabimana n’était pas le seul « dur » à escorter Habyarimana dans l’avion à son retour.
Le rapport Mutsinzi vient contredire cette version. Ce serait le colonel Bagosora qui, en l’absence de
son ministre, aurait fait avertir la veille le chef d’état-major qu’il ferait partie de la délégation à Dar
es-Salaam. Plusieurs témoins soulignent le caractère précipité et inhabituel de cette convocation. Son
épouse, Athanasie Uwimana, confirme qu’il a été prévenu la veille et déclare : « Mon mari ignorait la
raison de ce voyage. C’était la première fois qu’il était invité dans ce genre de voyage. » 178 Runyinya
Barabwiriza, conseiller aux affaires politiques à la présidence de la République, qui établissait d’habitude
les ordres de mission déclare : « A mon départ de Kigali vers Dar-es-Salaam le 05 avril, j’avais signé les
ordres de mission de tous les membres de la délégation, mais celui du général Nsabimana n’y figurait pas.
Il n’était pas prévu parmi les membres de la délégation. C’était le ministre de la défense qui devait s’y
rendre. A mon départ, j’avais établi son ordre de mission, mais il était absent. Je crois que Nsabimana
F. Reyntjens [182, pp. 22-23].
Voir section 6.2.1 page 271. Rien ne devait se passer le 6 puisque, selon Dupaquier, le sommet régional était prévu
initialement le 5 avril.
174 Fiche en possession du ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda
est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
175 Communication de Jean-Claude Ngabonziza à l’auteur, 2 mars 2009. Ngabonziza dit : « À cette époque, (je l’ai encore
frais dans ma mémoire) Radio-Rwanda a annoncé que la réunion de Dar es Salaam n’allait pas étudier seulement le problème
de la sécurité dans la sous région. Et le même communiqué, lu sur les ondes nationales, a précisé que c’était sur demande
du Rwanda et que les chefs d’État-majors des pays présents seraient aussi présents ».
176 Interviews de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais et du colonel Cischahayo, l’officier d’ordonnance
du président du Burundi, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 8 septembre 2009.
177 Colette Braeckman [22, p. 128].
178 Audition de Uwimana Athanasie dans le dossier no 02 02545 N94 C8, Guy Artiges, Auditorat militaire de Bruxelles,
30 juin 1994, PV no 1023. Rapport Mutsinzi [64, p. 32]. http://francegenocidetutsi.org/UwimanaAthanasie.pdf
172
173
309
7.8. LA CONFÉRENCE DE DAR ES-SALAAM DU 6 AVRIL
a été désigné pour le remplacer, il a été ajouté tardivement sur la liste, après mon départ de Kigali,
certainement pour remplacer le ministre de la défense. » 179
Tharcisse Nsengiyumva, ancien chauffeur du colonel Bagosora (1988 à 1990), déclare :
Dans la journée du 05 avril 1994 vers 16 h, Bagosora qui était chef de cabinet au ministère de
la défense, a appelé le colonel Nsabimana au téléphone pour lui communiquer qu’il partira avec
le président Habyarimana. C’était un mardi. La raison pour laquelle il souhaitait qu’il parte avec
Habyarimana réside dans le fait que Nsabimana était opposé à Bagosora quant au plan de génocide
existant et aux conditions de sa mise en route. Bagosora cherchait alors à se débarrasser de Nsabimana
pour avoir la main libre en vue d’entreprendre et d’accomplir tout ce qu’il voulait. 180
Bagosora aurait dit à Nsabimana que normalement c’était le ministre Bizimana qui devait y aller,
mais en l’absence de celui-ci, c’était lui qui était désigné. 181 Tharcisse Nsengiyumva dit qu’il tient ces
informations du major Dr Kazenga, un officier-médecin qui travaillait à l’hôpital militaire de Kanombe,
qu’il rencontre le 8 avril. 182 Comment ce dernier le sait-il ? Mystère ?
Entendu à Arusha par le juge Bruguière, le colonel Bagosora lui-même a déclaré que « depuis la prise
du pouvoir par Habyarimana en 1973, il n’avait jamais vu aucun des deux chefs d’état-major, soit de
l’armée soit de la gendarmerie, faire une mission avec le Président. » 183
Au départ le 6 au matin, Innocent Twagirayezu, membre de la garde rapprochée du président Habyarimana, rapporte que celui-ci est surpris de voir que Nsabimana soit aussi du voyage :
Nous avons accompagné le Président très tôt matin, il y avait encore de la brume à l’aéroport. Ce
dont je me souviens très bien, parce que j’étais tout près d’eux, c’est quand le Président est arrivé
devant CASTAR, 184 ce dernier lui a fait un salut militaire, le Président l’a longuement regardé et lui
a directement demandé si lui aussi était du voyage ; et le chef d’état-major de répondre qu’il avait
reçu l’ordre de mission l’invitant à se rendre au Sommet. Le Président a semblé marquer une brève
hésitation, puis les deux sont montés dans l’avion. 185
Nous retenons que la participation à ce voyage du chef d’état-major de l’armée est tout à fait inhabituelle. Si la présence du ministre de la Défense, Augustin Bizimana, était nécessaire, pourquoi est-il
allé au Cameroun, à une réunion du Comité olympique selon le général Dallaire ? 186 En l’absence du
ministre, il semble plus normal que, plutôt que le chef d’état-major, ce soit son chef de cabinet, Bagosora
en l’occurrence, qui le remplace. Or, précisément, celui-ci délègue Déogratias Nsabimana. Il nous semble
que, sur ce point, les arguments de la commission Mutsinzi ont quelque pertinence.
Le chef d’état-major des FAR, Déogratias Nsabimana, peut passer pour un extrémiste. Nous avons
vu que, commandant du secteur opérationnel de Mutara, il organise l’autodéfense. 187 Il fait partie de
la commission qui concoctera un texte dont serait extrait la définition de l’ennemi. Devenu chef d’étatmajor en remplacement de Serubuga, il fait diffuser dans l’armée ce texte qui désigne le Tutsi comme
l’ennemi, 188 il continue l’organisation du programme d’autodéfense. 189 Il est présent à ce dîner chez le
colonel Vincent, chef de la coopération militaire belge, quand Kabiligi, son subordonné dit : « si Arusha
était exécuté, ils étaient prêts à liquider les Tutsis ». 190
Jean Birara nous présente un autre Nsabimana qui a fait différer la tuerie d’opposants qu’Habyarimana
voulait faire exécuter par ses Interahamwe : 191
Les chancelleries européennes savaient que des massacres étaient en préparation. J’ai moi-même
prévenu à très haut niveau le monde politique belge où l’on préféra croire qu’Habyarimana était un
179 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 33]. http://francegenocidetutsi.org/mutsinzi.
pdf#page=33
180 Rapport Mutsinzi, ibidem.
181 Interview de Tharcisse Nsengiyumva par Cécile Grenier, 9 janvier 2003.
182 Rapport Mutsinzi, ibidem, p. 34.
183 Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR à Arusha, audience du 18 mai 2000. Cf. Rapport Mutsinzi,
ibidem, p. 34.
184 Castar est le surnom de Déogratias Nsabimana.
185 Rapport Mutsinzi, ibidem, p. 35.
186 R. Dallaire [72, p. 292].
187 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 108-111]. Voir section 5.1 page 229.
188 Voir section 4.3.2 page 203.
189 Voir section 5.1 page 229.
190 Voir section 4.2.10 page 199.
191 Voir section 7.25.3 page 475.
310
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
saint homme et ne rien faire. Le 20 février 94, à midi, mon parent le général Nsabimana, chef de
l’état-major, m’a montré une liste de 1 500 noms de personnes à éliminer, rien que pour Kigali. Il
n’adhérait pas à ce projet, monté avec l’assentiment du président Habyarimana. 192
L’épouse de Nsabimana, Athanasie Uwimana, affirme qu’il a empêché une tuerie organisée après
l’assassinat de Gatabazi, le 21 février :
Je peux vous dire que mon mari s’attendait à une « explosion » interne. Il craignait une reprise
des hostilités au vu de la course aux armements des diverses factions et des désaccords entre les
politiciens. (...) Mon mari m’a bien parlé qu’il savait qu’il y avait des gens à massacrer mais il ne m’a
jamais parlé des listes. Il me donnait souvent des conseils car il s’attendait à ce que cela « éclate »
d’un moment à l’autre. Je sais encore que mon mari est intervenu le jour de l’assassinat de Gatabazi
pour empêcher le déclenchement d’une tuerie organisée. 193
Un militaire des FAR décrit ainsi le chef d’état-major, surnommé Castar :
Le chef d’état-major, le général major Nsabimana n’avait pas beaucoup vécu au Rwanda et il ne
voulait pas de la prise du pouvoir, il n’était pas immergé dans les intrigues des gens de l’Akazu, il
était des leurs bien sûr, mais il ne s’intéressait pas à leurs intrigues car lui n’avait vécu qu’en Libye
et en Belgique. Quand il est revenu au Rwanda, il était major. [...]
Il a d’abord vécu en Libye, qu’il a quittée pour aller à l’École de Guerre en Belgique, là il a été
major de promotion et il est devenu enseignant à cette école. [...]
Ce Castar, lui, refusait ce projet d’extermination, étant donné que lui n’avait pas beaucoup vécu
au Rwanda jusqu’à sa nomination comme chef d’État-major. 194
Le même témoin déclare que Bagosora a voulu éliminer Nsabimana pour cette raison. Il aurait été un
obstacle pour déclencher le génocide des Tutsi.
Le bruit court aussi que Nsabimana aurait été envoyé par l’Akazu dans le Mutara dans le but de le
supprimer, car c’était le secteur le plus exposé par où le FPR a attaqué en octobre 1990. Il est certain que,
quoique originaire de Gisenyi, Nsabimana n’était pas de l’Akazu et le colonel Serubuga, qu’il a remplacé,
ne devait pas le porter dans son cœur. 195
7.8.2
La composition de la délégation rwandaise
Quels sont les membres de la délégation rwandaise qui sont restés à Dar es-Salaam le soir du 6 avril ?
Faustin Munyazesa, ministre de l’Intérieur, MRND, y était et n’est pas rentré. 196 Le ministre des Affaires étrangères, Anastase Gasana, MDR, est resté à Dar es-Salaam. 197 Y participaient également Justin
Munyemana, conseiller juridique à la Présidence, 198 Simon Insonere, directeur général au ministère des
Affaires étrangères rwandais, 199 Runyinya Barabwiriza, conseiller du président, chargé des Affaires étrangères 200 et le colonel Désiré Mageza, qui était l’ordonnance personnelle du Président Habyarimana. 201
La Libre Belgique, 24 mai 1994.
Guy Artiges, Audition de Mme Uwimana Athanasie, PV d’audition no 1023, 30 juin 1994, auditorat militaire belge,
suite au dossier no 02 02545 N94 C8 de Monsieur l’Auditeur Militaire à Bruxelles. http://francegenocidetutsi.org/
UwimanaAthanasie.pdf Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 29].
194 Interview de Tharcisse Nsengiyumva par Cécile Grenier, 9 janvier 2003.
195 Propos de I. C. à l’auteur.
196 J.-L. Bruguière [47, p. 47] ; F. Reyntjens [182, p. 91].
197 Habyarimana aurait dit qu’il ne voulait pas de personnalité d’opposition dans son avion. Cf. L. Melvern [140, p. 115].
Selon Dallaire : « Habyarimana l’avait fait sortir sans cérémonie de l’avion pour laisser la place au président du Burundi. ».
Cf. R. Dallaire [72, p. 327].
198 J.-L. Bruguière [47, p. 47].
199 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
200 Professeur à l’Université nationale à Butare, président du MRND pour la préfecture de Butare et conseiller diplomatique
du président Habyarimana, Runyinya Barabwiriza est resté bloqué à Dar es-Salaam, en Tanzanie, du 6 avril au 5 juillet
1994. À son retour au Rwanda, il a été emprisonné pour génocide. Cf. Communiqué du CLIIR, Justice : Le Professeur
Runyinya Barabwiliza en prison pendant 14 ans sans dossier, 21 février 2008. Il a été acquitté par le tribunal de grande
instance de Huye le 11 août 2011. Le procureur, qui avait requis la perpétuité pour planification du génocide, a fait appel.
Cf. Rwanda/Justice - Un conseiller diplomatique de l’ex-président acquitté, Agence Hirondelle, 11 août 2011.
201 Anastase Gasana, ministre des Affaires étrangères, est resté à l’hôtel Kilimandjaro à Dar es-Salaam. Il y est menacé
par des membres de la délégation rwandaise restés là depuis le 6 avril. En particulier, Désiré Mageza, un aide de camp
d’Habyarimana et cinq gardes présidentiels. Cf. Tom Walker, Hotel held captive by Rwandan strife, The Times, July 12
1994 ; TPIR, ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du mardi 21 septembre 2004.
192
193
311
7.8. LA CONFÉRENCE DE DAR ES-SALAAM DU 6 AVRIL
Cette liste n’est pas exhaustive. Reste aussi, bien sûr, l’ambassadeur du Rwanda en Tanzanie, M. Thomas
Munyaneza. 202
Le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, était-il vraiment absent de la réunion ? Il donne des
informations à Jean Kambanda sur les chefs d’État présents. 203 Quand le juge Bruguière demande au
colonel Bagosora pourquoi le chef d’état-major est allé à Dar es-Salaam avec le Président, la réponse est
embrouillée : « Non en fait le 4 ou plutôt le 3, le ministre de la Défense devait se rendre... J’ai appris du
ministre de la Défense qu’il avait deux missions à faire, qu’on lui demandait d’accompagner le président
à Dar es Salaam dans ces jours-là mais aussi qu’il avait une autre mission au Cameroun à Yaoundé. Et
que donc il n’a pas encore décidé s’il accompagne le président ou bien s’il va au Cameroun. C’est le 4 que
le ministre m’a dit que finalement il a décidé d’aller au Cameroun. C’est moi qui était allé à toutes ces
réunions au Cameroun, une autre à Bujumbura. Alors le ministre dit : Tu ne peux pas refaire la même
mission [...] demain tu seras parti puisqu’on va mettre le nouveau gouvernement en place. Il vaut mieux
que j’envoie quelqu’un d’autre. Alors, à ma place il a envoyé le colonel Ntiwiragabo qui était chef des
renseignements militaires à l’état major des armées. Il l’a envoyé et il a décidé dans la suite, au lieu de
partir le 5, il a décidé dans la suite, d’aller plutôt au Cameroun et à la mission de Dar-es-Salaam, donc,
je ne sais pas comment il s’est fait remplacer, puisque je crois qu’il est encore vivant, je crois qu’il est
encore là monsieur Bizimana Augustin. » 204
7.8.3
Habyarimana accepte d’exclure la CDR des institutions de transition
Le sommet, qui aurait dû débuter à 10 heures 30, n’a en fait commencé qu’à 14 heures en raison de
l’arrivée tardive du président ougandais Yoweri Museveni. 205 Mais le président Mwinyi attendait également le président Mobutu Sese Seko qui n’est pas venu. 206 Ce sommet réunit le président de Tanzanie, Ali
Hassan Mwinyi, Juvénal Habyarimana, président du Rwanda et celui du Burundi, Cyprien Ntaryamira, le vice-président du Kenya, George Saitoti, 207 le président de l’Ouganda, Yoweri Museveni et le Secrétaire
général de l’Organisation de l’unité africaine, Salim Ahmed Salim. Jacques-Roger Booh-Booh dit qu’il a
reçu le 6 avril à 9 heures une invitation pour se rendre à cette réunion qu’il a déclinée. 208
Selon le cameraman qui accompagne la délégation burundaise, la conférence commence par plusieurs
discours sur le Burundi. En particulier, le Président Habyarimana consacre l’essentiel de son discours
au Burundi. Après qu’on ait fait sortir les journalistes, ils sont réinvités à venir entendre un nouveau
discours de Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, son premier discours ayant été « censuré par le
sommet ». 209
Selon Gérard Prunier, la discussion prévue initialement sur le Burundi dévie sur le Rwanda et se
transforme en un réquisitoire contre Habyarimana à cause de son refus d’appliquer l’accord d’Arusha :
L’offensive est menée par Museveni et Ali Mwinyi, mais même Ntaryamira, le “frère hutu” de
Habyarimana et en tant que tel sympathisant supposé, finit par s’exprimer, et reproche au président
rwandais de mettre en danger la sécurité du Burundi par sa stratégie de tension. Habyarimana doit
faire face à un tollé de critiques explicites mêlées de menaces implicites, au cas où il ne se soumettrait
202 Le 6 avril vers 21 heures, l’ambassadeur du Rwanda en Tanzanie, Thomas Munyaneza, avertit les membres de la sécurité
rapprochée du président Habyarimana, restés à Dar es-Salaam, que l’avion du président venait d’être abattu. Cf. C. Onana
[162, p. 79].
203 J. Kambanda [111, p. 136].
204 Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par le juge JeanLouis Bruguière, 18 mai 2000, pp. 33-34. http://rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_
53.pdf#page=33 http://francegenocidetutsi.org/CommissionRogatoireBruguiereBagosoraArusha18mai2000.pdf
205 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 47].
206 Colette Braeckman [44, p. 173]. Elle explique qu’il avait été convenu que Mobutu transporte dans son avion les présidents
du Rwanda et du Burundi, mais que, averti d’un complot, il a renoncé à venir. Selon Agathe Habyarimana, Mobutu devait
aussi participer à la conférence. Apprenant la nouvelle de la chute d’un avion le soir du 6 avril, elle dit espérer que son
mari rentrerait dans l’avion de Mobutu : « Peut-être, se dit-elle, mon mari est-il à bord de l’avion de Mobutu [le chef de
l’État du Zaïre n’est pas allé à Dar es-Salaam, mais il y était attendu] qui fera escale ici. ». Cf. Philippe Gaillard et Hamid
Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille Habyarimana », Jeune Afrique,
28 avril 1994, pp. 12-19. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf Les crochets sont dans l’article.
Voir aussi les propos du mercenaire belge Tavernier section 7.19.1 page 442.
207 Le président Arap Moi s’est décommandé in extremis. Cf. C. Braeckman [44, p. 173].
208 J.-R. Booh-Booh [43, p. 143].
209 Interview du cameraman burundais qui a couvert le déplacement du président burundais Cyprien Ntaryamira le 6 avril
1994, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 6 septembre 2009.
312
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
pas. Le président Museveni raccompagne un Habyarimana plutôt secoué à l’aéroport et lui demande
solennellement d’honorer sa signature. 210
Cette version est contredite par le rapport Carlsson qui affirme le succès de la conférence :
Selon des responsables tanzaniens, les pourparlers de Dar es-Salaam avaient été couronnés de
succès et le Président Habyarimana s’était engagé à appliquer l’Accord d’Arusha. 211
M. Déo Ngendahayo, 212 membre de la délégation burundaise, présent lors de ce Sommet, précise que
le président Habyarimana a déclaré dès le début de la conférence qu’il allait mettre en place les Accords
de paix d’Arusha :
La situation du Rwanda n’a été que brièvement évoquée, car dès le début, le président rwandais a
annoncé qu’en ce qui concerne le Rwanda, la mise en place du gouvernement allait se faire immédiatement dès son retour, en application des Accords de paix d’Arusha. Le Sommet s’est immédiatement
consacré à la situation sécuritaire du Burundi où le président burundais exposa à ses pairs la résistance à laquelle il faisait face dans ses tentatives d’amorcer la réforme de l’armée burundaise, sans
laquelle la situation de sécurité ne pouvait s’améliorer. 213
Le 6 avril 1994, Jean-Christophe Belliard, premier secrétaire à l’ambassade de France en Tanzanie,
était dans les couloirs du sommet de Dar es-Salaam. Il a été auditionné par la Mission d’information
parlementaire :
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué la journée du 6 avril 1994, date de l’attentat contre
le Président Habyarimana.
Précisant qu’il n’avait pas assisté au sommet de Dar Es-Salaam, qui avait été convoqué par les
Tanzaniens et auquel avaient participé le Président burundais, le Président ougandais, les Tanzaniens
et bien sûr le Président Habyarimana, puisque les observateurs n’y étaient pas autorisés, il a indiqué
qu’à la sortie du sommet, il avait échangé quelques mots avec le Président Habyarimana. Celui-ci était
en retard, la nuit équatoriale était déjà tombée et il devait absolument rentrer. M. Jean-Christophe
Belliard était allé vers lui, l’avait salué et, tout en marchant, lui avait demandé si la conférence s’était
bien passée. M. Habyarimana lui avait répondu : « C’est un bon sommet et, vous allez voir, cela va
marcher cette fois-ci. »
Il a ajouté qu’il l’avait alors entendu proposer au Président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira,
de monter dans son avion. Après quoi, il était allé s’enquérir du déroulement du sommet auprès de
l’Ambassadeur du Rwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué qu’il était ensuite allé dîner chez l’Ambassadeur d’Allemagne, sans passer par l’ambassade pour rédiger un télégramme, en se disant qu’il pourrait le
faire le lendemain matin. A 8 heures du matin, à son arrivée à l’ambassade, le garde de la sécurité
lui a demandé s’il avait lu la presse. Il lui a montré le gros titre annonçant la mort du Président
Habyarimana. 214
M. Jean-Christophe Belliard a précisé que la question de la CDR était l’objet du sommet et, vu que
le président Habyarimana avait accepté que la CDR ne soit pas intégrée dans les institutions politiques
nouvelles, il n’y avait plus d’obstacle pour les mettre en place :
Revenant sur le sommet de Dar Es-Salaam, le Président Paul Quilès a demandé à M. JeanChristophe Belliard si, bien qu’il n’ait pas assisté aux débats, il avait eu des informations a posteriori
sur leur contenu et à quels éléments le Président Habyarimana faisait allusion lorsqu’il lui avait dit
que c’était une bonne rencontre et que l’affaire allait marcher cette fois-ci.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le blocage à ce moment-là venait de la question de
l’intégration de la CDR, et d’elle seulement. Il a précisé que comme le processus avait pris du retard,
la CDR, qui avait été déboutée parce qu’elle avait refusé le code d’éthique, en avait profité pour
entreprendre une ultime tentative en vue d’être intégrée et que c’est pour cette raison qu’un sommet
G. Prunier [175, p. 255]. Gérard Prunier tient ces informations du président Museveni qu’il interviewe le 6 juillet 1994.
I. Carlsson, Report of the independent inquiry into the actions of the United Nations during the 1994 genocide in
Rwanda, ONU S/1999/1257, p. 16. http://francegenocidetutsi.org/Carlsson-fr.pdf
212 Selon le juge Bruguière, Deo Ngendahayo est ancien administrateur adjoint de la Sécurité d’État du Burundi, chargé
du Bureau Central des Renseignements (B.C.R.). Il a accompagné le président Cyprien Ntaryamira à Gbadolite le 4 avril.
Cf. J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 46].
213 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 38].
214 Audition de Jean-Christophe Belliard, 2 juillet 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Auditions, Vol. 2, pp. 282-283]. http://francegenocidetutsi.org/Belliard2juillet1998.pdf
210
211
313
7.8. LA CONFÉRENCE DE DAR ES-SALAAM DU 6 AVRIL
avait été convoqué à Dar Es-Salaam. Il a ajouté que le Président Habyarimana ayant accepté que la
CDR ne soit pas intégrée dans les institutions politiques nouvelles, il n’y avait donc plus d’obstacle
à la mise en œuvre des accords. M. Jean-Christophe Belliard a précisé que, d’après lui, le fait que le
Président Habyarimana lui ait dit que tout était réglé alors qu’il rentrait à Kigali après avoir prêté
serment, qu’on savait qui étaient les ministres, que le gouvernement était constitué et que les 500
ou 600 hommes du bataillon du FPR étaient déjà sur place, voulait dire que l’ensemble du dispositif
prévu par les accords était prêt à être mis en œuvre et allait désormais l’être. 215
Après la réunion, Habyarimana signe la version française du communiqué final à l’aéroport. Ce texte
de quatre pages ne reflète pas la réalité du débat qui a eu lieu. 216 Sur le Burundi, il appelle notamment
à un programme urgent de réforme de l’armée et des services de sécurité. Sur le Rwanda, le communiqué
final est on ne peut plus succinct, mais il exprime en des termes nets et impératifs l’urgence de la mise
en place des institutions de transition conformément aux Accords de paix d’Arusha 217 :
Communiqué issued at the end of a regional summit meeting held at Dar es-Salaam on 6 April
1994 on the situation prevailing in Burundi and Rwanda [...]
7. On the subject of Rwanda, the leaders noted with concern that not all the transitional institutions that were supposed to be formed following the signing of the Arusha Peace Agreement on
4 August 1993 were yet fully in place. In this connection, they urged all parties concerned to abide
by the letter and spirit of the Arusha Peace Agreement and, especially, to establish without further
delay all the remaining transitional institutions. 218
« Sans même attendre les pressions de ses pairs, écrit Colette Braeckman, Habyarimana a décidé de
céder, d’accepter le gouvernement que lui propose le Premier ministre Twagiramungu. La nouvelle équipe
doit prêter serment le surlendemain de la réunion en Tanzanie [vendredi 8 avril] ». 219
Cette renonciation d’Habyarimana à intégrer la CDR aux institutions politiques de transition est
confirmée par Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée :
Cette double politique [de sécurisation d’une part, de pression de l’autre] avait été poursuivie
jusqu’au bout puisque, lors de l’attentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière
concession en acceptant d’écarter la CDR, c’est-à-dire les Hutus les plus extrémistes, du Gouvernement. 220
Habyarimana a pris soin de prévenir Paris avant de monter dans l’avion. « L’assassinat du président
Habyarimana, écrit Jean-Marc de la Sablière, directeur des Affaires africaines et malgaches au Quai
d’Orsay, se produisit dans la soirée du 6 avril 1994, à un moment où nous avions le sentiment que les
Rwandais parvenaient enfin à un accord. C’est le message que le président nous avait d’ailleurs fait passer
avant de prendre l’avion, de retour d’une réunion à Dar es-Salaam. » 221
Si la décision d’Habyarimana de mettre en place les nouvelles institutions était connue de certains
à Kigali, celle de renoncer à intégrer la CDR ne l’était pas avant ce sommet. En effet, selon les propos
d’Enoch Ruhigira rapportés par le juge Bruguière, Habyarimana avait chargé Ruhigira de discuter avec
Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, des modalités de l’inclusion d’un membre de la CDR dans la
liste des députés :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, pp. 289-291].
L. Melvern [142, p. 132].
217 Est-ce une plaisanterie ou est-ce dû au désarroi consécutif à l’attentat qui suit la conférence, mais au niveau des
signatures, les rôles d’Habyarimana et de Museveni sont inversés. Juvénal Habyarimana est qualifié de « Major General,
President of the Republic of Uganda » et Yoweri Kaguta Museveni de « President of the Rwandese Republic » !
218 The United Nations and Rwanda, 1993-1996, New York : Dept. of Public Information, United Nations, c1996. The
United Nations blue books series, pp. 253-254, Document 37, Letter from the Chargé d’affaires a.i. of the Permanent Mission
of the United Republic of Tanzania to the United Nations adressed to the Secretary-General transmitting a communiqué
issued at a regional summit meeting held at Dar es-Salaam on 6 April 1994. S/1994/406, 7 April 1994, signed by Ulli K.
Mwambulukutu, section 7. Traduction de l’auteur : Communiqué publié à la fin du sommet régional tenu à Dar es-Salaam le
6 avril 1994 sur la situation au Burundi et au Rwanda. [...] 7. À propos du Rwanda, les dirigeants ont noté avec inquiétude
que toutes les institutions de transition qui devaient être formées suite à la signature des Accords de paix d’Arusha du 4
août 1993 n’étaient pas encore toutes installées. En conséquence, elles prient instamment toutes les parties concernées de
s’en tenir à la lettre et à l’esprit des Accords de paix d’Arusha et, plus particulièrement, d’installer sans délai toutes les
institutions de transition restantes. http://francegenocidetutsi.org/CommuniqueDarEsSalaam6avril1994.pdf
219 C. Braeckman [44, p. 173].
220 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 200].
221 J.-M. de la Sablière [121, p. 104]. http://francegenocidetutsi.org/DeLaSabliereCoulissesDuMondeP104.pdf
215
216
314
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Qu’à cet égard, Enoch RUHIGIRA, ex-directeur de cabinet à la Présidence rwandaise, devait évoquer les directives que lui avait données le Président HABYARIMANA la veille de la tenue du sommet
de DAR-ES-SALAAM afin qu’il rencontre le 6 avril 1994 Madame Agathe UWILINGIYIMANA pour
définir les conditions de la présence d’un membre du C.D.R. sur la liste des députés devant composer
la future Assemblée Nationale de transition ; 222
L’ambassadeur belge à Kigali, Johan Swinnen, confirme qu’Habyarimana allait mettre en place les
nouvelles institutions avant la fin de la semaine :
M. Swinnen (en néerlandais).–Nous avons toujours continué de croire que cela allait réussir. C’était
un compromis, mais il n’y avait pas d’alternative. On pouvait continuer d’espérer aussi longtemps
qu’il y avait un dialogue. Petit à petit, on faisait des progrès dans l’installation des institutions de
transition. Le 6 avril, M. Habyarimana a déclaré à Dar es-Salaam que les institutions seraient créées
avant la fin de la semaine. Nous pouvions donc croire à la dynamique, mais nous étions conscients de
la radicalisation qui nous préoccupait beaucoup. 223
M. Swinnen précise lors d’une autre audition que la décision d’Habyarimana avait été transmise à
Kigali :
Mme Lizin (PS).– Est-ce que les milieux français vous ont paru informés de la décision du président
Habyarimana d’appliquer enfin les accords d’Arusha ?
Nous savons que cette décision prise à Dar es-Salaam a été communiquée par le président à Kigali.
Cette communication téléphonique a pu être interceptée par quelqu’un qui aurait déclenché dès lors
toute l’opération. Qu’en savez-vous ?
M. Swinnen.– On dit en effet que le président avait pris la décision d’installer les institutions
de transition pour la fin de la semaine. M. Ruhigira m’a dit qu’il avait été chargé de rédiger un
communiqué à ce sujet. 224
Lors de l’audition de Jean-Christophe Belliard, le président de la Mission d’information, Paul Quilès, a
évoqué l’hypothèse selon laquelle, si les extrémistes hutu avaient alors pensé que le Président Habyarimana
était en quelque sorte en train de les trahir, ils auraient pu organiser l’attentat. Le rapport de la Mission
suggère cette hypothèse :
La décision prise le 6 avril 1994, à Dar Es-Salaam, par le Président Juvénal Habyarimana, d’exclure
la CDR (parti des extrémistes hutus) du Gouvernement transitoire à base élargie aurait été interprétée
par l’Akazu comme la confirmation de la capitulation définitive du Chef de l’État. 225
Compte-tenu de l’opposition du MRND, des opposants réunis dans le Hutu Power, de la CDR, d’un
certain nombre d’officiers supérieurs à la mise en application des accords et à l’entrée du FPR au gouvernement et dans l’armée, ce fait, cette « capitulation », semble être la clé de ce qui va suivre. Elle va
donc être omise par beaucoup.
Le juge Bruguière, qui n’a pas pris la peine de lire le rapport de la Mission d’information parlementaire, affirme que « les membres du C.D.R. n’avaient aucune raison d’attenter à la vie du Président
HABYARIMANA », car « ils avaient réclamé et obtenu début avril 1994, avec l’accord de la communauté
internationale, qu’un député issu de leurs rangs puisse siéger dans la future assemblée nationale de transition ». 226 Le juge ne retient que l’initiative des diplomates à Kigali du 28 mars 1994. Dans un appel
solennel, ils proposaient d’intégrer le parti CDR dans les institutions de transition. 227 Il veut ignorer ce
qui s’est passé ensuite à la réunion de Dar es-Salaam le 6 avril où Habyarimana a renoncé à intégrer la
CDR dans les institutions de transition. 228
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 13].
Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-12, 12 mars 1997, p. 136]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition12mars1997Swinnen.pdf
224 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-86, 20 juin 1997, p. 809]. L’ambassadeur
Swinnen déclare qu’Enoch Ruhigira est venu se réfugier à l’ambassade belge avec sa famille. Cf. ibidem, p. 808.
225 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 215]. Le mot capitulation apparaît en italique dans le
rapport des députés.
226 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 12-13].
227 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 207] ; L. Melvern [142, pp. 121-122].
228 Cette erreur du juge Bruguière sur les intentions de la CDR est une des preuves de sa partialité. Il omet les faits qui
ne vont pas dans le sens de son hypothèse posée a priori.
222
223
315
7.9. LE DERNIER VOYAGE DU FALCON
Certains militaires français ont prétendu que la réunion de Dar es-Salaam était un prétexte pour
commettre l’attentat et affirment : « Aucun résultat ne découle de cette rencontre. ». 229 L’argument est
repris par les personnes accusées de génocide au TPIR ainsi que par le juge Bruguière. Selon le juge, la
réunion de Dar es-Salaam du 6 avril 1994 avait un caractère factice et certains participants, de connivence
avec ceux qui ont abattu l’avion, ont sciemment retardé et fait traîner la réunion dans le but de faire
partir Habyarimana à la nuit tombée. « Attendu qu’aux yeux de plusieurs observateurs, écrit le juge, ce
sommet n’aurait été qu’un prétexte pour faciliter la réalisation de l’attentat. » 230 Le juge Bruguière est
obligé de reconnaître par ailleurs que, lors de cette réunion, Habyarimana a déclaré devant ses pairs sa
« volonté d’appliquer sans délai les accords » d’Arusha, ce qui, pour quelqu’un qui n’a cessé d’y faire
obstruction, est un point positif. 231
Les autorités françaises sont-elles informées immédiatement des résultats de la conférence de Dar
es-Salaam ? Nous avons noté que Jean-Christophe Belliard ne rédige pas de compte rendu le soir du 6.
Mais le directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, Jean-Marc de
la Sablière, a été informé. « L’assassinat du président Habyarimana se produisit dans la soirée du 6 avril
1994, écrit-il, à un moment où nous avions le sentiment que les Rwandais parvenaient enfin à un accord.
C’est le message que le président nous avait d’ailleurs fait passer avant de prendre l’avion, de retour d’une
réunion à Dar-es-Salaam. » 232 Certaines autorités rwandaises à Kigali ont été probablement aussi tenues
au courant. Colette Braeckman assure à propos d’Habyarimana que « l’annonce de sa « capitulation » a
déjà gagné Kigali. » 233
7.9
Le dernier voyage du Falcon
Il était prévu que la réunion se poursuive jusqu’au vendredi 8 avril, mais le président Habyarimana,
fatigué, décide de rentrer. 234 Selon l’ordonnance du juge Bruguière, il avait été question de passer la nuit
à Dar es-Salaam, mais rien n’avait été prévu :
Que le Président HABYARIMANA, conscient de ce qu’il devrait voyager de nuit, en raison du
décollage tardif de l’appareil présidentiel, avait projeté de passer la nuit à DAR-ES-SALAAM ce qui
lui aurait été refusé au motif que rien n’avait été prévu pour son hébergement aux dires du Colonel SAGATAWA [SAGATWA] dont les propos ont été rapportés par Simon INSONERE, Directeur
Général au Ministère des Affaires Etrangères rwandais, entendu le 8 septembre 2000 ; 235
Ce fait est contredit : « Les interlocuteurs de la Commission d’enquête en Tanzanie ont déclaré qu’ils
avaient encouragé Habyarimana à remettre son retour au Rwanda jusqu’au lendemain mais qu’il avait
insisté pour repartir le soir même. » 236
Son avion est un Falcon 50 de la firme Dassault offert par l’Élysée et piloté par un équipage de trois
Français. 237 Selon le pilote de l’avion burundais, Vénuste Nihana, qui leur parle dans la journée du 6, les
pilotes français avaient peur :
Dans la matinée, on a parlé avec les pilotes français du Falcon. C’était la troisième fois qu’il nous
disaient que quand ils rentrent à Kigali et qu’ils sont en finale, ils ont toujours peur. Ils disaient que
d’un moment à l’autre on peut tirer sur eux.
Q. Qui ?
R. Non, pas de précisions, ils nous le disaient comme ça. 238
229 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
230 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
231 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 48].
232 Jean-Marc de La Sablière, Dans les coulisses du Monde , p. 104. http://francegenocidetutsi.org/
DeLaSabliereCoulissesMonde.pdf
233 C. Braeckman [44, p. 173].
234 C. Braeckman [44, p. 173].
235 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
236 I. Carlsson, Report of the independent inquiry into the actions of the United Nations during the 1994 genocide in
Rwanda, ONU S/1999/1257, section 15, p. 16.
237 Voir section 7.2 page 276.
238 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact
Kigali, 8 septembre 2009.
316
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Figure 7.4 – Le Falcon-50 9XR-NN offert par la France au président Habyarimana. Bruxelles - Zaventem,
avril 1991. Source : PlanePictures.net - Copyright by Luc Barry - April 1991 - BRU - 1164499152
Vers 16 heures (heure locale), les pilotes français se rendant compte que le retour à Kigali risquait
de se faire la nuit, demandent à l’agent de sécurité rapprochée qui était resté de garde près de l’appareil
présidentiel, le caporal Salathiel Senkeri. Celui-ci rapporte :
Vers 16 h, il nous a été rapporté que le Président allait arriver incessamment. Peu avant qu’il
n’arrive, le pilote est venu vers nous et nous a demandé de dire à notre Président que c’était trop
risqué de rentrer à cette heure-là. Je lui ai demandé sur quoi ce risque était fondé et il m’a répondu
qu’il disposait d’informations faisant état d’un possible attentat contre l’avion. Je lui ai alors dit
que je n’avais aucun pouvoir de m’adresser au Président et je lui ai indiqué de s’adresser au major
Mageza, chef du protocole. Il s’est dirigé vers ses deux collègues de l’équipage et s’est entretenu avec
eux. Entre-temps, je suis allé donner l’information au major Mageza. Pendant que nous parlions, les
membres de l’équipage nous ont rejoints à l’endroit où nous nous trouvions avec le major Mageza.
Je me suis écarté pour leur laisser le champ libre. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient, mais j’étais
proche du lieu et je voyais les gestes que faisaient Mageza comme pour leur faire comprendre que le
retour au Rwanda était inéluctable. Peu de temps après, le président Habyarimana est arrivé et la
discussion a pris fin. 239
Il avait été prévu que Habyarimana passe la nuit à Dar es-Salaam :
Kamana François, affecté à la protection rapprochée du président Habyarimana lors de ce déplacement, confirme que les mesures avaient été prises pour que la délégation présidentielle rwandaise
dorme sur place : « Avant que Habyarimana n’entre dans la salle où se déroulait le Sommet, le responsable de la sécurité présidentielle qui était mon chef direct, le capitaine Léopold Mujyambere, 240 est
venu nous informer que le Président allait dormir sur place. Finalement, à la sortie du Sommet, j’ai
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 38].
Le capitaine Léopold Mujyambere commande la 2e compagnie de la garde présidentielle. Cf. République Rwandaise,
Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, Etat-major, G1, Kigali le 05 mars 1994. Objet : Situation officiers
armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 12.
239
240
317
7.9. LE DERNIER VOYAGE DU FALCON
vu que le Président s’est immédiatement dirigé vers l’aéroport. L’équipage a exprimé des inquiétudes
au colonel Sagatwa sur ce départ de nuit, mais la décision de rentrer n’a pas été abandonnée ».
Alors qu’Habyarimana est prévenu de menaces qui pèsent sur lui, que le responsable de sa sécurité, le
colonel Sagatwa, l’est tout autant, qu’est-ce qui fait qu’ils passent outre aux appréhensions de l’équipge
du Falcon pour rentrer de nuit à Kigali ? Ont-ils reçu des assurances selon lesquelles rien ne serait tenté
pour empêcher la mise en œuvre des accords ? D’où seraient venues ces assurances ? De l’ambassade de
France ? Nous savons par le diplomate-espion Fabien Singaye que Paul Barril, qui se trouve dans la région
à ce moment-là, travaille pour le colonel Sagatwa. Lui a-t-il donné de telles assurances ?
Comme en a témoigné Jean-Christophe Belliard, présent sur les lieux, c’est juste avant son départ
que le président Habyarimana a proposé au président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, de monter
dans son avion. Selon un télégramme du 6 avril 1994 de Prudence Bushnell au secrétaire d’État Warren
Christopher, c’est au contraire Ntaryamira qui aurait demandé à Habyarimana de rentrer à Kigali dans
l’avion de ce dernier :
According to reports from Kigali, the Rwandan military has reported that the private plane
of Rwandan President Juvenal Habyarimana was shot down prior to landing at the Kigali airport
sometime prior to 9:00 PM local time (3:00 Washington time) today. Military officials reported
that both President Habyarimana and Burundi President Cyprien Ntaryamira were killed in the
subsequent crash. The two Presidents were returning from a one-day regional summit in Dar esSalaam on the Burundi crisis ; the Burundi President has reportedly asked to fly back via Kigali with
President Habyarimana. 241
Une rumeur, rapportée par M. Ahmedou Ould Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général
de l’ONU au Burundi, dit qu’Habyarimana, se sentant menacé, se servait du président burundais pour se
protéger. 242 Le même Ahmedou Ould Abdallah rapporte que l’épouse de Ntaryamira lui avait reproché
d’être rentré de Gbadolite dans l’avion de Juvénal Habyarimana et « lui avait demandé, à l’avenir de
rentrer par ses propres moyens au Burundi ». Lui-même, lui avait conseillé la même chose, « parce que
l’opposition burundaise – tutsi pour aller vite – ne voulait pas entendre parler de Habyarimana. J’estimais
donc », déclare Ahmedou Ould Abdallah, « que c’était une provocation inutile. » 243
Selon la délégation burundaise, Cyprien Ntaryamira aurait demandé à Juvénal Habyarimana de le
prendre à bord, l’avion de ce dernier étant plus rapide. 244 Il y prend place avec deux de ses ministres,
Cyriaque Simbizi (Communication) et Bernard Cyiza (Développement et Reconstruction). Habyarimana
a donc prié des membres de sa délégation de rester à Dar es-Salaam. Anastase Gasana, le ministre des
Affaires étrangères, est paraît-il de ceux-là. 245 Trois Rwandais sont montés dans le Beechcraft burundais
qui a dû, après le décollage, changer son plan de vol pour faire une escale à Kigali. 246
Le reste de la délégation burundaise, plus les trois Rwandais est parti environ 30 minutes plus tard
avec l’avion burundais, un Beechcraft. 247 Selon Vénuste Nihana, pilote de cet avion Beechcraft, il devait
atterrir à Kigali pour ramener les trois Rwandais.
241 U.S. Department of State, Bureau of African Affairs, Memorandum from Acting Assistant Secretary for African Affairs
Prudence Bushnell through Under Secretary for Political Affairs Peter Tarnoff to The Secretary, “Death of Rwandan and
Burundian Presidents in Plane Crash Outside Kigali”, April 6, 1994 (Freedom of Information Act release ; previously
published here in “Evidence of Inaction”), William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in Rwanda 1994, Document 1,
http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB119Rw1.pdf . Traduction de l’auteur : Selon des informations en provenance de
Kigali, l’armée rwandaise a annoncé que l’avion privé du Président Habyarimana a été abattu alors qu’il allait atterrir sur
l’aéroport de Kigali peu avant 21 h, heure locale (15 h à Washington), aujourd’hui. Des responsables militaires ont annoncé
que le Président Habyarimana et le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira ont été tués dans le crash qui en a résulté.
Les deux présidents rentraient d’une journée de conférence régionale à Dar es-Salaam sur la crise au Burundi ; on rapporte
que c’est le président burundais qui a demandé de rentrer à Kigali dans l’avion du président Habyarimana.
242 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 251].
243 Ahmedou Ould Abdallah [1, p. 65].
244 C’est ce que répète, le 8 septembre 2009, le colonel Térence Cischahayo, officier d’ordonnance du président burundais,
à Albert Rudatsimburwa de Radio FM Contact Kigali. Mais un cameraman burundais qui était du voyage croit plutôt que
c’est Habyarimana qui a proposé à son homologue de monter dans son avion pour continuer à discuter. Cf. Interview du
cameraman par Albert Rudatsimburwa, 6 septembre 2009.
245 L. Melvern [140, p. 115].
246 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, et du colonel Cischahayo, l’officier d’ordonnance
du président du Burundi, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 8 septembre 2009.
247 Colette Braeckman affirme que l’avion est un Fokker 28 d’Air Burundi. Cf. C. Braeckman [44, p. 174]. C’est une erreur.
Cf. Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, ibidem.
318
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le Falcon, après avoir déposé la délégation rwandaise à Kigali, devait poursuivre sur Bujumbura,
du moins si l’on en croit le juge Bruguière, qui a fait faire une expertise des bandes magnétiques des
conversations de la tour de contrôle de Kigali. 248 Donc dans le Falcon, en plus des trois Burundais, le
Président Habyarimana était accompagné du chef d’état-major de l’armée rwandaise, Déogratias Nsabimana, et de ses principaux collaborateurs et gardes du corps, son conseiller, Juvénal Renzaho, son
secrétaire personnel et commandant de fait de la garde présidentielle, le colonel Elie Sagatwa, le major
Thaddée Bagaragaza, son officier d’ordonnance et Emmanuel Akingeneye son médecin personnel. Les
trois membres de l’équipage sont Jacky Héraud, pilote, Jean-Pierre Minaberry, copilote, et Jean-Michel
Perrine, mécanicien.
Juvénal Habyarimana
Président du Rwanda
Déogratias Nsabimana
Chef d’état-major des Forces armées rwandaises
Elie Sagatwa
Colonel, secrétaire particulier, commandant de fait de la garde présidentielle
Juvénal Renzaho
Conseiller politique du président
Thaddée Bagaragaza
Major de la garde présidentielle, officier d’ordonnance
Emmanuel Akingeneye
Médecin personnel du président Habyarimana
Cyprien Ntaryamira
Président du Burundi
Cyriaque Simbizi
Ministre burundais des Communications
Bernard Cyiza
Ministre burundais du Développement et de la Reconstruction
Jacky Héraud
Colonel, commandant de bord
Jean-Pierre Minaberry
Major, copilote
Jean-Michel Perrine
Adjudant-chef, mécanicien navigant
Table 7.4 – Les douze victimes de l’attentat contre l’avion Falcon, abattu le 6 avril 1994 vers 20 h 30 à
Kigali
Selon certains, avant le départ du Falcon, le général Déogratias Nsabimana se serait éclipsé pour ne
pas retourner à Kigali avec Juvénal Habyarimana. Ce dernier aurait constaté son absence dans l’avion et
aurait exigé qu’on le cherche. Cela a retardé le départ de quelques minutes. Ce n’est qu’à son arrivée que
l’avion a amorcé le décollage. Pourquoi s’était-il éclipsé ? Soupçonnait-il quelque chose ? Ce n’est pas à
écarter. 249
Cet épisode est confirmé par le caporal Senkeri de la garde présidentielle :
D’ordinaire, quand nous voyagions avec le Président, il entrait dans l’avion en dernier lieu, et c’est
comme cela que ça s’est passé quand nous étions à Dar-es-Salam. Lorsqu’il est arrivé dans l’avion, il
a constaté que le général Nsabimana et le Dr Akingeneye manquaient. Ces derniers se cachaient près
de l’une des ailes de l’avion. Le président Habyarimana est sorti de l’avion, ce qui n’arrivait jamais,
et a dit à haute voix : « Où est Akingeneye ? » Celui-ci s’est manifesté. « Où est Nsabimana ? » Il
s’est également manifesté. Puis, il leur a demandé : « Pourquoi vous n’entrez pas dans l’avion ? » Ils
ont répondu qu’ils croyaient qu’il n’y avait plus de places parce qu’on y avait mis des Burundais.
Le président Habyarimana leur a alors dit : « Entrez vite et on y va. » Ils sont entrés et l’avion a
décollé. 250
7.9.1
Y avait-il un 13e passager dans le Falcon ?
Il y avait donc dans le Falcon 9 passagers et 3 membres de l’équipage soit douze personnes. Pourtant
la fiche tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat dit
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51]. Voir section 7.11.7 page 348.
J. Claude Ngabonziza, courriel du 2 mars 2009 à l’auteur. Ce bruit est rapporté également par des coopérants militaires
belges, voir section 7.25.6 page 480.
250 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 40].
248
249
319
7.9. LE DERNIER VOYAGE DU FALCON
ceci : « Les 13 passagers de l’avion dont les 3 coopérants français constituant l’équipage sont tués. » 251
Est-ce une erreur où y avait-il un passager clandestin ?
Le journaliste d’investigation Mehdi Ba montra à la commission d’enquête citoyenne en 2004 une
copie d’un télégramme du 10 avril 1994 semblant émaner de la Mission de coopération à Kigali, dont il
déduisait qu’un Français nommé Motti était mort lors de l’attentat contre le Falcon 50 252 :
MC A Administration
NMR/2404/DEF/EMAT/BOI/COAT/SIT/21/DR DU 10 AVRIL 94
OBJ/RAPATRIEMENT DE PERSONNEL VERS LA METROPOLE
REF/FAX MINCOOP DU 9 AVRIL 1994
TXT
PRIMO:
Vous demande annoncer décès père du parachutiste MOTTI Olivier dans
accident avion présidentiel rwandais le 6 avril 94 à 21 h 15 locales
alors qu’il se présentait à l’atterrissage sur l’aéroport de Kigali.
page 2 REFABC H5018
SECUNDO
Vous demande après formalités d’usage, mise en route au plus tôt par
VAM ou par VAC, parachutiste MOTTI Olivier à destination métropole
pour obsèques.
TERTIO
Imputation budgétaire à charge MINCOOP.
Sur le télégramme était écrit à la main : « Pour M. Jehanne Je prends en charge le voyage du jeune
Motti (bien que je n’ai aucune raison administrative de faire ce geste). » Ces lignes sont-elles écrites par
Michel Cuingnet ?
Il apparaît après enquête que cet Olivier Motti n’est pas le fils mais le beau fils d’un des trois membres
de l’équipage :
J’ai fini par avoir la clé de cette histoire. En réalité, ce n’est pas le père mais le beau-père d’Olivier
Motti qui est décédé dans l’attentat. Et il s’agissait d’un des trois membres d’équipage.
Il n’y avait donc pas de quatrième Français dans l’avion. L’erreur vient du document d’origine. 253
7.9.2
La durée du vol
Nous ne connaissons pas précisément l’heure de départ du Falcon présidentiel de Dar es-Salaam. C’est
un point important à vérifier. Selon le juge Bruguière, le plan de vol du Falcon n’a été déposé qu’aux
environs de 19 heures avec arrivée prévue à 20 h 26. 254 Mais il ne s’est pas inquiété de l’heure exacte du
décollage. Nous supposons que l’appareil est parti à 19 h. 255 Le pilote signale à la tour de contrôle de
Kigali qu’il prévoit d’arriver à 20 h 30. 256 Ceci fait une durée de vol de 1 h 30 mn. La distance de Dar
es-Salaam à Kigali est de 1 160 kilomètres. Cela donne une vitesse moyenne de 773 km/h. La vitesse de
croisière du Falcon 50 étant de 797 km/h (vitesse maximum = 870 km/h), il semble que ce vol s’est passé
normalement et que l’avion n’a pas fait de détours ou ne s’est pas mis en attente pour laisser passer un
autre avion. Ce point reste mis en doute par certains. 257
251 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf Soulignons que les trois membres de l’équipage du Falcon n’avaient pas le statut de coopérants, ce qui a été une source de difficultés pour l’indemnisation de leurs
familles.
252 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 488].
253 Courriel de Mehdi Ba, 29 novembre 2005.
254 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
255 Il serait parti à 18 h 50. Cf. Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi
28 juin 1994, pp. 1, 6 http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf ; M. Mas [139, p. 368].
256 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
257 Jean-Claude Ngabonziza prétend que l’avion avait un retard de 20 mn, voir section 7.22.1 page 452.
320
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.9.3
La conversation entre les pilotes du Falcon et la tour de contrôle
Les pilotes de l’avion ont communiqué avec la tour de contrôle ne serait-ce que pour indiquer leur
heure d’atterrissage. Nous en avons confirmation maintenant par l’expertise des bandes magnétiques de la
tour, demandée par le juge Bruguière. 258 Mais un écho de la conversation entre le pilote et les contrôleurs
aériens était déjà connu dans les jours qui ont suivi le crash. En effet, l’épouse d’un membre de l’équipage
qui serait Mme Minaberry, l’épouse du copilote, a pu entendre les échanges entre l’avion et la tour de
contrôle à l’aide d’un récepteur radio. Elle a fait part de cette conversation à plusieurs personnes :
Alors qu’il [le Falcon] s’approchait de la piste, l’épouse du copilote aurait entendu, selon des
sources militaires, les derniers dialogues entre l’appareil et la tour de contrôle : son mari lui avait
confié la fréquence sur laquelle elle pouvait, à partir d’un récepteur de radio ordinaire, capter les
communications de l’avion en phase d’approche.
C’est ainsi qu’avant de perdre le contact, quelques minutes avant l’explosion, elle aurait entendu
la tour de contrôle interroger plusieurs fois le pilote sur la présence à bord du président du Burundi,
Cyprien Ntaryamira. Faut-il en déduire que c’est ce dernier qui était la cible désignée, que l’on
voulait bien faire d’une pierre deux coups, ou au contraire que les comploteurs cherchaient justement
à l’épargner ? 259
Selon un journaliste du Soir, c’est la compagne du mécanicien, Jean-Michel Perrine, qui aurait eu une
« communication radio » avec lui :
Selon nos informations, non encore officiellement confirmées, une communication radio échangée
immédiatement avant le crash entre le mécanicien de bord (un Français prénommé Jean-Michel) et
sa compagne sud-africaine qui l’attendait à Kigali confirme que les feux de la piste se sont subitement
éteints lors de l’approche en vue de l’atterrissage, tandis qu’un médecin se trouvant à ce moment au
camp militaire de Kanombe aurait été témoin du tir déclenché du camp sur l’avion présidentiel. 260
Le docteur Pasuch, dans son audition citée plus loin, fait aussi allusion à cette réaction du mécanicien
de bord, Jean-Michel Perrine, à propos de l’extinction des lumières : « Info supplémentaire mais à vérifier
avec prudence : on aurait entendu “Perinne”, le mécanicien de bord dire : “Tiens ils ont coupé les
lumières” (de l’aéroport). » 261
Colette Braeckman rapporte ce qu’aurait entendu Mme Minaberry, épouse du copilote :
A Kigali, la tour de contrôle dont les Belges se sont vus interdire l’accès depuis deux jours, commence à s’inquiéter. Surtout, alors que l’appareil se rapproche de Kigali, les questions se multiplient.
A cinq reprises, tandis que l’avion effectue son approche, la tour demande à l’équipage si le président
du Rwanda et son collègue du Burundi se trouvent bien à bord. Ces questions sont tellement insistantes qu’à la fin le pilote exaspéré, s’écrie : « Dans l’avion, il n’y a personne... » Il n’est pas d’usage
en effet de communiquer les noms des passagers...
Soudain, alors que l’appareil commence à survoler Kigali, évitant de passer au-dessus du cantonnement du Front patriotique, les lumières de la piste s’éteignent. Il est 20 h 23, l’appareil se trouve à
600 mètres d’altitude et l’épouse du commandant de bord Jean-Pierre Minaberry, qui, depuis Kigali,
suit ses communications radios, l’entend expliquer les difficultés de l’atterrissage. La conversation est
interrompue par des déflagrations... 262
Ce témoignage de la veuve du copilote 263 a été rapporté par des voisins belges et par des personnes
qui l’ont rencontrée à l’hôtel Méridien ou à l’aéroport. C’est ainsi que Colette Braeckman, qui est restée
plusieurs jours à l’aéroport, a pu le noter. Le docteur Pasuch, coopérant militaire belge, rapporte des
propos semblables de madame Minaberry. 264 Le journaliste Jacques Collet apprend de la bouche de M.
Cam Tran, coopérant belge, que le commandant de bord a doté son épouse d’un récepteur réglé sur la
fréquence de l’avion. La tour de contrôle a demandé 5 fois si le président burundais était à bord. 265
Voir section 7.11.7 page 348.
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
260 René Haquin, La mort de nos paras, l’incitation anti-belge : des enquêtes, Le Soir, 16 avril 1994, p. 1.
261 Voir section 7.10.2 page 326.
262 Colette Braeckman [44, p. 174].
263 Il s’agit de l’épouse de Jean-Pierre Minaberry. Il n’est pas commandant de bord mais copilote. Le commandant de
bord est Jacky Héraud. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 214].
264 Voir section 7.10.2 page 326.
265 Audition de Jacques Collet, Auditorat militaire belge, 16 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ColletJacques16mai1994.pdf
258
259
321
7.9. LE DERNIER VOYAGE DU FALCON
Le médecin-major Thiry, du bataillon belge de la MINUAR, a entendu les voisins de la veuve du
pilote raconter la conversation qu’elle a eu avec son mari :
EXPOSÉ MAJ THIRY CMed KIBAT :
b. On a retrouvé à Meridien quelques civils qui habitaient à côté de la maison du pilote français de
l’avion abattu. Ils ont rapporté une conversation avec la veuve du pilote (qui a conversé avec son mari
dans l’avion). Un élément les a frappés, plusieurs fois, on a demandé avec insistance si le Président
du Burundi était dans l’avion. 266
Si, comme il est dit par le major Thiry, l’épouse du pilote a conversé avec son mari, c’est qu’il y a
eu communication par téléphone sans fil et pas seulement écoute des échanges radio entre l’avion et la
tour. Un autre témoignage rapporte ce fait. M. de Wolf, conseiller juridique au Ministère de la justice
rwandais, aujourd’hui décédé, a rapporté ceci : le pilote était en contact GSM avec sa femme. Soudain il
a crié : « Qu’est-ce qu’ils foutent ? Ils ont coupé toutes les lumières de l’aéroport ! » 267
Tran Hong Cam, coopérant belge au Rwanda pour l’AGCD, rapporte que le radio de bord s’est écrié
« Ah, on nous attaque ! » :
Ce n’est que vers 22 hrs que j’ai appris du Dr Gerniers qu’il y avait eu un attentat contre le
présidant Rwandais. Elle avait appris cela par la radio des 1000 collines (RTLM). J’ai d’abord cru à
un canular.
Peu de temps après j’ai eu contact avec le Dr Monnet qui m’a confirmé la chose. Il la tenait de
l’épouse d’un des pilotes Français de l’avion.
J’ai appris par le Dr Gerniers que la Tour de Contrôle avait posé [la] question de savoir si le
Président du Burundi était à bord de l’avion à 4 ou 5 reprises. Ce n’est qu’à la 6ème question que
le radio de bord a répondu positivement. Il m’a été rapporté que la dernière rem[arque] du radio de
bord a été “Ah, on nous attaque !” 268
Marie-Madeleine Gerniers, médecin, travaillant au ministère rwandais de la Santé déclare :
Dans la soirée du 6.04.94 j’ai entendu des déflagrations importantes, inhabituelles, et certainement
pas celles des grenades auxquelles nous étions habitués. Il me semble avoir entendu 3 ou 4 déflagrations
dont la dernière était la plus forte. Entre 21 h 30 et 22 h mon voisin De Wolf, ancien conseiller
juridique de la Présidence, m’a téléphoné pour signaler que l’avion du Président avait été abattu avec
le Président.
J’ai eu un second coup de téléphone du Dr Monnet, voisin de la femme du pilote, M. Héraud, qui
m’a dit que l’avion avait été abattu avec le Président Burundais, le chef d’EM et d’autres ministres.
Il ne m’a en fait cit[é] que les titres des passagers de l’avion.
Le Dr Monnet a précisé qu’une des épouses de l’équipage français était en liaison phonie avec
l’avion Présidentiel et qu’elle avait entendu qu’il disait qu’ils s’apprêtaient à atterrir et qu’ils s’étonnaient que les lumières de l’aéroport étaient éteintes. 269
Ces témoignages rapportent tantôt que l’épouse d’un membre de l’équipage a écouté les échanges
entre l’avion et la tour de contrôle, tantôt que celle-ci ou une autre a conversé directement avec son
mari par radio ou GSM, ou phonie. Cette dernière conversation ne peut donc être enregistrée sur les
bandes magnétiques de la tour de contrôle. 270 Enfin, la tour de contrôle peut être également celle de
Bujumbura. 271 Les bandes magnétiques et journaux de bord des tours de contrôle de Kigali et peut-être
aussi de Bujumbura sont des éléments de preuve. L’enregistreur des conversations dans la cabine de
pilotage (CVR) est un élément de preuve encore plus important.
Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza 272 rapporte en 2006 ses échanges avec le pilote du Falcon :
266 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 92].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
267 Conversation rapportée par François Vériter à l’auteur.
268 Guy Artiges, Déposition de Tran Hong Cam, Auditorat militaire belge, 19 mai 1994, PV No 731. http://
francegenocidetutsi.org/TranHongCam19mai1994.pdf
269 Guy Artiges, Déposition de Marie-Madeleine Gerniers, Auditorat militaire belge, 19 mai 1994, PV no 732. http:
//francegenocidetutsi.org/Gerniers19mai1994.pdf
270 Le juge Bruguière n’en tient pas compte dans son ordonnance du 17 novembre 2006.
271 Hypothèse envisagée par F. Reyntjens. Cf. F. Reyntjens [182, p. 33]. Mais le contrôleur aérien affirme que c’est le pilote
qui lui a demandé d’avertir la tour de Bujumbura de l’arrivée du Falcon. Le docteur Pasuch dans son témoignage parle bien
de la tour de Kigali qui questionne le pilote. Voir section 7.10.2 page 326.
272 Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza est resté semble-t-il en fonction à l’aéroport jusque peu avant la prise de
celui-ci par le FPR. Il se rend alors à celui de Kamembe. Il ne s’enfuit pas au Zaïre mais reprend sa fonction à l’aéroport de
322
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
« Dans la soirée du 6 avril, je me trouvais à mon poste. J’assurais le service de nuit, de 18 heures
30 à 7 heures du matin. Je savais que le président assistait à une réunion à Dar es-Salaam et vers
20 heures, alors que l’appareil avait déjà décollé, le pilote prit contact avec la tour de contrôle pour
m’annoncer le retour de l’appareil présidentiel. J’étais dans mon fauteuil habituel, avec mes écouteurs
et je reconnus immédiatement la voix familière du pilote qui m’annonçait que l’atterrissage était
prévu aux alentours de 20 heures 30. Il avait identifié l’appareil avec son nom familier, « November
November » puisque son code était 9XRNN.
Sans que je le lui demande, le pilote me précisa que le président du Burundi se trouvait à bord
et il me demanda d’avertir Bujumbura, car l’avion, après Kigali, allait immédiatement repartir pour
ramener le chef de l’État du Burundi. Via le Bureau central de télécommunications et d’aéronautique,
le BCTA, j’ai immédiatement transmis le message. »
« Je n’ai eu que deux contacts avec le pilote : la première fois, il m’a communiqué sa position
et son heure d’arrivée, la deuxième fois il m’a donné la liste des passagers en précisant que certains
d’entre eux allaient immédiatement repartir pour le Burundi. » 273
7.9.4
Qui était informé de l’arrivée de l’avion ?
L’avion arrivant de nuit, il était difficile de l’identifier. Il était reconnaissable à son bruit mais s’il n’y
avait eu que ce moyen d’identification, il restait très peu de temps pour ajuster le tir. Les informations
de la tour de contrôle étaient donc essentielles. Qui a eu ces informations ?
Or Munyaneza assure qu’il était le seul à avoir réceptionné le message précisant le moment de
l’arrivée de l’appareil. Le fonctionnaire précise cependant que « comme c’est la règle, j’avais transmis
cette information au commandant de l’aéroport, Cyprien Sindano, qui était membre du CDR (coalition
pour la défense de la république, un parti extrémiste hutu qui n’avait pas signé les accords de paix). »
Le contrôleur aérien précise cependant « que la fréquence de la tour de contrôle pouvait être captée
par des personnes qui se seraient trouvées à proximité de l’aéroport, à condition qu’elles disposent de
matériel d’écoute adéquat. » 274
Parmi les personnes qui auraient été capables d’intercepter les communications de la tour de contrôle,
Colette Braeckman pense tout de suite à Alain Didot, dont le domicile situé près du CND n’est pas à
proximité immédiate de la tour. Il a pu embarquer son matériel dans un véhicule et se rapprocher de
l’aéroport. Mais l’armée rwandaise avait certainement aussi ce matériel dans un véhicule ou dans son
camp à Kanombe.
Notons que les Casques-bleus ghanéens, chargés de garder la maison du Premier ministre, entendent
à leur radio que l’avion du Président va arriver dans un quart d’heure. 275
7.9.5
Le Falcon pouvait communiquer avec la garde présidentielle
Plusieurs membres de la garde présidentielle affirment que celle-ci dispose d’une centrale de communication, la « station directrice » à la résidence présidentielle à Kiyovu, qui permettait de converser avec
le Falcon 50 sans passer par la tour de contrôle. Les responsables de la garde présidentielle pouvaient être
informés de la progression du Falcon 50, et du moment exact de son atterrissage. Le président Habyarimana ou son officier d’ordonnance, le major Bagaragaza, avait l’habitude de communiquer avec la garde
présidentielle avant de s’adresser à la tour de contrôle. Par ailleurs, le camp de la garde présidentielle
était en liaison permanente avec cette « station directrice » et les communications pouvaient se faire à
tout moment sans passer par aucun autre intermédiaire. 276 Le rapport Mutsinzi en déduit que le major
Protais Miranya a pu avertir le colonel Bagosora de l’approche de l’avion présidentiel. 277 Il ne doute pas
Kanombe. Il n’a donc rien d’un extrémiste. Cf. Témoignage à l’auteur de l’ancien commandant de l’aéroport de Kamembe,
Kigali, 15 janvier 2009.
273 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006. http://francegenocidetutsi.org/
RwandaControleurAerienLeSoir06052006.pdf
274 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
275 Voir section 7.10.14 page 337.
276 Témoignage d’Elias Ngarambe et François Kamana. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64,
p. 126].
277 Ibidem, p. 127.
323
7.9. LE DERNIER VOYAGE DU FALCON
que tous les deux font partie du complot pour assassiner le président. Bagosora serait vers 20 h à une
fête avec les Bengladais de la MINUAR. 278 Mais cela ne peut pas l’empêcher de passer des coups de fil !
7.9.6
L’avion est abattu juste au moment de l’atterrissage
Le récit de l’attentat fait l’objet de la discussion de ce chapitre. Il est impossible à l’heure actuelle d’en
faire une description exacte en quelques lignes. Voici comment fin 1994, Colette Braeckman le relatait :
Soudain, alors que l’appareil commence à survoler Kigali, évitant de passer au-dessus du cantonnement du Front patriotique, les lumières de la piste s’éteignent. Il est 20 h 23, l’appareil se trouve à
600 mètres d’altitude et l’épouse du commandant de bord Jean-Pierre Minaberry, qui, depuis, Kigali,
suit ses communications radios, l’entend expliquer les difficultés de l’atterrissage. La conversation est
interrompue par des déflagrations : un tir de roquette effleure l’appareil, puis un deuxième coup, tiré
quelques secondes plus tard, fait mouche. Le Mystère-Falcon, dont l’équipage (des militaires passés
au secteur privé) avait été fourni par une société prestataire de services, la Satif, est touché de plein
fouet et prend feu immédiatement. C’est une véritable torche qui descend au-dessus du domaine
présidentiel de Kanombe pour s’abattre sur le mur d’enceinte de la propriété du président, non loin
d’une pépinière. L’avion en flammes tombe à quelques mètres des casemates de la garde présidentielle, qui veille sur les lieux en permanence. A quelques mètres aussi de la piscine gardée par un paon
majestueux. 279
Cette description ouvre le débat. Y avait-il une ou deux possibilités d’atterrissage ? L’avion survolait-il
Kigali ? Passait-il à proximité du cantonnement du FPR ? Les lumières de la piste se sont-elles éteintes
avant l’attentat ? Qui était le commandant de bord ? Son épouse a-t-elle écouté ses communications
radio ? A-t-elle conversé avec lui ? Quelles armes ont servi à abattre l’avion ? Des missiles, des roquettes,
des grenades RPG ou de simples armes antiaériennes ? Et, ce qui paraît important pour la journaliste,
qu’est-il advenu du paon ?
Un fils du président, Jean-Luc Habyarimana, est témoin du crash. Interrogé au TPIR par Me Turner,
avocate de Théoneste Bagosora, il décrit ce qu’il a vu :
Q. Comment avez-vous appris que l’avion de votre père avait été abattu dans la nuit du 6 avril
1994 ?
R. Je l’ai vécu personnellement parce qu’à ce moment-là, je sortais de la piscine avec deux de mes
cousins, Éric et Aimé ; on sortait de la piscine et il était aux alentours de 20 h 30, donc il faisait déjà
nuit. Et au moment où on était en train de monter vers la maison, on a entendu un bruit d’avion. Et
directement, j’ai dit à mes cousins qu’on attende un peu parce que notre résidence de Kanombe se
trouvait dans l’axe de la piste d’atterrissage de l’aéroport de Kanombe. Donc j’ai dit qu’on attende
un peu que l’avion passe, et j’étais sûr que c’était l’avion de mon père, parce que je le reconnaissais
par le bruit. C’était... c’était pratiquement le seul jet du Rwanda et il avait un bruit particulier. Et
comme il faisait déjà nuit, il n’y avait pas d’autres vols commerciaux qui devaient arriver ; donc c’est
pour ça que j’étais sûr que c’était l’avion de mon père. Donc, quand l’avion... Comme à la maison
il y a beaucoup d’arbres, donc on voyait les lumières de l’avion à travers les arbres, de loin, et tout
d’un coup, on a vu des choses comme des balles traçantes ou bien des fusées, et il y en a eu trois,
et des... des coups qui... qui les accompagnaient. Et l’avion a explosé en l’air, et c’est comme ça que
moi, j’ai... je dirais pas que je l’ai appris, mais je l’ai vécu directement de mes propres yeux. 280
Ces deux cousins, Éric et Aimé, sont deux témoins qu’il faudrait aussi interroger. 281
À l’aéroport, des effectifs importants de la Garde présidentielle étaient présents en prévision du retour
du président. 282 Ils sont commandés par le lieutenant Innocent Nsabimana, chef de peloton à la 1re
compagnie. 283 Enoch Ruhigira, chef de cabinet d’Habyarimana, y attendait le retour du président :
F. Reyntjens [182, p. 51].
C. Braeckman [44, p. 175].
280 Témoignage de Jean-Luc Habyarimana, interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner,
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 6 juillet 2006. Le témoin est entendu depuis
La Haye.
281 Éric serait, semble-t-il, Éric Hakuzimana, fils de Séraphin Bararengana, frère du Président Habyarimana. Aimé serait
le fils du major Théoneste Ntuyahaga.
282 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 20].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
283 Journal de Kibat, p. 17, section 17. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
278
279
324
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Selon Ruhigira, il avait reçu instruction le matin du 6 avril de rédiger un projet de communiqué
annonçant que les institutions de transition seraient installées le 8 avril. Ruhigira se trouvait d’ailleurs
à l’aéroport au moment du crash pour faire approuver le texte par le président Habyarimana. 284
Enoch Ruhigira porte avec lui, selon certains, le protocole d’installation du Gouvernement de transition
signé par le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana et d’autres responsables politiques. 285
Certains s’étonnent qu’il n’y ait pas eu plus de monde à attendre le retour du président. M. Ahmedou
Ould Abdallah, ancien représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi, relevant que
les corps constitués n’ayant pas été présents pour le retour du Président Habyarimana, en déduit que
l’attentat était prévu :
Il a estimé que l’attentat avait été exécuté par des amis du Président Habyarimana. En effet,
en Afrique, lorsqu’un président voyage, il est de tradition que les corps constitués soient présents à
l’aéroport pour l’accueillir à son retour. Or, ce jour-là, personne n’avait été invité pour cet accueil,
ce qui permet de penser que ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués savaient que l’avion
n’arriverait jamais. 286
Les informations transmises par le général Mourgeon à la Mission d’information parlementaire donnent
un avis contraire :
Le 6 avril 1994 à 20 h 30, selon les errements [sic] en vigueur au Rwanda, devaient se trouver à
l’aérogare, pour l’accueil des présidents rwandais et burundais, une section de la Garde Présidentielle
et l’escorte motocycliste. Il n’y avait pas de section d’honneur. 287
Les gardes présidentiels, présents à l’aéroport, commencent à menacer les gens avec leurs armes.
7.10
Les témoignages sur l’attentat
7.10.1
Le Journal de Kibat
Kibat ou Kigali Bataillon est le 2e commando parachutiste belge, commandé par le colonel Jo Dewez.
[6 avril 1994]
6. L’attentat
a. A 20 Hr 30, A6 [Vandriessche] signale à OSCAR [PC KIBAT] que son élément en poste d’observation dans la vieille tour de contrôle a observé un tir de missiles à l’EST de l’aérodrome. Pendant
ce temps, les pompiers de l’aérodrome circulent sur la piste en direction de l’EST. Vers 20 Hr 34,
H6 [médecin-major Daubresse] (qui se trouve à KANOMBE) signale des tirs de traçantes et d’armes
lourdes dans les environs.
b. A 20 Hr 37, le C-130 belge... S6 [Lt-Col Dewez] lui donne l’ordre de rejoindre Nairobi.
c. A 20 Hr 43, le QG Secteur demande d’investiguer au sujet de l’explosion d’un dépôt de munitions
qui aurait sauté à Kanombe. Cette demande ajoute à la confusion et fait planer un doute sur les
informations d’un avion abattu.
d. Un peu plus tard, VITAMINE 288 qui a contact avec l’épouse du pilote de l’avion du président
avertit que l’avion devait atterrir vers 20 Hr 30.
Parallèlement à cela, A BASE transmet à OSCAR qu’il a été confirmé à A6 par des civils rwandais
de la tour de contrôle que l’avion du président a été abattu. Il a émis un signal de détresse et n’a plus
donné signe de vie. A ce stade il existe encore des doutes en ce qui concerne cet avion, deux solutions
sont avancées : ou l’avion a été abattu ou il se serait dirigé vers un autre aéroport. Les rwandais
marquent leur présence sur l’aérodrome par des mouvements de troupes de plus en plus importants.
A 22 Hr 45, le QG Secteur demande à KIBAT, de tenir UNE Sec prête dans le but de faire une
reconnaissance sur le lieu du crash. A 23 Hr, Radio Rwanda annonce que l’avion du président a été
abattu. A son bord se trouvaient le président HABYARIMANA (RWANDA), le président NTARYAMIRA (BURUNDI), le colonel SAGATWA (secrétaire privé du président HABYARIMANA), le Gen
F. Reyntjens [182, p. 23].
L. Melvern [142, p. 134].
286 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 251].
287 Fiche du ministère de la Défense No 543/DEF/EMA/ESG, Paris, 7 juillet 1998. Objet : Réponses aux demandes de
la Mission d’information parlementaire. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 268].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
288 VITAMINE désigne une partie du détachement médical de Kibat logée dans une maison privée, avenue de Rusumo sur
la colline de Kiyovu.
284
285
325
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
NSABIMANA (chef EM des FAR - Forces Armées Rwandaises) et le Doc AKINGENEYE (médecin
personnel du président HABYARIMANA). 289
7.10.2
Les médecins militaires belges à Kanombe
Le docteur Daubresse, chirurgien, déclare dans sa déposition du 13 avril :
Nous [lui et Mme Denise Van Deenen, anesthésiste] sommes arrivés à Kanombe vers 18.15 hrs et
le Dr Pasuch et son épouse nous ont retenus à souper. Nous étions à table quand nous avons entendu
vers 19.30 h un bruit évoquant le départ d’un missile léger. J’ai vu, regardant en direction de l’est,
monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange. Ma première
idée a été un tir accidentel de RPG-7. Sortant de la maison, nous avons entendu le bruit d’un moteur
à réaction qui s’est arrêté après une explosion de faible intensité. Une à deux secondes après l’arrêt du
moteur, le ciel s’est violemment éclairé au nord-est de notre position et j’ai compris que l’avion avait
été abattu. Les coordonnées de l’endroit où on se trouvait sont les suivantes : carte topographique de
la Rwanda [sic] 1:50.000, région de Kigali séroi Z721 feuille 16-17-23-24- :environ 192812. Direction
du tir entre 190800 et 190820 du sud-sud-est au nord-nord-ouest, distance maximale 5 km de notre
location, distance minimale très difficile à apprécier de l’ordre de un km.
J’ai immédiatement contacté le PC du Bn par la radio de ma jeep et j’ai confirmé les observations
faites par Alfa 6 [Capitaine Van Driessche] qui se trouve alors sur la piste de Kanombe (cantonnement
TOP GUN). J’ai eu contact avec Sierra 3 [Capitaine Choffray], qui a demandé de libérer le réseau et
qui a déclaré que selon leurs renseignements, il s’agissait de l’explosion d’un dépôt de munition. La
chute de l’avion a été immédiatement suivie d’un intense tir de mitrailleuse lourde en direction de
l’est. Après avoir signalé les tirs, j’ai reçu instruction de rester sur place. J’ai pu entendre sur le réseau
du Bn que la réaction des militaires rwandais était très rapide et que les itinéraires en direction de la
ville étaient bloqués par la troupe. 290
Le docteur Daubresse nous répète :
J’ai vu deux tirs de missiles partant des collines derrière la maison du Dr Pasuch. Au premier tir,
j’ai pensé à un tir accidentel de RPG. Au deuxième tir, très proche du premier, nous avons vu le ciel
s’éclairer d’une lueur orangée et sommes sortis pour tenter de voir ce qui se passait.
Nous avons d’abord pensé que le C-130 belge attendu le même soir avait été abattu. J’ai directement averti par radio le PC du bataillon signalant la chute d’un avion et des tirs d’armes automatiques
lourdes et légères provenant de la base de Kanombe et dirigés pour la plupart vers le ciel. 291
Le docteur Pasuch est d’accord avec la déclaration du Dr Daubresse. Il note « la rapidité de la réaction
rwandaise. » À propos des tirs consécutifs à l’attentat, il précise : « Les tirs de grenades et d’armes
automatiques n’ont jamais cessé aux alentours de ma maison de l’est, venant du nord et évoluant vers le
sud. La femme d’un sous-officier français nous contacta alors en panique, confirmant pillages et massacres
dans cette zone. Le bruit courait que les Belges étaient responsables de l’assassinat du président. » 292
Madame Denise Van Deenen est aussi d’accord avec la déposition du Dr Daubresse. Elle précise : « En
ce qui concerne l’heure de l’incident, d’après moi il était entre 19.45 et 20.00 hrs. J’ai eu l’impression
qu’il y a eu deux tirs (je n’ai rien vu mais simplement entendu, me trouvant à table, dos à la fenêtre). » 293
Le docteur Pasuch a été entendu une nouvelle fois le 9 mai 1994 à Bruxelles :
J’ai été l’un des témoins directs de cet attentat. Dans la soirée du 6.4.94 à une heure passée la
1/2 heure soit 19 Hr ou 20 Hr et un peu plus d’une demi-heure. Je me trouvais dans mon living. J’ai
alors entendu dans un premier temps un bruit de “souffle” et aperçu un éclairage filant “orangé”. Je
me demandais qui pouvait bien fêter un événement. Le “souffle” a été suivi de deux détonations. À
ce moment-là je n’ai plus entendu de bruit d’avion (réacteur).
Ma première réaction a été qu’ils avaient descendu le C 130 (B) qui devait arriver ce soir là. Je
suis sorti de chez moi et là j’ai vu une boule de feu qui s’écrasait sur la parcelle du Président... à 350
- 400 mètres de chez moi.
Journal de Kibat [76, p. 8]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
Déposition de Daniel Daubresse, auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Daubresse13avril1994.pdf
291 Courriel du docteur Daubresse transmis à l’auteur par le colonel Jo Dewez, 23 décembre 2006.
292 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Pasuch13avril1994.pdf
293 Déposition de Denise Van Deenen, auditorat militaire belge, 13 avril 1994.
289
290
326
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Entre la détonation et notre sortie, le ciel était éclairé en “jaune-orangé” comme si cela avait été
éclairé avec des fusées éclairantes dans les tons jaune-orangé (fuel en combustion ? )
Par radio “Kenwood” j’ai immédiatement prévenu la CTM – adjudant Daubie –, le Lt-col Duvivier
et l’ADC Lechat qui, lui, était déjà coincé à l’aéroport. Ceci pour dire la rapidité inhabituelle de
réaction des FAR. En moins d’un quart d’heure et pendant que nous avertissions la MINUAR par
une radio de jeep Minuar, les tirs ont directement commencé provenant à mon avis du bout de piste
et tirant en direction de Kabuga.
Selon les renseignements que j’ai eu au camp de Kanombe et autour du camp par les boys et les
religieuses, les Tutsis ont été liquidés dès la 1re nuit, les opposants et les suspects au régime malmenés,
pillés et certains tués à partir de la 2e nuit et un massacre systématique de tous les témoins oculaires
potentiels dès la 3e nuit.
Il faut savoir ici qu’une tentative a été faite pour faire croire à un tir à partir du CND (FPR).
Comme cela n’était pas crédible, les témoins oculaires devaient semble-t-il disparaître.
Le samedi matin [9 avril] l’épouse de l’adjudant principal (FR) para-cdo Jeanne Jean-Michel 294
est arrivée en pleurs chez nous, disant que son boy avait pu s’échapper des massacres des quartiers
avoisinants, qu’il déclarait qu’on tuait à ce moment-là tout le monde, qu’on expliquait que c’était la
faute des Belges et qu’il fallait absolument que nous partions le plus rapidement possible.
A noter que j’ai été travailler à l’hôpital jeudi [7 avril] et vendredi [8 avril] à la grande surprise
des Rwandais et qu’on me confirmait que le tir était parti de Kabuga et qu’il y avait des témoins
oculaires pour dire que c’était des Belges qui avaient tiré.
Notre sortie de Kanombe a été réalisée et facilitée par le Cdt Para-Cdo français de Saint-Quentin
et le major rwandais (Comd Bn Para rwandais) Ntabakuze.
A noter que dès l’explosion de l’avion présidentiel, j’ai contacté le Cdt De Saint-Quentin pour
organiser une coordination – prévoyant le pire – et sa femme me déclara que les militaires français
étaient déjà partis sur les lieux de l’accident. Le Cdt français me déclara ensuite qu’ils étaient probablement les seuls à être autorisé [sic] à approcher l’avion mais qu’il fallait attendre le jour pour
essayer de récupérer la boîte noire.
Les gens des environs, réfugiés à la maternité de l’hôpital de Kanombe ont déclaré aux sœurs
que les massacres de la 3e nuit (systématiques) ont été ordonnés par une compagnie du régiment
Para-Cdo... de Kanombe – information à vérifier – vu l’importance des rumeurs au Rwanda.
Je peux ajouter que des anciens amis français de Kigali, avec lesquels nous sommes toujours en
relation téléphonique, semblent affirmer que Brigitte Minaberi [Minaberry], la femme du co-pilote de
l’avion Présidentiel, écouta avec une radio personnelle l’approche de l’avion. Elle aurait entendu à
plusieurs reprises (5 x ?) la Tour de Contrôle de Kigali demander si le président burundais était à
bord. Info supplémentaire mais à vérifier avec prudence : on aurait entendu “Perinne”, le mécanicien
de bord dire : “Tiens ils ont coupé les lumières” (de l’aéroport).
A ma connaissance le personnel de bord de l’avion Présidentiel était composé de :
- Herault : pilote
- Minaberi : co-pilote
- Perinne : dit “Pépé”– mécanicien de bord.
Je fréquentais régulièrement ces personnes et nous entretenions des relations d’amitié.
A votre demande je réponds que les bruits courent que l’attentat aurait été commandité par la
faction dure du pouvoir (CDR, belle-famille du Président, Col Bagosora, Sagatwa, clique des “durs”
de laquelle faisait aussi partie Baransalitse 295 et Serubuga). 296
7.10.3
Grégoire de Saint-Quentin
Le commandant Grégoire de Saint-Quentin a été entendu à huis-clos par la Mission d’information
parlementaire qui n’a pas publié son audition :
Or, le Colonel Grégoire de Saint Quentin, alors Commandant, témoin auditif de l’attentat, présent
au camp de Kanombe, a confirmé l’existence de deux tirs rapprochés, donc de deux tireurs, le faible
294 L’adjudant chef français, Jean-Michel Janne, est assistant technicien auprès du bataillon paras-commando. Il est sous
les ordres du commandant Grégoire de Saint-Quentin.
295 Le lieutenant-colonel Laurent Baransalitse, est chef du Service de Santé de l’armée rwandaise. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation officiers
armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, page 3.
296 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 9 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Pasuch9mai1994.pdf
327
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
intervalle entre les deux détonations n’ayant pas permis de recharger un lance-missiles. 297
Le juge Bruguière obtient une précision de Grégoire de Saint-Quentin :
Que le lieutenant-colonel Grégoire de SAINT-QUENTIN rapportait quant à lui avoir entendu
« deux départs de coups très rapprochés l’un de l’autre mais pas simultanés le 6 avril 1994 à 20 heures
30 » alors qu’il se trouvait à son domicile situé à 500 mètres de la résidence privée du Président
HABYARIMANA ; 298
Ces « départs de coups » sont à rapprocher du « bruit de “souffle” » observé par Pasuch et d’« un bruit
évoquant le départ d’un missile léger » rapporté par Daubresse qui se trouvaient, comme de Saint-Quentin,
dans le camp de Kanombe.
Un expert en missiles devrait être capable d’indiquer jusqu’à quelle distance on peut entendre le souffle
d’un missile. Puisque le docteur Pasuch, son hôte Daubresse et de Saint-Quentin ont entendu le souffle
de départ des missiles, la position de leurs résidences étant connue, à l’est de l’hôpital militaire, il est
possible de déterminer la zone de départ des tirs. Ce ne devait pas être à plus de deux kilomètres de chez
Pasuch.
7.10.4
Gonzague Habimana, para-commando à Kanombe
Gonzague Habimana est militaire depuis 1986, membre des paras-commandos. Il est interrogé par
Cécile Grenier.
Q. Nous arrivons au moment de la mort de Habyarimana. Peux-tu nous dire comment les choses
se sont déroulées pour toi, comment les Français et tous les autres ont réagi ? Est-ce que toi, tu as vu
l’avion être descendu ?
R. L’avion oui. Je l’ai vu de mes propres yeux. Les deux coups qui l’ont abattu, je les ai vus.
J’étais debout devant le Bloc où je dormais d’habitude.
[Il raconte qu’il était rentré au camp à Kanombe et que bien qu’amateur de match de football il
n’avait pas regardé le match Zambie contre la Côte d’Ivoire de la coupe d’Afrique des nations.]
À peine couché, un militaire de Gitarama vient lui donner des nouvelles du pays.
[Il explique qu’il est de Gitarama donc fait partie des Banyanduga opposés aux gens du nord les
Bakiga]
[...]
J’ai vu monter un premier coup qui a intensément illuminé le ciel. Mais lorsque « le coup »
montait, j’entendais en même temps le bruit de l’avion. Tout de suite après, un autre projectile est
monté, et a été suivi d’une explosion. J’ai dit à mon collègue : « Ikinani (Habyarimana) est abattu ».
Puisque j’avais entendu le bruit de l’avion. J’ai dit : « Cet avion, n’est-ce pas l’avion de Kinani ? » Il
m’a répondu : « Moi aussi, je crois que c’était son avion. » Je suis rentré dans le dortoir. Dans le lit à
côté du mien dormait un autre garçon Mukiga (du nord), qui était un grand extrémiste. Mais comme
j’étais militaire comme lui, et même son chef, je savais qu’il ne pouvait rien me faire, je n’avais pas
peur de lui. Alors je lui ai dit : « Kinani vient d’être descendu ». Il m’a répliqué : « Toi Gonzague, tu
es fou ». Tu crois vraiment que tu devrais dire des mots comme ça ici ? » « Pourtant, c’est vrai, ai-je
dit », tout en ouvrant mon placard dans lequel j’ai pris ma tenue militaire. J’ai enlevé mes habits
de nuit et me suis mis en tenue de combat intégrale : pantalon, smoking, cordelette, bottes, avec
le survêtement de camouflage. Avant que je n’eus fini de m’habiller, on a entendu le clairon-alerte
retentir et les gens ont commencé à dire : « Ce que nous disait Gonzague est vrai ! »
Q. C’est quoi le clairon-alerte ?
R. Le clairon-alerte est celui qui sonne en temps de guerre. Dans l’armée, on apprend à sonner
du clairon. Plusieurs sortes. Par exemple pour saluer telle autorité, pour l’alerte etc. J’ignore si
aujourd’hui ça existe toujours dans l’armée actuelle, mais c’était ainsi. Lorsqu’un clairon sonnait, tu
savais que c’était pour tel ou tel événement, que c’était un tel visiteur qui arrivait etc. On savait les
distinguer. Le clairon-alerte, lui, faisait très peur. Tout le monde s’est levé, nous sommes partis au
tarmac. D’habitude, lorsque l’on est militaire et qu’une alerte est donnée, la première chose que l’on
fait, c’est d’essayer d’avoir des informations là où l’on arrive, et si possible prendre vite un armement.
Alors, moi je suis entré dans le premier local ouvert et je me suis saisi d’un fusil. C’était notre étatmajor et personne ne se serait avisé de m’interdire de prendre une arme. J’ai pris un L4, c’est les
fusils que nous avions par-là. Nous nous sommes mis au rassemblement, c’était aux environs de 21
297
298
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 229].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
328
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
heures. Beaucoup de jeunes soldats possédaient de mini-radios avec lesquelles ils captaient des infos
et ils dirent que Radio Bujumbura venait de diffuser la nouvelle que Habyarimana était mort ainsi
que tous les autres passagers de son avion. Ils donnaient leurs noms. Natabakuze [Ntabakuze] est
arrivé. Ça se comprend que lorsqu’une unité est au rassemblement, son chef doit venir lui adresser
quelques mots.
Il nous a dit : « Je pense que ceux qui ont écouté la radio, vous êtes au courant car Radio Burundi
a diffusé la nouvelle. L’avion de notre président a été abattu. Mais attendez ici les instructions, je
reviens dans un instant. » Il a alors emmené l’équipe de CRAP et est parti avec les Français chez
Kinani. L’avion était tombé exactement chez lui dans sa parcelle, à l’arrière-cour. Ils ont récupéré les
corps, celui de Habyarimana et de ses ministres ainsi que celui de Ntaryamira, le président burundais.
Ils ont enroulé le corps de Habyarimana dans du tissu et Ntabakuze est revenu au bout de 30 minutes,
mais il laissait là-bas une section de CRAP pour renforcer là les GP, car ces derniers eux résidaient
chez le président. Les renforcer de manière spéciale, car nos CRAP eux, ont passé la nuit à l’intérieur
du palais présidentiel clos, quand la GP veillait au dehors. C’est à son retour que le major nous a
cette fois expliqué ouvertement ce qui était arrivé, en nous précisant que l’avion transportait tel, tel
et tel, il les a tous cités. il nous a dit : « Comme d’habitude en ce genre de situation, tout militaire
doit se tenir prêt. Nous allons attendre les consignes de l’Etat-major. Je vous informerai vite. » Il a
pris son véhicule, une jeep Benz et il est parti à l’état major. Puis il est revenu, nous avons passé la
nuit là, sur le tarmac. Mais entre-temps, quelques soldats parmi nous étaient rongés par l’envie de
sortir pour aller essayer de sauver certaines personnes, d’autres au contraire pour aller en tuer. Vous
comprenez qu’il y avait deux camps. C’est durant cette nuit que certains se sont autorisés à sortir
de la caserne pour aller massacrer des gens. Celui qui voulait aller sauver des gens, si tu l’empêchais
de partir et qu’il te résistait, c’était quand même compréhensible, car il voulait tenter une bonne
action...
Les soldats ont commencé à quitter la caserne et au camp nous avons commencé à entendre
quelques tirs sporadiques, des tirs d’armes individuelles. Ces coups de feu s’entendaient dans Nyarugunga, Kajagari, près du camp au bureau du Secteur, et nous avons alors compris que les choses
allaient mal. De toute façon, on savait qu’une balle ne pouvait pas partir sans cible et nous nous
sommes dit que des gens étaient en train d’être tués. Nous, les gens du Nduga, nous nous en doutions
car c’était des choses qui étaient connues et ils en parlaient. 299
Ce témoignage de Gonzague Habimana est très voisin de celui du témoin DBQ au procès Militaires I
qui est cité par Linda Melvern. 300
7.10.5
Les Casques-bleus belges à l’aéroport
Colette Braeckman, qui vient d’arriver à l’aéroport avec les soldats de Silver Back, recueille leurs
témoignages, le 11 avril vraisemblablement :
Les paras belges de la Minuar ont tout vu de l’attentat contre l’avion présidentiel : Les lumières
de la piste n’étaient pas éteintes au moment de l’atterrissage. C’est après seulement que le courant a
été coupé. Nous avons entendu deux roquettes et vu l’explosion. L’avion est tombé en feu à quelques
mètres de la maison du président. Mais les paras s’avouent incapables de dire d’où est venu le tir : Ce
qui est sûr, c’est qu’il est l’œuvre de professionnels, réalisé avec une grande précision. Il nous semble
que les tirs sont partis du camp de la garde présidentielle. 301
Dans ce que rapporte la journaliste ce 12 avril 1994, nous reconnaissons en substance les séquences
« éclairage de la piste » décrites section 7.11.5 page 346.
Le capitaine Bruno Vandriessche commandant le groupe Airfield du bataillon belge de la MINUAR
(KIBAT) déclare :
Concernant l’attentat dont a été victime Monsieur le président de la République rwandaise, Monsieur Juvénal Habyarimana, je n’ai été témoin oculaire d’aucun fait. J’ai seulement entendu une forte
explosion. Cette explosion est survenue vers 20.30 heures le 6 avril 1994.
Le seul témoin oculaire dont j’ai connaissance est le Cpl Gerlache, lequel assurait la permanence
radio. Il m’a averti qu’un avion avait été abattu.
299 Interview de Gonzague Habimana par Cécile Grenier, 31 décembre 2002. http://francegenocidetutsi.org/
GonzagueHabimana31decembre2002.pdf
300 L. Melvern [142, pp. 135-136].
301 Colette Braeckman, Les paras à pied d’œuvre, non loin des combats, Le Soir, 12 avril 1994, p. 1.
329
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
J’ai immédiatement averti KIBAT. Je me suis alors rendu en bout de piste où l’avion devait s’être
écrasé.
De nombreux coups de feu étaient tirés en cet endroit. Il n’y avait pas de direction précise. Selon
moi, ces coups de feu étaient tirés depuis le camp de Kanombe, voisin de l’aéroport et où sont installés
diverses unités de la FA[R]. Ces coups de feu provenaient de mitrailleuses.
J’ai alors placé une section en défense en direction de l’endroit d’où venaient les coups de feu, soit
en direction de l’est.
Je me suis ensuite rendu à la tour de contrôle de l’aéroport. Les personnes que j’ai rencontrées
m’ont dit qu’ils avaient tout éteint suite à une panne. Ils m’ont alors certifié que l’avion présidentiel
venait d’être abattu avec deux présidents à bord.
Je suis alors revenu à mon cantonnement et j’ai rendu compte au bataillon. Pour toutes réactions,
la FAR a commencé à tirer dans toutes les directions. L’aéroport n’a été bouclé par leurs unités [que]
trois ou quatre heures plus tard. 302
Dans son journal le capitaine Vandriessche note :
6. Événements 06 - 07
a. ± 062030 Avr : on abat un avion, tirs partout à Kanonbe
Dans tour Ctl, beaucoup de G.P. : savaient que le Président était dans l’avion abattu.
Mon souci était : Recup mes Sec qui étaient de sortie. 303
Le caporal Mathieu Gerlache qui était en permanence à l’ancienne tour de contrôle à l’aéroport déclare
à l’auditorat militaire belge :
“Le 6 avril 1994, de 19.00 à 21.00 heures, j’étais commandé de service à la permanence radio.
Cette permanence s’exécute depuis le sommet de cette ancienne tour de contrôle.
“Vers 20.30 heures, j’ai été témoin des faits suivants.
“J’ai constaté que l’éclairage de la piste venait de s’illuminer. J’ai d’abord cru qu’un de nos C130,
devant arriver incessamment, allait atterrir. Je suis sorti de la tour de contrôle. Je me suis appuyé
sur la rambarde et je voulais regarder ce C130 atterrir.
“5 à 10 plus tard [sic], j’ai vu un avion qui s’approchait ; il m’était difficile de savoir de quel avion
il s’agissait. Je ne voyais encore que ces feux de signalisation.
“Soudain j’ai vu un point lumineux partir du sol, soit de la droite de l’avion lorsque je le regardais.
J’ai suivi ce point lumineux. Un impact a dû avoir lieu entre ce point lumineux et l’avion, car au
moment où le point lumineux arrivait sur l’avion, les feux de signalisation de ce dernier se sont éteints.
Une dizaine de secondes (il m’est difficile de préciser cette durée) après départ de ce premier
point lumineux, un deuxième point lumineux est parti depuis le sol, selon moi, toujours du même
endroit. Ce point lumineux a à nouveau pris la direction de cet avion. Il a finalement rencontré l’avion.
Une boule de feu a alors illuminé le ciel. La boule de feu est tombée vers le sol, il y a eu une forte
explosion. Après cette explosion, j’ai pu voir dans le ciel un champignon de couleur rouge ; celui-ci
était relativement important.
“Immédiatement après cette explosion, des coups de feu d’armes automatiques (avec traçantes)
ont été tirés de part et d’autre de la piste so[it] dans la direction générale nord-sud et vice-versa.
“J’ai immédiatement signalé cet incident à mon Comd Cie le capitaine Vandriessche. Cet incident
a ensuite été rapporté à l’Officier S3 du KIBAT. Le Comd Cie s’est ensuite rendu à la tour de contrôle
de l’aéroport ; je ne sais combien de temps après. Là, il a reçu la confirmation que l’avion présidentiel
avait été abattu.
“La trajectoire décrite par ces points lumineux était nette et précise selon moi, il devait donc
s’agir de missiles sol-air. Je ne me souviens pas de la couleur de ces points lumineux.
Selon moi ces dits missiles ont été tirés à droite de la piste, soit dans la direction générale sud-nord.
Je ne saurais pas vous dire à quelle distance ils ont été tirés ; je peux encore juste dire que je n’ai pas
entendu d’éventuels bruits produits par le départ de ces dits missiles.
“Il n’y a pas eu de réaction immédiate des FAR ou de la Garde Présidentielle. Ce n’est que bien
plus tard (une à deux heures) qu’une section a été envoyée à l’aérogare et que nous nous sommes
rendus compte que l’aéroport avait été bouclé. C’est du moins ce que nous avons pu constater.
302 Alain Culot, Audition de Bruno Vandriessche, auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.
org/Vandriessche13avril1994.pdf
303 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 106].
Traduction : tour Ctl = tour de contrôle, Recup mes Sec = récupérer mes sections. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-12.pdf
330
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
“Je ne pense pas que quelqu’un d’autre de la Cie ait été témoin des faits. Les autres membres de
la Cie n’ont en fait qu’entendu le bruit : l’explosion au sol de l’avion présidentiel.” 304
Le témoin a observé deux points lumineux, une boule de feu et entendu une forte explosion. Il dit
clairement que les tirs sont « toujours du même endroit », ce qui exclut l’hypothèse de tirs croisés depuis
deux endroits différents.
Réentendu le 30 mai à Bruxelles, le caporal Gerlache précise que, du dernier étage de l’ancienne tour
de contrôle, il voyait toute la piste mais pas le camp militaire situé en contre-bas « à plus ou moins 1,5
km à vol d’oiseau de l’aéroport. » À propos de l’éclairage de la piste, il précise :
Le 6 avril vers 20.30 hrs alors que j’étais de service à la permanence radio, j’ai constaté que
l’éclairage de la piste venait de s’illuminer. Je précise en effet que l’éclairage était toujours éteint.
La piste n’était éclairée que lors des manœuvres d’atterrissage d’un avion. [...] Je suis formel pour
dire que l’éclairage de l’aéroport ne s’est jamais éteint pendant les manœuvres d’approche de l’avion.
L’éclairage s’est effectivement éteint mais après l’accident de l’avion, je ne saurais plus vous dire
combien de temps après. 305
Le témoin ne semble pas faire la distinction entre l’éclairage de l’aéroport et celui de la piste. Il précise
que les missiles sont partis du camp de Kanombe :
Au moment où l’avion approchait de l’aéroport, nous ne savions pas de quel avion il s’agissait.
J’ai aperçu alors un point lumineux partir du sol. La direction de départ de ce point était le camp de
KANOBE [KANOMBE].
Concernant la couleur de ce point lumineux je pense qu’il était blanc. On aurait pu penser qu’il
s’agissait d’une étoile filante de par sa configuration. C’est lorsque j’ai aperçu que ce point prenait la
direction de l’avion que je me suis rendu compte que cela devait être un tir de missile.
A ce moment les lumières de l’avion se sont éteintes mais l’avion n’a pas explosé suite à ce premier
tir.
Les lumières de l’avion ne se sont plus jamais rallumées.
La thèse de tir de missile s’est confortée lorsque j’ai aperçu un deuxième point lumineux, le même
que le premier, venant du même endroit prendre la direction de l’avion. L’avion a à ce moment explosé
et est tombé à plus ou moins 500 mètres de la résidence du PRESIDENT. Cette dernière se trouvant
dans l’alignement de la piste d’atterrissage.
Au moment où l’avion a explosé, directement après, une fusillade générale a éclatée [sic]. Je
pouvais apercevoir de chaque côté de la piste, et vraisemblablement de part et d’autre de la maison
du PRESIDENT de nombreux tirs d’armes à feu dont certains avec balles traçantes. 306
L’extinction des lumières de l’avion peut être causée par un premier impact. Il est plus vraisemblable
que ce soit une réaction des pilotes pour se protéger contre un nouveau tir. La figure 7.5 page 332 montre
comment Mathieu Gerlache placé à l’ancienne tour de contrôle voit un tir de missile semblant provenir
du camp militaire de Kanombe mais qui peut être tiré de plus loin, en particulier depuis le fond de
Masaka, lieu présumé du tir. Il nous précise en 2007 : « J’ai vu 2 tirs, partis depuis la direction du camp
de Kanombe, donc du camp de Kanombe ou de plus loin. » 307
Le caporal Pascal Voituron, casque-bleu belge du 2 Cdo (12e Cie) était aussi à l’aéroport :
Entre 2100 Hrs et 2200 Hrs j’étais dehors, je me dirigeais vers la tour de contrôle lorsque j’ai vu
un avion en approche puis j’ai vu deux points rouges qui venait [sic] de bas en haut et de droite à
gauche lorsque on regarde le bout de piste mais je n’ai pas entendu de coup de départ et cela semblait
venir de loin. Plus ou moins cinq kilomètres du point de départ à l’avion. Des deux points rouges
un seul a fait but et je pense que c’est le deuxième mais les deux missiles ont été tirés presque en
même temps. Je pense à un type de missile tel que le MISTRAL. Ensuite j’ai vu l’avion qui s’est
disloqué en deux en l’air puis lorsqu’il a touché le sol il y a eu une grosse explosion, une sensation de
chaleur s’est ressentie puis j’ai vu une sorte de champignon au-dessus de l’avion. Ensuite j’ai vu des
tirs de mitrailleuse provenant du camp de KANOMBE, il s’agissait de tirs désordonnés, on voyait les
traçantes partir dans le sens opposé de l’aéroport.
Alain Culot, Guillaume Driljeux, Auditorat militaire belge en résidence à Kigali, Audition de Mathieu Gerlache, 13
avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Gerlache13avril1994.pdf
305 Audition de Mathieu Gerlache par l’auditorat militaire belge, 30 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Gerlache30mai1994.pdf
306 Audition de Mathieu Gerlache, ibidem.
307 Interview de Mathieu Gerlache par l’auteur, lors du procès de Bernard Ntuyahaga, Bruxelles, 11 juin 2007.
304
331
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
Figure 7.5 – Observé depuis l’ancienne tour de contrôle, un tir partant du fond de Masaka apparaît
comme venant du camp militaire et réciproquement. Source : GoogleEarth
Ensuite cela s’est calmé très vite et le reste de la nuit était calme. Juste après une patrouille est
partie en bout de piste et ils sont revenus un quart d’heure après, et le Cpt VAN DRICH [VANDRIESSCHE] qui a dit [sic] on ne bouge plus, on attend les ordres. 308
Le sergent Philippe Leiding, de garde à l’aéroport, déclare :
Le 6 avril vers 20.30 hrs, notre section était de garde à notre base “TOP GUN”.
Personellement [sic] je me trouvais à l’extérieur au moment de l’attentat sur l’avion du président.
C’est la raison pour laquelle j’ai pu voir les tirs des deux missiles.
Je ne me rappelle plus si au moment de l’explosion de l’avion les lampes de l’éclairage des pistes
étaient allumées.
J’ai entendu deux déflagrations à très courte distance l’une de l’autre et j’ai aperçu dans le ciel
deux points lumineux qui se suivaient. Ces points lumineux étaient de couleur blanc/rouge et avaient
une forme comme une étoile filante.
Il y a eu ensuite une explosion avec une luminosité importante, puis l’avion a explosé une deuxième
fois en touchant le sol.
Suite à ces faits, j’ai reçu l’ordre de mon commandant de compagnie CPT VANDRIESSCHE de
me rendre en bout de piste pour faire de l’observation et sécuriser le bout de piste.
De là avec les lunettes infra-rouge montées sur nos fusils nous pouvions observer les flammes dans
le lointain, c’était l’avion qui brûlait.
Je ne me rappelle plus si du bout de piste on entendait des tirs de part et d’autre de cette dernière.
Je situe les tirs qu’il y a eu certainement une heure après l’explosion de l’avion. Les tirs dont je parle
s’effectuaient autour de l’aéroport et en ville.
J’ai occupé cette position pendant plus d’une demi-heure puis j’ai été remplacé par une équipe
de mortiers [...] 309
308 Beckers, Audition de Pascal Voituron, Det. Jud. Bruxelles, 30 mai 1994, PV No 770/94. http://francegenocidetutsi.
org/Voituron30mai1994.pdf Comme Gerlache, il est cité par le juge Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
309 Audition de Philippe Leiding par l’auditorat militaire belge, 30 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Leiding30mai1994.pdf
332
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le témoin a vu deux points lumineux. Il a entendu deux déflagrations et deux explosions dont une
lumineuse. Depuis l’extrémité est de la piste, il voit à la lunette infra-rouge les restes de l’avion brûler.
Le livre d’Alexandre Goffin retient ceci des témoignages des militaires belges :
L’avion était à basse altitude [...] Deux points lumineux sont sortis de la colline de Masaka. Le
premier missile a frôlé la queue de l’avion et a raté son objectif. Un deuxième missile suivait à 50
mètres et a touché l’avion en plein dans le flanc. Une grosse boule de feu s’est écrasée au sol. 310
Nous remarquons qu’il extrapole. Les Casques-bleus belges n’ont pas parlé de Masaka, ils n’ont pas
donné ces détails sur l’impact des tirs.
7.10.6
D’autres Casques-bleus belges
Thierry Tambour était avec sa section commandée par le sergent Bouchot sur la colline en face du
CND :
De ma position on se trouvait à plus ou moins 3 à 4 km de l’aéroport sans apercevoir ce dernier.
C’est vers 20.30 hrs, que j’ai vu dans le ciel une énorme tâche de teinte rouge-jaunâtre et au même
moment j’ai entendu le bruit d’une explosion. Le bruit de l’explosion était sourd et sec.
J’ai alors vu une boule de feu s’écraser dans le lointain sur le sol.
Immédiatement après, notre commandant de compagnie, le CPT VANDRIESSCHE, nous a prévenu par radio et nous a signalé que c’était vraisemblablement l’avion du PRESIDENT du RWANDA
qui s’était écrasé.
En aucun cas, je n’ai entendu le bruit des missiles, mais directement après l’explosion j’ai entendu
des détonations d’armes à feu comme si cela tirait partout autour de notre position. 311
Le journaliste de Raids, Thierry Charlier, exprime ce qui se disait entre militaires belges à Kigali en
avril 1994, au moment de l’opération Silver Back :
Les balises viennent en effet de s’éteindre et l’aéroport tout entier se trouve plongé dans le noir.
Quelques secondes plus tard, deux missiles sol-air tirés depuis le camp militaire de Kanombe volatilisent l’appareil. Le Rwanda [...] vient à nouveau de basculer dans l’horreur.
À Kigali, la capitale, avant même que l’avion présidentiel ne soit abattu, des barrages dirigés
par des éléments de la garde présidentielle apparaissent aux points stratégiques. Vingt minutes après
l’explosion de l’avion, l’endroit du point de chute est déjà bouclé par les hommes de la garde présidentielle. Radio Mille Collines, la voix de l’aile dure du pouvoir rwandais, annonce que ce sont
les Casques-bleus belges qui ont abattu l’avion ramenant les deux présidents d’Arusha [erreur : Dar
es-Salaam] en Tanzanie. Aussitôt la chasse aux Belges est ouverte. [...]
Comment en est-on arrivé à ce sentiment anti-belge de la part des autorités rwandaises ? [...]
La Belgique avait retiré ses troupes en novembre 1990, puis elle avait refusé de livrer des armes
déjà payées, arguant de la nécessité d’un gouvernement de transition représentatif et insistant sur
le respect des Droits de l’homme. De plus, en novembre 1993, les militaires français, présents au
Rwanda depuis octobre 1990, furent remplacés par des Casques-bleus. Cette décision ne remporta
jamais l’adhésion de l’entourage du président Habyarimana, un entourage qui constitue en réalité l’aile
dure du mouvement hutu et qui juge les positions du président, lors des pourparlers d’Arusha, trop
conciliantes. La décision des durs du régime consistera alors à se débarrasser purement et simplement
du président.
En fait, ce qui s’est passé le 6 avril n’est rien d’autre qu’un coup d’État orchestré par le colonel
Bagasora [Bagosora], cousin du président par alliance, et sur la pression du clan de l’épouse du
président. 312
7.10.7
Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza
Le contrôleur aérien, Patrice Munyaneza, 313 a vu trois tirs :
A. Goffin [91, p. 36].
Audition de Thierry Tambour, Auditorat militaire belge, 30 mai 1994.
312 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids, juin 1994, pp. 10-12.
313 Colette Braeckman écrit dans le même article Munyaneza, Munyeneza, Munyeaneza. Cf. Colette Braeckman, J’ai vu
partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006. Nous choisissons Munyaneza.
310
311
333
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
À 20 heures 26 exactement, alors que je voyais déjà les lumières rouges de l’avion et que je
distinguais l’appareil à l’œil nu, je me préparais à donner l’autorisation d’atterrir. Mon assistant à la
tour de contrôle a alors éteint les lumières pour que l’appareil ne soit pas ébloui par les projecteurs et
que nous puissions bien suivre son approche. C’est à ce moment que j’ai vu le départ de trois missiles,
tirés depuis la zone de Masaka. Le premier est passé en dessous de l’avion, le troisième est passé au
dessus mais le deuxième l’a heurté de plein fouet. L’appareil a été touché et je l’ai vu immédiatement
prendre feu. 314
Interrogé par la commission Mutsinzi, il ne dit pas que son assistant, qu’il nomme Aloys, 315 a coupé
les lumières :
J’étais de service la nuit du 06.4.1994. Je suis arrivé à mon poste à 18 h du soir pour remplacer l’adjudant Gatera. Les strips 316 avaient été apprêtés mais l’heure exacte d’arrivée n’était pas
encore connue. Je suis resté en attente avec mon assistant contrôleur Aloys installé dans le centre
d’information de vol doté de radios de haute fréquence permettant la communication entre différents
aéroports.
Peu de temps après, l’aéroport de Dar-es-Salaam a signalé le vol de l’avion présidentiel et son
heure probable de franchir l’espace aérien de la Tanzanie vers celui du Rwanda, ainsi que son heure
d’arrivée estimée à 20 h 26. Vers 19 h, le pilote de l’avion présidentiel a appelé pour m’annoncer
qu’il s’approchait de l’espace aérien du Rwanda et m’a annoncé l’heure de son arrivée pour que je
puisse aviser les pompiers, les signaleurs, le commandement de permanence de l’aéroport ainsi que
les hautes autorités concernées par le retour du Président.
Après cette coordination, le pilote m’a appelé de nouveau après avoir atteint l’espace aérien du
Rwanda, pour m’annoncer qu’il devra poursuivre le vol au Burundi et m’a demandé de préparer son
plan de vol sur le Burundi. Je l’ai tout de suite communiqué au bureau central de télécommunications
aéronautiques pour envoyer le message de départ.
Peu de temps après, l’assistant contrôleur est monté pour m’amener les informations relatives
au vol de l’avion à communiquer à tous les services concernés de l’aéroport à savoir : le BCTA, les
pompiers et le commandant de permanence de l’aéroport. Il est resté debout à ma gauche regardant
dans la direction d’où venait l’avion présidentiel.
On s’apprêtait pour l’atterrissage, nous voyions déjà l’avion. Lorsque je me préparais à communiquer avec le pilote pour l’autoriser à atterrir, j’ai entendu un bruit d’explosion. Quand j’ai regardé
dans la direction d’où provenait l’avion présidentiel je vis du feu en face de l’avion. Je me suis empressé d’appeler le pilote, mais il ne répondait plus. Mon assistant me dit alors qu’il venait de voir
la traversée de trois balles flamboyantes. La première était passée en dessous de l’avion, la deuxième
au dessus et la troisième l’avait atteint. Ma réaction fut alors de téléphoner aux pompiers et leur
demander d’aller au bout de la piste pour voir ce qui se passait. Ils s’y sont rendus, mais n’ont rien
vu d’anormal. Ils en ont déduit que l’accident s’était déroulé en dehors de la piste. Immédiatement,
le courant électrique fut coupé sur instruction des services de sécurité. 317
7.10.8
Le commandant de l’aéroport, Cyprien Sindano
Le commandant de permanence de l’aéroport, Cyprien Sindano, témoigne :
J’assurais le commandement de permanence de l’aéroport la nuit du 06/04/1994. J’étais arrivé à
mon poste vers 19 h et j’ai eu le briefing comme quoi l’avion présidentiel était attendu à 20 h 30. Je
suis resté dans mon bureau en attente. J’ai demandé à la tour de contrôle s’il y avait un quelconque
contact avec l’avion, ce qui me fut confirmé par le contrôleur. Lorsqu’on a commencé à voir l’avion
venir sur la piste 28, je sortis en vue de bien observer et suivre sa descente. Tout d’un coup, je vis une
balle traçante monter et dépasser la trajectoire de l’avion. Tout de suite, une deuxième fut lancée et
atteignit l’avion en plein vol. L’avion explosa avec fracas, ses lumières furent éteintes, et une fusillade
désordonnée commença dans tous les sens aux extrémités de l’aéroport.
Immédiatement, j’ai demandé à la tour de contrôle ce qui venait de se passer. Le contrôleur me
répondit qu’ils étaient en contact avec le pilote, qu’ils échangeaient sur les indications finales en vue
de l’atterrissage, mais qu’il avait soudainement perdu la communication. Il me signala qu’il avait avisé
les pompiers pour aller au bout de la piste 28 voir ce qui se passait et intervenir le cas échéant, mais
314
315
316
317
Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
Le rapport Mutsinzi nous apprend plus loin qu’il s’appellerait Anastase Kayijuka. Cf. Rapport Mutsinzi [64, p. 61].
Les strips sont des fiches de progression de vol.
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 57-58].
334
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
que les militaires leur avaient fait rebrousser chemin. La garde présidentielle avait donné l’ordre de
couper le courant à partir de la centrale électrique. Il y eut une obscurité totale et tout le monde fut
bloqué là où il se trouvait. Il n’y avait que les militaires qui circulaient. Finalement, j’ai emprunté
aux gendarmes une lampe torche pour me rendre à la tour de contrôle.
Jusque là, je ne connaissais pas la personne du contrôleur qui était de garde. Lorsque j’y suis arrivé,
j’y ai trouvé Simbizi et un militaire de la garde présidentielle en train de questionner le contrôleur en le
brutalisant. Ils ont même confisqué ses pièces d’identité. Quelques minutes après, nous sommes partis
ensemble faire le tour des blocs de l’aéroport. Les militaires de la garde présidentielle brutalisaient
les agents de l’aéroport qui étaient de service cette nuit là et confisquaient tout ce qu’ils trouvaient,
voire même l’argent et les pièces d’identité. Nous sommes restés ainsi dans l’insécurité jusqu’à notre
évacuation au bout de deux semaines. 318
7.10.9
Le mécanicien de garde, Crescent Dusabimana
Crescent Dusabimana, mécanicien de garde à l’aéroport, rapporte :
Je suis parti de chez-moi à 16 h et suis arrivé à l’aéroport à 17 h pour assurer la permanence à mon
poste de mécanicien de garde, chargé de la sécurité des vannes et des pompes. La tour de contrôle
nous a appelés pour nous aviser de nous apprêter à nous occuper de l’avion dès son arrivée. Je suis
monté avec l’oléo serveur vers 20 h 30 près des gardiens des tanks et des gendarmes positionnés à
cette sortie. Nous voyions l’avion venir, ses lumières allumées, ainsi que les feux d’atterrissage de la
piste.
Tout d’un coup, il est monté une étoile filante qui a fait une courbe et s’est éteinte avant d’aboutir
au niveau de l’avion. Le deuxième l’a atteint et dans plus ou moins trois secondes les feux d’atterrissage
furent aussi éteints. J’étais monté avec un veilleur pour connecter les pompes. Il y avait aussi beaucoup
de militaires de la garde présidentielle qui avaient amené des bus sur la piste. Un militaire haut gradé
de la garde présidentielle que je ne connais pas est alors passé dans une jeep qui roulait à grande
vitesse et s’est écrié : « L’avion présidentiel n’est-il pas abattu, la guerre va bientôt commencer ! »
Pris de panique, j’ai vite couru me cacher avec le gardien qui m’accompagnait dans la salle de
navigation, laissant derrière nous le matériel que nous avions. Nous y sommes restés stupéfaits. Peu
de temps après, il y eut une fusillade en l’air qui n’a pas duré longtemps, après quoi il vint une fusée
éclairante provenant je crois des militaires de la MINUAR. Vers 22 h, je commençais à me demander
ce qui allait se passer puisque j’avais laissé les pompes en action alors qu’elles devaient se relayer
selon leur réglage sans quoi elles pouvaient se chauffer à l’excès et brûler. Toutefois, je ne savais pas
comment retourner. J’ai essayé de téléphoner en vain, les lignes téléphoniques étaient coupées. J’ai
alors abordé les gendarmes que je voyais circuler pour qu’ils m’accompagnent pour remettre les choses
en ordre. Ils ont contacté le commandant d’aéroport et nous ont donné une voiture Suzuki affecté à
leur service de permanence. Je partis ainsi déconnecter les pompes délaissant le registre et le testeur
d’eau.
A mon retour, j’ai capté la radio Burundi et c’est à travers elle que j’ai appris que c’est l’avion
qui ramenait les présidents Habyarimana et Ntaryamira qui avait pris feu. Ce n’est que le lendemain,
le 07/04/1994, que je suis retourné récupérer le matériel que j’avais laissé sur la piste. A ce moment,
c’était calme à l’aéroport sauf les balles que l’on entendait par ci par là dans la zone de Kanombe
dénommé « Akajagali » en face de l’aéroport. Un des gardiens que j’avais envoyé m’acheter une
cigarette revint terrifié nous disant qu’il venait de voir une personne qui venait d’être tuée soit
disant qu’il s’était réjoui de la mort du Président. Je suis resté à mon poste car je ne pouvais pas le
quitter sans que je sois remplacé, surtout qu’entre le troisième et le quatrième jour après l’attentat,
le capitaine responsable des gendarmes les avait chargé de veiller à ce que je reste disponible. 319
7.10.10
Les gardes présidentiels à l’aéroport
Elisaphan Kamali, membre de la garde présidentielle, assurait la sécurité à l’intérieur de la tour de
contrôle en observant le travail des contrôleurs. Au moment où l’avion a été abattu, Kamali était placé
sur le balcon de la tour de contrôle en regardant l’avion venir. Il est l’un de ceux qui ont brutalisé le
contrôleur Patrice Munyaneza. Kamali rapporte ce qu’il a vu de l’attentat :
318
319
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 59].
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 59-60].
335
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
Lors du voyage du président, le 06/04/1994, il y avait des équipes d’intervention qui se relayaient.
L’une était chargée de la garde rapprochée, l’autre assurait la sécurité de l’aéroport. Les deux rentraient après son départ et revenaient peu avant son retour. Nous sommes arrivés vers 6 h du matin,
lui est arrivé à 9 h. Ses gardes du corps étaient déjà partis avant lui et il devait les y rejoindre. Le
soir, j’étais à la tour de contrôle habillé en civil, mais je restais en contact avec ceux qui étaient au
sol en tenue militaire pour les aviser à temps du retour de l’avion présidentiel. Nous l’avons vu venir
dans le ciel de Masaka quand le premier coup est passé en dessous de l’avion. Le deuxième l’a atteint
à l’aile gauche et le troisième dans la cabine du pilote.
Les trois coups qui provenaient d’un même endroit se dirigeaient en face de l’avion qui était
dans son approche d’atterrissage au dessus de Nyandungu après avoir dépassé un tout petit peu
Masaka. Les balles montaient tout droit verticalement et viraient vers l’avion. L’avion ne s’est pas
immédiatement écrasé, il a d’abord pris feu dans sa descente, puis s’est écrasé sur la clôture en brique
et sur les bougainvilliers. Une aile est tombée derrière la clôture et a fait tomber un arbre derrière la
piscine. Nous qui étions en civil, sommes partis avec le véhicule militaire qui nous avait amené pour
aller nous mettre en tenue militaire et assurer la défense du camp. 320
7.10.11
Les pilotes du Beechcraft burundais
Le Beechcraft qui ramenait le reste de la délégation burundaise avait décollé de Dar es-Salaam après le
Falcon rwandais et devait atterrir à Kigali pour y déposer 3 Rwandais qui avaient laissé leur place dans le
Falcon au président et à 2 ministres burundais. Selon la commission Mutsinzi, le colonel Vénuste Nihana
est co-pilote de l’avion burundais. Mais nous avons une interview de lui, où il dit que c’est lui qui pilotait
et que son collègue (Gatoto ?) s’occupait des communications radios. Il raconte qu’ils apprennent de la
tour de contrôle de Kigali qu’« il y a eu à l’aéroport coupure de courant et il y a eu 3 tirs à l’armement
lourd et l’avion est tombé ». 321 Le rapport Mutsinzi résume ses propos ainsi :
Arrivé au dessus de Mwanza, le colonel Nihana, co-pilote du Beachcraft, tenta d’entrer en contact
avec la tour de contrôle de Kanombe sur la fréquence habituelle 124.3 Mhz. Il effectua en vain
plusieurs essais. Quelques temps après, il fit une nouvelle tentative en utilisant une autre fréquence
118.3 et réussit à entrer en contact avec la tour de contrôle de Kanombe, mais sans parvenir à
communiquer directement avec le contrôleur. La personne qui lui a répondu se trouvait en état de
panique et l’informa que l’avion Falcon 50 s’est écrasé avec les deux chefs d’Etat. Le pilote burundais
insista pour pouvoir effectuer l’atterrissage à Kanombe. L’interlocuteur précisa qu’il n’y avait pas
de survivants et que les lumières de l’aéroport étaient éteintes. C’est alors que le co-pilote Nihana
entendit une autre voix différente de la première qui lui intimait brutalement l’ordre de ne pas atterrir,
et la voix s’interrompit brusquement sans terminer la phrase.
Le colonel Nihana contacta immédiatement la tour de contrôle de Bujumbura et apprit qu’il y
avait des problèmes à Kigali dont ils avaient eu connaissance suite à une communication interceptée
par la tour de contrôle de Bujumbura lors des tentatives qu’ils avaient aussi faites pour contacter
Kanombe. Cette communication se déroulait entre un avion belge de type C130 immatriculé AFB
383 et une radio au sol à Kigali, et indiquait qu’il y aurait eu le crash d’un avion dans les environs
de l’aéroport de Kanombe. Le co-pilote Nihana demanda alors à la tour de contrôle de Bujumbura
l’autorisation de changer son itinéraire et de se rendre directement sur Bujumbura, ce qui fut fait. 322
7.10.12
Enoch Ruhigira
Dès qu’il a réalisé que l’avion présidentiel s’était écrasé, Enoch Ruhigira téléphone à l’ambassadeur
de France :
Evoquant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril, M. Jean-Michel Marlaud
a précisé qu’il en avait été informé vers vingt heures trente par un appel téléphonique de M. Enoch
Ruhigira, Directeur de cabinet du Président Habyarimana. Celui-ci se trouvait à l’aéroport pour
accueillir le Président et avait vu deux explosions au moment où l’avion s’apprêtait à se poser, mais
il n’avait pu en dire davantage, l’avion ayant disparu. M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait
immédiatement informé de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et qu’en l’absence
320
321
322
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 62].
Voir section 7.22.1 page 452.
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 41].
336
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
du Colonel Bernard Cussac, 323 il avait, sur place, averti les militaires français et leur avait demandé
de se rendre sur les lieux. 324
Enoch Ruhigira téléphone aussi à J.-R. Booh-Booh. Celui-ci rapporte :
Le soir, brusquement, vers 20 heures, nous avons entendu deux fortes détonations d’armes que
nous n’arrivions pas à situer. Quelques minutes après, on me dira qu’il s’agissait de deux roquettes
tirées au niveau de l’aéroport international de Kigali.
La séance de travail que je tenais à mon domicile a ensuite été interrompue par un appel téléphonique du directeur de cabinet du président Habyarimana, Enoch Ruhigira. Il m’a informé que l’avion
du chef de l’État avait été abattu à l’aéroport par des tirs d’armes. Il a supplié la MINUAR de
venir porter secours au président en danger dans son Falcon 50. 325
Cet appel d’Enoch Ruhigira à la MINUAR pour porter secours au président laisse perplexe. Habyarimana était-il encore vivant ? Était-il menacé ? Par qui ? M. Enoch Ruhigira est certainement un témoin
de première importance. 326
7.10.13
Jean-Luc Habyarimana
Le témoignage de la famille Habyarimana, interviewée à Paris le 21 avril, est publié dans Jeune
Afrique :
Il est 20 h 30, mercredi 6 avril. A moins de 100 mètres de la maison Jean-Luc et ses cousins viennent
de sortir de la piscine. Ils entendent aussi le Mystère 50. Les lumières du tri-réacteur apparaissent
bientôt, le sifflement s’intensifie. Soudain trois détonations retentissent en quelques secondes. Après
la première, l’avion bascule et ses réacteurs paraissent s’emballer. Après la deuxième, il prend feu.
Après la troisième il explose. Les débris de la carlingue tombent dans le jardin du chef de l’État, les
ailes au-delà de la clôture, à quelques dizaines de mètres. [...]
Jean-Luc a tout vu. Il décrit la scène et les trajectoires lumineuses des fusées depuis Masaka, la
colline que les avions survolent à l’atterrissage, juste avant la résidence. 327
L’observation de Jean-Luc Habyarimana qu’« après la première, l’avion bascule et ses réacteurs paraissent s’emballer » suggère que le pilote a tenté une manœuvre d’évitement. Il déclare dans le livre de
Charles Onana : « Je crois que le pilote a brusquement changé de trajectoire après avoir détecté quelque
chose d’anormal sur son radar. » 328
7.10.14
Une radio annonce l’arrivée de l’avion
Le caporal ghanéen Alex Ambako, Casque-bleu affecté à la garde de Agathe Uwilingiyimana, Premier
ministre, entend une radio annoncer l’arrivée de l’avion dans un quart d’heure :
Le 6 avril 1994 vers 20.30 hrs, nous avons appris par notre radio que le Président revenait d’une
conférence dans un quart d’heure. Après l’annonce, à la radio, nous avons vu un avion planer dans les
airs. Juste à ce moment nous avons entendu deux explosions de bombes et une série de tirs d’armes
légères.
Pendant les tirs, nous étions déployés à nos postes de tirs. Pendant ce temps, les gendarmes qui
étaient les gardes personnels de la femme prirent également position. 329
Ainsi ce Casque-bleu ghanéen révèle qu’il a appris le retour du président Habyarimana à la radio,
15 minutes avant que l’avion apparaisse dans le ciel. Nous ne savons pas de quelle radio il s’agit. Est-ce
une radio rwandaise, la radio RTLM, ou un message de la MINUAR ? Dans quelle langue est donnée
l’information ? Le texte original en anglais de ce passage est le suivant :
323 Le colonel Bernard Cussac, attaché de Défense, est rappelé par ordre à Paris, par la Mission militaire de coopération
du 29 mars au 10 avril 1994. Cf. Le colonel Cussac à monsieur le ministre de la Défense à Kigali, 23 mars 1994.
324 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 294-295].
325 J.-R. Booh-Booh [43, p. 144]. C’est nous qui mettons en gras.
326 Enoch Ruhigira a été entendu par le juge Bruguière le 11 janvier 2001. J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 46].
327 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, pp. 12-19. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
328 Charles Onana, Les secrets du génocide rwandais [162, p. 81]. Voir section 7.11.9 page 352.
329 Damien Vandermeersch, Juge d’instruction, Dossier no 57/95, Déclaration d’Alex Ambako, Traduction, 01440.021, 17
avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/AmbakoAlex17avril1994.pdf
337
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
Then on the 6th of April 1994 around 8.30 p.m. we monitored in our radio that the president is
returning from a conference within 15 minutes times. After that statement over the radio that we
saw a plane hovering about in the air [...]
Les autres Casques-bleus ghanéens en poste chez le Premier ministre déclarent la même chose. Nous
retenons de ceci que des personnes autres que les contrôleurs aériens sont averties de l’arrivée de l’avion.
7.10.15
Des habitants de Kanombe
Témoignage de Abdallah Bicahaga, détenu à Remera, originaire de la cellule Nonko :
Le 6 avril, les gens ont vaqué à leurs activités quotidiennes comme à l’accoutumée. Toutefois, nous
savions que le président de la République se trouvait à Arusha [Dar es-Salaam] pour les négociations
de paix. Vers 18 heures et demie du soir, les musulmans sont partis à la prière du soir à la mosquée de
Nyandungu située au milieu de la cellule. Ils ont vu une jeep de la Minuar avec à bord six militaires
Belges qui se dirigeait vers le camp Kanombe. Dans un laps de temps, cette jeep est retournée avec
deux militaires seulement. Après notre prière, déclare Abdallah Bicahaga, nous sommes restés là en
train de dialoguer avec nos camarades musulmans. Vers 20 h 20, nous avons entendu le vrombissement
du moteur d’un avion et tout le monde a dit que c’est « Mystère » qui arrivait en provenance d’Arusha.
Mystère était le nom de l’avion présidentiel. Les personnes qui habitaient dans les parages de l’aéroport
connaissaient parfaitement le vrombissement de l’avion présidentiel. Après quelques secondes, nous
avons entendu la première détonation d’une arme qui nous parût étrange. Nous n’avons plus entendu
le ronflement de l’appareil, nous nous sommes imaginés que la cible n’a pas été atteinte. Nos yeux se
sont tournés du côté de l’aéroport et nous avons vu que l’appareil allumait tout de même ses phares,
et tout d’un coup, nous avons une fois de plus entendu deux coups successifs d’une arme sophistiquée
et l’appareil est tombé. Nous avons immédiatement observé de longues flammes. Le ciel est devenu
éclairé et de petites détonations se faisaient entendre. Ce fut une panique généralisée car il y eut trop
de mouvements de militaires. Les militaires de notre cellule sont allés à Kanombe et dès leur retour, ils
nous ont signifié que le père de la nation venait [de] mourir. Au cours des informations radiodiffusées
de 21 heures, nous avons entendu officiellement que le président était bel et bien décédé. 330
Cette mosquée se trouve au bord de la route de Rwamagana qui mène vers Kabuga et Masaka près de
la vallée de Nyandungu et un peu avant le marché de Mulindi. Quand on vient de Kigali, elle est avant
la rue pavée qui monte sur la droite vers la propriété Habyarimana. Le marché de Mulindi est au bord
de la route tout près du 15e km, à gauche quand on va vers Kabuga.
Le témoin a entendu trois détonations.
Témoignages de détenus habitant à l’époque la cellule Kamashashi, secteur de Nyarugunga :
En date du 6 avril 1994, aux environs de 20 h 30, la population de Kamashashi a été surprise par
deux obus lancés sur un avion en destination de l’aéroport de Kanombe. L’appareil s’est directement
mis à feu et est tombé dans la cellule voisine de Nyarugunga. De là, les tirs des balles n’ont pas tardé à
retentir et s’intensifiaient au fur et à mesure que la nuit avançait. La nouvelle de la mort du président
Habyarimana nous a été communiquée d’abord sur les ondes de la RTLM vers 21 heures. 331
Témoignages de rescapés de la même cellule :
Vers 8 h 30, la population de Kamashashi a été stupéfiée par deux obus lancés sur un avion
prêt à atterrir à l’aéroport international de Kanombe. L’appareil a directement connu l’incendie et
s’est explosé dans la cellule de Nyarugunga. Etant donné que nous étions des proches voisins du
camp militaire de Kanombe, nous avons été contraints de regagner nos demeures vu que les militaires
venaient de déclencher aussitôt un couvre-feu et qu’ils faisaient la patrouille dans tout le quartier.
Quelques minutes après, des coups de feu intenses ont vibré dans la cellule. Nous étions très confus.
La RTLM a fait passer le communiqué selon lequel des ennemis du pays venaient d’abattre l’avion
dans lequel se trouvaient les présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira
du Burundi. Le communiqué nous a fort terrifiés surtout que nous nous trouvions dans un milieu
beaucoup fréquenté par les militaires du camp Kanombe. 332
African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003. http://francegenocidetutsi.org/
Nyarugunga.pdf
331 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003, p. 4. http://francegenocidetutsi.
org/Nyarugunga.pdf#page=4
332 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003, p. 8. http://francegenocidetutsi.
org/Nyarugunga.pdf#page=8
330
338
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.10.16
Des habitants de Kigali
Marie-Hélène Saba a vu trois objets lumineux mais le troisième pourrait être produit par l’explosion
de l’avion :
Il [Joseph Saba, un médecin responsable du projet PAMEVA sur le Sida de l’OMS] habite non
loin de là, au fond de la rue de l’Akanyaru, dans une villa qui à flanc de colline offre une vue très
panoramique dans la vallée entre les collines de Gikondo et de Kimihurura. Marie-Hélène, son épouse,
profitant du début de la soirée du mercredi 6 avril, a d’ailleurs été le témoin direct et oculaire de
l’attentat contre l’avion présidentiel. De son balcon, vers 20 heures 30 le 6 avril, alors qu’elle observait
le ciel étoilé de la nuit rwandaise, plus loin dans le quartier de Nyakabanda, elle a vu deux éclats de
feux dans le ciel tandis qu’un avion approchait de l’aéroport Grégoire Kayibanda. Puis une troisième
boule rougeoyante embrasant le soir au-dessus du quartier de Kanombe. 333
Cette observation recoupe celle de Mathieu Gerlache qui observe deux points lumineux montant vers
l’avion puis celui-ci transformé en boule de feu.
Léopold Greindl, Père blanc, qui se rendait à l’aéroport vers 20 h 5 mn, a entendu quatre détonations :
M. Greindl.– Le 6 avril, j’ai quitté Kigali à 8 h 05 m. Je suis allé chercher le directeur de Caritas
[Michel André] pour aller à l’aéroport de Kigali. Vers 8 h 20 m, nous avons entendu quatre détonations,
sans doute trois détonations liées à l’attaque contre l’avion présidentiel et une en ville. A hauteur de
Rwandex, nous avons été arrêtés par un barrage particulièrement dur. A ce moment-là, le directeur de
Caritas m’a fait remarquer que les lumières de l’aéroport étaient éteintes. Ayant dépassé ce barrage,
nous avons pu nous rendre à l’aéroport. [...]
M. Ceder (Vlaams Blok) (en néerlandais).– M. Greindl a déclaré avoir entendu quatre explosions
dans la nuit du 6 au 7 avril. Il présume que trois étaient localisées à l’aéroport et une en ville. En
est-il certain ?
M. Greindl (en néerlandais).– J’ai seulement déclaré avoir entendu quatre explosions et ajouté
qu’elles ne provenaient pas forcément toutes de l’aéroport.
M. Ceder (Vlaams Blok) (en néerlandais).– Il faisait sombre. M. Greindl n’a-t-il pas vu des lueurs ?
M. Greindl (en néerlandais).– Non. Nous sortions de la maison du directeur de Caritas et nous
dirigions vers la voiture au moment où nous avons entendu les explosions. A posteriori, il s’est avéré
que les explosions coïncidaient avec la descente de l’avion. 334
Valérie Bémériki, interrogée en prison, a donné un témoignage sur cette soirée du 6 avril :
C’est Mbonampeka qui m’a annoncé le premier le crash de l’avion de Habyarimana. Toutes les
autorités avaient mon numéro de téléphone. Ils voulaient que la RTLM diffuse en premier lieu toutes
les informations, quand il s’agissait surtout de réchauffer les esprits des Hutus.
En date du 6 avril, vers 20 h 45 pendant que je me préparais à sortir du studio, Mbonampeka
m’a téléphoné. Il était à sa résidence à Ndera. Il m’a dit : « Valérie, une projectile vient de toucher
un avion... » Avant qu’il ne termine, il a ajouté « Voilà la deuxième... » Finalement il a beaucoup
crié « La troisième vient de la mettre complètement sous le feu. » Il a dit que toutes les projectiles
venaient de Masaka.
Avant que je ne téléphone à l’aéroport pour demandé [sic] des précisions, Mbonampeka m’a informé
qu’il avait un second avion, mais qu’il venait de perdre ses traces. Mbonampeka a conclu : « Je sais
que Habyarimana était allé dans les négociations à Arusha. Malheur aux Tutsis si c’est son avion
abattu ! ».
Par mon coup de téléphone, je me suis entretenue avec les techniciens opérant dans la tour de
contrôle à Kanombe. Ils n’ont pas voulu me donner des précisions sur l’identification de l’avion. Je
me suis directement adressée au bureau de l’état Major. Le réceptionniste a voulu m’interrompre
en disant : « Excusez Madame ! » Mais j’ai gardé la ligne et je l’entendais s’exclamer : « L’avion
du président ? Pas possible ! » Il a terminé avec moi, en disant que l’état-major allait envoyer des
militaires sur [le] terrain.
Je n’ai pas voulu rester dans le bureau. J’ai eu directement l’intention d’aller à Kanombe. Arrivée
à Kimihurura où se trouvait le palais de la jeunesse, j’ai été obligée de rebrousser chemin à cause
de plusieurs coups de fusils. Je voyais plusieurs projectiles en l’air. Je suis revenue pour prendre la
route passant par Gikondo. Arrivée à Rwandex, Gikondo, j’ai été contrainte par une barrière érigée
par la MINUAR. Les Casques-bleus m’ont laissée continuer. Mais, j’ai été obligée à renoncer [à] ce
333
334
J.-M. Milleliri, Un souvenir du Rwanda, p. 56.
Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-58, 28 mai 1997, p. 556].
339
7.10. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ATTENTAT
parcours, quand je suis arrivée à Kicukiro SONATUBE. Les militaires venaient d’y ériger une barrière
infranchissable et faisaient beaucoup de tirs en l’air.
À mon arrivée au studio, j’ai directement téléphoné [à] mon directeur Phocas Habimana. Je venais
d’avoir des précisions de la part de l’État-major comme quoi l’avion qui transportait Habyarimana
venait d’être abattu. Mon informateur m’a dit qu’il allait me donner la liste de toutes les victimes.
Mais il m’a affirmé la mort de Habyarimana.
Voilà le communiqué que moi et le directeur nous avons formulé : « À tous les Rwandais et
Rwandaises, alors que nous savions que notre Président était allé négocier la paix à Arusha, les
inyenzi viennent d’abattre son avion pendant qu’il s’apprêtait à atterrir à l’aéroport de Kanombe »
Le fait de nommer les inyenzi comme auteurs de la mort de Habyarimana, nous voudrions donc
persuader les Hutus à commencer immédiatement le travail. 335
7.10.17
La version du gouvernement rwandais
La lettre de consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux missions
diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994 fournit des précisions sur les circonstances de l’attentat
et les événements qui ont suivis :
A l’attention des missions diplomatiques et consulaires du Rwanda (toutes)
Objet : Mise au point au sujet de la tragédie rwandaise
1. Le Rwanda traverse pour le moment une situation tragique suite à l’attentat qui a coûté la
vie au président Juvénal Habyarimana et suite à la reprise des hostilités par le Front patriotique
rwandais.
2. En date du 6 avril à 20 h 30, alors qu’il rentrait de Dar es-Salaam où il venait de participer
à un sommet sous-régional consacré au problème de sécurité dans la sous-région, le général-major
Habyarimana en compagnie de son homologue burundais Monsieur Ntaryamira Cyprien ont trouvé
la mort.
3. L’avion présidentiel a été touché à l’aile par un missile alors qu’il s’apprêtait à atterrir à
l’aéroport international Grégoire Kayibanda à Kigali (Kanombe).
4. Le pilote a continué les manœuvres d’atterrissage et l’avion a encore été touché par deux autres
obus qui l’ont fait exploser, alors qu’il était juste au dessus de la piste.
5. Les occupants ont tous péri dans cet attentat et, ironie du sort, les corps sont tombés dans les
jardins de la résidence du président Habyarimana située non loin de là.
6. A la suite de cet attentat qui a coûté la vie en outre au chef d’état-major de l’armée, les
combattants du FPR stationnés dans l’enceinte du palais du Conseil national de développement sous
la surveillance de la MINUAR ont trouvé une occasion propice pour attaquer le camp militaire de la
garde présidentielle sis à Kimihurura. C’était dans la nuit du 6 avril 1994. L’armée a riposté.
[...]
8. Dans la même nuit du 6 avril, la population rwandaise était en effervescence surtout dans
les quartiers de la ville de Kigali où des violences ont éclaté visant l’élimination des pions du FPR
communément appelés « Ibyitso ».
9. Cette flambée de violences a gagné certaines régions de l’intérieur du pays où des sympathisants
du FPR en majorité tutsi ont été visés.
[...]
21. Face aux visées divisionnistes du FPR, l’armée rwandaise reste solidaire et il n’y a pas eu
de mutineries de la garde présidentielle comme semblent l’affirmer certains médias internationaux
intoxiqués, comme d’habitude, par le FPR.
22. S’agissant de l’implication du FPR ou d’autres ennemis de la nation dans la tragédie rwandaise,
il convient de signaler que toutes les déclarations par ailleurs contradictoires qui se sont manifestées
jusqu’à ce jour ne reposent que sur des spéculations. De la part des uns, ces spéculations sont tout
simplement destinées à masquer la vérité. Néanmoins le Gouvernement rwandais va bientôt lancer
une enquête pour mettre la lumière sur la responsabilité des Casques-bleus belges soupçonnés par
l’opinion publique rwandaise d’avoir trempé dans le complot de l’assassinat du chef de l’État rwandais.
23. Il est vrai que la protection de l’aéroport à proximité duquel les missiles ont été tirés sur
l’avion présidentiel incombait au contingent belge de la MINUAR.
24. Trois suspects de ce même contingent ont été appréhendés au même moment où un groupe
de huit Casques-bleus de la MINUAR tentait de récupérer par la force la boîte noire sur l’épave de
l’avion.
335
Interview de Valérie Bemeriki par Félicien Bahizi, African Rights, 28 février 2007.
340
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
25. Les résultats de l’analyse de cette boîte noire seront versés dans l’enquête, mais en attendant
cette expertise, il serait hasardeux de tirer une conclusion définitive sur les auteurs de l’attentat qui
a coûté la vie au président Habyarimana.
[...]
29. De source militaire, il est indiqué que certains éléments belges de la MINUAR participent
activement au combats [sic] dans certains quartiers de la ville. Ceci est évidemment en contradiction
avec les accords d’Arusha et est contraire à la mission assignée à la MINUAR au Rwanda. Deux
Belges sont tombés sur le champ de bataille, sur le mont Jari, tout près de Kigali.
[...] 336
Cette lettre est un texte officiel du Gouvernement intérimaire qui organise le génocide. Elle est donc
à examiner avec circonspection. Elle ne paraît pas exacte quant au lieu de la chute de l’avion. L’avion est
tombé sur la propriété du Président Habyarimana et non sur la piste. Elle affirme que trois projectiles
ont été tirés, un missile puis deux obus. Le missile aurait touché l’avion à l’aile.
Ce qui est remarquable, c’est que cette lettre n’accuse pas explicitement le FPR d’être l’auteur de
l’attentat mais elle reprend les accusations contre des Casques-bleus belges. En revanche, elle accuse
la garnison du FPR au CND d’avoir profité de l’attentat pour attaquer le camp militaire de la garde
présidentielle dans la nuit du 6 au 7 avril. C’est complètement faux. La boîte noire de l’avion, dont des
soldats belges ont tenté de s’emparer, a été retrouvée et va être analysée.
Notons que cette lettre a été précédée d’autres déclarations :
Dans une note du 10 avril, le Ministre des Affaires étrangères dit que l’avion présidentiel a « subi des
tirs de la part d’éléments non encore identifiés » et le lendemain le Ministre évoque « des défaillances
inexplicables de la part du chef des Casques-bleus chargés de la sécurité de l’aéroport Grégoire Kayibanda et de ses environs, défaillances qui ont permis d’abattre l’avion présidentiel. » 337
7.11
Description de l’attentat
7.11.1
Les lieux de l’attentat
L’aéroport est sur un plateau qui domine le camp militaire de Kanombe, dénommé camp Mayuya,
dans un creux à l’est. 338 La propriété du Président Habyarimana est quasiment dans l’axe de la piste. 339
Les avions la survolent en atterrissant. Le camp militaire est situé légèrement au sud, entre la maison
d’Habyarimana et la piste. L’aéroport semble correctement équipé, au dire du capitaine Ducoin, en janvier
1991 :
La plateforme de Kigali est en excellent état : la piste (3 500 m), les taxiways, les parkings
ont un revêtement macadamisé impeccable. Les balisages lumineux, le système AVASI et les aides
radioélectriques (ILS, VOR, DME, R/C, MKRS) fonctionnent parfaitement. 340
Les systèmes de radioguidage ont été modernisés grâce à une aide française :
En 1990, la France finance pour 1,5 million de francs, un projet d’appui à la sécurité de la
navigation aérienne avec la fourniture à l’aéroport de Kigali de matériels de radioguidage et de leur
maintenance. 341
Il apparaît que la Belgique y a aussi contribué.
La garde présidentielle ne résidait pas au camp militaire de Kanombe. Son camp se trouvait à Kimihurura. Mais des éléments de la garde présidentielle surveillaient en permanence la résidence du Président
de la République à Kanombe. 342
336 Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux représentations diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994. À l’attention des missions diplomatiques et consulaires du Rwanda (toutes). Objet : Mise
au point au sujet de la tragédie rwandaise. Cf. André Guichaoua, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, 1995,
pp. 678-681. http://francegenocidetutsi.org/MinafetGIR15avr1994.pdf
337 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 224].
338 R. Dallaire [72, p. 499].
339 Voir figure 7.6 page 350.
340 Compte rendu du capitaine Ducoin Bruno, chef du DMAT/Air No 072/2/MAM/RWA, Kigali le 10 janvier 1991.
http://francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air19910124.pdf
341 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 22].
342 Contre-interrogatoire du Témoin DBN par Me Erlinder, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora),
audience du 5 avril 2004.
341
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
7.11.2
L’accès de la tour de contrôle a-t-il été interdit à la MINUAR deux
jours avant ?
Des témoignages rapportent que les soldats belges de la MINUAR ont été chassés de la tour de contrôle
ou, selon une autre version, de tout l’aéroport. « À Kigali, note Colette Braeckman, la tour de contrôle,
dont les Belges se sont vu interdire l’accès depuis deux jours, commence à s’inquiéter. Surtout, alors que
l’appareil s’approche de Kigali, les questions se multiplient. » 343 Jean-François Dupaquier confirme : « La
garde présidentielle, fer de lance du régime, venait justement de chasser les militaires belges de l’aéroport
le 4 avril, soit deux jours auparavant. » 344 Gérard Guillaume, citant la Gazet van Antwerpen, écrit « On
fait remarquer qu’en tout cas les Casques-bleus belges de faction à l’aéroport de Kigali avaient reçu, la
veille, l’ordre de quitter la tour de contrôle. Et que, juste avant l’atterrissage de l’avion présidentiel, une
panne de courant avait privé l’aéroport de lumière, ce qui pourrait avoir donné le signal de l’approche de
l’avion. » 345
Cette information, bien que plusieurs fois répétée, s’avère inexacte.
5. Personnels présents à la tour de contrôle de l’aéroport KAYIBANDA de KIGALI
Selon la Mission d’assistance militaire (MAM), aucun personnel autre que rwandais n’avait normalement accès à la tour de contrôle de l’aéroport. 346
Selon le Journal de Kibat, la protection de l’aéroport consiste en :
DEUX sections du Gp AIRFIELD assuraient de jour, une présence ONU sur le toit de l’aérogare
et exécutaient en permanence des patrouilles à l’intérieur de l’aérodrome. 347
Il n’est pas question ici de permanence à la tour de contrôle. L’aérogare est un bâtiment proche mais
bien séparé de la tour de contrôle. Il n’est pas dit que les militaires belges de Kibat se sont vus refuser
l’accès au toit de l’aérogare. 348 Ils stationnent par ailleurs en permanence à l’ancienne tour de contrôle.
Elle est appelée TOP GUN dans le jargon de Kibat et se trouve de l’autre côté de la piste, au sud. 349
C’est depuis cette tour qu’un soldat belge, Mathieu Gerlache, voit deux points lumineux partant du sol
vers l’avion d’Habyarimana.
Alain Van Den Brande (AVDB), qui travaillait à la tour de contrôle en 1994, confirme à son ami
Pierre Jamagne (PJ), coopérant belge, que les Casques-bleus n’y allaient pas :
PJ : Les Casques-bleus belges avaient-ils accès à la tour de contrôle ?
AVDB : Je ne me souviens pas avoir vu le moindre casque bleu belge (ni même le moindre militaire
français pénétrer la tour de contrôle. 350
Le contrôleur aérien Munyaneza ne parle pas de cette interdiction faite aux Casques-bleus de pénétrer
dans la tour :
Depuis douze ans, il a souvent été dit que des Français ou des Belges appartenant à la Mission des
Nations unies au Congo se trouvaient dans la tour de contrôle. Munyaneza dément catégoriquement
ces assertions : « lorsqu’à 18 heures, j’ai pris mon service, comme de coutume, je n’ai trouvé sur place
que des Rwandais, membres de l’aviation civile. Les Belges se trouvaient à l’aérogare et les Français
ne sont arrivés à la tour de contrôle que vers 22 heures, après la chute de l’avion. » 351
Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, p. 174.
J.-F. Dupaquier, L’événement du jeudi, 1er dec 1994, p. 51.
345 Gérard Guillaume, « Des témoignages mettent en cause la veuve du Président Habyarimana ! », L’Avenir du Luxembourg, 21 juin 1994.
346 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, No 543/DEF/EMA/ESG, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
347 Journal de Kibat [76, p. 6 (7)]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
348 Nous voyons le capitaine Vandriessche (nom de code A6) placer une section sur le toit de l’aérogare le 7 avril à
3 h 55. Elle doit s’en retirer sous pression de la garde présidentielle à 6 h 10. Cf. Journal de Kibat [76, p. 17]. http:
//francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
349 Le témoin P. H. précise que c’est la tour de l’aéro-club, qu’il y avait un feu rouge pour traverser la piste en venant de
cette ancienne tour de contrôle.
350 Courriels échangés entre Pierre Jamagne et Alain Van Den Brande, 16/2/2007.
351 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006. La journaliste fait un lapsus en parlant de la
Mission des Nations Unies au Congo. Elle veut parler bien sûr des Belges de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance
au Rwanda (MINUAR).
343
344
342
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Nous concluons qu’il n’y a pas eu d’interdiction faite aux Casques-bleus de pénétrer dans la tour de
contrôle. Ils n’y allaient pas avant le 6 avril.
La MINUAR avait-elle pour autant le contrôle de l’aéroport et des ses abords comme l’affirment ceux
qui l’accusent d’être responsable de l’attentat ? Le seul constat de l’absence des Casques-bleus de la tour
de contrôle, point névralgique de l’aéroport, permet d’affirmer que la MINUAR n’avait pas le contrôle de
l’aéroport. Elle n’exerçait rien de plus qu’une présence de l’ONU.
7.11.3
Qui était dans la tour de contrôle ?
Le rôle des contrôleurs aériens et la présence de personnes étrangères au service dans la tour ont
été des questions fréquemment soulevées. Connaissant l’heure d’arrivée exacte de l’avion, les contrôleurs
auraient pu en informer les auteurs de l’attentat. L’extinction des lumières de la piste ou de l’aérogare,
rapportée par certains témoins, aurait pu être faite dans le but de perturber l’atterrissage ou de donner
un signal aux tireurs.
Alain Van den Brande (AVDB), interrogé par son ami Pierre Jamagne (PJ), déclare :
PJ : Le 6 avril, je suppose que tu avais quitté la tour aux heures des fonctionnaires et que tu n’as
rien vu du tir des missiles. As-tu vu des choses anormales dans ou en dehors de la tour ?
AVDB : J’ai quitté la tour de contrôle le 6/4/1994 vers 17 h 30 et n’ai noté aucun événement
particulier ni présence de personnes autres que les contrôleurs, les techniciens, les militaires FAR...
comme d’habitude depuis le 1/10/1990. Je n’ai soupçonné un problème que le 7/4/1994 vers 4 h
30 du matin alors que je donnais le biberon aux jumeaux, en écoutant Radio Rwanda et la funeste
musique classique qu’ils passent en cas de catastrophe. 352
Il n’y avait pas de Français à la tour de contrôle, selon Alain Van Den Brande :
PJ : Entre le départ des Français en décembre 1993 et l’attentat, y avait-il encore une présence
militaire française à l’aéroport ?
AVDB : Les Français n’apparaissaient à l’aéroport que pour l’arrivée de troupes aéroportées. Je
n’ai jamais vu de militaires français dans la tour de contrôle. 353
En revanche, la garde présidentielle est bien là :
Situation à l’aérodrome
a. A 03 Hr 55 [le 7 avril], le Det de la garde présidentielle commandé par le Lt NSABIMANA 354
et qui était chargé d’accueillir le président à son arrivée occupe l’aérogare (depuis l’après-midi il
occupait déjà la tour de contrôle). 355
À notre connaissance, les personnes présentes dans la tour de contrôle seraient :
— Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza.
— Son assistant.
— Une troisième personne comme indiqué dans le cahier de veille.
— Le lieutenant Innocent Nsabimana de la garde présidentielle pouvait se trouver aussi dans la tour
ou sûrement à proximité.
Les membres de l’administration de l’aéroport étaient les suivants :
— Le commandant de l’aéroport, le lieutenant-colonel de gendarmerie Nyirimanzi Théonase. Il est
directeur général de la régie des aéroports du Rwanda. 356 Il est peut-être parti au Congo avec les
FDLR, mais il n’était pas agressif à l’époque vis-à-vis des Tutsi.
— Le commandant adjoint de l’aéroport, Cyprien Sindano, membre de la CDR. 357
Courriels échangés entre Pierre Jamagne et Alain Van Den Brande, 16/2/2007.
Courriels échangés entre Pierre Jamagne et Alain Van Den Brande, 22/2/2007.
354 Le lieutenant Innocent Nsabimana est chef de peloton à la 1re compagnie de la garde présidentielle. Cf. République
Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation
officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 13.
355 Journal de Kibat, p. 17, section 17. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
356 Ordre de bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 fev 1993, Gendarmerie rwandaise, p. 6. http://francegenocidetutsi.
org/OrganigrameGDR15fev1993.pdf
357 Cyprien Sindano était originaire de Cyangugu, ex-commune de Gishoma.
352
353
343
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
— Le directeur de l’aviation civile, Stanislas Simbizi, dit Stany, membre de la CDR. 358
— Le directeur du service infrastructure de l’aéroport de Kanombe, Vénuste Murasandonyi, membre
de la CDR. 359
7.11.4
Les appels téléphoniques à la tour relatifs à l’arrivée du Falcon
Le juge Bruguière note des appels téléphoniques qu’il aurait relevés dans les documents de la tour de
contrôle : « qu’à 14 heures 51 et 16 heures 02, avaient été enregistrés deux appels téléphoniques relatifs
à l’arrivée de l’avion présidentiel “prévue à 17 heures”». 360 Le ou les commandos qui ont abattu l’avion
étaient donc forcément en place peu avant 17 heures et à cette heure là il fait jour, ils étaient donc visibles
dans la zone Kanombe-Masaka.
Le juge précise que ces deux appels téléphoniques sont « suivis à 16 heures 34 et 16 heures 41 de
nouveaux appels de membres de la garde présidentielle s’inquiétant de l’heure d’atterrissage de l’avion et
qu’entre 17 heures 03 et 18 heures 37, plusieurs personnes avaient appelé la tour de contrôle pour avoir
des informations sur l’horaire de retour du Falcon 50 et qu’il avait été répondu à chacun des interlocuteurs
que l’avion n’avait toujours pas décollé ».
Il serait peut-être utile de s’enquérir de l’identité des membres de la garde présidentielle et des autres
personnes qui s’inquiètent de l’heure du retour du président, car parmi celles-ci peuvent se trouver des
personnes qui ont informé le commando à moins que celui-ci l’ait été par des interceptions de communications. Le juge ne livre pas ces noms. Les a-t-il cherchés ?
Le pilote d’un avion burundais – revenait-il aussi de Dar es-Salaam ? – déclare que des militaires
probablement rwandais ont interrogé plusieurs fois les contrôleurs aériens sur la progression du Falcon :
D’après le pilote d’un Beech burundais ayant survolé la zone et qui a livré son témoignage au
journal Le Citoyen, le contrôleur de la tour de Kigali aurait été à de multiples reprises sollicité par
des militaires l’interrogeant sur l’état de progression du Falcon présidentiel. 361
7.11.5
La tour de contrôle éteint-elle les lumières de la piste ?
La piste d’atterrissage est « enrubannée de petites lampes bleues » comme l’écrit joliment l’auteur de
« Rwanda, 7 avril 1994 : 10 Commandos vont mourir ». 362 Ces lumières de la piste se seraient éteintes
avant que des tirs atteignent l’avion. F. Reyntjens l’affirme : « Mais la complicité au sol a été déduite du
fait que les feux de la piste d’atterrissage auraient été éteints lors de l’approche finale de l’avion. » Puis
il déclare que c’est faux : « Or c’est en réalité après l’attentat que ces feux ont été éteints par le personnel
de la tour pris de panique. » 363
La Mission d’information parlementaire française reprend sa conclusion : « l’hypothèse a été avancée
d’une extinction des feux de la piste d’atterrissage au moment de l’approche de l’avion ; mais cette version
n’est pas validée, les feux ayant, semble-t-il, été éteints après le crash, dans un mouvement de panique. » 364
Pourtant ce fait est noté par plusieurs témoins indépendants. « Soudain, écrit Colette Braeckman,
alors que l’appareil commence à survoler Kigali, évitant de passer au-dessus du cantonnement du Front
358 Stany Simbizi est un des 51 membres fondateurs de la CDR. Il est membre du bureau exécutif provisoire. Cf. TPIR,
ICTR-99-52-T, Jugement du procès des médias, section 258, p. 84, section 259. Il figure sur la liste des fondateurs de la
radio RTLM en position no 2. Il est président des Impuzamugambi, la milice de la CDR. Cf. A. Guichaoua [98, p. 767]. Il est
également président de la commission de la CDR chargée de la presse et président de la CDR en préfecture de Ruhengeri.
Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 275, 387]. Pendant le génocide, « Stanislas Simbizi, porte-parole
de la CDR, aurait mené un bataillon de miliciens au combat, exploit dont il se vanta dans une émission de la RTLM. » Cf.
Aucun témoin ne doit survivre, p. 819. Après le génocide, il devient grand propagandiste de l’ALIR, rédigeant des tracts, et
contribue à obtenir des armes pour les ex-Far et Interahamwe dans le Masisi. Il participe aux infiltrations dans la région de
Ruhengeri en 1998. Il serait mort à cette période. Cf. African Rights, “Rwanda - The Insurgency in the Northwest”, (1998),
pp. 22, 24, 65, 102.
359 Vénuste Murasandonyi était président de la CDR pour sa cellule, à côté de l’aéroport. Il a été tué le matin du 7. Il
est sorti de chez lui tout content parce que c’en était fini pour les Tutsi. Les gardes présidentiels auraient mal interprété sa
réaction. Cf. African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, p. 24 http://francegenocidetutsi.org/
Nyarugunga.pdf#page=24 ; Témoignage de AJ à l’auteur.
360 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
361 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 216].
362 A. Goffin [91, p. 36].
363 F. Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, p. 26.
364 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 216-217].
344
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
patriotique rwandais, les lumières de la piste s’éteignent. Il est 20 h 23, l’appareil se trouve à 600 mètres
d’altitude et l’épouse du commandant de bord Jean-Pierre Minaberry, qui, depuis Kigali, suit ses communications radio, l’entend expliquer les difficultés de l’atterrissage. » 365
Des sources d’information dignes de foi, confirme Vénuste Nshimiyimana, nous apprennent qu’alors
que le jet présidentiel apparaît dans le ciel de Kanombe, les balises de signalisation de la piste sont soudain
éteintes. 366 Il relate aussi : « Par ailleurs, Enock Ruhigira, pressé d’accueillir son chef et de lui présenter
le projet de déclaration annonçant la mise en place des institutions pour le 8 avril, s’étonne de ne pas
retrouver l’appareil présidentiel qu’il avait pourtant aperçu dans le ciel. Il s’informe auprès de la tour
de contrôle et reçoit la réponse suivante : “Nous aussi, nous l’avons perdu de vue, on ne sait pas où il
est.” » Et Vénuste Nshimiyimana de s’interroger sur la complicité de la tour de contrôle : « Une question
se pose : si au centre-ville, à douze kilomètres de l’aéroport, on a entendu la détonation de l’arme qui a
abattu l’avion, comment justifier la surdité ou la myopie des techniciens de l’aéroport ? » 367
Le Belge PH, témoin cité par Colette Braeckman et Filip Reyntjens, atteste aussi que les lumières se
sont éteintes avant que l’avion soit abattu :
Je suis rentré chez moi. Ma copine m’a servi une bière sur la barza [terrasse] comme d’habitude.
Je voyais la clarté de l’aéroport, je veux dire les lumières. Tout un coup, plus de lumières. J’ai vu une
immense boule de feu et puis boum, boum, deux coups. 368
Notons ici que, depuis le centre ville, la colline Nyarugenge où habite PH, on ne peut pas remarquer
l’extinction des lumières de la piste, qui sont faibles. En revanche, on peut remarquer les lumières de
l’aérogare. Depuis d’autres collines comme Remera, Kicukiro, on voit très bien l’aéroport et les lumières
qui l’éclairent la nuit. Mais on ne voit pas la piste elle-même, donc on ne voit pas les lumières au sol qui
la marquent la nuit des deux côtés. Il faut monter plus haut, au mont Jali par exemple, pour voir cette
piste. Le témoin PH semble bien parler ici des lumières de l’aéroport, des grands lampadaires, et non des
lumières qui bordent la piste.
Linda Melvern rapporte que l’aéroport se trouve plongé dans l’obscurité avant le tir :
It was dark when the Falcon approached Kigali airport. The plane was cleared to land by the
control tower. It was beginning its approach when the airport was suddendly plunged into darkness.
The plane circled once and then at 8.23 p.m., as it came towards the airport, rocket fire lit up the
sky. 369
Thierry Charlier du magazine Raids, qui a probablement discuté avec des militaires belges, confirme
que les balises de la piste s’éteignent :
Les balises viennent en effet de s’éteindre et l’aéroport tout entier se trouve plongé dans le noir.
Quelques secondes plus tard deux missiles sol-air tirés depuis le camp de Kanombe volatilisent l’appareil. 370
Le journaliste belge Gérard Guillaume écrit que « juste avant l’atterrissage de l’avion présidentiel,
une panne de courant avait privé l’aéroport de lumière, ce qui pourrait avoir donné le signal de l’approche
de l’avion. » 371 Marie-France Cros écrit :
Alors que l’appareil s’approche de Kigali, la tour de contrôle interroge le pilote français : le
président du Burundi est-il à bord ? Le pilote refuse de répondre – routine de sécurité. Lorsqu’il
arrive au-dessus de Kigali, il s’étonne de voir les lumières de la piste éteintes. Et c’est l’explosion :
l’avion a été abattu par un missile. 372
C. Braeckman, Rwanda : histoire d’un génocide [44, p. 174].
Vénuste Nshimiyimana, Prélude du génocide rwandais [160, p. 77].
367 Vénuste Nshimiyimana, ibidem.
368 Interview de PH par l’auteur, 25 août et 28 décembre 2006.
369 Linda Melvern, A people betrayed - The role of the West in Rwanda’s genocide, p. 115. Note : Some witnesses claim that
only the lights of the runway went out. Traduction de l’auteur : Il faisait nuit quand le Falcon s’est approché de l’aéroport
de Kigali. La tour de contrôle lui donna l’autorisation d’atterrir. Il commençait sa phase d’approche quand l’aéroport fut
soudain plongé dans l’obscurité. L’avion fit un cercle et ensuite à 20 h 23, comme il arrivait sur l’aéroport, un feu de rocket
illumina le ciel. Note : Certains témoins disent que c’est uniquement les lumières de la piste qui se sont éteintes.
370 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids, juin 1994, p. 10.
371 Gérard Guillaume, « Des témoignages mettent en cause la veuve du Président Habyarimana ! », L’Avenir du Luxembourg, 21 juin 1994.
372 Marie-France Cros, Rwanda : pour ne pas oublier la tragédie, La Libre Belgique, 5 avril 1995.
365
366
345
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
M. de Wolf a rapporté plus haut les paroles du pilote constatant l’extinction des lumières de l’aéroport. 373 De même le docteur Pasuch a rapporté des paroles semblables de Jean-Michel Perrine. 374
Enfin, le contrôleur aérien, Patrice Munyaneza, interrogé en 2006 par Colette Braeckman, déclare :
Mon assistant à la tour de contrôle a alors éteint les lumières pour que l’appareil ne soit pas ébloui
par les projecteurs et que nous puissions bien suivre son approche. 375
Trois soldats belges du groupe Airfield de Kibat étaient en faction sur l’ancienne tour de contrôle. Ils
affirment que les lumières de la piste se sont éteintes après que l’avion ait été abattu. Plus précisément,
ils affirment que les choses se sont passées comme suit :
Voici les séquences « éclairage de la piste » :
1. Le C-130 belge est annoncé ; 376 la piste est allumée ;
2. Refus d’atterrissage et mise en stand by du C-130 ; piste éteinte ;
3. AC 377 présidentiel annoncé ; piste (r)allumée ;
4. 2 missiles ; coup au but ; piste définitivement éteinte pour ce jour. 378
C’est probablement ce témoignage qui amène F. Reyntjens à rejeter les témoignages affirmant que
les lumières de la piste se sont éteintes avant le crash. Ces trois soldats sont des observateurs privilégiés.
En effet, l’aéroport étant sur un plateau, il fallait le dominer pour voir les petites lumières le long de la
piste. Remarquons que les témoignages des trois soldats concernent les lumières de la piste et pas celles
de l’aérogare. L’autre information importante est que le C-130 belge s’est présenté à l’aéroport avant le
Falcon et que les contrôleurs l’ont mis en attente. Pourquoi les contrôleurs aériens ne lui ont-ils pas donné
aussitôt l’autorisation d’atterrissage ?
Ces témoignages apparemment contradictoires ne peuvent se comprendre que si on distingue les
lumières de l’aérogare et les lumières de la piste. L’aéroport étant sur un plateau, les lumières de la
piste ne peuvent se voir de loin que si l’observateur est sur une colline surplombante suffisamment élevée
comme le mont Jali ou en haut d’un bâtiment qui domine la piste comme celui de l’aérogare. Par contre
les lumières de l’aérogare se voient de loin. Quand le contrôleur aérien dit que son assistant « éteint les
lumières pour que l’appareil ne soit pas ébloui par les projecteurs » il s’agit des lumières de l’aérogare,
car les lumières de la piste ne sont pas des projecteurs. Il semblerait que les lumières de la piste ont été
éteintes après la mise en attente du C-130 belge mais rallumée avant le crash du Falcon alors que les
lumières de l’aérogare ont été éteintes, ceci sous toute réserve. Il faudrait s’assurer que les témoins qui
affirment explicitement que les lumières de la piste ont été éteintes avant que l’avion soit abattu, étaient
placés de manière telle qu’ils pouvaient voir la piste.
La raison invoquée par le contrôleur aérien pour justifier l’extinction des lumières de l’aérogare paraît
curieuse, voire farfelue. 379 L’éclairage de l’aéroport, de l’aérogare plus précisément, a sans doute été
conçu pour ne pas éblouir les pilotes des avions et les contrôleurs aériens. Nous ne pouvons cependant
pas affirmer qu’il s’agisse d’une malveillance. Mais indiscutablement, elle a pu constituer un signal pour
les tireurs qui ont abattu l’avion.
Mais une question se pose. Les tireurs qui ont abattu l’avion voyaient-ils les lumières de la piste ou
de l’aérogare ? Si les tireurs se trouvaient dans le camp militaire de Kanombe ou dans son voisinage à
l’est, ils ne pouvaient voir ni les lumières de la piste ni celles de l’aérogare, car la piste et l’aérogare sont
situés sur un plateau plus haut qu’eux. Des tireurs placés dans le fond de Masaka, au pied de la route de
Rwamagana sont dans la même situation, à une altitude inférieure à celle de l’aéroport. Donc l’extinction
des lumières de l’aérogare n’a pas pu être un signal direct aux tireurs leur annonçant l’arrivée de l’avion
à abattre.
Il reste possible qu’un observateur en vue de l’aéroport a pu leur transmettre par radio ou téléphone
portable (genre Motorola à l’époque) le signal de l’arrivée de l’avion, signal constitué par l’extinction
Voir section 7.9.3 page 322.
Voir section 7.9.3 page 321.
375 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
376 Ces soldats de Kibat n’avaient pas de moyen de communication avec la tour de contrôle. Ils savaient par le briefing du
matin que le C-130 allait venir. Ils l’ont entendu arriver puis faire des « RUNs » d’attente.
377 AC : Aircraft = avion.
378 Synthèse des témoignages des Casques-bleus belges, Voituron, Lazaron et Gerlache qui étaient en faction à l’ancienne
tour de contrôle le 6 avril 1994 (Localisation Kibat : Top Gun). Courriel à l’auteur, 22 mars 2007.
379 Un ancien commandant de l’aéroport de Kamembe nous dit qu’au contraire, de nuit, on éclaire au maximum pour
faciliter l’atterrissage.
373
374
346
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
des lumières de l’aérogare. Mais cette information pouvait être transmise directement aux tireurs par
une personne de l’aéroport qui prenait ses informations à la tour de contrôle. Cela rend la question de
l’extinction des lumières de l’aéroport ou de la piste beaucoup moins sensible. Notons au passage que
dans le commando qui a abattu l’avion, il y avait certainement un spécialiste de télécommunications.
Quel est donc le nom de cet assistant du contrôleur aérien ? Il nous semble que la suite de l’enquête
dépend de son témoignage. Selon le témoignage du contrôleur aérien Patrice Munyaneza à la commission
Mutsinzi son assistant s’appelle Aloys. Celui-ci n’est pas auditionné. Le responsable de la maintenance
électrique de l’aéroport, Anastase Munyarugerero, rapporte à cette commission qu’aussitôt après l’attentat, l’assistant contrôleur, nommé Anastase Kayijuka, et un militaire de la garde présidentielle lui ont
ordonné de couper l’électricité. 380
Ne s’étant pas déplacé à Kigali, le juge Bruguière n’a donc pas interrogé les contrôleurs aériens. Le
nom des trois hommes de permanence dans la tour figure pourtant à la page du 6 avril du « cahier
de veille » de l’aéroport que Barril montre aux journalistes. 381 De plus, l’un au moins est facilement
accessible puisqu’une simple journaliste, Colette Braeckman, a pu l’interroger.
Dans son ordonnance, le juge ne se pose même pas la question de l’extinction des lumières qui se
trouve pourtant dans la plupart des récits de l’attentat :
Qu’à 20 heures 21, le Falcon 50 9XR-NN avait annoncé son approche et que la tour de contrôle
avait alors communiqué à l’équipage les paramètres de descente, le Commandant de bord ayant précisé
qu’il souhaitait faire une arrivée directe sur la 28 (piste 28) 382 et qu’il rappellerait “une fois établi
sur l’I.L.S.” (système d’atterrissage aux instruments) ;
Qu’aucun autre message radio ne devait être enregistré et qu’à 20 heures 25, la balise de détresse
de l’avion s’était déclenchée ; 383
7.11.6
L’analyse des bandes magnétiques de la tour
Comme nous l’avons déjà vu, le juge Bruguière semble disposer de l’enregistrement des conversations
entre le Falcon et la tour de contrôle. 384 A-t-il été transmis par l’ex-capitaine Barril ? Le juge ne le
précise pas, mais c’est probable, puisque Barril a montré ces bandes magnétiques aux journalistes le 28
juin 1994 :
Outre la fameuse « boîte noire », dont nul ne sait ce que le décryptage qui nécessite un matériel
spécifique pourrait révéler, l’ex-capitaine Barril a ramené de ses équipées rwandaises les bandes d’enregistrement de la tour de contrôle de Kigali trois grandes bobines d’aluminium, de marque Assmann,
contenant huit heures de bande chacune, qui doivent contenir les dernières conversations entre l’avion
présidentiel et le personnel de la tour, le 6 avril. Il est également en possession de l’intégralité des télex
reçus à l’aéroport dans les jours ayant précédé l’attentat, du « cahier de veille » de l’aéroport, sur
lequel figurent, à la page du 6 avril, les noms des trois hommes de permanence, et enfin du cahier des
« services de transmission et radioguidage », dont le dernier message, daté du 5 avril à 7 h 42 (temps
universel), signalait que « l’enregistreur est à nouveau débloqué » après une coupure de courant, et
concluait : « Tout est OK ». 385
Ces bandes magnétiques montrées par l’ex-capitaine Barril étaient-elles factices, comme sa prétendue
boîte noire ? Stephen Smith affirme que c’est Barril qui a remis les bandes magnétiques au juge,... 6 ans
plus tard, c’est-à-dire en 2000 386 :
L’enquête de la justice française révèle un monde à contre-emploi. Accusée d’être à l’origine, avec
d’autres extrémistes hutus de l’entourage présidentiel, de l’assassinat de son propre mari, Agathe
Habyarimana commet plusieurs avocats et s’épuise en vaines correspondances pour lancer une enquête
internationale. Mandaté par elle, le capitaine Paul Barril, l’ancien “super-gendarme” de l’Élysée
reconverti en franc-tireur du demi-monde franco-africain, retrouve à Kigali, en avril et mai 1994,
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 61].
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
382 L’aéroport de Kigali n’a qu’une piste. À l’ouest elle est marquée 28, à l’est 10.
383 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
384 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
385 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
386 Le juge a entendu l’ex-capitaine Barril le 29 septembre 1999. Cf. J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
380
381
347
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
les bandes sonores et la main courante de la tour de contrôle de l’aéroport (qu’il remettra au juge
Bruguière six ans plus tard), mais prend une banale antenne du système de navigation pour la “boîte
noire” de l’avion abattu. 387
Quelle est la valeur de ces bandes magnétiques ? Pendant les 6 années où elles sont restées en possession
de Barril il a pu les faire examiner par des experts et éventuellement en faire modifier le contenu. Comme
nous l’avons déjà dit, il y aurait lieu d’examiner aussi celles de la tour de Bujumbura, si tant est qu’elles
existent encore.
7.11.7
L’heure et les coordonnées de l’avion au moment du tir
Selon l’expertise des enregistrements sur bandes magnétiques de la tour de contrôle, demandée par le
juge Bruguière, 388 l’équipage de l’avion :
— Vers 19 h communique son plan de vol, son arrivée étant prévue à 20 h 30.
— À 20 h 08, il dépose un plan de vol Kigali-Bujumbura et annonce qu’il a pris à son bord le président
du Burundi.
— À 20 h 21, il annonce son approche.
— À 20 h 25 la balise de détresse de l’avion se déclenche.
La plupart des témoins situent le crash à 20 h 30, voir tableau 7.5 page 349. Patrice Munyaneza,
contrôleur aérien, situe à 20 h 26 l’extinction des lumières par son assistant, qui a été suivie de trois tirs
de missiles :
Munyeneza poursuit : « à 20 heures 26 exactement, alors que je voyais déjà les lumières rouges de
l’avion et que je distinguais l’appareil à l’œil nu, je me préparais à donner l’autorisation d’atterrir.
Mon assistant à la tour de contrôle a alors éteint les lumières pour que l’appareil ne soit pas ébloui
par les projecteurs et que nous puissions bien suivre son approche. C’est à ce moment que j’ai vu le
départ de trois missiles, tirés depuis la zone de Masaka. » 389
L’avion est dans l’axe de la piste à une altitude, selon les sources, de 1 000 m 390 , de 600 m, 391 à très
basse altitude selon le contrôleur aérien, 392 à 100 m d’altitude selon des officiers de la MINUAR, 393 ou
encore à 10 mètres du sol. 394
7.11.8
Roquettes ou missiles ?
Quelles armes ont été utilisées pour abattre l’avion ? Les témoignages recueillis font état de roquettes
ou de missiles mais pas d’armes antiaériennes classiques. Ils concordent pour affirmer que la fusillade a
suivi la chute de l’avion mais ne l’a pas provoquée. L’examen des débris de l’avion ne révèle pas de traces
d’impact de balles ou d’obus antiaériens, pour ce qu’on en sait.
L’avion aurait donc été abattu par des roquettes ou des missiles. Une roquette est un projectile autopropulsé non guidé. La plupart des auteurs parlent de missiles. Certains auteurs parlent indifféremment
de roquettes ou de missiles. Nous remarquons que les militaires font la différence, même les militaires
rwandais qui utilisent couramment des termes anglais.
Compte-tenu de la vitesse de l’avion, il doit être assez difficile de faire mouche avec un projectile non
guidé. La probabilité de succès est inversement proportionnelle à l’altitude de l’appareil et bien sûr à sa
vitesse. Les hélicoptères, par exemple, sont vulnérables aux tirs de roquettes de type RPG-7.
Un avion en phase d’atterrissage se trouve dans la même même situation de vulnérabilité. Précisément,
certains témoignages rapportent que l’avion était très bas quand il a été abattu.
387 Stephen Smith, La « boîte noire » du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York, Le
Monde, 10 mars 2004.
388 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
389 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
390 Linda Melvern, Conspiracy to murder [142, p. IX].
391 Colette Braeckman [44, p. 174].
392 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
393 Jean-François Dupaquier, Révélations sur l’accident d’avion qui a provoqué la mort de un million de personnes,
L’Événement du Jeudi, 1er décembre 1994, p. 52.
394 « Mais ils [les enquêteurs] espéraient trouver des indices, le Falcon 50 ayant été abattu à 10 m du sol, alors qu’il
atterrissait à Kigali. » Cf. Corine Lesnes, Les premières expertises de la boîte noire retrouvée à l’ONU renforcent encore le
mystère, Le Monde, 31 mars 2004.
348
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
19 h 30
Dr Daubresse
Audit. mil., 13/4/1994
20 h
Capt. Choffray
Sénat belge, Com. Kigali [201, 1611/12, p. 99]
20 h 15
Maj. Bodart
Com. Kigali [201, 1-611/12,
p. 56]
< 20 h 20
Melvern [142, p. 133]
20 h 22
Col. Balis
Rapport Mucyo, Annexes
20 h 26
Patrice Munyaneza
Le Soir, 6 mai 2006
20 h 30
Reyntjens [182, p. 125, 129]
20 h 30
Mme Saba
Milleliri [147, p. 56]
20 h 30
Lt. Theunissen
Com. Kigali [201, 1-611/12,
p. 125]
20 h 30
Capt. Vandriessche
Com. Kigali [201, 1-611/12,
p. 106]
20 h 30
Col. Luc Marchal
Com. Kigali [201, 1-611/12,
p. 44]
20 h 30
Journal de Kibat p. 17
Table 7.5 – L’heure de l’attentat indiquée par les témoins
Il n’est pas impossible également que l’avion ait été visé par deux commandos différents. L’un en phase
d’approche de la piste avec des missiles. L’autre en phase terminale d’atterrissage avec des roquettes.
L’examen de la carcasse de l’avion, qui n’a jamais été fait, apporterait beaucoup d’informations à ce
sujet, mais les débris ont été en partie dispersés.
L’hypothèse de roquettes est envisagée par un des principaux témoins, le docteur Daubresse : « Ma
première idée a été un tir accidentel de RPG-7. » Mais il parle du « départ d’un missile léger » et plus
tard de « deux tirs de missiles ».
Des militaires, dont on peut supposer qu’ils font bien la différence entre roquettes et missiles, utilisent
le mot roquette, en premier lieu le général Quesnot, chef d’état-major particulier du président de la
République. Le 7 avril, il informe ce dernier que « selon des témoins, l’avion aurait été abattu par un tir
de roquettes alors qu’il s’apprêtait à atterrir. » 395
Le général Anyidoho, adjoint du général Dallaire, et Pierre Mehu de la MINUAR, retiennent plutôt
l’hypothèse de roquettes de type RPG-7. « À l’altitude de l’avion [100 m], dit Anyidoho, on ne pouvait pas
valablement tirer un missile sol-air. » 396 Ces officiers affirment que « le Falcon 50 du président rwandais
a tout simplement été abattu par une salve des militaires hutus embusqués dans l’axe de la piste et dotés
de RPG 7, cette sorte d’arme individuelle antivéhicules très rustique copiée sur le Panzerfaust de l’armée
nazie [...] » 397 Un ingénieur de la firme Dassault confirme : « On peut abattre un Falcon 50 avec des
RPG 7 juste avant l’atterrissage. » 398 Mais tous ces militaires ne sont pas témoins directs.
Dans un article écrit le 9 avril à Kigali, Lindsay Hilsum parle de « rocket » :
The Rwandan ministry of defence says the aeroplane was brought down by a rocket as it began
its descent to Kigali airport. 399
395 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République - Objet : Rwanda-Burundi - Situation après la mort des deux présidents, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot7avril1994.pdf Voir
section 7.17 page 425.
396 J.-F. Dupaquier, Révélations sur l’accident d’avion qui a provoqué la mort de un million de personnes, L’Événement
du Jeudi, 1er décembre 1994, p. 50.
397 Dupaquier, ibidem.
398 Dupaquier, ibidem.
399 Lindsey Hilsum, Rwandan PM killed as troops wreak carnage, The Guardian, Sunday April 10, 1994. Traduction de
349
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
Figure 7.6 – L’axe d’atterrissage passe au dessus de l’extrémité nord de la propriété Habyarimana.
Source : GoogleEarth
Mais cette information vient du ministère de la Défense rwandais. Mark Huband, présent à Kigali,
utilise aussi le terme « rocket » :
The killing started after President Juvenal Habyarimana and his Burundian counterpart – both
from the majority Hutu tribe – died in a rocket attack on their plane last week while returning from
peace talks. 400
La lettre de Consignes du ministère des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire du Rwanda
parle d’un premier tir de missile suivi de « deux autres obus. » Un obus n’étant pas autopropulsé, il n’est
pas suivi d’une traînée lumineuse et n’est donc pas visible de nuit. Obus fait penser à un projectile tiré
par une batterie antiaérienne. Cependant l’emploi de l’adjectif « autres » laisse entendre que ces deux
armes sont de même nature que la première et seraient donc des missiles.
Une plus grande importance doit être accordée aux témoins directs. Ce qui peut distinguer un missile
d’une roquette, ce sont des observations de changement de trajectoire. Le caporal Mathieu Gerlache,
dans sa déclaration du 13 avril, semble l’évoquer : « un deuxième point lumineux est parti depuis le sol,
selon moi, toujours du même endroit. Ce point lumineux a à nouveau pris la direction de cet avion. »
Il confirme qu’il s’agit de missiles en disant : « La trajectoire décrite par ces points lumineux était nette
et précise selon moi, il devait donc s’agir de missiles sol-air. » Mais cette phrase ne prouve rien. Dans
sa déclaration du 30 mai il évoque un changement de direction : « C’est lorsque j’ai aperçu que ce point
prenait la direction de l’avion que je me suis rendu compte que cela devait être un tir de missile. » Il
ajoute : « j’ai aperçu un deuxième point lumineux, le même que le premier, venant du même endroit
l’auteur : Le ministère rwandais de la défense déclare que l’avion a été abattu par une roquette alors qu’il commençait sa
descente sur l’aéroport de Kigali.
400 Mark Huband, UN troops stand by and watch carnage, The Guardian, Tuesday April 12, 1994. Traduction de l’auteur :
Les massacres ont commencé après que le Président Juvénal Habyarimana et son homologue burundais - tous deux de la
tribu majoritaire hutu – aient été tués lors de l’attaque à la roquette de leur avion la semaine dernière alors qu’ils rentraient
de pourparlers de paix.
350
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
prendre la direction de l’avion. » Remarquons que, placé au bord de la piste et l’avion se dirigeant vers
lui, il n’était pas dans la meilleure position pour observer un changement de trajectoire du missile. Un
observateur placé au sommet de la colline de Masaka ou de celle de Ndera au nord aurait pu encore mieux
juger.
Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza affirme qu’il s’agit de missiles mais ne donne pas de détail qui
permettrait de le prouver. De même les médecins chez le docteur Pasuch. Le docteur Daubresse n’explique
pas pourquoi il renonce à son hypothèse de tirs de RPG-7.
La couleur de la traînée derrière le propulseur pourrait être un critère d’identification. Elle doit être
distinguée de la couleur de la boule de feu qui résulte de l’explosion de l’avion. Mais Gerlache dit qu’il
ne se souvient pas de la couleur de ces points lumineux.
Le docteur Daubresse déclare le 13 avril avoir vu « un projectile propulsé par une flamme rougeorange ». Le docteur Pasuch voit « un éclairage filant “orangé” ». Pour Philippe Leiding, « ces points
lumineux étaient de couleur blanc/rouge ». Ceci pourrait correspondre à la “plume” orange à rouge du
missile SA-7 “GRAIL”, selon les experts belges, mais, ajoutent-ils , les “plumes” des autres types de
missile ne sont pas connues d’eux. 401
Les armes utilisées sont probablement des missiles sol-air. Mais il n’est pas exclu que des roquettes
ou des obus antiaériens aient été tirés.
Nous ne pouvons aussi exclure que l’avion ait été abattu par un autre moyen, non rapporté par des
témoins. Le moyen le plus facile pour abattre un avion est d’y placer une bombe. Si les auteurs de
l’attentat font partie de l’entourage présidentiel, il n’était pas difficile de la placer dans une valise. Cela
aurait été plus difficile pour un membre du FPR. Le problème est de la faire exploser au bon moment.
Une commande par radio l’aurait permis. Les auteurs de l’attentat aurait d’abord lancé une ou deux
fusées éclairantes puis déclenché la bombe par radio. Un simple examen des débris de l’avion par des
spécialistes permet de vérifier cette hypothèse.
Un trou et des traces de feu qui a enlevé la peinture, visibles sur le bord avant d’une aile, semblent être
dus à un projectile et permettraient d’écarter cette hypothèse de l’explosion d’une bombe dans l’avion. 402
7.11.9
Le nombre de missiles ou roquettes tirés ?
Dans ce qui suit nous désignerons par missiles les projectiles tirés sur l’avion sans affirmer toutefois qu’il
s’agissait réellement de missiles. Les variations des témoignages sur le nombre de missiles tirés peuvent
être dues au type d’observation, visuel ou auditif et au fait qu’un témoin n’a pas observé tout l’attentat,
soit en raison de sa position géographique, soit parce que le ou les premiers tirs lui aient échappé. Au
départ, un missile émet un léger bruit de souffle qui n’est entendu que par les témoins proches, comme le
docteur Pasuch qui habitait près de la propriété Habyarimana. Sa trajectoire est visible dans le ciel, un
point lumineux parfois perçu avec une couleur blanc/rouge. L’explosion du missile sur ou près de l’avion
provoque une légère déflagration. Puis l’explosion de l’avion provoque un bruit fort et illumine le ciel.
L’avion se transforme en boule de feu. L’impact au sol provoque une nouvelle explosion.
Le nombre de missiles est une constatation visuelle. Il varie de 1 à 3 suivant les témoins. Ce sont les
deux médecins belges de Kanombe qui ne voient qu’un missile. Probablement n’ont-ils pas vu le premier
mais entendu son bruit. Daubresse dit en 2006 qu’il a vu deux tirs de missiles.
Les militaires belges Gerlache et Leiding en ont vu 2. Jean-Luc Habyarimana et le contrôleur aérien en
ont vu 3. Madame Saba a vu « une troisième boule rougeoyante embrasant le soir au-dessus du quartier
de Kanombe. » Nous pensons qu’il s’agit de la boule de feu qui résulte de l’explosion de l’avion plutôt
que d’un troisième missile. Gerlache et Leiding auraient pu ne pas voir le premier tir. Mais c’est étonnant
pour Gerlache, qui nous dit qu’il observait l’avion en phase d’approche. Le premier tir pouvait être une
fusée éclairante.
Il peut y avoir eu N × 2 + 2 déflagrations, N étant le nombre de missiles tirés. Donc de 6 à 8 bruits de
souffle, de déflagration ou d’explosion. Seules les personnes proches du lieu de tir pouvaient entendre le
souffle de départ. Depuis le centre de Kigali on ne pouvait entendre que 4 (cas de 2 missiles) ou 5 (cas de 3)
déflagrations. Si le premier tir était celui d’une fusée éclairante, 4 explosions auraient été audibles depuis
401 P. Smeets, Lt Col Avi, VSF/I et J. Paque, Maj d’Avi Ir VSF/IT, à l’auditeur militaire, Rapport d’enquête, 1er août
1994 no VSF/I 943141. Objet : Sinistre aérien du 06 Avr 94 à Kigali - Falcon 50. http://francegenocidetutsi.org/
SmeetsPaque1erAout1994.pdf
402 Voir figure 7.9 page 434.
351
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
Kigali centre. Les témoins parlent de 1 à 4 explosions. Le soldat belge Leiding et Jean-Luc Habyarimana
disent en avoir entendu 4. Leiding, qui se trouve près de la piste au même endroit que Gerlache, évoque
2 déflagrations qui précèdent le départ des 2 points lumineux et 2 explosions, la première étant celle
de l’avion explosant dans le ciel, la deuxième celle produite par l’impact au sol. Jean-Luc Habyarimana
a entendu 3 coups accompagnant les balles traçantes ou fusées et l’explosion de l’avion en l’air. Nous
avons 4 témoignages de Jean-Luc Habyarimana. L’un dans Jeune Afrique du 28 avril 1994. L’autre publié
par Charles Onana dans Les secrets du génocide rwandais, en 2002. Un troisième au TPIR, le 6 juillet
2006, 403 le quatrième, le 2 mai 2007, au procès Ntuyahaga à Bruxelles. 404 Il affirme toujours qu’il y a
eu 3 tirs. Dans son témoignage publié par Charles Onana, il dit que le premier tir n’a pas atteint l’avion
et que le pilote a réagi en faisant un écart :
Vers 20 h 30, je suis sorti de la piscine et, soudain, j’ai entendu le vrombissement de l’avion. J’ai
dit à mes cousins : « ça c’est l’avion de papa ». J’ai donc décidé d’attendre de le voir passer avant
d’entrer à la maison. Dès que j’ai aperçu le Falcon 50, j’ai vu une lumière rapide, une espèce de balle
traçante à grand volume, passée à proximité de l’appareil. Je crois que le pilote a brusquement changé
de trajectoire après avoir détecté quelque chose d’anormal sur son radar. Immédiatement après, il
y a eu un deuxième tir avec la même lumière puis un troisième qui ont touché l’appareil. L’avion a
explosé et l’épave s’est écrasée dans le jardin. J’ai dit à mes cousins, qui étaient juste à côté : « Ils
viennent de descendre l’avion de papa. » 405
Dans quatre témoignages différents, Jean-Luc Habyarimana affirme qu’il a vu trois tirs. Pourtant le
juge Bruguière écrit dans son ordonnance qu’il y a eu deux tirs de missiles alors que le juge l’a entendu
et rapporte son témoignage pour d’autres faits. Il semble bien qu’il ne retient des témoignages que ce qui
lui convient.
La lettre de Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire du Rwanda
en date du 15 avril 1994 parle aussi de trois projectiles. Cette lettre affirme ici qu’un missile et deux
« obus » ont été tirés sur l’avion. 406
L’ambassadeur du Rwanda au Zaïre, Étienne Sengegera, accusant les Belges d’avoir commis l’attentat,
précise que trois missiles ont été tirés sur l’appareil :
« Ce sont trois militaires belges appartenant à la Minuar qui ont abattu à coups de missiles l’avion
présidentiel rwandais », a-t-il affirmé à TéléZaïre, précisant que trois missiles au total avaient été tirés
sur l’avion. Alors que le premier avait raté sa cible, le second l’a frôlée mais c’est le troisième qui a
fait mouche et a fait exploser l’appareil. 407
Un document de l’opposition ougandaise, diffusé à Nairobi, affirme que 3 roquettes ont été tirées dont
une depuis le CND où est cantonné le bataillon FPR, les deux autres provenant des environs immédiats
de l’aéroport :
Kigali residents who were reached by phone claim to have seen three rockets light up the sky
before the Presidential plane exploded. One rocket came from the area of the National Assembly hill
where Rwanda patriotic front (RPF) is camped. The other two rockets came from the adjacent areas
of the airport which was guarded by Belgian troops. 408
Spérancie Karwera, directrice du Journal du MRND Umurwanashyaka, soutient dans Jeune Afrique
que l’avion a essuyé 3 tirs de missiles :
Le 6 avril 1994, sitôt connue la nouvelle selon laquelle le Mystère 50 dans lequel le président
rwandais, le général Juvénal Habyarimana, s’apprêtait à atterrir en compagnie du chef de l’État
burundais, avait été abattu par trois missiles, la plus grande confusion s’est installée à Kigali, la
capitale. 409
Voir section 7.9.6 page 324.
Procès Ntuyahaga 02.05.07, Transcription Avocats sans frontières.
405 Charles Onana, Les secrets du génocide rwandais [162, p. 81].
406 Voir section 7.10.17 page 340.
407 Colette Braeckman, Polémique à propos de l’attentat, Le Soir, 21 avril 1994, p. 7.
408 Uganda Democratic Coalition INC, April 12, 1994. Cf. A. Guichaoua [98, p. 681]. Traduction de l’auteur : Des habitants
de Kigali, joints par téléphone, ont dit avoir vu trois roquettes illuminer le ciel avant que l’avion présidentiel explose. Une
roquette provenait de la colline de l’Assemblée nationale où le Front patriotique rwandais (FPR) est stationné. Les deux
autres roquettes venaient de zones adjacentes de l’aéroport qui était gardé par des troupes belges.
409 Spérancie Karwera, Ivres de vengeance, Jeune Afrique 14-20 avril 1994, p. 15.
403
404
352
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Observateur
Nb de
Bruits
Ciel
Boule
missiles
d’explosion
illuminé
de feu
D. Daubresse 13/4/94
1
1
oui
D. Daubresse 2006
2
M. Pasuch 9/5/94
1
2
oui
oui
M. Gerlache
2
1 (fort)
oui
oui
P. Leiding
2
4
oui
J.-L. Habyarimana
3
4
P. Munyaneza
3
oui
oui
A. Bicahaga
3
E. Ruhigira
2
G. de St Quentin
2
M.-H. Saba
oui
2
oui
T. Tambour
1
L. Greindl
4
M. Gérin
4
Y. Theunissen
2
GIR 15/4/94
3
E. Sengegera
3
S. Karwera
3
E. Kamali
3
C. Sindano
2
oui
oui
Table 7.6 – Observations des témoins, lors de l’attentat du 6 avril 1994
Selon Stephen Smith deux ou trois missiles ont pu être tirés :
Sur le site du crash, le commando français n’a rien récupéré permettant, avec certitude, de l’identifier. Pour cause : le missile fatal – sur les deux ou trois qui, depuis la colline de Masaka, au sud-est
de l’aéroport, ont été tirés – a explosé, comme il le doit, à faible distance de sa cible, déchiquetée par
les éclats. 410
Cette remarque de S. Smith est intéressante. Le missile fatal n’aurait pas percuté l’avion mais aurait
explosé à faible distance et était prévu pour cela. Ceci pourrait expliquer qu’aucun des trois réacteurs ne
semble avoir explosé.
Deux ou trois missiles ont été tirés. Mathieu Gerlache dit deux. Mais deux autres témoins directs,
Jean-Luc Habyarimana et le contrôleur aérien Patrice Munyaneza, disent trois. Remarquons enfin qu’en
plus, des obus ont pu être tirés contre l’avion et n’ont pas pu être vus mais entendus.
La commission Mutsinzi a entendu 17 militaires des FAR. Les uns sont des gardes présidentiels qui
se trouvaient à l’aéroport, les autres étaient au camp Kanombe ou à l’hôpital militaire, encore plus près
de la résidence Habyarimana. Sur ces 17, 8 ont entendu ou vu 2 tirs, 9 en ont vu ou entendu 3. Parmi
ces 9, 3 disent que le premier tir est une fusée éclairante. Parmi les autres témoins certains décrivent
le premier tir comme une balle traçante (1), une étoile filante (2), une flamme en cloche (1). Donc 6
témoins sur 17 décrivent le premier tir comme un projectile fortement lumineux. Comme la plupart des
410
Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
353
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
témoins décrivent les tirs comme une traînée lumineuse et que s’il s’agit de missile de type SAM 16, il
n’émet une flamme qu’au départ, il est assez plausible que l’un de ces tirs soit une fusée éclairante. A
l’instar du rapport Mutsinzi, nous considérons comme assez vraisemblable que le premier tir ait été une
fusée éclairante. Que tous les témoins ne l’aient pas vu serait dû à ce qu’ils n’observaient pas l’avion
attentivement avant ce premier tir. Il y aurait eu à la suite deux tirs de missiles. Le deuxième tir pour
ceux qui en ont vu 3, ou le premier pour ceux qui en ont vu 2, touche l’avion d’après 6 témoins sur 17,
l’avion bouge (1), zigzague (1), est touché à l’aile (1), est touché à l’aile gauche (1). Pour tous les témoins
le dernier tir touche l’avion, celui-ci prend feu (3), il explose (6), il se brise en deux (1), la cabine est
touchée (1).
7.11.10
Le pilote a-t-il activé des leurres antimissiles ou tenté une esquive ?
Nous ne savons pas si le Falcon a été équipé de leurres. Cependant, si nous nous référons à une photo
d’un C-130 Hercules activant ses leurres pour tromper des missiles munis de détecteurs infrarouge, 411
nous constatons que, de nuit, cela provoque une sorte de feu d’artifice en forme d’ange (Angel flares).
Le nuage de chaleur ainsi créé par des moyens pyrotechniques devient plus attractif pour le missile que
les réacteurs de l’avion. Aucun témoignage ne nous rapporte que l’avion a émis de telles lumières après
le premier tir. Nous en déduisons que le pilote du Falcon n’a pas activé ce genre de leurres. Il existerait
aussi des sortes de lampes infrarouges qui brouillent les éventuels missiles. 412
Le pilote a-t-il tenté une manœuvre pour esquiver les missiles ? Le juge Bruguière écrit dans son
ordonnance :
Que dans les circonstances de l’espèce, il était aisé d’abattre, un Falcon 50, un aéronef civil
relativement lent en configuration approche et dont les deux réacteurs dégageaient, même à faible
régime, suffisamment de chaleur pour activer efficacement le dispositif de guidage du missile ; 413
Le Falcon-50 a trois réacteurs et non deux. Le juge a-t-il été aussi peu sérieux pour écrire une pareille
bourde ? 414 Gardons-nous de jugements abrupts ! Il veut peut-être dire qu’au moment de l’atterrissage,
l’avion n’utilisait que deux réacteurs. Si c’est exact, comment a-t-il fait pour le savoir ? A-t-il eu accès au
dépouillement de l’enregistreur FDR de l’avion ? Ou du CVR ? L’a-t-il appris par les bandes magnétiques
comportant les échanges radio de la tour de contrôle avec les pilotes ? L’a-t-il appris par le capitaine
Ducoin qui a conseillé au copilote du Falcon des mesures techniques pour échapper aux missiles et qu’il
a auditionné ? 415
Après enquête, il apparaît qu’un Falcon 50 peut voler avec seulement deux réacteurs – la firme Dassault
en fait même un argument de vente –, mais que la procédure normale d’atterrissage est d’en utiliser trois.
De plus, il y a une trappe sous le siège du pilote avec un pédalier pour avoir un surcroît de puissance en
cas de « remise des gaz ».
Le fait de n’utiliser que deux réacteurs faisait-il partie des manœuvres possibles pour éviter des
missiles ? Cela paraît curieux. Pour éviter des missiles à détecteur infrarouge, une solution pourrait être
de couper les réacteurs, mais l’avion, transformé en planeur, n’est alors plus guère maniable ! Une autre
solution est de garder au contraire toute la puissance de l’avion pour pouvoir opérer brutalement un
changement de trajectoire. Il faudrait plus de 30 secondes pour démarrer un réacteur. Une solution
intermédiaire pourrait être de diminuer au maximum la puissance pour diminuer la chaleur dégagée et
rendre ainsi l’avion moins facilement détectable. En ce sens, la lettre du copilote Jean-Pierre Minaberry
au capitaine Ducoin laisse entendre qu’il envisage une arrivée à vitesse réduite : « On va étudier une
arrivée haute Alt. ⊥ NIV 200 et percée ILS normale tout réduit – phares éteints – Je ne sais pas si c’est
efficace. » 416
411
http://en.wikipedia.org/wiki/C-130_Hercules.
Éric Denécé, La menace des missiles sol/air, Le Figaro, 31 octobre 2005, p. 16.
413 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 38].
414 Jean-Louis Bruguière pratique l’aviation : « Le juge n’est vraiment à l’aise qu’aux commandes d’un Cessna, un avion
de tourisme. » Cf. F. Spitzer [199, p. 40].
415 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 40-41].
416 Lettre de Jean-Pierre Minaberry au capitaine Bruno Ducoin, Kigali, 28 février 1994. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 239 ]. Nous faisons ici la transcription d’une écriture manuscrite. Prière de se reporter
au fac-similé. http://francegenocidetutsi.org/Minaberry28fevrier1994.pdf
412
354
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Selon nous, le copilote voudrait dire ici que l’avion arrive à la verticale de l’aéroport à l’altitude de
6 400 m (NIV 200 = flight level 200 = niveau 20 000 pieds = 6 400 m). Puis descend en spirale à la
verticale de l’aéroport en vol plané, moteurs au ralenti mais non arrêtés (tout réduit). Les méthodes des
avions militaires pour échapper aux missiles sol-air à détecteurs infrarouge sont soit d’opérer à haute
altitude, soit d’activer des leurres (flares) quand ils s’approchent de la position supposée du poste de tir
de missiles, soit encore d’opérer à très basse altitude en utilisant au mieux le relief. 417 Cette dernière
solution, la navigation à très basse altitude, est évoquée également dans la lettre ci-dessus. Elle aurait
été adoptée par les pilotes du Falcon selon le témoignage de Hermenegilde Bizige, traducteur interprète
de la présidence rwandaise, qui a rapporté que les pilotes du Falcon 50 « avaient appris à piloter entre
les montagnes et avaient appris à se protéger ». 418
Cette lettre de Minaberry suggère deux stratégies pour éviter des missiles, soit l’arrivée à très basse
altitude, soit l’arrivée à haute altitude et descente en vol plané au-dessus de l’aéroport. Quelle est celle
qui a été choisie ce 6 avril ? Selon Linda Melvern l’avion fit un tour. 419
Le témoignage de Jean-Luc Habyarimana suggère qu’après le premier missile le pilote a relancé ses
réacteurs et changé de trajectoire. 420
Plusieurs témoins constatent qu’après le premier tir, qui ne touche pas l’avion, ses lumières s’éteignent.
7.11.11
Les témoignages sur le commando qui aurait abattu l’avion
Ces témoignages accusent des militaires belges. Ils affirment que les auteurs de l’attentat étaient blancs
et qu’ils utilisaient des véhicules de l’ONU. Sauf dans un cas, l’identité des témoins n’est pas fournie, ce
qui les rend peu utilisables.
Réfutant également l’hypothèse de Colette Braeckman qui accuse deux Français et celle de l’ambassadeur Étienne Sengegera qui accuse les Belges, Gérard Prunier y voit néanmoins un point commun qui
lui paraît plausible, les auteurs de l’attentat seraient des Blancs :
Le gouvernement belge n’a pas plus intérêt que les Français à la mort du président Habyarimana,
mais un détail important se retrouve dans ces deux explications qui ne tiennent pas debout : d’après
plusieurs témoins oculaires, les hommes qui auraient tiré les missiles sont des Blancs. On les a vus
quitter la colline de Masaka au volant d’un véhicule, quelques minutes après l’explosion de l’avion et,
bien que personne ne les ait vus tirer les missiles, leur extrême hâte rend plausible la théorie d’une
fuite. Personne ne tente de les intercepter, et leur identité demeure un mystère complet. 421
Sengegera aurait déclaré qu’« on retrouve sur place les cadavres de deux soldats blancs, qui combattaient aux côtés du FPR. » 422 Prunier appelle ça une « invention manifeste », mais nous pouvons nous
interroger s’il n’y a pas là l’évocation de la mort des deux gendarmes français Didot et Maïer.
Leur véhicule serait un véhicule de l’ONU :
Les témoignages des habitants tendent à prouver que le commando qui a mis en œuvre ces missiles
s’est servi de véhicules de l’ONU pour se rendre sur les lieux. 423
D’autres témoignages comme celui-ci d’Abdallah Bicahaga, déjà cité, déclare avoir vu passer des
militaires belges dans une jeep de la Minuar :
Vers 18 heures et demie du soir, les musulmans sont partis à la prière du soir à la mosquée de
Nyandungu située au milieu de la cellule. Ils ont vu une jeep de la Minuar avec à bord six militaires
417 Voir SeadMissilesURSS.pdf trouvé sur http ://www.checksix-fr.com/articles/detail.php ? id=338. http://
francegenocidetutsi.org/SeadMissilesURSS.pdf SEAD : Suppression of Enemy Air Defenses. (Destruction des défenses
antiaériennes ennemies).
418 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 45].
419 « Shortly before 8.20 p.m. the presidential jet circled once in the clear night sky above Kigali International Airport. ».
Cf. [142, p. 133]. Linda Melvern cite en note le livre de Dallaire, édition anglaise, p. 221. Nous ne trouvons pas trace de ce
détail dans l’édition française.
420 Voir section 7.10.13 page 337.
421 G. Prunier [175, p. 259].
422 G. Prunier, ibidem, p. 258.
423 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
355
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
belges qui se dirigeait vers le camp Kanombe. Dans un laps de temps, cette jeep est retournée avec
deux militaires seulement. 424
La famille Habyarimana raconte le 21 avril 1994 à Paris que les tireurs étaient des militaires blancs
qui sont repartis en jeep :
Immédiatement après avoir entendu l’explosion, des paysans de Massaka ont vu des militaires
blancs quitter la colline à bord d’une jeep, en tiraillant comme pour se couvrir, en direction de
Kigali. 425
Les auteurs de cet article de Jeune Afrique supposent que ces Blancs seraient des militaires belges de la
MINUAR, car ils font le lien avec la colonne belge du lieutenant Vermeulen et de l’adjudant Cantineaux,
qui ne parvient à rentrer dans le stade Amahoro le 7 avril à 15 h qu’en ouvrant le feu. 426 Parmi eux se
trouve le groupe qui avait été envoyé par le général Dallaire pour sécuriser le lieu du crash.
La RTLM aurait rapporté, selon Sixbert Musangamfura, que des témoins ont vu des militaires belges
quitter les lieux après l’attentat :
« Juste après l’attentat, on a vu deux paras belges quitter l’aéroport dans une jeep. » 427
Pierre Péan rapporte des témoignages semblables sans en indiquer la source :
Le 6 avril, vers 19 h 30, une Jeep mitrailleuse de la MINUAR belge est passée au centre de négoce
de Mulindi vers Masaka. Elle est retournée quelques minutes après le crash... 428
Le capitaine Sean Moorhouse, officier de l’armée britannique, affecté à la MINUAR a enquêté pendant six mois de septembre 1994 à mars 1995 sur l’attentat avec une équipe de trois autres spécialistes
originaires du Canada, de l’Australie et des USA. Il a abouti à la conclusion que « l’avion du président
rwandais avait été abattu par trois Blancs avec l’aide de la garde présidentielle et que les tirs d’armes
ayant abattu l’avion étaient partis du camp militaire de Kanombe. » 429
De combien de personnes était composé le commando ? Le commandant Grégoire de Saint-Quentin,
témoin de l’attentat, puisqu’il habite à quelques centaines de mètres du lieu du crash, note que les deux
coups ont été tellement rapprochés qu’il y avait certainement deux tireurs. 430 Il y avait certainement en
plus de ces deux tireurs un spécialiste de télécommunications capable d’écouter les communications entre
l’avion et la tour de contrôle ou relié avec une personne à l’aéroport chargée de confirmer que l’avion à
abattre est bien celui qui se présente. Le commando était constitué au minimum de trois personnes.
7.11.12
Le lieu d’où les missiles ont été tirés
Tir depuis Masaka
La première référence, à notre connaissance, au site de Masaka est faite par l’ambassadeur de France,
Jean-Michel Marlaud, le 7 avril :
Vers une heure du matin, l’ambassadeur de France Jean-Philippe [Jean-Michel] Marlaud indique
que des témoins auraient entendu des explosions avant le crash de l’avion présidentiel. Lui-même
tient pour sûr l’usage de missiles. Ils auraient été tirés depuis le quartier Masaka, tenu par les forces
gouvernementales et qui a vu les jours suivants disparaître nombre de ses habitants, éliminés selon
des critères qui n’apparaissent ni ethniques, ni politiques. Par la suite, des témoins parleront aussi de
deux avions entendus aux abords de l’aéroport à peu de temps d’intervalle. 431
424 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003. http://francegenocidetutsi.org/
Nyarugunga.pdf
425 Philippe Gaillard, Hamid Barrada, Le récit en direct de la famille Habyarimana, Jeune Afrique, 28 avril 1994, pp. 12-19.
http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
426 A. Goffin [91, pp. 94-104].
427 J.-F. Dupaquier, Révélations sur l’accident d’avion qui a provoqué la mort de un million de personnes, L’Événement
du Jeudi, 1er décembre 1994, p. 50.
428 P. Péan [177, p. 245].
429 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 181].
430 Voir section 7.10.3 page 327.
431 M. Mas [139, p. 369]. Il semble qu’il s’agit là d’une interview par téléphone de l’ambassadeur faite par un journaliste
de RFI, peut-être Monique Mas elle-même.
356
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
La Radio Mille Collines y fait référence le 13 avril, par la voix de Georges Ruggiu : « Après une enquête
minutieuse tout porte à croire que cet avion a été descendu au départ d’une position non officielle : position
Masaka des soldats belges de la Minuar. Par ailleurs, ce contingent belge de Minuar était chargé de la
sécurité de l’aéroport. » 432 Dans la presse, en l’état de nos connaissances, c’est Colette Braeckman qui la
première fois, le 17 juin, affirme que les tirs sont partis de Masaka. 433 L’information est reprise par Paul
Barril. 434
Un coopérant militaire belge qui habitait au camp de Kanombe affirme que les tirs sont partis d’un
endroit situé entre la propriété présidentielle et le village de Kabuga :
Par contre des coopérants militaires belges, se trouvant au camp militaire de Kanombe, ont été,
littéralement, aux premières loges : L’avion s’est écrasé à 350 mètres de ma maison, nous a raconté
l’un d’entre eux, les coups ont été tirés depuis un endroit qui se trouve entre un village appelé Kabuga
et le camp présidentiel. Là, c’est déjà la brousse : l’endroit se trouve au-delà du camp présidentiel, qui
s’ouvre par une grille, mais à l’arrière, il n’y a plus de clôture. Des militaires rwandais auraient pu
y prendre position, mais il n’est pas impossible que d’autres s’y soient également installés. L’auditeur
militaire a entrepris une enquête balistique pour établir d’où venaient effectivement les tirs. 435
Nous supposons que le « camp présidentiel » désigne la propriété du président Habyarimana. Tel que
décrit, le lieu du tir peut se trouver au pied de la colline de Masaka, au lieu-dit “ La Ferme”, mais il
peut être beaucoup plus proche de la propriété d’Habyarimana. Le coopérant qui témoigne pourrait être
le docteur Pasuch qui résidait dans les maisons à côté de l’hôpital militaire de Kanombe.
Du témoignage de Mathieu Gerlache, on peut déduire que le départ des tirs est situé au sud de l’axe
d’atterrissage de l’avion et qu’il s’est effectué du sud vers le nord. Vu depuis l’ancienne tour de contrôle, ce
point de départ se trouve dans la direction du camp militaire de Kanombe. Il dit d’ailleurs : « J’ai aperçu
alors un point lumineux partir du sol. La direction de départ de ce point était le camp de KANOBE. » 436
Le Dr Daubresse dit que la direction du tir est du sud-sud-est au nord-nord-ouest. Le Dr Pasuch dit
le 9 mai 1994 : « on me confirmait que le tir était parti de Kabuga ». De ces témoignages, l’adjudant Guy
Artiges, de l’auditorat militaire belge, en déduit que le lieu du tir est situé dans le fond entre la route de
Rwamagana et la colline de Masaka au lieu-dit “La Ferme” :
Il ressort du témoignage du Dr Pasuch un axe précis le long duquel sont partis les missiles. 437
Le témoin Gerlache précise bien que les tirs ont eu lieu dans la partie droite par rapport à l’axe de
la piste et perpendiculairement par rapport à celle-ci. Il nous a été signalé que la vallée dans laquelle
se trouve “La Ferme” est un point d’observation idéal pour l’approche des avions.
Une partie de cette vallée est marécageuse mais à l’endroit de la Ferme il y a des cultures et
pas d’habitation à moins de 300-500 mètres. Selon la carte, le bas des collines enserrant la vallée est
planté de caféiers. Une route traverse la vallée à la hauteur de “La Ferme”. Au vu de ces éléments,
on peut supposer que le tir a eu lieu à proximité immédiate de la Ferme (discrétion, accès et fuite
faciles, point de chute de l’avion). 438
Remarquons que les témoignages sur lesquels s’appuie Artiges permettent de déterminer une direction,
un axe sur lequel se trouve le lieu de tir. Ils ne permettent pas de déterminer un point précis sur cet axe.
Gerlache indique une direction. On ne peut pas en déduire que le lieu du tir est le fond de Masaka plutôt
que le camp de Kanombe. 439 La rapport Mutsinzi n’a pas plus de raison d’en déduire que le tir est parti
du camp militaire. Certes Gerlache cite le camp militaire.
En plus de cette constatation de l’auditorat militaire belge, Colette Braeckman s’appuie sur deux
témoins qui attestent avoir vu à Masaka deux jeeps et un camion de l’armée rwandaise le matin et le soir
du 6 :
432 RTLM, 13 avril 1994, Georges Ruggiu et Thomas Kabonabake, directeur de L’Écho des Milles Collines. Cf. J.P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 207].
433 Colette Braeckman, L’avion Rwandais Abattu Par Deux Français ? , Le Soir, 17 juin 1994, p. 1.
434 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
435 Colette Braeckman, Polémique à propos de l’attentat, Le Soir, 21 avril 1994, p. 7.
436 Audition de Mathieu Gerlache par l’auditorat militaire belge, 30 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Gerlache30mai1994.pdf
437 L’adjudant Artiges a dessiné cet axe depuis la maison du docteur Pasuch sur une carte au 1/50 000ème. Nous avons
représenté cet axe en figure 7.7 page 358.
438 Auditorat militaire, Guy Artiges, adjudant, PV no 727, 25 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Artiges25mai1994.pdf
439 Voir figure 7.5 page 332.
357
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
Figure 7.7 – Position de M. Gerlache à l’ancienne tour de contrôle, maison du Dr Pasuch près de l’hôpital
militaire, direction du tir observé, propriété Habyarimana, lieu-dit “La Ferme”, axe d’atterrissage de
l’avion, 14 : position barrière. Source : carte au 1/50 000e, annexe rapport Mucyo
Un certain nombre de faits se dégageaient de tous ces témoignages, dont quelques-uns avaient également été communiqués à l’auditeur militaire chargé à Bruxelles de recueillir toutes les informations
possibles à propos de la mort des dix paras-commando belges de la MINUAR et, plus largement, sur
les circonstances de la mort du chef de l’État et le climat anti-belge qui l’avait suivie.
Il était ainsi apparu que les tirs étaient partis du lieu-dit Masaka, à proximité du camp de la garde
présidentielle. [...]
J’avais appris également que, dès le matin du drame, l’armée rwandaise avait mis plusieurs mitrailleuses quadruples en position derrière le camp militaire de Kanombe et à proximité du village de
Masaka. 440
Où se trouve exactement ce « camp de la garde présidentielle » ? Cette affirmation vient notamment
des paras belges de la MINUAR : « Il nous semble que les tirs sont partis du camp de la garde présidentielle. » 441 Vraisemblablement, il s’agit des bâtiments de la garde présidentielle qui jouxtent la résidence
Habyarimana de Kanombe et non le camp de la garde présidentielle à Kimihurura.
Filip Reyntjens, dans son livre publié en 1995, parle également du même témoin qu’il désigne par
P.H. :
D’abord on sait d’où sont partis les missiles. Il s’agit des environs immédiats d’un endroit appelé
“La Ferme”, situé sur la piste reliant la colline de Masaka à la route principale Rwamagana-Kibungo ;
“La Ferme” se trouve à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de cette dernière et à deux
kilomètres à peine de Kanombe. [...] 442
440
441
442
C. Braeckman [44, pp. 189-190]. La suite de cette citation figure en section 7.7.5 page 305.
Colette Braeckman, Les paras à pied d’œuvre, non loin des combats, Le Soir, 12 avril 1994, p. 1.
Filip Reyntjens [182, p. 24].
358
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le témoignage de P.H. paraît sûr. Il est certain qu’une position militaire rwandaise a été installée
non loin de l’intersection entre le chemin de Masaka et la route de Kibungo jusqu’au soir du 6. Elle s’y
trouvait encore 30 minutes environ avant l’attentat. Il n’y a cependant pas de preuve que ce soit ces
militaires-là qui aient tiré contre l’avion présidentiel.
Colette Braeckman donne le récit d’un deuxième témoin :
Des témoins, il en reste cependant. « A. » (qui veut rester anonyme car il a peur d’être liquidé si
les Interahamwes reviennent) habitait à Massaka, et il retrouva par la suite l’endroit où campèrent les
tireurs d’élite. Lorsque « A. » est confronté avec P.H., les deux hommes sont d’accord : c’est bien en
haut de la route, que par la suite les villageois ont retrouvé des lanceurs. Les lieux étaient abandonnés,
explique « A. », mais lorsque des réfugiés sont venus de Gikomero on leur a dit d’aller de ce côté
construire leur « blindé », leur hutte. Attirés par un carré d’herbe rase, ils découvrirent une sorte de
campement abandonné où se trouvaient encore deux matelas. Mais surtout il y avait là des gardiens
qui veillaient sur deux lanceurs de roquettes. Les hommes étaient effrayés, mais on leur avait dit de
ne pas quitter les lieux. Les réfugiés sont alors allés chercher la garde présidentielle qui a emporté
les deux lanceurs. « A. » se souvient d’une autre précision troublante : l’un des lanceurs était équipé
d’un petit tableau, qui permettait de mesurer l’altitude et la vitesse de l’avion.
Selon « A. », de nombreux habitants de Masaka pourraient confirmer son témoignage, car ce
campement avait suscité la curiosité de tous. Mais voilà : nul ne semble pressé de savoir la vérité. 443
Ce témoignage laisse entendre que « A. » a vu les « deux lanceurs de roquettes » qui ont servi à abattre
l’avion. Il est regrettable que la journaliste ne fournisse pas plus de précisions.
Le contrôleur aérien, Patrice Munyaneza, affirme également que les tirs sont partis de la zone de
Masaka : « C’est à ce moment que j’ai vu le départ de trois missiles, tirés depuis la zone de Masaka. » 444
Tir depuis le camp militaire ou la position garde présidentielle à Kanombe
D’autres témoins, en revanche, affirment que le ou les tirs sont partis du camp de Kanombe. Il faut
tenir compte qu’il n’y a que deux à deux kilomètres et demi entre le lieu-dit “La Ferme” et le camp
militaire. Le colonel Luc Marchal, commandant du secteur Kigali de la MINUAR, note dans son journal
que le coup est parti du camp de Kanombe :
2030 Hr : Avion présidentiel abattu à partir du camp de Kanombe (Garde Présidentielle) 2 témoignages (Dr Pasuk Aq Rutongo). 445
Le colonel Marchal fait allusion ici au témoignage du docteur Pasuch, médecin-anesthésiste de la
coopération militaire belge, qui résidait dans le camp de Kanombe et aux témoignages des soldats belges
de la section du sergent Teyssier qui était à Rutongo à 30 km de Kigali et qui a vu l’avion exploser. 446
Notons que, depuis, le colonel Marchal affirme que c’est le FPR qui a abattu l’avion. Comment expliquet-il que des hommes du FPR se soient infiltrés dans le camp militaire de Kanombe ou à proximité et aient
pu repartir après avoir abattu l’avion sans être inquiétés ?
Selon un communiqué de l’ONU le 6 avril vers minuit, l’avion a été abattu par des tirs venant du
« quartier de Kanombe » :
Vers minuit, contactés par RFI, deux officiers de l’ONU se succèdent au téléphone à Kigali pour
lire un communiqué officiel : « Vers 20 h, heure locale, alors que l’avion présidentiel était en phase
d’approche de l’aéroport, il a été abattu par des tirs en provenance du quartier de Kanombe. » L’un des
Casques-bleus ajoute qu’il ne s’explique pas pourquoi « des forces gouvernementales nous en interdisent l’accès ». Selon lui, une équipe de l’ONU serait partie sur les lieux pour tenter de s’informer. 447
Le lieutenant-colonel Walter Balis, officier de liaison de la MINUAR, qui se trouvait avec le bataillon
FPR au CND du 6 avril vers 22 heures au 11 avril, affirme aussi que le tir est parti de Kanombe :
Colette Braeckman, L’énigme de l’attentat contre l’avion présidentiel, Le Soir, 20 juin 1995.
Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
445 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge 1-611/12 - 1997/1998, p. 44.
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=44
446 Auditorat militaire belge. Témoignage de Joel Hemeryck (2Cdo 2e Cie), 30 mai 1994. http://francegenocidetutsi.
org/Hemerick30mai1994.pdf
447 M. Mas [139, p. 369].
443
444
359
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
Q : Le FPR et les Casques-bleus belges ont été directement accusés par la RTLM et le gouvernement intérimaire d’avoir abattu l’avion présidentiel. Qu’en dites-vous ?
R : Cela frise le ridicule. Il est certain que les missiles ont été tirés à partir du camp de Kanombe. Je
ne vois vraiment pas des soldats du FPR s’infiltrer dans un bastion des FAR, pour courir des risques
tout à fait inutiles. Quant aux Belges ils n’ont jamais disposé de la moindre arme anti-aérienne au
Rwanda. 448
Selon des officiers belges de l’ONU, les missiles ont été tirés depuis la base des troupes aéroportées à
Kanombe :
Confirmation that President Habyarimana’s plane was shot down by his own airborne units – and
not the mainly-Tutsis rebels – came yesterday from Belgian UN officers who witnessed the attack on
the plane.
Two rockets were fired at the presidential jet from the main airborne base at Kanombe, bringing
it down at three miles of the airport.
No one knew when the plane was landing or that it carried the President – except Rwanda’s most
elite units. 449
Des diplomates affirment aussi que les deux roquettes tirées contre l’avion présidentiel sont parties du
quartier Kanombe :
Dès l’attentat connu, les soupçons se sont portés sur les quelques 200 anciens rebelles tutsis du
FPR (Front patriotique rwandais), installés à Kigali depuis la signature des accords de paix, en août à
Arusha, en Tanzanie. 450 Coupables tout désignés d’un coup d’État contre l’homme fort du régime, les
rebelles tutsis, faisait-on remarquer hier dans la capitale rwandaise, ne pouvaient pas matériellement
réaliser un tel attentat depuis que leurs armes lourdes ont été saisies par les militaires des Nations
Unies. Ils n’auraient aucun intérêt aujourd’hui à interrompre de façon violente un processus de transition qu’ils ont ardemment souhaité. D’autant que si ce processus traîne aujourd’hui désespérément
en longueur, la responsabilité en incombait exclusivement au chef de l’État, accroché à un pouvoir
qu’il exerçait sans partage depuis 1973.
Un point de vue que l’avis de plusieurs diplomates est venu étayer hier. Selon eux, les deux
roquettes tirées contre l’avion présidentiel sont parties du quartier Kanombé où se trouve la plus
grande partie des effectifs de la garde présidentielle. 451
Remarquons que le camp de la garde présidentielle n’est pas à Kanombe mais à Kimihurura. Cependant
des gardes présidentiels sont affectés à la garde de la propriété d’Habyarimana qui est située près du camp
de Kanombe.
Thierry Charlier parle aussi d’un tir depuis Kanombe : « Quelques secondes plus tard, deux missiles
sol-air tirés depuis le camp militaire de Kanombe volatilisent l’appareil. » 452
Dans une note sur l’attentat du 6 avril où il affirme qu’il est « probablement l’œuvre du FPR »,
l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, écrit que les tirs provenaient de Kanombe :
Certes, aucune hypothèse ne peut être définitivement écartée. La thèse d’une responsabilité de
proches du Président Habyarimana est cependant d’une très grande fragilité. Elle repose sur le fait
que les tirs provenaient de Kanombe, où se trouve un camp de la garde présidentielle. Mais rien ne
prouve qu’ils venaient de l’intérieur de ce camp. 453
Vénuste Nshimiyimana, Prélude du génocide rwandais [160, p. 105].
Scott Peterson, Violence lurks round every corner – it is random and unescapable, Daily Telegraph, 12 April 1994.
Traduction de l’auteur : La violence est tapie à chaque coin de rue. Elle frappe au hasard et on ne peut y échapper. La
confirmation que l’avion du Président Habyarimana a été abattu par sa propre unité de paras-commando – et non des
rebelles essentiellement Tutsi – a été donnée hier par des officiers belges de l’ONU qui ont été témoins de l’attaque contre
l’avion. Deux roquettes ont été tirées contre l’avion présidentiel depuis la principale base des paras-commando à Kanombe,
abattant l’avion à cinq kilomètres de l’aéroport. Personne ne savait quand l’avion allait atterrir ni qu’il transportait le
Président, hormis les troupes d’élite rwandaises.
450 Il y a en vertu des accords de paix 600 soldats du FPR à Kigali.
451 Alain Frilet, Rwanda : la paix civile détruite en plein vol, Libération, 8 avril 1994.
452 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids, juin 1994, pp. 10-12. Remarquons
que cette revue pour « fanas-mili » français avoue tout de go, dès juin 1994, ce que pendant des années la presse française
aux ordres s’évertuera à nier.
453 Jean-Michel Marlaud, Note du ministère des Affaires étrangères, 25 avril 1994, Attentat du 6 avril 1994, Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994, [180, Tome II, Annexes, p. 273]. http://francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
448
449
360
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Dans la suite de cette note, Marlaud ne contredit pas cette affirmation.
Jean Birara écrit : « Les tirs sont venus du camp de Kanombe (près de la résidence du Président et
de l’aéroport) ». 454
Nous concluons que certains témoins situent le départ des tirs à Masaka, d’autres au camp de Kanombe, voire à l’est de ce camp dans l’axe de la piste.
L’hypothèse de deux commandos distincts, qui auraient tiré sur l’avion, n’est pas à exclure. En effet,
Mathieu Gerlache a vu deux tirs partir du même endroit, mais d’autres témoins parlent de trois tirs.
C’est d’ailleurs ce que l’ex-capitaine Barril affirme au juge Bruguière :
Au cours de l’enquête faite sur le terrain auprès de la population locale, j’avais effectivement
recueilli le témoignage de Rwandais qui avait [sic] aperçu ce soir là le départ de deux missiles tirés de
deux points différents sur des collines environnantes. Les coups de départ étaient rapprochés, mais
provenaient avec certitude de postes de tir différents, selon ces témoins. Je pense que si ces postes de
tir étaient situées en deux endroits différents, il devait s’agir pour les tireurs d’attendre l’arrivée de
l’avion par des angles d’approche également différents. 455
Nous ne sommes pas portés à faire une confiance aveugle à cet enquêteur très spécial. Il promet de
remettre des documents au juge à ce propos mais il n’est pas certain qu’il l’ai fait. Nous apprenons qu’il a
perdu les enregistrements vidéos des témoins de l’attentat qu’il disait détenir. 456 Barril ajoute plus loin :
Lorsque les deux tubes lance-missiles ont été découverts le 25 avril 1994, je me trouvais à Gbadolite
(Zaïre) chez le président Mobutu.
Aux alentours du 30 avril 1994, de retour de Kigali, il m’a été remis les deux tubes lance-missiles
qui avaient été découverts par la population déplacée, dans les parages de la ferme de Masaka. Ces
deux tubes ont été retrouvés à environ 1,5 kilomètres des postes de tir que j’avais pu déterminer
précédemment au vu des témoignages. J’ai déposé ces deux tubes lance-missiles à l’état-major. 457
Les deux postes de tir déterminés par Barril ne se trouvent donc pas à Masaka mais à 1,5 km de là...
La commission Mutsinzi a interrogé de nombreux militaires de la garde présidentielle ou des FAR qui
se trouvaient à l’aéroport, au camp militaire ou à l’hôpital militaire de Kanombe. La commission conclut
de leurs témoignages que les tirs sont partis d’une zone comprise entre l’extrémité est de la piste, la limite
nord du camp militaire et la limite sud de la résidence présidentielle. 458 Les missiles auraient attaqué
l’avion de face ou de côté mais pas de derrière. Le rapport de la commission rejette l’hypothèse que les
tirs soient partis du fond de Masaka, du lieu-dit CEBOL que d’autres appellent “La Ferme”.
Il nous semble que pour démonter l’ordonnance Bruguière et son premier témoin affabulateur, Abdul
Ruzibiza, le rapport Mutsinzi commet quelques maladresses. De notre point de vue, que les tirs soient
partis de Masaka ou des abords du camp de Kanombe, ce n’est pas très différent puisque ces zones
sont très surveillées par les militaires rwandais. Il est clair que dire que les missiles sont partis du camp
militaire ou de ses abords, c’est désigner automatiquement les auteurs de l’attentat.
Nicolas Moreau, Casque-bleu belge, était à Rutongo, sur une colline à quelque 20 km de l’aéroport.
Il voit les deux tirs de missiles et déclare que « l’angle de tir était de plus ou moins 70 degrés. » 459 Nous
comprenons-là que l’angle de la trajectoire des missiles avec l’horizontale fait 70 degrés. Cet angle est
donc dans un plan vertical. Le rapport Mutsinzi l’interprète sur une carte dans un plan horizontal comme
l’angle entre la trajectoire d’un missile et celle de l’avion. Il observe que l’angle entre la trajectoire de
l’avion et un tir partant de Masaka rencontrant l’avion à la résidence Habyarimana fait 30 degrés sur la
carte et non 70, ce qui lui permet de rejeter l’hypothèse d’un tir depuis Masaka. Mais ce raisonnement
est complètement faux.
Pour les autres témoignages, il est regrettable que la position des témoins et la direction d’où ils ont
vu partir les tirs n’aient pas pu être mesurées et reportées sur une carte. Certes, 14 années après, ces
témoignages sont sujets à caution. De plus, certains pourront dire que ces ex-militaires ont témoigné sous
la contrainte. La commission ne nous indique pas ceux qui sont encore en prison. Il est clair pour nous que
Voir section 7.25.3 page 475.
Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. Cf. Texte publié par Benoît Collombat de
France Inter le 16 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition20juin2000.pdf
456 Extrait de l’audition de Paul Barril, ibidem.
457 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000, ibidem.
458 Rapport Mutsinzi, ibidem, p. 176.
459 Rapport Mutsinzi, ibidem, p. 66 ; Jean-Marie Deflandre, Auditorat militaire belge, Audition de Nicolas Moreau, 3 juin
1994, PV No 805/94. http://francegenocidetutsi.org/MoreauNicolas3juin1994.pdf
454
455
361
7.11. DESCRIPTION DE L’ATTENTAT
ces gardes présidentiels qui témoignent ont participé aux massacres et qu’une certaine pression s’exerce
sur eux de fait.
Nous sommes néammoins frappés par le nombre de ces témoignages, leur cohérence, leur précision.
Certes il leur arrive d’inverser l’ordre des événements ou de commettre quelques erreurs que la confrontation met en évidence. Ces témoins restent une source d’information potentielle disponible pour des
enquêteurs. Quant à la conclusion qu’en tire le rapport, que les tirs sont partis du camp militaire, de
son voisinage ou de la position garde présidentielle à côté de la résidence Habyarimana, elle ne fait que
corroborer ce que nous avions déjà mis en évidence en compilant d’autres témoignages, ceux de Kibat en
particulier. Ces 17 militaires interrogés par la commission Mutsinzi étaient vraiment aux premières loges,
en particulier ceux qui étaient à l’hôpital militaire. Leur témoignage est donc de première importance.
Le témoignage du commandant de l’aéroport, Cyprien Sindano, désigne explicitement le camp militaire :
A la question de savoir d’où était parti ces tirs [sic], Cyprien Sindano a répondu sans broncher :
« Il n’y a pas d’autre endroit possible, c’était bel et bien aux environs immédiats du camp militaire, si
ce n’est pas dans le camp même. De toute les façons ce n’était pas très loin du camp militaire ». Puis, à
propos de la trajectoire des projectiles, Cyprien Sindano a précisé que « les deux projectiles partaient
du sol et se dirigeaient à l’encontre de l’avion et leur direction était de droite vers la gauche ». 460
En conclusion, nous estimons plausible que les tirs soient partis non pas du fond de Masaka mais de
cette zone définie dans le rapport Mutsinzi que nous prolongerions vers l’est. 461
7.11.13
Qui contrôle la zone du tir ?
Le général Paul Rwarakabije, alors lieutenant-colonel, officier opérations de la gendarmerie rwandaise,
interrogé sur ce point, affirme que les FAR contrôlaient la zone de l’aéroport :
Evoquant les premières minutes qui suivent la chute de l’avion, le général rappelle que « si la
Mission des Nations unies au Rwanda gardait l’aéroport, toute la zone était protégée par le bataillon
d’artillerie anti-aérien. Nos meilleures unités se trouvaient là et je ne vois pas comment une équipe
de tireurs inconnus aurait pu s’infiltrer sur les lieux. » 462
Si le tir est parti du camp de Kanombe il est évident que c’est l’armée rwandaise qui le contrôle.
Pourtant François Léotard affirme le contraire. Il « a indiqué qu’une unité du FPR contrôlait depuis
décembre 1993 les abords de l’aéroport, en application des accords d’Arusha, et qu’elle avait contraint
tous les avions qui y atterrissaient à emprunter un axe bien défini, qui lui permettait de les tenir dans la
ligne de mire de ses armes. » 463
Cette affirmation est totalement fausse. Le bataillon du FPR se trouve cantonné sous la surveillance
de la MINUAR au CND à 6.6 kilomètres de l’extrémité est de la piste par où l’avion devait atterrir. Ce
bataillon ne pouvait en aucun cas contrôler les abords de l’extrémité est de la piste.
Si le tir est parti de la colline de Masaka, de nombreux témoins affirment que cette zone est contrôlée
par la garde présidentielle et les FAR, contrairement aux affirmations de Georges Ruggiu (voir plus haut)
ou de l’ex-capitaine Barril :
La thèse de Paul Barril rejoint effectivement des éléments déjà publiés par « Le Soir », à savoir
le lieu d’origine des tirs et le type de lanceur. Mais il y a une divergence de taille entre la version de
l’ex-membre du GIGN et celle des enquêteurs belges : au moment de l’attentat, la zone de Massaka,
située à l’arrière du camp militaire de Kanombe, était contrôlée par la garde présidentielle rwandaise
et non par le FPR. Celui-ci, le 6 avril, était toujours cantonné dans le CND (le Parlement rwandais)
et l’avion avait d’ailleurs modifié son itinéraire pour ne pas avoir à survoler ce lieu potentiellement
dangereux. 464
460 Mike C. Warden, W. Alan McClue, Enquête sur le crash du 6 avril 1994 de l’avion Dassault Falcon 50 immatriculé 9XRNN transportant à bord l’ancien Président Juvénal Habyarimana, 27 février 2009, No du Rapport DASSR/MW/1434/09,
Académie militaire du Royaume Uni, Université de Cranfield, p. 19. http://francegenocidetutsi.org/cranfield.pdf
461 Warden, McClue, ibidem, p. 176.
462 Colette Braeckman, « Seuls les Français ont pu arriver sur place », Le Soir, 25 avril 2007.
463 Audition de François Léotard, 21 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 1, p. 98].
464 Colette Braeckman, La boîte noire de l’avion rwandais retrouvée, Le Soir, 28 juin 1994, p. 1.
362
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
De nombreux miliciens et membres des FAR tournaient autour du CND et surveillaient les moindres
gestes des soldats du FPR. On pourrait admettre qu’il était possible d’en sortir clandestinement de nuit.
La nuit tombe brutalement vers 18 h au Rwanda et Kigali n’est pas éclairée comme une ville européenne.
Mais comme le retour du Falcon était initialement prévu à 17 h, 465 le commando est arrivé au lieu du
tir, Masaka, avant 17 h, donc de jour. Compte tenu du matériel à transporter, il a fallu au moins un
véhicule, donc passer par les chemins carrossables. Il y avait des barrières sur la route ce jour-là selon
des témoins. Par exemple, le Major Bodart de la MINUAR rapporte qu’il y a des barrages qui bloquent
l’accès à l’aéroport vers 19 h 30 :
a. 06 Avr ± 1930 Hr : envoi d’une Eq vers Aer stoppée par des barrages. 466
Une fiche rédigée par le Ministère français de la Défense en réponse à différentes questions de la
Mission d’information parlementaire indique :
7. Infiltration d’éléments du bataillon FPR de Kigali hors du CND (Parlement)
En l’état actuel du dossier, il n’est pas possible de confirmer ou d’infirmer l’infiltration de petits
éléments FPR le 6 avril 1994 dans la zone présumée de l’attentat.
Selon la Mission d’assistance militaire, l’opération d’infiltration était tactiquement possible à la
tombée de la nuit pour de petits éléments du FPR [...] 467
Mais, dans la lettre d’accompagnement à cette fiche, le général Mourgeon remarque :
Il est à noter que l’analyse de l’EMA concernant les possibilités d’infiltration d’éléments du FPR
dans la zone de l’aéroport (point no 7) est en contradiction avec l’appréciation figurant dans la note de
la DGSE No 18502/N du 11 avril 1994, qui vous a été transmise sous BE No 22/DEF/CAB/CLRWD
du 02 juin 1998. 468
Cette note DGSE n’a pas été publiée par la Mission d’information parlementaire. Probablement ditelle que cette infiltration n’est pas possible. En conclusion, des sources françaises doutent que des éléments
du FPR aient pu s’infiltrer dans la zone de Kanombe/Masaka.
Il faut tenir compte que sortir du CND sans accompagnement de la MINUAR était déjà un problème,
se rendre au lieu du tir l’était encore plus, car pour s’y rendre, il faut longer l’aéroport, le camp militaire de
Kanombe et la résidence du Président, trois lieux sensibles pour lesquelles la surveillance et les contrôles
de la part des FAR et de la garde présidentielle étaient particulièrement étroits. En plus, il faut passer une
barrière sur la route de Rwamagana (marquée 14 sur la carte 7.7 page 358). Cette barrière contrôle l’accès
est de Kigali par la route qui mène vers l’Ouganda par Kagitumba (au nord-est) ou vers la Tanzanie par
les chutes de Rusumo (au sud-est).
L’accès à la zone de tir, que ce soit depuis le fond de Masaka ou dans les abords immédiats du camp
militaire de Kanombe, n’a pu se faire qu’avec la connivence de militaires rwandais ou de membres de la
garde présidentielle.
7.12
Faits concomitants
Entre 20 h et 20 h 30 le 6 avril 1994, un message radio est envoyé par le ministère de la Défense
ordonnant aux troupes de se tenir prêtes et de renforcer les barrages routiers :
Witness DA, a Hutu, was a member of the Reconnaissance Battalion, whose duties included
monitoring radio transmissions and delivering these messages to their intended recipients. He testified
that operators receiving messages noted the time, date, origin, and the numbered code name for the
person sending the transmission. Between 8.00 and 8.30 p.m. on 6 April 1994, he saw and filed a
written radio transmission at the Reconnaissance Battalion offices in Camp Kigali. The originating
code of the sender indicated that it was sent from the “secretary-general” of the Ministry of Defence,
a post that Bagosora held at the time. The transmission was addressed to all military units and
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 50].
Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
p. 106]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
467 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 269]. http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
468 Lettre du Général Mourgeon à M. Bernard Cazeneuve, 8 juillet 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 266]. http://francegenocidetutsi.org/Mourgeon8juillet1998.pdf
465
466
363
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
ordered them to go on stand-by and to reinforce roadblocks in collaboration with local officials to
prevent infiltration. The witness later specified that the radio transmission was from the Ministry of
Defence and not a specific individual. 469
7.13
Les suites immédiates de l’attentat
7.13.1
L’avion en feu s’écrase au bord de la résidence d’Habyarimana
Jean-Luc Habyarimana rappelle devant le TPIR ce qu’il a fait après que l’avion se soit écrasé :
Q. Monsieur le Témoin, pouvez-vous nous dire ce que vous avez fait ?
R. Ce que j’ai fait directement ? J’ai vu les morceaux de l’avion tomber dans notre jardin. J’ai
couru... comme j’étais encore en maillot de bain, j’ai couru dans ma chambre, j’ai mis un tee-shirt et
des chaussures et j’ai couru vers... vers l’endroit dans le jardin où étaient tombés les bouts d’avion.
Et j’ai vu que ça brûlait de partout et il y avait une grande partie qui était tombée à côté du
garage où on mettait les voitures privées. Et donc je suis retourné à l’intérieur de la maison, je suis
allé voir ma mère, qui était montée dans la chapelle avec mes sœurs et mes cousines, et je lui ai
annoncé, je lui ai dit : « Voilà, maman, c’est l’avion de papa qui vient de descendre », et je lui ai
dit : « Voilà moi, je redescends. » Et je suis retourné et j’ai pris les clés des voitures avec ma cousine
Christine. On a commencé à enlever les voitures pour qu’« ils » ne prennent pas feu et, en même
temps, les militaires de la Garde présidentielle qui gardaient notre résidence arrivaient sur place parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de rester à l’intérieur de l’enceinte, dans le jardin, parce que mon
père l’interdisait tout le temps. Et donc, à ce moment-là, ils sont arrivés, ils ont commencé à éteindre
aussi le feu et à ce moment-là, on a commencé à chercher les corps. 470
7.13.2
L’avion a failli s’écraser sur la maison Habyarimana
À examiner les lieux (voir carte 7.6 page 350), il semble que le risque de voir l’avion s’écraser sur la
villa du président était bien réel et a bien été assumé par les tireurs. Agathe Habyarimana aurait-elle
aussi été visée ?
Atteindre une cible en plein vol n’est déjà pas simple, mais, faire en sorte que l’avion tombe sur un
endroit précis, est une gageure. L’avion étant vulnérable à l’atterrissage et la propriété d’Habyarimana
étant dans l’axe de la piste, cette chute dans son jardin semble être fortuite.
Il n’empêche que l’avion aurait pu tomber ailleurs et l’examen de l’image GoogleEarth est troublante.
Remarquons que les paramètres de vol lors de l’atterrissage, distance par rapport à l’extrémité de la
piste, altitude de l’avion par rapport à la piste, vitesse, pouvaient être connus. L’avion, une fois touché,
suit une trajectoire parabolique, celle-ci a pu être calculée à l’avance par simulation. Le résultat étant de
déterminer à quelle position de l’avion il fallait le tirer. Ce serait du grand art d’artilleur !
Remarquons qu’Agathe Habyarimana est évacuée par les Français le 9 avril et se trouve ainsi écartée
par eux du jeu politique. Le gouvernement mis en place ce 9 avril est d’ailleurs dominé par des sudistes :
Sindikubwabo, Kambanda, Bicamumpaka, etc. Il est difficile, tenu compte de ces faits, d’affirmer avec
certains que l’attentat est l’œuvre de l’Akazu, le clan de madame. L’Akazu « restreinte » à celle-ci et à sa
famille proche ne peut être impliquée a fortiori parce qu’Elie Sagatwa, membre de cette Akazu restreinte
a été tué dans l’attentat. 471
469 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 994, pp. 247-248. Cf. Transcription 17 November
2003, pp. 8-9, 12-14, 21-22 ; Transcription 5 December 2003, pp. 1-2 ; Transcription 8 December 2003, pp. 54-56, 75-89.
Traduction de l’auteur : Le témoin DA, un Hutu, était membre du bataillon de reconnaissance et avait entre autres fonctions
la surveillance des communications radio et la distribution des messages à leur destinataire. Il a certifié que les opérateurs
qui reçoivent des messages notent la date, l’heure, l’origine et le code chiffré du nom de l’expéditeur. Entre 20 h et 20 h 30
le 6 avril 1994, il vit et enregistra une transmission radio écrite, dans les bureaux du bataillon de reconnaissance au camp
Kigali. Le code de l’expéditeur indiquait qu’il avait été envoyé par le « secrétaire général » du ministère de la Défense, poste
que Bagosora occupait à ce moment-là. Le message était adressé à toutes les unités militaires et leur ordonnait de se tenir
prêtes et de renforcer les barrages routiers en collaboration avec les autorités locales pour empêcher des infiltrations. Le
témoin a précisé plus tard que ce message radio provenait du ministère de la Défense et pas d’un individu particulier.
470 Témoignage de Jean-Luc Habyarimana, interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora par Me Turner,
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 6 juillet 2006. Le témoin est entendu depuis
La Haye.
471 Voir section 15.3.2 page 660.
364
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.13.3
Les pompiers foncent vers le lieu du crash mais en sont empêchés
Aussitôt après le crash de l’avion, les pompiers de l’aérodrome circulent sur la piste en direction de
l’est. 472 Il paraît que, lors de l’arrivée de l’avion présidentiel, les pompiers doivent toujours se tenir au
bord de la piste, prêts à intervenir. Le contrôleur aérien Patrice Munyaneza dit que c’est lui qui les a fait
intervenir :
« L’appareil a été touché et je l’ai vu immédiatement prendre feu. J’ai d’abord cru que l’avion était
tombé tout au bout de la piste 28 (celle qui était normalement empruntée par les avions venant de
Tanzanie) et j’ai appelé les pompiers de l’aéroport pour qu’ils éteignent l’incendie. En réalité, l’avion
était tombé au delà de la clôture, dans le jardin de la présidence, mais cela je ne l’ai appris que plus
tard. » 473
Le responsable des pompiers en poste ce soir-là, Naasson Sengwegwe, rapporte :
Dès que nous avons été avisés, nous nous sommes rendus au bout de la piste et nous avons constaté
que l’accident s’était produit en dehors de la piste. Quand nous avons voulu sortir par la sortie située
du côté MAGERWA, les gendarmes qui assuraient la garde de l’aéroport nous ont fait rebrousser
chemin à cause de la fusillade qui les avait bloqués eux-mêmes. Entre-temps, le courant électrique
et les lignes téléphoniques furent coupés. Le directeur général de l’aéronautique en compagnie de la
garde présidentielle nous a rejoints. Ils ont commencé à nous brutaliser et ont confisqué nos pièces
d’identité. Ils nous ont ensuite enfermés au bloc technique et nous ont fait garder par un gendarme.
Nous sommes restés en fonction à l’aéroport pendant un mois. Lorsque le FPR s’est rapproché de
l’aéroport, nous avons été envoyés à Cyangugu pour servir à l’aérodrome de Kamembe. 474
7.13.4
La tour de contrôle interdit tout atterrissage
C’est d’abord à la tour de contrôle que l’on sait que l’avion présidentiel a été abattu. Le contrôleur
aérien, Patrice Munyaneza, est agressé par la garde présidentielle. L’atterrissage du C-130 belge est
interdit :
Le rôle de Munyaneza ne s’arrête pas au moment de la chute de l’avion présidentiel : « À ce
moment là, j’étais mort de peur. En effet, un militaire de la garde présidentielle a immédiatement
sauté sur moi et a placé son revolver sur ma tempe. Le directeur de l’aviation civile, Stany Simbizi,
est alors arrivé avec les militaires. Les hommes de la garde présidentielle voulaient me tuer tout
de suite après m’avoir frappé, mais Simbizi s’est interposé car il voulait d’abord m’interroger. Alors
qu’ils me rouaient de coups, les gardes se sont subitement interrompus car un avion belge entamait
son approche. (ndlr : il s’agissait d’un appareil C 130 qui venait apporter du matériel à la Minuar et
dont l’arrivée était prévue depuis le matin). L’un des gardes, furieux, a alors cessé de me frapper et il
m’a dit « dis à l’avion de ne pas se poser, sinon on lui tire dessus ». J’ai alors transmis l’ordre de ne
pas atterrir, mais sans en donner la raison. Après avoir longuement tourné au dessus de l’aéroport,
le C 130 belge est alors reparti vers Nairobi. » Ce n’est qu’en regagnant leur hôtel kenyan que les
membres de l’équipage belge apprirent ce qui s’était passé à Kigali quelques instants avant leur
arrivée... 475
Devant la commission Mutsinzi, il déclare que Stany Simbizi a pris tous les documents et enregistrements de la tour de contrôle :
Deux militaires de la garde présidentielle qui étaient sur le balcon de la tour de contrôle en
observation nous interdirent de faire atterrir aucun autre avion. Vers minuit, le directeur général de
l’aéronautique, Simbizi Stany en compagnie d’un militaire de la garde présidentielle, est venu me
demander en tant que technicien comment les faits s’étaient passés. J’ai commencé à lui expliquer,
mais eux réagirent brutalement. Ils m’ont tabassé de tous côtés et ont confisqué les registres, les
strips (fiches de progression de vol) et tout ce qui était en relation avec ce vol, ainsi que mes pièces
d’identité. J’ai appris par la suite qu’ils avaient également pris les enregistrements des services radio :
les communications entre contrôleurs et l’avion, ainsi que les communications téléphoniques de la tour
de contrôle. Je suis ainsi resté à la tour de contrôle et aucun autre avion n’y a atterri, l’aéroport était
472
Journal de Kibat [76, p. 8]. Voir section 7.10.1 page
KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
473 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
474 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 59].
475 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6-7 mai 2006.
365
325.
http://francegenocidetutsi.org/
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
bloqué et le courant électrique coupé. Peu de temps après, il y a eu un C130 belge qui avait besoin
d’atterrir que l’on a obligé de faire diversion. 476
L’arrivée de Simbizi à minuit est contredite par ce que Munyaneza confie plus haut au Soir.
Le capitaine Vandriessche est allé à la tour de contrôle, il note : « Dans tour Ctl, beaucoup de G.P. :
savaient que le Président était dans l’avion abattu. » 477
Faut-il s’interroger sur l’arrivée très rapide, semble-t-il, dans la tour de contrôle, de Stany Simbizi,
directeur de l’aviation civile, mais aussi dirigeant de la CDR ?
Tout atterrissage sera interdit et la garde présidentielle met des véhicules en travers de la piste
d’atterrissage. 478 Remarquons que l’attentat n’a en rien abîmé les équipements de l’aéroport. La fermeture
de celui-ci résulte donc d’une décision étrangère à l’accident lui-même. Une mesure de défense logique
aurait été de pourchasser les auteurs de l’attentat donc de se préserver d’un danger terrestre et non
aérien. La fermeture de l’aéroport est le premier signe qu’un coup d’État démarre.
7.13.5
La fusillade qui suit le crash de l’avion
Aux dires de nombreux témoins, une fusillade éclate dès que l’avion est abattu. Les tirs sont signalés
par un médecin militaire belge, le docteur Daubresse, qui se trouve dans le camp de Kanombe, donc plus
près du lieu du crash : « La chute de l’avion a été immédiatement suivie d’un intense tir de mitrailleuse
lourde en direction de l’est. » 479 Il précise en 2006 : « J’ai directement averti par radio le PC du bataillon
signalant la chute d’un avion et des tirs d’armes automatiques lourdes et légères provenant de la base
de Kanombé et dirigés pour la plupart vers le ciel. » 480 Le docteur Pasuch, qui le recevait chez lui à
Kanombe, déclare : « Les tirs de grenades et d’armes automatiques n’ont jamais cessé aux alentours de
ma maison de l’est, venant du nord et évoluant vers le sud. » 481
Le caporal Mathieu Gerlache, après avoir décrit les tirs de missiles sur l’avion et l’explosion qui en
résulte rapporte : « Immédiatement après cette explosion, des coups de feu d’armes automatiques (avec
traçantes) ont été tirés de part et d’autre de la piste so[it] dans la direction générale nord-sud et viceversa. » 482
Il signale cet incident au capitaine Bruno Vandriessche, commandant le groupe Airport de la MINUAR,
qui note dans son journal : « ± 062030 Avr : on abat un avion, tirs partout à Kanonbe ». 483 Vandriessche
déclare à l’auditorat militaire :
J’ai immédiatement averti KIBAT. Je me suis alors rendu en bout de piste où l’avion devait s’être
écrasé.
De nombreux coups de feu étaient tirés en cet endroit. Il n’y avait pas de direction précise. Selon
moi, ces coups de feu étaient tirés depuis le camp de Kanombe, voisin de l’aéroport et où sont installés
diverses unités de la FA[R]. Ces coups de feu provenaient de mitrailleuses.
J’ai alors placé une section en défense en direction de l’endroit d’où venaient les coups de feu, soit
en direction de l’est. 484
Le commandant Grégoire de Saint-Quentin a entendu la garde présidentielle tirer en l’air :
Il a rappelé qu’il résidait avec sa famille dans le camp de Kanombe, à une distance de 300 à
350 mètres à vol d’oiseau de l’endroit du crash. Après que l’avion se fut écrasé dans le jardin de la
résidence présidentielle, il avait entendu des tirs d’armes automatiques, qu’il avait interprétés comme
une réaction de panique de la garde présidentielle qui s’était mise à tirer en l’air, sans doute en
direction de l’endroit d’où étaient parti [sic] les missiles. 485
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 58].
Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 106].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
478 Journal de Kibat [76, p. 17]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
479 Déposition de Daniel Daubresse, auditorat militaire belge, 13 avril 1994.
480 Courriel transmis à l’auteur par le colonel Jo Dewez, 23 décembre 2006.
481 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 13 avril 1994.
482 Alain Culot, Guillaume Driljeux, Auditorat militaire belge en résidence à Kigali, Audition de Mathieu Gerlache, 13
avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Gerlache13avril1994.pdf
483 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 106].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
484 Audition de Bruno Vandriessche par l’auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Vandriessche13avril1994.pdf
485 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 234-236].
476
477
366
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Ces tirs suivent immédiatement la chute de l’avion. On pourrait même se demander si ce ne sont pas
ces tirs qui ont abattu l’avion. Ce serait des tirs de mitrailleuse (Vandriessche, Daubresse), de grenades
(Pasuch) et d’armes automatiques. Ils semblent venir du camp militaire de Kanombe (Vandriessche), ou
de la garde présidentielle à la propriété Habyarimana (Pasuch, de Saint-Quentin). Ils sont dirigés dans
toutes les directions (Vandriessche, Sindano) et vers le ciel (Daubresse, de Saint-Quentin).
Jean-Luc Habyarimana affirme devant le TPIR que ces tirs venaient de Masaka :
Et avant... avant ça, ou disons, au moment où on venait de finir de déplacer les voitures, il y a
eu des coups de feu, plusieurs coups de feu de mitrailleuse qui se dirigeaient vers notre résidence.
Et directement, les militaires nous ont demandé de faire « de » sorte qu’on s’éloigne des fenêtres et
d’éteindre toutes les lumières qui donnaient sur la façade de l’endroit d’où venaient les tirs.
Je tiens à préciser que les tirs venaient d’une colline en face de notre résidence qui s’appelle
Masaka. Et donc, directement... directement après, je... comme on nous tirait dessus... et les militaires
qui venaient de dire : « Éloignez-vous des fenêtres, on est en train de tirer sur nous, on va essayer
de riposter, mais éloignez-vous et éteignez les lumières des façades », donc moi aussi je suis monté
dans la chambre de mon père et j’étais persuadé que ceux qui avaient tué mon père et qui tiraient
maintenant sur nous allaient probablement nous attaquer à l’intérieur de notre maison. Donc je suis
allé dans la chambre de mon père, j’ai pris une arme de mon père et je suis redescendu aider les
militaires pour chercher les corps. 486
Mais dans le livre de Charles Onana, il dit que les tirs viennent de Ndera, à l’opposé :
Quinze minutes après l’attentat, nous avons été assaillis par des tirs à l’arme légère. Ces tirs
venaient de la colline de Ndera non loin de Massaka. La garde présidentielle s’est mise à riposter, ça
c’est calmé mais, dix minutes après, les tirs ont repris. 487
Ndera ou Masaka sont deux directions différentes ! La colline de Ndera est au nord de la résidence
présidentielle, la colline de Masaka au sud-est. Dans sa déposition devant le TPIR, le 6 juillet 2006,
Jean-Luc Habyarimana, revenant sur ce point, le même jour, reste évasif sur l’origine des tirs :
Q. Dernière question : Après le fait que... Après que l’avion de votre père a été abattu, avez-vous
vu ou entendu des coups... des tirs, des coups de feu tirés en direction de la concession où vous vous
trouviez ?
R. Comme je l’ai dit tout à l’heure, 15 minutes à peu après l’attentat, nous avons reçu les... des tirs,
des mitrailleuses qui tiraient sur nous, et ça se voyait également par les balles traçantes qui venaient
vers notre résidence ; et je pense... je peux affirmer que, d’ailleurs, ce qui nous a probablement sauvés
aussi ou sauvé quelques vies, c’est que notre concession, il y avait vraiment beaucoup d’arbres, donc
je pense que cela nous a protégés, et le fait aussi que nous ayons éteint les lumières directement, et...
et voilà. Mais sinon, 15 minutes après, il y a eu des tirs, et durant toute la nuit, les tirs ont continué,
mais à des intervalles... à des intervalles qui variaient au fur et à mesure que la garde ripostait, et
les tirs aussi se déplaçaient, et ça, ça pouvait se voir à partir de la... de la colline... de la colline d’où
venaient les tirs. 488
Sa sœur, Jeanne, évoque aussi cette fusillade :
« Immédiatement après avoir vu l’avion tomber, on nous a tiré dessus, raconte Jeanne, la fille
aînée du président Habyarimana. Les tirs venaient des collines occupées par le FPR. Dans la nuit,
on a appris que les combats s’intensifiaient. D’abord dans Kigali, puis dans tout le pays... » 489
Les auteurs de cet article tiennent ce fait pour le départ des hostilités et en concluent qu’« il semble
impossible de savoir qui a réellement déclenché les hostilités ».
Le 27 juin 1994, l’ex-capitaine Barril reprend également les témoignages de la famille Habyarimana
qui assure que sitôt l’avion abattu, le palais présidentiel a reçu « une pluie de tirs de mortiers et de
mitrailleuses soviétiques 14,5 mm », tirés selon elle par le FPR. 490
Au dire de la famille Habyarimana, aucun impact de tir sur la maison ne sera relevé :
486 Témoignage de Jean-Luc Habyarimana, interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner,
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 6 juillet 2006. Le témoin est entendu depuis
La Haye.
487 Charles Onana, Les secrets du génocide rwandais, p. 82.
488 Témoin Jean-Luc Habyarimana, Interrogatoire supplémentaire de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner,
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 6 juillet 2006. Le témoin est à La Haye.
489 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, p. 6, col. 3-4.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
490 (Le Monde, AFP, Reuter). Cf. M. Mas [139, pp. 437-438].
367
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
On entend des tirs d’armes à feu. Le chef du détachement de la garde se précipite. « Attention
madame, dit-il, on tire sur la maison. Eloignez-vous des fenêtres et éteignez les lumières. » « Ils vont
tous nous tuer », pense Agathe Habyarimana. Elle envoie sa mère et les enfants dans la chapelle, puis
elle les y rejoint. Dans la bousculade, Jeanne, sa fille dans les bras, tombe et se casse une jambe.
Les tirs dureront, plus ou moins sporadiquement, toute la nuit. Mais les tireurs sont sans doute
éloignés. Aucun impact ne sera relevé. La garde présidentielle, bientôt renforcée d’éléments venu du
camp tout proche sous le commandement d’un lieutenant-colonel et d’un major, organise la riposte
et rassure la famille : « Nous avons la situation en main. » 491
Jean Birara écrit : « Les tirs sont venus du camp de Kanombe (près de la résidence du Président et de
l’aéroport) ; après la chute de l’avion, du même camp, on a tiré sur la résidence du Président pour être
sûr que les soldats de la garde qui s’y trouvaient (en général : 200 soldats avec 3 autos blindés) n’allaient
pas contre-attaquer. » 492
Selon la commission d’enquête rwandaise présidée par Jean Mutsinzi, les tirs sont le fait des CRAP
et des gardes présidentiels qui se trouvaient à la résidence Habyarimana :
Les CRAP protégeaient spécialement le lieu de chute de l’avion. Les coups de feu qui ont été tirés
à partir de la résidence aussitôt après l’attentat sont l’œuvre de ces éléments du bataillon CRAP et
de la garde présidentielle. 493
En fait il y a eu une fusillade qui a immédiatement suivi l’explosion de l’avion et d’autres tirs plus
tard. Trois témoins à l’aéroport attestent une fusillade désordonnée ou des tirs en l’air aussitôt après
l’explosion de l’avion, le commandant de l’aéroport Cyprien Sindano, le responsable des pompiers, Naasson Sengwegwe, le mécanicien, Crescent Dusabimana. 494 Deux gardes présidentiels à l’aéroport, Innocent
Twagirayezu et Faustin Rwamakuba signalent la fusillade. Ce dernier dit que les tirs proviennent de la
résidence Habyarimana. 495 Silas Siborurema, un blessé de guerre qui se trouvait à l’hôpital de Kanombe,
déclare : « Tout de suite après la disparition de l’avion, la garde présidentielle a commencé une fusillade
vers Masaka. » 496
Les tirs de la garde présidentielle sont corroborés par Jean-Luc Habyarimana, qui dit qu’elle riposte,
et par Grégoire de Saint-Quentin.
Enfin, très peu de temps après l’appel d’Enoch Ruhigira lui annonçant, vers 20 h 30, avoir « vu deux
explosions au moment où l’avion s’apprêtait à se poser », l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud,
reçoit « un autre appel téléphonique d’un membre de la famille du Président Habyarimana qui croyait à
une attaque contre la résidence ». 497 Le verbe « croyait » employé ici par l’ambassadeur signifie bien qu’il
n’y a pas eu d’attaque contre la résidence Habyarimana et que les témoignages des membres de la famille
sont des affabulations.
Vu le nombre de témoignages, ces tirs qui ont suivi l’attentat sont incontestables. Qui a tiré ? À
supposer que le commando qui a abattu l’avion appartienne au FPR, il avait intérêt à disparaître sans
bruit. Ouvrir le feu, c’était se faire repérer et courir un grand danger car la zone est contrôlée par les FAR
et la garde présidentielle. Que cette fusillade ait été initiée par des éléments FPR paraît invraisemblable.
Les affirmations de la famille Habyarimana sont contradictoires et déniées par les autres témoins. Les tirs
sont partis du camp de Kanombe et de la propriété d’Habyarimana. Le rapport Mutsinzi fait restreindre
l’origine de la première fusillade à la résidence présidentielle. Ce sont des soldats rwandais et des gardes
présidentiels qui tirent. Selon les témoignages du rapport Mutsinzi ces soldats rwandais sont des CRAP du
bataillon paras-commando venus défendre la résidence présidentielle. Visent-ils les auteurs de l’attentat ?
Aucun témoignage ne rapporte que le commando, auteur de l’attentat, a été pris dans une fusillade.
Restent les allégations de soldats belges tués et le mystère de la mort des deux Français, adjudants-chefs
de gendarmerie.
En revanche, les FAR sont coutumières de ce type de simulation d’attaque. Dans la nuit du 4 au 5
octobre 1990, c’était pour faire croire que des troupes du FPR s’étaient infiltrées dans Kigali. Plusieurs
491 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, pp. 12-19. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
492 Voir section 7.25.3 page 475.
493 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 74].
494 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 59-60].
495 Ibidem, pp. 62-63.
496 Ibidem, p. 64.
497 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 295].
368
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
témoins dont le docteur Daubresse parlent bien de tirs en l’air. Les tirs semblant se faire sans direction
précise, nous en déduisons qu’ils ne visaient pas les auteurs de l’attentat et, évidemment, qu’ils n’ont pas
été exécutés par un commando FPR qui serait l’auteur de l’attentat.
L’immédiateté des tirs révèle qu’un certain nombre de militaires rwandais étaient, ce soir-là, le doigt
sur la gâchette. N’étaient-ils pas préparés à quelque chose ? Ces tirs apparaissent comme tout à fait
inopportuns. Quand un accident d’avion survient, l’attitude normale est de se précipiter sur les lieux,
d’éteindre les flammes et de tenter de sauver les victimes. Comme beaucoup de témoins ont constaté que
l’avion avait été abattu par des tirs, l’attitude normale des forces de sécurité aurait été de localiser la
zone des tirs et d’en bloquer les accès afin d’arrêter les auteurs de l’attentat. Tirailler dans toutes les
directions semble ressortir d’un scénario convenu d’avance. Ces tirs ont tout l’aspect d’une opération de
diversion qui a permis aux auteurs de l’attentat de disparaître dans la nuit.
Ceci n’exclut pas que les auteurs de l’attentat aient été tués au cours de cette fusillade, ou après, par
des soldats rwandais ou des membres de la garde présidentielle, mais où seraient donc passés les cadavres ?
Nous retenons que cette fusillade a été déclenchée par des militaires du camp de Kanombe ou par des
gardes présidentiels. Elle incite à penser que ses auteurs sont complices avec les tireurs qui ont abattu
l’avion.
7.13.6
La RTLM est la première, après Radio Bujumbura, à annoncer l’attentat
Gonzague Habimana du bataillon paras-commando rapporte qu’ils ont appris la nouvelle de l’attentat
par Radio Bujumbura, avant même que leur chef, le major Ntabakuze, se rende sur les lieux du crash de
l’avion. 498 La nouvelle de l’attentat est annoncée dans l’heure qui suit par la RTLM avant toute annonce
par un organe officiel :
Having predicted, just a few days earlier, that a “little something” would soon happen, RTLM was
the first source to announce the plane crash which killed President Juvénal Habyarimana around 8.30
p.m. on the evening of 6 April 1994. The station reportedly broadcast information about the downing
of the plane by 9.00 p.m., within an hour of the crash, Radio Burundi, Radio France Internationale
and other international radio stations reported the news later that night. Neither Radio Rwanda nor
the armed forces made any statement about the President’s death until the following day. 499
Nous n’avons pas la transcription de cette émission. 500 Mais un militaire para-commando de Kanombe
rapporte ce qu’il a entendu sur RTLM :
Peu après, nous sommes revenus sur la RTLM, je ne me rappelle pas lequel de ses trois journalistes :
Kantano, Bemeriki ou Noël était en train de parler à l’antenne. Je me rappelle pas qui exactement.
C’était ceux là qui balançaient des scoops, des infos chaudes à la radio. Alors ce journaliste a annoncé
une nouvelle « chaude mais triste ». Nous nous sommes dit, c’est cette nouvelle-là qu’ils vont diffuser
et ce fut bien ça. Il a dit : « Une nouvelle chaude mais bien triste qui nous parvient de Kanombe...
A l’instant même où nous parlons, une triste nouvelle vient de nous parvenir de Kanombe. L’avion
du président de la République est en train de brûler à l’aéroport et il a été abattu par les Belges et les
Tutsi, les Tutsi et leurs complices belges. Il brûle en ce moment-ci à l’aéroport ». Mais en réalité, ce
n’était pas sur l’aéroport qu’il brûlait, mais plutôt à l’intérieur de la propriété même de Habyarimana,
en bas de sa maison, près de la piscine, dans un acacia. 501
La RTLM aurait annoncé la mort d’Habyarimana 8 minutes après l’attentat :
Bruno Angelet était premier secrétaire de l’ambassade de Belgique au Rwanda lors des événements
de 1994. Il habitait avenue Paul VI. Le 6 au soir, comme tous les soirs, il était chargé d’écouter la
RTLM à 20 h 30, car il s’agissait de l’émission en français du journaliste Ruggiu. Il a alors entendu,
Voir section 7.10.4 page 328.
Article 19, Broadcasting Genocide : Censorship, propaganda and state-sponsored violence in Rwanda 1990-1994, p. 65.
Traduction de l’auteur : Ayant prédit, juste quelques jours plus tôt, qu’un petit quelque chose allait arriver, Radio Mille
collines a été le premier organe d’information à annoncer l’accident d’avion dans lequel le Président Habyarimana a trouvé la
mort. La station aurait diffusé l’information sur la chute de l’avion vers 21 h, dans l’heure qui suit le crash, Radio Burundi,
Radio France Internationale et d’autres chaînes de radio internationales diffusèrent la nouvelle plus tard dans la nuit. Ni
Radio Rwanda ni les forces armées ne diffusèrent de communiqué sur la mort du Président avant le lendemain.
500 Mais nous avons ce qu’en dit depuis sa prison Valérie Bemeriki. Voir section 7.10.16 page 339.
501 Interview de Gaétan Kayitare, para-commando, par Cécile Grenier, Kigali, 8 janvier 2003.
498
499
369
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
8 minutes après l’explosion, la nouvelle de l’attentat contre l’avion présidentiel. Vers 21 h 30, il a
aperçu un blindé qui se mettait en place au carrefour devant sa maison. 502
Linda Melvern l’affirmait dans son premier livre :
The news of the president’s assassination was broadcasted on RTLMC within half an hour. 503
Boniface Ngulinzira entend la nouvelle à la radio quelques minutes après avoir été informé de l’attentat :
Le 6 avril 1994, aux environs de 19 heures 30 ou de 20 heures, un ami a téléphoné à la maison,
il nous a dit que l’avion présidentiel aurait été descendu. Quelques minutes après, la radio R.T.L.M.
(Radio-Télévision des Mille Collines) a diffusé la nouvelle. Nous avons pressenti qu’un drame allait
s’abattre sur le pays, nous n’avons pas dormi cette nuit-là. 504
Des survivants de la cellule de Nonko, secteur de Nyaruganga à Kanombe entendent Valérie Bemeriki
annoncer la mort du président à 21 h :
À 21 heures, la RTLM par la voix de son [sic] journaliste Valérie, a annoncé que l’avion présidentiel
venait d’être abattu par des personnes non encore identifiées. À 22 heures, la RTLM a confirmé la
mort du président Habyarimana avec le chef d’état-major de l’armée, Deogratias Nsabimana. 505
Le Père Léon Panhuysen a aussi écouté la radio RTLM :
Vers 20 heures et 45 minutes, j’ai écouté la radio RTLM de laquelle j’ai suivi trois phrases :
On vient d’apprendre la mort du président...
Puisqu’à l’aéroport se trouvent des Casques-bleus belges, ce sont eux qui ont tiré sur l’avion du
président.
Peuple rwandais, prenez vos responsabilités... 506
On lira un témoignage de Valérie Bemeriki en section 7.10.16 page 339. Selon Georges Ruggiu, Phocas
Habimana a été informé par l’armée du décès d’Habyarimana à 21 h mais « ils ont attendu je crois jusqu’à
23 heures pour l’annoncer. » 507
7.13.7
L’aéroport et le site du crash sont bloqués dans la demi-heure
Les abords de l’aéroport sont bloqués dans la demi-heure qui suit l’attentat. 508 Une vingtaine de
soldats belges de l’ONU se trouvent prisonniers à l’aérodrome.
Le ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes, remarque cette exceptionnelle rapidité à bloquer
l’aéroport et à déclencher les massacres dans l’heure qui suit :
« Il est quand même remarquable que, dans un pays qui n’est quand même pas des mieux organisés
comme le Rwanda, toutes les voies d’accès à l’aéroport aient été bouclées dans les dix minutes après
l’attentat et que les massacres aient commencé jusqu’à 100 km de Kigali une heure plus tard à peine.
On aurait dit la première phase d’un plan soigneusement préparé à l’avance », a-t-il souligné. 509
Procès de Bernard Ntuyahaga, 5 juin 2007, Avocat sans frontières, Chronique judiciaire no 7, p. 4.
L. Melvern [140, p. 116]. Traduction de l’auteur : La nouvelle de l’assassinat du président a été diffusée par la radio
RTLMC dans la demi-heure qui a suivi.
504 Témoignage de Mme Florida Mukeshimana, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Annexe 1 [201,
1-611/9, section 3.6.5.2, p. 11]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf
505 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, Février 2003, p. 22. http://francegenocidetutsi.
org/Nyarugunga.pdf
506 Témoignage du Père Léon Panhuysen, salésien, recueilli par African Rights à Kigali le 14/06/2000 dans le cadre de
l’enquête sur le massacre des Tutsi de l’ETO.
507 Interrogatoire de Georges Ruggiu par Pierre Duclos, TPIR, Case ICTR-98-41-T, Cassette No KT00-0798, Exhibit
DK20A.
508 Voir le tableau 7.15 Événements du 6 et de la nuit du 6 au 7 avril 1994 page 504 et Journal de Kibat, pp. 7-8.
http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
509 Récits d’horreurs à Kigali à la veille du retrait belge, L’Avenir du Luxembourg, 21 avril 1994 ; Pierre-André Chanzy,
« Rwanda : un complot exécuté par des mercenaires ? », L’Humanité, 20 avril 1994.
502
503
370
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.13.8
Le site du crash est interdit d’accès à la MINUAR
Sitôt connue la nouvelle qu’un avion s’était écrasé, le général Dallaire fait envoyer des Casques-bleus
sur les lieux :
Le soir du 6 avril, l’officier de garde nous a transmis une nouvelle inquiétante qui émanait des
observateurs militaires à l’aéroport : « Une explosion s’est produite à l’aéroport de Kigali. » Un avion
s’était écrasé au sol, mais on n’avait pas pu confirmer si Habyarimana était à bord. À l’aéroport,
la garde présidentielle et les membres du bataillon des commandos de parachutistes de l’AGR du
camp de Kanombe s’étaient mis à courir dans toutes les directions, menaçant tout le monde de leurs
armes : les observateurs avaient dû se cacher. J’ai adressé un message par radio à Luc lui demandant
d’envoyer une patrouille sur le lieu de l’accident afin de sécuriser la zone pour que nous puissions
enquêter. 510
Cette patrouille est donc envoyée rapidement sans que la MINUAR demande l’accord de l’état-major
de l’armée et de la gendarmerie. Dans ce récit, nous remarquons que des observateurs de l’ONU ont été
aussi témoins de l’attentat mais nous n’avons pas leurs témoignages. Des membres des paras-commando,
unité où se trouve un officier français, sont très vite sur les lieux.
At 2135 hours Kigali Sector HQ reported that the UNAMIR patrol sent to investigate the crash
had been stopped, disarmed and been held at the airport. In addition, the UN Military Observers at
the airport were confined to a room at the airport. 511
Lors de la réunion à l’état-major des FAR, avant minuit, le général Dallaire demande la permission
d’envoyer des Casques-bleus garder le site du crash :
J’ai demandé que la MINUAR ait la permission de garder l’endroit de l’accident pour qu’une
véritable enquête puisse avoir lieu. Bagosora a acquiescé tellement rapidement que j’ai immédiatement
pensé que soit il n’avait rien à cacher soit il avait déjà caché tout ce qui devait l’être. 512
Mais avant que Dallaire se rende chez Booh-Booh, Luc Marchal lui apprend que les Casques-bleus
envoyés pour cette mission sont bloqués :
Il [Luc Marchal] avait envoyé une section de soldats belges pour assurer la sécurité du lieu de
l’écrasement de l’avion, mais les membres de la garde présidentielle qui se trouvaient à l’aéroport leur
en avaient refusé l’accès et, actuellement, les deux groupes étaient face à face. 513
Auparavant, des conseillers militaires français, venus à l’état-major, avaient proposé à Dallaire l’aide
d’experts français pour enquêter sur les causes de la chute de l’avion :
J’ai appelé Henry 514 au CND et lui ai donné l’ordre de dire au FPR qu’il devait absolument
obéir aux règlements régissant la zone sans armes de Kigali et rester calme. 515 Pendant que je lui
parlais, les conseillers militaires belges et français sont arrivés à la porte du bureau et ont insisté pour
que l’on procède immédiatement à l’enquête sur les causes de l’écrasement de l’avion. À Bangui, en
République centrafricaine, les Français possédaient des spécialistes chargés d’analyser les accidents
d’avions, qui pouvaient arriver dans les douze heures suivantes. Mon avis fut clair : pas question
d’utiliser une équipe française. Les Français, nous le savions, étaient perçus comme étant favorables à
l’AGR, et toute investigation menée par eux serait jugée partiale. Je leur ai déclaré que j’étais certain
d’obtenir une équipe soit de l’OTAN, soit des Américains qui se trouvaient en Somalie, pour enquêter
dans les quarante-huit heures. Ils sont partis vexés. 516
R. Dallaire [72, p. 289].
Code cable dated 7 April 1994 from the UNAMIR Force Commander to the DPKO/UNHQ Military adviser. Cf. United
Nations. Office of Internal Oversight Services. Investigation Division. Report of Investigation Id Case No 0072/04. section
30, p. 15. Traduction de l’auteur : À 21 h 35, le commandement du secteur Kigali de la MINUAR fait savoir que la patrouille
de la MINUAR envoyée pour enquêter sur les lieux du crash a été arrêtée, désarmée et retenue à l’aéroport. De plus, les
observateurs militaires de l’ONU à l’aéroport ont été enfermés dans une salle de l’aéroport.
512 Roméo Dallaire [72, p. 293].
513 Roméo Dallaire [72, p. 294].
514 Henry Anyidoho.
515 Il est remarquable de constater qu’au moment où Dallaire enjoint au FPR de rester calme et de respecter la zone sans
armes de Kigali, les FAR de leur côté ont sorti leurs blindés en ville, tiraillent à Kanombe et ont fait des Casques-bleus
prisonniers.
516 Roméo Dallaire [72, pp. 293-294].
510
511
371
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Cette rencontre entre Dallaire et Maurin a lieu au quartier général des FAR le 7 avril à 2 h 45. 517
Vu au travers du journal de Kibat dans la nuit du 6 au 7, voici comment la section de Casques-bleus,
envoyée sur les lieux du crash, a été bloquée :
À 22 Hr 45, le QG secteur demande à KIBAT, de tenir UNE Sec prête dans le but de faire une
reconnaissance sur le lieu du crash. [...]
13. Patrouille de Kanombe
a. À 01 Hr 40, K3 [Major Provinciael COPS QG Secteur] demande de tenir prête UNE Sec pour
aller à KANOMBE reconnaître les lieux du crash de l’avion. Tous les contacts ont été pris pour qu’il
n’y ait pas de problème. La mission est confiée à A6 [Capitaine Vandriessche].
b. Vers 03 Hr 45, S6 [Colonel Dewez] prévient A6 que selon le QG Secteur, un Offr de liaison des
FAR viendra à l’aérogare pour prendre en charge la Sec qui doit aller à KANOMBE. Cet Offr ne se
présentera jamais.
c. À 04 Hr, K9 [Colonel Marchal] spécifie le but de la mission : contrôler que l’on ne modifie pas
les lieux du crash. Il demande si les EOD 518 seraient capables de déterminer comment l’avion a été
abattu. S6 répond par la négative. K9 dit que l’EM FAR a été contacté et que ce dernier a averti les
gens de KANOMBE. La Sec devrait se rendre à KANOMBE et monter la garde autour de l’avion
jusqu’à l’arrivée d’une commission de contrôle.
d. À 04 Hr 15, A7 [lieutenant Vermeulen] qui était à l’aéroport où il essayait de régler le problème
du groupe RELAX [adjudant Cantineaux] bloqué à l’entrée de l’aéroport est briefé, il sort de l’aérodrome par le SUD et prend la route de KANOMBE avec A23 [Sergent Maufroid]. Ils passent sur la
route devant l’entrée principale de l’aéroport, ils doivent contourner quelques obstacles, mais il n’y a
pas à proprement parler de barrage. Arrivés au corps de garde de KANOMBE, ils sont refoulés avec
agressivité. Manifestement, les gens de KANOMBE n’étaient pas avertis.
e. La Sec fait demi-tour. K9 est informé, mais demande que la Sec reste à proximité en attendant
qu’il prenne les contacts nécessaires avec les FAR. Sur ordre de S6, la Sec s’installe d’abord à michemin entre l’aéroport et l’entrée du camp. Comme K9 ne parvient pas à débloquer la situation, S6
donne ensuite l’ordre à A7 de rejoindre TOP GUN. A7 repasse devant l’entrée principale de l’aéroport,
mais est bloqué à N8. À 05 Hr 40, il s’installe entre N8 et N9 alors que les FAR ont dressé un barrage
sur la route de KIBUNGO. 519
Le lieutenant Vermeulen relate cette patrouille ainsi :
c. Vers 070430 Hr, j’ai reçu mission d’aller à Kanobe [sic] vers l’endroit où l’avion avait été abattu.
Notre R.V. : Deux L.O. 520 du F.A.R. au camp. On a été reçus chaudement, encerclés. Il n’y avait pas
de L.O. On a décroché avec, comme but, rejoindre Top Gun. 521 On était bloqués par deux barrages.
On s’est joints au 15 en Mov vers la ville, mais bloqués comme nous. Au total 31 Pers, dont 13
F.N.C., 522 les autres avec G.P. 523 ou rien. 524
Nous remarquons un désaccord entre le récit de Dallaire et le journal de Kibat. Luc Marchal rapporte
à Dallaire que la section envoyée à Kanombe a été refoulée avant que Dallaire parte chez Booh-Booh. Il
y va entre 23 h 30 et minuit selon Reyntjens. Selon le journal de Kibat, cette section commandée par
le lieutenant Vermeulen est refoulée après 4 h 15. Il semble que le Journal de Kibat omet de parler de
la première patrouille envoyée sur les lieux du crash à 21 h 35 et refoulée avant minuit. Concernant la
deuxième, Luc Marchal écrit :
Un peu plus de trois heures après mon retour au QG Secteur, moment où l’escorte de Kibat arrive
à la résidence du Premier ministre, je fais le point de la situation avec les officiers de mon état-major.
[...]
Du côté de Kanombe, malgré un contact suivi avec le colonel Rwabalinda, l’officier de liaison des
FAR auprès du QG Force, et plusieurs tentatives pour faire bouger les choses, l’accès au camp reste
517 Force Commander Dallaire to Baril, Significant Incident Report - Reported Death of President of Rwanda, 7 avril 1994,
section 20, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/DallaireBaril7avril1994.pdf
518 Explosive Ordnance Disposal = démineurs.
519 Journal de KIBAT, pp. 8, 15. Voir aussi Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du
Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998, p. 22]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
520 L.O. : Liaison Officer.
521 Top Gun désigne l’ancienne tour de contrôle au sud de l’aérogare de l’autre côté de la piste. C’est là qu’est stationné
le groupe Airfield de la MINUAR.
522 F.N.C. : Fusil d’assaut de la Fabrique nationale d’Herstal (Belgique).
523 G.P. : Pistolet Browning GP (Grande puissance) produit par la fabrique d’armes de Herstal (Belgique).
524 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
p. 108]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
372
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
interdit à la patrouille de Kibat et le restera, tandis que la condition des hommes retenus près de
l’aérogare ne connaît aucune évolution. 525
L’escorte de Kibat dirigée par le lieutenant Lotin arrive chez Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier
ministre, à 5 h 30. 526 Marchal fait donc ce point de situation après 5 h 30, ce qui est en cohérence avec
le journal de Kibat. La section de la MINUAR envoyée sur le site du crash a été refoulée le 7 avril vers 4
h 15. Mais selon Dallaire une section a déjà été refoulée avant minuit. 527
Une dépêche, annonçant l’attentat au Département d’État à Washington, signale que les militaires
rwandais empêchent les Casques-bleus d’inspecter le site du crash :
The UN peacekeeping operation, UNAMIR, travelled to the crash site, but the Rwandan military
prevented the UN from inspecting the site. The Rwandan military also reportedly disarmed the UN
(Belgian) peacekeepers stationed at the airport. 528
Il y a eu probablement deux patrouilles envoyées sur le site de la chute de l’avion. La première,
commandée par Dallaire dès qu’il a appris l’accident, a été refoulée le 6 avant 23 h 30. Le Journal de
Kibat n’en parle pas. La deuxième, relatée dans ce journal, a été refoulée le 7 avril après 4 h 30.
Notons aussi que la section du lieutenant Vermeulen et du sergent Maufroid, qui était chargée d’aller
sur les lieux du crash, sera menacée de mort le 7 dans l’après-midi par des miliciens et des militaires
rwandais qui excitaient la foule quand les Casques-bleus belges ont voulu entrer dans le stade Amahoro.
Ceci est à mettre en relation avec la lettre de consignes du ministre des Affaires étrangères du 15 avril
qui écrit : « Trois suspects de ce même contingent [belge] ont été appréhendés au même moment où un
groupe de huit Casques-bleus de la MINUAR tentait de récupérer par la force la boîte noire sur l’épave de
l’avion. » 529
Ce qui est remarquable, c’est que dans les heures qui suivent l’attentat, ce n’est pas le FPR qui en
est accusé, mais les Belges. Au delà de cette accusation, l’interdiction faite aux représentants de l’ONU
d’enquêter sur les causes de la chute de l’avion est bien la preuve que les militaires rwandais avaient des
choses à cacher, mais pas seulement les militaires rwandais. En effet, pendant que les Casques-bleus sont
empêchés d’accéder au site du crash, le commandant de Saint-Quentin est en train de mener son enquête
sur les lieux.
On pourra objecter que dans la mesure où les Casques-bleus belges étaient accusés d’avoir abattu
l’avion, il était logique que les militaires de garde à Kanombe leur interdisent l’accès au lieu du crash. Nous
observons que le général Dallaire a demandé l’autorisation à Bagosora pour envoyer cette patrouille et
que celle-ci devait être accompagnée d’un officier de liaison rwandais qui n’est jamais venu. L’interdiction
faite à la patrouille de l’ONU n’est donc pas une initiative de militaires subalternes, elle vient de haut.
L’accusation contre les Belges et l’interdiction d’accès au lieu du crash aux Casques-bleus sont donc
liées. L’accusation contre les Belges se révélant sans fondement rationnel, il reste que les militaires rwandais ont interdit aux représentants de l’ONU d’enquêter sur les causes de l’attentat dans les heures qui
ont suivi.
L. Marchal [135, pp. 222-223].
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7 - 1997/1998 , section 3.5.2, p. 403]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
527 Un communiqué officiel de l’ONU diffusé vers minuit confirme ce fait. Cf. M. Mas [139, p. 369].
528 U.S. Department of State, Bureau of African Affairs, Memorandum from Acting Assistant Secretary for African Affairs
Prudence Bushnell through Under Secretary for Political Affairs Peter Tarnoff to The Secretary, “Death of Rwandan and
Burundian Presidents in Plane Crash Outside Kigali”, April 6, 1994. William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in
Rwanda 1994, Document 1. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB119Rw1.pdf Traduction de l’auteur : La mission de
maintien de la paix des Nations Unies, la MINUAR, s’est rendue sur les lieux du crash, mais les militaires rwandais l’ont
empêché d’inspecter le site. Les militaires rwandais ont aussi, selon nos informations, désarmé les soldats de la paix belges
stationnés sur l’aéroport.
529 Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux représentations diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994. À l’attention des missions diplomatiques et consulaires du Rwanda (toutes). Objet : Mise
au point au sujet de la tragédie rwandaise. Cf. André Guichaoua, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, 1995,
pp. 678-681.
525
526
373
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
7.13.9
Les Belges sont d’abord accusés de l’attentat
La nouvelle de l’attentat est annoncée dans l’heure qui suit par la radio RTLM avant toute annonce
par un organe officiel. 530 Elle accuse aussitôt des Belges de la MINUAR d’en être l’auteur.
Le Major Bodart de la MINUAR note dans son journal :
3. Événements vécus (essentiellement via réseau radio Bn)
a. 06 Avr ± 1930 Hr : envoi d’une Eq vers Aer stoppée par des barrages.
± 2015 Hr : Crash d’un avion.
± 2045 Hr : « Cela tirait partout. »
sur réseau Bn : « Les Belges ont descendu l’avion du Président. » 531
Remarquons ici que vers 19 h 30, des Casques-bleus sont stoppés par des barrages en se rendant à
l’aéroport. N’est-ce pas plutôt à eux de faire des contrôles routiers en temps normal ?
Le colonel Dewez, commandant de Kibat, le bataillon belge de la MINUAR, rapporte la même information, diffusée sur le réseau du bataillon :
b. On a annoncé dans le réseau Bn que le bruit courait que les Belges avaient descendu l’avion
présidentiel (c’est R.T.L.M. qui avait lancé cette Info), ce qui a provoqué des réactions anti-belges. 532
Cette rapidité dans l’accusation, alors qu’aucune enquête n’a pu être faite, d’une part et, d’autre
part, l’assassinat le lendemain matin des dix paras belges envoyés par le général Dallaire pour protéger
le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana, fait penser à l’exécution d’un plan préétabli. Un plan était
connu par les révélations de l’informateur Jean-Pierre [Turatsinze] transmises au siège de l’ONU par le
général Dallaire le 11 janvier 1994. 533
Il faut ajouter que des témoignages prétendent avoir vu des militaires belges dans la zone KanombeMasaka ce soir-là. 534
Jeanne Uwanyiligira et Marie-Claire Uwimbabazi, filles d’Emmanuel Akingeneye, médecin personnel
et garde du corps du président Habyarimana, entendent le matin du 7 avril la famille Habyarimana accuser
les Belges :
Nous avons entendu Jeanne Habyarimana, sa maman et aussi Séraphin (Rwabukumba) expliquer
au téléphone que c’était les Belges qui avaient abattu l’avion et qu’ils se battaient aux côtés du FPR
(les Belges...) Cela s’est dit souvent au téléphone. 535
Dès le 7 avril, des Rwandais de Belgique accusent les Casques-bleus belges :
Enfin, il y a la communication du 7 avril 1994 du Comité de crise de la Communauté rwandaise
de Belgique, qui signale que les Casques bleus belges ont, le 6 avril, commis l’attentat contre l’avion
présidentiel. « En effet, selon des sources militaires des Casques bleus non-belges de la Minuar, il est
confirmé que les obus qui ont abattu l’avion présidentiel provenaient du site occupé par les militaires
belges de la Minuar. » La communication demande ensuite « le retrait immédiat des troupes belges
de la Minuar (...). »
(Documents du SGR nº 3670 et suivants.) 536
Le journaliste Jacques Collet, né au Rwanda et parlant le kinyarwanda, a entendu le 7 avril 1994 vers
11 h à l’ambassade du Rwanda à Bruxelles des Rwandais qui affirmaient que des militaires belges ont
abattu l’avion :
530 Article 19, Broadcasting Genocide : Censorship, propaganda and state-sponsored violence in Rwanda 1990-1994, p. 65 ;
J.-F. Dupaquier, La vérité sur la mort des gendarmes français de Kigali, L’événement du Jeudi, 1er décembre 1994, p. 53.
Nous n’avons pas la transcription de cette émission. Nous citons plus haut un extrait d’une émission du 13 avril 1994
reprenant cette accusation. Cf. J.-P. Chrétien & al. dans Rwanda : Les médias du génocide, Karthala, 1995, p. 207.
531 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 56].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
532 Notes du colonel Dewez. Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
1-611/12 - 1997/1998, p. 83. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
533 Ce fax est lisible en section 42 page 1413. http://francegenocidetutsi.org/rw011194.pdf
534 Voir section 7.11.11 page 355.
535 Auditorat militaire, Bruxelles, PV no 1013, 22 juin 1994.
536 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 - 1997/1998
section 4.2, p. 25]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
374
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
A ce moment j’ai surpris une conversation d’un groupe de personnes qui sortaient d’un bureau.
L’une des personnes a dit en français : « C’est confirmé ». Il a poursuivi en Kinyarwanda, langue que
je pratique, et a dit : « Ce sont des militaires Belges qui ont abattu l’avion, cinq ont été abattus sur
place et 5 autres le seraient par après. » La personne précisait que ces militaires ont été dénoncés
par des Casques-bleus du Bangladesh. Ils avaient l’air surexcités. J’ai alors posé la question à savoir
ce que les Belges avaient à gagner à exécuter le Président Rwandais. Mon interlocuteur m’a dit en
riant : « Tu sais pertinemment bien pour qui ils l’ont fait ! » Il faisait allusion au FPR. Toute la bande
s’est amusée de cette répartie. Je connaissais cette personne de vue... comme étudiant en Belgique et
comme activiste du CDR travaillant en cheville avec un certain Papias de Gembloux. Il m’a demandé
qui j’étais. J’ai à mon tour demandé qui ils étaient et ils m’ont répondu qu’ils étaient étudiants à
l’ERM. 537
Ce « Comité de crise de la communauté rwandaise de Belgique » se constitue « dès le 7 avril au matin
autour de Papias Ngaboyamahina, l’un des actionnaires de la radio Radio-Télévision libre des Mille
Collines ». 538 La rapidité de réaction et d’analyse de ce groupe est sidérante. Papias Ngaboyamahina
avait organisé une réunion à Bruxelles avec Jean-Bosco Barayagwiza le 5 septembre 1993, à propos de la
radio RTLM. Barahinyura, Jean Shyirambere et Georges Ruggiu assistaient à cette réunion. 539
Pourquoi l’attentat est-il d’abord attribué aux Belges par la radio RTLM et non au FPR ? Suivant
l’hypothèse d’un plan préétabli il fallait en accuser les Belges de la MINUAR, pour pousser les militaires
et miliciens rwandais à les agresser afin de les faire partir. 540
7.13.10
L’ambassade de France accuse les Belges
Fait troublant, dès le soir du 6 avril, l’ambassade de France à Kigali affirme aussi au téléphone
que ce sont les Belges qui ont abattu l’avion. Plusieurs ressortissants belges, François Vériter, deux
médecins et l’épouse d’un coopérant, essayèrent de s’informer. L’ambassade de Belgique étant surchargée,
ils appelèrent l’ambassade de France, demandant ce qui se passait. « Une voix bien française, se souvient
François Vériter, me dit alors que des Belges avaient tiré sur l’avion du président. » 541 Colette Braeckman,
après l’avoir écrit dans son livre fin 1994, le répète devant la commission d’enquête du Sénat belge : « [Le 6
avril] La rumeur disait que les Belges avait descendu l’avion du président. Des Belges avaient pris contact
avec les ambassades belge et française pour connaître la situation exacte. A l’ambassade de France, une
voix leur a dit que c’étaient des Belges qui avaient tiré sur l’avion du président. La rumeur anti-Belge
provenait donc de deux sources : les Français et la radio des Mille Collines. » 542 Ajoutons une troisième
source, la famille Habyarimana.
L’épouse du copilote du Falcon présidentiel, réfugiée chez un Belge, apprend aussi de l’ambassade de
France que ce sont les Belges qui ont abattu l’avion : 543
Alors que les tueurs entrent en action, une rumeur se répand dans Kigali depuis la garde présidentielle : les Belges, et plus précisément les Casques bleus, ont abattu l’appareil. L’épouse de l’un
des membres de l’équipage, qui a vu de loin s’écraser le Falcon [du président Habyarimana], téléphone
immédiatement à l’ambassade de France où une voix lui répond : « Ce sont les Belges qui ont tiré sur
l’avion. » Dès sa première émission, à 5 heures du matin, la radio rwandaise lance l’accusation. 544
Michel Campion apprend aussi à Butare par un Français, Alain Baussac, que ce sont les Belges qui
ont abattu l’avion :
Il y avait à Butare un Français qui s’appelait Alain Baussac, il était garagiste de profession. Ce
monsieur a débarqué en 1986-1987, et a ouvert un garage en face de l’École des Sous-Officiers. Alain
537 Jacques Collet, Auditorat militaire belge, 16 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/ColletJacques16mai1994.
pdf ERM : École royale militaire.
538 C. Braeckman [44, pp. 177-178].
539 TPIR, ICTR-1999-52- ?, Pièce à conviction K0036062 transmise par François Misser le 15 mai 1996.
540 Guy Theunis a révélé que la CDR avait dressé 3 semaines avant l’attentat un plan qui prévoyait de faire partir les
Belges. Cf. Det. Jud. Bruxelles, PV no 9011, 14 juin 1994. Cf. Rwanda : l’honneur perdu de l’Église [204, pp. 67-68]. Voir
section 15.6 page 680.
541 Colette Braeckman, La face cachée du génocide rwandais, Le Soir, 31 mars 2004, p. 10. François Vériter nous précise
que c’est le 7 avril et non le 6 qu’il a appelé l’ambassade de France à Kigali.
542 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-57, 21 mars 1997, pp. 201, 203].
543 Témoignage de Pierre Lepoint, 29 décembre 2006.
544 C. Braeckman, Rwanda - Histoire d’un génocide [44, p. 177].
375
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
était un sous-officier retraité de l’armée française. En 1990, quand la guerre a éclaté, Baussac était
très sollicité par les militaires français. Nous étions voisins à Taba, Butare, et régulièrement il recevait
la visite des militaires français dont le Colonel Cussac qui était responsable de l’Opération Noroît, le
mécanicien de l’avion qui était avec le président Habyarimana lorsqu’il a été tué, 545 ainsi que le pilote
Héraud. Lorsque l’avion a été abattu le 6 avril, Baussac m’a téléphoné le soir et il m’a dit : « c’est
vous les Belges qui avez abattu l’avion ! Et tu as tué mon ami. Tes frères ont tué mon ami ! » Je lui
ai dit : « Ecoutes Alain, soyons raisonnables, comment tu peux savoir que ce sont les Belges qui ont
abattu l’avion de Habyarimana ? » Lui, apparemment, il est resté durant toute la période du génocide
à Butare. Il a quitté Butare le 3 juillet, ce sont les forces de Turquoise, des militaires français, qui
sont venus le chercher à Butare même et ensuite l’ont évacué dans son pays. 546
Un enseignant belge de Gisenyi, Thierry Joseph, rapporte la même nouvelle au docteur Pasuch :
Le lendemain de l’assassinat [d’Habyarimana], un Belge de Gysenyi [Gisenyi], en vacances à Butaré, le nommé Thierry Joseph, enseignant à l’école belge de Gysenyi, nous téléphona pour nous
signaler que déjà les expatriés français de Butaré avaient appris par l’Ambassade de France, que
l’histoire était mis [sic] sur le dos des Belges. 547
S’interrogeant avec Vénuste Kayimahe sur les auteurs de l’attentat contre l’avion du président, Anne
Cros, directrice du Centre culturel français de Kigali, n’exclut pas que les Belges puissent en être à
l’origine :
« Mais la RTLM et certains témoins rapportent qu’il pourrait s’agir d’un coup des Belges pour
aider le FPR, ne put-elle s’empêcher d’ajouter. » 548
7.13.11
Des Casques-bleus belges sont faits prisonniers à l’aérogare
Peu après l’attentat, 16 militaires belges se trouvent bloqués à l’aéroport. Certains ont été immobilisés
à terre et désarmés :
(i) Épisode Aérogare
Entre 2030 et 2100 Hr, plusieurs militaires et civils belges se rendent à l’Aer pour accueillir le
C130 belge dont l’atterrissage est prévu vers 2100 Hr.
Ce C130 s’approchera de Kigali juste après l’avion du Président ; à la suite de l’attentat et de
l’extinction des lumières de la piste, il sera dérouté vers Nairobi aux environs de 2145 Hr.
Pendant ce temps, un groupe se formera petit à petit sur le parking de l’aérogare. Il comprend :
Veh C.T.M. avec l’adjudant-chef Lechat et l’adjudant Duquesnois.
Pickup O.N.U. avec l’adjudant Cantineaux (I.S.C. KIBAT).
Ford Transit KIBAT avec le Capitaine Madalyns, le sergent Vermeiren, le sergent Nelis et le
caporal Vandam.
Jeep Y7 avec le premier sergent Leconte (adj. Pl Mor.).
Jeep Amb avec le Cpl Chef Dinjart, les Cpx Gilsoul et Spagnoli.
Jeep civile avec le Père Greindl et M. André.
Tous ces gens se verront refuser l’accès à la grille de l’Aer et refouler vers le parking de l’aérogare.
Entre-temps, le Med Maj Thiry à bord d’une jeep, le Lt du Gen De Meyere (d’origine rwandaise
tutsie) et le Cpl Chef Janssen à bord d’un MAN KIBAT seront pris sous le feu d’un barrage de la
Garde présidentielle. Ils seront désarmés et faits prisonniers.
Après palabres, l’Adjt Cantineaux parviendra à les faire libérer et ils se joindront au groupe
composé ainsi de 16 personnes. Le Med Maj Thiry récupérera sa jeep portant à 7 le nombre de Veh.
À partir de 2200 Hr, ce groupe privé de sa liberté de mouvement restera sur le parking de l’aérogare
jusqu’au lendemain matin. Il gardera un contact direct avec les Elm du Gp AIRFIELD se trouvant à
l’intérieur de l’Aer au travers de la clôture de l’aérogare. Maintenu à l’écart, il ne sera plus inquiété
par les Rwandais jusqu’à l’aube. 549
Il s’agit de Jean-Michel Perrine.
Audition de Michel Campion à la commission Mucyo [65, Annexes, Témoin no 70, p. 171]. http://
francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=171
547 Déposition du Dr Massimo Pasuch à l’auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Pasuch13avril1994.pdf
548 V. Kayimahe [114, p. 162].
549 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
p. 21]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
545
546
376
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le groupe Lotin, chargé dans la nuit de rejoindre le domicile du Premier ministre, rencontre les pires
difficultés. Arrivés à destination, ils se font désarmer, emmener au camp Kigali où ils seront massacrés.
Dans l’après-midi du 7, les 16 militaires prisonniers à l’aéroport tenteront de se réfugier au stade Amahoro
et devront ouvrir le feu pour ne pas subir le même sort que leurs camarades.
7.13.12
Des militaires français sont allés aussitôt sur les lieux de l’accident
Le rapport de la Mission d’information parlementaire est rempli de contradictions à propos de la
présence de militaires français sur les lieux du crash de l’avion. Il commence par dire que l’accès au lieu
de la chute de l’avion a été interdit à tout étranger :
Le crash de l’appareil ayant eu lieu dans la propriété même du Général Juvénal Habyarimana, la
Garde républicaine qui était sur place a immédiatement empêché que des étrangers s’approchent de
l’appareil pour relever des indices. Cette interdiction durera plusieurs semaines et empêchera toute
investigation. La MINUAR, en particulier les forces belges qui contrôlaient l’aéroport, n’a jamais eu
accès à la propriété du président. 550
Puis il reconnaît que le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu s’y rendre vers vingt-deux
heures 551 :
Seul le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu se rendre sur les lieux à deux reprises.
Il a rapporté devant la Mission la difficulté qu’il avait éprouvée à récupérer les corps de l’équipage
français et à effectuer des recherches. [...]
Le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu accéder une première fois sur les lieux du
crash vers vingt-deux heures, accompagné d’un officier rwandais qu’il connaissait 552 et qui lui avait
servi de sauf-conduit pour franchir les postes d’une Garde Présidentielle devenue très nerveuse. Il
a entamé les recherches au milieu des restes de l’avion afin de retrouver les corps des membres de
l’équipage français et a pu observer le désarroi des militaires rwandais lorsqu’ils se rendirent compte
que le corps du Président était dans l’avion. Jusqu’à trois heures du matin, il avait recherché les corps
de l’équipage français. Il était retourné sur place une deuxième fois le lendemain matin à 8 heures,
dans le but de retrouver la boîte noire dans les débris, mais sans succès. 553
Mais nous trouvons, dans les annexes du rapport de la Mission, une fiche du ministère de la Défense
qui révèle que le commandant Grégoire de Saint-Quentin et deux sous-officiers français étaient à 20 h 45
sur les lieux du crash :
8. Position des AMT 554 le 6 avril 1994 au soir :
24 des 25 assistants techniques (l’attaché de Défense se trouvant à Paris) se trouvaient dans la
ville de Kigali et au camp de Kanombé, à leur domicile, le 6 avril, au moment de l’attentat :
- à Kanombé, le chef de bataillon de Saint-Quentin et les quatre sous-officiers qui logeaient avec
leurs familles dans le camp étaient à leur domicile. Ils ont été les premiers à réagir à la chute
du Falcon présidentiel à proximité du camp vers 20 h 30 ; l’officier et deux sous-officiers
étaient sur les lieux à 20 h 45 et donnaient l’alerte sur le réseau de sécurité de l’ambassade de
France, les deux autres sous-officiers s’occupant des familles [...] 555
C’est l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud qui, aussitôt après avoir reçu l’appel d’Enoch Ruhigira,
donne l’ordre aux militaires français de se rendre sur les lieux, comme l’atteste le compte rendu de son
audition : « il avait, sur place, averti les militaires français et leur avait demandé de se rendre sur les
lieux. » 556
Le docteur Pasuch, voisin de Grégoire de Saint-Quentin, rapporte que celui-ci est parti très peu de
temps après l’attentat. À son retour, il lui confie qu’il n’a pas encore trouvé la boîte noire. 557
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 235].
Grégoire de Saint-Quentin était en 1994 chef de bataillon, c’est-à-dire commandant. En 1998 il est lieutenant-colonel.
552 Il s’agit de Aloys Ntabakuze, chef du bataillon paras-commando à Kanombe, dont il est le conseiller.
553 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 235].
554 AMT : Assistant militaire technique, autrement dit coopérant militaire.
555 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, No 543/DEF/EMA/ESG, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
FicheMinDef7juillet1998.pdf
556 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 294-295]. Voir citation complète
section 7.10.12 page 336.
557 Voir plus haut section 7.10.2 page 326.
550
551
377
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Stephen Smith reconnaît que le commandant de Saint-Quentin était sur le site du crash dans les
minutes qui ont suivi l’attentat :
Il est vrai que le commandant de Saint-Quentin, un gendarme du Détachement français d’assistance militaire à l’instruction (DAMI), résidant à l’intérieur même du camp de Kanombe qui jouxte
l’aéroport de Kigali, a été sur le site du crash dans les minutes ayant suivi l’attentat. 558
Colette Braeckman écrivait également fin 1994 : « Très rapidement, la garde présidentielle, en compagnie de coopérants militaires français, dont le commandant de Saint-Quentin, membre de la mission
d’assistance militaire, se précipite vers l’épave. » 559
Sur l’ordre du colonel Muberuka, commandant du camp de Kanombe, 560 le major Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando, est allé en voiture au poste de garde de la garde présidentielle à
la résidence d’Habyarimana avec deux membres du peloton CRAP (qui avaient des équipements de vision
nocturne) et deux membres de son escorte, Twagiramungu et Kambari. À son arrivée, il a discuté avec
l’officier de la garde présidentielle, le lieutenant Évariste Sebashyitsi 561 : « Et il m’a dit qu’il n’avait pas
encore localisé le lieu de l’accident, mais il m’a dit avoir entendu l’impact des débris vers l’est, derrière
la résidence, [...] l’impact n’était pas localisé loin de la résidence. Il m’a informé que le Président devait
arriver ce soir-là, en provenance de la Tanzanie. Je n’étais pas au courant de cela. » 562
Mais selon le major Ntabakuze, de Saint-Quentin n’est allé sur les lieux du crash que vers 22 heures :
Vers 22 heures, le major de Saint-Quentin est venu à mon bureau. [...] Il m’a demandé de l’accompagner au site du crash pour qu’il puisse voir les corps des nationaux français décédés dans ce crash.
Je conduisais mon véhicule et de Saint-Quentin conduisait son propre véhicule. Il était à peu près
22 heures. Et je me souviens que je ne suis pas resté longtemps là-bas ; j’ai laissé de Saint-Quentin
là-bas et je suis rentré au camp. 563
Le bureau de Grégoire de Saint-Quentin était à 5 mètres de celui de Ntabakuze. Son logement était à
100 mètres du sien. Pourquoi faut-il cacher que de Saint-Quentin est allé sur les lieux aussitôt après que
l’avion se soit écrasé ?
Un des membres des CRAP, qui se sont rendus sur les lieux, s’appelle Vianney Mudahunga. Interrogé
par Cécile Grenier, il déclare qu’ils sont arrivés sur le lieu du crash dans les 20 minutes qui ont suivi la chute
de l’avion. 564 Ils ont éteint les flammes de l’épave de l’avion puis ont appelé des gardes présidentiels car
l’avion était tombé dans l’enceinte même de la résidence. Ils ont ramassé les corps, les ont mis à l’intérieur
de la maison. Puis, ils se sont mis en défensive avec les autres gardes présidentiels. Le groupe CRAP qui
s’est rendu à la résidence Habyarimana était commandé par le lieutenant Édouard Kanyamikenke, chef
du peloton CRAP. 565 Plusieurs Français se seraient rendus peu après sur les lieux du crash. Mais le
témoin n’en voit qu’un seul qui n’est pas Grégoire de Saint-Quentin mais le « major Reffalo ». À notre
connaissance, le major Christian Refalo, des troupes de marine, est présent au Rwanda en 1990. 566 Il
est le prédécesseur de Grégoire de Saint-Quentin au bataillon paras-commando. Le témoin, qui était
déjà dans ce bataillon en 1990, confond-il les deux majors français ? Nous n’avons aucune information
officielle, provenant des documents français ou rwandais, confirmant la présence de Christian Refalo en
avril 1994 au camp Kanombe. Il confond probablement car d’autres témoins comme Charles Bugirimfura
et Édouard Ntawishunga signalent la présence de Grégoire de Saint-Quentin.
Un autre membre des CRAP, Froduald Murego, se souvient bien de la présence de « de Saint Quentin
qui avait remplacé Reffalo », discutant avec le major Ntabakuze sur le tarmac du camp Kanombe :
Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
C. Braeckman [44, p. 176].
560 Le colonel Félicien Muberuka est commandant du camp Mayuya à Kanombe que nous appelons camp de Kanombe. Il
est également commandant du secteur opérationnel de Kigali. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale,
Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars
1994, p. 11 ; L. Marchal [135, p. 171].
561 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994,
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 12.
562 Interrogatoire du Major Ntabakuze, TPIR, ICTR-98-41-T, 18 septembre 2006. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraTranscript18septembre2006.pdf
563 Interrogatoire du Major Ntabakuze, ibidem.
564 Vianney Mudahunga, interview par Cécile Grenier, Rwamagana (Rutonde), 17 janvier 2003.
565 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, Etat-major, G1, Kigali le 05 mars 1994.
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 10.
566 Rapport Mucyo [65, pp. 46, 109].
558
559
378
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Après la chute de l’avion, une alerte a été donnée et nous nous sommes rassemblés devant notre
bureau de l’unité CRAP. Sur ce rassemblement, il y avait des Français qui nous formaient. Parmi
eux, j’ai reconnu De Saint Quentin qui avait remplacé Reffalo ainsi que Janne qui était chargé des
opérations de notre unité. Pendant que nous étions rassemblés sur le tarmac, De Saint Quentin
échangeait avec des officiers rwandais dont le major Ntabakuze, et à la fin de leurs échanges, le Lt
Kanyamikenke, notre chef responsable de l’unité CRAP, est venu nous informer que l’avion avait été
abattu et nous a donnés [sic] l’ordre de nous rendre à la résidence du président Habyarimana. Nous
sommes partis avec Kanyamikenke et le major Ntabakuze. Arrivés à la résidence, nous nous sommes
mis à ramasser les corps. Après avoir retrouvé tous les corps, les militaires français se sont mis à
chercher la boîte noire, mais je ne sais pas s’ils l’ont trouvé puisque je suis parti le matin et eux
étaient encore là. 567
Il s’avère que c’est l’adjudant-chef José de Pinho qui est en charge de la formation du peloton CRAP
et non l’adjudant-chef Jean-Michel Janne. 568 Mais cela ne veut pas dire que Janne ne s’en occupait pas
également.
Charles Bugirimfura était dans le bataillon paras-commando de 1992 à 1994. Il est à Kanombe le 6
avril. Il affirme que de Saint-Quentin, surnommé “Serukweto Étienne” est allé tout de suite sur les lieux
du crash avec plusieurs officiers rwandais :
En avril 1994, l’avion du président Habyarimana a été abattu, nous étions au Camp Kanombe en
train de regarder un match, nous avions constaté que le ciel était tout rouge et nous sommes sortis
pour voir. Par après le capitaine de Saint Quentin alias Serukweto Étienne, le colonel Baransaritse, 569
le major Ntabakuze et le major Nubaha 570 se sont rendus sur les lieux de la chute de l’avion. De
[Dès] son retour, le major Ntabakuze a dit en pleurant que Habyarimana vient de mourir et que par
conséquent un Tutsi doit mourir où qu’il soit. C’est à ce moment là que ces pelotons ont commencé
immédiatement les massacres avec l’escadron de la mort étant donné que c’était auparavant leurs
engagements. J’ai appris que De Saint Quentin était à Goma avec les autres militaires de l’Opération
Turquoise. 571
Le sergent major Jean-Marie Vianney Barananiwe, membre de la garde présidentielle de 1977 à 1994,
était chef de la section de la garde présidentielle qui assurait la protection de la résidence du président
Habyarimana, le soir du 6 avril 1994. Il rapporte devant la commission Mutsinzi :
Le Major Ntabakuze est arrivé le premier par l’entrée sud où était la porcherie et m’a demandé
quel était l’avion qui venait de s’écraser. Je lui répondis qu’il s’agissait de l’avion présidentiel. Il est
allé vérifier lui-même. Puis, nous aussi, nous sommes partis voir ce qui s’était passé. Immédiatement,
les militaires français sont arrivés en intervention portant des casques et munis des lampes torches.
Nous nous en sommes également servis avant que nous recevions les nôtres, parce que nous étions dans
l’obscurité. Ils nous ont aidé à ramasser les corps qui étaient éparpillés partout. Ils ont aussi cherché
la boîte noire. Nous avons rassemblé les corps qui ont été traités avec du formol sur recommandation
du Dr Baransaritse, puis ils les ont exposés dans la salle de séjour de la résidence. 572
Édouard Ntawishunga, membre du bataillon léger antiaérien (L.A.A.) de 1988 à 1994, était chauffeur
du commandant du camp Kanombe, le colonel Félicien Muberuka, et l’a conduit à la résidence présidentielle quelques minutes après l’explosion de l’avion. Il rapporte que les Français ont cherché et emporté
la boîte noire :
Juste après l’explosion de l’avion, le colonel Muberuka m’a demandé de le conduire à la résidence
du Président Habyarimana. Plusieurs officiers se sont rendus là-bas, y compris deux militaires français
qui étaient instructeurs au bataillon para-commando. Ils sont partis dans le véhicule qui était conduit
par le major Ntabakuze, commandant du bataillon para. Parmi ces Français, j’ai reconnu De Saint
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 52-53].
José De Pinho [168, pp. 49, 52-53, 55, 59, 83].
569 Le lieutenant-colonel Laurent Baransalitse est chef du Service de Santé de l’armée rwandaise. Cf. République Rwandaise,
Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation officiers armée
rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, page 3.
570 Le lieutenant-colonel Laurent Nubaha commande le camp Kigali. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense
nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994, Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au
01 mars 1994, page 5.
571 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 17, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#
page=37
572 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 53].
567
568
379
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Quentin. C’est lui qui était leur chef. Je ne suis pas entré à l’intérieur de la clôture, je suis resté à
l’extérieur sur le véhicule que je conduisais. J’ai appris de la part de mes collègues qui étaient dans
la résidence que De Saint Quentin a cherché et récupéré la boîte noire sur l’avion. 573
Le commandant de Saint-Quentin a fait un compte rendu à 21 h 30 sur le crash de l’avion présidentiel
au lieutenant-colonel Maurin qui a été transmis au Centre opérationnel interarmées (COIA). En effet, le
compte rendu du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin note : « Le 6 avril à 21 h 30, compte
rendu du Cdt de St QUENTIN au L/C MAURIN du crash de l’avion présidentiel à KANOMBE - CR
au COIA. » 574 C’est donc la preuve que de Saint-Quentin s’est rendu sur les lieux avant 21 h 30. Il est
possible que, pour faire ce compte rendu, il soit revenu au camp de Kanombe. Il serait retourné ensuite
sur les lieux du crash à 22 h, conformément aux affirmations de Ntabakuze.
François Léotard, ministre de la Défense, nie que des militaires français soient allés sur le lieu du
crash et aient pu examiner les restes de l’avion : « Il a indiqué qu’aucun élément d’information n’avait
pu être recueilli sur place du fait du bouclage immédiat des lieux, rendant impossible l’accès aux débris
de l’avion. » 575 Il est sur ce point contredit par les déclarations du commandant de Saint-Quentin à la
mission, par la fiche du ministère de la Défense du 7 juillet 1998 et par le compte rendu de l’attaché de
Défense. 576
Selon Gérard Prunier qui privilégie la thèse de l’attentat commis par les extrémistes hutu, ceux-ci,
n’ayant pas intérêt à ce qu’on découvre leur responsabilité dans la mort d’Habyarimana, vont empêcher
toute enquête. Selon lui, les Français sont empêchés d’accéder au lieu du crash pendant plusieurs jours :
Néanmoins les conspirateurs [les extrémistes de la CDR] ne peuvent pas reconnaître ouvertement
ce qu’ils ont fait. Le président Habyarimana a trop longtemps incarné le pouvoir hutu pour qu’un
groupe se réclamant de sa propre idéologie puisse admettre l’avoir assassiné. C’est pourquoi on procède, mascarade compliquée, à la mise en place d’un gouvernement provisoire (voir plus loin). C’est
aussi pourquoi il est résolu d’éviter toute enquête sur les circonstances entourant la mort du Président, au point que, pendant plusieurs jours, la GP monte la garde autour de la carcasse du Falcon
50 pour empêcher les experts français de l’examiner. Le ministre de la Coopération, Michel Roussin,
doit intervenir personnellement à trois reprises pour que soient rendus les corps des trois hommes
d’équipage. Devant la non-coopération chez les organisateurs des massacres, on peut être surpris que
l’ex-capitaine Barril ait pu être aidé, comme il le prétend, dans sa découverte de la “boîte noire”
magique. 577
Gérard Prunier, qui est conseiller au ministère de la Défense en 1994, reprend une information qu’il y a
recueilli, selon laquelle l’accès au lieu du crash est interdit aux experts français par la garde présidentielle
rwandaise. Elle est compatible avec sa version des faits qui met la France hors de cause. Sauf qu’il y a
Barril... L’information sur les démarches de Michel Roussin semble provenir de l’article de Stephen Smith
du 29 juillet 1994.
Ces déclarations contradictoires montrent l’embarras des autorités françaises devant le fait avéré que
trois militaires français se sont rendus sur le lieu du crash, à 20 h 45, aussitôt après l’attentat et y sont
retournés plus tard, alors que l’accès au site a été interdit aux Casques-bleus. Au delà de la récupération
des corps des victimes françaises qui, d’ailleurs, n’ont pas été évacués ce soir-là, ils ont pu ainsi enquêter
sur les causes de la chute de l’avion et prélever des pièces à conviction à l’insu de toute commission
d’enquête officielle.
7.13.13
Les massacres commencent dans la demi-heure qui suit l’attentat
Joseph Ngarambe, qui est sur place à Kigali, observe que le génocide commence 30 minutes après la
chute de l’avion :
La mise en œuvre du génocide rwandais commence à Kigali près de 30 minutes après la chute de
l’avion présidentiel, c’est-à-dire le 6 avril 1994, aux environs de 21 heures. C’est à ce moment que
la Garde Présidentielle investit les carrefours des quartiers Kimihurura et Kacyiru, arrêtant tous les
Ibidem, p. 54.
Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
575 Audition du 21 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 98].
576 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 241, 269, 350].
577 G. Prunier [175, pp. 273-274].
573
574
380
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
véhicules qui passent. Ce sont des soldats menaçants, vociférants, qui font sortir tous les passagers
des véhicules, avec une extrême brutalité. Ils demandent des cartes d’identité qu’ils vérifient à la
lumière des lampes torches. Ils rouent de coups de bottes et de crosses ceux dont ils n’apprécient pas
les mentions de la carte d’identité (origine ethnique ou géographique).
Ils entraînent quelques uns dans les buissons environnants et, quelques mètres plus loin, des cris
d’agonie parviennent déjà aux oreilles de la foule de plus en plus grossissante assise sur l’herbe. 578
Un barrage au rond point au carrefour de l’hôtel Méridien sur la route menant à l’aéroport est établi
par la garde présidentielle à 21 h 18 :
At 2118 hours a platoon of the presidential garde establish a roadblock at the Meridian traffic
circle and blocked the traffic. 579
Les barrages ont été dressés très peu de temps après l’attentat. Carlos Rodriguez, délégué du HCR à
Kigali, en témoigne :
Rodriguez dîne avec quelques amis à la résidence de l’ambassadeur américain lorsque l’un de ses
employés l’appelle vers 20 h 45 sur son téléphone portable pour l’informer de la mort du Président.
Après une (...) brève discussion, toutes les personnes présentes décident d’annuler le dîner et de rentrer
chez elles, car elles craignent des troubles. Lorsque Rodriguez sort de la maison de l’ambassadeur,
vers 21 h 15, il rencontre les premiers barrages de la milice juste au coin de la rue. 580
Christian Defraigne, coopérant militaire belge, est étonné de la rapidité de réaction des militaires
rwandais :
Ce qui m’a surpris c’est la rapidité d’action des FAR. En moins de 20 minutes après l’attentat
toute la ville est quadrillée et bloquée. Il m’a semblé que tous ces militaires étaient au courant avant
l’attentat de ce qui allait se passer et de ce qui devait se faire. 581
Les Casques-bleus belges signalent des tirs et des barrages vers 21 h 15 :
– Vers 21 15 Hr, les premiers tirs d’armes automatiques et barrages sont signalés à proximité du
rond-point du Méridien, ce qui amènera le Bn à donner à 21 20 Hr l’ordre de récupérer tous les Elm
de sortie en ville et le Q.G. Sect à mettre à 22 00 Hr toutes ses unités en alerte (Stade Rouge). [...]
– A partir de 2300 Hr, des Veh Bl F.A.R. (A.M.L) seront observés et des tirs seront signalés au
Centre ville. [...]
– Des tirs et des explosions sporadiques seront signalés aux alentours des divers cantonnements.
– Les barrages se multiplieront à partir de 0300 Hr, surtout au Centre ville. [...]
– A 0542 Hr, le Lt Lotin signale au Lt Col Dewez qu’Agathe renonce à se rendre à Radio Rwanda
et qu’elle demande de renforcer sa sécurité. Il signale aussi qu’il est visé par un blindé. Le Q.G.
Secteur est prévenu. [...]
– Dès 0700 Hr, les premiers massacres systématiques dans différents quartiers sont signalés, quelque
fois sous les yeux des militaires impuissants de la MINUAR. 582
Jean-Claude Mubereka, substitut du procureur de Kigali, vit dans le quartier de Kimihurura, non
loin du camp de la garde présidentielle. « Vers 21 heures, raconte-t-il, un veilleur de nuit m’a annoncé
que l’avion du président Habyarimana venait d’être abattu. Quasiment au même instant, les coups de feu
ont commencé à claquer et ça a duré toute la nuit. » 583
M. Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme, constate que les barrières
où vont être abattus les Tutsi sont dressées presque aussitôt après l’attentat contre l’avion du Président :
De plus, des barricades ont été posées entre 30 et 45 minutes après l’accident d’avion et avant
même que la nouvelle de l’accident n’ait été annoncée par la radio nationale. Un témoin digne de foi
Joseph Ngarambe, La mise en œuvre du génocide rwandais. Cf. R. Verdier et al. [212, p. 9].
Code cable dated 7 April 1994 from the UNAMIR Force Commander to the DPKO/UNHQ Military adviser. Cf. United
Nations. Office of Internal Oversight Services. Investigation Division. Report of Investigation Id Case No 0072/04. section
30, p. 15. Traduction de l’auteur : À 21 h 18, un peloton de la garde présidentielle installe un barrage au rond point de
l’hôtel Méridien et bloque la circulation.
580 G. Prunier [175, pp. 268-269].
581 Christian Defraigne, adjudant-chef CTM, auditorat militaire belge, 10 mai 1994.
582 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
pp. 20-24]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
583 J.-P. Ceppi, Témoignages de rescapés du Rwanda, Libération, 9 mai 1994, p. 20. http://francegenocidetutsi.org/
CeppiTemoignagesRescapesLiberation9mai1994.pdf
578
579
381
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
raconte que 45 minutes après l’explosion, la route allant de l’hôtel Méridien au stade Amahoro était
dressées [bloquée] par des militaires et des civils et qu’il avait subi deux contrôles effectuées [effectués]
par ceux-ci. 584
Le rapport de la Commission d’experts de l’ONU souligne le rôle de la garde présidentielle pour entraver le déplacement des troupes de la MINUAR et commencer les massacres ciblés puis celui systématique
des Tutsi :
67. Il convient de signaler un autre fait, encore plus probant peut-être : la Garde présidentielle a
mis en place des barrages routiers qui ont empêché les membres de la MINUAR d’atteindre l’aéroport
afin de mener une enquête sur l’assassinat du Président.
68. Avant l’aube du 7 avril, des soldats de la Garde présidentielle se sont rendus chez des membres
modérés de l’opposition et les ont tués ainsi que leurs familles. [...]
69. Le 8 avril 1994, la Garde présidentielle ainsi que des soldats de l’armée rwandaise et des miliciens interahamwe se sont mis à massacrer systématiquement la population civile tutsie à Kigali. 585
Le major Ntabakuze, commandant le bataillon paras-commando, appelle ses hommes à la vengeance :
Quelques minutes après l’attentat, le major Ntabakuze qui commandait ce bataillon, a rassemblé
ses subordonnés et leur a dit que l’avion présidentiel venait d’être abattu par le FPR, qu’il s’en suivra
une riposte destinée à venger la mort du Président. Il les a avertis qu’il fallait se préparer à un long
combat et les a prévenus de ne pas s’inquiéter s’ils entendaient des coups de feu dans les environs :
« Après l’attentat, la réaction immédiate a été de tirer plusieurs balles en direction de Masaka. Puis,
un rassemblement a été ordonné. Le major Ntabakuze nous a dit : “Voilà, on vient de nous couper la
tête. Maintenant, ce qui reste c’est de nous venger. Nous partons pour l’instant à l’état-major, dans
une réunion urgente, vous attendrez la décision qui sera prise” ». 586
Heure
Événement
Source
20 h
Match de foot à la TV
Gonzague Habimana (GH), C. Grenier
20 h 26
Tirs contre le Falcon 50
P. Munyaneza, Le Soir, 6/5/2006
Clairon d’alerte
GH
Rassemblement puis Ntabakuze (AN)
et de Saint-Quentin (DSQ) partent
GH ; F. Murego ; É. Ntawishunga
20 h 45
DSQ et 2 ss-off sur les lieux du crash
MIP, Annexes, p. 268
21 h 15
Retour de DSQ et AN qui appelle à tuer
les Tutsi
GH ; Mutsinzi, p. 73 ; C. Bugirimfura,
Mucyo, Annexes, p. 36
21 h 30
DSQ fait son rapport à Maurin
MIP, Annexes, p. 350
22 h
DSQ retourne au lieu du crash
AN, TPIR, 18/9/2006
Table 7.7 – Événements au camp de Kanombe le soir du 6 avril 1994. DSQ = de Saint-Quentin,
AN = Aloys Ntabakuze
Charles Bugirimfura rapporte que Ntabakuze a dit en pleurant : « Habyarimana vient de mourir, par
conséquent un Tutsi doit mourir où qu’il soit. » 587 Des témoins affirment que les instructeurs français
qui assuraient la formation et l’encadrement du bataillon para-commando, dont le lieutenant-colonel
Grégoire De Saint-Quentin, conseiller de Ntabakuze, étaient présents dans ce rassemblement d’appel au
584 Rapport sur la situation des droits de l’homme au Rwanda établi par le Rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme en application de la résolution S-3/1 de la Commission et de la décision 1994/223 du Conseil économique
et social, A/49/508, S/1994/1157, 13 octobre 1994.
585 Rapport final de la Commission d’experts présenté conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité,
ONU, S/1994/1405, 9 décembre 1994, section 67-69 p. 16. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.pdf#page=16
586 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 73]. Les témoignages proviennent du caporal JeanDamascène Nyirinkwaya, de membres du bataillon para-commando Damien Kalinijabo, Gaëtan Kayitare, Joseph Nsengimana, 1er Sgt Emmanuel Munyaneza, Gonzague Habimana.
587 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 17, p. 36]. Voir section 7.13.12 page 377.
382
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
génocide. 588 De Saint-Quentin est allé avec Ntabakuze constater sur les lieux du crash la mort du président
puis est revenu avec lui au camp Kanombe. Gonzague Habimana du bataillon para-commando, Froduald
Murego, membre du peloton CRAP, Édouard Ntawishunga, du bataillon antiaérien, confirment que de
Saint-Quentin est parti sur les lieux du crash avec Ntabakuze. Nous savons que de Saint-Quentin est
revenu au camp pour faire son rapport à Maurin à 21 h 30. Il est probablement revenu avec Ntabakuze.
Ceci pour des raisons de sécurité, car Ntabakuze dit au TPIR que de Saint-Quentin lui demande de
l’accompagner à nouveau sur les lieux du crash à 22 h.
L’appel à venger la mort du président en tuant les Tutsi, que le major Ntabakuze adresse à ses
soldats, le 6 avril entre 21 h 15 et 21 h 30, est le début du génocide. En effet, les membres du bataillon
paras-commando vont se répandre dans les quartiers Nyarugunga, Kajagali, etc., autour du camp et
tuer les Tutsi. 589 Selon le docteur Pasuch une élimination systématique des témoins oculaires potentiels
aurait été faite la 3e nuit après l’attentat, donc dans la nuit du 8 au 9, par des éléments du bataillon
paras-commando. Cet appel de Ntabakuze, une heure après l’attentat, met en évidence le lien entre
l’attentat et le génocide. La décision d’enclencher les massacres est très rapide. Dans les récits portés
à notre connaissance, dont ceux recueillis par la commission Mutsinzi, il n’est nullement question de
la poursuite des auteurs de l’attentat. Il y a des tirs au hasard, les CRAP sont mis en défense autour
de la résidence présidentielle, mais personne ne recherche les tireurs. Les Français Grégoire de SaintQuentin et Jean-Michel Janne sont cités comme acteurs et témoins des événements. L’adjudant-chef
José de Pinho, formateur du peloton CRAP du bataillon pars-commando, se rend plusieurs fois sur les
lieux du crash où s’affairent ses hommes. 590 Les officiers rwandais cités sont Aloys Ntabakuze, Félicien
Muberuka, commandant du camp de Kanombe, le lieutenant Édouard Kanyamikenke, commandant les
CRAP, le lieutenant-colonel Laurent Baransalitse, le lieutenant-colonel Laurent Nubaha. Ils sont avec les
deux Français responsables de la décision d’engager les massacres.
Au procès d’Aloys Ntabakuze, en raison des divergences dans les date, heure et lieu de rassemblement
du bataillon fournies par les témoins du Procureur, le tribunal n’a pas retenu l’allégation selon laquelle
Ntabakuze après l’attentat aurait appelé ses soldats à venger la mort du président en tuant les Tutsi. 591
Le fait que les massacres commencent dans la demi-heure qui suit l’attentat amène les services de
renseignement belges à penser à une planification attentat-déclenchement des massacres et à en cerner
les auteurs :
« Il nous faut donc revoir notre position quant aux responsables de l’attentat contre l’avion présidentiel. Tout fait croire maintenant que les auteurs font bien partie de la fraction dure des Ba-Hutu
à l’intérieur de l’armée rwandaise. Chose étrange, qui fait supposer qu’il n’y a pas eu improvisation
en la matière : une demi-heure après le crash, et donc bien avant l’annonce officielle à la radio, la
« purification ethnique » commençait à l’intérieur du pays, menée sauvagement d’après des listes
préétablies. (...) Ce groupe gravitait dans l’orbite de Madame la présidente dont les frères et cousins
étaient devenus hauts dignitaires du régime. Ils avaient trempé dans des affaires de terreur et d’argent
et il était impensable pour eux de renoncer à leurs privilèges et passe-droits. C’est eux qui dirigeaient
les « Interahamwe », les jeunesses du MRND qui formaient les sinistres « escadrons de la mort ».
Ce lobby comprenait également des militaires de haut rang, et c’est parmi eux qu’il faut chercher les
responsables de l’attentat contre l’avion présidentiel. Donc, pas Madame en personne, mais son clan
qui a été dépassé par sa propre logique interne de violence.» 592
Précisément, dans la nuit du 6 au 7, Protais Zigiranyirazo, beau-frère de Juvénal Habyarimana, aurait
ordonné au chef de la garde présidentielle, Protais Mpiranya, d’envoyer des gardes présidentiels exécuter
les personnalités politiques hutu d’opposition. La liste des personnes à exécuter est établie en présence
d’Agathe Kanziga, veuve du président et de leur fille Jeanne Habyarimana :
Bagaragaza Michel prétend que Musabe lui a dit que les personnes se trouvant à la résidence du
Président à Kanombe après l’attentat ont voulu se venger de la mort du Président et que c’est suite à
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 73-74].
L. Melvern [142, pp. 144-145 ] ; African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003, p. 19.
http://francegenocidetutsi.org/Nyarugunga.pdf#page=19 Voir section 7.13.14 page 384.
590 José De Pinho [168, pp. 81, 83-86, 89, 93].
591 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 867, p. 225.
592 Information du 22 avril 1994 du SGR (qualification B), documents SGR nº 3734, Rapport du groupe ad hoc
Rwanda à la Commission des affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 1997/1998 section 4.10.2, p. 82]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
588
589
383
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
cela que Ndasingwa, Uwilingiyimana Agathe, Kavaruganda, Rucogoza, Nzamurambaho et plusieurs
autres ont été tués dans la nuit du 06 au 07/04/94. Bagaragaza Michel dit qu’il ne sait pas si Musabe
a participé à ces décisions.
Bagaragaza Michel soutient que selon Musabe, une liste de hauts dignitaires à éliminer a été rédigée
par Zigiranyirazo en présence de Musabe, Maj Mpiranya, Rwabukumba, Nyagasaza, et d’autres dans
la nuit du 06 au 07/04/94 à la résidence du Président. Il soutient que l’ordre de les éliminer à été
donné par Zigiranyirazo au Major Mpiranya. Que par la suite, la situation a dégénéré et est devenue
incontrôlable. Il prétend qu’au cours de la discussion « Musabe Pasteur et moi, avions conclu lorsque
[que] « Z » et sa vengeance avaient été les éléments déclencheurs des massacres et le génocide à
grande échelle dans le pays. N’eut été [de] cet appel à la vengeance, le génocide n’aurait pas pris
les dimensions qu’il a connu. La décision a créé un vide constitutionnel de façon à paralyser tout
l’appareil de l’État et du Gouvernement. Il a détourné l’attention des militaires, qui dès lors, avec
l’aide des Interahamwe, se sont plus préoccupés à tuer des innocents, au lieu de se battre contre le
FPR. »
Bagaragaza Michel prétend que Musabe lui a révélé ces faits vers mi-mai 1994 et qu’il lui a répété
les mêmes propos à Kinshasa en 1995. Il ajoute que les ordres de Mpiranya à ses unités ont été
entendus par tous les différents opérateurs radio de son unité y compris ceux se trouvant [à] Gasiza
et que c’est suite à cela que les prêtres de Rambura ont été tués. 593
Selon Jean-Luc Habyarimana, sont venus à la résidence Habyarimana à Kanombe le soir du 6 après
l’attentat, le colonel Muberuka, le major Ntabakuze (entre 21 heures et 22 heures), le colonel Baransaritse. Le major Mpiranya, commandant de la garde présidentielle, est venu vers minuit à la résidence
Habyarimana à Kanombe et y est resté une heure ou deux selon Jean-Luc Habyarimana. Ceci pourrait
accréditer le fait que certains assassinats exécutés le 7 avril par la garde présidentielle ont été commandés
par Agathe Habyarimana.
Jean-Luc Habyarimana ne parle pas de la présence de Protais Zigiranyirazo. Il dit que Pasteur Musabe,
frère du colonel Bagosora, n’est pas venu dans la nuit du 6 mais le 7 vers midi. Protais Zigiranyirazo est
venu également le 7 selon lui. De même Bagosora n’est pas venu dans la nuit du 6 au 7, il est passé dans
la soirée du 7. 594
Une mesure importante en vue des massacres a été l’imposition du couvre-feu. Des rescapés de la
cellule Gihanga, secteur Nyarugunga à Kanombe racontent :
Le matin du 7 avril, le bruit [des coups de feu] n’avait pas diminué. Au même moment, un
communiqué passait à la radio qui disait que personne n’était autorisé à quitter sa maison et qu’il
était défendu que plus de deux personnes pussent être ensemble jusqu’à nouvel ordre. Etant donné
que nous ne pouvions pas quitter nos maisons, nous entendions des détonations de fusils dans tout le
quartier. 595
7.13.14
Les massacres dans la zone de Kanombe-Masaka
Il est rapporté qu’après l’attentat, des massacres ont lieu sur la colline de Masaka, là d’où seraient
partis les tirs qui ont abattu l’avion. Dans cette zone contrôlée par la garde présidentielle, le 6 avril
au matin, les familles de plusieurs personnalités qui vivaient là avaient été évacuées. Dans les jours
qui ont suivi le crash de l’avion, les paras rwandais du camp militaire de Kanombe ont « nettoyé »
systématiquement l’endroit, massacrant quelque 3 000 personnes parmi lesquelles auraient pu se trouver
d’éventuels témoins. 596 Pourquoi ces massacres ? Sont-ils faits en représailles ? En quoi ces malheureux
paysans étaient-ils responsables de l’attentat contre l’avion ? Hormis l’affirmation de Colette Braeckman,
nous n’avons pas jusqu’à présent recueilli de témoignages d’un nettoyage systématique à Masaka.
593
Résumé des déclarations de Michel Bagaragaza devant le TPIR. http://francegenocidetutsi.org/
BagaragazaResumeDeclarationsTpir.pdf Lors du procès de Protais Zigiranyirazo, ce témoignage n’est pas reçu par
les juges, d’une part parce que le procureur a omis de citer cette réunion du 6 avril dans son acte d’accusation et d’autre
part parce que Michel Bagaragaza n’en a pas été directement témoin. Alison Des Forges, citée comme témoin, a attesté
de la véracité de ces faits. Cf. TPIR Procès Protais Zigiranyirazo, Affaire ICTR 01-73-T, pp. 10-11, 37-38, section 23-29,
145-149. Zigiranyirazo est condamné à 20 ans de prison pour génocide le 18 décembre 2008. Il est acquitté en appel.
594 Témoin Jean-Luc Habyarimana, Interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner, TPIR,
Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 6 juillet 2006. Le témoin est entendu depuis La Haye.
595 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003, p. 11. http://francegenocidetutsi.
org/Nyarugunga.pdf#page=11
596 Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, p. 190 ; voir aussi Jacques Castonguay, Les Casques bleus au
Rwanda, p. 129 ; Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l’histoire, p. 26.
384
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Selon le témoin M. qui travaillait à l’aéroport avant et après le génocide, Sindano et Simbizi seraient
impliqués dans les massacres la nuit du 6 au 7 :
Mais, depuis le crash de l’avion, Simbizi a immédiatement rejoint Sindano Cyprien et s’est déclaré
commandant de l’aéroport de Kanombe. C’est lui et Sindano qui ont dirigé le massacre des Tutsis
durant cette nuit. Jugeant son incapacité, Simbizi a été contraint de reprendre sa position au sein de
l’aviation civile [...] 597
Le Secours International de Caritas rapporte que « dans le centre de santé de Masaka, des Tutsis
blessés ont été abattus dans leurs lits. » 598 Sur la colline de Masaka se trouve l’orphelinat Sainte Agathe
créé par la présidente, Agathe Habyarimana, pour des orphelins de militaires. Le 11 avril, ces orphelins
furent évacués en France par les militaires français de l’opération Amaryllis puis installés près d’Orléans au
château de Rondon, à Olivet. 599 Un de ces orphelins rwandais, nommé Jean, n’était pas un pensionnaire
de cet orphelinat :
Jean avait à peine dix ans lorsque toute sa famille, tutsie, a été massacrée sur la colline de Massaka,
au nord-est de Kigali. Il n’a jamais pu dire si cela s’est fait sous ses yeux, mais des photos des ruines
calcinées de sa maison ont été prises. Il a réussi à fuir et à se mettre à l’abri dans un orphelinat dont,
par chance, les enfants sont en train d’être évacués par des soldats français. 600
Donc avant le 10 avril, la maison de Jean a été brûlée et ses parents massacrés.
Selon une religieuse polonaise interrogée par Mark Huband, le massacre à l’orphelinat a commencé le
9 vers 12 h 30 601 :
Staff from a Catholic orphanage at Masaka, seven miles west of Kigali were slaughtered by teenagers brandishing knives and machetes at midday yesterday, nuns from the centre said before they
flew out with 97 orphans last night on Belgian aircraft.
“There were a group of 50 youngsters, all Hutus that we knew, who came to the orphanage at
around 12.30,” said Sister Rafaela, a Polish nun who has worked at the centre for 18 years. “They
started to steal all the money we had. We gave them everything to quieten them down. But then
they started killing the nurses and the other staff with their knives and pistols. They even had hand
grenades.”
“They threw all the people they had attacked into a pit for the toilet. Some were still alive, and
they were thrown into the pit. The ones who were unconscious we had to leave.” 602
Le docteur Pasuch, qui habitait près de l’hôpital de Kanombe, parle des massacres autour du camp
de Kanombe :
Selon les renseignements que j’ai eu au camp de Kanombe et autour du camp par les boys et les
religieuses, les Tutsis ont été liquidés dès la 1re nuit, les opposants et les suspects au régime malmenés,
pillés et certains tués à partir de la 2e nuit et un massacre systématique de tous les témoins oculaires
potentiels dès la 3e nuit. 603
Courriel de FB à l’auteur, 21 novembre 2007.
Olivier Alsteens, Colette Braeckman, Alain Guillaume, Les paras belges sont partis pour Kigali livrée à la terreur, Le
Soir, 9 avril 1994, p. 1.
599 Voir section 12.4 page 613.
600 Régis Guyotat, Les assises condamnent Jean, orphelin rwandais, Le Monde, 11 mars 2003. En juin 1996, tous les
enfants rejoignent le Rwanda, sauf l’orphelin Jean. L’OFPRA en a décidé autrement, arguant de son âge – 12 ans – et de
sa “capacité de discernement”. Il y aurait eu pression aussi des associations, qui s’inquiétaient de ce retour collectif dans
un pays aussi instable. Jean restera en France avec un statut de réfugié qu’il n’a pas demandé. Très traumatisé, il subira
en plus de mauvais traitements dans les établissements où il est placé. Le 28 mars 2000, Jean poignarde une jeune fille à
Orléans. La cour d’assises le condamne à huit ans d’emprisonnement. Mais pourquoi l’orphelin Jean a-t-il été retenu en
France alors qu’une proche parente avait été retrouvée au Rwanda ? Aurait-on craint qu’il dise ce qu’il a vu et entendu ?
601 C’est nous qui déduisons que c’est le 9. Dans son article publié le 11, Huband écrit yesterday, donc le 10, mais nous
pensons qu’il s’agit du 9, la veille du jour où il écrit. Selon une autre source, le massacre a lieu le 7 avril. Cf. L’orphelinat
Sainte-Agathe, « sauvé » par la France, Dossier Noir no 1 [23, p. 37].
602 Mark Huband, French lead flight from Rwanda, The Guardian, 11 Avril 1994. Traduction de l’auteur : Le personnel
d’un orphelinat catholique à Masaka, à 11 km à l’ouest [à l’est] de Kigali a été massacré par des jeunes brandissant des
couteaux et des machettes, hier à midi, selon le témoignage de religieuses de l’établissement avant qu’elles partent la nuit
dernière avec 97 orphelins à bord d’un avion belge [français]. « C’est un groupe de 50 jeunes, tous des Hutu que nous
connaissions, qui est venu à l’orphelinat aux environ de 12 h 30 », dit sœur Rafaela, une religieuse polonaise, qui travaillait
au centre depuis 18 ans. « Ils ont commencé à voler tout l’argent que nous avions. Nous leur avons tout donné pour les
calmer. Mais ils ont commencé à tuer les infirmières et le reste du personnel avec des couteaux et des pistolets. Ils avaient
même des grenades à main. Ensuite ils ont jeté toutes les personnes qu’ils ont attaquées dans la fosse des toilettes. Certaines
vivaient encore et ont été jetés dans la fosse. Celles qui étaient inconscientes nous devions partir [sic] ».
603 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 9 mai 1994.
597
598
385
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Pasuch ajoute plus loin :
Les gens des environs, réfugiés à la maternité de l’hôpital de Kanombe ont déclaré aux sœurs
que les massacres de la 3e nuit (systématiques) ont été ordonnés par une compagnie du régiment
Para-Cdo... de Kanombe – à vérifier – vu l’importance des rumeurs au Rwanda. 604
Au TPIR, le témoin DBN, chauffeur au bataillon paras-commando, voit dans l’après-midi du 7 des
maisons qui brûlaient sur les collines de Ndera, Masaka, Rusororo et Gasogi. Environ une semaine après
l’attentat, toujours selon le témoin DBN, le colonel Anatole Nsengiyumva est venu et a demandé au
major Ntabakuze s’il pouvait lui donner des militaires pour aller avec eux à Masaka parce qu’on lui avait
dit qu’il y avait des Inkotanyi à cet endroit. Ils ont réquisitionné un chauffeur nommé Rwanyamera, on
lui a donné 30 militaires, et il a suivi Nsengiyumva. De retour, les militaires lui ont dit qu’on les avait
trompés, qu’on leur avait dit que c’étaient des Inkotanyi alors qu’il s’agissait de Tutsi qui se cachaient
dans les caféiers et dans les maisons, et qu’on leur a jeté des grenades. 605
African Rights a réalisé une enquête sur l’actuel secteur de Nyarugunga à Kanombe qui englobe
l’aéroport, le camp et l’hôpital militaire et la propriété Habyarimana. C’est un secteur où beaucoup de
militaires habitaient. Les massacres y commencent dès la nuit du 6 au 7. Dans la cellule Kamashashi située
juste en face du camp militaire de Kanombe, au lever du soleil, la plupart des familles tutsi étaient déjà
tuées (suivent 13 noms de familles). Les tueries ont eu lieu en particulier dans le quartier dit Kajagari,
limitrophe de Kamashashi. Selon le bourgmestre de Kanombe, Jean Paul Ntiyamira, en prison à Remera,
les militaires avaient déjà débuté les tueries des Tutsi un peu avant l’aurore, car il y avait eu des familles
de Tutsi qui s’étaient réfugiées au bureau communal vers 4 heures du matin. Le grand carnage est attribué
aux militaires du camp Kanombe. Le couvre-feu avait été décrété. 606
Dans la cellule de Gihanga située entre le camp militaire de Kanombe et l’aéroport international
de Kanombe, les Tutsi ont été aussi tués dès le matin du 7 par des militaires du camp guidés par des
Interahamwe.
Dans la cellule de Nonko, les militaires ont tué des Tutsi dans la nuit (suivent 4 noms). Les cadavres
ont été ramassés par des camions bennes et enterrés au camp militaire. 607
Dans la cellule Nyarugunga, où se trouve la propriété Habyarimana, les voisins tutsi de celui-ci ont
été tués par la garde présidentielle dès la première nuit (suivent les noms de 6 familles comprenant plus
de 37 personnes). Ils avaient pourtant de bonnes relations avec le président.
« Le matin du 7 avril, les militaires étaient présents un peu partout dans la cellule. Ils tiraient sur
n’importe qui. Les soldats qui avaient passé la nuit en dehors du camp ont subi le même sort. » 608
Des militaires guidés par des civils ont continué les tueries des familles tutsi. Les Tutsi ont fui, soit
vers la chapelle du camp militaire, soit vers Masaka, soit vers le bureau communal de Kanombe dont
ils ont été chassés par les militaires. Les réfugiés partis à la paroisse de Masaka y ont été tués par des
policiers communaux venus de Kanombe. Ceux réfugiés à la chapelle en ont été expulsés et ont été tués
dans leurs maisons. 609
De ces témoignages, nous retenons que les massacres dans le secteur Nyarugunga ont commencé dès
la nuit du 6 au 7, ils ont été exécutés principalement par des militaires et les Tutsi ont été les principales
victimes. Partout, les assassinats ont été suivis de pillages.
7.13.15
Des militaires belges et français tués ?
Deux adjudants de gendarmerie français Alain Didot et René Maïer et l’épouse de Didot ont été
tués officiellement le 8 avril mais selon certaines informations, ce serait dans les heures qui ont suivi
l’attentat. 610
604
Ibidem.
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du 1er avril 2004.
606 African Rights, Histoire du génocide dans le secteur Nyarugunga, février 2003, pp. 4-8. http://francegenocidetutsi.
org/Nyarugunga.pdf#page=4
607 African Rights, ibidem, p. 19.
608 African Rights, ibidem, p. 30.
609 African Rights, ibidem, pp. 33-34. 29 noms de familles tutsi exterminées sont indiqués pp. 30-31.
610 Voir le chapitre consacré à ce sujet chapitre 8 page 505.
605
386
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
La lettre de consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux missions
diplomatiques rwandaises, en date du 15 avril 1994, affirme que trois Casques-bleus belges ont été arrêtés
pour avoir voulu s’emparer de la boîte noire et que deux autres ont été tués au mont Jali :
24. Trois suspects de ce même contingent ont été appréhendés au même moment où un groupe
de huit Casques-bleus de la MINUAR tentait de récupérer par la force la boîte noire sur l’épave de
l’avion.
[...]
29. De source militaire, il est indiqué que certains éléments belges de la MINUAR participent
activement au combats [sic] dans certains quartiers de la ville. Ceci est évidemment en contradiction
avec les accords d’Arusha et est contraire à la mission assignée à la MINUAR au Rwanda. Deux
Belges sont tombés sur le champ de bataille, sur le mont Jari, tout près de Kigali. 611
Aucune de ces assertions n’a été confirmée.
Le 7 avril, les dix Casques-bleus envoyés chez le Premier ministre pour la protéger ont été tués dans
des conditions atroces au camp Kigali. Ils ont été accusés d’avoir abattu l’avion d’Habyarimana. Le bruit
a couru à la MINUAR que trois Belges, en plus des dix, avaient été tués. 612 Le soir du 7, le général
Dallaire a vu onze cadavres de Belges à l’hôpital de Kigali : « Nous les avons compté deux fois : onze
soldats. » 613 Finalement dix soldats belges seulement ont été déclarés manquants. Quel était le onzième
cadavre ? Il est probable qu’il s’agissait d’un homme à la peau blanche.
7.13.16
Les leaders MRND sont mis en sécurité par la garde présidentielle
Les Casques-bleus belges observent que des leaders du régime sont mis à l’abri deux heures après
l’attentat :
22 Hr 30, Y BASE dont le cantonnement est situé dans le quartier de Kimihutura [Kimihurura]
où logent beaucoup de personnalités importantes signale que des éléments de la gendarmerie (ou de
la garde présidentielle) sont venus chercher des autorités pour les emmener autre part (il pourrait
s’agir de personnalités du MRND, Mouvement Républicain National pour le Développement et la
Démocratie, – parti Hutu au pouvoir – qui seraient emmenés dans la caserne de la garde présidentielle
à Kimihutura [Kimihurura] pour les protéger). 614
Il s’agit d’une opération en deux temps de la garde présidentielle, d’abord de mise en sécurité des
politiciens de la mouvance présidentielle, suivie ensuite par la chasse aux opposants :
Quant à la Garde Présidentielle, bien loin d’être désemparée par la nouvelle de la disparition
brutale du Chef de l’État, elle va très vite dans la besogne cette même nuit : – elle achève de quadriller les principaux quartiers de la ville de Kigali ; – elle rassemble dans son camp les principales
personnalités de la mouvance présidentielle ainsi que leurs familles. Cas de tous les ministres et autres
hauts-fonctionnaires issus des partis M.R.N.D. (Mouvement Républicain National pour le Développement et la Démocratie), C.D.R. (Coalition pour la Défense de la République) et du « Hutu Power »
(composés d’éléments de dissidence de deux partis d’opposition le M.D.R. et le P.L.) ; elle se livre
à une véritable chasse à l’homme contre les personnalités issues des principaux partis d’opposition,
c’est-à-dire le M.D.R., le P.L., le P.D.C. 615
Cette mise en sécurité des leaders de l’ancien parti unique dès 22 h 30 indique qu’un plan de coup
d’État et de massacres de leaders politiques est enclenché. Cette observation signalée par des Casquesbleus belges témoigne combien les chefs de la MINUAR, le général Dallaire et le colonel Marchal, qui
discutent à ce moment-là à l’état-major des FAR, ne se rendent pas compte de ce qui se passe.
7.13.17
Le bataillon FPR au CND ne bouge pas
Ceux qui accusent le FPR d’avoir commis l’attentat, dont nombre de dirigeants français, affirment
que le bataillon FPR est sorti du CND et est passé à l’attaque aussitôt après l’attentat. 616 Parmi les
Voir de plus amples extraits section 7.10.17 page 340.
Vénuste Nshimiyimana [160, pp. 71, 78, 144].
613 R. Dallaire [72, p. 329] ; Témoignage de Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril
1997, p. 29.
614 Journal de Kibat [76, p. 9]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
615 Joseph Ngarambe, La mise en œuvre du génocide rwandais. Cf. R. Verdier et al. [212, pp. 9-10].
616 Voir section 7.23.7 page 464.
611
612
387
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
nombreuses preuves du contraire, il y a le témoignage du colonel Balis de la MINUAR qui a rejoint le
CND vers 21 heures 30 en tant qu’officier de liaison avec le FPR. Il atteste que le bataillon FPR n’a pas
bougé avant le 7 avril à 16 h :
Vers 21 heures, je me suis préparé à aller chercher à l’aéroport des camarades rentrant de vacances.
Au rond-point devant l’hôtel [Méridien], j’ai été retenu par des soldats rwandais hystériques. Je suis
alors retourné à l’hôtel. [...] J’ai remis mon uniforme et je suis allé au CND. Vers minuit, le général
Dallaire m’a téléphoné et m’a donné l’ordre de rester sur place afin d’empêcher le FPR de sortir. Je
suis resté là pendant cinq jours et cinq nuits d’affilée.
Le 7 avril, vers 9 h 30 m et 11 h 30 m, j’ai pu convaincre le FPR de rester dans son cantonnement,
mais une colonne du FPR est malgré tout sortie vers 16 h 30 m. Ils ont alors créé une zone de
sécurité. 617
Il confirme que le bataillon FPR n’a pas bougé dans la nuit après l’attentat :
« Cette nuit-là, au CND, tout était calme, les soldats ne bougeaient pas. Tout le monde semblait
attendre des ordres. Des personnalités politiques importantes se trouvaient au milieu des soldats, Seth
Sendashonga, le numéro deux du FPR, Tito Rutaremera, Jacques Bihozagara, le porte-parole du Front
en Belgique, le major Rose Kabuye... Par la suite, tous devaient répéter le même et unique message :
Arrêtez les tueries. Dans la soirée, le général Dallaire m’a localisé par radio et demandé de rester sur
place, afin de servir d’agent de liaison entre lui, les autorités du FPR présentes au CND et le général
Kagame depuis Mulindi. »
Jusqu’au 11 avril, le colonel Ballis [Balis] est donc resté aux côtés de la délégation du FPR et,
avec le recul, il s’en félicite : « J’étais beaucoup plus en sécurité que mes collègues qui se trouvaient en
ville. » Ses souvenirs sont formels : « Dans la nuit du 6 au 7 avril, je n’ai constaté aucun mouvement
de troupes. Dans le courant de l’après-midi du 7, quelque 120 hommes sont sortis, pour occuper des
positions défensives à l’extérieur et tenir à l’œil la garde présidentielle. » 618
Une autre preuve est donnée par la DGSE, qui dans une note du 8 avril relève la neutralité du FPR :
Le fait que l’opposition soit systématiquement décapitée ne manquera pas de mettre en relief la
position ambiguë du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui observe, pour l’heure, une ostensible
neutralité. Toutefois, d’éventuelles provocations supplémentaires, assorties de massacres de Tutsi, de
la part de la GP notamment, pourraient contraindre la direction du mouvement à sortir de sa réserve
et à invoquer le prétexte du désordre pour s’approcher du pouvoir, avec toutes les répercussions que
cela comporterait tant au Rwanda qu’au Burundi. Politiquement toutefois, il semble peu probable
que le FPR agisse de la sorte, ne serait-ce qu’en raison de la présence de la Mission d’Assistance des
Nations Unies au Rwanda (MINUAR) et des avantages obtenus par l’accord d’Arusha. 619
7.13.18
Les tirs contre le bataillon FPR au CND
Privat Rutazibwa a passé la première nuit du génocide au CND, là où était stationné le bataillon
FPR. Le bâtiment a été la cible d’obus de mortiers pendant la nuit :
Soudain le commandant du bataillon, Charles Kayonga, nous dit de mettre un terme aux attroupements. Ceux qui suivaient la radio nous communiquèrent aussitôt la nouvelle. L’avion ramenant
Habyarimana de Dar es-Salaam venait d’être abattu. Le gouvernement annonçait un couvre-feu illimité, et ordre formel était donné aux habitants de Kigali de ne pas sortir de leurs maisons le lendemain.
Seules étaient autorisées à circuler les forces de l’ordre. Et les miliciens du régime, bien entendu.
Déjà au soir du 6 avril, certains de ceux qui quittaient le CND pour rentrer chez eux furent
interceptés par la garde présidentielle (GP), dont la garnison se trouvait à proximité. Nous pouvions
entendre les coups de feu qui les abattaient. De la centrale téléphonique du CND, officiels et autres
agents continuaient à s’informer auprès des familles et des politiciens pour connaître l’évolution de la
situation. Très souvent, la communication était interrompue à l’autre bout du fil par des tirs nourris
et des cris d’épouvante.
Dans la même nuit du 6 au 7, les lignes téléphoniques du CND furent brusquement coupées.
Au fil des heures, le bruit des coups de feu et les cris des victimes s’intensifiaient à travers toute la
ville. Des tirs de mortier commençaient à s’abattre sur notre bâtiment. Instruction fut alors donnée
Colonel Balis, Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-62, 29 mai 1997, p. 587].
Colette Braeckman, Les heures poignantes du colonel Ballis au parlement rwandais, Le Soir, 5 avril 2007. http:
//francegenocidetutsi.org/HeuresPoignantesBalisLeSoir5avril2007.pdf
619 DGSE, Note no 18491/N du 8 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Analyse de la situation à 12 heures.
617
618
388
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
de descendre dans la cave. Une cave énorme puisque nous étions plus de 150 personnes à y trouver
refuge. La violence de cette nuit avait surpris au CND une centaine de civils, habituellement résidant
dans la ville.
La matinée du 7 avril était pluvieuse. Les tirs de mortier sur le CND s’étaient interrompus. Les
agents de renseignement de l’Armée patriotique rwandaise (APR) parvenaient à se connecter sur
les fréquences radio de l’armée gouvernementale. Ils pouvaient donc savoir avec plus ou moins de
précision quand commençaient et quand s’arrêtaient les opérations de pilonnage du CND et ainsi
réglementer les déplacements des civils à l’intérieur du bâtiment.
Nous pouvions remarquer l’exaspération des soldats de l’APR, dont un grand nombre avait des
familles dans la ville. Ils écumaient de rage, observant les tueurs circuler sans entraves à travers la
ville pour massacrer les leurs. C’est seulement vers 16 heures que l’ordre leur fut donné de sortir pour
engager les combats. Nous les avons alors vus passer comme des éclairs avec leurs kalachnikovs. 620
Le général Dallaire relate un échange de tirs entre le FPR au CND et la garde présidentielle, dont
celle-ci a pris l’initiative :
[Dans la nuit du 6 au 7] En revenant du CND, Henry 621 avait manqué d’être une cible ; il avait
eu beaucoup de chance de s’en sortir en passant au milieu d’un échange de tirs entre le FPR et la
garde présidentielle. Il a insisté sur le fait que le FPR avait répondu à une provocation. 622
Le général Dallaire signale ces tirs de la garde présidentielle contre le FPR au CND au point 13 du
télégramme du 8 avril où il décrit la genèse de la crise :
13. À l’intérieur du KWSA. L’apparition d’une campagne de terreur bien planifiée, organisée,
délibérée et savamment orchestrée, menée principalement par la Garde présidentielle depuis le matin
qui a suivi la mort du chef de l’État a complètement modifié la situation à Kigali. Des agressions ont
été dirigées non seulement contre les leaders de l’opposition, mais aussi contre le FPR (tirs prenant
pour cible le CND) [...] 623
Faustin Kagame, qui était lui aussi au CND, ne date le début des tirs sur le CND que le 7 avril à 14
h:
Des rafales d’armes automatiques éclatent en ville depuis environ une heure. Une fusillade nourrie. La nouvelle m’arrive : l’avion présidentiel s’est écrasé dans la soirée à l’aéroport. Le président
Habyarimana est mort en compagnie de son homologue Ntaryamira du Burundi. Radio RTLM est la
première à commenter l’événement. J’entends des explosions et des détonations lointaines dans toute
la nuit. Sûr qu’en ville, un massacre a déjà commencé. Le lendemain matin, cela continue. Comme
nous ne semblons pas encore visés, je me mets au balcon du deuxième étage où j’assiste à un spectacle
effroyable. [...]
Je regarde Kigali. Kigali brûle, Kigali est noyée dans la fumée des explosions. Visiblement, l’ordre
d’entrer en guerre n’est pas encore donné aux 600 soldats du FPR. Certains de leurs officiers sont
avec nous sur la terrasse observant la tuerie à la jumelle. [...]
En début d’après-midi, les obus pleuvent sur le CND où est stationné le bataillon du FPR et ses
représentants politiques. À 15 heures arrivent les premiers soldats du FPR blessés. Vilaines plaies par
balles ou par éclats d’obus. 624
Il est curieux que Faustin Kagame n’ait pas entendu dans la nuit les tirs de mortier rapportés par
Privat Rutazibwa. Mais il se souvient qu’on les a fait descendre dans les caves du bâtiment. 625
Privat Rutazibwa, Kigali, nuit du 6 au 7 avril 1994, L’Humanité, 7 avril 2004.
Henry Anyidoho.
622 R. Dallaire [72, p. 298]. Dans son livre “Guns over Kigali”, Henry Anyidoho donne une autre version. Il ne dit pas qu’il
est allé au CND et qu’il a été pris par des tirs quand il l’a quitté. Il était à l’hôtel Méridien quand il a appris la nouvelle de
l’attentat par le général Dallaire, qui lui demande de venir au quartier général pour prendre en main les opérations pendant
que lui contacte les autorités rwandaises. Avant de partir, Anyidoho rencontre le colonel Balis, qui lui dit qu’il a été pris
dans des tirs en revenant de l’aéroport. Les tirs les plus intenses semblent provenir de la caserne de la garde présidentielle à
Kimihurura : « The Hotel Meridien is only five minutes’ drive from our headquarters but the route is via the roundabout
close to the barracks of the Presidential Guards in Kimihurura, then past the CND to the headquarters. The most intensive
firing could be heard from that direction. » Il parvint à ce quartier général à côté du stade Amahoro en faisant un grand
détour par la zone industrielle de Kigali et Kicukiro, pour éviter de passer devant le CND. Cf. H. Anyidoho [25, pp. 20-22].
De son côté, le colonel Balis dit qu’il a été arrêté au rond-point vers l’hôtel Méridien qu’il y essuie un coup de feu et qu’il
doit son salut au fait qu’il n’avait pas son uniforme belge. Il ne dit pas qu’il a été pris au milieu de tirs. Il revient à l’hôtel
Méridien puis retourne au CND sans essuyer de tirs. Cf. Colette Braeckman, Les heures poignantes du colonel Ballis au
parlement rwandais, Le Soir, 5 avril 2007.
623 Voir section 19.10 page 796.
624 Faustin Kagame, Je n’ai pas vu le même film d’horreur que vous, L’Hebdo, 19 mai 1994, p. 10.
625 Conversation de l’auteur avec Faustin Kagame, février 2009.
620
621
389
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Selon Philippe Gaillard, délégué du CICR, qui passa la nuit du 6 au 7 au CND, le bâtiment fut
bombardé toute la nuit :
On the night when Habyarimana’s plane was shot down, Gaillard had been in the parliament
building holding meetings with RPF representatives to discuss the provision of food for the 600,000
people displaced in the north. [...] That first night Gaillard and two ICRC colleagues remained with
the RPF batalion, sheltering in the damp basement of the parliament building. It was shelled all the
night. No one slept. They listened to RTLMC, and one of the announcers, Noël Hitimana, claimed
that the Belgians had assassinated Habyarimana. Tito Rutaremara, an RPF official, did not believe
that Habyarimana was dead and thought that the downing of the jet was only a pretext to start
shelling the parliament and the RPF inside it. Rutaremara spoke with the prime minister, Agathe
Uwilingiyimana, and she said she thought she was going to be killed.
The next morning they watched in horror while people were killed with machettes in front of the
building. People ran screaming in terror, chased by armed soldiers and machete-wielding militia. A
row erupted between enraged RPF officers desperate to intervene and a UN officer who told them
they must not. Gaillard described the killings as “instantaneous”. 626
Philippe Gaillard confirme lui-même cette interview :
À la veille de Pâques, le 4 avril 1994, toutes sortes de rumeurs circulaient, y compris dans les
milieux diplomatiques, comme quoi quelque chose de grave allait se passer. Le nonce apostolique,
Mgr Giuseppe Bertelli, me convoqua et m’en avisa, me conseillant même de rester vigilant et prêt à
agir. La chose grave se produisit deux jours plus tard, le soir du 6 avril, vers 20 heures, lorsque l’avion
qui ramenait le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le président du Burundi, fut abattu
d’un tir de missile juste au-dessus de l’aéroport de Kigali.
Je me trouvais à ce moment-là en réunion avec des dirigeants du Front patriotique rwandais à
l’intérieur du Parlement qui, depuis le 28 décembre 1993 – le jour des Saints Innocents ! –, et suite
aux accords de paix d’Arusha, servait de siège aux rebelles en pleine ville de Kigali.
Il y avait avec moi deux collègues de travail. Nous avons passé la nuit dans un fond de salle
inondé d’eau, entourés de sacs de sable pour nous protéger des balles et des mortiers de l’armée
gouvernementale, qui avait commencé à tirer sur le Parlement. Nous étions au courant du drame, les
radios rwandaises l’avaient annoncé une heure à peine après la chute de l’avion présidentiel.
La folie meurtrière qui s’est emparée du peuple rwandais a été instantanée. Nous l’avons constaté
dès le matin du 7 avril, en observant les premiers massacres systématiques de populations civiles.
À l’intérieur du Parlement, les membres du Front patriotique rwandais bouillonnaient de rage et
d’impatience, assistant comme nous, impuissants, aux premières évidences de l’hécatombe. Je les
voyais s’en prendre aux soldats de l’ONU, les suppliant d’intervenir ou de les laisser intervenir, eux,
les combattants du FPR. Mais les soldats de l’ONU restaient inflexibles et ne bronchaient pas. Sans
doute ne comprenaient-ils pas ce qui se passait. 627
Joseph Nsengimana, membre du Parti libéral, était aussi en visite au CND :
I learned of the President’s death at around 9:00 p.m. on 6 April at CND where I had gone by
chance. Shortly after the plane crashed at 8:30 p.m. we heard shots coming from the direction of the
Presidential Guard camp which is not very far from CND. We went inside to safer places and stayed
there. [...] We stayed up all night trying to establish the truth about the death of the President. [...]
626 L. Melvern [140, p. 141]. Interview de Philippe Gaillard en juillet 1998, de Tito Rutaremara en octobre 1997. Extraits
de Philippe Gaillard, “La vraie vie est absente”. Traduction de l’auteur : La nuit où l’avion d’Habyarimana fut abattu,
Gaillard était au CND en réunion avec des représentants du FPR pour discuter du ravitaillement de 600 000 personnes
déplacées dans le nord. [...] Cette première nuit, Gaillard et deux collègues de la Croix Rouge restèrent avec le bataillon
FPR, s’abritant dans le sous-sol humide du bâtiment. Il fut bombardé toute la nuit. Personne ne dormit. Ils écoutèrent la
RTLMC, et un des animateurs, Noël Hitimana, annonça que les Belges avaient assassiné Habyarimana. Tito Rutaremara,
un responsable du FPR, ne croyait pas qu’Habyarimana était mort et pensait que l’attentat contre l’avion était un prétexte
pour bombarder le parlement et le FPR à l’intérieur. Rutaremara parla avec la première ministre, Agathe Uwilingiyimana,
elle dit qu’elle pensait qu’elle allait être tuée.
Le matin suivant, ils virent avec horreur des gens se faire tuer par des machettes devant le bâtiment. Des gens couraient en
poussant des cris de terreur, pourchassés par des soldats en armes et des miliciens brandissant des machettes. Une dispute
éclata entre des responsables FPR désespérés de ne pouvoir intervenir et un officier de l’ONU qui leur disait de ne pas le
faire.
627 Philippe Gaillard, Rwanda 1994 : un témoignage : « On peut tuer autant de gens qu’on veut, on ne peut pas tuer leur
mémoire », 30 septembre 2004. http://francegenocidetutsi.org/OnPeutTuerAutantDeGensQuonVeutPhilippeGaillard.
pdf
390
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
The sound of gunshots continued throughout the night of the 6th. Early on the morning of the 7th,
Radio Rwanda announced a curfew. 628
Le lieutenant-colonel Balis de la MINUAR s’est rendu au CND le 6 avril après 21 heures et y est resté
jusqu’au 11 avril. Auditionné par la commission Mucyo, il ne parle pas de tirs sur le CND : « Donc la
nuit du 6 et du 7, rien ne s’est passé [...] Donc le 7 vers 13 heures, le message concernant la mort des
Casques-bleus arrive, tout reste calme jusque vers 16 heures. » Il est témoin de la sortie du bataillon FPR
le 7 vers 16 heures. 629
Le docteur Pierre Claver Rwangabo (PSD), membre du cabinet du Premier ministre, 630 qui habitait
à Remera signale des tirs à l’arme lourde avant l’entrée en lice du bataillon FPR :
The whole of Thursday morning and afternoon, there was heavy shooting, using very heavy
weapons, well before the RPF began its attack at around 4.00 p.m. 631
Une fiche de la DGSE signale des tirs à l’aube du 7 avril qui visent le bâtiment du CND :
Des tirs à l’arme légère mais aussi au canon (des canons anti-aériens utilisés en tir terrestre) ont
été enregistrés à l’aube, en provenance du camp militaire de Kacyru, à trois kilomètres au nordouest de Kigali. 632 Ces tirs visaient les bâtiments du Conseil national de développement (CND),
où stationnent toujours la délégation politique du Front patriotique Rwandais (FPR), ainsi que son
bataillon de protection. 633
Une confirmation est donnée par le colonel Luc Marchal qui note dans son livre que « dès 5 heures 30,
des tirs d’armes automatiques semblent provenir des camps de Kacyiru et de la Garde présidentielle. » 634
Il ne précise pas vers où sont dirigés ces tirs.
Le lieutenant-colonel Maurin note des échanges de tirs le 7 avril dès 5 h entre la garde présidentielle
et le FPR qui serait, selon lui, sorti du CND :
Jeudi 7/4 5 h 00 : Premiers tirs à l’arme légère et à la mitrailleuse entre G.P. du camp de
KIMIMURURA et des éléments FPR qui commencent à sortir du CND
vers le carrefour du Méridien (500 m ouest)
“chez Lando” (1 km est). 635
Enfin, l’ordre d’opération Amaryllis signale que la garde présidentielle a attaqué le bataillon FPR le
7 au matin :
OBJ/OPÉRATION AMARYLLIS
TXT
PRIMO : SITUATION :
POUR VENGER LA MORT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA, DU CHEF ET DE L’ADJOINT DE LA SÉCURITÉ PRÉSIDENTIELLE TUÉS DANS L’ÉCRASEMENT DE L’APPAREIL
SURVENU LE 06 AVRIL AU SOIR, LES MEMBRES DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE ONT
MENÉ DÈS LE 07 MATIN DES ACTIONS DE REPRÉSAILLES DANS LA VILLE DE KIGALI :
- ATTAQUE DU BATAILLON FPR 636
628 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 184]. Traduction de l’auteur : J’ai appris la nouvelle de la mort du
Président le 6 avril vers 21 heures au CND où j’ai eu la chance de me trouver. Peu après que l’avion soit abattu à 20 h
30, nous avons entendu des tirs qui provenaient de la direction du camp de la garde présidentielle, non loin du CND. Nous
sommes rentrés à l’intérieur dans des lieux plus sûrs et y sommes restés. Nous sommes restés éveillés toute la nuit essayant
de faire la lumière sur la mort du Président. Le bruit de la fusillade continua toute la nuit. Tôt le matin du 7, Radio Rwanda
annonça un couvre-feu.
629 Rapport Mucyo [65, Annexes, pp. 22-23].
630 Pierre Claver Rwangabo a cherché refuge chez un représentant de la Communauté européenne à Remera. Le 9 avril,
la MINUAR a évacué ce dernier, mais a refusé d’évacuer Rwangabo et sa famille. Ils ont été évacué par le FPR au CND
puis à Byumba. Nommé préfet de Butare après le génocide, il tombe dans une embuscade et est assassiné le 4 mars 1995.
631 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 182]. Traduction de l’auteur : Pendant la plus grande partie de la matinée
et de l’après-midi du jeudi, il y a eu d’intenses tirs à l’arme lourde, bien avant que le FPR commence à attaquer vers 16 h.
632 C’est le camp de la Gendarmerie. Il est situé au nord-est du centre de Kigali. Mais si l’auteur de la note est installé à
l’hôtel Méridien, ce camp est effectivement au nord-ouest.
633 Note DGSE no 18487/N du 7 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Situation à Kigali.
634 L. Marchal [135, p. 223].
635 Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19
avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.
org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
636 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes,
p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
391
7.13. LES SUITES IMMÉDIATES DE L’ATTENTAT
Il y a donc eu des tirs visant le CND, dans la nuit du 6 au 7 (P. Gaillard, P. Rutazibwa), le 7 à
l’aube (DGSE, Ordre d’opération Amaryllis), en début d’après-midi (F. Kagame). Ces tirs provenaient
du camp de la garde présidentielle à Kimihurura et du camp de la gendarmerie à Kacyiru. Il y a eu une
interruption des tirs le 7 dans la matinée (P. Rutazibwa), ce qui a permis à Faustin Kagame de sortir sur
une terrasse du CND.
7.13.19
Les antennes de la CTM belge à Bigogwe sont sabotées
Jean-Loup Denblyden, officier qui a participé à l’opération Silver Back, rapporte que les antennes
utilisées par les coopérants techniques militaires belges au camp de Bigogwe ont été sabotées peu après
l’attentat :
Au Rwanda se trouvait alors une coopération technique militaire qui était là depuis de nombreuses
années. Il y avait des officiers en service dans le Nord au camp de Bigogwe, il y a eu une opération
pendant ces journées de l’opération ‘Silver Back’ pour récupérer ces gens. On appelle ça « exfiltrer »
en termes militaires. Donc, il y a un avion C-130 belge qui a atterri à Gisenyi et qui a récupéré
ces officiers qui ne pouvaient pas passer au Zaïre. Ces officiers sont revenus donc ici à l’aéroport
[de Kigali], ils présentaient une certaine utilité, connaissant le pays et travaillant dans le pays. La
personne responsable à ce moment là était le commandant Biot. Il m’a fait part [de] ce qu’il avait
compris tout de suite de ce qui se passait. À Bigogwe, les militaires belges possédaient des antennes
avec des capacités de liaison qui avaient été immédiatement sabotées. Quand on dit immédiatement,
je ne sais pas si c’est le soir du 6 avril ou si c’est le 7 avril, je dis simplement qu’il m’a dit que les
antennes ont été immédiatement sabotées et qu’il avait compris que les choses étaient sérieuses. 637
Ce sabotage semble faire partie des agressions dont les Casques-bleus belges ont été victimes après
l’attentat. Vu la désorganisation qui a suivi l’attentat, on peut se demander si cet acte ne faisait pas
partie d’un plan prévu à l’avance.
7.13.20
Des messages radios attribués au FPR crient victoire
Selon les FAR, relayés par des militaires français, un message du FPR, intercepté par une station
d’écoutes, ne laisse planer aucun doute sur l’identité des auteurs de l’attentat :
Par ailleurs, un message de P. KAGAME (FPR) à ses commandants de secteur est capté par les
forces armées rwandaises. Il dit ceci : “Victoire, victoire, notre escadron renforcé a réussi sa mission...
l’armée ennemie ne pourra pas tenir retranchée de son chef...” 638
François Léotard, alors ministre de la Défense, estime que ces rapports d’écoutes des communications
du FPR par les FAR démontrent l’implication du FPR dans l’attentat :
Il a fait état de saisies de communiqués et d’interceptions de conversations entre membres du FPR
montrant une forte satisfaction à la suite de l’attentat – le mot « victoire » y figurait – et faisant
allusion à la présence dans l’avion des « trois tyrans », Mobutu étant supposé s’y trouver. 639
La Mission d’information parlementaire fait également état de rapports d’écoute des FAR mettant en
cause le FPR comme auteur de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion de Juvénal Habyarimana :
Enfin, d’après des sources situées à l’intérieur des FAR, dans la soirée du 6 avril, un poste d’écoute
localisé à Gisenyi, et qui faisait le monitoring du réseau de communications du FPR, aurait capté un
message annonçant : « la cible est touchée ». Ce fait serait confirmé par un rapport daté du 7 avril
1994, où le capitaine Apédo, observateur togolais de la MINUAR au camp de Kigali écrit : « RGF
Major said they monitored RPF communication which stated “target is hit”. » 640
Le juge Bruguière retient ce fait comme preuve à charge contre le FPR :
Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 51, p. 122].
Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf Le texte de ce message est lisible en http:
//francegenocidetutsi.org/MessageFPRcapteParLesFARProcesKaremera.pdf
639 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 98].
640 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 225]. Traduction de l’auteur : Un major des FAR a dit
qu’ils ont intercepté une communication du FPR qui disait « cible touchée ».
637
638
392
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Que s’agissant du message radio sur le succès de l’opération, son existence est attestée par Innocent
MARARA ainsi que par plusieurs témoignages dont ceux du Lieutenant-Colonel français Grégoire
de SAINT-QUENTIN qui a déclaré avoir vu le message manuscrit émanant du commandement du
F.P.R. annonçant le succès de “l’escadron renforcé” ; que de même Richard MUGENZI, opérateur
des F.A.R. affecté à la station d’écoute de GISENYI relatait qu’il avait retranscrit plusieurs messages
du F.P.R. dont en particulier celui en langue swahilie faisant état de la réussite de la mission de
“l’escadron renforcé” ; 641
Le juge Bruguière souligne qu’un premier message a été capté dès le 6 avril et que la station d’écoute
de Gisenyi est sous les ordres du colonel Nsengiyumva :
[Que la réalité de ce message a été également confirmée par] le Colonel Anatole NSENGIYUMVA,
responsable de la station d’écoute pour le Nord Rwanda qui avait intercepté un premier message de
l’A.P.R le 6 avril au matin faisant état d’un mouvement de troupes dans la nuit du 5 au 6 avril et un
deuxième le 7 avril à 8 heures 45 concernant l’attentat [...] 642
Quant à la véracité de ces messages, il semble un peu léger de la part d’un juge de faire aveuglément
confiance aux FAR, en particulier au colonel Nsengiyumva, auteur de la circulaire assimilant le Tutsi à
l’ennemi. Nous verrons plus loin Richard Mugenzi déclarer que ces messages sont des faux rédigés par
Nsengiyumva. 643
7.13.21
Au Burundi, la situation reste sous contrôle
Le président hutu du Burundi ayant été tué, les massacres de Tutsi pourraient reprendre comme après
l’assassinat du président Ndadaye, le 21 octobre 1993. Pour éviter la reproduction de ce cycle sanglant,
Ahmedou Ould Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi, apprenant
le 6 avril vers 20 h 30 par Sylvestre Ntibantunganya, président de l’Assemblée nationale, la mort du
président Ntaryamira, lui donne rendez-vous dans la demi-heure et lui demande de convoquer le Premier
ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major de l’armée, le colonel Bikomagu, tous trois des
Tutsi. Tous réunis à 21 h 15, il leur demande d’expliquer que le président Ntaryamira n’était pas visé dans
l’attentat. Ils ont préparé ensemble une intervention à la télévision à 22 h pour dire que « concernant le
Burundi, il s’agit d’un accident », que « l’attentat ne visait pas le président burundais, que nous n’étions
d’ailleurs pas totalement sûrs qu’il était bien mort ». Ils se sont ensuite rendus à l’état-major de l’armée.
Le colonel Bikomagu a appelé les chefs des différentes régions militaires pour leur demander de collaborer
avec les gouverneurs pendant que le président de l’Assemblée nationale appelait les gouverneurs civils
pour leur demander de travailler avec les militaires. La situation est restée sous contrôle et il n’y a pas
eu de massacres comme en octobre 1993. 644
7.14
Les traces d’un certain trouble, côté français
7.14.1
À l’ambassade à Kigali
Ayant appris vers vingt heures trente de M. Enoch Ruhigira que l’avion présidentiel semblait avoir
disparu après deux explosions, l’ambassadeur Marlaud lance l’alerte sans attendre de confirmation :
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait immédiatement informé de cet appel le ministère
des Affaires étrangères à Paris et qu’en l’absence du Colonel Bernard Cussac, il avait, sur place, averti
les militaires français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux. Le réseau de sécurité de la
communauté française a été mis immédiatement en alerte. 645
L’ambassadeur Marlaud confirme ici qu’il a donné l’ordre à des militaires français de se rendre sur les
lieux où l’avion d’Habyarimana s’est écrasé.
L’erreur de date faite dans le décret de promotion au grade de chevalier de la Légion d’honneur des
trois membres de l’équipage du Falcon traduit un grand trouble dans les services de l’ambassade. Ils
641
642
643
644
645
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 30].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 52].
Voir section 7.24.5 page 469.
Ahmedou Ould Abdallah [1, pp. 66-68].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 294].
393
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
ont été tués lors du crash, le 6 avril 1994 au soir. Pourtant, il est indiqué qu’ils ont été tués « dans
l’accomplissement de leur devoir » le 7 avril.
Présidence de la République
ORDRE NATIONAL DE LA LÉGION D’HONNEUR
Décret du 7 juin 1994 portant nomination
NOR : PRMX9400192D
Par décret du Président de la République en date du 7 juin 1994, pris sur le rapport du Premier
ministre et du ministre de la coopération et visé pour son exécution par le grand chancelier de la Légion
d’honneur, vu la déclaration du conseil de l’ordre en date du 3 mai 1994 portant que les présentes
nominations sont faites en conformité des lois, décrets et règlements en vigueur, et notamment de
l’article R. 26 du code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire, sont nommés :
Au grade de chevalier
M. Heraud (Jacquy), pilote de l’avion du Président du Rwanda ; 38 ans de services civils et
militaires. Tué dans l’accomplissement de son devoir le 7 avril 1994.
M. Minaberry (Jean-Pierre), pilote au Rwanda ; 38 ans de services civils et militaires. Tué dans
l’accomplissement de son devoir le 7 avril 1994.
M. Perrine (Jean-Michel), chef mécanicien navigant au Rwanda ; 37 ans de services civils et militaires. Tué dans l’accomplissement de son devoir le 7 avril 1994. 646
7.14.2
Les troupes françaises sont mises en alerte dès la nuit du 6 au 7 avril
Dans son compte rendu de l’opération Amaryllis, le colonel Poncet note que des troupes françaises
sont mises en alerte dès la nuit du 6 au 7 avril : 647
2e partie
I Dispositions préparatoires générales
...
14 - Nuit du 6 au 7 : mise en alerte
7 matin
: unités prêtes
7 après-midi
: EMT rejoint Bangui
7.14.3
À l’Élysée
Nous n’avons aucune information sur ce qui s’est passé à l’Élysée à la nouvelle de l’attentat contre
l’avion du président Habyarimana, hormis cette réponse d’Hubert Védrine :
M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du Président Habyarimana. Il a
souligné le contraste existant entre la réponse des différents responsables politiques déjà entendus, qui
ont indiqué qu’ils ne disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la Coopération,
M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui, que le FPR aidé par les Américains
était responsable de l’attentat. Il a souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert
Védrine sur ce dossier.
M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune information si ce n’est le souvenir, ce
jour là, du commentaire du Président François Mitterrand lui disant « cela va être terrible. » 648
À 21 h 30, le président de la République est un des premiers à assurer Mme Habyarimana de ses
condoléances et à lui proposer asile. 649 Le 7, il adresse une missive : « En ces dramatiques circonstances, la
France se souvient des éminentes qualités de ce chef d’État qui souhaitait, avec courage et détermination,
conduire son pays vers la réconciliation nationale. » 650
Dès le 7 avril, les conseillers de François Mitterrand accusent le FPR d’être l’auteur de l’attentat.
Le général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, tient l’hypothèse d’un
646 Ordre national de la Légion d’honneur - Décret du 7 juin 1994 portant nomination , Journal officiel de la République
française, 14 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/JO199408569.pdf
647 Colonel Henri Poncet, « Compte rendu de l’opération AMARYLLIS », Carcassonne, 27 avril 1994, No 018
/3˚RPIMa/EM/CD, 2e Partie, sectionI-14.
648 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 204].
649 C. Braeckman [44, p. 262].
650 C. Braeckman ibidem.
394
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
attentat du FPR pour « vraisemblable » et affirme, non sans assurance, qu’elle « devra être confirmée par
l’enquête. » 651 Selon Bruno Delaye, conseiller aux affaires africaines à l’Élysée, « l’attentat est attribué
au Front patriotique rwandais (FPR). » 652 Aucune preuve n’est donnée, aucune source n’est indiquée.
7.14.4
Le « suicide » de François Durand de Grossouvre le 7 avril
François de Grossouvre, ancien chargé de mission à l’Élysée, est trouvé mort le soir du 7 avril, dans
le bureau qu’il conservait à l’Élysée. Il se serait suicidé.
François Durand de Grossouvre 653 est un ami de longue date de François Mitterrand. Fils de banquier,
il est docteur en médecine mais n’a jamais exercé. Son itinéraire sous l’occupation allemande ressemble à
celui de Mitterrand. Militant de l’Action française, il rejoint d’abord le Service d’ordre légionnaire (SOL),
dirigé par Joseph Darnand, mais en 1943 il entre dans la Résistance. 654 À la Libération, il devient,
en tant qu’honorable correspondant du SDECE, chef du réseau stay-behind « Arc-en-ciel », installé par
l’OTAN en France, dans le cadre de l’opération Gladio. 655 Il réussit dans les affaires en gérant les sociétés
de la famille de son épouse, Claude Berger, les sociétés Le Bon Sucre (1944-1963) et A. Berger et Cie
(1949-1963) où il est l’associé de Gilbert Beaujolin, le bras droit de Jacques Foccart. 656
Lors de l’accession de Mitterrand à l’Élysée, celui-ci en fait un chargé de mission, conseiller pour les
affaires de police et de services spéciaux et lui confie la gestion de dossiers sensibles. Une des premières
missions fut de constituer une cellule policière chargée de la protection de la fille cachée du Président,
Mazarine. 657 Il aurait eu la tutelle de la DGSE et des liens particuliers avec la DST et les RG. 658 Il
serait un des inspirateurs de la création de la « cellule antiterroriste de l’Élysée ». « Chargé de missions
confidentielles, il se rend fréquemment à l’étranger, particulièrement en Afrique, au Proche et MoyenOrient. Il y aurait notamment facilité la conclusion de nombreux contrats de vente d’armes. Ses relations
l’avaient également conduit à nouer des liens étroits avec les Gemayel au Liban, avec la famille du
président syrien Hafez el-Assad, ou encore avec le roi du Maroc. On parle aussi de rencontres avec le
colonel Kadhafi. Il avait, par ailleurs, personnellement en charge les dossiers des services spéciaux, des
affaires diplomatiques réputées délicates et de la sécurité de l’Élysée. » 659 De Grossouvre met JeanMarie Le Pen en relation avec Mitterrand, qui l’utilisera pour diviser la droite aux élections. 660 Entré
en disgrâce en 1985, il est, de 1985 à 1986, conseiller international des avions Marcel Dassault, 661 mais
reste le protecteur des amours cachés du président, habitant au 11 quai Branly où résident Anne Pingeot
et sa fille Mazarine. 662 Selon le Réseau Voltaire, « il conservera l’ensemble de ses fonctions secrètes et
diplomatiques jusqu’à sa mort ». 663 Le journal Le Monde affirme que, jusqu’à l’été 1993, François de
Grossouvre a des contacts parfois quotidiens avec le président de la République. 664 François Mitterrand
confie à Edouard Balladur le 13 avril 1994 : « La presse raconte des tas d’histoires. Je n’avais nullement
rompu avec lui. Il venait quatre fois par semaine. Il portait le titre de directeur des Chasses présidentielles,
ce qui lui donnait un certain nombre d’avantages. Je le voyais moins souvent depuis quelques années, mais
651 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République - Objet : Rwanda-Burundi - Situation
après la mort des deux présidents, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot7avril1994.pdf
652 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les présidents du
Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye7avril1994.pdf
653 François Durand dit de Grossouvre est né le 29 mars 1918.
654 Il affirme avoir été un agent de l’Organisation de la résistance armée (ORA) infiltré au SOL.
655 E. Plenel [169, p. 143].
656 Note d’information du Réseau Voltaire No 185-186, 2 décembre 1998 ; J.-P. Gouteux [95, p. 487] ; P. Barril [34, p. 142].
657 Mission confiée à l’inspecteur Gilles Kaehlin des Renseignements généraux. Cf. Georges Marion [137, pp. 182-183].
658 E. Raynaud [181, pp. 43-44].
659 Jacques Teyssier, Interrogations après la mort de François de Grossouvre, L’Humanité, 9 avril 1994.
660 Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez, La main droite de Dieu, Le Seuil, septembre 1994, p. 18.
661 Un arrêté au Journal officiel du 12 juin 1985 met fin aux fonctions de chargé de mission auprès du président de la
République de François de Grossouvre, à compter du 1er juillet 1985. C’est avec l’appui du général de Bénouville, ami de
François Mitterrand, que François de Grossouvre devint conseiller international des Avions Marcel Dassault. Cf. « J’ai fait
ce que j’ai cru devoir faire », déclare François Mitterrand, Le Monde, 12 mai 1994, p. 9.
662 Le 15 mars 1993, de Grossouvre fait une démarche auprès de Minute pour empêcher la parution de l’article qui révèle
le domicile secret de François Mitterrand, 11 quai Branly, auprès d’Anne P. et de sa fille. Cf. Gérald Panciolelli, Le jour où
Grossouvre m’a demandé de censurer Minute, Minute, 13 avril 1994, p. 5.
663 Note d’information du Réseau Voltaire, ibidem.
664 « J’ai fait ce que j’ai cru devoir faire », déclare François Mitterrand, Le Monde, 12 mai 1994, p. 9, colonne 3.
395
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
je le voyais tout de même beaucoup. Je l’ai reçu la veille, il était en pleine démence sénile. » 665
Paul Barril, quoiqu’ayant quitté ses fonctions d’adjoint de Christian Prouteau à la cellule antiterroriste
de l’Élysée, en octobre 1983, continue cependant de fréquenter François de Grossouvre et se dit son ami
intime. 666 Selon Stephen Smith, Barril a effectivement été « recommandé » auprès de chefs d’État
africains par François de Grossouvre. 667 L’intéressé confirme lui-même à Raphaël Glucksmann que de
Grossouvre l’a présenté au président rwandais Habyarimana :
Vous savez, j’ai été au GIGN pendant dix ans, j’ai été à l’Élysée quelques années et je suis parti
de l’Élysée en conservant un statut quelque peu ambigu. J’étais pas à la retraite. J’étais pas dégagé
des cadres, mais j’étais toujours payé par la Défense. Mon patron, tout le monde le sait, était M. de
Grossouvre, qui était chargé des missions un peu spéciales du président de la République, et c’est
M. Grossouvre lui-même qui m’a présenté au président et général Habyarimana. Je ne veux pas dire
que c’était une mission officielle, mais c’était ce qu’on appelle de la diplomatie parallèle, ou de la
diplomatie secrète pour le compte de la France. [...]
J’ai rencontré le président du Rwanda la première fois à l’hôtel Meurice à Paris, secrètement, au
cours d’une visite. J’avais une mission très claire à l’époque. Il n’y avait pas encore de conflit, mais il
y avait une pression qui montait. Ma mission a été d’infiltrer le FPR, je me rappelle les mots de M.
de Grossouvre et du président : « jusqu’à la racine », et de le contrôler.
– Au cours de cette histoire rwandaise, avez-vous eu l’occasion d’approcher le président Mitterrand ?
– Moi, les rapports c’était M. de Grossouvre. Je n’ai jamais parlé avec le président Mitterrand
sur ces affaires. Mais par contre, je parlais à M. de Grossouvre, je lui remettais des fiches, que lui
remettait le lendemain matin au petit déjeuner, ou le soir, au président Mitterrand. Ça, vous pouvez
me croire, il y avait moins de 24 heures entre le rapport et son retour auprès du chef de l’État. 668
Paul Barril tient des propos analogues au juge Bruguière : « Dans les années 1990, sur ordre de
Grossouvre et d’Habyarimana, j’ai été chargé d’infiltrer les structures militaires et politiques » de la
rébellion rwandaise. Il ajoute : « Je rendais compte de tous ces éléments à M. de Grossouvre qui en
informait le président Mitterrand. » 669
En 1994, François de Grossouvre restait président du Comité des chasses présidentielles, il avait
toujours un garde du corps et son bureau à l’Élysée. Il y est retrouvé mort le soir du 7 avril. Officiellement,
il s’est suicidé. Mais cette version reste contestée, en particulier par sa famille.
Claude Gubler, le médecin du président, décrit dans son livre interdit le trouble créé par cette mort
à l’Élysée :
Le 7 avril 1994 vers 19 heures, François Durand de Grossouvre, soixante-seize ans, se tire une balle
dans la tête, à son bureau de l’Élysée. Les portes capitonnées ayant empêché que la détonation soit
entendue, son corps n’est découvert qu’une heure plus tard. Le médecin militaire Claude Kalfon fait
le constat du décès. Il y a du sang jusqu’au plafond. Le Président, qui dîne dans ses appartements
privés, est informé immédiatement par le directeur du cabinet. 670 C’est la première fois dans l’histoire
de la République qu’un collaborateur du chef de l’État se donne la mort dans le palais présidentiel.
Émotion, consternation, interrogation. Ne faut-il pas transporter le corps dans un autre lieu ? La
question est posée dans la panique qui s’empare de certains esprits. 671 La réponse est évidente : il y
a trop de témoins pour que le secret d’une telle opération puisse être gardé. En outre, cette mise en
scène, si elle venait à être découverte, pourrait faire naître des soupçons sur les conditions qui ont
E. Balladur [32, p. 220].
Paul Barril, Guerres secrètes à l’Élysée, Albin Michel, 1996 [34, pp. 173, 176, 183, 193].
667 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
668 Entretien de Raphaël Glucksmann avec Paul Barril, 2004. Rush du film « Tuez-les tous ». http://francegenocidetutsi.
org/EntretienBarrilGlucksman.pdf
669 Audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 29 septembre 1999, cote 58. Cf. Patrick de Saint-Exupéry [189, p. 24].
670 Pierre Chassigneux a succédé à Gilles Ménage comme directeur de cabinet. Éric Raynaud écrit que, selon le docteur
Kalfon, c’est Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée, qui avertit le président. Cf. [181, p. 105]. Il indique comme
source, « Suicide à l’Élysée », enquête d’Emmanuel Besnier, 13e Rue, diffusée le 13 avril 2007 et le 10 août 2008. R. Bacqué
dit que Védrine était absent, mais son adjointe Anne Lauvergeon et Pierre Chassigneux étaient présents.
671 Selon Barril « L’idée du président était d’exfiltrer en douce, le corps de François de Grossouvre de l’Élysée, afin de
le transférer à son appartement du quai Branly. La présence d’un nombre non négligeable de témoins et surtout du sang
dans le bureau de François de Grossouvre – souillure difficile à faire disparaître – empêchèrent le président d’appliquer son
“plan d’urgence”. Il en fut contrarié car il souhaitait éviter un scandale, “sauver la face”. » Cf. Guerres secrètes à l’Élysée
[34, p. 120].
665
666
396
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
entouré la fin dramatique de l’ami du Président. Donc, le corps restera là et on assumera. 672
Des proches de François Mitterrand, Hubert Védrine en premier, 673 puis René Souchon et Roland
Dumas, ont tenté d’accréditer la thèse du suicide en évoquant la sénilité du défunt. 674 François Mitterrand, lui-même, confie à plusieurs interlocuteurs que de Grossouvre disait être atteint de sénilité. 675
Il dit à Edouard Balladur le 13 avril : « Je l’ai reçu la veille, il était en pleine démence sénile, il le
disait lui-même, et comme c’est un homme fier, il en souffrait certainement. Il était persuadé qu’on allait
l’assassiner, et il avait dit à Anne Lauvergeon, il y a quelques jours, qu’elle était elle-même menacée de
l’être. Vendredi, il a reçu à l’Élysée, dans son bureau, un ami médecin qui est un grand chasseur et auquel
il a tenu des propos tels que celui-ci a demandé à me voir tout de suite et il m’a dit : “Il faut faire très
attention, il est saisi de pulsions suicidaires, il va très mal.” J’ai aussitôt demandé au médecin de service
à l’Élysée d’aller le voir, ce qu’il n’a fait qu’au bout d’un quart d’heure, puisqu’il n’était pas au palais.
À ce moment-là, Grossouvre s’était déjà suicidé. La presse propage des affabulations sur tout cela. » 676
Cette sénilité est cependant contestée par les proches du défunt, dont son médecin traitant, le Dr. Claude
Loisy, qui déclare :
Je tiens à préciser que François de Grossouvre jouissait, jusqu’au jour de sa disparition tragique,
de toute sa lucidité et de l’intégrité de ses facultés intellectuelles. 677
L’entourage de François Mitterrand semble s’être donné le mot pour faire valoir la thèse du suicide
de François de Grossouvre, sans toutefois s’être accordé sur les explications à avancer. Celle du chauffeur
de Mitterrand, Pierre Tourlier, quoique très romantique, semble la plus invraisemblable :
À partir de 1992, François de Grossouvre entretint une relation très régulière avec Mademoiselle
C., âgée de 28 ans, à qui il avait acheté un appartement rue Blanche, à Paris. C’était pour lui comme
un bonheur de collégien. [...] Or, huit jours avant le 7 avril 1994, date de son suicide dans son bureau
élyséen, François de Grossouvre avait appris que cette jeune personne ne voulait plus le voir. Sa
douleur fut immense, sa paranoïa coutumière s’exacerba et il eut le sentiment d’être abandonné de
tous. [...] La perspective de retrouver son épouse et les soucis quotidiens le hantait littéralement. Un
gouffre s’ouvrait devant lui. Ce soir d’avril, il décida d’en finir. Mais pas n’importe où, à l’Élysée, à
quelques pas du bureau de François Mitterrand, dans un acte ultime qui visait à déstabiliser aussi ce
président de la République qui, croyait-il, ne l’aimait plus. Un geste de désespoir qui s’apparentait à
du dépit amoureux. 678
Se suicide-t-on à l’âge de 76 ans parce qu’une femme de 28 ans vous abandonne ? L’histoire paraît
risible. D’autant moins crédible que Barril écrit que de Grossouvre se rendait ce soir du 7 avril avec son
amie Nicole à un dîner chez Georges Rawiri et que le commando du GSPR chargé de fouiller l’appartement
de François de Grossouvre, au 11 quai Branly, trouva cette Nicole en pleurs et la pria de déguerpir et de
se taire à tout jamais. 679
Bien que doté d’un titre drôle, « Conduite à gauche », ce livre n’est pas très diffusé. Sur ce thème
improbable du dépit amoureux, le livre de Raphaëlle Bacqué, « Le dernier mort de Mitterrand », va faire
un tabac en 2010. Elle y soutient avec beaucoup de brio que de Grossouvre se serait suicidé pour avoir
été délaissé par « ce président aimé follement » !
Quel fut l’emploi du temps de François de Grossouvre en cette fin d’après-midi ? « Le visiteur de
François de Grossouvre à l’Élysée est parti à 18 h 20, 680 sa secrétaire à 18 h 30. 681 L’ami de François
672 Claude Gubler, Le grand secret, pp. 30-32, 29 février 1996. Cet ouvrage a été censuré mais réédité finalement en 2005,
suite à la décision de la Cour européenne des Droits l’homme.
673 Note d’information du Réseau Voltaire No 185-186, 2 décembre 1998, p. 6.
674 Roland Dumas ne pense pas que François de Grossouvre ait constitué des « archives », Le Monde, 12 avril 1994, p. 8.
675 Patrick Jarreau, François Mitterrand assistera aux obsèques de François de Grossouvre, Le Monde, 10 avril 1994, p. 8.
676 E. Balladur [32, p. 220].
677 Patrick Jarreau, Le médecin personnel de François de Grossouvre dément que celui-ci ait été atteint de « sénilité », Le
Monde, 23 avril 1994, p. 11 ; Après les déclarations du médecin de François de Grossouvre - Le secret d’un suicide public,
Le Monde, 7 mai 1994, p. 14.
678 P. Tourlier [207, p. 197].
679 P. Barril [34, p. 121] ; E. Raynaud [181, pp. 130-131] ; Christian English et Frédéric Thibaud, « Affaires non classées »,
First Editions.
680 Ce visiteur serait le docteur Jean Soubielle. Il arrive vers 17 h 20 – 17 h 30 et part vers 18 h 10 – 18 h 20. Cf. E.
Raynaud [181, pp. 99-102]. Le garde du corps Daniel Cerdan atteste, dans sa déposition du 8 avril 1994 à la police, de cette
visite du docteur Soubielle qui serait parti vers 18 h 30.
681 Selon Montaldo, la secrétaire de François de Grossouvre serait madame Trevelin. Cf. J. Montaldo [151, p. 28].
397
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
Mitterrand se serait suicidé aux alentours de 19 heures et son corps a été retrouvé à 19 h 50. » 682 Ce
soir-là, 683 de Grossouvre devait dîner chez Georges Rawiri, ancien vice-premier ministre gabonais. 684 Il
fait envoyer à 18 heures un bouquet de fleurs à la maîtresse de maison avec un petit mot : « Chers amis, je
me réjouis d’être avec vous ce soir, comme convenu ». 685 « La thèse élyséenne, écrit l’ex-capitaine Barril,
précise que le conseiller du président n’avait pas de garde du corps au moment tragique, ce dernier étant
parti, fortuitement, faire une course : “porter un pli urgent”, à la demande de l’un des innombrables
chargés de mission de la présidence. » 686 Barril dit bien connaître ce garde du corps, ancien membre
du GIGN aujourd’hui à la retraite, mais ne rapporte pas sa version des faits. Il ajoute que « le garde
républicain de service à l’heure du drame, juste sous la fenêtre non insonorisée, n’a “rien remarqué de
particulier” ni rien entendu ! » 687
Les dissensions entre de Grossouvre et François Mitterrand ne manquaient pas. 688 De Grossouvre
avait attaqué le fidèle ami de Mitterrand, Roger-Patrice Pelat, compromis dans un délit d’initié, l’affaire
Triangle-Péchiney. 689 Il avait à plusieurs reprises été entendu par le juge Thierry Jean-Pierre. 690 Il avait
dénoncé le fils du président, Jean-Christophe, pour avoir soutenu la vente de missiles Mistral à l’Afrique
du Sud, au mépris de l’embargo contre le régime d’apartheid, en la présentant comme un achat du CongoBrazzaville ! 691 La justice enquêtait sur des détournements de fonds de la Compagnie Fermière de Vichy
qui auraient bénéficié à de Grossouvre pour constituer une dot à Mazarine, la fille cachée du Président. 692
Lors de l’enterrement, au cimetière, le président de la République se tient éloigné de la veuve et de ses
enfants. 693
Le parquet conclut au suicide de François de Grossouvre :
Le parquet de Paris a confirmé samedi, dans un communiqué, que la mort de François de Grossouvre était due à un suicide, et n’a donc pas ouvert d’information judiciaire sur la recherche des
causes de la mort. Selon le communiqué, « les constatations effectuées sur les lieux, les auditions
et les investigations de police technique et médico-légale auxquelles il a été procédé le 8 avril 1994
permettent de retenir dès à présent qu’il s’agit d’un suicide ». De source judiciaire, on précise que
l’enquête du parquet, qui « se poursuit », vise uniquement à réunir les résultats définitifs des actes
déjà décidés, telle l’autopsie, avant de classer l’affaire. 694
Selon Edouard Balladur, Mitterrand lui déclare à propos de la mort de de Grossouvre, le 13 avril :
« Méhaignerie, ajoute-t-il, s’est très mal conduit en déclarant publiquement qu’il allait faire faire une
enquête ; c’est dégoûtant ! Je pense qu’il est sous l’influence de Léger, le directeur de son cabinet, qu’il
veut nommer avocat général à la Cour de Justice de Luxembourg. Je m’y oppose. » 695
La réalité du suicide est contestée par certains. François de Grossouvre se savait menacé. « Tout cela est
malsain. Il ne faudrait pas que certains connaissent ici le sort du prince de Broglie », confie-t-il à Pascal
Krop en 1989, après avoir dénoncé les pressions de la cellule africaine sur la CIEEMG pour autoriser
la vente de missiles Mistral au Congo. 696 « S’il n’a jamais exprimé de menaces, fait remarquer sa fille
Patrick Jarreau, François Mitterrand assistera aux obsèques de François de Grossouvre, Le Monde, 10 avril 1994, p. 8.
François-Xavier Verschave [215, p. 315] ; Gabon. Georges Rawiri et François de Grossouvre, La lettre du Continent, 2
juillet 1994.
684 Georges Rawiri quitte précipitamment la France le lendemain. Cf. E. Raynaud [181, p. 99]. Il est décédé à Paris le 9
avril 2006.
685 P. Barril [34, p. 175]. Raphaëlle Bacqué confirme cet envoi de fleurs à Mme Rwawiri « l’après-midi même ». Cf. R.
Bacqué [30, p. 15]
686 P. Barril [34, p. 124]. Daniel Cerdan, ce garde du corps, ne rapporte pas ce détail dans son livre.
687 P. Barril [34, p. 178].
688 Edwy Plenel, François de Grossouvre, l’ami blessé, Le Monde, 9 avril 1994, p. 1 ; Jacques Teyssier, Interrogations après
la mort de François de Grossouvre, L’Humanité, 9 avril 1994.
689 Roger-Patrice Pelat décède le 7 mars 1989, trois semaines après sa première audition dans le cabinet du juge d’instruction. Cf. Georges Marion [137, p. 188].
690 Le juge Thierry Jean-Pierre est mort d’un cancer à l’âge de 50 ans, le 26 juillet 2005. Son dernier combat a été l’affaire
des frégates de Taïwan, dans lequel il luttait contre la mise sous secret-défense des pièces essentielles au dossier. Il disposait
d’archives secrètes concernant le Rwanda.
691 P. Krop [119, p. 50] ; J.-C. Mitterrand [150, pp. 142, 144].
692 Libération, 15 décembre 1994 ; Ouverture du procès Maillard et Duclos à Bourg en Bresse, Les Échos no 17572 du 27
janvier 1998, page 19.
693 Philippe Broussard, Les obsèques de François de Grossouvre, Le Monde, 13 avril 1994, p. 12.
694 François de Grossouvre inhumé aujourd’hui, L’Humanité, 11 avril 1994.
695 E. Balladur [32, p. 221].
696 P. Krop [119, p. 54]. CIEEMG = Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre.
682
683
398
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Nathalie Michaud, il en a en revanche reçu. Des petits cercueils, ou des cibles avec ce commentaire : “On
ne tirera ni trop haut ni trop bas.” Il se savait pisté, suivi. L’ambiance était à la peur. » 697
Pierre Marion, ancien directeur de la DGSE, écrit qu’un certain nombre de personnes estiment que la
mort de François de Grossouvre ne relève pas du suicide mais de l’assassinat :
Les confidences d’un de ses proches indiquent même qu’il avait clairement évoqué une menace
pesant sur sa vie, après la disparition de Pierre Bérégovoy. 698 S’il s’avère incontestable qu’il était
devenu gênant depuis qu’il avait mis au jour certaines manœuvres financières, jamais on ne put
étayer cette hypothèse de manière sérieuse et probante. Les zones d’ombre du pouvoir mitterrandien
resteront à jamais riches de questions et de mystère. S’il ne s’agit pas d’un suicide, il faut supposer
que l’acte a été commis par une personne ayant un accès facile, direct et permanent à l’Élysée. Mais
laisse-t-on entrer facilement une arme dans ce lieu ultra-protégé. [...] 699
François de Grossouvre se savait suivi par des agents de l’Élysée. Déjeunant le 7 avril vers 12 ou 13 h
avec son fils Patrick, il lui aurait parlé de ses rapports avec la présidence : « Non seulement il m’écoutait,
mais maintenant il me fait suivre » et il désigne à son fils un grand type qui le suit partout. 700
Petit détail sur l’arme qui aurait servi au crime, Olivier de Rincquesen dans son « Portrait du jour »
sur France Inter consacré au GIGN à l’occasion du 30e anniversaire du Groupe d’Intervention de la
Gendarmerie Nationale, décrivant l’armement de ces gendarmes très spéciaux, dit que le pistolet utilisé
par François de Grossouvre pour se « suicider », le 7 avril 1994 à 19 heures, lui aurait été offert par
Christian Prouteau, fondateur du GIGN. 701 Cette arme serait un Manurhin MR-73 de calibre .357
Magnum. Christian Prouteau précise que le cadeau est de François Mitterrand :
François de Grossouvre était un grand amateur de chasse et collectionnait des fusils de renom. [...]
En mars 1988, quelques jours avant son soixante-dixième anniversaire, François Mitterrand m’avait
demandé quel cadeau nous pourrions lui faire. J’avais créé un type de revolver dans le cadre de mes
activités au GIGN, un Manurhin MR-73 de calibre 357 Magnum, avec un canon de 5 pouces 1/4, et
Grossouvre m’avait fait savoir tout l’intérêt qu’il portait à l’engin. J’ai donc suggéré au Président de
lui en offrir un, il a approuvé l’idée. Six ans plus tard, c’est cette même arme qu’il a utilisée pour se
suicider, un soir, dans son bureau de l’Élysée. 702
Le gendarme Daniel Gamba, membre du GIGN et garde du corps de François Mitterrand, affirme que
le garde du corps de François de Grossouvre s’est immédiatement précipité dans son bureau :
J’étais à l’Élysée le jour de sa mort. C’est son garde du corps qui, entendant le coup de feu, a
couru jusqu’à son bureau et a découvert le cadavre. Ce fut le branle-bas de combat. Cette mort,
outre sa découverte attristante et macabre, nous posa un vrai problème. Nous nous sommes même
demandés, un moment, s’il ne fallait pas déplacer le corps jusqu’au quai Branly pour faire croire qu’il
s’était suicidé chez lui. Mais sur l’intervention du préfet Prouteau il fut laissé sur place. La PJ est
venue faire son enquête et a conclu au suicide. C’était fini. 703
Selon Raphaëlle Bacqué, c’est Michel Charasse qui dissuade les gendarmes du GSPR d’emmener le
corps quai Branly. Ce témoignage de Daniel Gamba contredit la version du docteur Gubler, qui affirme
que le cadavre n’a été découvert qu’une heure plus tard, et également ce qu’écrit Le Monde :
Il semble que son corps ait été découvert quelques minutes avant 20 heures, par son chauffeur et
son garde du corps. Ce dernier serait un gendarme du Groupement d’intervention de la gendarmerie
nationale (GIGN). Les deux hommes s’inquiétant de ne pas voir François de Grossouvre, seraient
montés jusqu’à son bureau. Le décès a été constaté par le médecin militaire qui était de permanence
à l’Élysée. La balle aurait suivi une trajectoire de bas en haut, à partir du menton. Il semble donc
que plusieurs minutes se soient écoulées entre le coup de feu et la découverte du corps. Personne, à
l’Élysée, n’aurait entendu la détonation. 704
Patrice de Méritens, Grossouvre : sa famille conteste la thèse du suicide, Le Figaro Magazine, 18 juin 2010, p. 28.
Pierre Bérégovoy, Premier ministre battu aux législatives le 29 mars 1993, se suicide le 1er mai. Il aurait été profondément
blessé par la polémique autour de l’affaire de l’achat de son appartement parisien en 1986 avec un prêt sans intérêt de RogerPatrice Pelat, soulevée par le juge Thierry Jean-Pierre. Mais les circonstances de sa mort sont restées obscures et la version
du suicide a été contestée.
699 Pierre Marion [138, pp. 267-268].
700 E. Raynaud [181, pp. 97-98] ; R. Bacqué [30, p. 224]
701 Olivier de Rincquesen, « Portrait du jour », France Inter, mardi 15 juin 2004, 7 h 46.
702 C. Prouteau [174, p. 216-217].
703 Daniel Gamba, Interlocuteur privilégié, JC Lattès, 2003, p. 107.
704 Philippe Broussard et A. C., M. de Grossouvre s’est donné la mort dans son bureau de l’Élysée, Le Monde, 9 avril
1994, p. 11.
697
698
399
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
Selon Raphaëlle Bacqué, le garde du corps de François de Grossouvre est Daniel Cerdan, surnommé
Marcel, membre du GIGN. Il serait remonté vers 19 h 50, selon la journaliste, « pour le prévenir qu’il
faut partir ». Après avoir traîné dans le couloir, Cerdan « a entendu ce bruit qui claque, cauchemar des
gardes du corps. » 705
Daniel Cerdan prétend n’avoir rien entendu. Dans son livre publié en octobre 2010, 706 c’est le chauffeur
de M. de Grossouvre, Patrice Jaran, qui vient s’inquiéter de ce que fait leur patron 707 :
Vers midi, François de Grossouvre déjeune au restaurant avec son fils Patrick. Il repasse par
l’Alma. 708 Puis, peu avant 16 heures, nous regagnons l’Élysée. Face aux contraintes imposées par la
grève, 709 ses deux secrétaires ont été prématurément libérées de leur fonction. Dès 18 h 30, elles ne
décrochent plus leur téléphone. Dans les couloirs désertés, l’ambiance solennelle des lieux pèse encore
davantage sur les rescapés de cet exode inaccoutumé.
« FDG », lui, n’a pas quitté son cabinet depuis son retour. Je remonte de temps en temps pour
voir si son manteau est toujours là. Vers 19 h 25, je me poste comme d’habitude dans le vestibule
jouxtant son bureau. Sur le fauteuil face à moi, trône le pardessus donnant, comme chaque soir, le
signal du départ. Seul dans la pénombre, je guette le premier mouvement qui sonnera l’heure du
retour. Le compte à rebours a commencé.
« Daniel, où est “FDG” ? »
Affolé, Patrice surgit devant moi.
« Dans son bureau. Où veut-il qu’il soit ? »
Sans même attendre ma réponse, mon camarade, dans un geste de panique inhabituel, se précipite
vers le secrétariat. Je lui emboîte le pas sans comprendre. La salle est plongée dans l’obscurité. Quant
à la porte soigneusement refermée, qui donne accès directement au bureau de M. de Grossouvre, elle
ne laisse rien apparaître d’anormal. Nous frappons. Pas de réponse. Dans un même réflexe, Patrice
et moi collons notre oreille au-dessus de la poignée. Ce calme devient brusquement inquiétant : je me
décide à entrer.
Immobile dans son fauteuil, le visage incliné vers l’arrière, « FDG » nous apparaît de profil.
Légèrement croisées, ses jambes allongées reposent au-dessus du tapis. Sa main droite est posée sur
sa poitrine, les doigts repliés sur la crosse de son 357 Magnum. Depuis le sommet de son crâne, un
filet de sang perle jusqu’à sa joue. Le conseiller spécial du président François Mitterrand vient de se
suicider.
Patrice file avertir les autorités du « château ». 710
Le garde du corps, Daniel Cerdan, n’a donc pas entendu de coup de feu contrairement à ce qu’affirme
Daniel Gamba, le garde du corps de Mitterrand. Cerdan ne laisse aucun doute quant au suicide. Mais
les détails qu’il donne le contredisent. En effet, frappé mortellement, le corps humain est d’abord pris
de spasmes, de mouvements désordonnés, avant de s’immobiliser. S’il y avait eu réellement un suicide, la
main aurait lâché le revolver. De son côté, Patrick de Grossouvre remarque : « Je ne saisis pas non plus
comment le 357 Magnum a pu être retrouvé dans la main de mon père, si le recul était aussi terrible que
cela. » 711
Le garde du corps de François de Grossouvre fournit encore quelques détails :
Prisonnier des embouteillages à Versailles, le docteur Kalfon, médecin de François Mitterrand, a
délégué son aspirant. Il ne peut que constater le décès. Entre-temps, j’ai personnellement averti les
hommes du GSPR. Aussitôt sur les lieux, ils bloquent les trois accès au cabinet et interdisent l’entrée
du bureau. Enfin, le commissaire du VIIIe arrondissement se présente. Avec ses hommes, il procède
aux premières constations. Au-dessus de la dépouille de François de Grossouvre, l’impact de la balle
a creusé le plafond juste à la verticale. Sur le tapis, on distingue un bridge dentaire non loin d’un
fragment de la boîte crânienne. Aucun signe d’effraction. [...]
Si le médecin aspirant ne constate aucune trace de violence, aucun hématome – excepté celui
provoqué par le tir sur le corps –, son rapport mentionne une luxation de l’épaule gauche. De quoi
nourrir davantage les délires des esprits les plus fantasques... M. de Grossouvre était droitier... Or,
pour qui a déjà manié un revolver 357 Magnum, la blessure tombe sous le sens. Imprimant un
705
706
707
708
709
710
711
Raphaëlle Bacqué [30, p. 14] ; Blog de Pierre d’Alançon http://pierda.wordpress.com/
Daniel Cerdan, Dans les coulisses du GIGN [55, p. 145].
Ibidem, p. 148.
L’Alma désigne l’immeuble du 11 quai Branly.
Il y avait une grève des transports en commun ce 7 avril 1994 à Paris.
Ibidem, pp. 156-157.
Patrice de Méritens, ibidem, p. 26.
400
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
recul particulièrement brutal, le coup de feu a tout simplement projeté le corps contre la console
téléphonique installée juste derrière lui, sur la gauche, provoquant sous le choc un traumatisme. 712
Nouvelle contradiction, si le corps a été projeté contre la console téléphonique, Cerdan n’a pu le
trouver « immobile dans son fauteuil, le visage incliné vers l’arrière », comme il le dit précédemment.
Cerdan revient plus loin sur les événements de l’après-midi. François de Grossouvre aurait dit en
quittant sa maîtresse Nicole : « Je m’en vais, je ne reviendrai pas. J’espère que tu te rappelleras les
bons moments et que tu garderas un bon souvenir de moi. » 713 Elle constate après son départ que son
revolver a disparu du tiroir où il le rangeait. Elle l’aurait appelé sur sa ligne directe à l’Élysée vers 18 h
15 - 18 h 30. « Il décroche. Elle le supplie de ne pas commettre l’irréparable », écrit Cerdan. « Dans une
tentative désespérée, elle contacte Patrice grâce au téléphone installé dans la voiture. Le presse de monter
au bureau. » Pourquoi n’a-t-elle pas averti de ses craintes le garde du corps si elle avait été, comme il
l’écrit, « assaillie par un terrible pressentiment » ?
Plus tard, Cerdan et les hommes du GSPR déménageront Nicole et ses affaires du 11 quai Branly. « Le
temps est compté. » Il nie toute fouille de l’appartement. Pierre Chassigneux, qui a aussi un appartement
au 11 quai Branly, les aurait accompagnés, à en croire Raphaëlle Bacqué. 714
Quant au bruit d’un tir éventuel, Cerdan écrit :
Lors de mon interrogatoire par la police, j’ai évoqué la chute d’un bottin téléphonique pour décrire
un son parvenu à mes oreilles ce soir-là. Attendant dans le vestibule, il m’a semblé déceler ce type de
bruit sourd, de l’autre côté de la porte en cuir matelassé m’interdisant l’entrée du bureau. Là encore,
d’aucuns ont cru bon de mettre en doute cette déclaration pour accréditer la thèse d’un assassinat
au silencieux. Or tous les experts en ballistique le confirmeront : une détonation d’un 357 Magnum
ne ressemble en rien à une déflagration tonitruante. 715
Confrontons ce récit de Cerdan avec la déposition qu’il a faite à la police. L’extrait suivant a été
publié :
L’an mil neuf cent quatre vingt quatorze,
le 8 avril,
à...
Nous Claude KU..., inspecteur de police,
Officier de police judiciaire,...
— en fonction au Commissariat de Police Judiciaire du quartier MADELEINE à PARIS...
— poursuivant l’audition de Monsieur Cerdan Daniel, garde du corps de Monsieur de Grossouvre.
Page no DEUX...
— Le rendez-vous avait lieu dans le bureau de Monsieur de GROSSOUVRE, je ne peux simplement
vous dire qu’il s’agissait d’un rendez-vous avec Monsieur SOUBIELLE, Docteur de son état
— D’après les renseignements que j’ai obtenus, le Docteur serait parti vers 18 h 30, tandis que la
secrétaire de Monsieur de GROSSOUVRE serait partie vers 18 h 35.
— Quant à moi, je suis monté à 19 h 25 pour téléphoner dans une pièce juxtaposée au bureau
de Monsieur de GROSSOUVRE. J’ai constaté que son pardessus se trouvait sur un fauteuil dans le
couloir. J’ai téléphoné jusqu’à 19 h 50, en l’attente du départ de Monsieur de Grossouvre.
— En fait j’ai agi comme à mon habitude, c’est-à-dire que je suis monté pour savoir si Monsieur de
GROSSOUVRE se trouvait toujours dans son bureau, et donc suivant la position de son pardessus,
j’en déduis qu’il est ou non dans son bureau.
— À 19 h 50 le chauffeur est arrivé, m’a demandé : “Où est François ?” Je lui ai répondu qu’il
était dans son bureau.
— Nous nous sommes rendus à la porte entre le secrétariat et le bureau de Monsieur de Grossouvre
pour vérifier s’il était toujours là. En effet, à cette heure-là, il est d’ordinaire avec Monsieur le président
de la République.
— J’ai donc frappé à la porte du bureau. Personne ne m’a répondu. Je suis donc rentré et j’ai
constaté que le corps de Monsieur de Grossouvre semblait sans vie.
— J’ai aussitôt averti le médecin de permanence et le Colonel CHAPELLE, Commandant Militaire
du Palais de l’Élysée.
— Le médecin, un aspirant, a constaté le décès.
712
713
714
715
Ibidem, pp. 158-159.
Ibidem, p. 160.
R. Bacqué [30, p. 40].
Ibidem, p. 161.
401
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
— J’ai ensuite attendu sur place l’arrivée de la Police et de Monsieur le Procureur de la République.
— Je suis resté avec le Médecin, le temps que ce dernier constate le décès. Je puis vous affirmer
que personne n’avait modifié l’état des lieux, car je me suis assuré de la protection des lieux.
— Je vous confirme que fréquemment le soir Monsieur de Grossouvre s’entretenait pendant une
durée comprise entre un quart d’heure et une demi-heure avec Monsieur le président de la République,
et cela vers 19 h 30.
— À ma connaissance, Monsieur de Grossouvre n’avait pas de problèmes de santé, il n’avait pas
de problème d’articulation au niveau des épaules. Il n’avait aucune affection quelconque.
— Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est que je suis surpris de l’acte qu’a commis Monsieur de Grossouvre
en se donnant la mort.
— Après lecture faite personnellement, CERDAN Daniel persiste et signe avec nous le présent
procès-verbal. 716
Nous remarquons :
- Dans ce PV, Cerdan parle du rendez-vous avec le docteur Soubielle, mais n’en parle pas dans son
livre.
- Il y a un trou dans l’emploi du temps de François de Grossouvre entre 18 h 35 et 19 h 25.
- Cerdan ne dit pas dans son livre que, monté à 19 h 25 dans une pièce qui jouxte le bureau de François
de Grossouvre, il téléphone jusque 19 h 50 ce qui a pu détourner son attention.
- Dans le PV, Cerdan ne relate aucun bruit, ni coup de feu, ni même un bruit sourd comme la chute
d’un bottin. Mais nous ne disposons que de la page 2 de ce PV.
- Dans le PV, Cerdan affirme que François de Grossouvre continue à rencontrer régulièrement François
Mitterrand. Il n’était pas marginalisé, contrairement à ce qu’ont affirmé les journalistes dont Raphaëlle
Bacqué.
- Qui est ce colonel Chapelle ?
Éric Raynaud relève dans le rapport d’autopsie : « Il existe par ailleurs une luxation hémorragique à la
partie interne de l’épaule gauche probablement en rapport avec le choc provoqué par le tir. » 717 Il s’étonne
qu’ayant tiré de la main droite, il ait pu se luxer l’épaule gauche. Le docteur Kalfon qui a constaté le
décès a noté qu’« il avait encore l’arme à la main droite ». 718
Réagissant en 2010 au livre de Raphaëlle Bacqué, des membres de la famille de Grossouvre signalent
par l’AFP les erreurs de cet ouvrage :
- PERSONNE, dans le rapport de police, ne déclare avoir entendu le coup de feu, pas même son
garde du corps.
- Plus grave encore, le rapport d’autopsie ne stipule pas « une luxation de l’épaule gauche », mais
« une luxation AVANT de l’épaule gauche et une ecchymose à la face ». En médecine légale cela est
plus compatible avec l’hypothèse d’un coup porté au visage et une torsion arrière du bras, qu’avec
celle de la conséquence d’un tir contre soi-même. 719
Patrick de Grossouvre précise à propos de Cerdan :
[...] l’officier n’a pas pénétré dans son bureau parce qu’il entendait une détonation, mais parce
qu’il s’inquiétait et venait aux ordres. Personne, en fait, n’a rien entendu. Et c’est essentiel. Il n’y
avait aucune protection phonique hormis la double porte et j’ai constaté par moi-même en venant lui
rendre visite qu’on pouvait facilement entendre ce qui se disait dans son bureau. Le silence de cette
mort pose question. Comment a-t-elle été administrée ? 720
Lui et son fils ajoutent qu’il n’y a eu ni analyse ballistique, ni analyse toxicologique, ni analyse de la
plaie d’entrée de la balle.
Éric Raynaud juge invraisemblable que François de Grossouvre se soit supprimé avec ce pistolet 357
Magnum. Cette arme émet un bruit assourdissant. Or personne n’aurait entendu le tir. 721 Un garde
républicain se trouvait juste sous la fenêtre du bureau de François de Grossouvre et n’a rien entendu.
716 Commissariat de Police, Quartier MADELEINE PARIS 8e, Procès-verbal No 811/J/94, Suite audition CERDAN Daniel,
garde du corps de M. de GROSSOUVRE. Cf. Patrice de Méritens, ibidem, p. 26.
717 Examen autopsique effectué sur Durand de Grossouvre François, Paris le 15 avril 1994. Cf. E. Raynaud [181, pp. 112113].
718 E. Raynaud, ibidem, p. 113.
719 http://pierda.wordpress.com/2010/06/01/lettre-ouverte-de-la-famille-de-grossouvre-a-l-afp/.
720 Patrice de Méritens, ibidem, p. 26.
721 E. Raynaud [181, p. 93].
402
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Autre interrogation d’Éric Raynaud, avec une telle arme, l’orifice de sortie de la balle aurait dû être
énorme, mais le rapport d’autopsie ne note pas son diamètre et ne relève que son « aspect étoilé ». Mais
nous remarquons que le garde du corps parle d’un fragment de boîte crânienne sur le tapis...
Le Monde rapporte sur un ton savant que « la balle du 357 magnum a été retrouvée et les tests d’absorption atomique ont permis d’affirmer avec certitude qu’elle avait bien été tirée par l’ancien conseiller
de M. Mitterrand. » 722 On ne voit pas comment des « tests d’absorption atomique » permettent d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un suicide. S’agissait-il de retrouver des traces de poudre sur les mains
du « suicidé » ?
Rétablissant la chronologie des événements, Éric Raynaud remarque des contradictions dans les témoignages. L’enquête a établi que de Grossouvre se suicide « aux alentours de 19 h et son corps a été
trouvé à 19 h 50 ». 723 Le docteur Kalfon dit qu’à 19 h 30 on le rappelle à l’Élysée à la demande du
président. 724 Or le même article du Monde écrit que le président ne rentre que vers 20 h :
Le suicide de François de Grossouvre, dans son bureau de l’Élysée, jeudi 7 avril, a été connu par
le président de la République aux environs de 20 heures, peu après qu’il eut été découvert par le
chauffeur de l’ancien conseiller.
François Mitterrand venait de rentrer d’une visite au service de médecine interne du professeur
Didier Sicard, à l’hôpital Cochin, où il s’était rendu à l’occasion de la journée de mobilisation contre
le sida. Il s’apprêtait à dîner en compagnie du professeur Sicard et de plusieurs membres de l’équipe
soignante, qu’il avait invités à l’Élysée, ainsi que de Françoise Héritier-Augé, présidente du conseil
national du sida, et de Jacques Lang, ancien ministre de l’éducation et de la culture. 725
Autre contradiction, selon Christian Prouteau, Grossouvre aurait dit vers 19 h 40 à son chauffeur et
à son garde du corps : « Je vous retrouve à la voiture. » 726 Était-il encore vivant 40 minutes après s’être
suicidé ?
Ce soir-là, le 7 avril à 20 h 30, toutes les chaînes de radio et de télévision françaises diffusent un
programme unique, le Sidaction, empêchant que l’information sur d’autres sujets soit développée. L’intervention du président François Mitterrand est annulée. On apprend tardivement que le président est
retenu à l’Élysée suite à la mort de François Durand de Grossouvre.
Le domicile de François de Grossouvre aurait été visité par le GSPR avant la venue de la police
judiciaire :
Selon France Soir du 16 avril, l’appartement occupé par François de Grossouvre dans une annexe
de l’Élysée, quai Branly à Paris, aurait été « perquisitionné » par le Groupe de sécurité de la présidence
de la République (GSPR) peu après le suicide du collaborateur de l’Élysée. Cette « visite » aurait eu
lieu avant la venue à ce domicile, jeudi soir 7 avril vers minuit, des représentants du parquet et de la
police judiciaire de Paris dans le cadre d’une enquête-décès. Les responsables du parquet et de la police
judiciaire parisiens, que nous avons interrogé sur ce point, ont affirmé n’avoir « aucune connaissance »
d’une telle visite préalable. L’officier de gendarmerie commandant le GSPR 727 nous a, lui, démenti
qu’une telle opération ait été menée par ses hommes. À l’Élysée, on confirmait cependant qu’un garde
du corps de M. de Grossouvre avait bien, le soir du suicide, déménagé les « affaires personnelles »
d’un proche de ce dernier, sans qu’il soit en aucune façon question d’« archives ». 728
L’ex-capitaine Barril affirme que ce « nettoyage » de l’appartement de François de Grossouvre, opéré
par le commando « tornade blanche » du GSPR, a consisté à rechercher et extraire ses dossiers personnels,
en particulier un manuscrit, des lettres et des documents. 729 De Grossouvre rédigeait ses Mémoires et
avait confié à Edwy Plenel qu’il avait mis ses archives en « lieu sûr », le président lui ayant demandé en
1993 de les rapatrier à l’Élysée et de les confier à son conseiller Michel Charasse. 730 Le coffre-fort dans
Patrick Jarreau, ibidem.
Patrick Jarreau, ibidem.
724 E. Raynaud [181, pp. 103-104].
725 Patrick Jarreau, ibidem.
726 E. Raynaud [181, p. 104]. Le garde du corps n’en dit rien.
727 Le commandant Fortemps commande le GSPR en 1994. Cf. D. Cerdan [55, pp. 138, 159]. Le commandant Prouteau
est toujours à l’Élysée en 1994, mais quelles sont ses fonctions ?
728 Élysée : le domicile de François de Grossouvre aurait fait l’objet d’une perquisition peu après son suicide, Le Monde,
17 avril 1994, p. 13.
729 P. Barril [34, pp. 120-121].
730 Edwy Plenel, François de Grossouvre, l’ami blessé, Le Monde, 9 avril 1994, p. 11.
722
723
403
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
le bureau de François de Grossouvre à l’Élysée aurait également disparu. 731 Roland Dumas prend soin
de faire savoir que de Grossouvre n’avait pas d’archives. 732
Le garde du corps Daniel Cerdan confirme cette descente du GSPR dans l’appartement quai Branly,
que François de Grossouvre occupe avec sa maîtresse, mais il ne s’agissait selon lui que de déménager
rapidement « cette jolie femme prénommée Nicole » :
Il me sembla évident de ne pas l’abandonner [Nicole] en cette terrible soirée.
Aussi, lorsque le commandant Fortemps m’annonce son départ pour le quai Branly, je lui emboîte
immédiatement le pas en compagnie de Patrice. Il s’agit d’effectuer le transfert de Nicole vers son
propre domicile avant l’arrivée des membres de la famille de Grossouvre déjà en route. Inutile de
rajouter l’indélicatesse à la douleur en de pareilles circonstances. Pour plus de discrétion, nous pénétrons dans l’appartement par l’entrée de service. C’est évidemment une femme accablée qui s’écroule
dans mes bras. 733
L’ancien directeur de la Police Judiciaire (PJ), Claude Cancès, apporte d’autres détails d’importance. 734 Il est prévenu à 20 h 45 par le préfet de police Philippe Massoni que « de Grossouvre vient de
se suicider dans son bureau ». Il ordonne au patron de la première DPJ, André Cerf, de se transporter à
l’Élysée avec le commissaire Naigeon. Il contacte également Georges Guyot, patron de l’Identité judiciaire.
Il s’y rend également, de même que le premier substitut du procureur de la République, Pagès. Ils rentrent
dans l’Élysée par l’entrée située avenue de Marigny. Dans la petite cour, ils voient une ambulance. Elle
avait été appelée pour transporter le corps au Val de Grâce. Mais un conseiller « avait jugé cette idée
saugrenue » et fait appeler Massoni. Il rencontre le docteur Kalfon. Celui-ci lui dit qu’il était dans le
bureau du président qui l’entretenait de l’état de santé de François de Grossouvre quand le directeur de
cabinet est venu dire “qu’un événement grave” venait de se passer dans le bureau de Grossouvre. Kalfon
s’y rendit immédiatement.
Ceci ne correspond pas du tout à ce que dit Cerdan. Selon lui, le docteur Kalfon n’est pas à l’Élysée
quand le cadavre de François de Grossouvre est découvert. Il est prisonnier des embouteillages à Versailles
et délègue son aspirant. Effectivement, Cancès nous dit que Kalfon a été précédé par le médecin aspirant
Frédéric Pochard. Il semble bien que Kalfon mène le directeur de la PJ en bateau. Pourquoi donc ?
Claude Cancès décrit ce qu’il découvre en entrant dans le bureau de François de Grossouvre :
Il est là, assis à son bureau, le corps en arrière, calé dans un fauteuil. Il tient une arme dans la
main droite qui repose sur le ventre. On constate un orifice d’entrée situé à la base du cou et une plaie
béante au sommet de la boîte crânienne. [...] Aucune trace de violence ou de lutte n’est à signaler.
On ne découvre aucune lettre, aucun mot expliquant son geste.
L’arme est un revolver. Il y a 4 balles non percutées dans le barillet et un étui vide. L’arme, les
cartouches et l’étui sont placés sous scellés ainsi que des fragments de boîte crânienne, de maxillaire,
de dentier et un morceau de métal pouvant appartenir à la chemise cuivrée de la balle. 735
Notons ici l’usage du verbe caler. D’ordinaire on cale quelque chose. C’est une action. La chose ne
se cale pas d’elle-même. La description de la plaie béante au sommet de la boîte crânienne, le fragment
de crâne correspondent à ce qu’affirme le garde du corps. Eric Raynaud, qui ne semble pas disposer de
ces témoignages, s’est trompé. Il a pourtant le rapport d’autopsie sous les yeux. Il n’en publie que la
conclusion.
Qu’est-ce que ce « morceau de métal pouvant appartenir à la chemise cuivrée de la balle » ? La douille
de la balle aurait éclaté ? Comment est-elle sortie du barillet ? C’est curieux. Claude Cancès n’explique
pas de quoi il s’agit.
Supposant que l’arme utilisée est un revolver Manurhin MR-73 de calibre .357 Magnum, l’encyclopédie
Wikipedia consultée ce 23 janvier 2011 nous dit que la version « Défense/Gendarmerie » a une capacité
de 6 coups. 736 Comme 4 balles non percutées restent dans le barillet, il est possible – mais pas certain –
que deux balles aient été tirées. Claude Cancès ne dit pas combien de douilles percutées se trouvent dans
le barillet. Il poursuit :
731
732
733
734
735
736
E. Raynaud [181, p. 132].
Roland Dumas ne pense pas que François de Grossouvre ait constitué des « archives », Le Monde, 12 avril 1994, p. 8.
D. Cerdan, ibidem, pp. 159-160.
Claude Cancès, Histoire du 36 quai des Orfèvres, Éditions Jacob-Duvernet, novembre 2010.
C. Cancès, ibidem, p. 454.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Manurhin_MR_73.
404
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Je précise que le lendemain, un nouveau transport dans le bureau de François de Grossouvre,
avec du matériel adéquat, permettra de découvrir, incrustée dans le plafond, la balle qui a traversé
le crâne. Un second fragment sera également découvert dans le plafond. Ces projectiles sont trouvés
à l’aplomb de l’emplacement initial du fauteuil de monsieur de Grossouvre. 737
Cette description n’est vraiment pas claire. Y a-t-il une seule balle qui s’est fragmentée en deux ou
bien deux balles ? Le pluriel dans « ces projectiles » laisse croire qu’il y a eu deux balles. Il est difficile de
se suicider en se tirant deux balles à moins de disposer d’une arme automatique, ce qui ne semble pas
être le cas. Ce rapport entretient la plus grande confusion. Nous avons une forte présomption que deux
balles ont été tirées. Il ajoute encore à notre trouble en parlant de « l’emplacement initial du fauteuil ».
Il faut donc comprendre que le fauteuil a été déplacé. S’est-il déplacé tout seul ? Le tir ayant été effectué
de bas en haut, donc verticalement, il nous semble qu’il n’a exercé aucune force dans le plan horizontal
qui ait pu déplacer ce fauteuil.
Claude Cancès poursuit ses investigations au 11 quai Branly. Quand ? Il dit juste « à la suite de ces
constatations ». Il est accompagné du directeur de cabinet, Pierre Chassigneux donc, du substitut et du
« colonel commandant la place de Paris ». Sur place, le chauffeur Patrice Jaran leur montre une mallette
dans un tiroir avec deux boîtes de cartouches de calibre 357 Magnum. Dans l’une d’elles, il manque 5
cartouches. Et le chef de la PJ de conclure « manifestement, cette mallette est celle de l’arme utilisée par
François de Grossouvre pour se suicider. » S’il manque 5 cartouches et que 4 cartouches non percutées
sont restées dans le barillet, c’est qu’une seule balle aurait été tirée. Mais pour nous, qui savons que
l’appartement a été visité par le GSPR peu de temps auparavant en présence du chauffeur Patrice Jaran,
cette conclusion sent le trucage. C’est l’examen de la ou des balles qui devrait permettre de déterminer
quelle arme a été utilisée. Le laboratoire de police scientifique a pratiqué, nous dit Cancès, un examen par
absorption atomique de résidus de tir prélevés sur les doigts du défunt. On y trouverait « des traces de
plomb, d’antimoine et de barrion ». Cela prouverait-il le suicide ? Il nous dit que le test est positif. Mais
quant à vérifier l’origine du ou des projectiles et de l’arme qui a tiré, le chef de la PJ ne nous donne aucune
précision. Aucune enquête ballistique n’aurait été faite. Dernier mystère, après avoir découvert le cadavre
de son patron le garde du corps aurait appelé « le médecin de permanence, le colonel Chapel ». Cerdan
nous parlait plus haut du colonel Chapelle, commandant militaire du palais de l’Élysée. Heureusement
que l’auteur de cette enquête nous assure par deux fois qu’elle est sans faille car les raisons d’en douter
ne cessent d’augmenter.
Le commandant Prouteau, devenu préfet, était à l’Élysée ce soir-là, comme l’indique Daniel Gamba,
garde du corps du président. Christian Prouteau est lié à François de Grossouvre puisque c’est celui-ci
qui l’a introduit à l’Élysée en 1982. 738 Il va certainement nous fournir des détails sur la disparition de
son mentor dans le livre qu’il consacre en 2010 à « la petite demoiselle ». Effectivement il parle de ce
suicide qui l’a « aussi beaucoup peiné. » 739 Cependant, il ne révèle rien sur ce qui s’est passé. Selon lui,
de Grossouvre qui « se prenait pour un homme de renseignement », était « psychologiquement ébranlé ».
« Il était touché par une paranoïa réelle, allant jusqu’à me reprocher de l’avoir espionné pour le compte
du Président. » Prouteau s’indigne qu’on puisse supposer « qu’il avait été assassiné parce qu’il avait trop
de secrets gênants à révéler. » 740 Exaspéré par ces bruits qui courent, il écrit ce que personne n’a dit :
Quoi qu’il en soit, ce sont des garçons du GIGN qui assuraient la sécurité de François de Grossouvre
et il y en avait toujours un auprès de lui. Donc, s’il a été assassiné, c’est moi qui l’ai fait exécuter,
c’est aussi simple que ça. 741
Le capitaine Paul Barril et le PDG des Éditions Albin-Michel ont été condamnés le 27 mai 1997 par
le tribunal correctionnel de Paris pour avoir diffamé M. Gilles Ménage, ancien directeur de cabinet du
président François Mitterrand, accusé par M. Paul Barril 742 d’être responsable de la mort de M. François
Durand dit de Grossouvre, officiellement suicidé d’une balle de gros calibre dans la tête et dans son bureau
de l’Élysée le 7 avril 1994. Le procès permet d’entendre certains témoins. 743
C. Cancès, ibidem, p. 455.
C. Prouteau [174, p. 19].
739 C. Prouteau [174, p. 215].
740 Ibidem, p. 217.
741 Ibidem.
742 Paul Barril, Guerres secrètes à l’Élysée (1981-1995), Albin Michel, Paris 1996.
743 Alain Leauthier, Suicide de Grossouvre : Ménage riposte. Barril l’impliquait à demi-mot dans un « assassinat ».
Procès hier, Libération, 29 avril 1997.
737
738
405
7.14. LES TRACES D’UN CERTAIN TROUBLE, CÔTÉ FRANÇAIS
Le 11 juillet 1997, Philippe Brelot, gendre de François de Grossouvre, s’est suicidé en se tirant une
balle dans la tête. 744
Y a-t-il un lien entre le « suicide » de François de Grossouvre et les événements du Rwanda ? François de Grossouvre avait gardé de nombreuses relations et affaires en Afrique. Il connaissait en particulier Juvénal Habyarimana et il lui avait présenté son ami Paul Barril. 745 Raphaëlle Bacqué évoque ces
« chasses réservées, [...] pour rencontrer ces réseaux maçonniques gabonais, ivoiriens, sénégalais ou rwandais. » François de Grossouvre est-il mêlé aux tractations pour le remplacement de l’avion du président
Habyarimana ? Hervé Gattegno et Corine Lesnes citent « un membre éminent du cabinet de François
Mitterrand » 746 et l’ex-capitaine Barril associe l’absence d’enquête sur les conditions d’achat du Falcon
et l’absence d’enquête sur sa mort :
On cherche à cacher les conditions d’achat de l’avion, les fonds de la Satif, le double jeu de certains
avec le FPR tutsi, grand bénéficiaire de cet attentat.
Tout comme pour le Falcon 50 de la présidence du Rwanda, le « suicide » de François de Grossouvre
n’a entraîné aucune enquête digne de ce nom. 747
François de Grossouvre se serait senti directement concerné par la mort de Juvénal Habyarimana.
Examinant l’hypothèse que l’avion de celui-ci ait été abattu par erreur, suite à la confusion avec un avion
militaire belge arrivant à Kigali au même moment, Colette Braeckman rapporte une réaction attribuée à
François de Grossouvre :
Une telle hypothèse [la confusion entre le Falcon présidentiel et un C-130 belge] pourrait aussi
éclairer la mort jusqu’ici mystérieuse de François de Grossouvre, conseiller pour les affaires africaines
auprès du président Mitterrand, qui connaissait Habyarimana : avant son « suicide » le matin du 7
avril dans son bureau de l’Elysée, il se serait écrié les cons, ils n’auraient tout de même pas fait ça ! 748
La journaliste du Soir affirme ici que François de Grossouvre était le matin du 7 dans son bureau à
l’Élysée. Effectivement, son garde du corps le confirme. « Nous prenons en compte notre autorité quai
Branly pour la conduire à son bureau sans accumuler de retard », écrit-il avant d’indiquer que vers midi,
il déjeune au restaurant avec son fils Patrick. De Grossouvre a donc eu toute la matinée pour s’informer
de l’attentat de la veille à Kigali, qui a causé la mort de deux présidents d’Afrique francophone.
Coïncidence ? Paul Barril se trouve à ce moment-là dans cette région d’Afrique. 749 À propos de la
mort de son ami de Grossouvre, il laisse entendre dans son livre, paru en 1996, qu’il était vers le 8 avril
« sur une colline perdue au centre de l’Afrique » ce qui évoque le Rwanda :
J’ai appris le décès de celui que je considérais comme le général en chef d’une nouvelle armée de
l’ombre, apte à rétablir la France, sur une colline perdue au centre de l’Afrique, au moment où les
officiers tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), formés et conseillés par la CIA, préparaient les
premiers mouvements de l’offensive qui devait leur assurer le pouvoir à Kigali, capitale du Rwanda,
ainsi que le contrôle de toute la région des grands lacs. François Durand de Grossouvre est mort le
7 avril 1994, peu avant 20 heures. Exactement 24 heures avant, le 6 avril à la même heure, l’avion
du président rwandais Habyarimana explosait en plein vol, au-dessus du palais présidentiel de Kigali, frappé traîtreusement par deux missiles soviétiques sol-air SAM 16. 750 Leurs numéros de série
indiquent qu’ils ont appartenu à l’armée irakienne. Peut-être ont-ils été récupérés par des soldats
américains après la guerre du Golfe. Dans ce cas devrait-on y voir une manipulation de la CIA ? Mais
pourquoi ? Ou plutôt afin de ménager les intérêts de qui, à Kigali, et au Rwanda en général ?...
Quoi qu’il en soit, le simple bon sens commande de s’interroger sur la proximité de ces événements, les morts violentes de François de Grossouvre et du président Habyarimana. J’avais présenté
Suicide du gendre de François de Grossouvre, L’Humanité, 14 juillet 1997.
Colette Braeckman, La boîte noire de l’avion rwandais retrouvée, Le Soir, 28 juin 1994, p. 1.
746 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
747 P. Barril [34, p. 178].
748 Colette Braeckman, Rwanda : un autre avion dans la cible, Le Soir, 29 mars 1996. L’ayant questionné sur sa source,
elle nous répond : « La citation de de Grossouvre m’avait été relatée par un enquêteur belge qui avait été en contact avec
ses homologues des services français... » Ceci ne nous éclaire pas beaucoup. Cf. Courriel de Colette Braeckman à l’auteur,
28 juillet 2009.
749 Où était Barril ? Colette Braeckman, dans Le Soir du 28 juin 1994, affirme que « des témoins assurent avoir vu Paul
Barril à Kigali avant l’attentat ». Dans son livre, elle écrit « on le revit à Bujumbura le jour de l’attentat contre l’avion
d’Habyarimana ». Cf. Rwanda, histoire d’un génocide [44, p. 198]. Barril a-t-il fait partie des cons ? Gérard Prunier suppose
qu’il les connaît. Cf. G. Prunier [175, p. 264].
750 En 1994, Barril prétendait détenir « les lanceurs SAM 7 » qui avaient servi à abattre l’avion. Cf. Jean-Michel Maire,
Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994.
744
745
406
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
personnellement Grossouvre au président du Rwanda en 1992 à l’hôtel Meurice. 751 Ils étaient devenus
amis. 752
Selon Linda Melvern, Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement intérimaire rwandais, dans
son plaidoyer de culpabilité au TPIR, dit que le Président Sese Seko Mobutu du Zaïre avait averti Habyarimana de ne pas aller à la réunion de Dar es-Salaam le 6 avril. Mobutu aurait dit que cet avertissement
venait d’un haut responsable à l’Élysée. Il y avait un lien, ajoutait Mobutu, entre cet avertissement et
le suicide, le 7 avril à l’Élysée, d’un haut responsable, collaborateur du Président Mitterrand à l’Élysée,
après qu’il ait appris l’attentat contre l’avion. Il s’agissait de François de Grossouvre. 753
Jean-Paul Cruse présente aussi l’assassinat de François de Grossouvre comme lié à l’attentat :
Selon d’autres [interlocuteurs], encore, la coïncidence impressionnante entre la date de l’attentat
contre le président rwandais Habyaramana [sic], détonateur des massacres, le 6 avril 1994, et celle
de la mort suspecte de François de Grossouvre, dans son bureau de l’Élysée, le lendemain, 7 avril
– il avait rendez-vous, précisément, le soir, avec une importante personnalité africaine, ils auraient
inévitablement échangé des informations et des impressions sur le Rwanda –, doit être interprétée
dans ce contexte. Grossouvre, qui était un homme de renseignement, et un patriote, étouffait de
haine contre la corruption du clan Mitterrand. Risquait-il dans ces conditions, de commettre une
imprudence ? S’il a été tué, ce qui reste aujourd’hui, on le sait, la conviction de sa famille, il n’a pu
l’être que par des proches, connaissant parfaitement le système de sécurité de l’Élysée, notamment
les voies d’accès par les égouts, et les faiblesses du vieux soldat, et qui ont dû l’abattre, à ce moment,
dans l’urgence et la mort dans l’âme pour éviter qu’il ne parle... Je n’en sais pas plus. 754
La justification politique de cette opération est « comprise » par Cruse : « J’ai recueilli des récits,
poursuit-il, j’ai fait des recoupements, j’ai des intuitions, pas de preuves. Et je partage, d’ailleurs, très
largement, si cette thèse est la bonne, les motivations de ces “opérateurs” – ce qui me complique un peu
la vie, au moment de boucler ce livre... Mais ces questions sont très complexes. »
Selon d’autres sources, François de Grossouvre se serait opposé à une solution de force au Rwanda.
« Plusieurs témoins ont assuré que François Durand de Grossouvre était opposé à une opération de
durcissement à Kigali. Ceux qui, à l’Élysée et au sein des services, se heurtaient à lui interprétèrent son
opposition comme une inféodation aux États-Unis, dont il était le contact officieux à l’Élysée. » 755
7.14.5
Le Sidaction du 7 avril
Une note du « Réseau Voltaire » invite dans une rubrique « Écrans de fumée » à attacher de l’importance à la manière dont la presse française a couvert les événements du Rwanda à partir du 6 avril 1994
au soir et éventuellement à la manière dont elle a pu être manipulée. Elle remarque :
Le 7 avril, la nouvelle [de l’attentat] est diffusée en France, où elle est traitée sommairement dans
le contexte des auditions du procès Touvier.
À 20 h 30, toutes les chaînes de radio et de télévision françaises diffusent un programme unique,
le Sidaction, empêchant que l’information soit développée.
Alors que le Sidaction est commencé, l’intervention du président François Mitterrand est annulée,
ainsi que la liaison satellite avec le Premier ministre, Édouard Balladur, en voyage en Chine. On
apprend tardivement que le président est retenu à l’Élysée suite à la mort de François Durand de
Grossouvre, survenue au palais aux environs de 19 h.
Tous les titres de la presse française, le 8 avril au matin, sont consacrés au bilan du Sidaction. Une
information en chassant une autre, jamais le début des hostilités au Rwanda, ni le décès de François
de Grossouvre, ne seront développés comme ils auraient dû l’être.
Ces faits appellent quelques remarques complémentaires :
1) Le Sidaction 94 organisé le 7 avril est le seul programme unique de radio et télévision jamais réalisé dans un État démocratique. Lors de sa préparation, trois associations (Association Didier-Seux,
Le président Habyarimana vient en visite officielle à Paris le 17 juillet 1992. Cf. M. Mas [139, p. 141].
Paul Barril [34, p. 176]. Il est surprenant de constater que dans ce passage Barril n’accuse pas le FPR d’être l’auteur
de l’attentat.
753 Linda Melvern, Rwanda : International Genocide Expert Refutes Judge Bruguiere, http://www.bloggernews.net/
12446, November 26th, 2006. Lire la traduction française dans La Nuit Rwandaise no 1. Linda Melvern [142, p. 263]
754 Jean-Paul Cruse, Un corbeau au cœur de l’État, 1998 [69, pp. 262-263]. Jean-Paul Cruse se présente comme le « conseiller
littéraire », il dit même le « nègre » de Paul Barril pour son livre « Guerre secrète à l’Élysée » paru en 1996.
755 Note d’information du Réseau Voltaire No 185-186, 2 décembre 1998, p. 6.
751
752
407
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
Projet Ornicar, Solidarité Plus) dénoncèrent « une méthode totalitaire incompatible avec l’exigence
pédagogique qui conduit toute action de Santé publique dans une société démocratique ». La participation des stations privées fut acquise par l’entremise de Pierre Bergé, président d’Ensemble contre
le SIDA et ami proche du Président Mitterrand. Aux réunions préparatoires, Pierre Bergé se faisait
accompagner par la personne qu’il avait engagée pour sa sécurité, un ancien chef de section des services spéciaux. Il avait été initialement prévu que le président Mitterrand serait interviewé pendant
l’émission par l’un des animateurs, son neveu, Frédéric Mitterrand. [...] 756
Ce Sidaction est organisé par « Ensemble contre le Sida » (ECS), qui est créé en février 1994 et réunit
plusieurs associations dont Arcat Sida, présidé par Pierre Bergé, PDG de Yves Saint-Laurent (YSL). 757
Christophe Girard, autre dirigeant de YSL, est secrétaire général d’ECS. Les appels au don lancés lors de
cette journée ont permis de collecter 45 millions d’euros. Des partenaires de ce Sidaction ont accusé des
responsables d’ECS d’avoir détourné une partie de cette somme de sa destination initiale, les malades du
Sida et la recherche. 758
Cet ancien chef de section des services spéciaux qui accompagne Pierre Bergé aux réunions d’ECS
serait, sauf erreur, Jean-Louis Faure, ancien de la DGSE, alors directeur de la sécurité de Yves SaintLaurent. La société PCS, créée par Paul Barril, avait un contrat avec YSL vers 1986-1988. Ce contrat est
rompu par Jean-Louis Faure. Pierre-Yves Gilleron, qui était associé avec Barril dans PCS, rompt avec ce
dernier, crée « Iris conseil » et reprend le contrat de sécurité avec YSL. 759 Barril et Gilleron sont tous
deux d’anciens membres de la cellule antiterroriste de l’Élysée et encore liés à elle. De plus, tous deux
sont en affaires avec le président rwandais. À l’occasion de l’achat d’un avion Falcon 50 par la France,
qui a été offert au Président Habyarimana, Gilleron a négocié avec le docteur Bele Calo que le président
rwandais avait choisi pour le représenter. 760
Selon Paul Barril, Pierre Bergé serait impliqué dans l’affaire de la disparition du pasteur Doucé. 761
Bergé aurait chargé Gilleron et Faure de récupérer des photos volées dans un de ses coffre-forts. Mais
c’est Barril qui le dit. 762 Nicolas Glencross, curé, depuis 1948, d’une petite paroisse de la Nièvre, SaintLéger-des-Vignes, ami d’Hubert Védrine, est aussi impliqué. 763 Grand photographe, le prêtre appliquait
avec fougue le précepte évangélique « Laissez venir à moi les petits enfants ». Il décède malheureusement
peu après sa sortie de prison. 764
Le Sidaction 94 était présidé par René Thomas, 765 directeur de la BNP jusque janvier 1994. Il reste
membre du directoire (board of directors). 766 Membre du Parti socialiste, il épouse en 1994 Laurence
Soudet, chargée de mission à l’Élysée, qui dispose officiellement de l’appartement, 11 quai Branly, où
résident Anne Pingeot et sa fille Mazarine, en dessous de l’appartement de François de Grossouvre.
7.15
L’enquête des militaires français sur l’attentat
7.15.1
L’examen de l’épave de l’avion
Comme nous l’avons vu, le chef de bataillon de Saint-Quentin et deux sous-officiers sont allés sur
les lieux du crash de l’avion à 20 h 45. 767 De Saint-Quentin a fait un compte rendu à 21 h 30 sur le
Note d’information du réseau Voltaire no 185-186, 2 décembre 1998, p. 6.
Les établissements Yves Saint-Laurent, fabricants de produits de luxe, portent le nom du couturier.
758 http://lemegalodon.net/a8667-pour-memoire-l-argent-du-sidaction.html
759 P. Barril [34, p. 293].
760 Voir section 7.2 page 276.
761 Le pasteur Doucé prend la défense des homosexuels, pédophiles, etc. Il crée une maison d’édition « Lumière et Justice ».
En 1989, la brigade des mineurs met à jour un vaste trafic de photos d’enfants. Le pasteur Doucé est enlevé le 9 juillet 1990,
il est retrouvé mort le 17 (ou le 24) octobre 1990 en forêt de Rambouillet. Un inspecteur des Renseignements généraux a
été suspecté, mais l’affaire n’a jamais été éclaircie.
762 P. Barril [34, p. 294].
763 Hubert Védrine, conseiller municipal de Saint-Léger-des-Vignes, avait élu domicile au presbytère du père Nicolas
Glencross. Cf. http://www.hubertvedrine.net/index.php?id_article=24&part=preface
764 Rémi Darne, L’enquête sulfureuse de Bernard Violet sur l’assassinat du pasteur Doucé, L’Humanité, 18 mai 1994.
765 Source : Ensemble contre le Sida, sept-oct 1995 no 1 ; Combat face au Sida, janv 1996 no 3.
766 La BNP, privatisée en 1993, est impliquée dans des achats d’armes pour le gouvernement intérimaire rwandais durant
le génocide. Voir section 20.9 page 844.
767 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, No 543/DEF/EMA/ESG, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
756
757
408
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
crash de l’avion présidentiel qui a été transmis au Centre opérationnel interarmées (COIA). 768 À en
croire le député Jean-Claude Lefort, ce compte rendu n’a pas été communiqué à la Mission d’information
parlementaire. 769 A-t-il été versé au dossier du juge Bruguière ? L’ordonnance de soit-communiqué de ce
dernier n’y fait pas référence.
Le commandant de Saint-Quentin s’est rendu sur le lieu du crash le 6 au soir et le 7 au matin. Une
photo communiquée à l’Auditorat militaire belge datée du 7 avril le représente devant un moteur de
l’avion abattu. 770 L’adjudant Guy Artiges de l’Auditorat militaire déclare « avoir reçu d’une personne
désirant garder l’anonymat une photo datée du 07.04.94 » Colette Braeckman écrit plus tard sur on blog :
« Le colonel Grégoire de Saint Quentin fut le premier à se diriger vers l’épave de l’avion. Des casques
bleus belges, qui avaient tenté de rejoindre les lieux du crash, expliquèrent par la suite à un enquêteur
militaire, qu’ils avaient vu, de loin, l’officier français s’emparer de certaines pièces de l’appareil, peut-être
la fameuse boîte noire. » 771 Il est donc probable que cette photo a été prise par un Casque bleu belge. Il
est revenu à la résidence présidentielle le 9 après-midi et le 11 avril vers 19 h. 772 Il déclare à la Mission
qu’il ne s’est rendu que deux fois sur le lieu du crash :
À l’occasion d’une correspondance adressé à la Mission (cf. annexe), le lieutenant-colonel Grégoire
de Saint-Quentin a apporté des précisions sur son emploi du temps entre le 6 et le 12 avril 1994. Il
aurait effectué en tout quatre visites à la résidence présidentielle (les 6, 7, 9 et 11 avril). Mais, il a
confirmé qu’il ne s’était rendu sur les lieux du crash qu’à deux reprises uniquement, comme il l’avait
indiqué lors de son audition (le 6 avril au soir et le 7 avril au matin). Les deux autres fois, il n’était
pas allé plus loin que les bâtiments de la résidence présidentielle : le 9 avril, il se serait rendu à la
résidence pour évacuer la veuve du Président Juvénal Habyarimana et le 11 avril il y serait retourné
pour évacuer la parentèle, mais il ne l’aurait pas trouvée, celle-ci étant déjà partie pour Gisenyi. 773
7.15.2
Les éléments prélevés par des Français sur l’épave de l’avion
Le commandant de Saint-Quentin avait bien l’intention de trouver la boîte noire puisqu’il dit au
docteur Pasuch dans la nuit du 6 au 7 avril « qu’il fallait attendre le jour pour essayer de récupérer la
boîte noire. » 774 « Il était retourné sur place une deuxième fois le lendemain matin à 8 heures, dans le
but de retrouver la boîte noire dans les débris, mais sans succès. » 775
Dans un fragment de son audition à la Mission d’information parlementaire, dont nous avons eu
connaissance, de Saint-Quentin déclare qu’il n’a pas trouvé la boîte noire le matin du 7 mais qu’il a
demandé de l’aide :
Jusqu’à 3 heures du matin, le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin s’était occupé de
récupérer les corps des trois pilotes français et de les faire placer dans des cercueils puis était rentré
chez lui. Il retourna le matin [le 7 avril] à 8 heures, avec en tête l’idée de retrouver la boîte noire, cette
fameuse boîte noire que d’aucuns auraient voulu qu’il l’eût chez lui, posée sur son bahut. Il a rappelé
que, n’étant pas expert en circulation aérienne ni en matériel aérien, il ne savait pas où elle était.
Après avoir cherché dans les débris et n’ayant rien trouvé, il était retourné chez lui. Dans l’après-midi
il avait reçu un coup de téléphone du chef d’escale d’Air France qu’il connaissait bien, 776 qui lui avait
fait part de son inquiétude pour un employé tutsi d’Air France qui habitait en face de l’entrée de
l’aéroport de Kanombe, que le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin connaissait également
très bien. [...] À ce moment-là, le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin lui avait parlé de son
768 Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
769 Note no 6 de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve, Ivry, 25 août 1998, Dossier 12. Ces notes ont été publiées dans
la revue La Nuit Rwandaise no 2. http://francegenocidetutsi.org/Lefort25aout1998Note6.pdf
770 Guy Artiges, Willem Hamelinck, Auditorat militaire, Bruxelles, 23 juin 1994, PV no 1014. http://
francegenocidetutsi.org/DeSaintQuentinDevantMoteurFalcon7avril1994.pdf
771 Colette Braeckman, Kigali : retour sur les lieux du crime, Le Soir, 13 novembre 2011.
772 Lettre du lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin à Bernard Cazeneuve du 16 octobre 1998, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 241]. http://francegenocidetutsi.org/DeSaintQuentin16octobre1998.
pdf
773 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 236].
774 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 9 mai 1994.
775 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 235].
776 Le chef d’escale d’Air France est M. Mermet. Cf. Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu du Colonel
CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
409
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
problème de boîte noire, ce à quoi le chef d’escale d’Air France lui avait répondu qu’il allait téléphoner
à quelqu’un de chez Dassault qu’il connaissait. [...] Rentré chez lui, le lieutenant-colonel Grégoire de
Saint-Quentin eut à nouveau un échange téléphonique avec le chef d’escale d’Air France qui lui avait
indiqué que les gens de [la suite du texte manque] 777
Que le commandant de Saint-Quentin en soit réduit à demander de l’aide à un ami, le chef d’escale
d’Air France, pour trouver la boîte noire nous semble étonnant. De Saint-Quentin, ou ses subordonnés,
pouvait toujours demander ces renseignements à Paris puisque le téléphone n’était pas coupé.
Il semble que le commandant de Saint-Quentin ait déclaré, lors de son audition devant les députés, qu’il
n’avait pas trouvé la boîte noire. En effet, Jean-Claude Lefort, dans sa note no 6 à Bernard Cazeneuve,
relève à propos de la lettre de consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire
aux missions diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994 que « le “Falcon 50” avait bien une “boîte
noire” (ce qui paraissait évident, sauf au Cdt. de Saint Quentin) ». 778
Un autre détail du récit ci-dessus semble faux. De Saint-Quentin dit que dans la nuit du 6 au 7, après
avoir fait placer les cadavres des trois pilotes français dans des cercueils, il était rentré chez lui. Or Jeune
Afrique rapporte ce récit de la famille Habyarimana :
Deux jours et deux nuits d’horreur vont encore s’écouler pour la famille Habyarimana, qui perd
la notion du temps. Les préparatifs de l’inhumation se révèlent impossibles, et même le transport des
corps dans un hôpital, qui a d’abord été prévu. Car on tire à tous les carrefours de Kigali. Les douze
cadavres restent alignés dans le salon. 779
Les filles du docteur Akingeneye sont allées reconnaître la dépouille de leur père dans la propriété
Habyarimana à Kanombe, le 7 avril vers 8 h - 8 h 30 :
Dans le salon il y avait 7 corps dont celui de notre père. Sur la barza il y avait les corps des pilotes
Français et des ministres Burundais. 780
Le 7 avril au matin, les corps n’étaient pas mis dans des cercueils et le récit du commandant de
Saint-Quentin n’est donc pas exact. 781
Le sergent major Jean-Marie Vianney Barananiwe, chef de la section de la garde présidentielle qui
assurait la protection de la résidence du président Habyarimana déclare :
Les Français sont venus chercher la boîte noire le 07 ou le 08/4/1994 mais je ne me rappelle plus
le jour où ils l’ont trouvée. 782
Emmanuel Segatama, garde présidentiel sous les ordres de Barananiwe, rapporte que les Français
étaient surtout occupés à fouiller l’avion :
Les Français sont arrivés le soir du 06 avril au lieu où l’avion était tombé en compagnie de
Ntabakuze et des éléments du CRAP. Je voyais que les Français ne se préoccupaient pas de la
recherche des corps. Ils étaient plutôt occupés à fouiller dans les documents éparpillés ici et là ; puis
ils saccageaient l’épave de l’avion. Ils ne se sont pas intéressés aux personnes. Le lendemain matin, ils
sont revenus et ont continué la fouille de l’avion. Ils étaient au nombre de quatre ou cinq personnes. 783
Autre garde présidentiel sous les ordres de Barananiwe, Grégoire Zigirumugabe dit que les Français
ont trouvé la boîte noire le 7 :
Après le crash, le major Ntabakuze et ses escortes sont arrivés les premiers sur l’avion. Il a été
suivi par le major Mpiranya notre chef. Puis, les Français sont aussi arrivés sur le lieu. Ils se sont
immédiatement rendus sur l’avion et se sont mis à chercher l’appareil qui, semble-t-il, enregistre les
voix. Ils ne l’ont pas trouvé ce soir-là. Le lendemain matin, vers 8 h, ils sont revenus et ont continué la
fouille. Je les ai entendu dire au Lieutenant qui nous commandait dont j’oublie le nom qu’ils venaient
777 Fragment de l’audition du lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin par la Mission d’information parlementaire,
20 mai 1998, p. 33.
778 Jean-Claude Lefort, Note no 6 à Bernard Cazeneuve, Dossier 12, Ivry, 25 août 1998. http://francegenocidetutsi.
org/Lefort25aout1998Note6.pdf
779 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
780 Audition Jeanne Uwanyiligira et de Marie-Claire Uwimbabazi, Auditorat militaire, Bruxelles, PV no 1013, 22 juin 1994.
781 Les corps étaient-ils dans des cercueils restés ouverts ?
782 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 53].
783 Ibidem, p. 54 .
410
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
enfin de trouver cet appareil, je crois qu’on l’appelle « Boîte noire ». C’est comme ça que j’ai vu les
choses, et c’est comme ça qu’elles se sont passées. 784
Ce lieutenant qui les commandait est Évariste Sebashyitsi. Le sergent Aloys Tegera de la garde présidentielle a été envoyé pour protéger le site du crash les 6 et 7 avril. Il témoigne que la boîte noire a été
trouvée le 7 :
Je me rappelle avoir vu sur le lieu où l’avion s’était écrasé un officier français qui était instructeur
au bataillon para-commando, je crois qu’il avait le grade de capitaine. Il était avec deux autres
militaires français, mais il n’y a que lui que je connaissais. C’était le matin du 07 avril vers 9 h. Il est
allé sur la carcasse de l’avion en disant qu’il était en recherche de la boîte noire. Cette parole a bel
et bien été prononcée, je l’ai entendu de mes oreilles. Mais je n’ai pas vu cette boîte noire pour être
en mesure de décrire à quoi elle ressemble. Je ne me sentais pas tellement intéressé par elle. A ma
connaissance, aucun autre étranger n’a eu accès au site, excepté ces trois Français. 785
Léonard Ntibategera du bataillon paras-commando a aussi été envoyé pour garder le site. Il témoigne
que le matin du 7, les Français cherchaient la boîte noire :
Le 07 avril au matin, vers 7 h, j’ai été envoyé au service sur le lieu où l’avion s’était écrasé.
Les Français sont arrivés là bas et ils ont dit qu’ils venaient chercher la boîte noire. Ils ont alors
démonté plusieurs pièces sur l’avion ; ils opéraient une véritable fouille, saccageaient partout dans
l’avion, essentiellement dans la cabine. Je ne puis vous dire à quel moment précis ils sont partis
puisqu’entretemps, j’ai été envoyé en renfort à l’aéroport en les laissant sur place. Mais j’ai appris de
mes collègues restés sur place qu’ils avaient récupéré la boîte noire. 786
Figure 7.8 – Le pilote Philippe Lendepergt sortant la « boîte noire » d’un Falcon. Source : Carole
Caumont, Patrice Pelé, France 2, Dernière, 28 juin 1994
Au vu de tous ces témoignages, nous jugeons très vraisemblable que les militaires français sous la
direction de Grégoire de Saint-Quentin ont trouvé les deux enregistreurs FDR et CVR le 7 avril au
matin.
784
785
786
Ibidem, p. 54.
Ibidem, p. 55.
Ibidem, p. 55.
411
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
Colette Braeckman affirme que des militaires français sont allés sur le lieu du crash le 10 avril et que
le commandant de Saint-Quentin a été vu recueillant divers objets :
Le 10 avril, lorsque les militaires français viennent rechercher les corps des trois membres de l’équipage, le major Jacky Héraud, le commandant Jean-Pierre Minaberry et l’adjudant-chef Jean-Marie
Perrinne, le commando tente également de retrouver l’enregistreur des voix dans le cockpit, l’enregistreur des paramètres de vol, ainsi que les indices permettant de déceler la nature du missile. Des
photos sont prises montrant le commandant de Saint-Quentin recueillant divers objets et documents,
dont peut-être la boîte noire de l’avion. Mais on ignore toujours – mis à part les corps des trois
membres de l’équipage – ce qui a été trouvé par cette expédition auprès de l’épave de l’avion, dont
les débris calcinés sont éparpillés jusque dans la brousse. 787
La présence du commandant de Saint-Quentin lors de cette fouille des débris de l’avion le 10 avril
devait, selon nous, s’imposer pour conduire des experts sur les lieux, étant donné qu’il est connu de la
garde présidentielle. Si l’on en croit Colette Braeckman, il y était. Il a été photographié. Cependant dans
les dates de visite à la propriété Habyarimana qu’il indique, il n’y a pas le 10. N’est-ce pas curieux ? Qui
l’aurait photographié ? Des Belges ?
Selon madame Habyarimana et ses enfants, interviewés le 21 avril 1994 à Paris, la boîte noire a été
trouvée par les Français :
Les trois derniers corps, ceux des pilotes français, ne seront découverts qu’au lever du jour, hors
du jardin de la résidence.
Des militaires français avaient participé aux recherches et découvert la boîte noire. 788
Cela laisse entendre que cette boîte noire a été trouvée dans la nuit du 6 au 7. Ce qui est certain, c’est
que, madame Habyarimana et sa famille ayant été évacuées dès le 9 vers Bangui, cette boîte noire aurait
donc été trouvée avant le 9 et donc pas le 10. Mais il restait encore bien d’autres choses à examiner dans
les débris de l’avion.
Un témoin aurait vu la boîte noire au domicile d’un conseiller militaire français :
Acte III. La sombre histoire de la boîte noire. Le 6 avril 1994, peu avant 20 h 30, le Falcon
50 du président rwandais est abattu par un missile. Tiré par qui ? Le FPR ? On ne peut l’exclure.
Deux mercenaires de type européen agissant pour le compte des ultras du hutu power, hostiles à
la « reddition » d’Arusha ? C’est plus probable. Et tout porte à croire que Paris détient la clef de
l’énigme : un témoin affirme avoir vu l’enregistreur de vol au domicile d’un conseiller militaire français
quelques heures après l’attentat. 789
Le général Paul Rwarakabije, 790 alors lieutenant-colonel, officier opérations de la gendarmerie rwandaise, affirme que Grégoire de Saint-Quentin a ramassé des débris de l’avion et que d’autres pièces ont
été portées à Paris par le lieutenant-colonel Rwabalinda :
Dès la chute de l’avion, la garde présidentielle s’est précipitée dans le jardin de la villa, et elle
en a interdit l’accès à la Minuar. Seule une petite équipe de militaires français, dirigée par le colonel
Grégoire de Saint Quentin, qui se trouvait tout près, a pu arriver sur place. Eux seuls pourraient dire
ce qui s’est passé, parce que le colonel français a tout de suite ramassé des débris encore brûlants.
Par la suite, les Forces armées rwandaises ont collecté plusieurs pièces, dont des douilles, et en mai,
lorsque le lieutenant-colonel Rwabalinda s’est rendu en mission à Paris, il a remis tous ces objets au
général Huchon, chef de la coopération militaire à l’Élysée. 791
Évariste Murenzi, alors capitaine de la garde présidentielle chargé du renseignement, déclare à la commission Mucyo que la boîte noire aurait été confiée au colonel Aloys Ntiwiragabo, chef des renseignements
des FAR (G2) :
Lors de son témoignage à la Commission nationale indépendante rwandaise qui a enquêté sur le
rôle de l’Etat français dans le génocide, le colonel Evariste Murenzi qui, en avril 1994, était responsable
de renseignements au sein de la garde présidentielle, a indiqué à ladite Commission que le Falcon 50
C. Braeckman [44, p. 176].
Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
789 Vincent Hugeux, Rwanda : Pourquoi tant de gêne ?, L’Express, 12 février 1998, p. 76.
790 Ancien chef FDLR, Paul Rwarakabije a rejoint Kigali et est en 2007 chargé de la démobilisation et de la réinsertion
des anciens militaires rentrés du Congo.
791 Colette Braeckman, « Seuls les Français ont pu arriver sur place », Le Soir, 25 avril 2007.
787
788
412
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
du président Habyarimana était bel et bien équipé d’une boîte noire. Le colonel Murenzi a signalé
que le colonel Aloys Ntiwiragaba [Ntiwiragabo], chef des renseignements militaires à l’Etat-major
des FAR (G2), lui a dit que la garde de la boîte noire du Falcon 50 lui avait été confiée après sa
récupération sur l’avion. 792
Si nous le suivons bien, la boîte noire aurait été trouvée, elle n’aurait pas été emportée par les militaires
français, elle aurait été détenue par Aloys Ntiwiragabo. Ceci correspond à ce que dit la lettre de consignes
du ministre des Affaires étrangères du 15 avril.
Justin Mugenzi, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat dans le gouvernement intérimaire, a déclaré, lors d’une conférence de presse à Nairobi le 27 avril 1994, que le gouvernement détenait
la boîte noire depuis trois semaines :
Mugenzi also claimed that the government had been in possession of the black box “since three
weeks”. He was unable to explain why the government had not released evidence contained in the
black box in an effort to calm what he called “popular anger”. 793
Trois semaines avant le 27 avril ? La boîte noire aurait été trouvée le soir du 6 avril ! Qu’est devenue
cette boîte noire ? Plus loin nous verrons certains témoins dirent qu’elle a été envoyée en France. Le
colonel Rwabalinda a probablement amené des pièces de l’avion quand il a rencontré le général Huchon à
Paris le 9 mai. Il est tout à fait regrettable qu’Évariste Murenzi n’ai pas été réentendu par la commission
Mutsinzi. Ne sait-il rien sur les circonstances de l’attentat ?
Dans son analyse de l’attentat du 29 juillet 1994, Stephen Smith confirme que des militaires français
se sont rendus sur les lieux du crash le 10 avril et auraient cherché les deux boîtes noires et la tête
d’autoguidage infrarouge du missile mais ne les auraient pas trouvées. Cependant, ajoute le journaliste,
le colonel Bernard Cussac, attaché militaire, a affirmé qu’on avait « trouvé la boîte noire » :
Il est vrai que le commandant de Saint-Quentin, un gendarme du Détachement français d’assistance militaire à l’instruction (DAMI), résidant à l’intérieur même du camp de Kanombe qui jouxte
l’aéroport de Kigali, a été sur le site du crash dans les minutes ayant suivi l’attentat. Il n’a cependant récupéré ni enregistreur de voix dans le cockpit, ni enregistreur de paramètres de vol (altitude,
vitesse, fonctionnement des réacteurs...), communément appelés « boîte noire ». Cette mission, au
contraire, a été confiée trois jours plus tard, le matin du dimanche 10 avril, à un commando militaire
français reparti sur le site pour, en priorité, récupérer les corps des trois membres de l’équipage ayant
péri dans l’attentat. Le ministre de la Coopération, Michel Roussin, un ancien du SDECE, ancien
nom de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure, les services secrets français), avait par
trois fois pris le téléphone pour qu’on recouvre au plus vite, dans une capitale à feu et à sang d’où
il fallait évacuer plus de quatre cents Français, les restes des concitoyens rassemblés dans des sacs en
plastique. « Ce n’est pas tant la fameuse boîte noire qu’on nous demandait de chercher que la tête
d’autoguidage infrarouge du missile », explique un responsable de l’opération. Finalement, ni l’une ni
l’autre n’ont été trouvées.
Toutefois, devant témoin à Kigali, l’attaché militaire de l’ambassade de France, le colonel Bernard
Cuissac [Cussac], également gendarme et de la même promotion que l’ex-capitaine Barril, a affirmé
qu’on avait « trouvé la boîte noire ». Or dès le lendemain du crash, la société privée servant d’écran
au ministère de la Coopération pour la rémunération – à hauteur de 3 millions de francs par an – de
l’équipage français de l’avion, la Satif, a expliqué qu’il n’y avait pas d’enregistreur à bord. Le 17 juin,
en réponse à une requête de l’ONU, le gouvernement français a officiellement notifié ne pas détenir
la fameuse « boîte ». 794
Nous présentons cet article comme apportant des informations. Mais en réalité, c’est un modèle de
désinformation. Il est visible que le journaliste a pris contact avec les Services et que l’écriture de l’article
s’est faite en concertation avec eux. 795 Son but est d’accréditer la thèse que le FPR est l’auteur de
Commission Mucyo, Kigali, 30 octobre 2007. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 48].
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 244]. Traduction de l’auteur : Mugenzi a aussi déclaré que le gouvernement
était en possession de la boîte noire “depuis trois semaines”. Il a été incapble d’expliquer pourquoi le gouvernement n’a pas
fait connaître les preuves qu’elle contenait, afin d’essayer de calmer ce qu’il appellait “la colère populaire”.
794 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15. http://
francegenocidetutsi.org/SmithLiberation29juillet1994.pdf
795 Ces « Services » sont pour nous la DGSE qui est citée à propos des appels téléphoniques du ministre Roussin et pour
affirmer qu’elle n’a pas de « poste fixe » à Kigali. C’est également la DRM, Direction du renseignement militaire, qui aurait
pu faire rencontrer le journaliste avec le commandant Grégoire de Saint-Quentin et avec un responsable de la mission du
10 avril. Le rapport des gendarmes français accusant le FPR d’actes terroristes lui a aussi été communiqué. Par ailleurs,
l’ex-capitaine Barril est aussi interrogé.
792
793
413
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
l’attentat. Pour ce faire, il faut convaincre le lecteur que l’auteur de l’article est à la fois indépendant et
bien informé. Il doit faire quelques révélations pour asseoir sa crédibilité. Ainsi, il laisse entendre que les
militaires français auraient, peut-être, trouvé la « boîte noire ». Il révèle que Grégoire de Saint-Quentin
« a été sur le site du crash dans les minutes ayant suivi l’attentat ». Il n’a hélas pas trouvé la boîte noire.
Il révèle cette mission d’un commando militaire français le 10 avril qui, au dire de son responsable, n’a
pas trouvé non plus la boîte noire. Évidemment, si le commandant de Saint-Quentin l’avait déjà prélevée
avant, comme le laissent entendre les propos prêtés au colonel Cussac, ces experts venus de Bangui ou de
Paris pour examiner les restes de l’avion, n’ont pu la trouver une deuxième fois. De plus, ils recherchent
« la tête d’autoguidage infrarouge du missile » qu’ils n’auraient malheureusement pas trouvée non plus. Il
serait étonnant qu’ils n’aient pas trouvé d’autres indices permettant de déterminer le type d’arme utilisée.
Selon Spérancie Karwera, la boîte noire aurait été rapidement retrouvée : « Quant à la boîte noire de
l’appareil, elle est, elle aussi, en possession des autorités rwandaises qui l’examinent après que la garde
présidentielle a dû repousser par la force les paras belges qui tentaient de la récupérer sur l’épave. » 796
Dans sa lettre du 15 avril 1994 aux représentations diplomatiques à l’étranger, le ministre des Affaires
étrangères du gouvernement intérimaire rwandais écrit que des membres de la MINUAR ont tenté de
s’emparer de la « boîte noire », que celle-ci a été retrouvée et est en cours d’analyse :
24. Trois suspects de ce même contingent [le contingent belge de la MINUAR] ont été appréhendés
au même moment où un groupe de huit Casques-bleus de la MINUAR tentait de récupérer par la
force la boîte noire sur l’épave de l’avion.
25. Les résultats de l’analyse de cette boîte noire seront versés dans l’enquête, mais en attendant
cette expertise, il serait hasardeux de tirer une conclusion définitive sur les auteurs de l’attentat qui
a coûté la vie au président Habyarimana. 797
La visite à Paris du 24 au 29 avril du ministre des Affaires étrangères du GIR aurait été l’occasion de
demander aux autorités françaises de faire analyser la « boîte noire » du Falcon :
Une note de l’ambassade de Belgique en Ethiopie relatant une conférence de presse tenue le 05 mai
1994 à Addis Abeba par deux diplomates rwandais, releva que ces derniers ont signalé que « la visite
à Paris » du ministre des affaires étrangères du gouvernement intérimaire, Jérôme Bicamumpaka, qui
se déroulait au même moment « avait pour but de demander à la France de décrypter la boîte noire
de l’avion abattu ». 798
Les autorités rwandaises disent qu’elles ont trouvé la boîte noire :
Besides barring crash investigators from the site, the Rwandan military has turned down an
American offer for technical aid in the investigation. Officials say they have found the plane’s black
box but are too busy fighting a civil war to conduct their own investigation. 799
Une note du département d’État des États-Unis, écrite vers le 18 mai et analysant en quoi les massacres
sont un génocide, rapporte que l’avion avait une boîte noire qui a probablement été récupérée par les
autorités rwandaises ou par les Français quand ils sont venus chercher les corps de l’équipage du Falcon :
Who killed the Presidents. The assassins of the Presidents Habyarimana and Ntaryamira may
never be known. The blackbox from the airplane has probably been recovered by Rwandan government
officials who controlled the airport when the plane was shot down, or, according to unconfirmed
reports, by French military officials who later secured the airport and removed the body of the french
pilot of Habyarimana’s plane after the crash. 800
Spérancie Karwera, « Ivres de vengeance », Jeune Afrique, 14 avril 1994, p. 15.
Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux représentations diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994. À l’attention des missions diplomatiques et consulaires du Rwanda (toutes). Objet : Mise
au point au sujet de la tragédie rwandaise. Cf. A. Guichaoua Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, pp. 678-681.
798 Ambassade de Belgique, Addis-Abeba, 5 mai 1994, Objet : Rwanda : Conférence de presse. Cf. Rapport Mutsinzi
d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 49]. http://francegenocidetutsi.org/AmbaBelgiqueAddisAbeba5mai1994.
pdf
799 Donatella Lorch, In the Upheaval in Rwanda, Few Answers Yet, New York Times, May 5, 1994. Traduction de l’auteur :
Dans le séisme au Rwanda, encore quelques questions. En plus d’avoir interdit le site du crash aux enquêteurs, les militaires
rwandais ont décliné une proposition américaine d’aide technique pour mener l’enquête. Les autorités affirment qu’elles ont
trouvé la boîte noire de l’avion mais qu’elles sont trop occupées par la guerre civile pour mener leur propre enquête.
800 Memorandum from Assistant Secretary for Intelligence and Research Toby T. Gati to Assistant Secretary of State
for African Affairs George Moose and Department of State Legal Adviser Conrad Harper, “Rwanda – Geneva Convention
Violations”, circa May 18, 1994. Secret/ORCON (originator controlled). William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide
796
797
414
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le 27 juin 1994, le ministre français des transports, Bernard Bosson, révèle au chef de cabinet du
Vice-Premier ministre belge, M. Di Rupo, que « les autorités françaises sont en possession de la boîte
noire de l’appareil présidentiel rwandais abattu en vol et qu’elles tiennent cette boîte noire à la disposition
de l’ICAO. » 801
Mais, auditionné par la justice belge, Frank Durinckx indique que « le communiqué comme quoi les
Français auraient été en possession de la boîte noire a été démenti par eux, déjà en date du 28.6.94. » 802
Une fiche du ministère français de la Défense laisse supposer que des militaires français ont examiné
les restes de l’appareil car elle précise : « Les auteurs de l’attentat ont utilisé des SA 16 de fabrication
soviétique (d’après les débris de missiles retrouvés sur les lieux de l’attentat). Cette arme est en dotation
dans l’armée ougandaise et au FPR ». 803 Si ce ne sont pas des militaires français qui ont trouvé ces
débris de missiles, ce seraient alors des gardes présidentiels ou des militaires rwandais. Les militaires
rwandais auraient-ils été capables d’identifier les missiles à partir des débris retrouvés ? Probablement
non. Pourquoi auraient-ils refusé de les remettre aux Français ? Ils n’avaient aucune raison. À ce momentlà, les relations sont toujours bonnes entre militaires français et rwandais ; elles le resteront, d’ailleurs.
Ces débris auraient-ils été trouvés après le départ des Français ? Ce n’est pas impossible, mais toute la
zone du crash a dû être passée au peigne fin avant le 14 avril. Il fallait empêcher que d’autres, membres de
la MINUAR ou du FPR, puissent s’approprier des pièces à conviction. C’était dans la continuité logique
de l’interdiction faite à la MINUAR de contrôler la zone du crash.
Il nous semble probable que les Français sont repartis après avoir pu examiner des débris de missiles.
Et s’ils en ont trouvé, il paraît clair qu’ils en ont emmené pour les besoins de l’enquête. Dans son article
du 29 juillet, Stephen Smith le laisse d’ailleurs entendre : « L’arme du crime : Elle est inconnue. On sait
seulement que c’est un missile épaulé à guidage infrarouge, du type « tire et oublie », qui a abattu l’avion.
Sur le site du crash, le commando français n’a rien récupéré permettant, avec certitude, de l’identifier. » 804
Si le commando n’a rien récupéré permettant, avec certitude, d’identifier le missile, cela ne veut pas dire
qu’il n’a rien récupéré. Il va de soi que si le gouvernement français a répondu au rapporteur spécial
René Degni-Ségui qu’il n’avait pas la boîte noire, il n’est pas question de laisser des militaires dire à un
journaliste qu’ils sont en possession de celle-ci et de débris de missile.
Il est probable selon nous que les militaires français sont en possession de débris de missiles. Permettentils d’identifier le type de missile ? C’est possible. Permettent-ils d’identifier le missile de manière unique
par son numéro de série et donc de remonter à son acheteur ? Cela paraît impossible.
Ces pièces à conviction ont-elles été versées au dossier du juge Bruguière ? Le juge n’y fait pas référence.
Le député Jean-Claude Lefort, vice-président de la Mission d’information parlementaire, ayant sous
les yeux cette fiche du ministère français de la Défense, demande si l’on peut retrouver son auteur. Il
remarque que, s’agissant du crash de l’avion, il est indiqué, en marge et par note manuscrite, voir « Télex
Saint Quentin ». Il demande si un télex existe. Il est indiqué plus loin que dans la nuit du 6 au 7 avril, un
message de Paul Kagame à ses commandants de secteurs est capté par les forces armées rwandaises qui
dit ceci : « Victoire, victoire, notre escadron renforcé a réussi sa mission... L’armée ennemie ne pourra
pas tenir retranchée de son chef ». Il est ajouté, en marge et manuscrit, « Télex de Saint Quentin », donc
une deuxième fois. Le député Lefort demande si un autre télex existe. 805
in Rwanda 1994, Document 15. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB53rw051894.pdf Traduction de l’auteur : Qui a
tué les présidents. Les assassins des présidents Habyarimana et Ntaryamira pourraient ne jamais être connus. La boîte noire
de l’avion a probablement été récupérée par les autorités gouvernementales rwandaises qui contrôlaient l’aéroport quand
l’avion a été abattu, ou, suivant des informations non recoupées, par des responsables militaires français qui ont sécurisé
plus tard l’aéroport et ont emporté le corps du pilote français de l’avion d’Habyarimana après le crash.
801 Télécopie du 27.06.1994 de Frank Durinckx, service de sécurité, Ministère des communications et de l’infrastructure, à
l’attention de Monsieur Van Winsen, auditeur militaire Bruxelles. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril
1994 [64, p. 49].
802 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 50].
803 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est
responsable de l’attentat. Objet : Eléments tendant à montrer que le FPR avec la complicité du président ougandais
MUSEWENI est responsable de l’attentat contre l’avion des présidents rwandais HABYARIMANA et burundais NTARYAMIRA le 6 avril 1994 à KIGALI. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 281].
http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf Jean-Claude Lefort, dans sa note no 8 à Bernard Cazeneuve, demande qui est l’auteur de cette fiche. http://francegenocidetutsi.org/Lefort25aout1998Note8.pdf Il
remarque qu’elle est envoyée à la mission par Jean Nemo, directeur de l’administration générale au ministère de la Coopération. À quelle date cette fiche a-t-elle été rédigée ?
804 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
805 Jean-Claude Lefort, Note no 8 à Bernard Cazeneuve, Ivry, 25 août 1998. http://francegenocidetutsi.org/
415
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
L’attaché militaire, Bernard Cussac, qui était à Paris au moment de l’attentat, déclare qu’avant son
retour à Kigali il s’est vu confier une enquête relative à l’attentat par le général Quesnot :
Enfin, à l’occasion d’un entretien avec le rapporteur, le Colonel Bernard Cussac a indiqué qu’il
avait été reçu à l’Élysée par le Général Christian Quesnot et son adjoint, M. Bentejac [Bentégeat],
entre l’attentat du 6 avril et son retour à Kigali le 9 avril, et qu’il lui avait été demandé de rassembler
tout élément utile d’information relatif à l’attentat dès son arrivée au Rwanda. Cette information a
été confirmée par le Général Jacques Rosier. Le Colonel Bernard Cussac a indiqué qu’il n’avait pas
été en mesure de donner une suite satisfaisante à cette instruction, les circonstances prévalant sur
place en raison des contraintes opérationnelles d’Amaryllis ne l’ayant pas permis. 806
Nous pensons que Bernard Cussac a rassemblé des informations et, selon le député Jean-Claude
Lefort, une enquête a été vraisemblablement conduite ensuite par la DPSD. 807 Le même Jean-Claude
Lefort note d’ailleurs que Bernard Cussac est évacué avec Grégoire de Saint-Quentin le 12 avril, avant
les autres militaires. 808 Nul doute qu’ils ramènent avec eux de précieuses pièces à conviction. Le général
Quesnot en écrivant au Président Mitterrand « mais l’hypothèse vraisemblable d’un attentat du FPR devra
être confirmée par l’enquête », ne laisse aucun doute sur la réalité de cette enquête sur l’attentat. 809
Le Soir annonce à plusieurs reprises que la boîte noire est à Paris. Jacques Bihozagara, membre du
Bureau politique du FPR, l’affirme :
Nous considérons aussi que la France est disqualifiée, car nous disposons d’éléments d’information
suivant lesquels elle a participé à l’attentat contre l’avion du président. Depuis le début, nous avons
affirmé que la boîte noire de l’avion se trouvait à Paris et on ne nous a jamais démentis sur ce point.
Mais les informations de la boîte noire n’ont jamais été analysées ou communiquées. 810
C’est aussi l’opinion des enquêteurs belges :
Les enquêteurs belges, qui progressent très lentement, sont en tout cas d’avis que la boîte noire
de l’appareil qui fut recueillie sur les lieux de l’attentat par le commandant de Saint-Quentin et qui
se trouve en ce moment à Paris, contient des informations très intéressantes. Or jusqu’à présent, elle
est restée secret défense. 811
Est-ce pour tourner ces témoignages en dérision, ainsi que ceux accusant des militaires français d’être
les auteurs de l’attentat, que le 28 juin 1994, l’ex-capitaine Barril brandit une pseudo « boîte noire »
devant des journalistes à Paris ? Libération confirme qu’une « boîte noire » a été réellement trouvée par
les militaires français :
Reste que selon certaines sources militaires, une « boîte noire » aurait bien été récupérée par des
soldats français qui assistaient l’armée rwandaise au titre de la coopération. Comment a-t-elle pu
atterrir entre les mains du capitaine Barril ? 812
La réponse est simple. La boîte de Barril est fausse.
Dans son rapport sur la boîte noire retrouvée au DOMP en 2004, le Bureau des services du contrôle
interne des Nations Unies estime que la vraie boîte noire a été ramassée par des militaires rwandais ou
français :
A review of the documents retrieved by OIOS did not reveal any evidence to suggest that the
United Nations ever had possession of the CVR or “black box” from the crash of the Presidential
Lefort25aout1998Note8.pdf
806 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 236].
807 Note no 13 de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve, Ivry, 31 août 1998. http://francegenocidetutsi.org/
Lefort31aout1998Note13.pdf
808 Note no 3 de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve, Ivry, 24 août 1998. http://francegenocidetutsi.org/
Lefort24aout1998Note3.pdf
809 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République - Objet : Rwanda-Burundi - Situation
après la mort des deux présidents, 7 avril 1994.
810 Colette Braeckman, Le « non » du FPR à la France, Le Soir, 20 juin 1994, p. 7.
811 Colette Braeckman, « Rwanda : l’enquête se poursuit à Bruxelles », Le Soir, 24 juin 1994.
812 Service Étranger avec AFP, Rwanda : Barril enquête sur la boîte noire de l’avion présidentiel, Libération, 28 juin
1994.
416
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
aircraft on 6 April 1994. Documents from the period after the crash, as well as reports in the international media at the time, suggest that the “black box” was in possession either the Rwandan or
French military, both of whom were at the crash site immediately after the incident. 813
Filip Reyntjens écrit en 1995 que des débris de l’avion et des missiles sont à Paris :
Autre zone d’ombre, alors que les éléments de la MINUAR se font interdire l’accès à l’endroit où
l’avion présidentiel s’est écrasé, des militaires français, dont le commandant de St Quentin, sont allés
sur les lieux du crash dès la soirée du 6 avril et ils y sont retournés le lendemain. Ils y ont récolté des
débris de l’avion et des missiles qui seront envoyés pour expertise à Paris. 814
La confirmation que l’avion était bien équipé de deux « boîtes noires » est donnée par une lettre en date
du 15 juin 1998 du général Rannou, adressée au rapporteur de la Mission d’information parlementaire. 815
Cette lettre ne sera pas publiée par la Mission d’information parlementaire.
Le député Jean-Claude Lefort, vice-président de la Mission d’information parlementaire, affirme que
des militaires français ont trouvé les deux boîtes noires et les ont ramenées à Paris :
Q : Vous considérez donc que le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin, du DAMI (Détachement d’assistance militaire à l’instruction), a quitté les lieux du crash en possession des deux boîtes
noires...
R : Oui. Il était le premier sur les lieux, de même qu’il a fait partie des premiers militaires français
à quitter le Rwanda début avril, avec toute la famille du président Habyarimana. Je considère que les
deux boîtes noires du Falcon présidentiel se trouvent entre les mains des autorités françaises depuis
1994. 816
Il n’y a donc pas de doute que des militaires français ont examiné les débris de l’avion en se rendant
plusieurs fois sur le site du crash. Il est très probable qu’ils aient récupéré la « boîte noire », selon des
sources aussi diverses que Spérancie Karwera, la lettre du 15 avril 1994 du ministre des Affaires étrangères
du gouvernement intérimaire rwandais, madame Habyarimana et ses enfants, Jacques Bihozagara, les
enquêteurs belges, certaines sources militaires françaises, le colonel Bernard Cussac et Jean-Claude Lefort.
Cette « boîte noire » aurait été emmenée à Paris. Elle est en fait constituée d’un CVR (enregistreur des
conversations dans le cockpit) et d’un FDR (enregistreur des paramètres de vol).
Est-il concevable que les Rwandais aient gardé la boîte noire par devers les Français ? Non. C’est
probablement des Français qui l’ont retrouvée car il fallait savoir où elle se trouve et à quoi elle ressemble.
L’avion était fabriqué en France, offert par la France et les pilotes étaient français. Les Rwandais n’étaient
pas en situation de refuser à la France d’examiner les restes de l’avion. De plus, il n’avaient pas les moyens
pour analyser la boîte noire et les autres restes.
Les militaires français ont également collecté des indices permettant de déceler la nature du missile. 817
Ils ont sans aucun doute recueilli des informations sur la cause de la chute de l’avion. Tous ces éléments
sont repris dans une enquête de la DPSD. 818
C’est parce que ces faits sont certains que le rapporteur spécial René Degni-Ségui s’est adressé au
gouvernement français et au gouvernement intérimaire rwandais pour obtenir les deux boîtes noires. 819
La Mission d’information parlementaire reconnaît qu’elle n’a pas obtenu le rapport de Grégoire de
Saint-Quentin sur l’attentat :
813 United Nations. Office of Internal Oversight Services. Investigation Division. Report of Investigation Id Case No
0072/04. section 29, p. 15. Traduction de l’auteur : Un examen des documents retrouvés par l’OIOS ne fournit aucune
preuve que l’ONU aurait été en possession du CVR ou “boîte noire” provenant du crash de l’avion présidentiel le 6 avril
1994. Les documents de la période postérieure au crash, comme les rapports publiés dans les médias internationaux de
l’époque, suggèrent que cette “boîte noire” était en possession de militaires rwandais ou français, puisqu’ils étaient ensemble
sur les lieux du crash immédiatement après l’accident.
814 F. Reyntjens [182, p. 30].
815 Jean-Claude Lefort, Note no 19 à Bernard Cazeneuve, 20 octobre 1998. http://francegenocidetutsi.org/
Lefort20oct1998Note19.pdf Voir section 7.18.4 page 439.
816 Interview de Jean-Claude Lefort par Mehdi Ba, La Nuit Rwandaise, no 2, 7 avril 2008, p. 231. Selon nos informations,
la famille Habyarimana a quitté Kigali le 9 avril pour Bangui. De Saint-Quentin aurait quitté Kigali le 12 avril.
817 C. Braeckman [44, p. 176] ; Fiche en possession du ministère de la Défense, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 281].
818 DPSD : Direction de la protection et de la sécurité de la Défense, ancienne Direction de la sécurité militaire.
819 Voir section 7.16.1 page 419.
417
7.15. L’ENQUÊTE DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR L’ATTENTAT
– pour ce qui concerne la France, les visites du lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin sur les
lieux du crash n’ont pas permis d’obtenir une version rendue publique du déroulement de l’attentat,
pas plus que les éléments que prétend détenir M. Paul Barril ; 820
Ce point est capital. La Mission d’information parlementaire a donc demandé au ministère de la
Défense ce rapport de Grégoire de Saint-Quentin sur l’attentat et celui-ci lui a été refusé.
Ce militaire est d’ailleurs inaccessible. Le journaliste du Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, n’a pas été
autorisé à interviewer le lieutenant-colonel de Saint-Quentin. Il se voit opposer un refus tant de la part
du SIRPA que du Ministère de la Défense. 821
Ces éléments matériels essentiels pour déterminer la cause de l’attentat ont-ils été versés au dossier
du juge Bruguière ? Le juge ne fait pas allusion, dans son ordonnance, aux pièces de l’avion ramenées par
les militaires français ni au rapport du lieutenant-colonel de Saint-Quentin. Nous considérons que c’est
une indication sur l’auteur de l’attentat. Si ces éléments avaient accusé le FPR, nul doute que la France
les aurait exhibés et aurait demandé une enquête internationale.
7.15.3
L’interrogatoire de témoins par les militaires français
Le Casque-bleu belge Mathieu Gerlache, qui a été témoin de l’attentat, nous précise :
J’ai été interrogé le 7 avril par 2 militaires français, un adjudant-chef et un capitaine, puis 2 ou 3
jours après par des gendarmes belges. 822
Quels sont cet adjudant-chef et ce capitaine français qui enquêtent sur l’attentat le 7 avril ? Où se
trouve leur procès-verbal de l’interrogatoire de Gerlache ?
Nous avons interrogé à nouveau Mathieu Gerlache en 2009 et lui avons demandé s’il reconnaissait ces
militaires parmi une douzaine de photos anonymes de coopérants militaires français que nous lui avons
envoyées. Il nous répond :
J’ai bien été interrogé par 2 MILITAIRES qui venaient de la caserne de Kanombé. Ils ont demandé
à mon supérieur si des personnes avaient vu quelque chose lors de l’attentat sur l’avion. J’étais de
garde dans l’ancienne tour de contrôle et étais donc le seul témoin des tirs de missiles sur l’avion du
président. Pour les grades : il y avait un capitaine et un s/off. Le capitaine était jeune et le s/off plus
âgé. Le capitaine, photos no 8, no 9. Ils étaient en uniforme militaire. L’heure de l’entretien : difficile à
dire mais je pense bien en fin de matinée. L’entretien s’est déroulé à l’extérieur à côté de la tour. 823
Les photos no 8 et no 9 représentent le commandant Grégoire de Saint-Quentin. Gerlache confirme
d’ailleurs en disant que les deux militaires viennent du camp de Kanombe. Le sous-officier serait un des
quatre adjudants-chefs présents à Kanombe, Jean-Michel Janne, René Bach, José De Pinho ou Gérard
Gratade.
Donc le commandant Grégoire de Saint-Quentin est venu avec un sous-officier de Kanombe le matin
du 7 avril à l’ancienne tour de contrôle, base du groupe Airfield des Casques-bleus belges. Il a demandé
au capitaine Vandriessche s’il y avait des témoins de l’attentat. Celui-ci l’a adressé au caporal Mathieu
Gerlache qui lui a répondu sur ce qu’il avait vu lors de l’attentat de la veille.
7.15.4
L’enquête des militaires français est restée secrète
En 1998, le commandant Grégoire de Saint-Quentin est inaccessible pour le journaliste Patrick de
Saint-Exupéry du Figaro, qui apprend par le livre de Filip Reyntjens que ce militaire s’est rendu sur les
lieux du crash dès la soirée du 6 avril 1994 824 :
Un entretien avec le commandant de Saint-Quentin permettrait peut-être de lever un coin du
voile sur le mystère de l’avion abattu le 6 avril 1994. [...] C’est pourquoi, le 9 mars 1998, Le Figaro
demandait au Sirpa (Service d’information et de relation publique des armées) s’il était possible de
rencontrer le commandant de Saint-Quentin. Par un fax en date du 10 mars, le Sirpa répondait
négativement, « compte tenu de la nature même de l’affaire ». 825
820
821
822
823
824
825
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 234].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6.
Interview de Mathieu Gerlache lors du procès de Bernard Ntuyahaga, 11 juin 2007.
Courriel de Mathieu Gerlache à l’auteur, 5 mai 2009.
Filip Reyntjens [182, p. 30].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6.
418
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le Figaro essuie pareille fin de non-recevoir du ministère de la Défense le 29 mars 1998 : « Compte
tenu des travaux de la Mission d’information parlementaire », ce n’est pas « souhaitable ». 826 Patrick de
Saint-Exupéry conclut que dans le dossier rwandais, le « secret défense » semble la règle. 827
Selon la lettre hebdomadaire d’informations stratégiques et de défense TTU, l’existence de cette
enquête sur l’attentat est confirmée par l’Élysée qui aurait souhaité sa communication à la Mission
d’information parlementaire. On y lit en effet :
« La communication des analyses et des résultats de l’enquête menée après l’attentat contre l’avion
du président Habyarimana, qui furent très peu diffusés, serait dès lors très utile », indique-t-on aujourd’hui, à l’Élysée, où la démarche du président de la Commission de la Défense, Paul Quilès, a
d’abord surpris. 828
La lettre du général Rannou à la Mission d’information parlementaire en date du 15 juin 1998 confirme
également l’existence d’une enquête sur l’attentat. 829
7.16
L’absence d’enquête officielle
7.16.1
L’ONU a été empêchée d’enquêter
L’avion est tombé dans la propriété du président Habyarimana, à 500 m environ du camp militaire de
Kanombe. Le général Dallaire envoie des soldats belges pour assurer la sécurité du lieu de l’accident mais
l’accès aux restes de l’avion est interdit à la MINUAR dès le soir du 6 avril par la garde présidentielle. 830
À la réunion à l’état-major des FAR où se rend Dallaire, deux officiers français lui proposent de
faire venir des experts de Bangui pour analyser l’accident. Dallaire refuse en arguant qu’il faut faire une
enquête internationale. 831
Le 2 mai 1994, le général Dallaire écrit au Premier ministre du gouvernement intérimaire rwandais,
Jean Kambanda, pour lui faire part de l’intention de la MINUAR de constituer une Commission internationale d’enquête sur l’attentat et lui demander de lui indiquer la liste des pays qu’il souhaite y voir
participer. Il lui rappelle que « l’accès au lieu de l’accident a toujours été interdit à la MINUAR par
l’armée Rwandaise entraînant un retard dans ce volet. » 832 Dans sa réponse, le 7 mai, celui-ci lui propose
une liste de participants, la France, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, l’ONU et l’OACI. 833
Le général Dallaire déclare plus tard au TPIR qu’il n’a pu envoyer ses soldats sur le site du crash
pour enquêter. « On n’a jamais été capables de se rapprocher de ce site-là, par ordre et par présence de
la garde présidentielle. » 834
C’est uniquement des hommes de la garde présidentielle, des FAR, des militaires français et des
membres de la famille Habyarimana qui ont eu accès à la carcasse de l’avion. Après la prise de l’aéroport
de Kanombe, le 21 mai, la MINUAR peut accéder enfin au site du crash. 835 À cette date, beaucoup de
pièces à conviction ont disparu du site du crash et à l’aéroport.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
Parallèlement, des journalistes sont chargés de publier des scoops qui se révèlent être des leurres. Ainsi le journaliste
du Monde, Stephen Smith, révèle que les conclusions du juge Bruguière, chargé de l’enquête sur cet attentat, incriminent
le FPR dans L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide, 10 mars 2004. Les preuves avancées
se fondent uniquement sur des révélations de dissidents du FPR. Aucune mention n’est faite par Smith du rapport du
commandant de Saint-Quentin, arrivé un des premiers sur les lieux, et des pièces à conviction qu’il a recueillies.
828 Une mission difficile, TTU Europe No 225, 2 avril 1998. http://francegenocidetutsi.org/TTUavril1998.pdf
829 Jean-Claude Lefort, Note no 19 à Bernard Cazeneuve, 20 octobre 1998. http://francegenocidetutsi.org/
Lefort20oct1998Note19.pdf
830 Voir section 7.13.8 page 371.
831 R. Dallaire [72, p. 294].
832 Roméo Dallaire à Monsieur le Premier ministre du Gouvernement rwandais, 2 mai 1994, Objet : Enquête internationale.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 244]. http://francegenocidetutsi.org/
Dallaire2mai1994.pdf
833 Services du Premier ministre au général major Dallaire, no 014/02.3, 7 mai 1994, ibidem, p. 246. http://
francegenocidetutsi.org/Kambanda7mai1994.pdf
834 Rémy Ourdan, Les yeux fermés, Le Monde, 1er avril 1998.
835 On lira par exemple l’article de Jean-Philippe Ceppi, Kigali, les rebelles s’invitent au Palais du Président, Libération,
28 mai 1994.
826
827
419
7.16. L’ABSENCE D’ENQUÊTE OFFICIELLE
Le rapporteur René Degni-Ségui 836 réclame vainement la boîte noire de l’avion à la France et au
Gouvernement intérimaire rwandais pendant le génocide :
Le rapporteur indique d’autre part qu’il a demandé en vain à Paris et à l’armée rwandaise la
boîte noire de l’avion qui s’est écrasé, le 6 avril, à Kigali, tuant les présidents du Rwanda et du
Burundi. « Une lettre, écrit-il, a été adressée au gouvernement français pour solliciter la mise à la
disposition du rapporteur spécial de la boîte noire de l’avion présidentiel. Le gouvernement français a
répondu le 17 juin 1994 qu’il n’était pas en possession de la boîte noire et qu’il convenait de s’adresser
au « gouvernement intérimaire » (à Kigali). L’état-major rwandais, à qui la même requête a été
adressée, a, quant à lui, répondu qu’il n’était au courant de rien. » 837
Devant la Commission du Sénat belge, Degni-Ségui déclare :
L’attaque de l’avion constitue le nœud gordien de cette affaire. Dès que je suis entré en fonction,
je me suis rendu à l’ambassade de France à Genève puisqu’il m’appartenait de faire la lumière sur
ce dossier. Lorsque j’ai demandé la boîte noire, l’ambassadeur m’a tout d’abord dit qu’il devait en
référer à son gouvernement, puis m’a annoncé que son gouvernement n’avait pas la boîte noire. A
Kigali, j’ai demandé à l’état-major cette boîte noire, le chef d’état-major m’a renvoyé à la France. A
un moment, le capitaine Baril [Barril] a prétendu détenir cette boîte noire. Dès lors, j’ai demandé aux
Nations-Unies de mettre en place une commission d’enquête avec un expert en balistique, car l’OACI
ne peut enquêter sur les avions militaires. On m’a répondu qu’il n’y avait pas de budget pour cela aux
Nations-Unies. Finalement, la France affirme qu’il n’y a pas de boîte noire sur un avion spécial. 838
René Degni-Ségui avait également demandé une enquête à l’OACI :
Tenace, il demande à l’organisation de l’aviation civile internationale de faire l’enquête. « On
m’a dit que ce n’était pas un avion civil mais un avion militaire, que dans ces conditions, c’était
aux militaires de faire l’enquête et comme c’était un avion français, c’était à la France de faire
l’enquête. » 839
7.16.2
Absence d’enquête judiciaire française sur l’attentat, de 1994 à 1998
Nous avons vu que des militaires français dont le commandant de Saint-Quentin ont enquêté sur
le lieu du crash, ont prélevé des pièces et envoyé des rapports. Mais le rapport de la Mission d’information parlementaire évoque « l’impossibilité d’une enquête immédiate » et se répand en explications
contradictoires :
M. Jean-Michel Marlaud et le Colonel Bernard Cussac ont souligné que le « déchaînement » des
événements avait rapidement restreint la liberté de manœuvre, en particulier des militaires français
qui n’avaient pu se rendre sur la zone du crash à partir de Kigali en raison des combats entre les FAR,
la Garde présidentielle et le FPR, et que la dégradation des conditions de sécurité aurait empêché le
travail d’enquêteurs entre Kigali et l’aéroport. Cette dégradation rapide de la situation a été confirmée
par tous les témoins. 840
Ces affirmations s’avèrent fausses, vu que le commandant de Saint-Quentin a pu se rendre plusieurs
fois sur les lieux, ce que le rapport admet plus loin. Ces déplacements contredisent Michel Roussin,
ministre de la Coopération et patron des assistants militaires techniques :
M. Michel Roussin a rappelé que, dès 22 heures 15, le 6 avril 1994, les militaires de la MAM
avaient été consignés à domicile et qu’ils n’étaient pas habilités à mener une enquête. 841
Remarquons que l’adjudant-chef René Maïer, officier de police judiciaire, était habilité à mener une
enquête. Mais était-il encore en vie à ce moment-là ? Les chefs de la DRM et de la DGSE prétendent que
n’ayant pas de personnes sur place, ils n’ont pu mener d’enquête :
836 René Degni-Ségui est nommé rapporteur spécial par la Commission des droits de l’homme de l’ONU, réunie en
session extraordinaire le 25 mai 1994. Il est chargé d’enquêter sur « des actes ressortissants au génocide [qui] se sont
vraisemblablement produits au Rwanda ».
837 Isabelle Vichniac, Un rapport de l’ONU conclut à la perpétration d’un « génocide», Le Monde, 2 juillet 1994.
838 Audition de René Degni-Ségui par la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, 17 juin 1997 [201, CRA
1-82, p. 762]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition17juin1997DegniSegui.pdf
839 TPIR, procès Kayishema/Ruzindana. Cf. Ubutabera, 16 mars 1998, no 32.
840 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 234].
841 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 235].
420
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le Général Jean Heinrich et M. Jacques Dewatre ont confirmé que leurs services respectifs, DRM
et DGSE, n’avaient pu effectuer d’enquêtes immédiates sur l’attentat les 6 et 7 avril, puisqu’ils ne
disposaient de personne sur place. M. Jacques Dewatre a souligné que, dès le 8 avril, tel n’était plus
le cas, mais que, malgré tout, la DGSE n’avait pas été en mesure d’obtenir des preuves. 842
Nous avons pourtant la certitude que la DGSE avait un correspondant à Kigali. 843
Bruno Delaye, conseiller pour les Affaires africaines à la présidence de la République, répond de
manière dilatoire, lors de son audition en 1998, à la question de l’absence d’enquête française sur la mort
de trois citoyens français :
M. Bernard Cazeneuve 844 s’est étonné que la France n’ait pas ordonné une enquête compte tenu
du fait qu’une partie de l’équipage était français et que la société qui rémunérait cet équipage était
liée au ministère de la Coopération.
M. Bruno Delaye a estimé que, bien que cette question mérite d’être posée, il convenait toutefois
de rappeler le déroulement des événements : un officier français s’est rendu sur les lieux du drame, le
ministère de la Coopération a demandé le rapatriement des dépouilles de l’équipage, puis les combats
se sont intensifiés et il paraissait plus urgent d’évacuer nos ressortissants. Toutefois, le ministère
des Affaires étrangères a demandé une enquête internationale aux Nations Unies, mais rien n’est
advenu. Par la suite, le gouvernement burundais, dont le président avait été assassiné, a demandé au
gouvernement rwandais l’ouverture d’une enquête. Le gouvernement rwandais dirigé par le FPR n’a
pas voulu répondre à la demande du Gouvernement burundais. 845
Pourquoi la France demande-t-elle à l’ONU d’ouvrir une enquête alors qu’elle n’en ouvre pas ellemême ? Pourquoi ne remet-elle pas à l’ONU le rapport sur l’attentat fait par le commandant Grégoire
de Saint-Quentin et les pièces à conviction recueillies par ses militaires et ses « électrons libres » comme
l’ex-capitaine Paul Barril qui se sont rendus sur les lieux de l’attentat ? Si les pièces à conviction que les
autorités françaises avaient en main avaient désigné le FPR comme auteur de l’attentat, il est certain que
l’ouverture d’une instruction judiciaire en France aurait été immédiate. Si « rien n’est advenu » comme
l’affirme Bruno Delaye, c’est parce que la France, qui avait de nombreuses cartes en main, a refusé de les
abattre.
Le député (RPR) Alain Marsaud 846 a écrit à Edouard Balladur pour lui demander « d’envisager
l’ouverture d’une information judiciaire sur les circonstances de l’assassinat de ressortissants français le
6 avril, afin que les familles des victimes et l’ensemble de nos concitoyens puissent connaître la vérité
sur ces faits ». Il ajoute que cela aura le mérite de mettre un terme aux rumeurs concernant cet acte. 847
Pourtant, aucune enquête ne sera ouverte avant 1998 et il semble que les familles des victimes ont été
dissuadées de porter plainte.
Le 28 juin 1994, sur la chaîne de télévision France 2, Me Clamagirand, l’avocate d’Agathe Kanziga,
veuve du Président Habyarimana, avait déclaré qu’elle allait déposer plainte. En 1994 toujours, l’excapitaine Barril, chargé par ladite veuve d’enquêter sur les circonstances de l’attentat s’exclamait : « [...]
alors que là c’est 500 000 morts qu’il y a derrière cet attentat. C’est l’attentat du siècle ! Or il n’y a
ni juge d’instruction désigné ni enquête internationale menée, pas plus nationale d’ailleurs ». 848 Paul
Barril disait détenir, fin juin 1994, la boîte noire, les bandes des enregistrements de la tour de contrôle
et d’autres pièces de l’avion, mais il ne sera entendu à l’époque par aucun juge.
7.16.3
Les familles des victimes sont priées de se tenir coites
Passé l’hommage rendu aux victimes le 15 avril 1994 et la remise de la Légion d’honneur à titre
posthume, les familles des deux pilotes et du mécanicien français du Falcon 50 ont été abandonnées à
842
843
844
845
335].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 235].
Note DGSE no 18487/N du 7 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Situation à Kigali.
Bernard Cazeneuve est rapporteur de la Mission d’information parlementaire de 1998 sur le Rwanda.
Audition de Bruno Delaye, 19 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 1, pp. 334-
Le député Alain Marsaud, ancien juge d’instruction est le promoteur de la loi de 1986 créant le service central de
lutte antiterroriste, la fameuse 14e section du parquet de Paris, et les cours d’assises spéciales formées de magistrats. Cf. F.
Spitzer [199, p. 72].
847 Le député (RPR) Alain Marsaud demande une information judiciaire sur l’attentat du 6 avril à Kigali, Le Monde, 17
juillet 1994, p. 22.
848 Jean-Michel Maire, Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994.
846
421
7.16. L’ABSENCE D’ENQUÊTE OFFICIELLE
leur douleur. Dans une lettre à l’Association générale de prévoyance militaire (AGPM), Annick Perrine
écrit : « Nous n’avons même pas pu obtenir du gouvernement un avis de décès regroupant l’équipage dans
un journal national. Nous refusons ce silence. » Pourtant, dans son télégramme lui annonçant le décès de
son mari, Michel Roussin, ministre de la Coopération, écrit à Annick Perrine : « Je voudrais cependant
vous dire, madame, ainsi qu’à tous les vôtres mon émotion à l’annonce de la disparition de votre mari
en service commandé [...] »
Les familles seraient restées également « en service commandé » puisqu’elles ont été priées de se tenir
coites. Le premier moyen de pression sur elles a été financier.
Elles ont été reçues individuellement fin avril par M. de la Baume, directeur de la SATIF, société qui
employait les deux pilotes et le mécanicien du Falcon. Celui-ci s’engage alors à verser aux familles six
mois de salaire en vertu de la clause de rupture accidentelle du contrat de travail 849 ainsi que la valeur
des biens perdus à Kigali. Mais il en demande le remboursement au ministère de la Coopération qui,
ayant rompu le contrat SATIF, s’y refuse. De plus, le ministère fait remarquer qu’il avait un contrat avec
SATIF et non avec ASI ; qu’il n’avait pas été informé de cette sous-traitance et encore moins des termes
du contrat de travail de ASI, devenue MIS, avec ses salariés.
En l’absence d’enquête sur les causes de l’accident, les assurances répugnent à rembourser. L’assurance
GAN Vie ne tient pas compte qu’il s’agit d’un accident du travail et n’a remboursé en août 1994 que la
moitié du capital dû. Elle refuse également de verser le capital complémentaire pour risque accidentel car
elle ne couvre pas le risque de guerre civile. Le 17 janvier 1995, le GAN refuse de croire à l’absence de
guerre civile.
L’assurance Avia France (AVF) argue qu’il s’agit d’un fait de guerre qui n’est pas prévu dans la police
souscrite. 850 Le 8 août 1994, Michel Roussin, ministre de la Coopération, dans une lettre à M. Jacques
Paté, PDG du groupe GIE AVIAFRANCE, écrit : « D’autres exigences des services, telle que la production
du rapport officiel indiquant les causes possibles et les circonstances de l’accident ayant entraîné le décès
sont, en revanche, matériellement impossibles à produire, compte tenu de l’état de chaos politique et de
désorganisation administrative qui s’est, comme vous le savez, peu à peu instauré au Rwanda, après le
tragique accident de l’avion présidentiel. » 851 AVIAFRANCE oppose un refus définitif le 5 janvier 1995.
Annick Perrine, veuve du mécanicien, se voit répondre par le ministère que son nom « ne figure pas
sur les listes du ministère de la Coopération ». Dans une lettre publiée par Le Monde le 8 avril 1995,
elle écrit « À ce jour, de toutes les démarches entreprises pour les indemnisations, aucune n’a abouti. Le
dossier n’est-il pas bloqué dans un ministère ? » 852 Les familles ont pourtant été reçues par le ministre
de la coopération, Michel Roussin, et son successeur, Bernard Debré.
Annick Perrine a demandé au ministère de la Coopération communication de l’enquête sur la mort de
son mari. Elle n’a reçu aucune réponse. Elle est pourtant convaincue qu’une enquête a bien été menée.
Dans un courrier en date du 30 décembre 1994, qu’elle a gardé en sa possession, le cabinet d’expertise
aéronautique Airclaims explique à la compagnie d’assurances AVF : « Notre dossier nous permettra
cependant de vous remettre sous peu un rapport de synthèse contenant des témoignages de plusieurs
personnes ayant vu le tir de missiles qui a abattu l’avion pendant son approche de Kigali ». 853
Dans sa lettre au journal Le Monde du 8 avril 1995, Annick Perrine écrit : « À ce jour aucune
information officielle sur les circonstances tragiques n’a été transmise aux familles ; tout ce qu’elles ont
appris sur ce drame, elles l’ont découvert dans la presse ou dans les livres. » Elle n’ose croire qu’aucune
enquête n’ait été faite. Elle en demande communication : « Que dit le rapport d’enquête ? Car il n’est pas
concevable que le gouvernement français n’ait pas fait son enquête ! Les familles sauront-elles dans un
avenir proche la vérité ? » 854
M. Charles de la Baume, directeur de la SATIF, interrogé par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry,
répond le 5 mars 1998, « je dois réserver mes informations à l’instruction judiciaire toujours en cours ». Il
849 Ce contrat est signé avec ASI, société sous-traitante de SATIF dont Charles de la Baume est également PDG sous le
nom de Armand de Rocher. Cette société ASI est devenue MIS.
850 Lettre de Charles de la Baume, PDG de SATIF à Monsieur Georges Dupuis, chef de cabinet au ministère de la
Coopération, 20 rue Monsieur, Paris, 3 août 1994. http://francegenocidetutsi.org/LaBaumeDupuis3aout1994.pdf
851 Michel Roussin, ministre de la Coopération, à M. Jacques Paté, PDG du groupe GIE AVIAFRANCE, 8 août 1994,
0007382. http://francegenocidetutsi.org/RoussinPate8aout1994.pdf
852 Annick Perrine, Le 6 avril 1994, Au courrier du Monde, 8 avril 1995, p. 15.
853 Patrick de Saint-Exupéry, Ce mystérieux attentat qui fut le détonateur des massacres, Le Figaro, 30 mars 1998, p. 4.
854 Annick Perrine, Le 6 avril 1994, Au courrier du Monde, 8 avril 1995, p. 15.
422
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
doit reconnaître dans un fax envoyé au journaliste le 20 mars 1998 qu’il n’y a pas d’instruction judiciaire
en cours. 855
Le 9 avril 1998, François Roussely, directeur de cabinet du ministre de la Défense, Alain Richard,
répondant à une lettre du 10 mars 1998 de Annick Perrine, écrit : « Malheureusement, il s’avère que ni
les autorités françaises ni les autorités rwandaises n’ont pu réaliser d’enquête sur les circonstances ayant
entouré la mort de votre mari. L’anarchie dans laquelle a sombré le Rwanda, après la disparition du
président Habyarimana, explique cette absence d’enquête. [...] Ces circonstances ont notamment empêché
la France de solliciter le concours des autorités rwandaises pour qu’une telle procédure soit diligentée
sur le territoire de cet État. Vous comprendrez, je pense, que la procédure habituelle en pareil cas –
une enquête nationale (le Rwanda) associant des représentants du ou des États étrangers concernés (la
France) – n’ait pas pu s’appliquer. » 856
Le 29 juillet 1994, Me Hélène Clamagirand avait adressé une lettre à Charles de la Baume, directeur
de la SATIF, l’informant que « Madame Habyarimana et sa famille » l’ont « chargée de déposer une
plainte devant la juridiction française en vue d’obtenir l’ouverture d’une procédure judiciaire à la suite de
l’attentat qui a coûté la vie tant aux Présidents du Rwanda et du Burundi qu’à leurs collaborateurs ». Elle
tenait à l’informer « de la démarche entreprise par les familles afin de vous permettre si vous le désirez de
vous joindre à cette procédure ». Elle le remerciait « de bien vouloir informer les familles de ses salariés
de l’intention de ses clients » afin « de faire valoir leur droit à indemnisation. » 857
Les pressions exercées sur les familles afin qu’elles ne déposent pas de plainte sont illustrées par la
lettre de Charles de la Baume, PDG de SATIF, à Georges Dupuis en date du 3 août 1994, déjà citée, où il
écrit : « La lettre qui nous est adressée par Maître Hélène Clamagirand montre que l’affaire est loin d’être
enterrée. Il est bien évident que nous n’entendons pas nous joindre à cette procédure et avons suggéré aux
familles de rester en dehors. Néanmoins, il demeure évident que leur silence sera lié aux résultats que
nous aurons obtenus par ailleurs. » 858
Suite à une série d’articles de Patrick de Saint-Exupéry parus en janvier 1998 dans Le Figaro, un
appel est publié le 3 mars dans Libération. 859 Le soir même, Paul Quilès, président de la commission de la
Défense de l’Assemblée nationale, répond par la formation d’une « Mission d’information parlementaire »,
aux prérogatives plus limitées qu’une commission d’enquête. Les auditions commencent le 24 mars 1998.
L’ouverture par le Parquet, le 27 mars 1998, 860 d’une information judiciaire confiée au juge Bruguière
pour assassinat lors de l’attentat du 6 avril 1994 qui a fait trois victimes françaises, paraît surtout motivée par une volonté de limiter le domaine d’investigation de cette Mission d’information parlementaire,
l’enquête judiciaire primant toujours sur une commission parlementaire, a fortiori quand ce n’est qu’une
« mission ». Elle fait suite à une plainte déposée par Mme Sylvie Minaberry, fille du copilote, Jean-Pierre
Minaberry, le 31 août 1997. 861
Le 24 mars 1998, le ministre de la Justice, Elisabeth Guigou, confirmait au Figaro que Sylvie Minaberry, fille du pilote du Falcon 50, avait déposé plainte en octobre 1997 : « Cette plainte n’a pas encore
donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire. » 862 Cette lettre du Figaro a-t-elle précipité les
choses pour que le 27 l’information soit ouverte ?
Madame Héraud, veuve du commandant de bord, ne se constituera partie civile qu’au 2e trimestre
2003. 863
Patrick de Saint-Exupéry, Ce mystérieux attentat qui fut le détonateur des massacres, Le Figaro, 30 mars 1998, p. 4.
F. Roussely, directeur de cabinet civil et militaire, ministère de la Défense, Lettre à Annick Perrine, 9 avril 1998,
No 365/DEF/CAB/RES. http://francegenocidetutsi.org/RousselyPerrine9avril1998.pdf
857 Lettre de Me Clamagirand à M. de la Baume, SATIF, 29 juillet 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ClamagirandDeLaBaume29juillet1994.pdf
858 Lettre de Charles de la Baume, PDG de SATIF, à Monsieur Georges Dupuis, chef de cabinet au ministère de la
Coopération, 20 rue Monsieur, Paris, 3 août 1994. http://francegenocidetutsi.org/LaBaumeDupuis3aout1994.pdf
859 Pour une commission d’enquête parlementaire sur le rôle de la France entre 1990 et 1994 au Rwanda, Libération, 3
mars 1998. L’appel est signé par quelques personnes, avocat, spécialistes des études africaines, médecins, universitaires et
membres d’organisations humanitaires.
860 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 6].
861 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 6].
862 Patrick de Saint-Exupéry, Ce mystérieux attentat qui fut le détonateur des massacres, Le Figaro, 30 mars 1998, p. 4,
note 1.
863 À la question « Pourquoi Mme Héraud ne s’est-elle constituée qu’en 2003 ? », son avocat, Me Laurent Curt, répond
« Parce que jusqu’à cette date, ma cliente redoutait d’éventuelles réactions à sa constitution. Il est clair que l’on se trouve
sur un terrain glissant, car ces événements ont été lourds de conséquences. Aussi a-t-elle préféré se montrer prudente. »
855
856
423
7.16. L’ABSENCE D’ENQUÊTE OFFICIELLE
7.16.4
La Belgique a demandé une enquête à l’OACI
La Belgique a demandé le 12 avril 1994 à l’OACI 864 d’ouvrir une enquête, et cette demande a été
régulièrement rappelée par Bruxelles. 865
7.16.5
L’enquête de l’auditorat militaire belge
Dix soldats belges ayant été tués le 7 avril, l’auditorat militaire belge a été chargé d’une enquête
confiée à M. Nicolas Van Winsen, auditeur militaire. Cette enquête a englobé l’attentat contre l’avion
présidentiel le 6 avril. 866 Elle a été limitée car le gouvernement belge n’a pas autorisé les enquêteurs à
se rendre au Rwanda, parce qu’il ne voulait pas reconnaître les nouvelles autorités. L’enquête s’est donc
limitée à entendre des témoins en Europe. 867 L’auditeur a demandé une expertise de témoignages et de
photos 868 sur l’attentat. Le rapport suivant a été renvoyé par les experts :
OBJET SINISTRE AERIEN DU 06 AVR 94 A KIGALI - FALCON 50.
Note Auditorat Militaire No 02.02545W94/Cab 8 du 20 Avr 94 (pas à tous).
1. Les données mises à la disposition de VSF/I pour trouver les causes du sinistre en objet se
limitent à des photos, des enregistrements vidéo et des procès-verbaux d’audition de témoins.
2. L’analyse des photos et des enregistrements vidéo n’a pas permis d’établir les causes du sinistre.
En particulier, aucun indice pouvant mener à l’identification du type de missile utilisé n’a pu être
relevé par ce moyen. Elle a cependant permis de dessiner un plan approximatif du site de l’accident
(voir Ann A et B).
3. Types de missiles possibles
a. Remarques liminaires
(1) Tous les missiles requièrent un certain entraînement pour être utilisés avec une chance de
succès. Il est très douteux que les FAR aient disposé de missiles et encore moins du personnel qualifié
pour les mettre en œuvre. Le FPR par contre semblait posséder des SA 7 ainsi que du personnel
capable de s’en servir. D’autre part, engager des mercenaires parfaitement qualifiés et entraînés à se
servir de ces engins ne pose pas de problème.
(2) Tous les missiles considérés ont des performances suffisantes pour abattre un FALCON 50
dans les conditions où les choses se sont passées à KIGALI le 06 Avr 94.
b. SA-7 “GRAIL”
- Missile de conception soviétique, déjà ancienne (1968-1971). Aucun contrôle n’est exercé sur le
marché. il est possible de s’en procurer à peu près partout, en particulier en Afrique.
- “Plume” orange à rouge connue pour être très visible de nuit.
- Ne s’utilise pas sur trépied.
c. SA-14 “GREMLIN”.
- Missile de conception soviétique plus récente (1974). Tout aussi facile à se procurer que les SA-7.
- Couleur de “plume” inconnue.
- Ne s’utilise pas sur trépied.
d. SA 16 “GIMLET”
- Missile de conception soviétique plus récente encore (1986). Plus difficile à se procurer que les
précédents.
- Couleur de “plume” inconnue.
- Peut s’utiliser sur trépied en affût double.
e. RED EYE
- Missile de conception américaine datant du début des années 60. Facile à se procurer sur le
marché (pas de contrôle). Présence de ce missile signalée en Afrique.
- Couleur de “plume” inconnue.
- Arme d’épaule (style bazooka) qui ne s’utilise pas sur trépied.
f. STINGER
Cf. Entretien avec l’avocat de la veuve du commandant de bord français, Propos recueillis par Mehdi Ba, Golias Magazine,
no 101, mars/avril 2005.
864 Organisation de l’aviation civile internationale (OACI).
865 Colette Braeckman, L’ancien supergendarme français veut à tout prix impliquer des Belges dans l’attentat du 6 avril,
Le Soir, 29 juin 1994, pp. 1, 7 ; F. Reyntjens [182, p. 47] ; J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 2].
866 Ubutabera, Lettre no 72, 11 octobre 1999.
867 Déclaration de Colette Braeckman au contre-sommet de Biarritz, 8-9 novembre 1994 [22, p. 126].
868 Les 12 photos, prises sur les lieux du crash de l’avion le 6 avril 1994, ont été transmises le 20 mai 1994.
424
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
- Missile de conception américaine plus récent que le RED EYE. Très répandu, il ne devrait pas
être trop difficile de s’en procurer.
- Couleur de “plume” inconnue.
- Ne s’utilise pas sur trépied.
4. Quant à déterminer duquel de ces missiles il s’agit, c’est quasiment impossible avec les éléments
dont nous disposons. La seule indication intéressante concerne la couleur rouge/orange citée par deux
des témoins (PASUCH - LEIDING). Ceci est un élément en faveur du SA-7, mais c’est bien le seul,
et il n’est pas totalement fiable. Par ailleurs, ne connaissant pas la couleur des “plumes” des autres
missiles, ou ne peut pas les écarter sur base de ces témoignages.
5. D’autres missiles plus récents n’ont pas été étudiés (MISTRAL p. ex.) étant donné la surveillance
étroite exercée sur le marché. L’utilisation de l’un d’entre eux impliquerait la complicité des autorités
d’une nation qui en possède ou en produit. 869
Dans l’annexe suivante, on lit que l’aile gauche de l’appareil est très endommagée :
Annexe B
DESCRIPTION DES LIEUX DU SINISTRE
1. L’avion s’est écrasé dans une bananeraie sur un cap ouest. L’angle
de descente devait être relativement faible (Max 20degre) vu la faible
profondeur du cratère (Rep A)
dans ce terrain meuble. L’avion
devait avoir de l’inclinaison à gauche (aile droite et plan horizontal
droit entiers, aile gauche et plan horizontal gauche très endommagés).
2. Nous estimons que les débris se sont éparpillés sur environ 150 m dans la
bananeraie et dans une propriété qui serait la résidence présidentielle.
7.16.6
Le gouvernement rwandais a demandé l’aide d’experts en 1996
On a prétendu que les gouvernements rwandais après le génocide s’opposaient à toute enquête sur
l’attentat du 6 avril 1994. 870 C’est ne pas tenir compte de la lettre du ministre des Transports rwandais,
Charles Murigande, en date du 28 mars 1996, demandant à l’OACI 871 une aide pour expertiser les débris
du Falcon 50 en collaboration avec la firme Dassault. 872 Compte tenu qu’avec plus d’un million de morts
et deux millions de personnes ayant fui, le pays dévasté, l’appareil d’État complètement désorganisé, la
plupart des juges et personnels des tribunaux, soit ayant été tués soit étant eux-mêmes des tueurs ou des
commanditaires de massacres, ayant donc fui ou étant en prison, on peut comprendre que l’enquête sur
l’attentat du 6 avril 1994 n’ait pas été une priorité.
7.17
Les accusations successives quant aux auteurs de l’attentat
Nous avons vu précédemment qu’à Kigali ce sont les Belges qui sont, dès le soir du 6 avril, accusés
de l’attentat tant par la radio RTLM que par l’ambassade de France. Cependant, le 7 avril à Paris, le
général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, accuse le FPR :
Selon des témoins, l’avion aurait été abattu par un tir de roquettes alors qu’il s’apprêtait à
atterrir. Mais l’hypothèse vraisemblable d’un attentat du FPR devra être confirmée par l’enquête.
[...] Si l’attentat était d’origine F.P.R., il pourrait s’agir des prémisses d’une action de plus grande
ampleur en vue de la prise de pouvoir à Kigali. 873
869 P. Smeets, Lt Col Avi, VSF/I et J. Paque, Maj d’Avi Ir VSF/IT, à l’Auditeur militaire, Rapport d’enquête, 1er
août 1994 no VSF/I 943141 Objet : Sinistre aérien du 06 Avr 94 à Kigali - Falcon 50. http://francegenocidetutsi.org/
SmeetsPaque1erAout1994.pdf
870 Voir par exemple J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 2, 4-5].
871 OACI : Organisation de l’aviation civile internationale.
872 Lettre du ministre des Transports et des Communications, Charles Murigande à M. Z.M. Baliddawa, représentant
régional de l’OACI, B.P. 46294, Nairobi, No 16.06.01/AC/294/371. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 248]. http://francegenocidetutsi.org/Murigande28mars1996.pdf
873 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République - Objet : Rwanda-Burundi - Situation
après la mort des deux présidents, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot7avril1994.pdf
425
7.17. LES ACCUSATIONS SUCCESSIVES QUANT AUX AUTEURS DE L’ATTENTAT
Sur quels indices s’appuie le général pour accuser le FPR ? Il n’en indique aucun. Que signifie son
« devra être confirmée » ? Le verbe devoir implique en général une obligation. Fixe-t-il d’avance la
conclusion de cette enquête ? Bruno Delaye, conseiller aux affaires africaines à l’Élysée, accuse également
le FPR :
1) Hier soir, l’avion du Président rwandais, Juvénal Habyarimana, qui avait à son bord également
le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira, s’est écrasé à Kigali dans les environs de l’aéroport.
L’avion qui revenait de Dar es-Salaam, où s’est tenue une réunion des chefs d’État de la région
consacrée précisément au Rwanda et au Burundi, a dans son approche finale essuyé des tirs. Selon
les Belges il s’agirait de tirs de roquettes ou de missiles.
Les deux présidents sont morts ainsi que tous les passagers (une dizaine) dont le chef d’état-major
rwandais et deux ministres burundais. Les trois membres de l’équipage – tous français – ont également
été tués.
L’attentat est attribué au Front patriotique rwandais (FPR). 874
Le 8 avril sur France 2, le journaliste Hervé Bouchaud déclare que la garde présidentielle est « soupçonnée aujourd’hui d’être à l’origine de l’accident d’avion qui a provoqué mercredi la mort des chefs
d’État du Burundi et du Rwanda. » 875 Alain Frilet reprenant dans Libération le point de vue de plusieurs
diplomates rapporte la même accusation. 876 En revanche, Jean Hélène dans Le Monde estime que, selon
« les observateurs », le FPR « n’avait aucune chance de conserver les acquis d’Arusha » et aurait choisi
« une éventuelle stratégie visant à s’imposer par les armes. » 877
Agathe Habyarimana, interrogée le 21 avril 1994 par Jeune Afrique, accuse le FPR mais n’a pas encore
de preuve :
Qui a commis le crime ? Aucun membre de la famille n’a le moindre doute. « Nous n’avons
pas encore de preuves, mais on les trouvera, résume Agathe Habyarimana : c’est l’œuvre du Front
Patriotique Rwandais (FPR), en connivence avec des Belges. » Le FPR est le puissant groupe rebelle
tutsi qui avait accepté un armistice et sa réintégration dans la légalité au mois d’août 1993. 878
Paradoxalement, la lettre de Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux missions diplomatiques rwandaises, en date du 15 avril 1994, estime que la mise en cause du
FPR ne repose que sur des spéculations. Elle invoque plutôt la responsabilité des Casques-bleus belges
et conclut qu’il « serait hasardeux de tirer une conclusion définitive sur les auteurs de l’attentat qui a
coûté la vie au président Habyarimana. » 879 Cette prudence est à comparer avec les certitudes des deux
conseillers élyséens dès le 7 avril. Elle surprend. Elle prouverait que le ministre Jérôme Bicamumpaka
n’était pas partie prenante dans l’attentat, ce qui est probable. Son mentor, Jean-Bosco Barayagwiza,
directeur des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères et leader de la CDR, n’aurait pas
participé à la rédaction de ce texte ? C’est étonnant. Mais nous avons noté que son correspondant en
Belgique, Papias Ngaboyamahina, accuse les Belges dès le 7 avril. 880
Le 29 avril, le général Quesnot maintient son accusation contre le FPR mais évoque une complicité
belge et l’intervention de mercenaires :
Christian Quesnot : [...]
Le FPR est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique. Il peut être assimilé à des
« khmers noirs ». Il a une complicité belge. On a dit : les Hutus ont abattu l’avion d’Habyarimana.
Mais c’est faux. Ce sont des mercenaires, recrutés par le FPR ou issus de lui, qui ont abattu l’avion. 881
Notons que cette mise en cause de Belges par Bruno Delaye et le général Quesnot intervient après la
visite à Paris de Jérôme Bicamumpaka le 27 avril. Le 2 mai, Quesnot répète à Mitterrand que l’attentat
a été commis par des mercenaires belges recrutés par le FPR :
874 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les présidents du
Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye7avril1994.pdf
875 Hervé Bouchaud, M. Rinaldi, France 2, 8 avril 1994, 7 h 30.
876 Alain Frilet, Rwanda : la paix civile détruite en plein vol, Libération, 8 avril 1994.
877 Jean Hélène, De violents combats ont éclaté dans la capitale rwandaise, Le Monde, 8 avril 1994, p. 3.
878 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
879 Voir les points 22 et 25 de cette lettre section 7.10.17 page 340.
880 Voir l’accusation faite par le Comité de crise de la Communauté rwandaise de Belgique section 7.13.9 page 374.
881 Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye29avril1994.pdf
426
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le président Habyarimana, seul obstacle physique à la prise du pouvoir tutsi a été éliminé, sans
doute par des mercenaires belges recrutés par le FPR. 882
Dans son discours au Conseil de sécurité le 16 mai 1994, Jérôme Bicamumpaka, dépassant la réserve
prudente de sa lettre de Consignes du 15 avril 1994, met clairement en cause le FPR :
L’assassinat du Chef de l’État rwandais, le 6 avril 1994, et la reprise simultanée de la guerre
n’étaient pas un effet du hasard. Cela faisait partie d’un plan minutieusement élaboré de prise de
pouvoir à Kigali. Ce plan avait d’ailleurs été coordonné avec les autorités ougandaises, qui ont ellesmêmes programmé une démobilisation déguisée pour libérer les soldats à envoyer sur le front au
Rwanda. [...]
Le FPR, fortement soutenu par l’Ouganda, a pris sur lui la responsabilité de tuer le Chef de
l’État rwandais – crime suprême dans tout pays civilisé –, de reprendre la guerre, plus meurtrière que
celle engagée depuis le 1er octobre 1990, et de procéder à des massacres systématiques et sélectifs de
populations civiles. 883
Cette accusation de Bicamumpaka contre le FPR ne s’appuie sur aucune preuve. Mais, comme à cette
date du 16 mai, l’armée du FPR a pris le contrôle de l’Est du pays et d’une partie du Nord, le représentant
du Gouvernement intérimaire rwandais peut affirmer que l’assassinat du chef de l’État faisait partie d’un
plan préétabli de prise de pouvoir par le FPR, même si celui-ci n’est pas réellement l’auteur de l’attentat.
Après la mise en cause de Français, membres du DAMI, par Colette Braeckman le 17 juin, 884 l’excapitaine Barril, le 28 juin 1994, agite devant la presse des pièces à conviction concernant l’attentat et
accuse le FPR et des Belges, alors qu’aucune enquête judiciaire n’a été ouverte en France. 885
Intervenant lors du journal de 13 heures de France 2 [mardi 28 juin 1994] au cours duquel il a
présenté la fameuse boîte noire de l’avion du président rwandais Habyarimana abattu le 6 avril à
Kigali, il a accusé « les terroristes du FPR » d’être responsables de cet attentat.
Précisant qu’outre certains enregistrements entre la tour de contrôle et l’avion présidentiel, il
détenait des photos satellites de la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, prises le soir de l’attentat,
il a affirmé qu’il s’agissait bien d’un complot. En effet, les clichés montrent « des camions qui se
précipitent en masse à l’assaut du Rwanda et des forces gouvernementales », ce qui est le signe d’une
action conjuguée.
Barril ajoute qu’il a récupéré les lance-missiles ayant servi à l’attentat. Lance-missiles qui, toujours
selon lui, n’ont pu être manipulés que par des instructeurs étrangers, vraisemblablement belges,
puisqu’il prétend que l’armée régulière rwandaise posséderait des enregistrements de conversations
entre militaires du FPR sur lesquels on entend des Occidentaux s’exprimer, en anglais, avec l’accent
belge. 886
Le 28 juin, on est en plein début de l’opération Turquoise, et accuser le FPR permet de justifier que
l’intervention humanitaire soit en réalité une opération militaire offensive. Le 29 juillet, Stephen Smith
prend le relais de Barril, discrédité avec sa fausse boîte noire. Il insinue que l’enquête pourrait « mener
au FPR, le seul qui disposait d’une logistique suffisante ». Le FPR a déjà utilisé des missiles sol-air, il est
le « commanditaire des attentats » précédents, d’après une “Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis
1990” rédigée « sous le contrôle de gendarmes français », 887 et il n’hésite pas à pratiquer la « stratégie
du pire ». 888 Cet article de Stephen Smith, rédigé en collaboration avec les Services, est l’archétype de
toutes les accusations ultérieures contre le FPR, fondées sur aucune preuve matérielle.
En 1995, Filip Reyntjens louera l’« indépendance d’esprit » de Stephen Smith pour avoir eu le « courage » d’aller à contre-courant d’une opinion largement répandue ! 889 Reyntjens réussit, pour sa part, le
tour de force d’accumuler des éléments accablants pour les extrémistes hutu et leurs soutiens français
mais finalement de suspecter le FPR d’être l’auteur de l’attentat.
Général Quesnot, chef de l’état-major particulier, Note du 2 mai 1994 à l’intention du Président de la République. Objet :
Votre entretien avec M. Léotard, lundi 2 mai. Situation, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf
883 Conseil de sécurité, 16 mai 1994, ONU S/PV.3377, p. 4, colonne de droite, 2e et 5e paragraphes. http://
francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=4
884 Colette Braeckman, « L’avion Rwandais Abattu Par Deux Français ? », Le Soir, 17 juin 1994, p. 1.
885 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
886 E.L., Barril accuse les « terroristes du FPR », Libération, 29 juin 1994. E.L., Éric Landal, est un pseudonyme.
887 Voir section 2.10.3 page 130.
888 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
889 F. Reyntjens [182, p. 26].
882
427
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Nous remarquons que l’imputation de l’attentat aux Belges a dominé au Rwanda pendant tout le
génocide. En France, cette mise en cause des Belges n’apparaît publiquement que dans la prestation
télévisée fin juin de l’ex-capitaine Barril qui met en avant la responsabilité du FPR. Une complicité belge
est évoquée par le général Quesnot le 29 avril 1994.
L’accusation contre le FPR, insinuée par Jean Hélène dès le 8 avril, le sera constamment après le
génocide en l’absence de toute preuve matérielle.
7.18
Les pièces à conviction
Les pièces à conviction pour une enquête en vue d’identifier les auteurs de l’attentat sont les suivantes :
— Les éléments recueillis probablement par le commandant de Saint-Quentin et des experts militaires
français :
— Les deux « boîtes noires », le CVR et le FDR,
— Les débris de missiles trouvés sur le lieu du crash et les indices permettant de déceler la nature
du missile.
— Les éléments que l’ex-capitaine Barril dit avoir ramenés de Kigali 890 :
— 3 bandes d’enregistrement de huit heures chacune, de marque Assmann provenant de la tour
de contrôle de l’aéroport de Kigali,
— Le cahier de veille de l’aéroport comportant à la date du 6 avril le nom des trois hommes de
permanence,
— Le cahier des « services de transmission et radioguidage »,
— Les télex reçus à l’aéroport dans les jours ayant précédé l’attentat,
— « 80 kilos de pièces calcinées de l’avion, des boîtiers électroniques, des enregistreurs de vol, des
bandes magnétiques », 891
— « douze bobines d’enregistrements de vols du jour fatidique » provenant de l’aéroport, 892
— 80 témoignages enregistrés en vidéo de personnes qui virent le départ des missiles, 893
— Les lanceurs de missiles SAM-7, 894
— Les plans des lieux avec l’emplacement présumé des tireurs, 895
— Des photos satellites de la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda montrant l’offensive du FPR
le 6 avril, 896
— Les restes d’une roquette que lui a confiés Augustin Bizimana, ministre de la Défense. 897
— L’enquête de la société d’expertise aéronautique Airclaims : elle contiendrait « des témoignages
de plusieurs personnes ayant vu le tir de missiles qui a abattu l’avion pendant son approche de
Kigali ». 898 La lettre de Vincent Fave d’Airclaims se contente de recopier le témoignage de la
famille Habyarimana publié par Jeune Afrique mais donne quelques autres renseignements, en
particulier sur la boîte noire.
— Un reste d’une roquette que Augustin Bizimana, ministre de la Défense, gardait avec lui à Gisenyi. 899
— Les photos des débris de l’avion :
— Les photos de Jean-Luc Habyarimana. Elles ont été prises le soir même. Certaines ont été
publiées par Jeune Afrique dans son édition du 28 avril. D’autres ont été montrées par la
RTBF. Charles Onana en a publiées dans son livre Les secrets du génocide rwandais. 900 Paul
890 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
891 P. Barril [34, p. 177].
892 P. Barril ibidem.
893 P. Barril ibidem.
894 Jean-Michel Maire, J’ai aussi les lanceurs SAM 7, France Soir, 1er juillet 1994 ; E.L., Barril accuse les « terroristes du
FPR », Libération, 29 juin 1994. Dans son livre publié en septembre 1996, Barril confirme qu’il a récupéré les lanceurs des
deux missiles (p. 177) mais il dit, une page avant, que l’avion a été abattu par des SAM-16. Cf. P. Barril [34, pp. 176-177].
895 P. Barril ibidem.
896 E.L., Barril accuse les « terroristes du FPR », Libération, 29 juin 1994.
897 Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994.
898 Patrick de Saint-Exupéry, Ce mystérieux attentat qui fut le détonateur des massacres, Le Figaro, 30 mars 1998, p. 4.
899 Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994.
900 Jean-Luc Habyarimana reconnaît les photos du crash publiées dans ce livre comme les siennes et déclare qu’il en a
428
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Date
Accusé
Accusateur
Référence
6/4 ∼ 22 h
Belges
RTLM
Sénat belge, Com. Kigali, pp. 56, 83
6/4 soirée
Belges
Amba. France, Kigali
C. Braeckman [44, p. 177]
7/4 matin
Belges
Papias Ngaboyamahina
C. Braeckman [44, p. 178]
7/4 matin
Belges
RTLM
Sénat belge 1-611/12, 1997-1998,
p. 76
7/4
Belges
Amba. France, Kigali
F. Vériter, cf. Le Soir, 31/3/2004
7/4
FAR
Rawson, amba US, Kigali
Ferroggiaro [83, Doc. 4]
7/4
FPR
B. Delaye
Delaye à Mitterrand, 7/4/1994
7/4
FPR
Gen. Quesnot
Quesnot à Mitterrand, 7/4/1994
8/4
Garde présidentielle
Des diplomates
A. Frilet, Libération, 8/4/1994
8/4
Garde présidentielle
Hervé Bouchaud
A2, 8/4/1994, 7 h 30
8/4
FPR
Des observateurs
J. Hélène, Le Monde, 8/4/1994
14/4
FPR + Belges
Spérancie Karwera
Jeune Afrique, 14/4/1994
21/4
Belges
Amba. Rwanda, Kinshasa
Le Soir, 21/4/1994
25/4
FPR
J.-M. Marlaud
MIP, Annexes, p. 273
27/4
FPR
J. Mugenzi, Nairobi
African Rights [5, p. 95]
28/4
FPR + Belges
Agathe Habyarimana
Jeune Afrique, 28/4/1994
29/4
FPR + Belges
Gen. Quesnot
Quesnot à Mitterrand, 29/4/1994
29/4
Extrémistes hutu
Gouv. belge
AFP gg/bw, 29/4/1994
17/6
2 Français + CDR
C. Braeckman
Le Soir, 17/6/1994
28/6
FPR + Belges
P. Barril
Libération, 29/6/1994
1/7
FPR
P. Barril
France Soir, 1/7/1994
3/7
Belges pour FPR
A. Bizimana, min. Déf.
F. Johannès, JDD, 3/7/1994
20/7
FPR
S. Smith
Libération, 29/7/1994
fin 1994
FPR
Le Petit Robert
Mehdi Ba [29, p. 82]
1995
FPR
F. Reyntjens
F. Reyntjens [182, pp. 41-46]
Table 7.8 – Historique des allégations sur les auteurs de l’attentat
429
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Barril détient certaines de ces photos :
Paul Barril montre les débris éparpillés sur les pelouses, ainsi que les corps ensanglantés des
victimes, tels qu’ils apparaissent sur les photographies prises par le plus jeune fils du président
Habyarimana, dont une partie ont été publiées par l’hebdomadaire Jeune Afrique, dans son
édition du 28 avril. 901
— D’autres photos des restes de l’avion ont été prises par des photographes et certaines ont été
publiées dans la presse.
— La MINUAR a pris des photos :
Le brigadier général [Henry Anyidoho] et les autres officiers de la Minuar venus enquêter sur
l’épave du Dassault-Falcon 50 en ont été empêchés par des éléments de la garde présidentielle
durant les quinze jours qui ont suivi l’attentat. Cependant, ils ont pu survoler les débris en
hélicoptère et prendre des photos. 902
7.18.1
Les pièces que Barril prétend avoir ramenées
La description faite par Hervé Gattegno et Corine Lesnes, le 28 juin 1994, des pièces ramenées par
Barril est reproduite section 7.11.6 page 347. Barril lui-même en refait l’inventaire dans son livre paru en
septembre 1996, y incluant les deux lanceurs de missiles :
En ma qualité de conseiller de la présidence rwandaise, je me suis rendu sur les lieux. J’ai récupéré
environ 80 kilos de pièces calcinées de l’avion, des boîtiers électroniques, des enregistreurs de vol, des
bandes magnétiques. Je me suis rendu, également, sous un tir intense de mortier de 120 mm du FPR,
à l’aéroport de Kigali, pour récupérer aussi les documents originaux : carnets de l’aéroport, rapports
de la météo, fax, telex, ainsi que douze bobines d’enregistrements de vols du jour fatidique.
Plus tard, avec l’aide de militaires fidèles, j’ai récupéré les lanceurs des deux missiles meurtriers,
trouvés aux alentours d’une zone surveillée par l’armée belge. J’ai aussi réuni quatre-vingts témoignages, directs et précis, avec les enregistrements vidéos de personnes qui virent le départ des missiles
et leurs impacts sur la carlingue de l’avion présidentiel. J’ai aussi les plans des lieux avec l’emplacement présumé des tireurs. 903
On peut se demander pourquoi l’ex-gendarme Barril ramène tout ça de Kigali. Est-ce uniquement
dans le cadre du contrat qui le lie avec Mme Agathe Habyarimana ?
Confié par la veuve du président, Agathe Habyarimana, réfugiée en France avec ses enfants, un
« mandat d’investigations et de recherches » daté du 6 mai fixe le cadre de sa mission : « Conduire
toutes les investigations qu’il jugera utiles à la manifestation de la vérité sur l’attentat » en découvrir
« les coupables et tout spécialement les commanditaires », mener « toutes les actions nécessaires auprès
des assurances ». Une avocate française, Hélène Clamagirand, a par ailleurs été chargée de constituer
un dossier afin de déposer « dans les prochaines semaines » une plainte pour assassinat devant la
Cour internationale de justice de La Haye. 904
Le dépôt d’une plainte pour assassinat devant la Cour internationale de justice de La Haye, Cour qui
ne juge que des litiges entre États, montre que tout ce que Barril invoque ici est fumeux mais que sa
mission réelle était autre. 905 Dans son livre paru en 1996, il se présente comme « conseiller à la présidence
rwandaise ». Laquelle ? Celle d’Habyarimana ou celle de Sindikubwabo ? L’article du Canard enchaîné du
29 juin 1994 le présentait comme étant « en mission pour l’Élysée », afin notamment de mettre la main
sur les archives du président rwandais. « L’ancien officier, lit-on dans Le Monde, affirme s’être rendu au
Rwanda à deux reprises depuis le crash de l’avion présidentiel, courant avril et début mai, dans le but
d’enquêter, à la demande de la famille, sur les circonstances de la mort du chef de l’État rwandais. »
d’autres. Cf. Jean-Luc Habyarimana, Interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Turner, TPIR,
Procès Bagosora, 6 juillet 2006.
901 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
902 J.-F. Dupaquier, L’Événement du jeudi, 1er décembre 1994, p. 51.
903 P. Barril [34, p. 177].
904 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
905 En revanche Me Hélène Clamagirand écrit à Charles de la Baume, PDG de SATIF, le 29 juillet 1994, que madame la
présidente Agathe Habyarimana l’a chargée de déposer une plainte devant la juridiction française.
430
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Le FPR menaçant de prendre le contrôle du camp de Kanombe et de l’aéroport, prise qui fut effective
le 21 mai, il fallait éviter que le FPR ou les Casques-bleus s’emparent de preuves concernant l’attentat
qui pourraient s’avérer gênantes pour la France. Comme l’a écrit Michel Sitbon, « Paul Barril n’aura été
là que pour faire le ménage. » 906 Il reste possible que certaines pièces que Barril dit détenir aient été
ramenées du Rwanda non pas par lui, mais par des militaires français auparavant. Ceci pourrait expliquer
le “on” qu’il utilise le 27 juin quand il déclare à Henri Périllou sur RFI :
« On a beaucoup d’autres choses en dehors des éléments de l’épave de l’avion. On est en possession
de deux lanceurs Sam 7 récupérés sur place. On connaît exactement leur position sur le terrain.
J’ai des éléments qui ont été touchés et vus par des spécialistes tant de l’avion que de l’aéroport :
les trois bandes d’écoute. Dans les aéroports internationaux comme Kigali, tout est enregistré sur
des carnets, que ce soient les prises de poste, l’ensemble de la vie de l’aéroport. Je suis allé sur le
terrain. J’ai ramassé ce que j’ai vu en objets comme les lanceurs. Je les ai positionné sur le terrain
géographiquement pour voir quelle était la responsabilité militaire des gens qui occupaient le terrain.
On a les photos satellites et j’ai eu à peu près quatre-vingt [sic] témoignages de gens qui ont vu
l’avion, qui ont eu des choses importantes à nous dire. L’attentat surtout a immédiatement déclenché
une offensive de [sic] FPR sur Kigali, mais sur toutes les lignes de front [sic]. Quand je dis une
offensive généralisée, c’est une quinzaine de bataillons. Tout était programmé. » 907
L’allusion à des « spécialistes tant de l’avion que de l’aéroport » qui ont examiné les objets rapportés
par Barril est une confirmation qu’une enquête secrète a été faite ou est en cours en France. Mais sur le
devant de la scène, fin juin 1994, l’ex-capitaine Barril, connu pour avoir falsifié l’enquête policière dite des
Irlandais de Vincennes, se présente publiquement comme chargé de l’enquête sur les causes d’un attentat
qui a provoqué la mort de trois Français et donné le signal de déclenchement d’un génocide planifié. Voilà
qui n’est guère conforme à l’image d’État de droit que les Français se plaisent à donner de leur pays.
Quelles sont les pièces que Barril a effectivement remises au juge Bruguière ?
Le 29 septembre 1999, lors de sa première audition, Paul Barril remet au juge une « main courante »,
un rouleau de télex et diverses pièces métalliques de l’avion :
Je vous remet certains éléments que j’ai pu recueillir, à savoir un registre dit « main courante »
supportant la mention « enregistreur », ouvert le 23 juin 1986 et arrêté à la date du 6 avril 1994,
ainsi qu’un rouleau de télex codés et divers [sic] pièces métalliques de l’avion. 908
Le 20 juin 2000, Barril donne des précisions au juge qu’il n’avait pas données « pour des raisons de
sécurité personnelle ». Il promet de lui remettre l’enregistrement sur bande magnétique des conversations
entre la tour de contrôle et l’avion :
Je détiens actuellement des enregistrements audio magnétiques des conversations radio échangées
entre la tour de contrôle de Kigali et le trafic aérien. Je possède donc la dernière bande magnétique
qui était encore en place sur l’appareil enregistreur de l’aéroport. Je suis en mesure de vous la fournir,
après recherches. Je vous la communiquerai ultérieurement. 909
Donc en juin 2000, lors de sa deuxième audition, Barril n’a toujours pas remis les bandes magnétiques
de la tour de contrôle. Les personnes en France dont il est le porte-parole ont largement le temps de
modifier éventuellement le contenu de ces bandes par une simple copie sélective. Alors que Barril avait
exhibé ces bandes magnétiques à la télévision le 28 juin 1994, pourquoi, ce 20 juin 2000, le juge n’exiget-il pas qu’il les lui fournisse immédiatement ? Le juge Bruguière ne semble vraiment pas pressé d’entrer
en possession de la seule pièce à conviction de son enquête, l’enregistrement sur bande magnétique des
conversations entre l’avion et la tour de contrôle.
Barril disait avoir 80 témoignages enregistrés en vidéo de personnes qui ont vu le départ des missiles.
Ce 20 juin 2000, il ne sait plus où ils sont :
En ce qui concerne les enregistrements vidéos réalisés, je ne sais pas où ils sont. Mais TF 1, je
crois, avait diffusé une année après l’attentat certains des témoignages recueillis au Rwanda. 910
Michel Sitbon, Capitaine Paul Barril au rapport, La lettre de Maintenant, septembre 1996.
M. Mas [139, p. 438].
908 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 29 septembre 1999. Cf. Texte publié par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition29sept1999.pdf
909 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. http://francegenocidetutsi.org/
BarrilAudition20juin2000.pdf
910 Extrait de l’audition de Paul Barril, ibidem.
906
907
431
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
En juin 1994, Paul Barril assurait qu’il détenait les 2 tubes lance-missiles SAM 7. Le 20 juin 2000, il
déclare au juge qu’il les a eus mais qu’ils ont été remis aux services de Mobutu :
Aux alentours du 30 avril 1994, de retour de Kigali, il m’a été remis les deux tubes lance-missiles
qui avaient été découverts par la population déplacée, dans les parages de la ferme de Masaka. Ces
deux tubes ont été retrouvés à environ 1,5 kilomètres des postes de tir que j’avais pu déterminer
précédemment au vu des témoignages. J’ai déposé ces deux tubes lance-missiles à l’état-major. L’un
de ceux-ci sera pris en compte provisoirement par le ministre Casimir Bizimungu pour le présenter à
quelqu’un dont j’ignore le nom. Puis j’ai donné les directives pour les faire emballer et acheminer sur
Goma. Plus tard, au déménagement de l’état-major des FAR, ces tubes ont été déposés à Goma entre
les mains des services de Mobutu. J’ignore ce que sont devenus depuis ces deux tubes lance-missiles.
Il est possible que ce soit le général Tembele [général zaïrois, commandant la région militaire
de Goma] qui ait récupéré ces deux tubes lance-missiles pour les remettre aux services de Mobutu,
mais je ne peux pas le confirmer. Dans la débandade, nous avions perdu de vue ces deux missiles.
Le chef des services de renseignements de Mobutu, Atundu Liondu [Alain Atundu Liongo], qui avait
déconseillé au président Mobutu de se rendre à Dar es-Salaam car il avait appris qu’un attentat était
en cours de préparation, serait en mesure de répondre à la question sur les missiles. 911
Enfin, le 9 septembre 2003, Barril affirme qu’il n’a jamais eu les tubes lance-missiles entre les mains :
En ce qui concerne les deux tubes lance-missiles, je précise ne les avoir jamais eu entre les mains.
Je n’ai pas non plus eu l’occasion de les voir à l’état-major des FAR. 912
7.18.2
Les pièces ramenées à Paris par Rwabalinda
Le juge Bruguière écrit que les photos d’un lance-missiles ont été remises au général Huchon à Paris
par le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, accompagné du colonel Ntahobari. 913 Mais le général
Paul Rwarakabije, alors lieutenant-colonel, officier opérations de la gendarmerie rwandaise, affirme que
« lorsque le lieutenant-colonel Rwabalinda s’est rendu en mission à Paris, il a remis tous ces objets
[plusieurs pièces collectées par les Forces armées rwandaises, dont des douilles] au général Huchon, chef
de la coopération militaire à l’Élysée. » 914 Ce point est confirmé par Rwabalinda qui écrit dans son
rapport que parmi les priorités ils ont abordé la « participation aux enquêtes visant à faire la lumière sur
la mort tragique du Président de la République rwandaise et celui du Burundi. » Ces pièces se trouveraient
donc soit au ministère de la Coopération ou à la Direction du renseignement militaire (DRM). Le juge
Bruguière ne fait allusion qu’aux photos d’un lance-missiles SAM-16.
7.18.3
Les débris de l’avion
Il n’y a pas eu d’enquête judiciaire sur les causes de la chute de l’avion du président rwandais, le 6 avril
1994. 915 À notre connaissance, fin 2008, les débris de l’avion n’avaient pas été analysés par des experts.
Ils l’ont été par deux experts britanniques dont le rapport du 27 février 2009 est publié en annexe du
rapport Mutsinzi, rendu public en janvier 2010.
Le juge Bruguière a prétendu identifier les auteurs de l’attentat sans même faire expertiser l’épave
de l’avion. Quinze années étant passées, est-il encore possible de faire une enquête rigoureuse à partir
des débris de l’avion encore sur place ? L’enquête secrète des militaires français et les pièces à conviction
qu’ils ont prélevées permettraient aux enquêteurs de déterminer le type d’arme utilisée et de préciser les
circonstances du crash. Nous répertorions ici les observations de personnes qui ont vu, ou disent avoir
vu, les restes de l’avion.
Les experts belges cités plus haut ont constaté d’après les photos que l’aile gauche de l’avion est très
endommagée. Après la fuite de l’armée rwandaise et de la garde présidentielle, le journaliste Jean-Philippe
Ceppi a vu la carcasse et constaté un impact dans l’aile droite :
Extrait de l’audition de Paul Barril, ibidem.
Extrait de l’audition de Paul Barril, ibidem.
913 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 36].
914 Colette Braeckman, « Seuls les Français ont pu arriver sur place », Le Soir, 25 avril 2007.
915 La première enquête a été faite par les juges Poux et Trévidic, accompagnés de cinq experts, les 13 et 16 septembre 2010.
Dans un rapport notifié aux parties le 10 janvier 2012, ils estiment que l’avion a été abattu par un missile de type SAM 16 qui
a touché le dessous de l’aile gauche et explosé dans le réservoir de kérosène, provoquant une boule de feu. Nous ne remanions
pas le texte qui suit. http://francegenocidetutsi.org/rapport-balstique-attentat-contre-habyarimana-6-4-1994.
pdf
911
912
432
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Tragique ironie du sort, les restes calcinés de l’appareil sont à deux pas [de la villa présidentielle],
parmi les briques du mur d’enceinte qui a volé en éclat au moment de l’impact : au bout du somptueux
jardin présidentiel, à quelques mètres de la villa que l’appareil a failli pulvériser dans sa chute. A
travers l’aile droite du Falcon 50, offert par la France, l’impact du missile qui a touché l’avion. A
part les pages souillées du livret de bord, de rares papiers ont échappé à la vigilance des enquêteurs,
mandatés par le gouvernement intérimaire de Gitarama. Des cartes de visites éparpillées, quelques
pages d’un « mémorandum sur la crise politique au Burundi » et une promesse de sponsorisation de
la brasserie Mutzig, accordée à Jean-Pierre Habyarimana, le fils du Président et le propriétaire de la
plus fameuse discothèque de la ville, le Kigali Night pour un concert du chanteur Koffi Olimide. 916
Le Falcon a été touché à l’arrière selon l’ex-capitaine Barril :
Peu après 20 h 30, le mercredi 6 avril, alors qu’il s’apprêtait à se poser sur l’unique piste de
l’aéroport de Kigali, le Falcon 50 a été touché à l’arrière par deux roquettes, puis s’est écrasé dans
l’enceinte même de la résidence présidentielle, voisine de l’aéroport. 917
La MINUAR a été empêchée d’enquêter sur l’épave par la garde présidentielle durant les quinze jours
qui ont suivi l’attentat. Cependant, des Casques-bleus ont pu survoler les débris en hélicoptères et prendre
des photos.
« Ce que j’ai vu, ajoute Angidoho [Anyidoho], c’est que l’avion n’avait pas été touché par des tirs
de mitrailleuse, mais par des roquettes. Même si des morceaux de l’épave avaient déjà été tournés
et retournés, on aurait des petits trous. » Une observation confirmée par un autre représentant de la
MINUAR, Pierre Mehu : « Ce qui nous a frappés, ce sont deux trous ronds dans les ailes, de 50 ou
60 centimètres de largeur. Exactement comme lorsqu’une roquette RPG 7 frappe de la tôle pas très
épaisse, comme un toit de tôle ondulée. » 918
Cette observation, si elle est exacte, prouverait que l’avion a été touché par deux projectiles et non
un. Ceci montre que l’examen de la carcasse de l’avion est le point de départ d’une recherche objective
des causes de la chute de l’appareil. Le juge Bruguière ne l’a pas fait, pas même à partir de photos.
Nous nous sommes rendus sur les lieux du crash à Kanombe le 25 juillet 2007, voici notre constat
sommaire : les débris de l’avion sont à l’extérieur de l’ancienne propriété Habyarimana. Le président
Pasteur Bizimungu, qui résidait là, aurait fait repousser les débris de l’intérieur de la propriété vers
l’extérieur et reconstruire le mur. Un gardien dans un mirador sur le mur semble surveiller plus la
propriété que les restes de l’avion. On peut accéder librement aux débris, c’est-à-dire que n’importe qui
peut prélever des morceaux de l’avion en souvenir, comme l’a fait Barril. Il n’y a pas de traces évidentes
d’impact. Comme il manque des morceaux de l’avion, on pourrait imaginer que ceux qui ont été enlevés
sont ceux qui permettent de déterminer l’arme qui a abattu l’avion. Les trois réacteurs sont abîmés mais
non explosés. Si l’arme était un missile guidé par un détecteur infrarouge qui se dirige vers une source
chaude, elle aurait touché les réacteurs. Mais ce raisonnement n’est valable que si le missile vient de
l’arrière. S’il aborde l’avion par le côté ou par l’avant il peut toucher l’avion n’importe où. Signalons
d’ailleurs au lecteur que nous n’avons aucune expertise en la matière.
Lors de l’émission de la chaîne de télévision France 2 du 28 juin 1994, consacrée à la prétendue boîte
noire de l’ex-capitaine Barril, des images de la carcasse de l’avion sont montrées. On voit nettement un
trou dans une aile avec des traces d’un feu qui a brûlé la peinture. 919
Un trou analogue est visible sur une photo prise en 2007. Il semble que ce trou soit situé à l’avant de
l’aile droite. 920
Il faut tenir compte du fait que, lorsque ces photos ont été prises, ce trou n’avait pas attiré l’attention.
Cette réserve étant faite et si cette échancrure est bien celle du même trou, ces photos montrent que le
projectile a traversé l’aile droite.
Les experts britanniques Mike C Warden et W Alan McClue qui ont inspecté les débris à la demande de
la commission Mutsinzi ne semblent pas avoir remarqué ce trou, voir figure 7.12 page 437. Ils s’intéressent
à de petits trous et font autour des prélèvements de matière qu’ils ont analysés par spectrométrie aux
Jean-Philippe Ceppi, Kigali, les rebelles s’invitent au Palais du Président, Libération, 28 mai 1994.
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
918 J.-F. Dupaquier, La vérité sur la mort des gendarmes français de Kigali, L’événement du Jeudi, 1er décembre 1994,
p. 53.
919 Voir figure 7.9 page 434 et figure 7.10 page 435.
920 Voir figure 7.11 page 436.
916
917
433
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Figure 7.9 – Trou au bord d’une aile du Falcon avec trace de feu. Source : France 2, 28 juin 1994, journal
de 13 heures. Archives INA
rayons X. Les éléments identifiés n’évoquent pas une tête de missile SAM 16, concluent-ils. Mais il fallait
comparer avec d’autres têtes de missiles et les prélévements ne sont peut-être pas faits au bon endroit !
Si nous revenons à la photo extraite de l’émission de France 2 du 28 juin 1994, 921 il semble qu’elle
montre le dessus de l’aile gauche. En effet, le bord d’attaque est repéré par une bande grise. Ou alors
est-ce l’aile droite retournée ? Mais le trou paraît beaucoup plus gros que celui que nous apercevons dans
les photos du dessous de l’aile droite. Le trou fait environ un tiers de la largeur de l’aile. Sur nos autres
photos il fait environ le cinquième de la largeur. Nous serions donc en présence de deux trous donc de deux
traces de projectiles. Il faudrait visionner l’original de cette vidéo dont nous n’avons qu’une réduction
au format archive INA et examiner des photos d’époque qui ont été certainement faites mais que nous
n’avons pas.
Ce trou à l’aile droite est-il dû à l’explosion du carburant dans l’aile et non à un projectile ? Non,
car si le carburant de l’aile avait explosé, l’aile serait déchirée ailleurs puisque nous pensons que le bord
d’attaque est renforcé. 922
Un scénario explicatif pourrait être le suivant :
- Un projectile frappe le bord d’attaque de l’aile droite au voisinage de sa fixation au fuselage.
- Le projectile explose dans l’aile.
- Le carburant s’enflamme.
- L’air rentre par le trou et crée les conditions d’une explosion.
- L’explosion arrache l’aile du fuselage. L’avion est déséquilibré et devient incontrôlable.
Nous ne savons pas dire d’après nos photos si cela s’est passé ainsi. Il faudrait être capable de distinguer
les dislocations produites par l’explosion en vol de celles produites par l’écrasement au sol.
Une autre hypothèse est que ce trou est le résultat du premier tir de missile. Il est passé au travers
de l’aile droite mais n’a pas provoqué l’explosion de l’avion. Suite à ce premier tir, le pilote aurait réagi
en changeant brusquement la trajectoire de l’avion. C’est le deuxième tir, d’après les témoignages, qui a
Voir figure 7.10 page 435.
Au vu du rapport des experts des juges Poux et Trévidic, ce trou sur l’aile droite ne serait pas dû à un projectile.
Aurait-il été produit par l’arrachement de l’aile au contact du sol ? L’aile gauche qui a été complètement détruite en plusieurs
morceaux. C’est donc là que le missile a frappé, mais nous n’avons pas su le déduire. Le scénario présenté ici n’a de valeur
que si on remplace aile droite par aile gauche.
921
922
434
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Figure 7.10 – Même aile avec trou sur le bord avant et trace de feu. Source : France 2, 28 juin 1994,
journal de 13 heures. Archives INA
été fatal.
Notre examen nous fait conclure que l’avion a été touché au moins par un projectile. Celui-ci a atteint
le bord avant de l’aile droite. Il semble que l’avion ait été attaqué par l’avant. C’est d’ailleurs ce que la
commission Mutsinzi conclut de l’ensemble des témoignages des personnes qui ont vu les tirs. Certes, on
pourra lui objecter qu’elle n’a pas retenu des témoignages de personnes qui se trouvaient plus à l’est, vers
Masaka ou Kabuga.
Ce constat privilégierait-il un missile de type SAM 16 ou équivalent (Mistral...) plutôt que de type
SAM 7 qui se serait dirigé préférentiellement sur les réacteurs ? Nous n’avons pas l’expérience en matière
de missile pour l’affirmer.
D’ailleurs, ce trou a-t-il été provoqué par un missile, une roquette, un obus ? Un spécialiste devrait
pouvoir se prononcer en l’examinant. Nous sommes persuadés que deux spécialistes, un pour l’avion, un
pour les armes antiaériennes, étaient capables de déterminer le type d’arme utilisée à partir de l’examen
des débris de l’avion dans l’état où nous les avons vus en 2007. Les deux devraient aussi pouvoir déterminer
les causes de la chute de l’avion, car il ne suffit pas qu’un avion soit touché par un projectile pour qu’il
s’écrase. On a bien vu un avion Airbus qui a pu atterrir après avoir été touché par un missile.
L’hypothèse du missile est fondée sur les témoignages qui voient une trajectoire lumineuse semblant
se diriger vers l’avion. C’est au niveau de ce trou à l’avant de l’aile droite qu’il faudrait prélever des
échantillons à analyser pour déterminer la nature de la tête du projectile.
Puisque l’avion a été touché par devant, le tir serait parti d’un point situé devant l’avion et non
derrière. Les tireurs se seraient plutôt trouvé sur le côté est de la colline de Kanombe, en dessous ou au
voisinage de la trajectoire des avions se présentant à l’atterrissage.
En conclusion, il est à peu près certain que l’on voit encore sur l’aile droite de l’avion un trou provoqué
par un projectile et une auréole claire créée autour par une flamme qui a brûlé la peinture. Une expertise
permettrait d’obtenir des informations sur le type d’arme et sur la direction d’où provient le tir.
7.18.4
L’existence de la boîte noire
Le juge Bruguière ne parle pas de boîte noire dans son ordonnance, pourtant, c’est par cet examen
que débutent les enquêtes sur les accidents aéronautiques. Les avions civils sont normalement équipés de
435
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Figure 7.11 – Aile droite du Falcon 50. Le trou est visible dans le coin inférieur droit avec l’auréole
blanche due au feu (indiqué par une flèche). Les volets sur le bord de fuite prouvent qu’il s’agit du dessus
de l’aile droite et que le trou échancre le bord d’attaque. Photo de Pierre Jamagne, 25 juillet 2007,
Kanombe.
deux « boîtes noires », l’une est l’enregistreur des conversations dans le cockpit ou Cockpit voice recorder
(CVR), l’autre est l’enregistreur des paramètres de vol ou Digital flight data recorder (DFDR ou FDR).
La question de savoir si le Falcon abattu le 6 avril 1994 à Kigali avait une boîte noire, a été souvent
agitée. D’abord, le Falcon du président Habyarimana était-il un avion civil ou militaire ?
Pour réfuter l’accusation infamante faite par un journal belge contre deux membres du Dami et
l’information de la découverte de la boîte noire par les Français ayant filtré dans la presse, une campagne
sera lancée, exhibant dans un premier temps une boîte noire bidon puis, dans un deuxième temps,
remettant en cause son existence. Le 28 juin 1994, l’ex-capitaine Barril brandit une pseudo « boîte
noire » devant des journalistes à Paris :
C’est une petite boîte de métal, à peine plus grosse qu’un livre de poche, rivée à un morceau
de tôle ocre et cabossée, que l’on a manifestement arraché à sa carlingue d’origine. Sur la pièce de
tôle figurent plusieurs tampons et inscriptions, partiellement effacés. Des séries de chiffres, parfois
précédés d’une mention : “F 50”, comme Falcon 50... La boîte est carrée, quinze centimètres de côté,
quatre d’épaisseur. Sur l’un de ses côtés, une plaque de métal argent et bleu marquée « Litton »
se détache du fond noir. Au centre, une fiche électrique cachetée à la cire rouge, raccordée par une
dizaine de fils de couleurs à une prise à broche, qui pend aujourd’hui dans le vide.
Outre la fameuse « boîte noire », dont nul ne sait ce que le décryptage qui nécessite un matériel
spécifique pourrait révéler, l’ex-capitaine Barril a ramené [...] 923
923
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
436
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Figure 7.12 – L’expert britannique, requis par la commission Mutsinzi, ne remarque pas le trou dans
l’aile droite avec l’auréole blanche qui se trouve à sa main gauche (indiqués par une flèche). Source : [64,
Rapport Warden - Mc Clue, p. 87]
Hervé Gattegno et Corine Lesnes soulignent que Paul Barril n’agit pas en freelance mais en lien avec
Michel Roussin, ministre de la Coopération :
A dire vrai, les trouvailles africaines de l’ex-gendarme constituent, pour le gouvernement français,
un secret de Polichinelle depuis plusieurs semaines. Le cabinet du ministre de la coopération, Michel
Roussin, nous a confirmé l’existence de « contacts » avec Paul Barril, mais les deux parties contestent
avec autant de vigueur en avoir pris l’initiative. 924
Ce duo se permet de jouer une pantalonnade fin juin 1994. Au ministre Michel Roussin, qui s’étonne
sur RTL que l’ex-patron de la cellule antiterroriste de l’Élysée « n’ait pas encore remis ses pièces à
conviction à la justice », son compère Barril rétorque « Il a raison ! Mais à qui dois-je les remettre ?
Personne n’est chargé du dossier. Dites-moi à qui et je le fais tout de suite. » 925
Le ministre de la justice de l’époque, Pierre Méhaignerie, ne réagit pas, laissant supposer ainsi que
l’attentat contre l’avion d’Habyarimana est une affaire d’État, c’est-à-dire une affaire dans laquelle l’État
français est impliqué.
Le 28 juin, Paul Barril reproduit son numéro devant les téléspectateurs au journal de 13 h de France
2. Il exhibe 3 bandes magnétiques, des documents et une petite boîte noire fixée à une plaque de métal.
Il met en cause le FPR. 926 Le journal du soir, sur la même chaîne, filme un pilote de Toulouse, Philippe
Lendepergt, qui affirme que « l’objet présenté par Barril n’a rien à voir avec un enregistreur de vol ».
Il montre aux téléspectateurs une vraie boîte noire, qui est orange ! Ce qu’a présenté Paul Barril, c’est
un boîtier d’antenne radio-compas. Sur le Falcon 50, il y en a deux. Le radio compas oméga sert à aller
d’un point à un autre entre 2 balises, l’avion garde son cap. C’est un appareil inerte, qui ne contient
aucune information. Le reportage se termine par une dernière interrogation : le silence observé par le
gouvernement français dans cette affaire. 927
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
924 Gattegno, Lesnes, ibidem.
925 Jean-Michel Maire, Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994.
926 Daniel Bilalian, Journal de 13 h, France 2, 28 juin 1994.
927 Carole Caumont, Patrice Pelé, France 2, Dernière, 28 juin 1994.
437
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Le journaliste Hervé Gattegno, qui s’était complaisamment prêté à l’opération de communication de
l’ex-capitaine Barril, avoue s’être fait berner : la « boîte noire » de Barril n’en était pas une. 928 Pourtant,
des militaires français auraient bien récupéré une « boîte noire » selon Libération :
Reste que selon certaines sources militaires, une « boîte noire » aurait bien été récupérée par des
soldats français qui assistaient l’armée rwandaise au titre de la coopération. 929
Le responsable de la SATIF, société qui employait l’équipage du Falcon, assurait, une semaine avant
la prestation de Barril, « que l’avion ne possédait aucune boîte noire. » 930
Dassault déclare en 1994 que le Falcon n’avait pas de CVR :
Ces informations n’avaient suscité mardi 28 juin en fin de matinée aucun démenti officiel. Seuls les
services d’entretien de Dassault Falcon Service, qui assuraient la maintenance de l’avion présidentiel
offert par la France au Rwanda en 1990, ont indiqué qu’ils n’avaient « jamais vu d’enregistreur de
conversation (Cockpit Voice Recorder, ou CVR) à bord, lors des révisions annuelles de cet appareil. »
Les représentants de la société ont toutefois précisé que « le client pouvait monter facilement
ce type de boîte noire, l’avion disposant d’un prééquipement pour CVR », tout en indiquant que la
description de l’objet détenu par Paul Barril et détaillée dans le Monde ne correspondait pas aux
modèles connus. 931
L’affirmation est réitérée :
Chez Dassault-Aviation, qui assurait au Bourget l’entretien de l’avion rwandais (immatriculé
9X RNN), on confirme que, comme tous les appareils de ce type, celui-ci possédait les câblages
nécessaires à l’installation d’un enregistreur de voix, consignant les conversations entre le pilote et
la tour de contrôle. Mais on ajoute qu’au cours du dernier contrôle, en octobre 1993, « il n’y avait
aucun enregistreur à bord. » 932
Ces affirmations de Dassault ne concernent pas le FDR, enregistreur des paramètres de vol, dont
l’existence n’est pas niée.
Vincent Fave d’Airclaims écrit en 1995 : « It has been said that the black boxes (which every body
knows as orange) were allegedly removed from the aeroplane and sent to France. » 933
Il écrit plus loin :
We have checked with the manufacturer Dassault, which indicated to us :
- the Falcon 50 was not equipped with a datarecorder
- it was equipped with a CVR facility, but the CVR box (voice and sound recorder in the cockpit)
was not installed. 934
Le général Quesnot répète que l’avion n’avait pas de boîte noire devant la Mission d’information :
Il a par ailleurs rappelé qu’avait été évoquée l’existence d’une boîte noire, récupérée et présentée
comme telle par l’ex-capitaine de gendarmerie Barril à la télévision. Les experts aéronautiques n’ont
pas reconnu la pièce montrée. La société Dassault a indiqué que l’avion du Président Habyarimana
n’était pas équipé de boîte noire. 935
Selon un pilote de Falcon Service, un Falcon 50 est toujours équipé des deux enregistreurs CVR et
FDR :
Hervé Gattegno, La « boîte noire », le Falcon et le capitaine, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3.
Service Étranger avec AFP, Rwanda : Barril enquête sur la boîte noire de l’avion présidentiel, Libération, 28 juin
1994.
930 Gattegno, Lesnes, ibidem.
931 Gattegno, Lesnes, ibidem.
932 Hervé Gattegno, La « boîte noire », le Falcon et le capitaine, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3.
933 Airclaims France, From Vincent Fave/MJF, To Willis Corroon, Subject Rwandan state - Disaster of 6 April 1994
Falcon 50 9XR-NN, Paris 1st February 1995. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Annexes,
Black Box, 18950-FT-82-00.pdf, p. 6]. http://francegenocidetutsi.org/18950-FT-82-00.pdf Traduction de l’auteur :
On a dit que les boîtes noires (que tout le monde sait orange) aurait été démontées de l’avion et envoyées en France.
934 Ibidem. Traduction de l’auteur : Nous avons procédé à des vérifications auprès du constructeur Dassault qui nous a
indiqué que :
- le Falcon 50 n’était pas équipé d’un enregistreur de paramètres de vol
- il était pourvu d’un dispositif pour CVR, mais l’enregistreur CVR (voix et sons dans le cockpit) n’était pas installé.
935 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 343-344].
928
929
438
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Nous avons interrogé un pilote français qui travaille chez Falcon Service. Il nous a déclaré : « Tout
appareil Falcon 50 est nécessairement muni d’un enregistreur de conversations et de paramètres. » En
d’autres termes, on ne peut pas dire que le Falcon 50 du président Habyarimana ne disposait pas de
boîte noire. 936
La confirmation qu’il y avait bien deux « boîtes noires » est venue du général Rannou 937 tel que le
rapporte le député Jean-Claude Lefort :
3) La lettre du général Rannou en date du 15 juin 1998 confirme officiellement la présence à
bord du Falcon 50 des deux “boîtes noires” habituelles, un CVR (enregistreur des conversations de
l’équipage) et un enregistreur des paramètres de bord. J’ignore si leur analyse “n’aurait pas été de
nature à éclaircir les circonstances exactes” de l’attentat, comme l’estime le général Rannou, mais je
constate que quelqu’un a pensé qu’il était préférable de les faire disparaître. Ce qui réduit le champ
des suspects à ceux qui eurent accès à la zone du crash dans les heures qui ont suivi l’attentat. 938
Cette lettre du général Rannou ne sera pas publiée par la Mission d’information parlementaire de
1998. 939 En 2001, Dassault reconnaît que le Falcon était bien équipé d’un CVR :
Le 19 juin 2001, contredisant ses affirmations antérieures, Dassault Falcon Service, qui avait assuré
les révisions de l’avion présidentiel rwandais, a indiqué à la justice française que le jet de Juvénal
Habyarimana était bien équipé d’un cockpit voice recorder (CVR), c’est-à-dire d’une “boîte noire”. 940
Mais Stephen Smith lâche cette information pour en lancer une autre, à une date hautement significative, mars 2004, quelques jours avant le 10e anniversaire du début du génocide. Selon lui, c’est l’ONU
qui cache cette boîte noire :
Grâce à une confidence d’un « ex-membre des Nations unies », le juge Bruguière a ensuite retrouvé
le responsable des opérations aériennes de l’ONU à Kigali, d’avril à décembre 1994. Après quatre mois
de refus de témoigner, Roger Lambo, de nationalité canadienne, a finalement déclaré sur procès verbal,
le 1er mars 2002, que le CVR était arrivé au bureau des Nations unies à Kigali « environ deux ou
trois mois après la perte du Falcon 50 ».
Il affirme tout ignorer de la provenance de la « boîte noire », mais précise qu’elle était « en bon
état et possédait une plaquette sur laquelle se trouvaient inscrits le nom du fabricant et le numéro de
série ». Qu’a-t-il fait de cette pièce à conviction ? Sur instruction d’Andy Sequin, à l’époque chef de
l’unité de sécurité aérienne à l’ONU, il l’a convoyée, dans la valise diplomatique, de Kigali à Nairobi,
d’où elle a été expédiée au siège des Nations unies à New York.
Si la « boîte noire » s’y trouve toujours, l’ONU disposerait d’un sérieux atout pour le jour qu’elle
voudrait savoir ce qui s’est passé, le 6 avril 1994, dans le ciel nocturne de Kigali... 941
Le général Dallaire reconnaît avoir reçu une boîte noire :
Le général Dallaire a confirmé, le 26 mars à Libération, que « la boîte noire de l’avion est apparue
au quartier général de la Minuar à Kigali » et qu’elle a été « envoyée sans tarder au siège de l’ONU
à New York », pour analyse. 942
La boîte noire, un CVR, retrouvée le 11 mars 2004 dans un tiroir à l’ONU, est analysée. Mais elle
ne révèle rien. 943 Tout laisse penser que cette boîte noire a été manipulée avant d’être envoyée à la
MINUAR :
Charles Onana [162, p. 98].
Le général Jean Rannou est chef du cabinet militaire du ministre de la Défense d’avril 1991 à mai 1994.
938 Jean-Claude Lefort, Note no 19 à Bernard Cazeneuve, 20 octobre 1998. http://francegenocidetutsi.org/
Lefort20oct1998Note19.pdf
939 François-Xavier Verschave pointa cette contradiction entre le général Quesnot qui prétendait que l’avion n’avait pas
de boîte noire et le général Rannou qui écrit à la Mission que l’avion en était équipé. Cf. Billets d’Afrique No 67 - Février
1999, p. 5.
940 Stephen Smith, La « boîte noire » du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York, Le
Monde, 10 mars 2004.
941 Stephen Smith, La “boîte noire” du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York, Le
Monde, 10 mars 2004.
942 Stephen Smith, Comment les Nations unies ont évité d’enquêter sur le crash du 6 avril 1994 au Rwanda, Le Monde,
4 avril 2004.
943 Christophe Ayad, L’enregistreur de vol, retrouvé en mars à l’ONU, n’est pas celui de l’avion d’Habyarimana, Libération,
9 juin 2004.
936
937
439
7.18. LES PIÈCES À CONVICTION
Il y a bien trois voix dans l’enregistrement, qui peuvent être celles des trois Français de l’équipage
de « coopérants » qui servait l’appareil du président rwandais entretenu par Dassault-Aviation.
Mais il n’y a aucune prise de contact avec la tour de contrôle de Kigali, comme le supposerait
l’arrivée à proximité de l’aéroport, ni aucun signe de l’interruption brutale du vol. Bref, rien ne permet
de faire le lien avec la boîte noire correspondant à ce vol du 6 avril, indique une note de l’Organisation
de l’aviation civile (OACI) datée du 17 mars. 944
Curieusement, dans son ordonnance de soit-communiqué du 17 novembre 2006, le juge Bruguière ne
parle pas de boîte noire. Or, l’analyse des enregistrements des conversations des pilotes et des paramètres
de vol est toujours le point de départ de l’enquête sur un accident aérien.
Patrick de Saint-Exupéry, qui a pu consulter le dossier du juge Bruguière, révèle en 2009 que la boîte
noire envoyée à l’ONU provenait d’un avion Concorde :
Le 31 mars 2004, un représentant officiel de Dassault reconnaît que l’avion du président rwandais
n’était pas équipé d’une boîte noire. 945 Le 1er juillet suivant, le rapport définitif d’enquête de l’ONU
sur la boîte noire découverte à New York est versé à l’instruction. Il y est établi que juste après
l’attentat, à 2 h 45, le 7 avril, la mission militaire française au Rwanda a reçu l’autorisation de Paris
de procéder à une enquête sur le crash. 946
Il est également établi que l’accès est refusé à l’ONU jusqu’au 21 mai. Il est précisé que la boîte
noire de New York a été trouvée par l’ONU le 27 mai 1994, abandonnée à proximité du crash. En
conclusion, l’ONU confirme que la boîte noire n’est pas celle du Falcon.
Le juge Bruguière est néanmoins obligé d’aller jusqu’au bout de l’enquête. Le 29 novembre 2004,
il interroge un officiel d’Air France. Celui-ci, sur déposition, affirme que la boîte noire découverte dix
ans plus tard dans un placard de l’ONU, est celle d’un Concorde ! Plus précisément, le Concorde 209
d’Air France, immatriculé F-BVFC. 947 Une fiche de maintenance établie à la dépose du Concorde
d’Air France atteste formellement de son origine. Un mois plus tard, un deuxième responsable d’Air
France confirme. 948
Le juge Bruguière n’abordera pas ces questions de boîte noire dans son ordonnance. Patrick de SaintExupéry remarque : « Il n’est pas donné à tout le monde de disposer d’une boîte noire de Concorde. Il
n’est pas facile de faire un montage quelque peu crédible de la bande sonore de cette boîte ». Il relève
également que l’existence de cette pseudo-boîte noire est révélée au bon moment, lors du 10e anniversaire
du génocide, époque où les questions sur le rôle de la France s’accumulent. Cette « nouvelle » atteint son
but : créer la confusion. Il est clair pour le journaliste qu’il s’agit d’une manipulation dont les auteurs
sont à Paris.
L’affirmation de la maison Dassault selon laquelle le Falcon rwandais n’était pas équipé d’une boîte
noire est relative à son examen fait lors de la dernière maintenance en octobre 1993. Elle précise que tous
les câblages sont en place. Il suffisait donc de rebrancher les appareils. Le général Rannou a affirmé à la
Mission d’information parlementaire que le Falcon disposait d’un CVR et d’un FDR. Pour des raisons de
discrétion, ces deux appareils ont pu être démontés avant chaque maintenance, geste d’autant plus facile
qu’un mécanicien était affecté à l’entretien de l’avion. Par ailleurs, nous avons noté plus haut que, le 19
944 Corine Lesnes, Les premières expertises de la boîte noire retrouvée à l’ONU renforcent encore le mystère, Le Monde,
31 mars 2004.
945 Ceci est en contradiction avec ce que dit Dassault Falcon Service le 19 juin 2001. Voir plus haut section 7.18.4 page 439.
946 Le texte que semble citer le journaliste est : Code cable dated 7 April 1994 from the UNAMIR Force Commander to the
DPKO/UNHQ Military adviser. Cf. United Nations. Office of Internal Oversight Services. Investigation Division. Report
of Investigation Id Case No 0072/04. section 30, p. 15. Il est écrit : « at 0245 hours of 7 April, the Head of the French
Military mission and another French Officer arrived at the Rwandan Governmental Forces (RGF) HQ and stated they
had directions from Paris to ensure a qualified accident investigation was conducted into the crash. The Force Commander
assured them it will be. They offered their military technical team currently investigating six hours away at Bangui. ». Nous
traduisons : « à 2 h 45 le 7 avril, le chef de la mission militaire française est venu au quartier général de l’armée rwandaise
avec un autre officier français et ils ont déclaré qu’ils avaient reçu des instructions de Paris pour s’assurer qu’une enquête
sur les causes du crash serait menée dans les règles. Le commandant de la Force leur a assuré que ce serait fait. Ils ont
proposé leur équipe technique militaire qui était en train d’enquêter à 6 h de là à Bangui. » Patrick de Saint-Exupéry écrit
que la mission militaire française va procéder à une enquête. Ce n’est pas la même chose.
947 La page “Flotte détaillée d’Air France” de Wikipedia, consultée en juin 2009, indique que le Concorde 209 immatriculé
F-BVFC a volé du 09/06/1976 au 27/06/2003, il a fait 14 322 heures de vol. Il était donc en service en 1994. Il est toujours
en état de vol, visible à Toulouse chez Airbus Industries.
948 Dossier d’instruction du juge Bruguière, cote 6 798. Cf. Patrick de Saint-Exupéry, Le prétendu mystère de la boîte noire du génocide rwandais, Le Monde, 8 avril 2009. http://francegenocidetutsi.org/
SaintExuperyPretenduMystereBoiteNoireLeMonde8avril2009.pdf
440
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
juin 2001, Dassault Falcon Service reconnaît que le Falcon était équipé d’un CVR, si l’on en croit ce que
rapporte Stephen Smith. 949
Le rapport d’enquête de l’ONU sur cette boîte noire révèle que le Falcon date de 1980 et avait un
CVR à cette époque :
OIOS contacted the aircraft manufacturer, “Dassault Falcon Jet” [...] A representative of Dassault
informed OIOS that a different CVR, a Sunstrand AV-557 Cockpit Voice Recorder, was installed in
the Presidential aircraft when it was sold to the original American owner in 1980. 950
La boîte noire retrouvée à l’ONU en 2004 est un Cockpit Voice Recorder (CVR), Fairchild Industrial
Product Type A-100, Serial number 6285. Elle porte une étiquette Air France :
The CVR in United Nation possession has an Air France “sticker” on it, usually indicating that
Air France was maintaining the CVR. 951
Elle est en bon état et ne porte pas de trace d’accident, ni trace d’incendie, ni d’immersion dans l’eau.
Mais les « scellés » du CVR sont manquants, de même que « la vis permettant de fixer la bobine de la
cassette d’enregistrement ». Ce qui signifierait que la boîte a été ouverte. 952
Ce CVR aurait été trouvé le 27 mai 1994. 953 Il aurait été trouvé dans le hangar de l’aéroport où
le Falcon était d’habitude parqué. 954 Mais il n’y a pas de document précis expliquant qui l’a trouvé et
comment. Ce hangar de l’aéroport n’est pas à proximité du lieu du crash, comme l’affirme Patrick de
Saint-Exupéry. Il en est distant d’environ 4,5 km à vol d’oiseau.
Ce CVR a été envoyé au DOMP à New York et n’a pas été analysé. À la MINUAR et au DOMP à
New York, on n’a pas cru que ce CVR pouvait venir du Falcon étant donné son bon état (pas de trace
de feu, d’eau...) et parce que l’analyse coûtait cher.
En novembre 2001, le juge Bruguière a posé des questions sur le CVR au spécialiste de l’époque à
la MINUAR. 955 Suite à une réponse qui lui a été faite en mars 2002 à propos de ce CVR, 956 le juge
Bruguière n’a pas demandé à analyser ce CVR. 957
Ce CVR a été analysé en 2004. Une piste sur quatre est enregistrée. Cet enregistrement de 30 mn révèle
949 Stephen Smith, La « boîte noire » du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York.
Selon le juge Bruguière, les Nations unies font obstruction à l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994, Le Monde, 10 mars
2004. Voir section 7.18.4 page 439.
950 United Nations. Office of Internal Oversight Services. Investigation Division. Report of Investigation Id Case
NO. 0072/04. Author : Dileep Nair. section 7, pp. 7-8. www.un.org/Depts/oios/reports/bb_report.pdf http://
francegenocidetutsi.org/BlackBoxReport.pdf#page=7 . Traduction de l’auteur : L’OIOS a contacté le fabricant de l’avion
“Dassault Falcon Jet” [...] Un représentant de Dassault a révélé qu’un CVR différent, un enregistreur de conversation dans
le cockpit Sunstrand AV-557, équipait l’avion présidentiel quand il a été vendu à son premier détenteur états-unien en 1980.
951 OIOS, ibidem, section 10, p. 8. Traduction de l’auteur : Le CVR en possession des Nations Unies portait un autocollant
Air France, indiquant habituellement qu’Air France assurait sa maintenance.
952 OIOS, ibidem, section 13, p. 9.
953 « An abandonned aircraft flight recorder has been found near the log base at KIA [Kigali International Airport]. Please
advise disposal action soonest. Recorder presently under the custody of Force HQ. » UNAMIR Daily situation report for 27
May 1994, dated 27 May 1994. Cf. OIOS, ibidem, p. 17. Traduction de l’auteur : Rapport journalier de la MINUAR pour
le 27 mai 1994, daté du 27 mai 1994. Un enregistreur de vol d’aéronef abandonné a été trouvé près de la base logistique sur
l’aéroport de Kigali. Prière d’indiquer au plus vite ce qu’il faut en faire. L’enregistreur est à présent confié à la garde du
quartier général de la Force (MINUAR).
Cette découverte d’un CVR suscite une réponse du DOMP en date du 31 mai 1994 : « Please ensure that the FDR is
handed over to the UNAMIR Air Ops specialist, for initial identification ». Cf. OIOS, ibidem, section 37, p. 18. Traduction
de l’auteur : Prière de confier ce FDR au spécialiste des opérations aériennes de la MINUAR pour un premier examen.
954 « However, the OIC (Officer in charge Air Safety Unit/DPKO) thought he had been told it was found in the “VIP”
hangar (or Presidential hangar), which was located on the far side of the airport from the Control tower and main buildings.
He was advised – possibly by the specialist – that the Presidential aircraft use this hangar. » Cf. OIOS, ibidem, section 47,
p. 21. Traduction de l’auteur : Cependant, l’OIC (l’officier responsable de l’unité de sécurité aérienne au DOMP) pense
qu’on lui a dit qu’elle avait été trouvée dans le hangar des « VIP » (ou hangar présidentiel), qui se trouvait à l’extrémité
de l’aéroport opposée à la tour de contrôle et aux bâtiments principaux. Il a été informé – peut-être par le spécialiste – que
l’avion présidentiel utilisait ce hangar.
955 OIOS, ibidem, p. 23.
956 Selon Stephen Smith, cette réponse aurait été faite par Roger Lambo, de nationalité canadienne le 1er mars 2002. Cf.
Stephen Smith, La « boîte noire » du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York. Selon le
juge Bruguière, les Nations unies font obstruction à l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994, Le Monde, 10 mars 2004.
957 « The french judicial authorities did not make any requests to the United Nations for access to the CVR. ». Cf. OIOS,
ibidem, section 66, p. 26.
441
7.19. L’ORIGINE DES MISSILES
que l’avion est au sol. Les voix sont celles de personnel de maintenance. Il contient un signal VOR/DME 958
provenant de la balise de l’aéroport de Kigali. 959 La bande ne présente pas de détérioration ni de signe
de recollage. 960
La présence d’un CVR d’un Concorde d’Air France sur l’aéroport de Kigali ne peut pas être considérée
a priori comme une manœuvre intentionnelle destinée à faire croire que c’était celui du Falcon abattu.
Mais il n’y avait pas d’avion Concorde qui atterrissait à l’aéroport de Kigali. La présence d’un enregistreur
CVR de Concorde dans le hangar où était stationné le Falcon est donc vraiment étrange.
Ce CVR a pu être remonté à l’aéroport de Kigali sur un autre avion ou sur un hélicoptère, puisque
le rapport nous apprend que les hélicoptères utilisent des CVR de même type. 961 Ou bien la bande
magnétique qu’il renfermait a été fabriquée sur un autre CVR puis transplantée sur celui du Concorde.
Nous retenons en conclusion que le Falcon d’Habyarimana disposait bien des deux boîtes noires (lettre
du général Rannou, 15 juin 1998), qu’elles pouvaient être démontées avant chaque maintenance, qu’elles
ont été probablement récupérées après le crash par des militaires français, qu’à plusieurs reprises on a
fait dire que l’avion n’avait pas de boîte noire (Dassault, SATIF, général Quesnot) et qu’à deux reprises
on a exhibé une fausse boîte noire (Paul Barril, 28 juin 1994 ; Stephen Smith, 4 avril 2004).
7.19
L’origine des missiles
7.19.1
La thèse de Tavernier
Selon les propos du mercenaire belge, Christian Tavernier, 962 publiés par Le Soir, les missiles ayant
abattu le Falcon d’Habyarimana auraient transité par Bruxelles, Ostende, Kinshasa, Goma :
[...] Le Belge Christian Tavernier, connu comme le chef des mercenaires à Kisangani en 1997
mais qui fut aussi, durant longtemps, membre du Conseil de Sécurité de Mobutu, nous a confié les
résultats d’une investigation interne menée à l’époque par le SARM zaïrois, (service d’action et de
renseignement militaire).
Selon cette enquête, un lot de six missiles sol-air aurait été acheminé vers Goma à la veille du
6 avril au départ d’Ostende, après avoir transité à Bruxelles par... le garage situé au dessous de
l’ambassade du Zaïre, rue Marie de Bourgogne !
Les engins auraient été fournis et transportés par un marchand d’armes très connu en Afrique
centrale, M. H., qui aurait exécuté une commande. Tavernier assure ignorer l’identité du destinataire
final, les représentants zaïrois en Belgique s’étant contentés de fournir une déclaration de complaisance.
Au vu de la personnalité et des relations de M. H., les commanditaires potentiels sont nombreux :
H. a travaillé pour les services français et a gardé de nombreux contacts à Paris ; il approvisionne
régulièrement les milices armées du Burundi ; il a soutenu le président ougandais Museveni, fourni
des armes au Front patriotique rwandais et connaît personnellement le vice-président Paul Kagame.
Last but not least, très bien introduit auprès du président Mobutu, il est aussi en relations d’affaires
avec les généraux Nzimbi et Baramoto, ainsi qu’avec Kongulu Mobutu, le fils du président.
Selon Tavernier, Mobutu aurait été averti, après coup, de ce transport impliquant certains de
ses proches, et aurait ordonné le silence sur cette affaire, assurant que son ambassadeur ignorait
l’utilisation finale des engins. Il n’empêche que le 6 avril 1994, Mobutu, qui était lui aussi attendu
à Dar es-Salaam, se décommanda en dernière minute, et aurait tenté de dissuader Habyarimana de
faire le voyage. Le témoignage de Tavernier aurait pu n’être qu’une pièce de plus au dossier, un
point d’interrogation teinté d’une nuance de doute, s’il ne recoupait curieusement, et de manière très
précise, une note secrète sur le Rwanda qui fut communiquée le 22 avril 1994 par le SGR (service de
renseignements de l’armée belge) à l’État-major, aux Affaires étrangères, à la Défense et à la Sûreté
958 VOR : Very high frequency omnidirectional range. DME : Distance measuring equipment. Ce sont des systèmes d’aide
à la navigation aérienne.
959 OIOS, ibidem, section 19, p. 11.
960 OIOS, ibidem, section 20, p. 12.
961 OIOS, ibidem, section 9, p. 8.
962 Christian Tavernier est un mercenaire belge qui s’est mis au service de Moïse Tshombe lors de la sécession du Katanga
aux côtés de Bob Denard. Puis il s’est mis au service de Mobutu lors de la rébellion néo-lumumbiste de 1964-65. Il reste
proche de Mobutu. En 1996, Fernand Wibaux, bras droit de Jacques Foccart, représentant de Jacques Chirac en Afrique,
fait appel à lui pour réunir des mercenaires afin de secourir Mobutu. Cf. F.-X. Verschave [214, pp. 266-267].
442
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
de l’État, sur base d’informations livrées par une “source” du SGR qui mentionne aussi un projet
d’attentat contre Tshisekedi. 963
Colette Braeckman ajoute que ces missiles ont bien été transportés au Rwanda :
Toujours selon Tavernier, les missiles, arrivés à Goma, auraient été réceptionnés par une équipe
s’exprimant en hébreu, une langue qui aurait été identifiée par des membres de la Division spéciale
présidentielle entraînés en Israël. [...]
Un témoin indépendant, connu par le SGR (et par nous-mêmes), affirme d’ailleurs avoir vu passer
dans la ville rwandaise de Gisenyi, le 4 avril 1994, deux camions bâchés venant de Goma et accompagnés par la garde présidentielle rwandaise, véhicules qui auraient pu transporter les missiles. 964
Colette Braeckman ajoute que « c’est le conseiller spécial de Mobutu, Mokolo wa Pombo, qui introduisit
“H.” à l’Élysée. » 965 et que « le transit par la Belgique n’exclut donc pas que les missiles SAM, d’origine
soviétique et saisis en Irak, soient venus de France, qu’ils aient été mis à la disposition des extrémistes
hutus et utilisés par des “spécialistes” étrangers. »
M. H. est Mathias Hitimana d’origine burundaise. 966
La note du SGR belge, à laquelle Colette Braeckman fait référence, est résumée ainsi par le groupe
ad hoc Rwanda :
Les infos des 7, 9, 12 et 22 avril 1994 du SGR (qualifications allant de B à F) 967 qui font état de
sources fiables, selon lesquelles le président zaïrois Mobutu a préparé l’attentat en concertation avec
des milieux hutus extrémistes. Kongolo, le fils de Mobutu, 968 aurait mis le plan en œuvre. Les missiles
qui ont servi à commettre l’attentat auraient été achetés en France, auraient transité par l’aéroport
d’Ostende et seraient arrivés à Goma en passant par Kinshasa. M. Ruggiu de RTLM aurait séjourné
à cette époque à Gbadolite. Les tentatives visant à imputer la responsabilité de l’attentat aux Belges
peuvent elles aussi s’inscrire dans le cadre de ce scénario. Malgré le démenti du Gouvernement belge,
la presse zaïroise officielle a continué à accuser les Belges, notamment les 14 et 15 avril. « L’implication
de la Belgique dans l’assassinat des présidents (...) est quasi certaine. »
(documents SGR nº B.I. X 0528, C 0065, X 0654 et 3713). 969
Le général Bastien, chef du SGR, dans une note manuscrite en bas de ce document, émet des doutes
sur la fiabilité de la source. 970 Nous n’avons rien qui puisse confirmer cette information. Reste que le rôle
de Georges Ruggiu pose beaucoup de questions que la procédure de plaidoyer en culpabilité au TPIR
a permis d’éviter. Il est en lien avec Jean-Bosco Barayagwiza, donc la CDR, et il aurait été évacué de
Kigali par les militaires français le 14 avril, puis serait revenu à Kigali.
Un extrait du plaidoyer en culpabilité de Georges Ruggiu, publié en septembre 2009, confirme qu’il est
en relation avec des amis à Gbadolite, dont Papias Ngaboyamahina de RTLM-Belgique. Il rapporte qu’à
l’hôtel Méridien de Gisenyi aux alentours du 20 mai 1994, des Français, militaires ou mercenaires, ont
demandé au chef du camp de Bigogwe de lui donner une escorte militaire permanente, puis sont repartis
sur Gbadolite en emportant des documents qu’il leur a confiés pour les remettre à ce Papias :
Mais avant cela, j’étais... je vous ai dit que j’étais parti avec des documents que je désirais mettre
en sécurité.
Mais avant cela je leur ai confié deux caisses de documents (Inaudible) à ces gens-là deux caisses de
documents, parce qu’ils m’avaient mentionné qu’ils rentraient au Zaïre sur Gbadolite. Et à Gbadolite,
Colette Braeckman, Rwanda : les missiles de 1994 sont passés par la Belgique, Le Soir, 21 avril 1998, p. 1.
Colette Braeckman, ibidem.
965 Édouard Mokolo wa Pombo fut patron des services de sécurité de Mobutu, il a été ambassadeur du Zaïre en France en
1980.
966 L’homme d’affaires Mathias Hitimana, tutsi burundais ayant aussi la nationalité belge, prône le retour à la monarchie
constitutionnelle au Burundi et crée le « Parti royaliste parlementaire », renommé en « Parti pour la réconciliation du
peuple » (PRP). Il est le protégé de l’ancien ambassadeur du Zaïre à Paris, Mokolo wa Pombo, grand ami de JeanChristophe Mitterrand. Il trafique avec tout le monde. Il décède en 2004. Cf. F.-X. Verschave, Contribution à la Mission
parlementaire d’information sur le Rwanda. Note de lecture sur le rôle de Paul Barril au Rwanda, 20 juin 1998. http:
//francegenocidetutsi.org/BarrilVerschave20juin1998.pdf
967 Les informations du SGR portent une lettre qui les qualifie et un numéro ; la lettre indique le degré de fiabilité de la
source, le chiffre le degré de fiabilité de l’information.
968 Kongolo Mobutu, alias Saddam Hussein, est décédé en exil en Belgique.
969 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 - 1997/1998
section 4.10.2, p. 82]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
970 F. Reyntjens [182, p. 31].
963
964
443
7.19. L’ORIGINE DES MISSILES
il y avait quelqu’un que je connaissais, qui s’appelle : Papias Ngaboyamahina N-G-A-B-O-Y-A-M-AH-I-N-A. Je sais, je savais que Papias Ngaboyamahina avait été expulsé de Belgique et qu’il avait,
qu’il s’était réfugié, qu’il avait été accepté réfugié à Bagolite [sic]. Alors je leur ai confié ces deux
caisses de documents en leur disant « Vous donnez ces documents à ce monsieur-là. Plus tard, je vais
essayer de voir comment je peux rentrer en contact avec lui pour les récupérer. » 971
Papias Ngaboyamahina est l’organisateur de la réunion de soutien à radio RTLM du 5 septembre
1993 à Bruxelles, en présence de Jean-Bosco Barayagwiza. Dès le matin du 7 avril, il accuse des militaires
belges de la Minuar d’avoir abattu l’avion. Nous pouvons plutôt nous demander si ce ne sont pas ces
membres de la CDR qui font partie du complot pour renverser le Président Habyarimana. La protection
qu’accordent des Français à Ruggiu confirmerait qu’il y a une main française dans l’attentat.
Pourquoi Mobutu aurait-il laissé liquider son ami Habyarimana ?
L’informateur du SGR ne précisant pas pourquoi le président Mobutu aurait approuvé un attentat
contre son “ami” Habyarimana, on en est réduit aux supputations : on sait que le chef de l’État
zaïrois, qui résistait à la démocratisation des institutions de son pays, craignait l’exemple des élections
démocratiques qui avaient eu lieu au Burundi en 1993 et désapprouvait les accords d’Arusha au
Rwanda. En acceptant finalement le partage du pouvoir, le président Habyarimana, soumis à une
forte pression internationale, prenait le risque de se couper à la fois des durs de son entourage, peu
soucieux de partager leurs privilèges, et de mécontenter un Mobutu qui n’entendait pas demeurer le
seul “mauvais élève”. 972
Filip Reyntjens se demande si cette information n’est pas une “intox” de l’opposition zaïroise. 973
Cette thèse de Tavernier est en contradiction avec celle, présentée par ailleurs, de Mobutu prévenant
Habyarimana d’un attentat contre sa personne, information qu’il aurait apprise d’une personne haut
placée à l’Élysée.
Selon Jean-Paul Gouteux, Christian Tavernier a été entendu par la Mission d’information parlementaire à huis clos le 19 mai 1998. 974 Il publie un fragment de sa déposition :
Il [Christian Tavernier] qualifie d’absurde la thèse de Braeckman [l’implication de la France dans
l’attentat]. Il se réfère aux sources du SGR (Services d’intervention belges) et au colonel Aloys Ntiwiragado [Ntiwiragabo], responsables des renseignements des ex-FAR, qui a remis un rapport et des
photos des boîtiers contenant des missiles aux services français. 975 Tavernier souligne que ce rapport correspondait aux conclusions énoncées par M. Bernard Debré. Les quatre missiles venaient
d’une commande faite par Mobutu en mars 1993 sous la responsabilité de Hitimana Mathias, Tutsi
burundais extrémiste ; partis de l’ancienne RDA, passèrent par Bruxelles, chargés sous couverture
diplomatique zaïroise jusqu’à Ostende puis Kinshasa, puis par Mathias Hitimana jusqu’à Goma. À
Goma, furent confiés à deux Israéliens sous uniforme belge à bord d’une Jeep maquillée en véhicule
de la Minuar, jusqu’à Gisenyi puis Kigali, conduits par le major Léandre.
Pour M. Christian Tavernier, chargé en avril 1995 par le maréchal Mobutu d’enquêter sur cette
affaire, deux Israéliens extrémistes de droite ont, pour le compte de Paul Kagame, tiré les missiles
qui ont abattu l’avion présidentiel. Tavernier indique que les extrémistes de droite israéliens ont
toujours entretenu d’excellentes relations avec Paul Kagame et ses hommes. Violemment opposés
à la restitution dans le cadre des accords de paix israélo-arabes, des territoires conquis par Israël,
ces extrémistes israéliens ont fait savoir qu’en pareille hypothèse ils viendraient rejoindre les rangs
de Paul Kagame pour se mettre au service de l’édification de l’empire tutsi et de la reconquête des
terres. 976
971 Plaidoyer en culpabilité de Georges Ruggiu, 19 novembre 1999, CR Cassette 48 B, p. 200. TPIR, Case No. ICTR97-32-I. Texte publié par Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009 sur http://francegenocidetutsi.org/
Ruggiu8.pdf .
972 Colette Braeckman, Rwanda : les missiles de 1994 sont passés par la Belgique, Le Soir, 21 avril 1998, p. 1.
973 F. Reyntjens [182, p. 31].
974 Tavernier n’a pas été entendu par la mission à huis clos mais entendu ce jour-là par Bernard Cazeneuve, rapporteur.
Cf. Courriel de Sharon Courtoux à l’auteur, 26 octobre 2006.
975 Il s’agirait des photos d’un lance-missiles SAM-16 communiquées à la Mission d’information parlementaire par la DRM.
976 J.-P. Gouteux [95, pp. 227-228]. Le compte-rendu de cette audition de Christian Tavernier à huis-clos
par Bernard Cazeneuve se trouve aux archives de François-Xavier Verschave http://francegenocidetutsi.org/
ChristianTavernierMip19mai1998.pdf
444
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.19.2
Le missile « récupéré » sur le FPR a-t-il été utilisé le 6 avril 1994 ?
La Mission d’information parlementaire prend en compte l’existence de ce missile récupéré le 18 mai
1991, mais les responsables français auditionnés n’évoquent l’existence de ce missile que pour prouver la
capacité du FPR à manipuler ce type de missile et donc établir sa culpabilité dans l’attentat du 6 avril
1994.
Lors de son audition à la Mission d’information parlementaire, le général Quesnot parle de « déchets
de tirs de missiles Sam 16 » et non d’un Sam 16 intact comme il l’écrivait dans sa note à Mitterrand
du 23 mai 1991. 977 Ainsi Christian Quesnot omet de dire que les FAR et les Français ont « trouvé »
un missile SAM-16 neuf. Ce n’est pas un oubli puisqu’il cite les termes de sa note du 23 mai 1991 au
Président de la République à propos de prolifération de missiles sol-air. C’est une omission volontaire.
L’ambassadeur Martres rappelle devant la Mission d’information parlementaire que des missiles SAM16 détenus par le FPR ont été retrouvés en 1990 ou 1991, mais il estime peu probable qu’un membre des
FAR savait utiliser un lance-missiles :
L’ancien ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, a précisé que « le FPR possédait,
au moins depuis 1990, des lance-missiles antiaériens – le FPR avait d’ailleurs abattu en octobre 1990
un avion de l’armée rwandaise ainsi qu’un hélicoptère rwandais – et des missiles SAM-16, du type de
celui utilisé pour l’attentat, qui ont été retrouvés dans le parc national de l’Akagera et rapportés par
nos militaires en 1990 ou 1991 ». Par ailleurs, il a estimé « peu probable qu’il y eût, lorsqu’il a quitté
le Rwanda, un membre des FAR sachant utiliser un lance-missiles ». Le Colonel Bernard Cussac a
affirmé que l’existence de ces armes, « dont les numéros correspondraient à ceux d’engins stockés dans
les réserves d’armement de l’Ouganda », aurait emporté sa « conviction que le FPR avait fomenté
l’attentat ». 978
En disant « ont été retrouvés dans le parc national de l’Akagera et rapportés par nos militaires »,
Georges Martres affirme clairement que ce sont des militaires français qui ont trouvé ces missiles et qui
les détenaient.
7.19.3
Barril aurait fait demander des missiles à Lemonnier
Un militaire français confie à Patrick de Saint-Exupéry que Dominique Lemonnier aurait été saisi
d’une demande de fourniture de deux missiles sol-air par un proche de l’ex-capitaine Barril. 979
Dans son audition par le juge Bruguière, Barril suspecte Lemonnier d’être impliqué dans la livraison
de missiles au Rwanda :
Quelque temps plus tard, je découvrais au Rwanda qu’un Français habitant à Annecy, M. Lemonnier, était impliqué dans un trafic de détournement de fonds et de livraisons d’armes. J’en informais
M. le président de la République en lui disant qu’il n’était pas impossible que les missiles ayant abattu
l’avion aient pu être livrés à Kigali par ce biais, à l’insu de M. Lemonnier. Ce dernier a été incarcéré
quelque temps et est décédé depuis. 980
7.19.4
Des Français affirment que ce sont des missiles Stinger
Jeanne Uwanyiligira et Marie-Claire Uwimbabazi, filles de Emmanuel Akingeneye, médecin personnel
et garde du corps du président Habyarimana, victime de l’attentat du 6 avril, ont rencontré quatre
militaires français le 7 avril vers 8 heures à la résidence présidentielle de Kanombe. « Le chef des Français
nous a expliqué, précisent-elles, que l’avion avait été abattu par un “stinger”. » 981
L’hypothèse de missiles Stinger est évoquée par Colette Braeckman :
Voir section 7.3.1 page 279.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 229].
979 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6, col. 5. Voir section 2.7.2
page 111.
980 Audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 29 septembre 1999. Cf. Texte publié par Benoît Collombat de France
Inter le 16 septembre 2009. Voir http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition29sept1999.pdf
981 Audition de Jeanne Uwanyiligira et de Marie-Claire Uwimbabazi, Auditorat militaire, Bruxelles, PV no 1013, 22 juin
1994. http://francegenocidetutsi.org/AkingeneyeAuditMil.pdf
977
978
445
7.19. L’ORIGINE DES MISSILES
C’est pour cela sans doute qu’à Kigali plusieurs sources assurent que le tir, si minutieusement
préparé, si bien ajusté, n’a pu qu’être l’œuvre d’un professionnel. Un mercenaire ? Qui aurait utilisé
un missile Stinger américain ? De tels engins circulent en Afrique centrale depuis que les Américains
les ont livrés à l’Unita de Jonas Savimbi. 982
7.19.5
Barril prétend qu’il s’agit de SAM 7
Le juge Bruguière affirme que l’avion a été abattu par des SAM-16. Cependant, l’ex-capitaine Paul
Barril, qui doit être une de ses principales sources, affirmait à Libération, fin juin 1994, qu’il s’agissait de
SAM 7 :
Selon le capitaine Barril « l’attentat a été perpétré avec des missiles soviétiques SAM-7 » tirés des
abords de l’aéroport et faisait partie « d’un plan concerté des Tutsis » 983
Idem dans France Soir :
Mais j’ai aussi les lanceurs SAM 7, avec des numéros de série correspondants à des lots. Si on fait
une enquête internationale, on remontera jusqu’à celui qui les a vendus ! 984
Barril le répète sur RFI :
En général difficile à joindre, le capitaine Barril appelle RFI et déclare à Henri Périllou :
« On a beaucoup d’autres choses en dehors des éléments de l’épave de l’avion. On est en possession
de deux lanceurs SAM 7 récupérés sur place. On connaît exactement leur position sur le terrain. » 985
Dans le livre qu’il publie en 1996, Paul Barril affirme que ce sont des SAM-16 ! 986 Ce 1er juillet 1994,
il dit : « j’ai aussi les lanceurs », « on est en possession de deux lanceurs ». Ces phrases de Barril ne
seront pas relevées par la Mission d’information parlementaire.
Lors de son audition du 20 juin 2000 par le juge Bruguière, Barril déclare : « il m’a été remis les
deux tubes lance-missiles », 987 mais le 9 septembre 2003 il dit au juge « ne les avoir jamais eu entre les
mains ». 988
Casimir Bizimungu, ministre de la Santé du GIR, déclare aussi que les missiles étaient des SAM-7 :
The destruction of the presidential plane with the help of SAM 7 missiles – weapons which the
Rwandese Armed Forces (FAR) do not possess, but which are found in the arsenal of the RPF and
the NRA, and which the RPF has used since October 1990 to destroy at least three helicopters of
FAR – is the straw that broke the camel’s back, leading thus to violent reactions in several regions
of the country... 989
7.19.6
Des missiles SAM 16
L’identification des lance-missiles qui auraient été trouvés à Masaka a été fournie au juge belge Van Der
Meersch par une lettre datée du 10 juillet 1995 de Me De Temmerman, avocat du colonel Bagosora. 990
Le juge belge Van der Meersch avait décerné un mandat d’arrêt international contre Théoneste Bagosora, le 29 mai 1995, pour sa responsabilité directe dans les massacres qui ont suivi l’attentat perpétré le 6
avril 1994 contre le président Habyarimana, dont celui de dix soldats du contingent belge de la MINUAR.
Colette Braeckman, Polémique à propos de l’attentat, Le Soir, 21 avril 1994, p. 7.
Rwanda : Barril enquête sur la boîte noire de l’avion présidentiel, Libération, 28 juin 1994.
984 Jean-Michel Maire, Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994. http://francegenocidetutsi.org/
BarrilFranceSoir-1juil1994.pdf
985 M. Mas [139, p. 438].
986 P. Barril [34, p. 176].
987 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. http://francegenocidetutsi.org/
BarrilAudition20juin2000.pdf
988 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 9 septembre 2003. Cf. Texte publié par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition9sept2003.pdf
989 Casimir Bizimungu, lettre de réponse aux accusations d’African Rights, 7 octobre 1994. Cf. Rwanda : Death, Despair
and Defiance [5, p. 167]. Traduction de l’auteur : La destruction de l’avion présidentiel par des missiles SAM 7 – armes que
les FAR ne possèdent pas, mais qui se trouvent dans l’arsenal du FPR et de la NRA et que le FPR a utilisées depuis octobre
1990 pour abattre au moins trois hélicoptères des FAR – a été le fétu de paille qui a brisé le dos du chameau, provoquant
de violentes réactions dans plusieurs régions du pays...
990 Luc De Temmerman à Mr. Van Der Meersch, 10 juillet 1995. Cf. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Pièce à conviction BAGOTHE-19, exhibit no P372A. http://francegenocidetutsi.org/
Bagothe19-10July1995P372A.pdf
982
983
446
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Dans cette lettre, l’avocat écrit : « Je vous prie de trouver sous ce couvert copie du fax que je reçois
du Colonel BAGOSORA avec les caractéristiques des missiles utilisées [sic] pour l’assassinat du Président
Habyarimana ».
L’avocat ajoute : « A toutes fins utiles je vous signale que je n’ai et que je ne veux avoir aucune
connaissance du lieu où se trouve le matériel saisi suite à l’attentat sur l’avion présidentiel. » Si ce matériel
tendait à disculper son client de charges qui pèsent sur lui, l’avocat chercherait plutôt à l’exhiber devant
la justice. Ici, Me De Temmerman fait le contraire. Cette lettre est accompagnée d’un communiqué de
presse que le colonel Bagosora charge Me De Temmerman de diffuser. Nous y lisons :
Comme la Justice Belge semble exiger la preuve qu’on n’est pas coupable d’un fait précis, l’État
Major rwandais à [sic] transmis au Colonel BAGOSORA les caractéristiques des missiles utilisés pour
l’assassinat du Président HABYARIMANA. Ces informations ont été transmises par fax au Juge
d’Instruction.
Celui-ci dispose ainsi d’un élément matériel concret qui lui permet de retrouver les personnes
qui ont achetés [sic] les missiles. Peut-être pourra-t-il également trouver ceux qui ont utilisés [sic]
les missiles, et pouvoir ainsi déterminer les vrais responsables de l’assassinat des 10 Casques-bleus
belges, qui ont été considérés injustement comme les assassins du Président HABYARIMANA par
certains soldats rwandais. Le Colonel BAGOSORA n’avait aucune autorité sur ces soldats, étant en
plus retraité de l’armée rwandaise.
Cette lettre est accompagnée d’un fax avec l’en-tête :
10-07-1995 11:35 DE PATELSAT GOMA A 003226876953# P .01
Ce numéro 003226876953 correspond au fax de Me De Temmerman. Ce fax reproduit une feuille manuscrite signée lieutenant Munyaneza 25/04/94 991 et intitulée « Identification de l’arme (Lance missile)
Russe ; utilisation dans l’assassinat du chef de l’État le 6/4/1994 ».
Le texte de Munyaneza est précédé de cette note manuscrite : « A l’attention de Maitre Luc DE
TEMMERMAN FAX 32-2-6876953 N.B. = Les 2 lance-missiles se trouvent dans un lieu [phrase coupée]
10-07 [coupure] » Suivie d’une signature et de, semble-t-il, « Colonel BAGOSORA ».
Une partie de ce fax semble reproduite par la Mission d’information parlementaire. 992 Cette identification est celle de deux missiles SAM-16. 993 Un fax similaire est aussi publié dans un livre de Charles
Onana. 994 Dans cette version du livre d’Onana, le destinataire, Me De Temmerman, et son numéro de
fax, sont visibles ainsi qu’un cachet 14 DEC 1995 FAIRVIEW HOTEL. Dans la version de la Mission, la
feuille est tronquée en haut, il n’y a pas de cachet et des mentions manuscrites (modèle lanceur, modèle
missile, date production) semblent ajoutées.
Filip Reyntjens obtient l’identification des lance-missiles faite par le lieutenant Munyaneza et la publie
dans son livre dont le dépôt légal est de février 1996. 995 Il écrit : « Etant donné que j’ai pris connaissance
de ce document plus d’un an après la récupération des lanceurs et qu’il m’est parvenu par le biais des
ex-FAR à Goma, on devrait redouter la manipulation, d’autant plus qu’on se demande bien pourquoi le
commando aurait abandonné ces lanceurs sur place, risquant ainsi la découverte et l’identification des
auteurs de l’attentat. » Filip Reyntjens précise à Bernard Cazeneuve, rapporteur de la Mission d’information parlementaire, qu’il a obtenu ces numéros de série des lanceurs SA-16 « de la part des FAR et
plus particulièrement le colonel Bagosora ». C’est par le biais de Me De Temmerman que ces données lui
sont parvenues. 996
Filip Reyntjens passe outre ses craintes d’une manipulation, exprimées ci-dessus, parce qu’il a entendu
un témoin à Masaka en octobre 1994 qui « non seulement a vu partir les missiles mais qui m’a également
relaté que “environ un mois” après l’attentat des militaires des FAR ont découvert les lanceurs (selon
ses dires :”deux tuyaux de couleur kaki d’environ 1,5 mètres de long”) qu’ils ont emmenés au camp
Kanombe. » 997 Remarquons que ce témoignage tendrait à prouver l’authenticité de la découverte des
lance-missiles mais n’assure en rien de l’exactitude de l’identification faite par le lieutenant Munyeneza.
Le lieutenant Augustin Munyaneza aurait examiné les lance-missiles le 25 avril 1994.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 261, 265].
993 Voir cette identification dans le tableau 7.1 page 281.
994 C. Onana [162, p. 175].
995 F. Reyntjens [182, p. 44].
996 Filip Reyntjens à Bernard Cazeneuve, Anvers, le 10 décembre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 251]. http://francegenocidetutsi.org/ReyntjensCazeneuve10decembre1998.pdf
997 F. Reyntjens [182, p. 44]. Voir le témoignage recueilli par Colette Braeckman page 359.
991
992
447
7.19. L’ORIGINE DES MISSILES
Cette identification contredit les affirmations que l’ex-capitaine Barril avait faites, le 28 juin 1994,
selon lesquelles il s’agissait de deux lanceurs de missiles SAM-7. Mais Barril rectifie le tir et affirme dans
son livre de septembre 1996 qu’il s’agit de SAM-16 !
Exactement 24 heures avant [la mort de François Durand de Grossouvre], le 6 avril à la même
heure, l’avion du président rwandais Habyarimana explosait en plein vol, au-dessus du palais présidentiel de Kigali, frappé traîtreusement par deux missiles soviétiques sol-air SAM 16. Leurs numéros
de série indiquent qu’ils ont appartenu à l’armée irakienne. Peut-être ont-ils été récupérés par les
soldats américains après la guerre du Golfe. Dans ce cas devrait-on y voir une manipulation de la
CIA ? Mais pourquoi ? Ou plutôt, afin de ménager les intérêts de qui, à Kigali, et au Rwanda en
général ? 998
L’ex-numéro 2 de la cellule antiterroriste de l’Élysée n’est pas à une pirouette près. Il avait déclaré
devant plusieurs journalistes fin juin 1994 : « Mais j’ai aussi les lanceurs SAM 7, avec des numéros de
série correspondants à des lots ». Puisqu’il avait vu des numéros de série, il avait vu aussi l’identification
du type de missile, mais en septembre 1996, il s’aligne sur ce que Filip Reyntjens a publié en 1995.
Il faut remarquer ici, en 1996, que Barril n’accuse plus le FPR d’être l’auteur de l’attentat. Plus loin,
il le désigne comme « grand bénéficiaire de cet attentat » mais pas comme son auteur ! 999
Toutes les personnalités françaises auditionnées en 1998 ne parleront que de SAM-16. Ainsi François
Léotard assure que « le missile qui a atteint l’avion, un SAM-16, de fabrication soviétique, était en
dotation dans l’armée ougandaise et au FPR, et non dans l’armée rwandaise qui n’avait pas de menace
aérienne à redouter. » 1000
La « Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité
de l’Ouganda est responsable de l’attentat », affirme que des missiles SA 16 ont été utilisés pour abattre
l’avion, d’après des débris retrouvés. 1001
7.19.7
Des missiles venant d’Irak
À partir de l’identification des lance-missiles faite par le lieutenant Munyaneza et communiquée par
Me De Temmerman, Filip Reyntjens fait l’hypothèse qu’il s’agirait de missiles d’origine irakienne récupérés
par la France lors de la première guerre du Golfe de 1991, compte tenu que l’Ouganda ne possédait, selon
lui, que des SAM-7 :
Avec toute la prudence qui s’impose, puisqu’il s’agit d’une source de seconde main – britannique de
surcroît – et qu’on ne peut jamais exclure la manipulation dans ce dossier très sensible où l’intoxication
n’est jamais loin, je dois évoquer une autre information digne d’être prise en considération. Les
lanceurs auraient fait partie d’un lot vendu en 1988 à l’Iraq. A l’issue de la guerre du Golfe, ces missiles
auraient été saisis comme “butin de guerre” par le contingent français de la force multinationale et
ramenés en France, pays qu’officiellement ils n’auraient jamais quitté. 1002
Ces numéros sont aussi proches de numéros contenus dans une liste de missiles SAM-7 et SAM-16
« détenus par l’Ouganda », établie par la DGSE le 30 janvier 1998 et publiée par la Mission d’information
parlementaire. 1003 La liste « ougandaise » fournie par la DGSE contredit les recherches de Reyntjens
montrant que l’Ouganda ne possède à l’époque que des missiles Sam-7.
La Mission d’information parlementaire rejette l’hypothèse de Reyntjens d’une origine française des
missiles en affirmant, sans avoir eu en main la liste des missiles saisis par la France en Irak, que les
numéros des missiles trouvés à Masaka n’y figurent pas. 1004 Pourquoi cette liste des missiles saisis par
la France en Irak n’a-t-elle pas été publiée par la Mission ? L’hypothèse que des missiles provenant de
stocks de l’armée française aient été utilisés dans l’attentat du 6 avril 1994 n’a jamais été sérieusement
démentie.
P. Barril [34, p. 176].
P. Barril, ibidem, p. 178.
1000 Audition de François Léotard, 21 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 98].
1001 Voir page 415.
1002 F. Reyntjens Rwanda, Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, p. 45.
1003 Note de renseignement, Rwanda-Ouganda. Au sujet de l’attentat du 6 avril 1994 contre le Président Habyarimana,
DGSE, 30 janvier 1998, no 13112/N. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 259-261].
http://francegenocidetutsi.org/DGSE13112N30janvier1998.pdf
1004 Information provenant du député Jean-Claude Lefort, vice-président de cette Mission.
998
999
448
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
N’étant pas à une contradiction près, Filip Reyntjens dit par la suite au juge Bruguière que « les
missiles sol-air utilisés pour l’attentat avaient été remis par l’Ouganda au FPR. » 1005
La thèse de l’origine française des missiles associée à celle de leur provenance d’Irak a été affirmée par
un officier français :
Deux témoignages tout à fait dignes de foi semblent conforter la piste de deux missiles venus de
France. Le premier émane d’un militaire, un officier qui a consacré sa vie au service de son pays avant
de quitter l’armée « en grande partie, dit-il, à cause de ce qui s’est passé au Rwanda ». S’il parle au
Figaro sous condition d’anonymat, ce n’est pas par crainte.
Prêt à témoigner devant la Mission d’information parlementaire, il entend simplement préserver
sa vie privée et sa famille. « Dans le cadre de mes fonctions au Rwanda, explique cet officier, je peux
témoigner que la France a effectivement récupéré des missiles au cours du conflit avec l’Irak. Pour une
raison très précise, j’ai reçu un jour un message venu de Paris qui confirmait que nos forces “avaient
récupéré des missiles SAM lors de la guerre du Golfe”. » 1006
Cependant dans cet extrait de sa lettre, l’officier n’affirme pas que ces missiles, récupérés en Irak par
la France, sont arrivés au Rwanda. La Mission d’information parlementaire n’a pas auditionné ces deux
officiers.
Dans une interview faite par Jean-François Dupaquier, Richard Mugenzi, opérateur radio de la station
d’écoute de l’armée rwandaise au camp Butotoli, commune de Nyamyumba (Gisenyi), 1007 rapporte que le
lieutenant Bizumuremyi, subordonné du colonel Anatole Nsengiyumva, lui a dit, vers le début 1994, que
l’armée rwandaise n’avait pas à craindre une attaque de Museveni, qui disposait d’une aviation militaire,
car les FAR avaient reçu des missiles qui avaient été récupérés en Irak après la guerre du Koweit. 1008
Dans son audition par la commission Mutsinzi, Richard Mugenzi déclare que fin 1993 le sous-lieutenant
Bizumuremyi, chargé du renseignement militaire à Gisenyi, lui a dit que « les FAR possédaient des missiles
sol-air qui venaient de leur être livrés par la France ces jours-là. [...] Ces missiles provenaient des armes
que les militaires français avaient récupérées lors de la guerre en Irak ». 1009
7.19.8
Des missiles venus d’Ouganda ?
Selon Jacques Dewatre, directeur de la DGSE, l’origine ougandaise des missiles n’est pas prouvée :
M. Jacques Dewatre, comme M. Bernard Debré, a indiqué que les numéros des missiles étaient
très proches (à un chiffre près) des matériels en dotation dans l’armée ougandaise en 1994, ainsi
que le confirmerait une liste de ces missiles dont M. Jacques Dewatre n’a pas souhaité indiquer la
provenance. Mais ce dernier a précisé qu’il n’existait pas de preuve (...) que le missile ayant détruit
l’avion présidentiel ait été fourni par l’armée ougandaise. 1010
7.19.9
Des missiles Mistral
Le journaliste Jacques Collet, né au Rwanda et parlant le kinyarwanda, a entendu le 7 avril 1994
vers 11 h à l’ambassade du Rwanda à Bruxelles des Rwandais qui affirmaient que « ce sont des militaires
belges qui ont abattu l’avion, cinq ont été abattus sur place et 5 autres le seraient par après. » Il ajoute :
« J’ai aussi entendu dire en Kinyarwanda que c’est avec un Mistral que l’avion a été abattu. » Lors de
son séjour au Rwanda, il discute avec des militaires du 2 Bn Cdo. Il apprend de témoins visuels que les
missiles utilisés pour l’attentat étaient sans doute des Mistral français. 1011
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 38].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998, p. 6, col. 5-6. Voir le 2e
témoignage section 2.7.2 page 111.
1007 Richard Mugenzi a été entendu dans l’enquête du juge Bruguière, mais pas sur ce point ! Cf. J.-L. Bruguière, Ordonnance
[47, pp. 30, 52].
1008 Interview de Richard Mugenzi filmé par Jean-François Dupaquier, Kigali, 31 mai 2009.
1009 Audition du 29 décembre 2008, Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, Annexes, The Far And
The Missiles, 18950-ST-103-00.pdf, p. 4]. http://francegenocidetutsi.org/18950-ST-103-00.pdf
1010 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 228]. Le compte rendu de l’audition de Jacques Dewatre
n’a pas été publié.
1011 Jacques Collet, Auditorat militaire belge, 16 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/ColletJacques16mai1994.
pdf
1005
1006
449
7.20. L’ACCUSATION CONTRE LES BELGES
Alain Rodrigue, sous-lieutenant au 2 CDo, Casque-bleu de Kibat affecté au groupe aéroport, déclare
que le 6 avril au soir, après l’attentat, il est allé à l’ancienne tour de contrôle de l’aéroport (nom de code
TOP GUN) où il a appris ceci :
BATTERIE MISTRAL :
Au moment ou [où] je me trouvais à TOP GUN, soit après l’attentat, un militaire belge m’a
affirmé avoir vu une batterie de type Mistral aux environs du camp de KANOMBE. Je ne saurais
plus dire de qui il s’agissait. 1012
Le rapport Smeets-Paque note que « d’autres missiles récents n’ont pas été étudiés (Mistral p. ex.)
étant donné la surveillance étroite exercée sur le marché. L’utilisation de l’un d’entre eux impliquerait
la complicité des autorités d’une nation qui en possède ou qui en produit. » 1013 Si cette hypothèse était
exacte, on comprendrait qu’il aurait été urgent et nécessaire de nettoyer le terrain de tous les débris
compromettants.
Relevons que les sections d’appui « lourd » du 1er RPIMa, très présent au Rwanda, sont équipées
de « mortiers de 81 mm, de 120 mm, de postes Milan, de lance-roquettes LRAC, d’Apilas, de Wasp de
70 mm, de lance-missiles antiaériens Stinger et Mistral. » 1014
7.19.10
Des missiles Milan
Dans son livre publié fin avril 1994, Omer Marchal écrit que le président Habyarimana a été abattu,
le 6 avril, par un missile Milan de l’armée française. 1015 Cet auteur ne semble pas être un spécialiste
d’armement et il commet des erreurs dans son livre. Mais, ancien administrateur territorial, il connaît
très bien Habyarimana, le colonel Logiest, qu’il dit avoir édité chez Didier Hatier (p. 80) et les autres
protagonistes belges et rwandais. Il a pu avoir des témoignages de première main sur l’attentat. De ce
témoignage il faut peut-être retenir que des Français seraient impliqués dans l’attentat.
L’armée rwandaise possédait des missiles Milan. Un missile Milan peut-il être utilisé contre un avion ?
Non, répond Gérard Prunier :
Les FAR ne sont dotées que d’un seul type de missiles, les anti-chars français “Milan”, très efficaces
contre des véhicules au sol mais totalement inutiles contre un avion en vol. 1016
7.20
L’accusation contre les Belges
Après avoir analysé les circonstances de l’attentat, mis en évidence les faits incontestables et inventorié
les pièces à conviction, nous passons maintenant en revue les différents auteurs possibles de l’attentat.
Aussitôt après l’attentat, les Belges ont été accusés d’en être les auteurs. 1017 Cette accusation a
été propagée également par l’ambassade de France. 1018 La lettre de consignes du ministre des Affaires
étrangères du gouvernement intérimaire aux missions diplomatiques rwandaises, en date du 15 avril
1994, ne met pas l’attentat au compte du FPR, mais accuse les Casques-bleus belges de complicité. 1019
La complicité de Belges est dénoncée dans la « Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à
montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda est responsable de l’attentat », qui impute l’attentat
au FPR soutenu par l’Ouganda et avec l’aide de militaires belges de la MINUAR :
L’aéroport de Kigali était sous la garde des troupes belges sous commandement onusien. La
sécurité de l’aéroport et du voisinage était donc sous leur responsabilité. [...]
Par ailleurs le FPR aurait profité d’un appui important de l’OUGANDA. Ce pays aurait été
jusqu’à fournir des identités de militaires ougandais à des TUTSIS du FPR afin de leur permettre en
1012 Déposition d’Alain Rodrigue à l’auditorat militaire belge, J.-M. Deflandre, F. Burette, 13 juin 1994, PV no 999/94.
http://francegenocidetutsi.org/RodrigueAlain13juin1994.pdf
1013 P. Smeets, Lt Col Avi, VSF/I et J. Paque, Maj d’Avi Ir VSF/IT, à l’Auditeur militaire, Rapport d’enquête, 1er
août 1994 no VSF/I 943141 Objet : Sinistre aérien du 06 Avr 94 à Kigali - Falcon 50. http://francegenocidetutsi.org/
SmeetsPaque1erAout1994.pdf
1014 E. Micheletti [146, p. 49].
1015 Omer Marchal [136, p. 102].
1016 G. Prunier [175, p. 266].
1017 Voir section 7.13.9 page 374.
1018 Voir section 7.13.10 page 375.
1019 Voir section 7.10.17 page 340.
450
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
toute discrétion une formation à l’utilisation de missiles antiaériens aux ÉTATS UNIS (PHOENIX,
ARIZONA). Cette instruction leur aurait été dispensée en même temps qu’un [sic] militaire belge,
ancien sous-officier, se faisant appeler Phil VAAN DEL BERKN. Il semble que ce militaire belge soit
toujours en activité. Sa présence a été signalée au RWANDA en décembre 1993, parmi les effectifs de
la MINUAR. Il s’agirait d’un spécialiste en missiles portables. 1020
Des militaires belges auraient été tout à fait capables d’abattre l’avion avec des missiles, mais cette
accusation est tellement saugrenue qu’elle a été abandonnée ; à tel point que le juge Bruguière déclare
péremptoirement : « aucun élément d’enquête n’a permis de conforter l’hypothèse d’une implication de la
Belgique dans cet attentat », passant ainsi sous silence les accusations de l’ambassade de France à Kigali
contre les Belges ! Mais, au moment des faits, cette accusation a joué un rôle capital au Rwanda pour
attaquer des Belges et faire partir les militaires belges de la force de maintien de la paix de l’ONU, ce
qui était une condition pour que le génocide puisse être exécuté.
Reste la possibilité de mercenaires belges au service du FPR. Mais des mercenaires belges auraient
pu tout aussi vraisemblablement, en continuité avec l’action du colonel Logiest, se mettre au service des
extrémistes hutu. D’ailleurs, l’accès à la zone de tir n’a pu se faire qu’avec la connivence de militaires
rwandais ou de membres de la garde présidentielle.
L’accusation contre des militaires belges n’a aucun fondement. Par contre des mercenaires belges
auraient pu commettre cet attentat, mais pour le compte de qui ?
7.21
L’hypothèse d’un coup d’État initié par des officiers du
Sud
L’hypothèse d’un coup d’État « démocratique » formulé par Filip Reyntjens se fonde sur une réunion
d’officiers originaires du Sud du pays qui se serait tenue chez Mme Uwilingiyimana vendredi 1er avril. La
réunion est dénoncée par la radio RTLM, le 2 avril, comme étant la préparation d’un coup d’État contre
Habyarimana. 1021
Vu les événements de la nuit du 6 au 7 avril et les conditions dans lesquelles Agathe Uwilingiyimana a
été assassinée, cette hypothèse semble être une affabulation. Ceci n’exclut pas que des officiers du Sud et
des personnalités du Sud aient voulu tenter un coup d’État. D’ailleurs, la composition du GIR, formé le
8 avril, fait la part belle aux gens du Sud et manifeste ainsi la réconciliation entre les « sudistes » fidèles
de Kayibanda et les « nordistes » du MRND, c’est l’alliance Hutu Power examinée par ailleurs. Mais
il est incontestable que ce gouvernement a été formé sous la houlette du colonel Bagosora, un nordiste
membre de l’Akazu.
Nous évoquons néanmoins quelques faits qui alimentent l’hypothèse d’un complot d’officiers du Sud.
Alain Frilet écrit le 8 avril que les auteurs de l’attentat pourraient être des membres de la garde présidentielle originaires du Sud du pays qui « n’auraient guère apprécié la récente mise à l’écart de certains
de leurs officiers par le Président lui-même. » 1022
Une note de la DGSE du 8 avril veut interpréter la crise en termes d’affrontement entre Hutu du Nord
et du Sud :
La crise qui fait rage actuellement à Kigali serait le résultat d’une opposition latente entre Hutu
du nord et du sud. D’ores et déjà, quelques officiers hutu, originaires du sud du pays, ont constitué
une cellule de crise et seraient prêts à reprendre les affaires en main.
La réaction de la Garde Présidentielle (GP), après l’annonce du décès du chef de l’État, est
éloquente. Un de ses officiers aurait déclaré, au nom de son unité, que la mort de « leur » président
était due à un complot de l’opposition.
De fait, les exactions perpétrées, depuis mercredi soir, par la GP, visent les principaux chefs de
file de l’opposition, en priorité ceux qui sont originaires du sud du Rwanda [...] 1023
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 281-282]. http://francegenocidetutsi.
org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
1021 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 200].
1022 Alain Frilet, Rwanda : la paix civile détruite en plein vol, Libération, 8 avril 1994. Voir la citation complète section 7.25.10 page 484.
1023 DGSE, Note no 18491/N du 8 avril 1994. Fiche particulière Rwanda. Analyse de la situation à 12 heures.
1020
451
7.22. L’ERREUR D’AVION
Cette analyse impliquerait que les auteurs de l’attentat seraient des militaires hutu du Sud. Elle est
à mettre en rapport avec les affirmations de journalistes, peu étayées, sur des affrontements entre la
garde présidentielle et quelques éléments de l’armée. Elle recoupe en partie l’information de la Lettre du
Continent du 14 avril 1994. 1024 Elle semble motivée par la volonté de cacher l’extermination des Tutsi
par l’assassinat de leaders hutu partisans des accords de paix. Elle ne nous paraît pas très crédible.
7.22
L’erreur d’avion
L’avion atterrissant de nuit, cela a posé pour les tireurs un problème d’identification qui pouvait être
résolu soit par l’écoute des communications de l’avion et de la tour, soit en le reconnaissant par son bruit,
ou par ses lumières ou encore par la réception d’un signal de la tour de contrôle adressé aux tireurs. Si
l’épouse du copilote a pu écouter la conversation entre le Falcon et la tour de contrôle avec un simple
récepteur radio correctement réglé, probablement le commando qui a tiré les missiles, ou ses complices,
ont pu en faire autant, moyennant bien sûr la connaissance des fréquences d’émission. Par ailleurs le
bruit d’un Falcon est très différent de celui d’un avion à hélice comme un Beechcraft ou un C-130.
L’identification de l’avion par ses lumières semble plus difficile, celles-ci n’étant pas toujours allumées.
L’identification par la vitesse est quasiment impossible car les avions en phase d’approche doivent voler
tous à peu près à la même vitesse. Enfin, l’extinction de lumières à l’aéroport, qui semble réelle pour
celles de l’aérogare (et non de la piste), a pu constituer un signal de la tour de contrôle aux tireurs, leur
indiquant que l’avion à cibler était celui en phase d’approche.
Dans le cas ou l’identification de l’avion par les tireurs a été faite par écoute de ses communications
avec la tour ou par le signal de l’extinction des lumières de l’aérogare, l’hypothèse d’une erreur d’avion
est difficile à maintenir. C’est probablement ainsi que l’avion à abattre a été identifié.
Nous examinons néanmoins l’hypothèse que le triréacteur Falcon ait été confondu soit avec le quadrimoteur à hélices C-130 de l’armée belge soit avec le Beechcraft à hélices burundais.
Avion
Propulsion
Vitesse
Nb de
croisière
passagers
Falcon 50
3 réacteurs
797 km/h
12
Beechcraft 1900
2 turbopropulseurs
528 km/h
19
C-130 Hercule
4 turbopropulseurs
511 km/h
92
Table 7.9 – Caractéristiques des avions prévus à l’atterrissage le soir du 6 avril 1994 à Kigali
7.22.1
Le Falcon aurait été confondu avec le Beechcraft burundais
Le juge Bruguière ne retient pas l’hypothèse que l’attentat contre l’avion d’Habyarimana ait pu être
ourdi par l’armée burundaise, dite à dominante tutsi, qui aurait voulu éliminer le président Ntaryamira. 1025 Mais, vu que la présence du président Ntaryamira dans le Falcon résulte d’une proposition
d’Habyarimana faite à la dernière minute, cette hypothèse est complètement farfelue.
Une autre hypothèse concernant le Burundi est celle d’un complot pour éliminer le chef d’état-major
Jean Bikomagu qui était allé également à Dar es-Salaam. 1026 Et les tireurs se seraient trompés d’avion.
La possibilité que le chef d’état-major de l’armée burundaise ait été visé est confirmée par les propos
que Léonard Nyangoma, ministre de l’Intérieur du Burundi, tient le 7 avril à Bruxelles. Mal informé, il
croit que le chef d’état-major a été tué dans l’attentat contre l’avion :
C. Braeckman : Quelles sont les informations dont vous disposez à propos de la situation dans
votre pays ?
Voir section 7.25.10 page 485.
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 8]. http://francegenocidetutsi.org/OrdonnanceBruguiere.pdf#page=8
1026 Cette hypothèse a été émise et argumentée par Jean-Claude Ngabonziza, voir http://www.obsac.com/
OBSV9-061128AutreVersion94.html.
1024
1025
452
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
L. Nyangoma : Elle est plus grave encore qu’au cours des semaines précédentes, où les forces de
l’ordre ne répondaient pas au commandement des forces politiques.
Cette fois, c’est pire encore, parce que le commandant en chef de l’armée, qui se trouvait dans
l’avion, a également trouvé la mort. Il n’y a vraiment plus personne pour commander les forces
armées... 1027
Pourtant, à la une de ce numéro du Soir, la liste des victimes burundaises se limite au président et à
deux de ses ministres. 1028
Cette hypothèse d’un complot pour assassiner le colonel Bikomagu est écartée depuis que nous avons
appris de source sûre qu’il n’est pas venu à la conférence de Dar es-Salaam. 1029
Néanmoins nous poursuivons l’analyse du cas où le Falcon présidentiel aurait été confondu avec l’avion
burundais. Dans quel avion voyageait la délégation burundaise ?
L’avion personnel du président du Burundi, un Falcon 50, acheté en septembre 1992 par le président
Buyoya, est indisponible. 1030 Le juge Bruguière nous apprend dans son ordonnance que le lieutenantcolonel Arthémon Rwamigabo, pilote du Falcon 50 burundais, a été contrôlé à l’entrée en France venant
de Genève le 5 avril 1994. Vraisemblablement, il avait amené le Falcon à Genève pour sa maintenance. 1031
Selon le pilote Vénuste Nihana, la délégation burundaise est venu à Dar es-Salaam dans un seul avion,
un Beechcraft de 18 places. 1032 Nous supposons qu’il s’agit d’un Beechcraft 1900 à deux turbopropulseurs
qui a 19 places. 1033 L’information selon laquelle l’avion était un Fokker 28 d’Air Burundi est donc
fausse. 1034
D’autres auteurs avaient indiqué que l’avion burundais était un Beechcraft à hélices. Gérard Prunier
dit que l’avion de Ntaryamira est à hélices. 1035 Filip Reyntjens dit qu’il s’agit d’un Beechcraft, lent
et bruyant. 1036 Servenay et Périès parlent d’un « petit avion de tourisme burundais Beechcraft » qui
se présentait à l’atterrissage à Kigali au moment du crash du Falcon. 1037 Le rapport de la Mission
d’information parlementaire parle « d’un Beech burundais ayant survolé la zone. » 1038
La délégation burundaise est allée à Dar es-Salaam avec un Beechcraft à hélices. Le pilote précise bien
que le président burundais est parti le matin avec cet avion. Habyarimana n’est pas allé le chercher avec
son Falcon.
À l’issue de la conférence, le président Ntaryamira du Burundi monte dans le Falcon d’Habyarimana
avec deux de ses ministres. En conséquence, 3 Rwandais descendent du Falcon et montent dans l’avion
burundais. Fait exceptionnel, l’officier d’ordonnance du président Ntaryamira, le colonel Cischahayo, ne
monte pas dans le même avion, le Falcon, mais monte dans le Beechcraft.
Au sol, Vénuste Nihana, le pilote du Beechcraft a déjà déposé un plan de vol pour Bujumbura. C’est
après le décollage qu’il refait un plan de vol pour Kigali. Il déclare à cette occasion qu’il transporte 3
Rwandais mais il ne parle pas du président Ntaryamira.
Les avions ont décollé de Dar es-Salaam dans l’ordre d’ancienneté des présidents. L’avion d’Habyarimana est parti en premier. 15 mn après, c’était le tour de celui du vice-président kenyan. Puis celui
de l’avion burundais, soit 30 mn après, selon le pilote. Cependant le cameraman déclare qu’il y avait 2
avions entre le Falcon et le Beechcraft et que celui-ci est parti une heure après. 1039
Selon Colette Braeckman, l’avion burundais a décollé de Dar es-Salaam 15 minutes après le Falcon :
Colette Braeckman, Léonard Nyangoma : Sur la situation au Burundi..., Le Soir, 8 avril 1994, p. 2.
Colette Braeckman, Rwanda : la relève politique liquidée dans un bain de sang, Le Soir, 7 avril 1994, p. 1.
1029 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, et du colonel Cischahayo, l’officier d’ordonnance
du président du Burundi, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 8 septembre 2009.
1030 « l’avion personnel du président du Burundi est indisponible ». Cf. C. Braeckman [44, p. 173]. « L’avion présidentiel
burundais, un Falcon 50, était en révision. » Cf. F. Reyntjens [182, p. 33, note 45].
1031 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 8].
1032 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact
Kigali, 8 septembre 2009.
1033 http://en.wikipedia.org/wiki/Beechcraft_1900.
1034 C. Braeckman [44, p. 173] ; L. Melvern [140, p. 115]. Le Fokker F28 est un biréacteur.
1035 G. Prunier [175, p. 255].
1036 F. Reyntjens [182, p. 33].
1037 G. Périès, D. Servenay [179, pp. 248-249].
1038 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 216].
1039 Interview du cameraman burundais qui a couvert le déplacement du président burundais Cyprien Ntaryamira le 6 avril
1994, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 6 septembre 2009.
1027
1028
453
7.22. L’ERREUR D’AVION
Le reste de la délégation burundaise monte alors à bord du Fokker et suit l’avion rwandais quinze
minutes plus tard. 1040
Habyarimana a proposé à Ntaryamira de le faire reconduire avec son Falcon jusqu’à Bujumbura. Le
pilote du Falcon a donc déposé un plan de vol pour Bujumbura, mais seulement à 20 h 8 mn, une heure
après son décollage. 1041 Le Beechcraft burundais devait de toute manière atterrir à Kigali pour débarquer
les trois Rwandais.
Il ne semble pas que le Falcon ait fait des ronds en l’air pour attendre que l’autre avion passe devant
lui. 1042
Dans le tableau 7.10 page 454 nous calculons l’heure d’arrivée à Kigali pour les deux avions Falcon
50 et Beechcraft 1900 compte tenu que la distance entre Dar es-Salaam et Kigali est de 1 160 kilomètres.
L’heure d’arrivée du Falcon correspond à l’heure d’arrivée effective. Le pilote du Beechcraft dit être parti
30 minutes après le Falcon, avoir pris contact avec la tour de Kigali aux environs de Mwanza à 19 h 30
et, ayant appris que l’aéroport était fermé suite au crash du Falcon, il s’est détourné sur Bujumbura où il
atterrit vers 20 h 30 et certainement avant 21 h. Visiblement sa montre à une heure de retard sur l’heure
de Kigali. 1043
Avion
Vitesse de
Durée du
Heure départ de
Arrivée prévue
Croisière
vol
Dar es-Salaam
à Kigali
Falcon 50
797 km/h
1 h 27
19 h
20 h 27
Beechcraft 1900
528 km/h
2 h 12
19 h 30
21 h 42
Table 7.10 – Durée de parcours des 1 160 kilomètres entre Dar es-Salaam et Kigali
Valérie Bemeriki, interrogée en prison, après avoir appris que l’avion présidentiel avait été abattu,
évoque un avion burundais qui voulait atterrir à Kigali ce soir-là :
Retournée en studio j’ai pris contact avec le directeur, M. Ndahimana, 1044 qui a appelé tout le
monde, y compris la famille Habyarimana. Là il a obtenu confirmation du fait qu’il s’agissait bien
de l’avion du président. Il a appris aussi qu’un autre appareil était en vol, un petit avion burundais
qui amenait une partie de la délégation du président Cyprien Ntariyamira [Ntaryamira] et qui, ne
pouvant atterrir, a poursuivi sur Bujumbura ; le président du Burundi, en dernière minute, avait pris
place dans l’avion d’Habyarimana. 1045
Le pilote d’un Beech burundais aurait déclaré que des militaires, probablement rwandais, ont interrogé
plusieurs fois les contrôleurs aériens sur la progression du Falcon :
D’après le pilote d’un Beech burundais ayant survolé la zone et qui a livré son témoignage au
journal Le Citoyen, le contrôleur de la tour de Kigali aurait été à de multiples reprises sollicité par
des militaires l’interrogeant sur l’état de progression du Falcon présidentiel. 1046
Vénuste Nihana, le pilote du Beechcraft dont nous avons l’interview, ne dit pas la même chose :
- Est-ce que vous entendiez le Falcon ? Est-ce que vous entendiez la tour de contrôle ? Vous entendez
Kigali ? Vous entendez Bujumbura ?
- Je ne me souviens plus si on a entendu la voix des pilotes du Falcon. Parce que quand on parlait
avec Dar es-Salaam, peut-être déjà eux ils étaient déjà avec Kigali.
- Quand vous parliez avec Dar es-Salaam...
C. Braeckman [44, p. 174].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
1042 Jean-Claude Ngabonziza affirme que le Falcon a eu un retard inexpliqué de 20 mn. Ce retard aurait été constaté par
un pilote rwandais resté le 6 au soir à Dar es-Salaam, probablement le pilote du Twin Otter d’Air Rwanda.
1043 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact
Kigali, 8 septembre 2009.
1044 On pourrait croire qu’il s’agit de Ferdinand Nahimana, mais dans son témoignage à African Rights elle dit : « A
mon arrivée au studio, j’ai directement téléphoné mon directeur Phocas Habimana. ». Nous pensons qu’il s’agit de Phocas
Habimana.
1045 Colette Braeckman, Valérie Bemeriki, RTLM, l’antenne qui tue, Le Soir, 16 avril 2007.
1046 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 216]. Nous ne disposons pas de cet article du journal
burundais Le Citoyen.
1040
1041
454
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
- Oui, les fréquences ne sont pas les mêmes.
- Après combien de minutes de vol vous commencez à parler avec Kigali ?
- On approchait Mwanza, alors on a mis la fréquence d’approche de Kigali. On a appelé, il y avait
personne qui nous répondait.
- Est-ce que vous vous rappelez plus ou moins de l’heure ?
- Quand nous sommes arrivés ici vers 20 h 30, d’ici moins ça fait à peu près une heure, c’était
vers 7 h 30, 19 h 30.
- 19 h 30
- 19 h 30 locale
- 19 h 30 heure de Kigali
- Oui
- Alors on appelle Bujumbura. Ils disent qu’il doit y avoir quelque chose qui s’est passé à Kigali,
parce qu’il y a eu d’autres avions qui ont appelé et qui sont peut-être retournés parce qu’ils n’avaient
pas de communications avec Kigali. Ils ont dû rebrousser chemin.
- Qu’est-ce qu’il se passe à ce moment-là ?
- Alors quand on a parlé avec Bujumbura, nous avons appelé Kigali sur la fréquence de la tour de
contrôle, puisque la fréquence d’approche et la fréquence tour de contrôle sont différentes. Alors sur
cette fréquence-là, on a entendu quelqu’un qui nous a dit la dispa-sur-vous ( ?) La voix s’est coupée
comme ça. Il n’a pas terminé sa phrase... la tour de contrôle. Après il y a quelqu’un qui a pris le micro
et il parlait avec assurance. On lui a demandé si l’avion présidentiel qui était parti avec le numéro un
burundais était déjà de retour. Il nous a dit, non pas encore. Alors on lui a demandé est-ce qu’il va
partir à quelle heure ? C’était pour éviter qu’on se rencontre en l’air. Alors il nous a dit, mais on a
tiré là-dessus. On lui a demandé quand. Ils étaient en finale. On s’est tu. Alors j’ai demandé : est-ce
qu’il y a espoir qu’il y ait des survivants ? Il nous a dit : sûrement pas. Mon collègue...
- Cette personne ne s’est pas identifiée ?
- Non
- C’était la tour de contrôle.
- C’était la tour de contrôle.
- Mon collègue a voulu qu’on aille à Kigali. Je lui ai dit... J’étais sur les commandes. Alors je lui
ai dit non.
- L’autre-là, le chef du bureau central de renseignement, on lui a dit ce qui s’était passé. Il nous
a dit, non, on ne peut pas se poser à Bujumbura, comme ça vient de se passer comme ça à Kigali,
même à Bujumbura ça pourra être la même chose. On va à Goma. On lui a dit à Goma c’est fermé
la nuit. On va à Nairobi. On n’a pas assez de carburant. Alors on va à Bujumbura. Mais avant cela
mon collègue a demandé s’il pouvait se poser à Kigali. L’autre lui a dit qu’il n’y avait pas de courant
et il y avait la lumière de la lune qui était suffisante. Il a dit qu’on pouvait se poser, mais je vous
conseillerais d’aller vous poser ailleurs. Si vous voulez bien, venez. Alors je lui ai dit : Attention, ça
c’est pas bon, c’est mauvais présage, nous sommes partis sur Bujumbura alors. 1047
L’interview donnée au journal Le Patriote a peut-être été donnée par l’autre pilote. 1048 À ce propos,
le cameraman qui accompagne la délégation burundaise dit en substance ceci :
Et puis à un moment donné, on a vu que l’avion faisait un détour brusque, comme un trou d’air.
- Après combien de temps ?
- Je ne me souviens pas. Un des pilotes, je crois que c’était Gatoto, vient à l’arrière. Il vient
demander au médecin qui s’appelait Siampata ( ?) Athanase, un comprimé. Le médecin lui demande
qu’est-ce qu’il y a et lui donne un comprimé d’Efferalgan avec de l’eau. Il a bu le comprimé, il s’est
un peu calmé et il a dit, l’avion dans lequel se trouvait le président a été abattu. C’est le premier
mot qu’il a sorti. Je vous dis que dans l’avion il y a eu un silence de plomb. C’est lui qui a continué
à parler. Il a dit : « Je viens de parler avec la tour de contrôle du Rwanda. Il y a eu à l’aéroport
coupure de courant et il y a eu 3 tirs à l’armement lourd et l’avion est tombé. » On n’a pas posé de
question. On s’est dit qu’est-ce qu’il va se passer. On s’est tu. On avait tellement peur. 1049
Le Beechcraft a-t-il survolé la zone de Kigali ? Il semble qu’il est passé au voisinage de Kigali peu de
temps après le crash.
1047 Interview de Vénuste Nihana, pilote de l’avion Beechcraft burundais, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact
Kigali, 8 septembre 2009.
1048 Voir section 7.10.11 page 336.
1049 Interview du cameraman burundais qui a couvert le déplacement du président burundais Cyprien Ntaryamira le 6 avril
1994, par Albert Rudatsimburwa, Radio FM Contact Kigali, 6 septembre 2009.
455
7.22. L’ERREUR D’AVION
Valérie Bemeriki, dans le même témoignage à African Rights, parle de l’arrivée de l’avion burundais
à Bujumbura :
La même nuit, j’ai reçu une information affirmant également la mort du président Cyprien Ntaryamira. Je me suis entretenu avec des agents de l’ambassade du Burundi à propos de cela. L’ambassade
du Burundi a directement téléphoné à l’aéroport de Bujumbura pour demander des précisions. En ce
moment là, les passagers à bord du deuxième avion, venaient d’atterrir à Bujumbura et racontaient
comment ils ont été sauvés de justesse. C’était un petit avion qui avait accompagné le président
du Burundi. Comme son avion présidentiel, connu sous l’appellation de Musongati, avait transporté
Sylvestre Ntibantunganya, président du parlement en cette époque, à Kampala, Ntaryamira avait
préféré passer la nuit à Kigali et continuer le voyage dans l’avion le lendemain depuis Kigali. Un certain Munyemana Théoneste, 1050 conseiller à la Présidence du Rwanda, avait changé la place avec le
président burundais. C’est pour cela qu’il venait d’arriver à Bujumbura avec deux ministres burundais
qui étaient aussi partis pour les négociations à Arusha.
J’ai pu même parler avec la délégation qui venait d’arriver au Burundi pour leur demander leur
point de vue sur le crash à Kigali. Ils m’ont dit qu’ils étaient témoins oculaires des tirs sur l’avion.
Ils m’ont encouragé de diffuser que l’avion venait d’être abattu par des ennemis de la paix. 1051
Le colonel Bikomagu étant resté à Bujumbura, il n’y avait aucun motif à abattre l’avion burundais. Il ne
semble pas possible que les tireurs aient confondu le Falcon et le Beechcraft. Nous ne remarquons pas de
retard anormal du Falcon. Le pilote du Falcon aurait pu se retarder pour laisser le Beechcraft atterrir
avant lui. Cela n’a pas été le cas.
Enfin, Périès et Servenay indiquent l’ordre dans lequel trois avions se sont présentés à l’atterrissage :
Plusieurs appareils sont en approche vers la piste, uniquement par l’est. En effet, le FPR a décrété
une zone d’interdiction de survol de son campement, situé dans les bâtiments du parlement, qui rend
impossible une approche par l’ouest. Dans l’ordre, derrière le Falcon, se trouve un petit avion de
tourisme burundais Beechcraft et un Hercule C-130 belge qui effectue depuis Nairobi sa rotation
quotidienne pour approvisionner les forces de la MINUAR. 1052
7.22.2
L’avion d’Habyarimana aurait été confondu avec le C-130 belge
Colette Braeckman fait l’hypothèse que le Falcon présidentiel a pu être confondu par les tireurs avec
un C-130 belge dont l’arrivée le 6 au soir était prévue.
Un seul avion est attendu avec certitude ce soir-là, à Kigali : un C-130 belge, volant pour la
Minuar, avec, à son bord, outre les sept membres d’équipage, une douzaine de passagers et du matériel
destiné aux Casques bleus belges. Cet appareil, qui a fait escale au Caire, accuse un léger retard, d’une
vingtaine de minutes, et la coopération militaire belge à Kigali est la seule à en avoir été avertie. Le
commando de Massaka ignore donc tout du changement d’horaire de l’avion belge.
Lorsqu’après 20 heures, un avion s’approche de la ville et s’apprête à se poser, le commando ajuste
le tir. Très vite : d’après des spécialistes, les tireurs ont moins d’une minute pour réussir leur coup...
A la distance à laquelle les missiles ont été tirés – environ 2.000 mètres –, se pourrait-il que le
commando ait abattu le Falcon alors qu’il visait en fait le C-130 belge ? 1053
Cette éventualité pourrait expliquer pourquoi des Hutu de la tendance dure se sont trouvés au nombre
des victimes et expliquer aussi la surprise, voire la panique, qui se serait emparé de plusieurs officiers
supérieurs rwandais. Le mobile de cet attentat contre les Belges aurait été de les forcer à partir pour
entraîner le départ de la MINUAR et empêcher l’application des accords de paix. La confusion était très
possible selon des spécialistes :
Sur le plan technique, tant le capitaine Finck [copilote du C-130] que d’autres spécialistes sont
formels : Les missiles ont été tirés à une distance d’au moins 2.000 mètres sur un avion qui approchait
à une vitesse de 200 km/heure. Les tireurs ont eu moins d’une minute pour identifier l’appareil, viser
et tirer, presque simultanément, leurs deux missiles. De nuit, il leur était impossible de distinguer un
Falcon d’un C-130, ils n’ont pu voir que des lumières rouges, de modèle standard. Seuls les avions de
1050 Justin Munyemana, conseiller juridique à la Présidence, faisait partie de la délégation rwandaise à Dar es-Salaam. Cf.
J.-L. Bruguière [47, p. 47]. http://francegenocidetutsi.org/OrdonnanceBruguiere.pdf#page=47
1051 Interview de Valérie Bemeriki par Félicien Bahizi, African Rights, 28 février 2007.
1052 G. Périès, D. Servenay [179, p. 249].
1053 Colette Braeckman, Habyarimana tué par erreur au lieu de soldats belges ? , Le Soir, 29 mars 1996, pp. 1, 9.
456
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
ligne volent avec l’empennage éclairé pour que l’on distingue leur sigle et le C-130 ne s’éclaire qu’au
moment précis de l’atterrissage. Quant au bruit, quand l’avion se trouve encore à une telle distance,
on n’entend presque rien.
Doté d’un système d’écoute des communications radio, le commando n’a pas réalisé que le C-130
arrivait en même temps que l’avion présidentiel : C’est en néerlandais que l’équipage avait signalé le
retard enregistré après l’escale du Caire. 1054
Le général Dallaire précise que le C-130 Hercule avait été mis en attente pour laisser la priorité à
l’avion de Habyarimana. 1055
L’erreur d’avion est-elle définitivement à écarter ? Non, car nous manquons encore d’informations. Il
faudrait connaître le type d’arme utilisé et le temps nécessaire pour la préparer. S’il paraît admissible
que l’on peut identifier un type d’avion à son bruit, et là le témoignage de Jean-Luc Habyarimana et de
sa mère Agathe, qui reconnaissent l’avion présidentiel à l’oreille, peut être retenu comme vraisemblable,
il faut que l’avion soit assez proche pour le reconnaître. Il est probablement trop tard pour armer un
missile quand on a l’avion au-dessus de la tête.
Colette Braeckman dit qu’il faut moins de 1 minute pour ajuster le tir. Les renseignements fournis par
le capitaine Finck permettent de déduire que s’il faut identifier l’avion une minute avant le tir, sachant
que l’avion a une vitesse de 200 km/h, c’est-à-dire 3.3 km/mn, une minute avant il se trouve à 3 300 m
+ 2 000 m soit 5.3 km. Identifier un avion de nuit à 5.3 km de distance ne semble pas évident !
La délégation burundaise n’est venue qu’avec un seul avion Beechcraft, difficile à confondre avec
un Falcon. Il faut aussi vérifier pourquoi les lumières de l’aérogare ont été éteintes par l’assistant du
contrôleur aérien. A priori ce geste est contraire à la sécurité. Qui est cet assistant ? Où est-il ?
Dans l’état de nos connaissances, l’hypothèse de l’erreur d’avion ne nous paraît pas plausible.
7.23
Le FPR est-il l’auteur de l’attentat ?
L’hypothèse de l’implication du FPR dans l’attentat se heurte à un certain nombre de faits.
7.23.1
Le FPR venait de remporter une victoire politique
Le FPR avait obtenu à l’issue des négociations de paix un accord qui lui était très favorable, 5 des 21
portefeuilles ministériels lui étaient affectés, contre zéro auparavant. Dans le cadre de la fusion des deux
armées, 40 % des hommes de troupe et 50 % des officiers lui étaient réservés. Ce 6 avril, au sommet de
Dar es-Salaam, le président Habyarimana, après plusieurs mois de tergiversations, venaient d’accepter
de mettre en place les institutions de transition. Pour les dirigeants du FPR qui ne sont pas que des
stratèges militaires mais aussi de fins politiques, ce soir-là s’ouvrait devant eux une nouvelle période
d’action politique légale dans le cadre des nouvelles institutions. C’était surtout, pour eux, la fin de
l’exclusion des Tutsi et le retour des exilés. Gagnants politiquement, pourquoi auraient-ils tout remis en
question ?
7.23.2
Le FPR avait-il des missiles au CND ?
Oui, le FPR possédait des missiles sol-air. Il a même déclaré au général Dallaire, à la réunion de
Kinihira, être en possession d’un certain nombre de missiles à courte portée. 1056 En avait-il au CND ?
L’échange suivant, lors de l’audition du colonel Balis, où il est question du bataillon FPR au CND, permet
de le supposer :
M. Ceder (Vlaams Blok) (en néerlandais) Il paraît que le FPR disposait d’une défense antiaérienne.
De quel type ?
Col. Balis (en néerlandais) Il s’agissait de missiles antiaériens portables, mais pas du type avec
lequel l’avion présidentiel a été abattu. 1057
1054
1055
1056
1057
Colette Braeckman, ibidem.
R. Dallaire [72, p. 298]. Le Casque-bleu belge Mathieu Gerlache relate aussi cette mise en stand-by du C-130.
Voir plus haut section 7.3 page 279.
Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-62, 29 mai 1997, p. 590].
457
7.23. LE FPR EST-IL L’AUTEUR DE L’ATTENTAT ?
Le FPR aurait utilisé des SAM-7 en 1990 contre un hélicoptère et un avion, mais ce n’est pas du
tout certain. Le général Dallaire écrit qu’il en possède. Il n’y a pas de preuve que le FPR ait pu déjouer
la surveillance de la MINUAR en amenant des missiles sol-air au CND. Ces missiles aurait été d’une
portée insuffisante pour abattre l’avion depuis le CND à plus de 6,7 km de là. Emmenés dans la zone de
Kanombe-Masaka, des SAM-7 auraient certainement pu abattre le Falcon.
7.23.3
Comment un commando du FPR aurait-il pu quitter le CND ?
Mais il faudrait expliquer comment un commando du FPR a pu, sans se faire prendre, quitter le CND,
aller dans la zone de Kanombe, ou à l’est de Kanombe, vers Masaka ou Kabuga, tirer et retourner au
CND. Abdul Ruzibiza ne montre pas comment cela a été possible, ni dans son livre ni dans ses explications
au juge Bruguière. De plus, il reconnaît plus tard que son témoignage est inventé de toutes pièces. 1058
L’histoire de la reconnaissance de la patrouille Roulet, des Casques-bleus belges, le 5 avril au soir, prouve
que tout véhicule circulant dans la zone de Kanombe se heurtait à des barrages. 1059
Le lieutenant-colonel Balis, qui était au CND le soir du 6, ne croit pas que des hommes du FPR aient
pu sortir du CND et gagner la colline de Masaka pour abattre l’avion : « Dans la soirée, il est possible
que des hommes ont pu sortir du CND, mais ils ont dû le faire à pied, pas en voiture... Quant à porter
des missiles sur leurs épaules, c’est inimaginable, ils auraient été repérés tout de suite. » 1060
Une note du ministère français de la Défense dit qu’il était possible pour un commando du FPR de
s’infiltrer sur les lieux de l’attentat à la tombée de la nuit. Mais l’arrivée de l’avion étant initialement
prévue à 17 h, le commando devait être en place avant et il fait jour à cette heure-là. Le général Mourgeon,
s’appuyant sur une note DGSE, exprime des réserves quant à la possibilité de cette infiltration. 1061
Il aurait été certainement plus aisé pour des membres du FPR de s’infiltrer dans la zone de KanombeMasaka en ne partant pas du CND dont le périmètre est extrêmement surveillé. À supposer qu’ils aient
pu déposer les missiles à l’avance dans une maison proche, leur problème aurait été essentiellement de
stationner sur le lieu du tir sans se faire repérer et de s’exfiltrer. Cette hypothèse n’a pas été examinée.
Il aurait été très difficile à un commando du FPR de s’infiltrer de jour jusqu’au lieu du tir. Il n’existe
pas à notre connaissance de témoignage attestant la présence d’éléments FPR sur le lieu du tir, hormis
celui de Ruzibiza que son auteur reconnaît pour être faux. Il aurait été encore plus difficile d’en partir.
Aucun membre du FPR n’a été arrêté, aucun cadavre de tireur n’a été signalé.
L’hypothèse que des membres du FPR se soient infiltrés dans la zone de Kanombe-Masaka n’a pas été
envisagée par les autorités rwandaises, ni par les forces armées (FAR), ni par le gouvernement intérimaire
(GIR). Ces autorités ont accusé les Casques-bleus belges d’avoir abattu l’avion pour le compte du FPR,
ceci pendant toute la durée du génocide. 1062
Enfin, le rapport Mutsinzi a recueilli plusieurs témoignages de membres de la garde présidentielle et
des FAR qui montrent que les mouvements du FPR au CND étaient contrôlés, comme tous les véhicules
dans la zone aéroport-Kanombe-Masaka. Ces contrôles ont encore été renforcés quand J.-R. Booh-Booh
a parlé à Habyarimana à Gisenyi la veille de Pâques de menaces qui pesaient sur lui. 1063
7.23.4
Les lance-missiles « trouvés » à Masaka
Les numéros des lance-missiles sont fournis par le colonel Bagosora
Les seuls éléments de preuve matériels qui accuseraient le FPR sont les numéros des lanceurs de
missiles qui auraient servi à l’attentat et les photos de l’un d’entre eux.
Christophe Ayad, Le témoin-clé du juge Bruguière se rétracte, Libération, 19 novembre 2009.
A. Goffin [91, p. 31]. Voir plus haut section 7.6.4 page 300.
1060 Colette Braeckman, Le dernier jour de nos paras au Rwanda, Le Soir, 5 avril 2007.
1061 Voir section 7.11.13 page 363.
1062 Voir l’interview de Augustin Bizimana, ministre de la Défense du GIR, par Franck Johannès à Gisenyi fin juin 1994,
section 7.23.4 page 460.
1063 Témoignages de Etienne Nsengiyumva, Félicien Nyabagabo, (gardes présidentiels), Jean-Marie Vianney Gasana, Innocent Mutiganda, Claver Bizimana, Emmanuel Iyamuremye, (paras-commando), Zenu Sibomana (Cie Bâtiments militaires),
Prosper Ngendahimana (Bataillon artillerie de campagne). Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994
[64, p. 79-81].
1058
1059
458
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Les numéros de série des lanceurs de missiles 1064 sont ceux notés par le lieutenant Augustin Munyaneza
lorsqu’il les examine le 25 avril 1994. Quand ces tubes ont-ils été découverts ?
Selon la Mission d’information parlementaire : « le 25 avril 1994, les FAR auraient retrouvé les deux
lance-missiles utilisés pour le forfait. Un document rédigé ce jour-là par le Lieutenant Munyaneza relève
les numéros de série des deux engins ». 1065
Ces numéros des lance-missiles qui auraient été trouvés à Masaka ont été communiqués au juge belge
Van Der Meersch le 10 juillet 1995 1066 par Me De Temmerman, avocat du colonel Bagosora. 1067
Notons que Colette Braeckman a trouvé un habitant de Masaka qui dit avoir vu deux lanceurs de
roquettes. 1068 L’histoire des deux lanceurs abandonnés par les tireurs, puis retrouvés, n’est peut-être pas
une fable.
Selon le juge Bruguière, ils correspondraient à des missiles SAM-16 vendus par l’URSS à l’Ouganda 1069
qui les aurait fournis au FPR.
Après avoir été retrouvés le 25 avril, ces lanceurs auraient été emmenés à Gisenyi puis au Zaïre et
auraient disparu après la chute de Mobutu. 1070 C’est Aloys Ntiwiragabo, le chef du service de renseignements des FAR, 1071 qui aurait, selon le colonel Laurent Serubuga, 1072 convoyé ces tubes à Goma. 1073
Ces lance-missiles ont disparu. Aloys Ntiwiragabo aurait dit au juge Bruguière qu’ils ont été remis
au général zaïrois Tembele, commandant de la région militaire de Goma, 1074 qui, entendu par le juge, le
reconnaît. 1075 Ces lanceurs, dont l’un a été détenu par le général Baramoto, ont disparu avec la chute de
Mobutu. 1076 Cette preuve est invérifiable et semble plus sortir d’un roman.
Ces numéros de lanceurs de missiles, seule preuve en l’état, ont été recopiés par le lieutenant Augustin
Munyaneza que le juge Bruguière a entendu en Belgique. 1077 Ils ont fort bien pu lui avoir été suggérés.
Depuis 1991, plusieurs missiles d’origine soviétique ont été trouvés au Rwanda par les FAR et leurs
conseillers militaires français. 1078 Ils ont été dits abandonnés par le FPR. Ils ont été examinés par des
experts français et conservés par les FAR. 1079 Les services de renseignement militaire rwandais, aidés par
la DGSE, ont eu largement le temps, depuis 1991, de s’informer sur les numéros de type et de série, des
missiles et de leurs lanceurs, qui auraient été acquis par l’Ouganda.
Donc l’élément de preuve qui désigne selon certains, dont le juge Bruguière, Paul Kagame comme
concepteur de l’attentat est un document fourni par le colonel Bagosora, condamné pour génocide par
le TPIR. La preuve matérielle en elle-même a disparu. En conclusion, cette preuve n’a aucune valeur.
Nous nous souvenons par ailleurs que l’ex-capitaine Barril a prétendu détenir les lanceurs de missiles,
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 35].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 226].
1066 Pièce à conviction Bagothe-19 du procès Bagosora au TPIR, Tribunal pénal international sur le Rwanda. Voir ces
numéros dans le tableau 7.1 page 281.
1067 Voir section 7.19.6 page 446.
1068 Voir section 7.11.12 page 359.
1069 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 38].
1070 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 36].
1071 Aloys Ntiwiragabo succède à Anatole Nsengiyumva à la tête du service de renseignements des FAR (G2). Il est
en relation avec la DGSE puisqu’il déclare à Michel Peyrard qu’il a rencontré son homologue de la DGSE en novembre
1993. Cf. Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46. http://francegenocidetutsi.org/PeyrardParisMatch7juillet1994.pdf . C’est une
erreur. Le directeur de la Sûreté extérieure de l’Etat que Michel Peyrard rencontre à Butare était plutôt le lieutenantcolonel Laurent Rutayisire. Cf. Ordre de bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 fév. 1993, Gendarmerie rwandaise, p. 1.
http://francegenocidetutsi.org/OrganigrameGDR15fev1993.pdf
1072 Le colonel Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major des FAR, songeait dès fin 1990, selon l’ambassadeur de France
Georges Martres, à éliminer tous les Tutsi. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 119]. Il écrit au ministre de la Défense rwandais, le 17 janvier 1992, pour lui demander l’achat de missiles sol-air. Il
coule des jours paisibles en France.
1073 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 37].
1074 Le général Tembele approvisionne en armes les FAR via l’aéroport de Goma pendant le génocide, en dépit de l’embargo
de l’ONU. Cf. Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994 ; FrançoisXavier Verschave, L’horreur qui vous prend au visage [67, p. 120].
1075 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 37].
1076 Mobutu est renversé par Laurent-Désiré Kabila et décède en septembre 1997.
1077 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 35].
1078 Voir section 7.3.1 page 279.
1079 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 250, 253-255] ; Note du général Quesnot
à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Présence de missiles sol-air, 23 mai 1991.
http://francegenocidetutsi.org/Quesnot23mai1991.pdf
1064
1065
459
7.23. LE FPR EST-IL L’AUTEUR DE L’ATTENTAT ?
mais c’était des SAM-7. 1080 Le juge Bruguière n’examine pas cette piste.
Le rapport Mutsinzi met en doute cette découverte de lance-missiles le 25 avril à Masaka. Il relève
que le 18 mai 2000, le juge Bruguière interroge le colonel Bagosora sur ces tubes lance-missiles à Masaka.
Celui-ci lui répond « qu’il ne savait pas comment ces lance-missiles ont été découverts, mais qu’il les
avait vus fin avril 1994 au ministère de la Défense où ils ont été photographiés. » 1081 Les témoignages
de personnes qui se trouvaient à Masaka en avril 1994 comportent de grandes variantes. Ils situent cette
découverte entre 2 jours et 3 semaines après l’attentat. En revanche, des militaires du camp de Kanombe
disent que ces tubes ont été trouvés entre le 7 et le 11 avril et qu’ils ont été exposés au camp. 1082
L’ex-capitaine Barril détiendrait des pièces de l’avion et des restes de roquettes qu’il n’a
pas remis au juge
Selon le journaliste Franck Johannès, qui a approché des membres du gouvernement intérimaire rwandais repliés à Gisenyi, 1083 le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, a donné un morceau de roquette
à Barril et en a gardé un autre avec lui :
Le ministre de la Défense, Augustin Birimana [Bizimana], 1084 a essayé de redresser l’image un peu
défaillante de son gouvernement. Il a confié à l’ex-gendarme Paul Barril, passé au service d’Agathe
Habyarimana, la veuve du dictateur assassiné, tous les éléments en sa possession : la boîte noire, les
enregistrements de la tour de contrôle, et même, dit-il, l’un des restes des roquettes qui ont abattu
l’avion et qu’apparemment le capitaine garde dans sa manche. Le calcul est fort simple : Barril, avec
ses pièces à conviction, pouvait mieux faire passer en Europe le message que le gouvernement se tue
à répéter depuis trois mois : ce sont les Belges de la MINUAR qui ont descendu l’avion présidentiel
pour donner un coup de main aux terroristes du F.P.R.
Malheureusement, Birimana pas plus que Barril ne connaît grand-chose en boîte noire. Et l’excapitaine s’est apparemment trompé de tôle. Le ministre a cependant pris la précaution de conserver
le dernier morceau de roquette disponible qui attend son heure à Gisenyi. 1085
Nous trouvons ici une information qui ne recoupe pas tout à fait ce qu’avancent les témoins du juge
Bruguière. Selon le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, des restes des roquettes qui ont abattu
l’avion ont été amenés à Gisenyi, avec le corps d’Habyarimana. Mais ici il s’agit de restes des roquettes
et non de tubes lance-missiles. L’autre information est que le ministre Bizimana aurait remis trois choses
à Barril, les enregistrements de la tour de contrôle, la « boîte noire » et l’un des restes des roquettes qui
auraient abattu l’avion.
Barril a, probablement, remis au juge Bruguière les enregistrements de la tour de contrôle, puisque
le juge en parle. En revanche, le juge ne parle ni de la boîte noire ni de l’un des restes des roquettes, ni
des tubes que Barril prétend par ailleurs détenir. Franck Johannès a sans doute appris que la prétendue
boîte noire exhibée par l’ex-capitaine Barril 1086 s’est avérée ne pas en être une. 1087
L’ex-capitaine Barril a-t-il montré aux journalistes du Monde la troisième pièce à conviction, l’un
des restes des roquettes que lui a donné Augustin Bizimana, ministre de la Défense du gouvernement
intérimaire rwandais ? Il semble que non, car ils écrivent :
[l’avion] s’est écrasé après avoir été atteint par deux projectiles, selon toute vraisemblance deux
missiles SAM 7, d’origine soviétique. Selon nos informations, les deux lanceurs de ces projectiles
Jean-Michel Maire, Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994. Voir section 7.19.5 page 446.
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 166] ; Commission rogatoire internationale siègeant
au Tribunal international pour le Rwanda, 18 mai 2000, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par l’honorable juge
Jean-Louis Bruguière, pp. 111-112.
1082 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 168-170].
1083 Entendu à la Commission d’Enquête Citoyenne en mars 2004, Franck Johannès a expliqué qu’il avait pu faire des
interviews de ministres du gouvernement intérimaire rwandais replié à Gisenyi au début de l’opération Turquoise : « J’ai
pu savoir qu’on disait que le corps [d’Habyarimana] était dans la chambre froide d’une usine de bière, avec les restes de la
roquette qui avait abattu l’avion. » L’horreur qui nous prend au visage, Karthala, p. 121.
1084 Augustin Bizimana, ministre de la défense du gouvernement intérimaire rwandais, est accusé de génocide par le TPIR
et toujours en fuite.
1085 Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994.
1086 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
1087 Hervé Gattegno, La « boîte noire », le Falcon et le capitaine, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3.
1080
1081
460
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL: PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
auraient été retrouvés sur la colline de Masaka, d’où sont partis les tirs, en pleine zone FPR, et
seraient actuellement entre les mains du ministre de la défense rwandais. 1088
C’est donc probablement l’ex-capitaine Barril qui affirme aux deux journalistes du Monde que le
ministre Bizimana détient les deux lanceurs, que lui, Barril, les a vus et que ce sont des SAM-7. Notons
bien qu’il dit les lanceurs de ces missiles et non les restes des roquettes. Cependant Barril va dire à un
journaliste de France Soir : « Mais j’ai aussi les lanceurs SAM 7, avec des numéros de série correspondant
à des lots. Si on fait une enquête internationale, on remontera jusqu’à celui qui les a vendus ! » 1089
L’ex-capitaine Barril a-t-il donné au juge Bruguière les restes des roquettes et les tubes lance-missiles
que lui aurait donné Augustin Bizimana, ministre de la Défense du gouvernement intérimaire rwandais ?
Si oui, pourquoi le juge n’en parle-t-il pas ? Si ces pièces à conviction désignaient le FPR, pourquoi les
cacherait-il ?
Pourquoi Augustin Bizimana, de son côté, n’a-t-il pas remis le dernier morceau de roquette qu’il
a conservé à Gisenyi au général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise à Goma à quelques
kilomètres de là, ou au général Dallaire, afin de démontrer que c’était le FPR, ou des Belges de la
MINUAR, qui avaient abattu l’avion ?
Les photos du lance-missiles ont été prises avant que celui-ci ait été retrouvé
Le juge Bruguière se fonde, comme élément de preuve, sur les photos d’un lance-missiles 1090 publiées
dans les annexes du rapport de la mission d’information parlementaire de 1998. 1091 Le problème est que
le rapport de cette mission constate que ces photos sont probablement celles d’un lanceur non utilisé :
Il ressort de l’analyse de ces documents et des auditions complémentaires conduites par votre
rapporteur :
- que les photographies, prises au Rwanda, n’ont été enregistrées sur le cahier de la DRM 1092 que
le 24 mai 1994 ;
- que ces photographies présentent un lanceur – et un seul – dont les numéros d’identification sont
lisibles. Ces numéros correspondent à ceux de l’un des deux lanceurs évoqués par le professeur Filip
Reyntjens dans son ouvrage « Rwanda : les trois jours qui ont fait basculer l’histoire » ;
- qu’au terme d’une première expertise de ces photographies, il est probable que les lanceurs
contenant les missiles n’aient pas été tirés : sur les photocopies des photos, le tube est en état, les
bouchons aux extrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et la batterie sont
présents ;
- que les numéros de référence des lanceurs fournis (9M322) semblent correspondre à des SAM-16
« Igla » dont la référence russe est 9K38. 1093
Si ce fait est exact, cela signifie que ces photos ne sont pas celles d’un lanceur qui a abattu l’avion.
Or le rapport de la Mission d’information parlementaire affirme que ces photos, transmises par la
DRM, ont été prises les 6 et 7 avril 1994 :
Le Général Jean Heinrich a indiqué qu’il ne disposait d’aucun élément précis sur les photographies
de missiles, prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994 et figurant dans le cahier d’enregistrement de la
DRM du 25 mai 1994. Ces photos révéleraient des numéros entrant dans la série de ceux en dotation
dans l’armée ougandaise. Le Général Jean Heinrich a indiqué que « la DRM disposait d’indications
très précises, voire de la preuve, que le FPR avait acquis des missiles antiaériens SAM 16 ». 1094
Les annexes du rapport introduisent les cinq photos par une page portant la mention 1095 :
6.D.8 Photographies de missiles prises au Rwanda,
les 6 et 7 avril 1994, et transmises de la MMC à la
1088 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire » ibidem. Au moment de l’attentat, la colline
de Masaka n’est certainement pas « en pleine zone FPR ». Le bataillon FPR est confiné au CND ce 6 avril.
1089 Jean-Michel Maire, « J’ai aussi les lanceurs SAM 7 », France Soir, 1er juillet 1994.
1090 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 36].
1091 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 262-264].
1092 DRM : Direction du renseignement militaire, dirigée par le Général Heinrich.
1093 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 231]. http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/
rwanda/r1271.asp#P3794_536291
1094 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 229].
1095 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 262].
461
7.23. LE FPR EST-IL L’AUTEUR DE L’ATTENTAT ?
DRM
Déclassifié
Comment ces photos d’un lance-missiles qui aurait abattu l’avion, peuvent-elles dater des 6 et 7 avril
1994 alors que les lance-missiles auraient été trouvés le 25 avril 1994 ? C’est invraisemblable !
Si les informations transmises par la DRM d’une part, par le juge Bruguière d’autre part, sont exactes,
les cinq photos sont celles d’un lance-missiles avant son emploi. Comme il est affirmé que c’est un des
lance-missiles trouvés sur la colline de Masaka, que c’est un de ceux qui ont été utilisés contre l’avion
du Président Habyarimana, que les photos sont aimablement fournies à la MMC 1096 par un membre de
l’armée rwandaise, qu’elles sont prises les 6 et 7 avril, cela ne signifie qu’une seule chose : les tireurs
étaient des membres de cette armée rwandaise ou des mercenaires embauchés par elle à cette fin.
Le juge Bruguière a-t-il mesuré les implications de ses affirmations ?
Il est impossible de dire si le missile a été tiré ou non
Il faut tenir compte cependant de l’extrait de la lettre en date du 11 décembre 1998 du général
Mourgeon 1097 au rapporteur Bernard Cazeneuve, juste avant la clôture de la Mission d’information
parlementaire :
Par ailleurs [...] vous demandiez des renseignements complémentaires sur les photos de missiles
que nous avons transmises par BE [...] du 02 juin 1998. Un document émanant de la Direction du
Renseignement Militaire me permet de vous apporter les précisions suivantes :
* Oui, il s’agit bien de tubes ayant contenu des missiles SA.16 (les marquages sont bien visibles
et aucun doute ne subsiste)
* Il est impossible de dire si ce missile a été tiré ou non. Sur les photocopies des photos, le tube
est en état, les bouchons aux extrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et la
batterie sont présents ; mais on ne peut savoir s’il y a un missile dans ce tube au moment de la prise
des photographies et aucun indice n’a permis de conclure au fait qu’un missile ait été tiré depuis ce
tube. 1098
Si le général Mourgeon ne peut dire si ces photos sont celles de lance-missiles ayant tiré un missile,
comment le juge Bruguière peut-il s’appuyer sur ces photos pour affirmer que c’est la photo du lancemissiles qui a abattu l’avion ? La date à laquelle la photo a été prise semble désigner les FAR comme les
auteurs d’une manipulation, voire de l’attentat.
Une analyse plus détaillée de ces documents permet de dire ce qui suit. La Mission d’information
parlementaire a reçu cinq photocopies, quatre en noir et blanc et une en couleur. Elle n’a jamais eu que
des photocopies en main. II est très difficile de distinguer quoi que ce soit. La photocopie a un effet de
brouillage qui rend inutile tout agrandissement afin de voir des détails. On peut néanmoins deviner des
numéros qui correspondent à ce qui est dit dans les annexes du rapport de la Mission et par F. Reyntjens.
D’après ces seules photocopies on peut dire :
1. Qu’il s’agit d’un Sam 16 Igla.
2. Que le bouchon en forme de cône est visible à l’avant du lanceur.
3. Que l’engin semble en état de fonctionner.
4. Que l’on peut penser qu’un sac de transport se trouve à côté sur le lit.
5. Qu’au moment de la prise de vue il est la propriété des FAR puisque ce sont des FAR qui fournissent
ces documents au général Huchon via le lieutenant-colonel Rwabalinda.
6. Que les FAR sont les auteurs des photos et donc ont eu les négatifs en leur possession.
Mais on ne peut pas dire :
La MMC est la Mission militaire de coopération, dirigée par le général Huchon au Ministère de la Coopération.
Le général Mourgeon est chargé au cabinet du ministre de la Défense des relations avec la Mission d’information
parlementaire en 1998.
1098 Extraits de la lettre du général Mourgeon - Précisions complémentaires sur les photographies de missiles, 11 décembre
1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 271]. http://francegenocidetutsi.org/
Mourgeon11decembre1998.pdf
1096
1097
462
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
1. Si l’engin a été utilisé ou non pour l’attentat ou pour autre chose.
2. S’il y a un missile à l’intérieur.
3. À qui d’autre ce lanceur aurait appartenu.
4. Où sont les négatifs et les tirages originaux.
On ne peut pas :
1. Dater les photos.
2. Situer le lieu de prise de vue (une chambre de militaire dans une caserne ? ).
Donc on ne peut pas dire que les auteurs des photos sont les utilisateurs du SA 16, si celui-ci a servi,
même si ceux-ci déclarent que ce missile a servi à l’attentat puisqu’on ne peut pas juger du fait que ce
missile ait été utilisé ou non et qu’on ne peut dater les photos (prises avant ou après l’attentat ? ).
Les seules choses que l’on peut dire, c’est que ce missile porte un numéro de série et qu’il n’a jamais
été signalé comme pris au FPR. Ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas le cas.
Enfin, pourquoi, si on a trouvé deux tubes, n’en photographier qu’un seul ?
Les photos du lance-missiles ont été apportées au général Huchon par le lieutenant-colonel
Rwabalinda en mai 1994
Selon le juge Bruguière, ces cinq photos d’un des lanceurs ont été données par le lieutenant-colonel
Ephrem Rwabalinda au général Huchon courant mai 1994 à Paris. 1099 D’après le rapport qu’il fait sur
sa visite, le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda est arrivé à Paris le 9 mai 1994. 1100 Souvenonsnous qu’auditionnés par la Mission d’information parlementaire, Michel Roussin, alors ministre de la
Coopération, et le général Jean-Pierre Huchon ne se souviennent pas avoir reçu ces documents.
Interrogés sur l’origine de ces photographies et sur les raisons pour lesquelles leur existence n’avait
pas été mentionnée à l’occasion des auditions auxquelles ils avaient participé, MM. Michel Roussin,
ancien Ministre de la Coopération exerçant la tutelle politique sur la MMC et Jean-Pierre Huchon,
ancien Chef de la MMC, ont tous deux indiqué qu’ils ne se souvenaient pas avoir été destinataires de
ces documents au moment de leur enregistrement, alors même que la MMC est, selon le bordereau
communiqué par le ministère de la Défense à la Mission, l’administration par laquelle ont transité ces
photographies, en 1994, avant de parvenir à la DRM. Il convient également de noter que, selon les
informations dont dispose la Mission, ces documents auraient été extraits en 1998 des archives du ministère de la Coopération, avant d’être mis à la disposition du Parlement en vue de l’accomplissement
de ses travaux. 1101
Ces photos sont remises ensuite à la DRM. Il découle de ce qui précède que :
1. Ces photos ont été prises les 6 et 7 avril 1994.
2. Ces photos sont celles d’un lance-missiles dont on ne peut dire s’il a déjà servi.
3. Ces photos sont transmises par le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda au général Huchon.
4. Ces photos ont donc été prises par des membres des FAR.
5. Ce lance-missiles est détenu par les FAR au moment de la prise de vue.
Une autre hypothèse, non abordée par le juge, serait la suivante. Si ces photos sont celles d’un lancemissiles qui a servi à l’attentat, elles n’ont pu être prises qu’avant l’attentat. Elles n’auraient pu alors être
prises que par les auteurs de l’attentat ou des complices. Comme elles sont transmises par le lieutenantcolonel Rwabalinda, ce seraient donc des membres des FAR qui auraient commis l’attentat.
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 36].
Lettre du lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda au ministre de la Défense et au chef d’état-major de l’armée rwandaise,
Gitarama, le 16 mai 1994. Objet : Rapport de visite fait auprès de la maison militaire de Coopération à Paris.
1101 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 231].
1099
1100
463
7.23. LE FPR EST-IL L’AUTEUR DE L’ATTENTAT ?
7.23.5
Les FAR interceptaient les communications
Si le FPR avait commis l’attentat, il aurait dû nécessairement utiliser des communications radioélectriques en raison de l’éloignement entre le QG à Mulindi, la base au CND à Kigali et le commando
à Kanombe-Masaka, ne serait-ce que pour communiquer l’heure de l’arrivée de l’avion. Ces communications auraient été interceptées. La précaution minimale pour le FPR aurait alors été de crypter ses
communications. D’après ce qu’affirment les militaires français sur place et les FAR, les communications
du FPR étaient interceptées et traduites en clair par deux stations d’écoute. Le meilleur exemple est
l’interception du message que le FPR aurait envoyé pour annoncer le succès de « la mission de l’escadron
renforcé ». 1102 Donc si cette interception n’est pas une invention, les FAR auraient dû intercepter et
décrypter pareillement les messages radio nécessaires à la réalisation de l’attentat. Pourquoi n’ont-elles
pas averti la tour de contrôle et les pilotes du Falcon ?
7.23.6
Les responsables du FPR n’ont pas mis à l’abri leurs familles
Si le FPR avait commis l’attentat, si, à lire l’ordonnance du juge Bruguière, 1103 Paul Kagame savait
que cela déclencherait par représailles le génocide des Tutsi, les responsables du FPR auraient mis à l’abri
les membres de leurs familles. Or cela n’a pas été le cas.
Par exemple, le colonel Kanyarengwe, président du bureau politique du FPR, avait sa famille à Kigali
qui s’est trouvée en grand danger après l’attentat. Elle a été cachée par un Belge qui l’a confiée à son
départ, le 12 ou le 13 avril 1994, au général Léonidas Rusatira. 1104
M. Joseph Nsengimana, membre du Parti libéral, actuel représentant du Rwanda à l’ONU, était en
visite au CND où était stationnée la délégation du FPR le 6 avril. Il a perdu toute sa famille. 1105
Rosalie Gicanda, veuve du roi Mutara Rudahigwa et tante de Paul Kagame a été assassinée à Butare
le 20 avril 1994. 1106 Fin mai, Paul Kagame demanda au général Dallaire de porter secours à des membres
de sa famille élargie à Kigali. Des observateurs de la MINUAR allèrent frapper à leur porte mais ne virent
personne. Ils revinrent le lendemain et ne trouvèrent que des cadavres. 1107
7.23.7
L’attaque immédiate du FPR ?
Ceux qui accusent le FPR d’avoir commis l’attentat, dont nombre de dirigeants français, affirment
que le bataillon FPR est sorti du CND et est passé à l’attaque aussitôt après l’attentat. 1108 Ainsi, le
général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier à la Présidence de la République, a affirmé que
le FPR était prêt à l’attaque dès l’heure de l’attentat :
Le Général Christian Quesnot a déclaré qu’il avait été également surpris du fait, qu’alors que rien
n’était encore annoncé, l’attentat ayant eu lieu vers 20 heures 30, des éléments du bataillon FPR de
Kigali étaient déjà en position de combat entre 20 heures 20 et 20 heures 40. 1109
À M. François Lamy qui l’interrogeait sur la nature des sources d’information qui lui avaient permis
d’avancer que le FPR s’était mis en position de combat au moment même de l’attentat, le général Quesnot
a déclaré « les avoir reçues par la voie normale, c’est-à-dire par l’État-major des Armées. » 1110
Cette fausse information est aussi donnée dans une fiche du ministère français de la Défense, qui
affirme que des soldats du FPR seraient sortis du CND aussitôt après l’attentat :
Nuit du 6 au 7 avril : Alors que la nouvelle n’est pas encore diffusée par la radio, les premiers
rebelles se mettent en position de combat autour de l’hôtel Méridien à 1 Km de leur cantonnement.
[...]
7 avril 1994 :
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 52].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 61].
1104 Interview du Belge PH par l’auteur, 25 août 2006.
1105 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 184].
1106 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 541].
1107 R. Dallaire [72, p. 496].
1108 Les preuves que le bataillon FPR au CND à Kigali n’a pas bougé avant le 7 avril à 16 h sont exposées section 7.13.17
page 387.
1109 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 343].
1110 Ibidem, p. 346.
1102
1103
464
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
6h00 : Le FPR attaque sur l’ensemble du front.
14h00 : Une compagnie rebelle est signalée à 10 Km de la capitale. Sa rapidité d’exécution témoigne
de son degré de préparation. [...]
NOTAS : Des précisions ont été données sur le mode opératoire du déclenchement des hostilités
par le FPR :
- les unités FPR stationnées à la frontière entre le RWANDA et l’OUGANDA attendaient l’ordre
d’intervenir sitôt l’attentat contre l’avion présidentiel réussi.
- dans le même temps, d’autres unités étaient en attente aux abords immédiats de la capitale
rwandaise. Celles-ci ont lancé l’assaut aussitôt après le crash de l’avion.
- ce dispositif aurait été complété par une équipe de surveillance de l’approche du Falcon présidentiel en zone frontalière. 1111
Spérancie Karwera, directrice du journal du MRND Umurwanashyaka, prétend que le bataillon FPR
du CND a attaqué la garde présidentielle :
À l’annonce de l’attentat qui avait coûté la vie aux deux présidents ainsi qu’à leurs proches
collaborateurs, une totale consternation s’est répandue sur la ville, bientôt suivie par les premiers
coups de feu. Il semblerait que ce soient des éléments du FPR (les rebelles de la minorité tutsie,
abrités près de l’enceinte du Parlement depuis les accords de paix) qui aient attaqué le camp de la
garde présidentielle, déclenchant une sanglante réaction de la part des militaires. 1112
Cette affirmation est contredite par l’ordre d’opération Amaryllis. Fin juin, Paul Barril prétend avoir
les preuves d’une offensive du FPR dès le 6 avril :
Dans un deuxième temps, en direct sur France 2 hier midi, l’ancien officier [Barril] est allé beaucoup
plus loin : [...] Il affirme aussi – en employant le « nous » – disposer de photos satellites indiquant
une offensive sur la frontière ougandaise, entamée dès le 6 avril. 1113
Ces photos montrent « des camions qui se précipitent en masse à l’assaut du Rwanda et des forces
gouvernementales » :
Précisant qu’outre certains enregistrements entre la tour de contrôle et l’avion présidentiel, il
détenait des photos satellites de la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, prises le soir de l’attentat,
il a affirmé qu’il s’agissait bien d’un complot. En effet, les clichés montrent « des camions qui se
précipitent en masse à l’assaut du Rwanda et des forces gouvernementales », ce qui est le signe d’une
action conjuguée. 1114
Bernard Debré affirme, lui, que l’armée du FPR a fait mouvement dès le 6 avril au matin :
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l’ordre de marche de l’armée
tutsie a été donné dès le 6 avril au matin. L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant
même l’attentat. 1115
Ces affirmations de Christian Quesnot, Paul Barril et Bernard Debré visent à insinuer que le FPR
est l’auteur de l’attentat. Comme ces affirmations se révèlent fausses, on se demande pourquoi des responsables français tiennent tant à mettre en cause le FPR. Parce que « cela innocentait nos alliés les
tueurs », écrit Patrick de Saint-Exupéry. 1116 Une attaque du FPR dès le 6 avril permet aussi d’expliquer
le massacre des Tutsi en affirmant qu’il fait suite à l’offensive du FPR. C’est ce que dit Alain Juppé tout
en reconnaissant qu’il y a génocide. 1117
Cette thèse d’une offensive militaire du FPR dès le 6 avril est réfutée dans le rapport de la Mission
d’information parlementaire. D’abord par l’ordre de conduite no 2 de l’opération Amaryllis :
1111 Fiche en possession du Ministère de la Défense tendant à montrer que le FPR avec la complicité de l’Ouganda
est responsable de l’attentat, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 281-282]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheMinDefFPRresponsableAttentat.pdf
1112 Spérancie Karwera, « Ivres de vengeance », Jeune Afrique, 14 avril 1994, pp. 15-16.
1113 Colette Braeckman, L’ancien supergendarme français veut à tout prix impliquer des Belges dans l’attentat du 6 avril,
Le Soir, 29 juin 1994, pp. 1, 7.
1114 E.L. Barril accuse les « terroristes du FPR », Libération, 29 juin 1994.
1115 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 415, 420].
1116 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 231].
1117 Voir section 17.6 page 773.
465
7.23. LE FPR EST-IL L’AUTEUR DE L’ATTENTAT ?
2. L’ordre de conduite no 2
L’ordre de conduite no 2 (10 avril 1994-21 heures 22) ne change pas la Mission ni les règles de
comportement. Il signale le démarrage effectif de l’offensive du FPR, qu’il situe le 10 avril dans
l’après-midi, et non pas le 6, comme certains l’ont parfois hâtivement affirmé. 1118
Ensuite par un message de l’attaché de Défense en date du 10 avril : « Le 10, en province, le FPR a
mis à exécution sa menace et a fait progresser, dans l’après-midi, l’équivalent de deux bataillons jusqu’à
10 et 15 km au nord de Kigali, tout en tentant de couper l’axe descendant de Kagitumba vers le sud ». 1119
Le rapport de la Mission conclut très honnêtement :
Cette information donnée par les militaires français et confirmée à Kigali par les autorités rwandaises lors de la visite des rapporteurs, écarte définitivement l’argument selon lequel le FPR aurait
procédé dès le 6 avril au matin à des mouvements de troupe pour être dans Kigali dès le 6 au soir,
ce qui aurait pu donner à penser qu’il connaissait le projet d’attentat contre l’avion présidentiel. 1120
La Mission d’information parlementaire a établi, après avoir accusé à demi-mot le général Quesnot de
tentative d’intoxication, que les rapports des militaires français présents sur place le 6 avril montrent que
les forces du FPR n’ont pas immédiatement foncé sur Kigali et ont mis trois jours pour y arriver. 1121
A contrario le juge Bruguière affirme plusieurs fois dans son ordonnance que dès la nouvelle de la
réussite de l’attentat, Paul Kagame a donné l’ordre de marche aux troupes de l’APR. 1122
Rien ne vient confirmer que les troupes FPR stationnées au CND étaient en position de combat le
6 avril. Les observateurs des faits et gestes du bataillon FPR au CND n’ont pas manqué, depuis des
officiers de la MINUAR jusqu’à Philippe Gaillard, délégué du CICR, qui passa la nuit du 6 au 7 au CND
avec Jacques Bihozagara. Ils attestent tous que le bataillon FPR n’a pas bougé jusqu’à sa sortie le 7 à
16 heures. 1123
Ce n’est qu’après que Paul Kagame ait mis vainement en demeure la MINUAR de protéger les politiciens favorables aux accords de paix vis-à-vis des attaques des militaires rwandais, 1124 que le bataillon
FPR fait une sortie du CND le 7 avril vers 16 heures. Le colonel Balis, qui était au CND, en a été témoin :
Donc le 7 vers 13 heures, le message concernant la mort des casques bleus arrive, tout reste calme
jusque vers 16 heures. J’avais déjà dit au commandant du bataillon, d’abord à l’officier de liaison
Kamanzi, je lui ai dit : « Le général Dallaire ne veut pas que vous sortiez du CND ». Je l’ai répété au
commandant du bataillon Kayonga, et puis, pendant que j’étais occupé à le dire à Jacques Bihozagara,
il sourit, je me retourne et je vois une colonne d’une cent vingtaine d’hommes alignés, chargés avec
armes et munitions, prêts à sortir du CND. Alors Bihozagara m’a dit « j’espère mon Colonel que
vous n’allez pas mettre votre jeep devant parce que ça n’arrangerait rien », moi j’ai dit « Okay ! J’ai
fait mon devoir je vous re-signale que le Général Dallaire ne veut pas que vous sortiez du CND », et
puis l’incident était clos. Donc ils sont sortis. Au fond, c’était étonnant, puisqu’on tiraillait de tous les
côtés. C’était un peu étonnant qu’on ne l’ai[t] pas fait plus tôt, parce que, comme militaire dans cette
souricière qui était le CND, on n’était pas du tout à son aise et la compagnie qui est sortie a tout à
fait logiquement occupé des points autour du CND pour contrôler les accès, afin d’avoir de l’espace
pour manœuvrer et également pour tenir la garde présidentielle à l’œil, parce qu’ils se méfiaient très
fort de cette unité. Ils ont occupé un périmètre qui allait pratiquement de l’hôtel Méridien vers le
rond point, l’hôpital Roi Fayçal jusqu’au stade Amahoro. C’était plus ou moins le périmètre qu’ils
ont occupé vers 16 heures de l’après midi, avec des postes d’observations, non pas des positions de
combat, mais juste pour contrôler et pouvoir réagir à temps.
Entre temps, je n’ai entendu aucun signal à la Radio, ouverte jour et nuit, je ne la fermais jamais,
aucun mouvement n’a été signalé ni par le bataillon ghanéen, ni par les observateurs militaires se
trouvant en Ouganda. Aucun mouvement majeur de troupe n’a été signalé jusqu’à ce moment. Vers la
nuit du 7 au 8, ou vers 2 heures du matin, le général Dallaire m’appelle, me donne un message destiné
au général Kagame. En résumé, le contenu était ceci : « J’espère que tout pourra rentrer dans l’ordre,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 254].
Ibidem, p. 257.
1120 Ibidem, p. 258.
1121 Le FPR a mis en marche ses troupes le 8 avril, elles arrivent aux environs de Kigali le 10. Cf. R. Dallaire, J’ai serré
la main du diable [72, p. 368] ; Message de l’attaché de Défense du 10 avril et message numéro 932, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 257-258].
1122 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 24, 54].
1123 Voir plusieurs témoignages section 7.13.17 page 387.
1124 Kagame envoie le 7 en début d’après-midi trois messages à la MINUAR. Cf. R. Dallaire [72, pp. 317-319] ; J. Castonguay
[54, pp. 145-146].
1118
1119
466
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
je vous prie de ne rien entreprendre entre temps ». Je l’ai passé en bas, au centre de transmission via
Seth Sendashonga cette fois-là, je crois, et disons qu’une petite heure après, la réponse du général
Kagame m’est parvenu. Lui disait : « je vous promets que je n’entreprendrai rien sans vous tenir au
courant, mais ma première démarche sera d’envoyer un bataillon supplémentaire à Kigali ». 1125
Le gros des troupes du FPR stationné dans le Nord, derrière la zone démilitarisée ne fera mouvement que le 10 d’après les informations ci-dessus. D’après les observateurs de la MINUAR dans la zone
démilitarisée, le FPR commence à faire son mouvement le 9. 1126
7.24
Les accusations sans fondement du juge Bruguière
L’enquête pour assassinat lors de l’attentat du 6 avril 1994, qui a coûté la vie à trois Français, a été
confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, le 27 mars 1998. Par des fuites organisées dans la
presse, l’opinion est informée en 2000 et en 2004 que le juge met en cause le FPR. Mais ce n’est que le
17 novembre 2006 qu’il lance des mandats d’arrêt, sous la forme d’une ordonnance de soit-communiqué,
contre neuf personnalités rwandaises, pour assassinat en relation avec une entreprise terroriste. 1127 De
plus, le juge écrit à M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, pour qu’il demande au Procureur
du TPIR d’engager des poursuites contre Paul Kagame pour le rôle qu’il aurait joué dans l’attentat. On
apprendra en 2009 que le juge avait consulté le gouvernement et le Président de la République, avant de
lancer ses mandats d’arrêt, ce qui fait relativiser les discours sur la séparation des pouvoirs exécutif et
judiciaire. 1128
Une lecture du texte de l’ordonnance permet de dégager les points suivants 1129 :
1. Cette ordonnance semble destinée à influer sur le procès au TPIR du colonel Bagosora, principal
organisateur présumé du génocide, des colonels Kabiligi, Nsengiyumva et du major Ntabakuze.
Elle intervient aussi à l’appui de l’audition du colonel Grégoire de Saint-Quentin au TPIR. 1130
C’est également une riposte à la Commission d’enquête rwandaise sur le rôle de la France dans le
génocide des Tutsi.
2. L’incrimination se fonde sur des témoignages qui semblent douteux de prime abord, émanant soit
de transfuges du FPR dont les plus importants se sont depuis rétractés ou désolidarisés, soit de
personnes accusées de génocide par le TPIR.
3. Le seul élément matériel de preuve est la liste des numéros des lance-missiles fournie par les FAR et
des photos de l’un d’entre eux dont la Mission d’information parlementaire française a déjà montré
qu’elles ne prouvent rien, hormis un montage conçu par les FAR avec des complicités françaises.
4. La recherche d’éléments matériels ne semble pas faite. Le juge ne s’est pas rendu sur les lieux de
l’attentat. Il n’a pas fait expertiser les restes de l’avion. Il ne cherche pas la boîte noire.
5. L’accusation dressée par le juge contre Paul Kagame est essentiellement une argumentation de
nature politique ne s’appuyant pas sur des faits avérés.
Audition du Colonel Balis [65, Annexes, Témoin 9, p. 23].
Rapport Anyidoho, 13 avril 1994. Cf. Jacques Castonguay [54, pp. 147-148].
1127 Datée du 17 novembre 2006, l’ordonnance de soit-communiqué du juge Bruguière est rendue publique le 21 novembre.
1128 L’ambassadeur des États-Unis à Paris, Craig Stapleton, dans une note du 26 janvier 2007, informe son gouvernement
d’une rencontre qu’il a eu le 19 janvier avec le juge Bruguière. « He said he presented his decision to French officials,
including President Chirac, as his independent judicial right, but chose to consult with them because he was convinced
of the need to coordinate timing with the government. » Traduction de l’auteur : Il a dit qu’il a présenté sa décision aux
officiels français, y compris le Président Chirac, comme résultant du principe de l’indépendance judiciaire, mais il a choisi
de les consulter parce qu’il était convaincu de la nécessité de coordonner son agenda avec le gouvernement. Cf. S E C R E T
SECTION 01 OF 02 PARIS 000322, publié par Wikileaks http://francegenocidetutsi.org/wl2007-01-26.pdf
1129 Pour une analyse de cette ordonnance, voir notre article écrit avec Georges Kapler, Un juge de connivence ? , La Nuit
Rwandaise, no 1, 7 avril 2007.
1130 Prévue le 21 novembre, jour de la publication de l’ordonnance du juge Bruguière, l’audition du colonel Grégoire de SaintQuentin, en tant que témoin de la défense de Ntabakuze (témoin DM-26), est reportée au 1er décembre. Ce 1er décembre,
juste avant cette audition faite depuis La Haye, Me Skolnik, défenseur du colonel Kabiligi, fait admettre l’ordonnance du juge
Bruguière comme pièce à conviction. Cf. TPIR, Bagosora et al., Procès-verbal d’audience, 1er décembre 2006. Me Nerenberg,
défenseur de Ntabakuze, s’empresse de faire de même le 4 décembre 2006 et Me Raphaël Constant, défenseur du colonel
Bagosora, le 5 décembre 2006. Cf. TPIR, Bagosora et al., Procès-verbal d’audience, 4 décembre 2006 ; Agence Hirondelle,
TPIR/Militaires I - Le Rapport Bruguière versé en preuve dans le procès du colonel Bagosora, 7 décembre 2006.
1125
1126
467
7.24. LES ACCUSATIONS SANS FONDEMENT DU JUGE BRUGUIÈRE
6. Le juge, pour ce faire, reprend à son compte les arguments présentés pour leur défense par des
personnes accusées de génocide au TPIR.
Le ton général du texte semble polémique et partial, visant plus à accuser Paul Kagame, jugé coupable
a priori, qu’à rechercher la vérité sur cet attentat. Compte tenu des nombreux faits négligés par le juge
et de grossières erreurs, son enquête se retourne, comme un boomerang, contre ceux qui y affirment que
le FPR est l’auteur de l’attentat.
7.24.1
Le juge ne fait pas d’expertise des restes de l’avion
Le juge Bruguière n’a pas fait d’enquête sur les lieux de l’attentat. Il n’est pas allé recueillir ou n’a pas
fait recueillir des éléments matériels comme il est censé être fait dans toute enquête de police scientifique.
Il n’en a pas fait la demande à notre connaissance, puisqu’il n’évoque même pas les démarches qu’il aurait
faites pour analyser les restes de l’avion. Le juge ne fait faire aucune analyse des photos des débris de
l’avion qui ont été prises. Quand le juge écrit que le Falcon 50 « dont les deux réacteurs dégageaient, même
à faible régime, suffisamment de chaleur pour activer efficacement le dispositif de guidage de missile »,
il laisse croire que le Falcon 50 a deux réacteurs alors que cet avion est un tri-réacteur, ce qui est une
erreur gênante. 1131
7.24.2
Le juge ignore l’enquête faite par des militaires français sur les lieux
du crash
Le juge a interrogé le commandant Grégoire de Saint-Quentin, conseiller de Aloys Ntabakuze, chef du
bataillon paras-commando à Kanombe. 1132 Il ne cite son témoignage que pour des faits à charge contre
le FPR. 1133 Nous savons que le commandant Grégoire de Saint-Quentin et deux sous-officiers français
sont allés sur les lieux du crash quelques minutes après que l’avion se soit écrasé. De Saint-Quentin a
rédigé au moins un rapport et a prélevé des pièces à conviction. Le juge n’y fait pas allusion. De même, il
ne fait pas mention des experts militaires qui sont allés sur le lieu du crash le 10 avril. Il n’évoque même
pas dans cette ordonnance la présence de militaires français sur le lieu du crash.
Le juge Bruguière a-t-il demandé au ministère français de la Défense les objets prélevés et les rapports
faits par les militaires français qui sont allés sur les lieux du crash ? Il n’en fait pas état.
7.24.3
Le juge ne cherche pas la « boîte noire »
Le juge ne parle pas des deux enregistreurs, CVR et FDR, qui, selon nos informations, équipaient le
Falcon et ont été ramenés en France par des militaires français. Il semble que le juge n’ait pas demandé
ces enregistreurs au ministère de la Défense à Paris.
7.24.4
Que sont devenues les pièces à conviction de l’ex-capitaine Barril ?
Le juge devrait disposer de pièces à conviction provenant soit de la carcasse de l’avion soit de la tour de
contrôle, pièces que l’ex-capitaine Barril devrait lui avoir données puisque celui-ci déclarait, en juin 1994,
que « tous les éléments en [sa] possession seront mis à la disposition des instances internationales dès
qu’une enquête sera ouverte. » 1134 Selon Stephen Smith, Barril remettra au juge Bruguière les bandes
sonores et la main courante de la tour de contrôle de l’aéroport « six ans plus tard ». 1135 Comme le
juge Bruguière entend, semble-t-il, l’ex-capitaine Barril, pour la première fois dans son enquête, le 29
1131 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 38]. Il se pourrait, comme nous l’envisageons par ailleurs, que le juge veuille dire
que le pilote n’utilise que deux réacteurs sur trois à l’atterrissage. Mais c’est une maladresse du pilote que de couper le 3e
réacteur et de se priver ainsi d’une réserve de puissance qui peut être utile pour tenter une esquive contre un tir de missiles
dont il est averti du risque.
1132 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
1133 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 30, 43, 51, 52].
1134 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
http://francegenocidetutsi.org/GattegnoBoiteNoire28juin1994.pdf
1135 Stephen Smith, La « boîte noire » du Falcon aurait été transférée, il y a dix ans, au siège de l’ONU, à New York, Le
Monde, 10 mars 2004.
468
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
septembre 1999, 1136 l’ex-capitaine aura détenu pendant cinq années – Stephen Smith dit six – les pièces
à conviction de cette enquête. Le juge a fait expertiser des enregistrements des conversations de la tour
de contrôle. Comment le juge les a-t-il obtenus ? Comment l’ex-capitaine Barril les a-t-il obtenus ? Quelle
est la valeur de ces enregistrements, vu qu’ils ont pu être modifiés ?
Barril semblerait ne pas avoir tout remis au juge. Il a déclaré détenir les lanceurs de missiles, des
SAM 7. 1137 Le juge ne semble pas les détenir puisqu’il nous dit que l’avion a été abattu par des SAM
16 ! Nous avons lu également que le ministre de la Défense du GIR, Augustin Bizimana, lui a donné les
restes d’une roquette. 1138 Barril a-t-il remis au juge des restes de missiles ?
7.24.5
Les principaux témoignages contre le FPR ne tiennent pas
Le juge a construit son accusation sur le témoignage d’un ancien soldat du FPR, Abdul Ruzibiza.
Les déclarations que celui-ci fait tant au juge qu’au TPIR, à des journalistes ou dans son livre “Rwanda
l’histoire secrète” 1139 semblent obscures, contradictoires et invraisemblables. 1140 S’il avait réellement fait
partie du commando qui a abattu l’avion, le juge aurait dû l’arrêter, ce qu’il n’a pas fait. Son livre, de
l’aveu-même des universitaires français qui l’ont préfacé et postfacé, n’a pas été écrit par lui seul. Le 11
novembre 2008, dans une interview sur Radio FM Contact de Kigali, Abdul Joshua Ruzibiza reconnaît
que son témoignage a été inventé. 1141 Il le confirme dans des interviews téléphoniques faits ultérieurement
par Laure de Vulpian de France Culture 1142 et Christophe Ayad de Libération. 1143 Il a été mis en contact
avec le juge par l’ambassade de France à Kampala. Tout a été organisé par l’« Interahamwe leadership »
(commandement des Interahamwe, c’est-à-dire les FDLR 1144 ). Il n’a parlé que 25 minutes avec le juge
Bruguière. Il a été interrogé par un policier du « president’s office » nommé Pierre Payebien. 1145
Réentendu le 15 juin 2010 en Norvège par le juge Trévidic, successeur du juge Bruguière, et la juge
Nathalie Poux, Ruzibiza déclare, selon le procès-verbal de l’audition, divulgué par l’hebdomadaire Marianne, 1146 qu’au moment de l’attentat il était dans la région de Ruhengeri et non pas à Kigali, comme
il l’affirmait dans l’enquête du juge Bruguière, 1147 devant le TPIR 1148 et dans son livre (Ruhengeri est à
90 km de Kigali). Toujours contrairement à sa déposition dans l’enquête Bruguière, il dit ne pas être allé
à Kigali le 26 février 1994 et n’avoir pas logé à Remera. Il dit détenir l’essentiel de ses informations d’une
personne qu’il ne veut pas nommer. Bref, il ne renie pas ses accusations mais celles-ci perdent toute leur
valeur puisqu’il reconnaît n’avoir pas été témoin de la préparation et de l’exécution de l’attentat, comme
il l’affirmait précédemment. Abdul Ruzibiza décède le 22 septembre 2010.
Emmanuel Ruzigana conteste totalement ce que le juge lui fait dire. Il déclare que, voulant quitter
le Rwanda et aller en Europe, Ruzibiza lui a indiqué un ami, secrétaire d’ambassade à l’ambassade de
France à Dar es-Salaam. Là, Ruzigana obtint en une journée un visa pour la France mais, à son arrivée
à Paris, il était attendu par les hommes du juge Bruguière. Devant le juge, il a dû signer une déclaration
en français, qu’il ne comprenait pas, pour obtenir le droit d’asile. 1149
Innocent Marara, ancien garde du corps du Président Paul Kagame, condamné à une peine de prison au
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
Au journal télévisé de France 2, le 28 juin 1994, Barril, en duplex depuis Nice, annonce « on a également récupéré les
lanceurs des SAM-7 ». Voir aussi Jean-Michel Maire, Barril en dit plus, France Soir, 1er juillet 1994.
1138 Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994.
1139 Lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, Rwanda l’histoire secrète, Editions du Panama, 2005.
1140 Une analyse critique en est faite par Pierre Jamagne, « Rwanda l’histoire secrète » de Abdul Joshua Ruzibiza ou
Mensonges made in France, La Nuit Rwandaise, no 2, 7 avril 2008.
1141 Felly Kimenyi, Rwanda : Key Bruguiere Witness Retracts Testimony, The New Times, 13 November 2008.
1142 Laure de Vulpian, Le témoin-clé du juge Bruguière se rétracte, France Culture, Journal du matin, 18 novembre 2008.
1143 Christophe Ayad, Rwanda : le témoignage qui bouleverse tout, Libération (site web), 18 novembre 2008 ; Christophe
Ayad, Le témoin-clé du juge Bruguière se rétracte, Libération, 19 novembre 2009.
1144 FDLR : Forces démocratiques pour la libération du Rwanda. Mouvement politico-militaire opposé au régime rwandais
actuel. Il commet régulièrement des massacres au Kivu. S’y retrouvent nombre d’auteurs du génocide de 1994.
1145 Christophe Boltanski, Rwanda, l’homme qui en disait trop, Le Nouvel Observateur, 12 mars 2009.
1146 Alain Léauthier, Rwanda : arrêtons l’hémiplégie, Marianne, 27 septembre 2010. Les points sur lesquels Ruzibiza se
rétractent sont en pages 5, 6, 7, 11 de la déposition. http://francegenocidetutsi.org/Ruzibiza15juin2010.pdf#page=5
1147 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 23].
1148 TPIR, Affaire no ICTR-98-41-T, 9-10 mars 2006. http://francegenocidetutsi.org/09032006Ruzibiza.pdf http:
//francegenocidetutsi.org/10032006Ruzibiza.pdf
1149 Christophe Ayad, Génocide rwandais : Ruzigana accuse le magistrat d’avoir déformé ses propos, Libération, 4 décembre
2006.
1136
1137
469
7.24. LES ACCUSATIONS SANS FONDEMENT DU JUGE BRUGUIÈRE
Rwanda, s’enfuit en 2001 en Ouganda. 1150 Il y est abordé par deux policiers français, dont le commandant
Pierre Payebien, qui lui promettent un visa contre un témoignage au juge Bruguière accusant Kagame.
Entendu le 3 septembre 2001, il déclare avoir été témoin de trois réunions en 1993 et 1994 organisées
par Paul Kagame dans le but d’assassiner Habyarimana. Lors de la deuxième, « il avait entendu par les
claires-voies des fenêtres de la salle de réunion Paul Kagame demander à James Kabarebe d’expliquer à
l’assemblée le plan retenu pour l’assassinat ». 1151 Plus tard, « le soldat Nyacazundi Mutayega, chargé de
la sécurité de Franck Nziza, lui avait montré deux missiles entreposés sous un matelas ou une bâche dans
une des maisons du quartier général de Mulindi ». 1152 Suite à son témoignage, l’asile en France lui est
refusé. Le magistrat lui aurait proposé de rejoindre les ex-miliciens et soldats hutu réfugiés dans l’Est du
Congo et « d’aider au renversement de Kagamé ». 1153
Sixbert Musangamfura a été menacé de mort par la RTLM pendant le génocide. Membre du MDR,
il a été nommé directeur du service central de renseignement par Faustin Twagiramungu mais il quitte
ce poste quand ce dernier démissionne en août 1995. Depuis lors, il charge le FPR d’un grand nombre
de crimes. Mais, alors qu’il était directeur du journal Isibo, il a contribué à répandre la haine raciale en
publiant un article, le 27 octobre 1991, où il écrivait : « Si nous n’exterminons pas les Tutsi, ce sont eux
qui vont le faire ». 1154
Le Colonel Luc Marchal, ancien commandant du secteur Kigali de la MINUAR, accuse maintenant le
FPR alors qu’il a écrit à l’époque que les tirs de missiles étaient partis du camp de Kanombe. 1155
Le témoin belge Marcel Gérin disait en mai 1994 « qu’il y avait dans les bananeraies “plus de cadavres
que de bananes” et qu’on ne pouvait comparer l’œuvre des miliciens Interahamwés (milice de l’ex-parti
unique du président Habyarimana) “qu’à ce qu’on fait les nazis”. » 1156 Mais en 1998, il accuse le FPR
de ce crime. 1157 En 1998 également, il accusait des Belges d’avoir commis l’attentat du 6 avril. Son
témoignage a été refusé par la commission d’enquête du Sénat belge.
Le témoin Deus Kagiraneza, ex-député du parlement rwandais d’après le génocide, conteste le juge :
« Votre rapport est faux, écrit-il, toutes vos allégations se fondent sur des on-dits [sic], des suppositions
ainsi que sur des sources manipulées dont la crédibilité ne convaincrait pas même un enfant. » 1158
Jean-Marie Dessales, prétendument « conseiller en sécurité », remet au juge Bruguière le 30 avril
2001 une lettre du ministre de la Défense du GIR, Augustin Bizimana, où celui-ci évoque l’introduction
de missiles sol-air par le FPR au CND. 1159 Dessales est un mercenaire lié à Bob Denard. Il renverse le
président comorien Saïd Djohar le 27 septembre 1995. 1160 Puis, à la tête de la milice Cobras, il permet
à Denis Sassou Nguesso de reprendre le pouvoir à Brazzaville en 1997. 1161 Qu’est-ce que ce mercenaire
français est venu faire au Rwanda ?
Un autre témoignage recueilli par le juge s’effondre en septembre 2009. « Richard MUGENZI, écrivait
le juge, opérateur radio pour le compte des F.A.R., qui avait été recruté pour cette mission en raison
de ses compétences dans le domaine des radios-transmission et de ses aptitudes linguistiques, parlant
outre le français et l’anglais, les dialectes ou langues locales tels que le Kinyarwanda, le Swahili et l’Igika,
confirmait, lors de son audition du 05 juin 2001, avoir retranscrit le message du 7 avril, message en langue
Swahili, selon lui non codé, qu’il avait personnellement intercepté, annonçant la réussite de “l’escadron
1150 Il s’enfuit de prison avec la complicité d’un gardien, Évariste Musoni, qui sera aussi retenu comme témoin par le juge
Bruguière. Cf. J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 29-30].
1151 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 28].
1152 J.-L. Bruguière, ibidem.
1153 Christophe Boltanski, Un témoignage contre un visa, Le Nouvel Observateur, 11 mars 2009. Réfugié en GrandeBretagne, Innocent Marara avait déjà fait part de cette proposition de rejoindre les FDLR faite par le juge français, lors
d’une interview à la BBC. Cf. Fergal Keane, Kagame denies he discussed killing ex-president Habyarimana. Rwandan
President Paul Kagame has told the BBC he would co-operate with an international inquiry into the death of former leader
Juvenal Habyarimana, BBC, 30 janvier 2007.
1154 J.-P. Gouteux, Un génocide sans importance, p. 47.
1155 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 53] ; TPIR/Militaires I - Le numéro deux de la MINUAR estime que c’est le FPR
qui a tué le Président Habyarimana, Agence Hirondelle, 2 décembre 2006.
1156 Marie-France Cros, Un demi million de réfugiés passent en Tanzanie, La libre Belgique, 2 mai 1994.
1157 Jerzy Bednarek, Quatre ans après le génocide, un témoin oculaire raconte la “solution finale” des “hordes armées” du
général Kagame lancées à la conquête du Rwanda, Magazine Africa International, 7 octobre 1998.
1158 Lettre de Deus Kagiraneza au juge Bruguière, Celles, 19 décembre 2006.
1159 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 44].
1160 Pierre-Antoine Souchard, Bob Denard condamné à cinq ans avec sursis pour un coup d’Etat avorté aux Comores, AP,
20 juin 2006. http://francegenocidetutsi.org/BobDenardCondamneAvecSursisPourCoupDetatComores20juin2006.pdf
1161 François-Xavier Verschave, Noir silence, pp. 24, 133 ; Démocratie-Info, no 91, janvier 2006.
470
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
renforcé” ». Ce message était une preuve, selon le juge, que le FPR était l’auteur de l’attentat. 1162 Nous
n’avons personnellement jamais cru qu’un message aussi naïf ait pu être transmis sur les ondes par les
auteurs de l’attentat et que même s’il l’avait été, il n’avait pas valeur de preuve.
Or, ce témoin du procureur au procès Bagosora, Richard Mugenzi, ancien opérateur radio au camp
Butotoli à Gisenyi, 1163 révèle, le 31 mai 2009 à Kigali au journaliste Jean-François Dupaquier, que ce
message n’a pas été intercepté mais écrit par le colonel Nsengiyumva et qu’il l’a recopié sur un formulaire
de télégramme. 1164 Le journal Le Monde se garde de donner le nom de cet officier. 1165 Mugenzi explique
qu’ils envoyaient des fausses nouvelles « pour encourager les FAR au combat » ou bien qu’il pouvait
« envoyer un faux message à un collègue pour tromper l’ennemi ». « Beaucoup de messages du 6 et 7,
déclare-t-il, ont été écrits et non captés. » 1166
Interrogé dimanche 23 août 2009 par téléphone sur les raisons de son retournement, Richard Mugenzi,
affirme au Monde n’avoir jamais rencontré le juge Bruguière. Il précise que les enquêteurs qui l’ont
interrogé à Arusha (Tanzanie) pour le compte du magistrat français « ne faisaient pas la distinction entre
messages interceptés et messages reçus », et qu’il n’a pas jugé bon de les informer d’une manipulation
qu’ils n’ont jamais eux-mêmes évoquée. « Je n’ai répondu qu’aux questions qu’on m’a posées », expliquet-il. 1167
Non seulement Mugenzi révèle le rôle du colonel Nsengiyumva dans la diffusion de fausses informations,
mais il rapporte que celui-ci leur avait dit dans l’après-midi du 6 avril qu’« il allait se passer quelque
chose. » Ainsi ce témoignage, s’il est confirmé, fait suspecter ce colonel. Nous savons que c’est un spécialiste
du renseignement et de l’action psychologique, qu’il est extrémiste anti-tutsi, qu’il est proche du pouvoir
puisqu’il se trouvait à la réception de J.-R. Booh-Booh, représentant spécial du secrétaire général de
l’ONU, le 3 avril à la villa d’Habyarimana à Gisenyi, 1168 et qu’il est un farouche opposant des Accords
d’Arusha. 1169
Le juge est allé recueillir les témoignages de personnes suspectées de génocide par le TPIR et d’officiers
des ex-FAR. En particulier, il interroge le 11 juillet 2001 à Kinshasa, Tharcisse Renzaho, ancien préfet
de Kigali, présumé grand organisateur des massacres dans cette ville et du ramassage des cadavres avec
les camions de la voirie, alors que celui-ci est recherché. 1170 Renzaho est arrêté le 29 septembre 2002 au
Congo RDC par le TPIR qui le condamne à la prison à perpétuité pour génocide.
Aucune preuve matérielle à charge contre le FPR ne ressort de l’enquête. Le juge oublie juste d’examiner tout ce que le capitaine Barril dit détenir. Seule l’expertise des « enregistrements magnétiques du
trafic de la tour de contrôle de l’aéroport de KIGALI » a été faite. Le juge n’indique pas comment il les
a obtenus.
Le juge oublie encore de demander communication de l’enquête faite pas des militaires français juste
après l’attentat.
7.24.6
Des arguments invraisemblables
À la suite de plusieurs personnalités françaises comme Bernard Debré, le juge Bruguière affirme que
les centres d’écoute des FAR à Kigali et Gisenyi, déclarés très performants par des militaires français,
ont intercepté un message du FPR annonçant le succès de l’attentat. 1171 Bizarrement, ils n’auraient pas
détecté les communications entre Dar es-Salaam et le quartier général du FPR à Mulindi et entre celui-ci
et le « network commando », annonçant le départ du Falcon présidentiel. Ceci n’est pas crédible. Si le
FPR avait commis l’attentat, la prudence minimum était de ne pas fêter son succès par des messages en
clair ou facilement déchiffrables. Le FPR n’est pas connu pour commettre ce genre d’imprudence.
Voir section 7.13.20 page 392. http://francegenocidetutsi.org/MessageFPRcapteParLesFARProcesKaremera.pdf
Ce camp militaire Butotoli se trouve à Gisenyi, au bord du lac Kivu, non loin de la villa d’Habyarimana et de la maison
de Valens Kajeguhakwa. Cf. V. Kajeguhakwa [110, pp. 240-241].
1164 Richard Mugenzi avait été entendu avant, le 29 décembre 2008, par la commission Mutsinzi et avait fait des déclarations
similaires. Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 86].
1165 Philippe Bernard, Génocide rwandais : un témoin clé se rétracte, Le Monde, 26 août 2009, p. 7.
1166 Interview de Richard Mugenzi filmé par Jean-François Dupaquier, Kigali, 31 mai 2009.
1167 Philippe Bernard, ibidem.
1168 Voir section 6.1.1 page 263.
1169 Voir section 4.3.1 page 200.
1170 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 45].
1171 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 52].
1162
1163
471
7.24. LES ACCUSATIONS SANS FONDEMENT DU JUGE BRUGUIÈRE
7.24.7
Les éléments escamotés par le juge Bruguière
Le juge ne prend pas en compte l’extinction des lumières de l’aérogare avant le crash qui a pu servir
de signal au commando qui a abattu l’avion. Il n’a pas interrogé les trois contrôleurs aériens qui étaient
dans la tour.
Le juge n’interroge pas l’épouse du copilote qui a conversé avec son mari ou bien entendu sa conversation avec la tour de contrôle. D’après l’avocat, Me Laurent Curt, il n’a pas reçu les parties civiles, les
familles des membres de l’équipage de l’avion.
Le juge ne tient pas compte de la fusillade partie du camp militaire de Kanombe aussitôt après la
chute de l’avion. Le juge ne tient pas compte des massacres dans la zone d’où ont été tirés les missiles, la
colline de Masaka et celle de Kanombe, mais il entend comme témoin celui qui les aurait commandés, le
major Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando. 1172
Le juge aurait dû entendre les témoins belges qui rapportent que l’ambassade de France à Kigali
accuse les Belges de l’attentat et chercher qui a répandu une telle accusation et sur la base de quelle
preuve. Il ne semble pas l’avoir fait.
Le juge n’a pas entendu le témoin belge qui a vu des militaires équipés d’une mitrailleuse quadruple
et de longs tubes le matin et le soir du 6 avril entre la route de Rwamagana et la colline de Masaka.
Nous savons qu’un gendarme français, Alain Didot, spécialiste de télécommunications, résidant à
Kigali près du CND où était stationné le bataillon FPR, était en mesure d’écouter les communications de
celui-ci de même que celles dans le voisinage de l’aéroport. Il a pu intercepter le 6 avril, si les informations
du juge sont exactes, la communication entre Mulindi et le CND, puis la communication du CND avec
le commando qui a abattu l’avion. 1173 Discipliné, il a sans doute transmis à sa hiérarchie, la Mission
militaire de coopération à Kigali. Donc dans le cadre du scénario du juge, les autorités française auraient
été averties de l’attentat par Didot. Pourquoi ces autorités n’ont-elles pas réagi ?
En fait Alain Didot a été assassiné à une date indéterminée entre le 6 au soir et le 8 avril. Le juge ne
le mentionne pas, alors que probablement Didot a joué un rôle dans cet attentat du fait de sa fonction.
Curieusement, sa mort, celle de son épouse et de l’autre gendarme, René Maïer, n’a fait l’objet d’aucune
instruction judiciaire de la part des autorités françaises. Pourquoi le Parquet n’a-t-il pas ouvert d’enquête
sur la mort de ces trois personnes ?
7.24.8
La forfaiture d’un juge
Les preuves sur lesquelles se fonde l’ordonnance du juge Jean-Louis Bruguière, pour lancer des mandats
d’arrêt contre neuf personnes rwandaises et incriminer Paul Kagame ne sont pas fragiles, ne sont pas
infimes, elles n’existent tout simplement pas.
Le juge ne présente dans son ordonnance aucune preuve matérielle valable. Il ne s’est pas déplacé à
Kigali sur les lieux de l’attentat, il n’a pas fait expertiser les restes de l’avion, ce qui aurait été la première
démarche d’une enquête de police scientifique.
Le juge dispose de numéros de lanceurs de missiles SAM-16 qui ont été fournis par le colonel Bagosora,
principal organisateur du génocide, et de photos de l’un d’eux que la Mission d’information parlementaire
a déjà analysées et a jugées non probantes.
L’accusation du juge provient de témoignages de transfuges du FPR qui se sont dédits les uns après
les autres, reconnaissant, soit qu’ils avaient été abusés par le juge, soit qu’ils avaient menti.
Le premier acte d’une enquête sur un accident d’avion est de rechercher la « boîte noire ». Il s’agit de
deux enregistreurs qui ont été récupérés par des militaires français et ramenés probablement en France
ainsi que d’autres pièces à conviction. Le juge ne les mentionne pas. Il n’interroge pas sur ce point le
commandant de Saint-Quentin qui est allé sur les lieux quelques minutes après que l’avion ait été abattu.
De même, il passe sous silence les nombreuses pièces à conviction que l’ex-capitaine Barril dit avoir
ramenées de Kigali dont les deux lance-missiles.
Pour le reste, le juge n’a construit son instruction qu’à partir des accusations des auteurs du génocide.
En réalité, l’assassinat du Président Habyarimana était la première phase d’un coup d’État déclenché par
eux à partir du moment où, ce 6 avril 1994 à Dar es-Salaam, le président a accepté, sous la pression
1172
1173
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 36, 44, 52].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 24-25].
472
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
internationale, de mettre en place les institutions prévues par les Accords de paix d’Arusha qui attribuaient des portefeuilles ministériels au FPR et fusionnaient les deux armées, les extrémistes de la CDR
étant exclus des nouvelles institutions. L’assassinat des politiciens favorables à ces accords, l’assassinat de
soldats belges pour pousser la Belgique à retirer ses Casques-bleus du Rwanda et le génocide des Tutsi,
au vu de leur carte d’identité, était la suite de leur programme.
L’avocat de la famille Héraud, Me Laurent Curt, à qui le juge donne lecture de son ordonnance le 21
novembre 2006, après qu’elle ait été communiquée à la presse, estime que son dossier ne contient rien de
solide :
« L’ordonnance que Bruguière a rendue en novembre 2006 contre Kagamé et ses proches est
complètement téléguidée, s’écrit l’avocat du pilote. Elle permet de blanchir les responsabilités de la
France au Rwanda et pèse sur un coupable idéal. C’est une construction qui n’a rien de juridique.
C’est un dossier politique. Ses accusations sont sans fondements, le dossier ne contient rien de solide.
Aucun élément, pas de charges sérieuses. C’est sidérant. Moi et mes clients, on n’a jamais vu ça ! » 1174
À quoi rime donc cette ordonnance d’un juge antiterroriste qui ridiculise la justice française ? Le
général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, écrivait le 7
avril 1994 : « L’hypothèse vraisemblable d’un attentat du FPR devra être confirmée par l’enquête. » Le
juge Bruguière semble avoir pris cette phrase pour un ordre. Malheureusement, l’ouvrage qu’il rend est
tellement cousu de fils blancs qu’il apparaît comme l’exécution d’une commande faite par ceux-là même
qui ont ordonné l’attentat du 6 avril 1994, signal du génocide des Tutsi du Rwanda et du massacre de
ceux qui s’opposaient à un régime raciste. 1175
7.25
L’attentat aurait été organisé par des extrémistes hutu
7.25.1
Les présomptions de certaines personnalités rwandaises
Le colonel à la retraite Aloys Nsekalije, un ami d’enfance du président défunt, 1176 confirme que le
président a été tué par les extrémistes hutus parce qu’il s’était décidé à appliquer les accords de paix :
« Habyarimana avait été lâché par ses proches, ils le considéraient comme un traître car il avait fini par
accepter d’appliquer les accords de partage du pouvoir... » 1177
L’ambassadeur Bonaventure Ubalijoro, ancien ambassadeur du Rwanda aux États-Unis, attribue l’attentat aux extrémistes de l’entourage d’Habyarimana :
I believe that the President’s plane was brought down by his own entourage. They did not want to
see the Arusha Accords become a living reality. The President did every thing he could to stall. But
finally he could not withstand the relentless international pressure to proceed with the implementation
of the accords. They realized the game was up and the only solution was to get rid of the man who
stood in their way. They killed him to protect themselves. Apart from losing their privileges, they
were afraid of being judged for their crimes. 1178
Marc Rugenera, ministre des Finances, partage ce point de vue :
Interview de Me Laurent Curt par Sébastien Spitzer, 25 janvier 2007. Cf. S. Spitzer [199, p. 237].
Le juge Bruguière a consulté le gouvernement français et en particulier le président Chirac avant de lancer ses mandats
d’arrêt contre les 9 Rwandais visés par son ordonnance. Dans une note du département d’État étatsunien datée du 26
janvier 2007 et publiée par le site web wikileaks, un diplomate étatsunien transmet ce que lui confie Bruguière : « He
said he presented his decision to French officials, including President Chirac, as his independent judicial right, but chose
to consult with them because he was convinced of the need to coordinate timing with the government. » Ceci ne fait que
souligner le caractère de machination politique de son enquête. Cf. Ambassador Craig Roberts Stapleton, 07PARIS322,
Embassy Paris, 2007-01-26 16:04, Subject : C/T Judge on France, Rwanda, Pakistan, and his political future. http:
//francegenocidetutsi.org/wl2007-01-26.pdf
1176 Le colonel Aloys Nsekalije est un des protagonistes du coup d’État du 5 juillet 1973. Il a été ministre des Affaires
étrangères. Il fut finalement évincé du pouvoir parce qu’il était étranger au clan de Mme Habyarimana. Poursuivi pour son
rôle présumé dans le génocide de 1994 devant un tribunal gacaca à Kigali, il a été acquitté le 26 juin 2009.
1177 Colette Braeckman, J’ai vu partir trois missiles, Le Soir, 6 mai 2006.
1178 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 97]. Traduction de l’auteur : Je crois que l’avion du Président a été abattu
par son propre entourage. Ils ne voulaient pas que les accords d’Arusha se réalisent. Le Président a fait tout ce qu’il a pu
pour freiner. Mais finalement il n’a pas pu résister à l’implacable pression internationale pour appliquer les accords. Alors
ils ont compris que la récréation était terminée et que la seule solution pour eux était de se débarrasser de cet homme qui
se mettait en travers de leur chemin. Ils l’ont tué pour se protéger. En plus de perdre leurs privilèges, ils craignaient de
passer en jugement pour leurs crimes.
1174
1175
473
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
The group who were most vociferously against the Arusha Accords are responsible for Habyarimana’s assassination. They made their position very clear long before the different protocols were
signed, during the final agreement in August 1993 and since August 1993. The leaders of the MRND
and CDR and of certain factions in the political parties which did not receive ministerial positions in
the government of transition were extremely unhappy. In my view, they are behind the President’s
death. The Presidential Guard, ninety per cent of whom are from Habyarimana’s area, practically
from his hill, are also implicated. 1179
François-Xavier Nsanzuwera, ancien substitut du procureur, n’a pas de doute sur les auteurs :
As soon as I heard the news, I know instantaneously that the President was murdered by his own
entourage. They would rather see the country disintegrate rather than lose their power and privileges.
They killed the President to be able to kill everyone else. [...]
But at the international level he [Habyarimana] would not be able to explain away wholesale
massacres of women and children. But this was the objective of the fanatics of CDR whose language
was to “clear the country of the internal accomplices of RPF” after which they planned to engage
the RPF in a fight to the death. Therefore they had to kill the President in order to be free to kill
everyone else who they considered an obstacle. They would rather plunge the country into chaos than
see their power and privileges diminish. 1180
L’ancien ambassadeur du Rwanda en Ouganda, Isaïe Murashi Sagahutu 1181 déclare devant le TPIR
que les proches de l’ex-président Habyarimana voulaient « s’en débarrasser » avant le génocide pour garder
le pouvoir :
Il a indiqué que l’Akazu (“petite maison” en langue kinyarwanda, le cercle proche de l’ex-président)
se sentait plus forte que le président et voulait “s’en débarrasser” avant le génocide “pour conserver
la totalité du pouvoir”.
Selon le témoin à charge, le noyau dur du clan présidentiel était contre l’accord d’Arusha qui
prévoyait notamment le partage du pouvoir avec la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR,
ex-rébellion tutsie au pouvoir depuis 1994).
L’ancien diplomate a cependant affirmé que Habyarimana a lui-même participé à la planification
du génocide.
“Au début de la guerre en 1990, il (Habyarimana) disait que ceux qui avaient été tués sur le front
devaient être vengés”, a déclaré M. Murashi. Une guerre civile opposait l’armée gouvernementale au
FPR depuis le 1er octobre 1990. 1182
Herman Cohen, ancien sous-secrétaire d’État chargé des Affaires africaines du gouvernement des
Etats-Unis (1989-1993), a fait part de sa conviction que la famille du général Juvénal Habyarimana avait
commis l’attentat parce qu’il avait accepté des compromis avec le FPR. 1183
Quant à l’attentat contre le président Habyarimana, M. Herman Cohen a pris acte de la thèse
selon laquelle les missiles soviétiques tirés contre l’avion venaient du golfe persique, qu’ils avaient été
récupérés en Irak par les États-Unis et donnés à l’Ouganda qui les aurait, à son tour, livrés au FPR.
Mais M. Herman Cohen n’a pas pu faire de commentaires à ce sujet, l’attentat ayant eu lieu après
qu’il eut quitté ses fonctions. Il a toutefois estimé que la famille d’Habyarimana avait organisé cet
attentat, en tout cas c’est ce qu’il avait entendu dire par des membres de l’ambassade des États-Unis
à Kigali. Sa famille reprochait à Habyarimana d’être trop mou et de vouloir des compromis avec le
1179 Ibidem. Traduction de l’auteur : Le groupe qui vociférait le plus contre les accords d’Arusha est responsable de
l’assassinat d’Habyarimana. Ils ont exprimé clairement leur position longtemps avant que les différents accords soient signés,
lors de l’accord final en août 1993 et depuis août 1993. Les dirigeants du MRND et de la CDR et de certaines factions
dans les partis politiques qui n’ont pas obtenu de portefeuilles ministériels dans le gouvernement de transition étaient très
mécontents. À mon avis, ils sont derrière la mort du Président. La garde présidentielle, dont 90 % des membres venaient de
la région du Président, pratiquement de sa colline, est aussi impliquée.
1180 Ibidem, p. 98. Traduction de l’auteur : Dès que j’ai appris la nouvelle, je savais que le Président avait été tué par son
propre entourage. Ils préfèrent voir le pays se désintégrer plutôt que de perdre leur pouvoir et leurs privilèges. Ils ont tué
le Président pour pouvoir tuer n’importe qui. [...] Mais au niveau international il [Habyarimana] n’aurait pas été capable
d’expliquer tant de massacres de femmes et d’enfants. Mais c’était l’objectif des fanatiques de la CDR dont le discours était
de “débarrasser le pays des complices du FPR” après quoi ils prévoyaient d’engager le FPR dans un combat à mort. C’est
pourquoi ils ont tué le Président pour être libres de tuer quiconque serait un obstacle pour eux. Ils préféraient voir le pays
plonger dans le chaos plutôt que de perdre leur pouvoir et leurs privilèges.
1181 Murashi a perdu son épouse et quatre enfants durant le génocide. Cf. ICTR-99-50-T, Bizimungu et al., 10 juin 2004.
1182 Procès de quatre ex-ministres rwandais devant le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha
(Tanzanie), agence de presse Hirondelle (AFP 11/06/2004).
1183 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 240].
474
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
FPR. M. Herman Cohen a cependant déclaré ne détenir toutefois aucune preuve de cette supposition.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission était avide d’éléments factuels. 1184
M. Ahmedou Ould-Abdallah estime que le président a été tué par ses amis, en effet personne ne
l’attendait à son arrivée à l’aéroport :
Il a estimé que l’attentat avait été exécuté par des amis du Président Habyarimana. En effet,
en Afrique, lorsqu’un président voyage, il est de tradition que les corps constitués soient présents à
l’aéroport pour l’accueillir à son retour. Or, ce jour-là, personne n’avait été invité pour cet accueil,
ce qui permet de penser que ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués savaient que l’avion
n’arriverait jamais. 1185
7.25.2
Le témoignage de militaires des FAR
Interrogés par la commission Mutsinzi, des militaires des FAR disent que le colonel Bagosora et le
major Ntabakuze ont préparé un coup d’État contre Habyarimana :
Le Sgt Muhutu Corneille déclare : « Ces nouvelles concernant le coup d’état ont circulé dans le
camp militaire de Kanombe. On disait que le major Ntabakuze préparait le coup d’état en s’appuyant
sur le bataillon para-commando. C’était avant que l’avion ne soit abattu, à peu près vers le mois
de février ». Nkeshumpatse Callixte, caporal au bataillon paracommando ajoute : « Des rumeurs
ont circulé dans l’armée à propos du désir de Bagosora de faire un coup d’Etat, pour renverser le
président. Je les ai entendues ». 1186
Vénuste Sengendo, du bataillon paras-commando, parle même d’un complot de militaires avec à sa
tête Bagosora et l’appui des Français pour éliminer Habyarimana et massacrer les Tutsi :
« Je vais vous révéler une autre petite chose. Trois mois avant l’attentat, certains militaires murmuraient que Habyarimana allait être descendu, qu’il existait un complot contre son avion, que c’est
la raison pour laquelle il partait discrètement à l’étranger. Ils disaient que c’était Habyarimana qui
nous avait empêchés de massacrer les Tutsi, d’exterminer les Inyenzi. Ils refusaient qu’on mélange
les deux armées et disaient que cela se fera après sa mort. Ils disaient que Bagosora et les Français
avaient un projet de tuer Habyarimana. Cela a été dit que s’il mourrait, ils pourront tuer les Tutsi,
exécuter le génocide. » 1187
7.25.3
Le témoignage de Jean Birara
Jean Birara, gouverneur honoraire de la Banque nationale du Rwanda (BNR) met clairement en
cause, le 6 mai 1994, l’entourage du président Habyarimana dans l’assassinat de ce dernier parce qu’il
s’est résigné à cesser de saboter les accords de paix :
[...] I. LES CAUSES PROCHES DU DÉSASTRE
Les causes les plus proches du désastre qui ravage actuellement le Rwanda sont la mauvaise gestion
de la chose publique et du problème des réfugiés rwandais. [...] Dans le pays, l’opposition pacifique
et démocratique se structurait contre un régime où quelques personnes, dans l’entourage immédiat
du président, transformaient la gestion de l’intérêt public en affaire privée, sans d’ailleurs hésiter à
tomber parfois dans la délinquance.
La guerre d’octobre 1990 a mis en lumière l’ensemble des problèmes de la société rwandaise. C’est
à ce moment que des hommes et des femmes courageux ont refusé de se résigner à subir cette lente
dérive. Au péril de leur vie, ils ont multiplié les contacts et les entretiens pour amener tous ceux
que la violence rebutait, à une table de négociation. Les accords d’Arusha en sont le résultat. Ces
accords étaient une base solide de cohabitation pacifique. Ils signifiaient aussi, à terme, la perte de
privilèges pour quelques individus proches du président Habyarimana. Ce sont eux qui ont lancé des
partis extrémistes voire racistes.
II. L’OCCASION : L’ASSASSINAT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA
Il y a quelques semaines, sous la pression internationale, le président Habyarimana s’était résigné
à interrompre son entreprise de sabotage des accords d’Arusha. Ce faisant, il signait son arrêt de
mort, ce qui se produisit par son assassinat le 6 avril 1994.
1184
1185
1186
1187
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 331].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 251].
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 25].
Rapport Mutsinzi, ibidem.
475
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
A notre connaissance, la communauté belge et ses forces armées n’ont rien à voir avec cet assassinat. L’éloignement du président Habyarimana, même par l’élimination physique, était programmé
depuis un certain temps ainsi que celle de tous ceux qui étaient dans l’opposition démocratique, voire
même les membres du régime trop tièdes aux yeux des barons de celui-ci. 1188
Entendu par l’Auditorat militaire belge le 26 mai 1994, Jean-Berchmans Birara, gouverneur de la
Banque nationale du Rwanda jusqu’en 1993, remet ce document sur les circonstances de l’attentat contre
le Président Habyarimana :
A la fin du mois de mars (30 ou 31), le Président MOBUTU a téléphoné à la résidence de
HABYALIMANA absent ; il a parlé avec Agathe H. et lui a dit qu’un attentat se préparait et serait
perpétré au retour du Président HABYALIMANA de Dar-Es-Salaam.
De même, le service des renseignements militaires du BURUNDI qui avait beaucoup de correspondants au camp de Kanombe, a demandé au Président du BURUNDI de se garder de voyager avec
HABYALIMANA parce que à la première occasion au début d’avril, il y aurait un attentat contre
lui.
La femme de HABYALIMANA en aurait parlé à SAGATWA Elie, le colonel chargé de la sécurité
du Président et cousin d’Agathe H., que celle-ci voulait voir remplacer HABYALIMANA. Mais SAGATWA, sollicité, aurait refusé, sans pourtant parler à son chef (le Président). Tout ceci, Agathe H.
l’a téléphoné à Mitterrand quand ce dernier a téléphoné vers 21 h 30, le 6 avril, pour présenter ses
condoléances.
II
A l’origine du coup d’état se trouvent :
1) le colonel SERUBUGA Laurent, ancien chef d’état-major, mis à la retraite contre son gré, et
sans le grade de général qu’il réclamait.
2) le colonel BUREGEYA, ancien Secrétaire Général à la Présidence (auparavant chef de la SÛRETÉ), qui, avant sa mise à la retraite, était directeur de l’École Militaire ; il n’a pas eu non plus le
grade de général qu’il exigeait.
3) le colonel RWAGAFILITA, ancien Chef d’État Major de la Gendarmerie, mis à la retraite sans
le grade de général convoité.
Les deux premiers sont de la région du Président (le Bushiru) ; le second (BUREGEYA) est cousin
d’Agathe H. Ils se sont estimés trahis et humiliés. Les deux derniers endettés, étaient tombés dans le
dénuement.
III
Les accords d’ARUSHA prévoyaient la fusion des deux armées ; donc le départ d’un grand nombre
de soldats de l’armée gouvernementale (surtout originaires de la région du Président). Par ailleurs,
des officiers nordiques, surtout de Gisenyi, voyaient, impuissants, la réintégration dans l’armée, des
officiers d’autres régions qu’ils avaient fait chasser injustement de l’Armée. Ceux-ci sortis tous de
l’E.R.M. (Bruxelles), allaient rester en service dans l’Armée fusionnée, alors que leurs adversaires
rentreraient chez eux. Parmi ces officiers du Nord, se trouvait le colonel BAGOSORA, cousin à la fois
de HABYALIMANA et d’Agathe H.
Enfin, vient la belle-famille du Président. Avec les accords d’ARUSHA la réduction drastique
des pouvoirs de HABYALIMANA signifiait pour elle, la perte de la source des richesses, honneur et
protection contre leurs crimes et délits. C’est elle, en complicité avec Agathe HABYALIMANA qui
prit la décision en Octobre 1992, de réunir les officiers mécontents et imposa le principe d’écarter
HABYALIMANA du pouvoir pendant 12 mois ou 2 ans et le remplacer par un membre de la famille
qui céderait de nouveau la place à HABYALIMANA après la liquidation de l’opposition suivie de la
victoire militaire empêchée, prétendaient-ils, par les TUTSIS de l’intérieur et leurs complices hutus
(opposants). Des listes furent dressées, on en connaît surtout pour Kigali, avec l’approbation du
Président. De 60 personnes au début, la liste s’allongeait à 1.500 personnes le 20/02/1994. A trois
reprises, les massacres furent annulés ou reportés à cause de l’opposition de NSABIMANA Chef
d’État Major qui m’en a parlé le 20/02/1994 et montré la liste définitive.
L’exécution confiée aux chefs de milices (donc l’armée ne devait pas être mêlée à ça), devait
commencer le 23 mars à minuit et se terminer le dimanche 27 mars à 6 heures du matin ; l’ordre
1188 Extrait de l’appel à la communauté rwandaise de Jean Birara, gouverneur honoraire de la Banque nationale du Rwanda
(Bruxelles, 6 mai 1994). Cf. A. Guichaoua [98, p. 682].
476
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
ne fut pas donné par le Président qui recevait des délégations étrangères jusqu’à 1 h 30 du matin
(24/03/1994). Tout fut postposé.
IV
En tout état de cause, avec le report des massacres, le Président semblait décidé à appliquer cette
fois-ci, les Accords d’ARUSHA ; convaincu définitivement par le ministre DELCROIX. Le 4/04/1994,
le lundi de Pâques, le colonel RUSATIRA, Secrétaire au Ministère de la Défense pendant 15 ans, puis
Directeur de l’École des Officiers, en remplacement de BUREGEYA, est venu chez moi à midi. Il m’a
dit que le Président venait de charger son chef de cabinet, RUHIGIRA Enoch, de tout préparer pour
la prestation de serment des députés et du gouvernement, à son retour d’ARUSHA. La belle-famille
et les officiers mis au courant firent revenir BAGOSORA qui était en vacances à Gisenyi ; il rejoignit
Kigali le 5/04/1994 au soir. 1189 C’est lui qui a pris la décision d’abattre l’avion du Président et de
rappeler SERUBUGA, BUREGEYA, et RWAGAFILITA (les trois officiers mécontents).
V
Les tirs sont venus du camp de Kanombe (près de la résidence du Président et de l’aéroport) ;
après la chute de l’avion, du même camp, on a tiré sur la résidence du Président pour être sûr que
les soldats de la garde qui s’y trouvaient (en général : 200 soldats avec 3 autos blindés) n’allaient pas
contre attaquer. (La Garde Présidentielle comprend 1 200 soldats ; pendant la guerre, 200 gardaient
la Résidence).
1) Après la mort du Président, Agathe H. a donné personnellement (aidée des deux sœurs du
Président qui sont religieuses) l’ordre d’exécuter :
- NDASINGWA Landward, un tutsi ministre du Travail.
- RUCOGOSA, ministre de l’Information.
- KAVARUGANDA, président de la Cour Suprême.
- UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre.
Les soldats qui arrivaient chez UWILINGIYIMANA Agathe ont téléphoné à Madame HABYALIMANA pour demander des instructions ; il leur a été répondu de forcer les domestiques de la
Première Ministre à la violer, puis la massacrer. “Et les Casques Bleus belges ? ”, ont demandé les
soldats rwandais.
Réponse : « S’ils ont tout vu, il faut donc les supprimer discrètement !... D’ailleurs, c’est la Belgique
qui a assassiné mon mari ».
2) Agathe HABYALIMANA et ses belles-sœurs ont été loin, parce que chaque fois qu’on annonçait
l’exécution d’un opposant, elles s’exclamaient de joie et buvaient du champagne et de la bière StPauli. C’est alors que l’Archevêque (Vincent NSENGIYUMVA) de Kigali a décidé de dire la Messe
recommandant qu’on devait pardonner à tout le monde, parce qu’Agathe H. venait de réclamer le
massacre de TOUS les Tutsis.
3) Alors le petit groupe a exigé la proclamation du docteur BARARENGANA, frère puîné du
Président comme nouveau Chef d’État. Les soldats qui l’entendaient ont averti BAGOSORA. Un
petit comité décida d’aller forcer SINDIKUBWABO qui se trouvait à Butare, à prendre la tête du
gouvernement et nommer KAMBANDA Premier Ministre. Le cortège qui revint de Butare avait
à sa tête SINDIKUBWABO (dans la voiture du Chef de l’État) suivi de BAGOSORA, suivi de
MUSABE, frère de BAGOSORA et directeur de la B.A.C.A.R, suivi de HIGANIRO, directeur de
l’usine d’allumettes et gendre du médecin du Président, et de Gardes Présidentiels ; des soldats du
F.P.R tirèrent sur HIGANIRO sans l’atteindre, ni insister. BARARENGANA fut écarté sous prétexte
de le protéger – on l’emmena à Gitarama.
Les soldats de la Garde Présidentielle non originaires du Bushiru – région du Président – se
rangèrent du côté du nouveau Président ; les autres étaient désemparés et commencèrent à pilonner
le camp militaire de la ville qu’on suspectait de vouloir appuyer ARUSHA ; c’est le vendredi soir que
tous acceptaient en grognant de combattre le F.P.R.
Entre temps, Marie-Rose, la seconde fille de HABYALIMANA téléphona de l’étranger réclamant
l’exécution des “maîtresses tutsis” de ZIGIRANYIRAZO (frère d’Agathe H.) ; sa mère ajouta qu’il
fallait massacrer les prêtres et les religieuses parce que tous F.P.R. ou tutsis.
1189 Nous savons de source sûre que le colonel Bagosora a participé à la fête du contingent sénégalais de la MINUAR à
Kigali le lundi 4 avril.
477
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
Maintenant, malgré la défaite militaire en vue, on demande au “C.N.D.” – le Conseil National du
Développement –, d’élire un vrai Chef d’État à la place de SINDIKUBWABO. On doit choisir entre
NZIRORERA et NGIRABATWARE.
I Les Casques Bleus Ghanéens gardant NDASINGWA Landward ont été tués aussi. 1190
Jean Birara signale que le renvoi signalant la mort des Casques-bleus ghanéens est erroné.
Selon Birara, il y avait trois complots :
A. Un projet de coup d’État ourdi par Agathe Habyarimana depuis octobre 1992 qui consistait à
mettre à l’écart son mari, Juvénal Habyarimana, mettre au pouvoir Elie Sagatwa, de procéder à la
liquidation de l’opposition intérieure et d’écraser militairement le FPR, puis de rendre le pouvoir à
Juvénal Habyarimana. 1191 Relisant le télégramme de Georges Martres du 2 avril 1990 qui avance que
« c’est dans son propre clan dans celui de son épouse ou de ses “amis” de Ruhengeri que le président
pourrait être mis en échec » et compare Agathe Habyarimana à la reine mère Kanjogera, 1192 nous devons
admettre que les propos de Jean Birara ne sont pas de l’affabulation.
B. Un plan d’élimination de 1 500 personnes de l’opposition intérieure a été préparé, devait être
déclenché par Habyarimana et exécuté par les milices mais il a été plusieurs fois différé par Habyarimana
et par le chef d’état-major des FAR, Deogratias Nsabimana.
C. Un complot visant à renverser Juvénal Habyarimana, ourdi par des militaires mis à l’écart, le
colonel Laurent Serubuga, le colonel Bonaventure Buregeya, le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita et le
colonel Théoneste Bagosora. C’est eux qui, selon lui, ont organisé l’attentat du 6 avril 1994.
Ces trois officiers, le colonel Buregeya, le colonel Serubuga et le major de la gendarmerie Rwagafilita,
avaient mis en cause la gestion de Jean Birara à la BNR en 1980. Il leur a répondu dans une lettre ouverte
publiée comme « tract » le 7 mars 1980. 1193 Le lieutenant-colonel J.-J. Maurin a été conseiller du colonel
Serubuga jusqu’en 1992.
Birara confirme que Mobutu était informé d’un risque d’attentat contre Habyarimana et a voulu le
mettre en garde. 1194 Il confirme que la raison de l’attentat est la décision d’Habyarimana de mettre en
place les institutions de transition prévues par les accords de paix.
7.25.4
Le témoignage de Faustin Twagiramungu
Interrogé le 22 avril 1994 sur RFI, Faustin Twagiramungu qui a échappé à la garde présidentielle,
accuse des militaires extrémistes d’avoir assassiné le président :
Christophe Boisbouvier : À votre avis, qui est derrière l’attentat contre l’avion présidentiel ?
Faustin Twagiramungu : Je ne crois pas personnellement que le président ait été assassiné par les
Belges. Pour quel intérêt ? Je ne crois pas non plus que cette méthode a été utilisée par le FPR. Je
pense qu’il a été assassiné par des militaires extrémistes, au sein de sa garde présidentielle, ou tout
simplement dans son cercle de militaires qui forment le clan au sein de l’armée. Pourquoi ? Parce que
les militaires extrémistes voulaient aussi que le président reprenne la guerre. Le président préférait
tout simplement utiliser les moyens dilatoires, de refuser à ce que le gouvernement de transition soit
mis en place... Ils ont préféré tout simplement le liquider afin de continuer à détenir les privilèges... 1195
7.25.5
Le témoignage d’Anastase Gasana, ministre des Affaires étrangères
Michael Goblet d’Alviella, ambassadeur de Belgique à Dar-es-Salaam, communique à Bruxelles le 6
mai 1994 ce qui suit :
1. J’ai eu ce matin un entretien avec M. A. Gasana, ancien ministre des A. E. du Rwanda, réfugié
pour l’instant à Dar-es-Salaam.
1190 Auditorat militaire belge. Annexe à la déposition de Jean Birara, 26 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Birara26mai1994.pdf
1191 Voir la confirmation de ce témoignage dans le communiqué de presse de Me Bernard Maingain au nom de son client
Jean Birara, 24 mai 2007.
1192 Voir section 1.8.3 page 34.
1193 Shyirambere J. Barahinyura [33, pp. 83-85].
1194 Jean Kambanda l’affirme également, voir section 7.6.2 page 299.
1195 RFI, Mission d’étude sur le Rwanda, Tome II [84, pp. 105-106].
478
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
2. J’en retiens que pour mon interlocuteur la culpabilité de la garde présidentielle et de l’armée
rwandaise dans l’assassinat du PDT Habyarimana et les massacres qui ont suivis ne fait pratiquement
aucun doute. 1196
7.25.6
Le témoignage des coopérants militaires belges
Le colonel Vincent, chef de la coopération militaire belge (C.T.M.) et attaché militaire auprès de
l’ambassade de Belgique, est un témoin de l’intérieur des FAR et du régime de Habyarimana. 1197 Il est
vraisemblablement attaché au régime hutu mis en place par le colonel Logiest à partir de novembre 1959,
donc opposé en 1994 au FPR. Il ne cache pas l’opposition des officiers supérieurs des FAR aux Accords
d’Arusha :
Lors d’un repas chez moi quinze jours avant les événements, j’ai constaté que le chef E.M. F.A.R.
était pro-belge. Mais pour les Hutus, Arusha n’était pas réalisable, c’était une prise de pouvoir par
les Tutsis. 1198
Il désigne les auteurs de l’attentat par cette phrase laconique :
L’attentat est l’affaire d’un groupe extrémiste proche du Président (pas F.P.R.). 1199
Devant l’auditeur militaire il désigne le chef d’état-major des FAR, Deogratias Nsabimana, comme
chef du complot :
Au niveau de l’attentat contre l’avion Présidentiel Rwandais, aucun bruit n’a couru avant. Ce fut
une surprise pour tout le monde.
Après, une info m’a été communiquée par le Directeur SGP Rwandais (Société Générale des
Pétroles) à Mwanza (Tanzanie). Il s’agissait bien d’un complot fomenté par des extrémistes Hutus,
militaires compris et dont la tête était le général Nsabimana. Selon la même personne, le Président
Habyarimana connaissait l’existence du complot et, sachant qui en était la tête pensante, l’aurait
obligé de monter à bord de son avion. Le Président se serait également fait accompagner par le
Président Burundais pour éviter un attentat.
Ma conviction intime est qu’il s’agit bien d’une affaire Rwando-Rwandaise destinée à couler les
accords d’Arusha. Pour les extrémistes, ces accords signifiaient à moyen terme la prise du pouvoir
par les Tutsis. Ils n’en voulaient absolument pas. 1200
Le lieutenant-colonel Duvivier, autre coopérant belge affecté à l’École supérieure militaire, conteste
les accords de paix et trahit son idéologie anti-Tutsi :
Ces accords ont été imposés par l’Europe. Ils étaient très difficilement acceptables pour les Hutus.
Les Tutsis ont toujours voulu dominer et avaient obtenu énormément dans ces accords. 1201
Dans son témoignage à l’Auditorat militaire, il accuse la CDR et des officiers mis à la retraite :
Ma conviction est que les gens qui sont derrière cet attentat sont des gens du CDR, la faction
dure et raciste du gouvernement. J’imagine que des gens comme Serubuga, Bagosora, Buregeya,
Rwagafilita et d’autres encore, ont joué un rôle dans l’attentat. 1202
La CDR était selon lui formée d’officiers mis à la retraite :
Il y avait un mouvement extrémiste (la C.D.R.) formé des nantis du régime : ce n’était plus l’élite
qui était au pouvoir mais des (Offr) pensionnés, devenus commerçants. Ils sentaient de plus en plus
qu’ils allaient devoir rendre des comptes. Ces gens n’avaient plus rien à perdre. 1203
1196 Entretien avec M. A. Gasana, ancien Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du Rwanda, 12 mai 1994.
http://francegenocidetutsi.org/GasanaAthanase12mai1994.pdf
1197 Notons que le 6 avril, le colonel Vincent était en congé en Tanzanie.
1198 Exposé du Col. Vincent - C.T.M. Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat
belge [201, 1-611/12, p. 79 section 2.d]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
1199 Ibidem, section 3.b.
1200 Guy Artiges, Audition d’André Vincent, colonel CTM, auditorat militaire, 6 mai 1994, PV No 652. http://
francegenocidetutsi.org/Vincent6mai1994.pdf
1201 Exposé du Lt Col. Duvivier - C.T.M. Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat
belge [201, 1-611/12, p. 76]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
1202 Guy Artiges, Audition de Duvivier Jacques, Auditorat militaire belge, 10 mai 1994. http://francegenocidetutsi.
org/Duvivier10mai1994.pdf
1203 Exposé du Lt Col. Duvivier - C.T.M. Rapport de la commission Kigali, op. cit.
479
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
Le lieutenant-colonel Beaudoin, conseiller du colonel Kabiligi, rapporte que celui-ci aurait dit quinze
jours avant l’attentat, « si Arusha était exécuté, ils étaient prêts à liquider les Tutsis. » 1204 Il incrimine
le chef d’état-major Nsabimana :
Je voudrais dire que j’ai eu une info venant de Tanzanie et provenant d’un Rwandais, le Directeur
de la Société Générale des Pétroles, qui disait qu’en fait l’attentat avait été organisé par Nsabimana.
Les renseignements venaient de Dar-Es-Salaam et il avait été demandé au Président Habyarimana de
ne pas partir. Le Président a tenu à partir et il a invité le Président Burundais à l’accompagner. Le
Général Nsabimana a été contraint d’accompagner son Président alors qu’il était lui, prévu dans un
deuxième avion. Le Général Nsabimana aurait été “tremblant” lors de son embarquement à bord de
l’avion Présidentiel.
Un mois ou deux avant l’attentat, j’ai participé à une soirée chez le Général Nsabimana, avec
l’Ambassadeur de Belgique, le Colonel Vincent, le colonel Marchal (UNAMIR), le Col Leroy, le
Président Habyarimana, Bizimana (Minadef) et encore quelques officiers Rwandais. En fait, à cette
occasion, il est apparu ou plutôt cela a été réaffirmé qu’« ARUSHA » ne pouvait être accepté par les
Rwandais. Bizimana m’a dit, après quelques verres de champagne, qu’il était prêt à engager l’armée
Rwandaise si le FPR ne jouait pas le jeu.
Dix jours avant l’attentat, le dernier vendredi de mars, le Col Vincent a invité chez lui le Général Nsabimana et le G3, le col Kabiligi et lors de cette réunion ils ont encore clairement affirmé
qu’ARUSHA n’était pas possible, qu’éventuellement ils accepteraient des élections anticipées et que
si on voulait absolument imposer ARUSHA il leur était possible d’éliminer le FPR et les Tutsis et
que cela prendrait une quinzaine de jours au maximum. Ils semblaient sûrs d’eux. 1205
Cette hypothèse est rejetée par la famille Habyarimana :
On a pourtant émis l’hypothèse d’un attentat organisé par des Hutus de l’entourage de Habyarimana, qui auraient voulu donner un coup d’arrêt au processus de réconciliation. « Cela ne tient
pas debout ! » objecte la famille. Les auteurs de cette thèse citent comme tête du prétendu réseau de
comploteurs, le chef d’état-major Déo Nsabimana, et le colonel Elie Sagatwa, secrétaire particulier
du président. Or tous les deux étaient dans l’avion... Les mêmes sources incriminent la garde présidentielle. C’est incroyable. Ces hommes étaient totalement dévoués au président. Nous en avons vu
pleurer dans les minutes qui ont suivi l’explosion de l’avion. Ils nous ont défendu et ils ont multiplié
les preuves de leur attachement. D’autre part, les partis hutus, naguère proches du FPR, s’étaient
ralliés au président depuis l’assassinat du chef de l’État du Burundi, Melchior Ndadaye, par des Tutsis probablement incités à la révolte par Paul Kagamé, le chef du FPR. En effet, Kagamé était allé
plusieurs fois à Bujumbura après l’élection de Ndadaye. » 1206
L’accusation du lieutenant-colonel Beaudoin et du colonel Vincent de la CTM belge contre Deogratias
Nsabimana est fondée sur une source d’information très indirecte, un Rwandais en Tanzanie. Elle n’est pas
reprise par Jean Birara. Néanmoins, nous ne mettons pas en doute leur témoignage sur les propos tenus
par Nsabimana et Kabiligi lors du repas chez le colonel Vincent dix jours avant l’attentat. Nsabimana était
contre les Accords d’Arusha et était prêt à en finir avec le FPR et les Tutsi. Birara confirme qu’il était
impliqué dans un projet de faire massacrer par les miliciens des opposants dont le nom était répertorié
dans une liste noire. Cependant, Nsabimana n’était pas membre de l’Akazu. Une rumeur dit qu’il fut
envoyé au front dans le Mutara au Nord-Est en 1990 ou 1991 afin qu’il soit tué. De plus, comme il a
remplacé le colonel Serubuga en tant que chef d’état-major, il n’était certainement pas ami de ce dernier.
Si Deogratias Nsabimana n’était pas le concepteur de l’attentat dans lequel il a trouvé la mort, il
a pu être informé d’un projet d’éliminer Habyarimana s’il mettait en place les accords de partage du
pouvoir, donc d’un risque d’attentat contre sa personne au retour de cette rencontre de Dar es-Salaam.
Cela explique ses craintes à monter dans l’avion présidentiel.
1204 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge 1-611/7, section 3.3.3.11, p. 334. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=334 Rapport de la commission Kigali, 1-611/12, Exposé du Lt Col B.E.M.
Beaudoin, p. 78. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12p78.pdf
1205 Guy Artiges, Audition de Jacques Beaudoin, lieutenant-colonel CTM, Auditorat militaire belge, PV no 651, 5 mai 1994.
http://francegenocidetutsi.org/Beaudoin5mai1994.pdf
1206 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, pp. 17-18. http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.pdf
480
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.25.7
Le colonel Marchal accusait les extrémistes hutu
Interrogé par un enquêteur du TPIR en 1997, le colonel Marchal pensait que l’attentat était l’œuvre
d’extrémistes hutu :
« Je n’ai jamais eu de contacts avec un officier de la Garde présidentielle qui m’aurait dit qu’il
voulait éliminer les membres du CDR qui sont responsables de la mort du Président. En fait, cette
information m’a été communiquée par le général Dallaire au cours d’un entretien pendant lequel il
m’expliquait la situation. C’est plutôt le général Dallaire qui était rentré en contact avec cet officier
qui m’est inconnu. C’est sur la base de cette information que j’ai tiré, à ce moment-là, la conclusion
que les extrémistes hutus étaient responsables de la mort du Président. » 1207
Lors de son audition au TPIR le 4 décembre 2006, le colonel Marchal précise que le général Dallaire
lui avait confié cette information avant son départ le 19 avril 1994. Mais depuis, Marchal a changé d’avis
et accuse le FPR !
7.25.8
Les notes des services de renseignement belges
Le groupe « ad hoc Rwanda » à la commission des Affaires étrangères du Sénat belge a été autorisé à
consulter certains documents aux départements des Affaires étrangères et de la Défense et d’en faire un
rapport. À propos de la question de savoir qui a ordonné l’attentat contre l’avion présidentiel, le 6 avril
1994, le groupe ad hoc a découvert les indications suivantes : 1208
– L’info du 7 avril 1994 du SGR (qualification B) 1209 dans lequel l’on émet l’hypothèse suivante :
« les auteurs du tir sur l’avion ne seraient pas nécessairement le FPR qui est sur sa colline, mais
pourraient bien être des militaires qui ne veulent pas la paix ».
(documents SGR no 3710).
– L’info du 12 avril 1994 du SGR (qualification B-2-3) 1210 qui signale qu’au Rwanda, chacun
pense que c’est le colonel Bagosora qui est responsable de l’attentat contre l’avion présidentiel.
(documents SGR no 3664).
– L’info du 15 avril 1994 du SGR (qualification B) dans laquelle un informateur déclare qu’après
avoir été en rapport avec un ancien ministre rwandais ainsi qu’avec un officier de haut rang de l’armée
rwandaise, les éléments dont il dispose indiquent, pour la plupart, que ce serait le colonel Bagosora
qui se trouve derrière l’attentat contre l’avion présidentiel. Le personnel de la tour de contrôle de
l’aéroport devait également faire partie du complot.
– Le complément d’information du 19 avril 1994 du SGR à divers destinataires, dans lequel sont
émises des hypothèses sur l’identité des responsables de l’attentat contre le président Habyarimana.
Selon une des hypothèses plausibles, il faut chercher les coupables dans l’entourage du président
lui-même, « attribuant l’attentat aux “faucons” du régime, proches des beaux-frères du président
(...) ».
(documents SGR no 6743 et suiv.).
– L’info du 22 avril 1994 du SGR (qualification B) dans laquelle l’on peut lire :
« Il nous faut donc revoir notre position quant aux responsables de l’attentat contre l’avion présidentiel. Tout fait croire maintenant que les auteurs font bien partie de la fraction dure des Ba-Hutu
à l’intérieur de l’armée rwandaise. Chose étrange, qui fait supposer qu’il n’y a pas eu improvisation
en la matière : une demi-heure après le crash, et donc bien avant l’annonce officielle à la radio, la
« purification ethnique » commençait à l’intérieur du pays, menée sauvagement d’après des listes
préétablies. (...) Ce groupe gravitait dans l’orbite de Madame la présidente dont les frères et cousins
étaient devenus hauts dignitaires du régime. Ils avaient trempé dans des affaires de terreur et d’argent
et il était impensable pour eux de renoncer à leurs privilèges et passe-droits. C’est eux qui dirigeaient
les « Interahamwe », les jeunesses du MRND qui formaient les sinistres « escadrons de la mort ».
Ce lobby comprenait également des militaires de haut rang, et c’est parmi eux qu’il faut chercher les
responsables de l’attentat contre l’avion présidentiel. Donc, pas Madame en personne, mais son clan
qui a été dépassé par sa propre logique interne de violence. »
1207 Audition du colonel Marchal, interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Constant, TPIR,
Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 4 décembre 2006. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraTranscript4decembre2006.pdf#page=65
1208 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 section
4.10.2, p. 82]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf
1209 La lettre indique le degré de fiabilité de la source, A étant le plus fiable.
1210 Le chiffre désigne le degré de fiabilité de l’information, 1 étant le maximum.
481
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
(documents SGR no 3734).
Outre ces indications provenant d’informateurs qui attribuent l’attentat aux ultras de l’ancien
régime rwandais, les documents examinés par le groupe ad hoc contiennent un témoignage intéressant
qui émane d’un sujet belge qui, peu de temps après la destruction de l’avion présidentiel, a reçu la
visite d’un des proches collaborateurs du président Habyarimana. Le groupe ad hoc connaît l’identité
exacte de cette personne, mais il a choisi de ne pas la mentionner dans le présent rapport afin de
garantir la sécurité personnelle de l’intéressé et des membres de sa famille qui seraient encore en vie.
Elle a déclaré que le président Habyarimana lui a confié : « j’en ai marre de tous ces ultras qui me
mettent sans arrêt des bâtons dans les roues ». 1211
La prestation de serment du gouvernement de transition, dont l’installation était prévue par les
accords d’Arusha, devait avoir lieu le 9 avril 1994, quelques jours après que le président Habyarimana
serait revenu de l’étranger.
(documents SGR no 3640).
Bien que le SGR ait attribué la qualification C (et non A ou B) à la source d’où provient cette
information, le groupe ad hoc a décidé de l’intégrer dans le présent rapport parce que les renseignements qu’elle fournit correspondent tout à fait aux informations que l’on trouve dans d’autres
documents, à savoir le SITREP du 23 mars 1994 du Comd Secteur Kigali (colonel Marchal) au C
Ops, dans lequel il est fait état de l’entretien qu’a eu le colonel Marchal avec ce collaborateur proche
du président Habyarimana. Celui-ci lui a déclaré que l’on pouvait s’attendre à ce que le gouvernement
de transition soit installé dans les jours à venir. « Cette information semble se vérifier aujourd’hui.
Ce matin j’ai eu la visite du Comd Bn de la Garde Présidentielle qui est venu coordonner les activités
de sécurité pour la MEP du GTBE ».
Le colonel Marchal signale également que, lors d’un entretien qu’il a eu avec le ministre de la
Défense, ce dernier lui a confirmé que la prestation de serment serait organisée dans les prochains
jours. Le colonel Marchal lance cependant l’avertissement suivant : « Toutefois, les deux jours qui
viennent seront sans doute ceux de tous les dangers. Certains éléments ultra sont tout à fait capables
d’entamer un processus de déstabilisation qui n’est ni difficile à initier ni compliqué à amplifier ».
(documents C Ops no 5121 dans le dossier de l’auditorat général près la Cour militaire Not. no 01
00009.95 Farde instruction D 1428).
Toutes les notes d’information sélectionnées par le groupe ad hoc Rwanda du Sénat belge mettent en
cause des extrémistes hutu proches du président, dans l’attentat qui coûtera la vie à ce dernier. Elles ne
donnent aucun détail précis. L’une met en cause Bagosora sans preuve à l’appui. Une note du SGR citée
à l’appui de la thèse de Tavernier donne des détails précis sur l’origine des missiles qui seraient venus de
France et auraient transité à Ostende. Cette note met en cause l’entourage de Mobutu ainsi que Georges
Ruggiu. 1212
7.25.9
Les archives du département d’État des États-Unis d’Amérique
Prudence Bushnell, sous-secrétaire d’État aux affaires africaines, annonce, par courriel du 6 avril à
Warren Christopher, le crash de l’avion et la mort des présidents du Rwanda et du Burundi. Elle note
que la MINUAR est allée sur le site du crash mais que les militaires rwandais l’ont empêchée d’inspecter
le site. Des militaires rwandais ont aussi désarmé des Casques-bleus belges à l’aéroport. 1213 Elle rapporte
aussi la rencontre entre des représentants de l’armée rwandaise et le représentant spécial du Secrétaire
général des Nations Unies, M. Booh-Booh. Elle note la résistance de ceux-ci à collaborer avec le Premier
ministre, Agathe Uwilingiyimana :
An armed forces delegation told UN special envoy Booh Booh that the military intended to take
power temporarily. Booh Booh encouraged the delegation to work with existing authorities and within
the framework of the Arusha accords ; however the military was very resistant to working with the
current (interim) Prime minister, Agathe Uwilingiyimana. [...]
Both our Embassies in Kigali and Bujumbura report that the cities are relatively calm although
an increase in sporadic gunfire and grenade explosions was noted in Kigali. 1214
Il pourrait s’agir d’Enoch Ruhigira, qui s’est réfugié à l’ambassade de Belgique à Kigali.
Voir section 7.19.1 page 443.
1213 Voir section 7.13.8 page 371.
1214 U.S. Department of State, Bureau of African Affairs, Memorandum from Acting Assistant Secretary for African Affairs
Prudence Bushnell through Under Secretary for Political Affairs Peter Tarnoff to The Secretary, “Death of Rwandan and
Burundian Presidents in Plane Crash Outside Kigali”, April 6, 1994 (Freedom of Information Act release ; previously
1211
1212
482
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Une note du 7 avril à 8 h 45, heure de Washington (14 h 45 à Kigali), de l’ambassade des États-Unis
à Kigali indique que X a dit ce matin à l’ambassadeur Rawson que des militaires Hutu félons – peut-être
faisant partie du bataillon d’élite de la garde présidentielle – étaient responsables de la destruction de
l’avion transportant les présidents du Rwanda et du Burundi :
[...] told Ambassador David Rawson this morning that rogue Hutu elements of the military —
- possibly the elite presidential guard —- were responsible for shooting down the plane carrying
Presidents Habyarimana of Rwanda and Ntaryamira of Burundi. 1215
Il faut noter que ce 7 avril à 9 heures, l’ambassadeur Rawson a reçu le colonel Bagosora accompagné
d’Ephrem Rwabalinda et du général Augustin Ndindiliyimana.
Une note du 8 avril adressée aux responsables du département d’État rapporte que le haut commandement de l’armée affirme qu’un missile tiré par des extrémistes hutu de la garde présidentielle a
abattu l’avion transportant le Président Habyarimana, le Président du Burundi Ntaryamira et le chef
d’état-major de l’armée, selon l’ambassade US à Kigali et le DAO à Yaoundé. Les analystes notent en
commentaire que les extrémistes de la garde présidentielle étaient bien placés opérationnellement pour
passer à l’action, mais que nous manquons de preuves solides car la garde présidentielle a bouclé le site
du crash. Il est remarquable, notent-ils, que personne dans le haut commandement de l’armée n’accuse
le FPR d’avoir abattu l’avion :
Rwanda : Downward Spiral
Peacekeepers, ministers killed [...]
The combatants. The army high command asserts a missile fired by Hutu hardliners in the
presidential guard (PG) downed the aircraft carrying President Habyarimana, Burundi President
Ntaryamira, and the Rwandan army chief of staff, according to Embassy Kigali and DAO Yaoundé.
Comment : The PG hardliners were operationally in a position to take action ; we lack hard
evidence on the downing because the PG has sealed off the site. Notably, no one in the Rwandan
high command is blaming the Rwandan Patriotic Front (RPF) for shooting down the plane.
Next steps. The high command appears predominant and is focused on suppressing the PG and
rogue soldiers, according to Embassy Kigali and DAO Yaoundé. It is attempting to establish a “crisis
committee” including government ministers, to serve as the basis of an interim government. 1216
Quel est ce haut commandement de l’armée ? 1217
published here in “Evidence of Inaction”), William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in Rwanda 1994, Document
1. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB119Rw1.pdf Traduction de l’auteur : Une délégation des Forces armées a dit
au représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, M. Booh-Booh, que les militaires avaient l’intention de prendre le
pouvoir à titre temporaire. Booh-Booh les a encouragé à travailler avec les autorités existantes et dans le cadre des Accords
d’Arusha ; cependant les militaires répugnaient à travailler avec le Premier ministre (par intérim), Agathe Uwilingiyimana.
[...] Nos deux ambassades, à Kigali et à Bujumbura, rapportent que les deux villes sont relativement calmes, bien qu’une
recrudescence de tirs sporadiques et d’explosions de grenades soit perceptible à Kigali.
1215 Spot Intelligence report, 8:45 EDT April 7, 1994, RWANDA/BURUNDI : Turmoil in Rwanda, William Ferroggiaro, The
U.S. and the Genocide in Rwanda 1994, Document 4. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB119Rw4.pdf Traduction
de l’auteur : [...] dit à l’ambassadeur David Rawson ce matin que des militaires incontrôlés – vraisemblablement de la
garde présidentielle – étaient responsables d’avoir abattu l’avion qui transportait les présidents Habyarimana du Rwanda
et Ntaryamira du Burundi.
1216 SC-12247-94 April 8, 1994 TOP SECRET CODEWORD/EXDIS William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in
Rwanda 1994, Document 9 : “Rwanda : Downward Spiral”, Excerpt from U.S. Department of State, Bureau of Intelligence
and Research, Secretary’s Morning Summary, April 8, 1994 (Freedom of Information Act release ; previously published here
in “Information, Intelligence and the U.S. Response”). http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB119Rw9.pdf Traduction
de l’auteur : Rwanda : spirale fatale. Des Casques-bleus, des ministres tués [...]
Les combattants. Le haut commandement de l’armée affirme qu’un missile tiré par des durs hutu de la garde présidentielle
a abattu l’avion qui transportait le Président Habyarimana et le Président Ntaryamira du Burundi, selon l’ambassade à
Kigali et le DAO à Yaoundé.
Commentaire : Les durs de la garde présidentielle étaient opérationnellement capables de passer à l’action ; nous manquons
de preuves sur la cause de la chute de l’avion puisque la garde présidentielle a interdit l’accès au site. Fait notoire, aucun des
membres du haut commandement des Forces armées n’accuse le Front patriotique rwandais (FPR) d’avoir abattu l’avion.
Étapes suivantes. Le haut commandement semble maîtriser la situation et s’attache à réduire la garde présidentielle et
les soldats rebelles, selon l’ambassade à Kigali et le DAO à Yaoundé. Il tente d’installer un « comité de crise » incluant des
ministres, pour servir de base à un gouvernement intérimaire.
1217 Alison Des Forges fait allusion d’une part aux contacts du général Ndindilyimana avec l’ambassadeur Swinnen, d’autre
part à ceux du colonel Rusatira avec Swinnen ainsi qu’avec des représentants US à Kigali et à Washington et un général à
Paris. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 229-230]. Il est donc possible que cette information vienne de Rusatira,
mais celui-ci n’en dit rien dans son livre, il accuse même le FPR d’être l’auteur de l’attentat. Cf. L. Rusatira [183, p. 147].
483
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
Le 9 mai, une note de la CIA considère qu’il est probable que les auteurs de l’attentat soient des
militaires hutu de la tendance “dure” :
It is believed that the plane crash that killed the Rwandan and Burundian presidents and their
entourages was actually an assassination conducted by Hutu military hardliners. 1218
Une note du département d’État rédigée vers le 18 mai maintient, sans toutefois fournir de preuves,
qu’Habyarimana a été tué par des militaires opposés aux Accords d’Arusha :
There are credible, but unconfirmed reports that Hutu elements in the military opposed to the
Arusha Accords killed Habyarimana in order to block the accords and eliminate the Tutsi-dominated
RPF and sympathetic Hutus. 1219
Dès le 7 avril, le Département d’État américain est averti que l’attentat a été commis par des militaires
rwandais peut-être membres de la garde présidentielle. La note du 8 avril le confirme à partir d’informations provenant du haut commandement de l’armée rwandaise. Elle remarque que personne dans ce haut
commandement n’accuse le FPR d’être l’auteur de l’attentat.
7.25.10
Présomptions contre la garde présidentielle
Selon le témoignage de diplomates, rapporté par Alain Frilet, les roquettes seraient parties de Kanombe
et l’attentat aurait pour auteur la garde présidentielle :
Un point de vue que l’avis de plusieurs diplomates est venu étayer hier. Selon eux, les deux
roquettes tirées contre l’avion présidentiel sont parties du quartier Kanombé où se trouve la plus
grande partie des effectifs de la Garde Présidentielle. Longtemps soupçonné d’abriter en son sein
l’aile la plus radicale de l’intransigeance hutue, ce bataillon de « fidèles » du président Habyarimana
a traversé récemment de nombreuses turbulences tant au sein de sa hiérarchie qu’au niveau de sa
base. Fer de lance de la guerre contre la guérilla tutsie, la Garde Présidentielle a perdu de nombreux
hommes aux combats et les nouvelles recrues, des Hutus originaires du sud du pays à la frontière du
Burundi voisin n’auraient guère apprécié la récente mise à l’écart de certains de leurs officiers par
le Président lui-même. C’est ce recentrage musclé de la garde présidentielle, sur fond d’un processus
de transition ouvrant la politique rwandaise à la minorité tutsie, qui aurait déclenché la colère des
militaires, connus au Rwanda pour le maintien des privilèges ethniques. 1220
La responsabilité de la garde présidentielle dans cet attentat « semble désormais établie » pour Maria
Malagardis de La Croix. 1221
Dans une interview publiée en 1994 par la Lettre de Reporters sans Frontières, l’abbé André Sibomana
affirme tenir d’un membre de la garde présidentielle que celle-ci envisageait un coup susceptible de modifier
le cours des événements au Rwanda. Cette confidence, il l’avait reçue moins de 10 jours avant l’attentat
du 6 avril 1994. 1222
La chaîne de télévision France 2, le 8 avril au matin, décrit Kigali à feu et à sang, après « l’attentat
qui a coûté la vie à deux chefs d’État africains et dans lequel la garde présidentielle a été mise en cause » :
1218 Defense Intelligence Report, Defense Intelligence Agency, “Rwanda : The Rwandan Patriotic Front’s Offensive”, May
9, 1994. Secret/NOFORN (not releasable to foreign nationals). William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in Rwanda
1994, Document 11. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB53rw050994.pdf Traduction de l’auteur : Rapport de renseignement militaire, Agence du renseignement militaire, “Rwanda : L’offensive du Front patriotique rwandais”. Il est
vraisemblable que l’accident d’avion qui a tué les présidents rwandais et burundais et leur collaborateurs est un assassinat
perpétré par des militaires hutu extrémistes.
1219 Memorandum from Assistant Secretary for Intelligence and Research Toby T. Gati to Assistant Secretary of State
for African Affairs George Moose and Department of State Legal Adviser Conrad Harper, “Rwanda – Geneva Convention
Violations”, circa May 18, 1994. Secret/ORCON (originator controlled). William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in Rwanda 1994, Document 15. http://francegenocidetutsi.org/NSAEBB53rw051894.pdf Traduction de l’auteur :
Mémorandum du secrétaire assistant pour la recherche et le renseignement, Toby T. Gati, pour George Moose, assistant
du secrétaire d’État pour les affaires africaines et Conrad Harper, conseiller juridique au Département d’État, “Rwanda
– Violation des conventions de Genève”. Selon des informations crédibles mais non recoupées, des militaires hutu opposés
aux Accords d’Arusha auraient tué Habyarimana afin de bloquer la mise en œuvre de ces accords et d’éliminer le FPR à
dominante tutsi et les sympathisants hutu.
1220 Alain Frilet, Rwanda : la paix civile détruite en plein vol, Libération, 8 avril 1994.
1221 Maria Malagardis, Massacres à Kigali, La Croix, 9 avril 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/
MassacresKigaliLaCroix9avril1994.jpg
1222 Lettre de Reporters sans Frontières, septembre-octobre ou novembre-décembre 1994.
484
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Nom
Grade
Fonction
Localisation
Protais Mpiranya
Major
Commandant GP
Kigali
Thaddée Bagaragaza
Major
Off. d’ord. Prés.
Dar es-Salaam
Évariste Murenzi
Capt
S2-S3
Kigali ?
Sédécias Kabera
Capt
Off. d’ord.
Kigali ?
Gaspard Hategekimana
Capt
Sécurité Prés.
Kigali
Mboneko
Lt
Chef Pl Cie SP
Aéroport Kanombe
Évariste Sebashyitsi
Lt
Comdt 1re Cie
Res. prés. Kanombe
Innocent Nsabimana
Lt
Léopold Mujyambere
Capt
Chef Pl 1
re
Cie
Comdt 2e Cie
Aéroport Kanombe
Dar es-Salaam
Table 7.11 – Localisation des officiers de la garde présidentielle le 6 avril
Après une nuit d’émeutes et d’affrontements, la confusion la plus totale règne dans la capitale
du Rwanda. Seule certitude, la mort du Premier ministre, Mme Agathe Uwiligiyimana et de 11
Casques-bleus belges, sans doute assassinés par la garde présidentielle. Une garde forte de 6 à 700
hommes, soupçonnée aujourd’hui d’être à l’origine de l’accident d’avion, qui a provoqué mercredi la
mort des chefs d’État du Burundi et du Rwanda. La crainte aujourd’hui, c’est que cette mort relance
la guerre interethnique dans ces deux pays. Depuis des générations au Rwanda et au Burundi, 2 tribus
s’affrontent, les Hutu majoritaires et les Tutsi minoritaires. En octobre dernier déjà, une guerre civile
au Burundi avait entraîné la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes et provoqué l’exil
de 700 000 habitants. Actuellement, 600 ressortissants français vivent au Rwanda. Le gouvernement
étudie en ce moment même leur évacuation. 1223
Devant la Mission d’information parlementaire, Gérard Prunier affirme que l’attentat a été commis
par le proche entourage du président rwandais mais il refuse d’en dire plus pour des raisons de « sécurité
personnelle » :
Revenant sur l’attentat du 6 avril 1994 qui fut le déclencheur du génocide, Gérard Prunier affirme
qu’il fut l’œuvre des extrémistes hutus. « Depuis 1988, explique-t-il, il y avait une montée en puissance
d’un certain nombre de gens à l’intérieur du propre camp d’Habyarimana. Son élimination a été
nécessaire. » Selon lui, « Agathe Habyarimana et ses frères étaient le cœur du système, le président
Habyarimana n’en était que la périphérie ». 1224
La Lettre du Continent du 14 avril 1994 mettait en cause l’armée rwandaise :
LA LETTRE DU CONTINENT - 14/04/1994
RWANDA
OPERATION FALCON
Seul le Burundi a retenu la thèse de l’accident d’avion et des très mauvaises conditions d’atterrissage à Kigali. En tout cas, si c’est un attentat qui a coûté la vie aux chefs d’État du Burundi et
du Rwanda le soir du 6 avril, il ne peut, pour des raisons techniques évidentes, avoir été le fait que
de membres de l’armée nationale. Il est cependant difficile de dire si les comploteurs sont des officiers
proches de l’opposition et opposés à la rupture des accords d’Arusha – le président Habyarimana
revenait de Dar es-Salaam décidé à reprendre la guerre 1225 – ou au contraire des officiers du “noyau
dur” qui pensaient une “reprise en main” nécessaire avant la relance de la guerre, et qui jugeaient
le président trop lié internationalement pour pouvoir se livrer au nettoyage ethnique qu’ils souhaitaient. Néanmoins, l’identité des victimes semblerait plutôt faire pencher la responsabilité vers les
“colombes” car plusieurs des “faucons” les plus durs se trouvaient dans le Falcon 50 [...]
Le même article estime que l’attentat contre le Falcon et le coup d’État qui le suit sont les deux phases
d’une même opération :
1223
1224
1225
Hervé Bouchaud, M. Rinaldi, A2, 8 avril 1994, 7 h 30.
Patrick de Saint-Exupéry, Gérard Prunier : « La France a collaboré », Le Figaro, 1er juillet 1998, p. 6.
Nous n’avons aucune preuve que le président Habyarimana, de retour de Dar es-Salaam, voulait reprendre la guerre.
485
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
L’opération Falcon II vise, d’une part, à éliminer les activistes démocratiques qui critiquent le gouvernement depuis deux ou trois ans et soutiennent les Accords d’Arusha, et d’autre part, à empêcher
toute succession constitutionnelle qui maintiendrait au pouvoir le gouvernement de transition établi
par l’accord du 13 mars 1992 entre Habyarimana et les partis d’opposition. Le but de l’opération
était de préparer le terrain pour promouvoir un gouvernement ultra, ce qui sera fait dans la nuit du
8 au 9 avril (voir sous rubrique politique).
Examinons quels sont les officiers de la garde présidentielle qui auraient pu tremper dans l’attentat. Le
tableau 7.11 page 485 donne leur localisation le 6 avril, selon nos informations tirées du rapport Mutsinzi.
Ceux qui n’étaient pas à Dar es-Salaam et n’ont pas de localisation connue de nous, sont :
- Protais Mpiranya, commandant de la garde présidentielle. Il vient pendant la nuit à la résidence
Habyarimana, mais assez tard. Inculpé par le TPIR, il n’a jamais été arrêté.
- Évariste Murenzi, responsable des renseignements. Nous ignorons ce qu’il fait à ce moment-là. Il est
maintenant colonel de l’armée rwandaise.
- Sédécias Kabera : il dirige la chasse aux politiciens d’opposition le matin du 7 avril.
- Gaspard Hategekimana : il participe à la traque d’Agathe Uwilingiyimana le matin du 7 avril.
Innocent Nsabimana est à l’aéroport selon le Journal de Kibat. Selon le rapport Mutsinzi, c’est le
lieutenant Mboneko qui est à l’aéroport. 1226
7.25.11
Colette Braeckman : Le président a donc été sacrifié
Le 11 avril, Colette Braeckman écrit depuis le Rwanda dans Le Soir :
Il paraît que le président Habyarimana, soumis à des pressions de plus en plus fortes, et auquel les
accords d’Arusha garantissaient son rôle, fut-il réduit, était prêt à céder, à ne plus entraver la mise
en place du gouvernement de transition.
Pour les durs du régime, ces concessions prévisibles étaient inacceptables. A la surprise générale,
le président a donc été sacrifié ! L’attentat contre son avion avait été minutieusement préparé : lorsque
l’avion s’est approché de Kigali, les lumières de la piste se sont brusquement éteintes, y compris celles
du groupe de secours. L’appareil en détresse a survolé la ville et a tenté de se poser, l’équipage français
se guidant aux instruments. Passant au-dessus du camp militaire de Massake [sic], l’appareil a essuyé
deux tirs de roquette qui ont manqué leur but, puis deux autres qui ont fait mouche. L’avion a alors
explosé en vol et a pris feu. Comment le Front patriotique et a fortiori les Belges auraient-ils pu être
dotés de tels moyens techniques ? Sans parler de l’absurdité de l’hypothèse. Quelques instants après le
crash de l’avion commençaient les premières tueries. Ciblées. Méthodiques. Suivant des listes depuis
longtemps établies.
Il s’agissait d’éliminer toutes les forces d’opposition considérées comme modérées, c’est-à-dire en
fait les membres des partis qui avaient participé à la négociation des accords d’Arusha. 1227
7.25.12
Les extrémistes hutu revendiquent la mort d’Habyarimana
L’officier qui, le soir du 6 avril à l’état-major, apprend que l’avion s’est écrasé dans le jardin d’Habyarimana esquisse un sourire que note le général Dallaire :
Après avoir raccroché, il nous a annoncé que non seulement Habyarimana avait été tué lors de
l’accident, mais que Cyprien Ntaryamira, le président du Burundi, et Déogratias Nsabimana, le chef
d’état-major de l’armée, l’avaient également été. Il a ébauché un sourire en nous disant que l’avion
s’était écrasé dans le jardin de la maison d’Habyarimana près du camp de Kanombe, mais il s’est
repris. Bagosora lui a jeté un regard furibond puis s’est tourné vers moi pour avoir une réaction. 1228
Le major Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando, interrogé le jeudi 14 avril,
accuse le FPR de l’attentat qui a causé la mort du Président Habyarimana ; cependant il voit « un mérite »
à cette mort :
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 63].
Colette Braeckman, Le scénario du pire, largement prémédité, Le Soir, 11 avril 1994, p. 5.
1228 R. Dallaire [72, p. 292]. Cet officier qui décroche le téléphone pourrait être le major Gérard Ntamagezo. Il est l’officier
de permanence pour la semaine. Cf. F. Reyntjens [182, p. 127].
1226
1227
486
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
C’est le FPR qui a déclenché ce conflit en détruisant l’avion du président Habyarimana, où se
trouvaient aussi le chef d’état-major des FAR et le président burundais.
La mort de notre président – dont on voit aujourd’hui à quel point il assurait une certaine concorde
nationale – a cependant un mérite, elle a rendu les choses claires : le gouvernement qui a négocié les
accords d’Arusha s’est trompé et notre président a eu tort d’avoir trop confiance dans les promesses
du FPR. [...]
Nous avons été entraînés dans des négociations piégées, nous sommes entrés dans la logique de la
paix et pendant ce temps, le FPR préparait la guerre car il a toujours voulu le pouvoir sans partage.
Les accords d’Arusha étaient inacceptables pour le pays et l’ethnie hutue. Le FPR a reçu 40 % des
effectifs de l’armée, 40 % des postes administratifs et des pouvoirs locaux. C’était impossible... 1229
Ntabakuze ne fournit ici aucune preuve de la responsabilité du FPR dans l’attentat contre Habyarimana. En revanche, il s’étend sur les raisons de refuser les accords de paix d’Arusha et sur le tort
d’Habyarimana de les avoir signés et voulu les mettre en application.
Le 2 mai 1994, le général Dallaire rencontre pour une interview à l’hôtel des Diplomates trois personnes de la radio RTLM, Georges Ruggiu, une présentatrice très agressive et un technicien. Ils lui disent
qu’Habyarimana a été éliminé parce qu’il protégeait les Tutsi :
À ma question sur l’impact de l’assassinat de Habyarimana, j’ai obtenu une réponse pour le moins
surprenante. Aux yeux des extrémistes, Habyarimana avait protégé les Tutsis. Comme le président
avait été en faveur du FPR, ces derniers n’avaient pas voulu qu’il reste au pouvoir. Les extrémistes
avaient voulu se débarrasser de Habyarimana, et ils me l’avaient pratiquement avoué.
J’ai poussé un peu plus loin en tentant de connaître leur opinion sur les massacres. Ils ont immédiatement répondu que le FPR était responsable d’avoir abattu l’avion et d’avoir commencé la
guerre, et que la Garde présidentielle n’avait fait que riposter « pour liquider certains éléments qui
avaient trempé dans la conspiration ». 1230
Faut-il en déduire que le FPR a éliminé Habyarimana pour le compte des extrémistes ? Nous voyons
poindre-là le thème des Tutsi auteurs de leur propre génocide, cher aux négationnistes. Mais l’argumentation de ces extrémistes est plus incohérente encore, rapporte Dallaire, puisqu’ils accusent aussi les
Belges.
Kantano Habimana au micro de la RTLM, affirme que le MRND a accepté de sacrifier Habyarimana,
son militant suprême, pour sauver tous les Rwandais comme Dieu a sacrifié son fils Jésus :
[...] Après, le MRND a donné son militant suprême, comme Dieu a donné en offrande son fils Jésus
qui est mort sur la croix pour le salut de tous les pêcheurs, de tous les hommes. Le général-major est
mort le 6 avril, à 20 h 30 du soir, et son sang a sauvé tous les Rwandais qui étaient voués à la mort et
qui devaient être tués par les inkotanyi après cette opération de prise du pouvoir. Cet homme donc
qui était un éminent militant du MRND, le MRND a accepté de le sacrifier pour que son sang sauve
un grand nombre de Rwandais qui devaient périr avec la prise du pouvoir par les inkotanyi. 1231
Que signifie « le MRND a donné son militant suprême », « le MRND a accepté de le sacrifier » ? Cela
ne veut peut-être pas dire que c’est le MRND qui l’a tué, mais qu’il a consenti à sa mise à mort. La raison
de ce sacrifice du 6 avril à 20 h 30 du soir est explicitement indiquée. « Après cette opération de prise du
pouvoir » tous les Rwandais – les Hutu sous-entendu – devaient être tués par le FPR. De quelle opération
de prise du pouvoir s’agit-il, ce 6 avril au soir ? Il s’agit bien sûr de la décision d’Habyarimana d’installer,
dans les jours qui viennent, les institutions négociées à Arusha et signées par lui-même. Ces institutions
inaugurent un partage du pouvoir avec le FPR et une fusion des deux armées. Ce n’est absolument pas
une prise de pouvoir des Inkotanyi, d’autant plus que des élections démocratiques sont prévues. Mais
pour les extrémistes, le FPR une fois au pouvoir va tuer tous les Rwandais, hutu bien entendu.
Ces propos de Kantano signifient que le « général-major » Habyarimana a été tué parce qu’il allait
appliquer l’Accord d’Arusha donc faire rentrer le FPR dans le gouvernement et dans l’armée.
Jean-Pierre Chrétien et ses collaborateurs notent à ce propos la correspondance entre la théologie
chrétienne de la Rédemption, c’est-à-dire la rémission des péchés par la mort du Fils de Dieu, et la
tradition rwandaise :
1229
1230
1231
Alain Guillaume, L’opinion d’un officier de l’armée rwandaise, Le Soir, 16 avril 1994, p. 7.
R. Dallaire [72, pp. 440-441].
Kantano Habimana, RTLM, 13 juin 1994. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 326].
487
7.25. L’ATTENTAT AURAIT ÉTÉ ORGANISÉ PAR DES EXTRÉMISTES HUTU
L’image christique rejoint le thème traditionnel du roi « sauveur » (mutabazi) dont la mort au
combat assure la victoire finale. Les ministres du gouvernement intérimaire d’avril 1994 ont euxmêmes été surnommés par leurs amis « le gouvernement des batabazi » ! 1232
7.25.13
Adama Dieng suspecte des militaires rwandais
Adama Dieng, secrétaire général de la Commission internationale des juristes avait rencontré le président Habyarimana dimanche 3 avril 1994. Il déclare sur RFI : « On peut se demander si ce coup n’est
pas un coup des militaires rwandais eux-mêmes. On ne pense pas que ce soit a priori les Inkotanyi, les
éléments du FP [FPR], qui soient à l’origine de cet attentat... » 1233
7.25.14
Gérard Prunier met en cause les extrémistes hutu
Dans son livre, paru en 1995, Gérard Prunier juge que le FPR n’est pas l’auteur de l’attentat pour
deux raisons :
Premièrement, le FPR n’a pas d’intérêt politiquement à tuer le président Habyarimana. Il a obtenu
de bons résultats avec l’accord d’Arusha et il ne peut espérer mieux. [...]
Deuxièmement, si le FPR envisage de tuer le président Habyarimana, il se préparerait à une
offensive militaire. Et ce n’est pas du tout le cas. Le Falcon 50 est abattu dans la soirée du 6 avril,
sans aucune réaction de la part du FPR. 1234
Il ajoute que « le FPR attend le 8 avril pour se décider, alors que les massacres sont confirmés. » Il
poursuit :
Cela nous laisse une dernière hypothèse, la plus probable : le président Habyarimana est tué par
certains akazu, désespérés, qui parient à quitte ou double sur la “solution finale” car ils craignent ou
savent que le Président va finalement se conformer au traité d’Arusha. 1235
Le noyau de ces « désespérés » est formé selon lui des militaires qui ont été mis à la retraite en 1992 par
James Gasana, en particulier les deux chefs d’état-major adjoints les colonels Serubuga et Rwagafilita. 1236
La fuite de Gasana, ministre de la Défense, le 20 juillet 1993 ne pouvait qu’alimenter ces craintes.
Gérard Prunier souligne ensuite que l’attentat sur l’avion du président et les massacres qui s’ensuivent
sont les « deux volets d’un même complot ». Par ailleurs, Prunier laisse entendre que l’ex-capitaine Barril
connaît les auteurs de l’attentat. Il déclare aussi devant la Mission d’information parlementaire qu’il ne
peut pas tout dire pour des raisons de sécurité. 1237 Ceci nous amène à la question suivante.
7.25.15
Alain Juppé met en cause les extrémistes hutu
Devant ses anciens collègues du gouvernement, Edouard Balladur, François Léotard et Michel Roussin,
Alain Juppé a fait en 1998 un aveu qui n’a pas été remarqué :
M. Alain Juppé a interprété l’attentat du 6 avril 1994 comme l’expression de la volonté de mettre
un terme à l’application des accords d’Arusha et estimé qu’il avait été commis par ceux qui jugeaient,
en le craignant, que ce processus était en train de réussir. 1238
Il avoue ici que ce sont les extrémistes hutu qui ont commis l’attentat. Mais il évoque auparavant, au
cours de la même audition les pistes du FPR et de l’Ouganda. 1239 Son collègue de la Défense, François
Léotard, enchaîne aussitôt sur les preuves qui mettent en cause le FPR.
1232 J.-P. Chrétien, ibidem. Le « Dictionnaire phonétique » de Pierre Schumacher donne effectivement pour gu-tabazi (umu,
aba) : guerrier, sauveur, victime volontaire (qui doit tomber en pays ennemi – son sang aménera la victoire).
1233 RFI, Afrique Midi, 8 avril 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Retranscritption des
journaux Afrique de RFI, 1990- 1994, octobre 2006, Tome II, 1er janvier 1994 - 18 juillet 1994, p. 36.
1234 G. Prunier [175, p. 265].
1235 G. Prunier, ibidem, p. 266.
1236 G. Prunier, ibidem, p. 267.
1237 Voir section 7.27.2 page 497.
1238 Audition d’Alain Juppé, 21 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 98].
1239 Ibidem, p. 91.
488
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
7.25.16
François Mitterrand met en cause les extrémistes hutu
De façon très surprenante, puisque ses conseillers soutiennent le contraire, François Mitterrand envisage, au Conseil des ministres du mercredi 22 juin, que les extrémistes hutu aient « peut-être » commandité
l’attentat :
Nous avons essayé de favoriser une entente entre Tutsis et Hutus à la conférence d’Arusha. Les
accords conclus ont semblé satisfaire les Tutsis qui se voyaient accéder au pouvoir mais l’assassinat
du président, peut-être commandité par des extrémistes hutus, a rejeté les Tutsis et le FPR dans une
attitude de violence. 1240
7.26
Les experts du juge Trévidic exonèrent le FPR
Successeurs de Jean-Louis Bruguière à la section antiterroriste du Tribunal de grande instance de
Paris, Marc Trévidic et Philippe Coirre sont en charge du dossier quand Rose Kabuye, visée par un
mandat d’arrêt du juge Bruguière, est arrêtée en Allemagne le 9 novembre 2008 et extradée en France.
Elle est mise en examen pour « complicité d’assassinats » et « association de malfaiteurs », en « relation
avec une entreprise terroriste » par ces juges, mais ses avocats, Maître Bernard Maingain et Lef Forster,
obtiennent qu’elle soit remise en liberté sous contrôle judiciaire. Dès lors, ayant enfin le droit d’accès au
dossier, les deux avocats vont demander aux juges de vérifier toutes les allégations de son prédécesseur,
en réentendant tous les témoins à charge et en faisant expertiser les débris de l’avion, ce que le juge
Bruguière n’avait pas fait, puisqu’il ne s’est jamais rendu sur les lieux de l’attentat.
Le 15 juin 2010, Abdul Ruzibiza, le principal témoin sur lequel Bruguière fondait ses accusations,
reconnaît devant les juges Poux et Trévidic qu’il n’était pas sur les lieux de l’attentat, pas plus qu’il
n’était à Kigali les jours précédents. 1241
Le 11 septembre 2010, les juges Poux et Trévidic se rendent à Kigali avec cinq experts. Accompagnés
des deux experts britanniques auxquels la commission d’enquête Mutsinzi avait fait appel, ils examinent
les débris de l’avion Falcon 50. Ils se rendent sur les lieux possibles de tirs et réentendent des témoignages
réunis par la commission Mutzinzi. Le 10 janvier 2012, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux notifient
aux parties le rapport balistique de 400 pages qu’ils ont commandé aux six experts, un acousticien ayant
été requis en plus. 1242
Deux missiles ont été tirés en direction du Falcon. Après avoir examiné 56 types de missiles possibles,
les experts désignent le SAM 16 Igla. Ils n’auraient pas dû écarter le missile Mistral de Matra. 1243 Compte
tenu du point de chute de l’avion, les experts ont reconstitué sa trajectoire et déterminé six lieux possibles
de tir. Trois à Kanombe, un dans la porcherie qui jouxte la propriété Habyarimana au nord, deux autres
à Masaka. Ils déterminent le lieu du tir le plus probable dans le camp militaire de Kanombe de l’armée
rwandaise, plus précisément à l’est du camp, dans le cimetière ou son voisinage immédiat.
Ils ont en effet déterminé, après examen de l’épave, que le tir avait percuté le dessous de l’aile gauche
et explosé dans le réservoir de kérosène, provoquant la formation d’une boule de feu qui a accompagné
l’avion dans sa chute. Si le tir était parti d’une des positions envisagées à Masaka, le missile, arrivant par
trois-quart arrière, aurait percuté le réacteur gauche. En effet, guidé par un détecteur de rayonnement
infrarouge, le missile est attiré par les sources de chaleur. Or, aucun des trois réacteurs n’a explosé, aucun
n’a été touché par un missile. Un tir depuis Masaka est donc totalement écarté.
Les experts ont accordé une importance particulière aux témoins qui, demeurant à l’intérieur du
camp militaire de Kanombe, ont entendu le souffle de départ des missiles. Il s’agit de Grégoire de SaintQuentin, de Massimo Pasuch, anesthésiste, coopérant militaire belge, de Daniel Daubresse, chirurgien et
Denise Van Deenen, tous deux membres du bataillon belge de la MINUAR. Ces témoins ne peuvent être
soupçonnés d’être manipulés par l’actuel gouvernement rwandais. De Saint-Quentin avait déjà confié au
1240 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=5
1241 Voir section 7.24.5 page 469.
1242 Claudine Oosterlinck, Daniel Van Schendel, Jean Huon, Jean Sompayrac, Rapport d’expertise. Destruction en vol
du Falcon 50 Kigali (Rwanda), Tribunal de Grande Instance de Paris, 5 janvier 2012. http://francegenocidetutsi.org/
rapport-balstique-attentat-contre-habyarimana-6-4-1994.pdf
1243 Les experts disent que le missile Matra n’était pas vendu à l’exportation en 1994. Or, il avait été question d’en vendre
au Congo-Brazzaville fin 1988. C’était en fait pour l’Afrique du Sud.
489
7.27. L’IMPLICATION DE LA FRANCE DANS L’ATTENTAT
juge Bruguière avoir entendu « deux départs de coups très rapprochés l’un de l’autre mais pas simultanés
le 6 avril 1994 à 20 heures 30 ». 1244 Daubresse déclare « Nous étions à table quand nous avons entendu
vers 19.30 h un bruit évoquant le départ d’un missile léger. » 1245 Pasuch dit avoir « entendu dans un
premier temps un bruit de “souffle” et aperçu un éclairage filant “orangé”... Le “souffle” a été suivi de
deux détonations. » 1246 L’expert en acoustique en conclut que le tir ne peut pas avoir été effectué depuis
Masaka, car le témoin Pasuch et ses deux collègues, qu’il avait invités à dîner ce soir-là dans sa villa
située dans le camp militaire de Kanombe, très près du lieu de tir envisagé, ne pouvait pas entendre
distinctement le bruit de départ des missiles compte tenu de la distance. En outre, ils ont entendu le
souffle de départ avant de voir la trajectoire des missiles puis l’explosion de l’avion. En effet le son se
propage à une vitesse beaucoup plus lente que la lumière, de l’ordre de 343 m/s, et les sites de tirs
envisagés à Masaka se trouvent à au moins 2 000 m des témoins (2 177 et 2 722 m). Ce bruit du souffle
de départ du missile, s’il leur avait été perceptible, aurait mis 6 à 8 secondes pour leur parvenir. Ils
n’auraient donc pas pu entendre ce bruit de souffle avant de voir la trajectoire des missiles, s’ils étaient
partis de Masaka.
Les experts écartent aussi la position « la Porcherie » à côté de la propriété Habyarimana car elle
ne convient pas pour l’autodirecteur infrarouge. D’ailleurs, aucun témoin n’a vu que la trajectoire des
missiles était verticale.
Les experts concluent que les tirs sont partis du camp militaire de Kanombe. Ils désignent donc
implicitement les FAR. En effet, il est difficilement envisageable qu’un commando FPR ait pu s’infiltrer
dans le camp militaire de Kanombe pour tirer les missiles et en ressortir sans être intercepté. 1247 Le
bataillon FPR, stationné au Conseil national de développement (CND) en vertu des accords de paix, est
surveillé par les Casques-bleus, par la garde présidentielle dont le camp est voisin, et également par les
milices Hutu Power. Le FPR n’a jamais contrôlé la zone de Masaka, comme on l’a écrit dans les médias
français. Pour se rendre à Kanombe ou Masaka par la route, il faut passer plusieurs barrages. La veille,
5 avril au soir, la patrouille Roulet-Teyssier des Casques-bleus a été refoulée par les gardes présidentiels
militaires et n’a pas pu aller jusqu’à la maison Habyarimana. Elle a constaté qu’un canon avait été
installé à l’entrée du camp de Kanombe et que des soldats pointaient des mitrailleuses. 1248 À supposer
qu’un commando FPR ait pu malgré tout rentrer dans le camp, il aurait fallu qu’il attende l’arrivée de
l’avion pendant plusieurs heures de jour sans se faire découvrir, puisque, selon Enoch Ruhigira, chef de
cabinet du Président Habyarimana, l’arrivée de l’avion était prévue à 17 h, alors qu’il n’est arrivé qu’à
20 h 30. 1249 À l’intérieur du camp de Kanombe, les tireurs devaient trouver un site adéquat, c’est-à-dire
d’où ils pouvaient voir arriver l’avion au moins 1 minute 30 secondes avant de tirer le missile le temps
nécessaire pour « accrocher » la cible, selon les experts. Or le relief n’est pas plat et il y a des arbres.
Les experts commis par les juges Poux et Trévidic confirment donc le rapport rwandais et infirment
totalement l’ordonnance du juge Bruguière.
7.27
L’implication de la France dans l’attentat
7.27.1
Les missiles auraient-il été tirés par des Français ?
Des militaires français sont revenus début 1994
Partis officiellement à la mi-décembre 1993, des militaires français seraient revenus au Rwanda. Le
lieutenant-colonel Maurin l’aurait reconnu, mais c’était pour faire du tourisme : « Il est exact qu’en février
1994, deux anciens coopérants militaires sont revenus au Rwanda du Burundi comme touristes pour aller
dans les parcs de l’Akagéra. » 1250 L’un d’eux serait le capitaine Lallemand du 1er RPIMa. 1251
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 51].
Déposition de Daniel Daubresse, auditorat militaire belge, 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Daubresse13avril1994.pdf
1246 Déposition de Massimo Pasuch, auditorat militaire belge, 9 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Pasuch9mai1994.pdf
1247 Voir section 7.23.3 page 458.
1248 Voir section 7.6.4 page 300.
1249 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 49].
1250 Mission d’information parlementaire, Audition du 3 juin 1998 à huis clos. Non publiée.
1251 J.-P. Gouteux [95, pp. 24, 212] ; B. Lugan [131, pp. 159-160].
1244
1245
490
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Ainsi Michel Campion a vu revenir à Butare, fin mars 1994, un lieutenant français :
Aussi, en mars 1994, à la terrasse de l’hôtel Ibis, j’ai retrouvé un officier français, un lieutenant.
J’étais très étonné de le voir parce que, l’armée française avait quitté le Rwanda pour céder la place à
la MINUAR. Et bizarrement, j’ai retrouvé cet officier français, fin mars 1994. Je lui ai posé la question
de savoir ce qu’il faisait là. Il me dit voilà : « J’ai une copine anglaise ici que j’ai connu pendant la
période où j’étais au Rwanda, que je viens visiter. » Et j’ai dit : « Où es-tu basé actuellement ? » Il
me dit : « Je suis à Djibouti. » Mais c’était curieux parce que, effectivement peut-être il était venu
voir sa copine. Mais venir de Djibouti au Rwanda alors que la présence militaire n’est plus requise !
Il venait peut-être en tourisme, mais une semaine après, on avait sauté l’avion [sic] de Habyarimana !
On peut se poser tout un tas de questions. 1252
Colette Braeckman a recensé 11 anciens DAMI revenus à Kigali :
Lorsqu’ils étaient interrogés par d’anciennes relations ces militaires en civil disaient : « Nous
sommes ici à titre privé, pour une mission privée. » [...]
Quant au DAMI, plusieurs témoins affirment avoir reconnu, en février, onze de ses membres revenus en civil dans la capitale rwandaise, et l’on ne manque pas de trace de cette présence officieuse. 1253
L’hypothèse de Colette Braeckman
Alors que la France décide d’envoyer des troupes au Rwanda, le journal Le Soir de Bruxelles met en
cause, le 17 juin 1994, deux militaires français du DAMI qui auraient abattu l’avion pour le compte des
extrémistes hutu de la CDR :
Un témoignage venant de Kigali, qui rejoint sur certains points l’état actuel de l’enquête menée
en Belgique par l’auditorat militaire et qui recoupe d’autres informations en notre possession, assure
que l’avion dans lequel se trouvaient le président Habyarimana et son collègue burundais Cyprien
Ntaryamira aurait été abattu par deux militaires français du DAMI (Détachement d’assistance militaire à l’instruction), au service des CDR. Les CDR (Coalition pour la défense de la République) sont
les ultras du Hutu Power accusés d’avoir pris la tête des massacres ultérieurs. Ce sont des militaires
français membres du DAMI qui, jusqu’en décembre dernier, étaient restés à Kigali avant de céder la
place aux Casques bleus de la Minuar, dont 450 paras-commando belges. Certains membres du DAMI
ont cependant été vus à nouveau à Kigali dès février. Le témoignage précise que ces deux militaires
français auraient mis des uniformes belges pour quitter l’endroit et être vus par deux soldats de la
garde nationale. D’où l’accusation formelle, réitérée du côté rwandais, contre les Belges de la Minuar, qui étaient effectivement présents à l’aéroport. Seuls quatre responsables des CDR auraient été
au courant de ce complot contre l’avion du président Habyarimana. Ce témoignage rejoint d’autres
informations, recueillies aussi bien au Rwanda lors de l’évacuation des expatriés qu’à Bruxelles, où
se poursuit l’enquête de l’auditorat militaire ouverte à la suite de la mort de dix paras-commando
belges.
Il apparaît presque certain désormais que l’avion a été abattu par un missile portable, vraisemblablement un SAM d’origine soviétique, de la série Strela. 1254 De tels engins ne sont pas rares en
Afrique, on les trouve en Ouganda, mais également en Angola, et d’autres, venant d’Europe de l’Est,
ont été vendus sur les marchés privés. Cependant, de l’avis de tous les coopérants et observateurs,
belges et étrangers, il est hors de question que les deux tirs de roquette qui ont abattu l’avion aient
pu être l’œuvre de militaires rwandais : ces derniers n’ont jamais été formés à ce type d’exercice.
L’hypothèse la plus souvent retenue jusqu’à présent était celle de « mercenaires » non identifiés. Il
apparaît aussi – et nous l’avons constaté sur place – que le tir est parti du lieudit Massaka, situé à
l’arrière du camp militaire de Kanombe, où se trouvait la garde présidentielle. Dans les trois jours
qui ont suivi l’attentat, tous les témoins éventuels ont été liquidés. Plus de 3 000 personnes ont ainsi
été éliminées aux alentours de Massaka par les paras rwandais du camp de Kanombe. Comment les
auteurs du tir auraient-ils pu se procurer des uniformes de paras belges ? Le plus simplement du
monde, apparemment : les Casques bleus belges avaient l’habitude de donner leur linge à laver à
l’hôtel Méridien et ils se sont souvent étonnés que des pièces de leurs uniformes disparaissaient...
D’autres indices apparaissent troublants aux enquêteurs, comme, par exemple, le fait qu’alors que
l’avion venant de Dar es-Salaam se rapprochait de Kigali, la tour de contrôle ait, à plusieurs reprises,
demandé qui se trouvait à bord de l’appareil, s’informant notamment de la présence du président
1252
1253
1254
Audition de Michel Campion. Cf. Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin no 70].
L’Afrique à Biarritz [22, pp. 126-127].
Il s’agit probablement de SAM-7. Voir tableau 7.3 page 291.
491
7.27. L’IMPLICATION DE LA FRANCE DANS L’ATTENTAT
burundais. Il faut cependant relever que l’équipage de l’avion était français et que le major Jacky
Héraud, le colonel Jean-Pierre Minaberry et l’adjudant-chef Jean-Marie Perrinne, mécanicien de bord,
ont péri.
Cette éventuelle implication de deux militaires français dans l’attentat contre l’avion du président
Habyarimana suscite des questions essentielles : Dans quel cadre auraient-ils agi ? Ont-ils opéré en
mercenaires ? Quelle aurait été la motivation d’un tel acte, qui déclencha les tueries, plongeant le
Rwanda dans une tragédie sans précédent ? Dans l’état actuel des informations, il est pratiquement
acquis que le président rwandais, qui était soumis à une forte pression pour accepter les accords
d’Arusha, avait finalement cédé lors de la réunion organisée à Dar es-Salaam par le président tanzanien
Mwinyi et s’apprêtait, à Kigali, à prononcer à la radio une allocution annonçant la constitution d’un
gouvernement de transition à base élargie, dont cinq ministres du Front patriotique devaient faire
partie. Cette application des accords d’Arusha mécontentait les « durs » du régime, qui avaient
préparé l’élimination du président en cas de faiblesse de sa part.
On s’est demandé aussi jusqu’à quel point la famille du président, et plus précisément sa bellefamille, était informée de ces projets des ultras. Il semble qu’elle n’était pas au courant. 1255
Le Quai d’Orsay dément aussitôt l’information du journal belge : « Cette allégation est absurde. » 1256
Le fait que les tireurs portaient des uniformes belges est connu à travers les accusations contre les
Belges, qui, sur ce point de détail, ne seraient pas totalement fausses. On a appris par la suite que le
colonel Balis avait constaté que son uniforme avait disparu à l’hôtel Méridien. 1257
Colette Braeckman publie des extraits de la lettre de ce chef de milice, datée du 29 mai 1994, dans
son livre. 1258 Le fac-similé est publié dans le rapport Mutsinzi. 1259 Nous le recopions ici, figure 7.13
page 493.
Colette Braeckman, « L’avion Rwandais Abattu Par Deux Français ? », Le Soir, 17 juin 1994, p. 1.
Paris dément les informations du quotidien « Le Soir », Le Monde, 18 juin 1994.
1257 Colette Braeckman, Le dernier jour de nos paras au Rwanda, Le Soir, 5 avril 2007.
1258 C. Braeckman [44, p. 191].
1259 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 107]. http://francegenocidetutsi.org/
Thaddee29mai1994Mutsinzip107.pdf
1255
1256
492
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
L’AVION DU PRÉSIDENT HABYARIMANA
A ÉTÉ ABATTU PAR 2 MILITAIRES
FRANÇAIS DU DAMI AU SERVICE
DE LA CDR DANS LE BUT DE
DÉCLANCHER [sic] LE CARNAGE.
LA MORT DE GATABAZI EST
ÉGALEMENT LEUR CRIME, DANS CE
MÊME BUT ET POUR TESTER
L’ONU. ET CES MILICES CDR.
IL N’Y AVAIT QUE TRÈS PEU DE
CDR AU COURANT DE CE COMPLOT
4 PERSONNES + LES 2 FRANÇAIS
PERSONNE DE LA FAMILLE DU PRÉSIDENT
4 CHEFS CDR DONT MOI.
LES FRANÇAIS ONT MIS DES UNIFORMES
BELGES ONU POUR QUITTER L’ENDROIT
ET ÊTRE VUS DE LOIN PAR 2 SOLDATS
DE LA GARDE NATIONALE. D’OÙ L’ACCUSATION FORMELLE. DEPUIS 1991,
AVEC LA COMPLICITÉ DU DAMI, NOUS
AVONS FAIT PORTER LE CHAPEAU AUX
BELGES QUI NE SONT POUR RIEN
DANS LES PROBLÈMES DU RWANDA MAIS
QUI SONT TROP CONS POUR S’EN RENDRE
COMPTE !
JE NE DONNERAI PAS LES NOMS DES RWANDAIS
MAIS UN DES FRANÇAIS S’APPELLE JE CROIS
ÉTIENNE ET EST JEUNE.
MOI, J’AI LE BRAS DROIT ARRACHÉ
ET JE VAIS SANS DOUTE BIENTÔT
MOURIR FAUTE DE SOINS. C’EST POUR
DEUX VRAIS AMIS BELGES QUE J’AI
DÉCIDÉ DE DIRE LA VÉRITÉ.
ADIEU
JE M’APPELLE
(CHEF DE MILICE)
THADDÉE
KIGALI
KIGALI LE
29 MAI 1994
Figure 7.13 – Lettre de Thaddée, chef de milice, datée du 29 mai 1994, reçue par Colette Braeckman.
Cf. Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 107]
493
7.27. L’IMPLICATION DE LA FRANCE DANS L’ATTENTAT
Quelques remarques sur ce texte :
— Le texte est écrit à la main en lettres capitales. Il est très lisible. C’est nous qui rajoutons des
accents.
— Le texte ne contient pas de fautes d’orthographe sauf sur DÉCLANCHER. Il est étonnant que
ce texte ait été écrit par un chef milicien. Mais nous devons reconnaître que des chefs miliciens
comme Alfred Musema, Obed Ruzindana, le préfet Kayishema, le Dr Munyemana, sont des gens
instruits.
— Félicien Gatabazi, dirigeant du PSD et ministre des Travaux publics, est assassiné le 21 février
1994. L’attentat est attribué par la MINUAR à la garde présidentielle. Il est suivi le lendemain
par l’attaque d’un convoi du FPR escorté par la MINUAR. C’est le début de la semaine sanglante.
— Le terme « garde nationale » est l’ancien nom de l’armée rwandaise.
— Que des militaires français enfilent des uniformes belges est une pratique pour laquelle nous avons
un témoignage.
— L’expression NOUS AVONS FAIT PORTER LE CHAPEAU AUX BELGES est curieuse. Ce n’est
pas vraiment dans ces termes-là que s’expriment les extrémistes.
À première vue, nous ne pouvons dire si ce texte est une manipulation ou non. Demandons-nous si ce
texte est réaliste.
- « PERSONNE DE LA FAMILLE DU PRÉSIDENT » n’était dans le complot. C’est bien possible.
Et c’est notre constat quand nous voyons que l’avion a failli tomber sur la résidence où se trouve Agathe.
- Il n’y avait donc dans le complot que 4 personnes de la CDR + Thaddée + les 2 Français. Cela ne
nous paraît pas possible. Que des membres de la CDR veuillent tuer Habyarimana n’a rien d’étonnant.
Mais il n’est même pas nécessaire d’être aussi extrémiste pour vouloir le faire. Nzirorera et Ngirumpatse
du MRND peuvent avoir été dans le complot. Et pensons aux sentiments que peut nourrir un Donat
Murego du MDR pour avoir été emprisonné pendant plusieurs années par Habyarimana.
- Pour tirer les missiles il faut 2 tireurs et un spécialiste de transmissions. Ajoutons un chauffeur. Cela
fait 4 hommes. Ce spécialiste de transmissions était peut-être blanc. Pour accéder au lieu du tir, qu’il soit
dans le fond de Masaka ou plus près du camp militaire, il fallait au moins un militaire dans le complot,
et pas n’importe lequel. Il y avait certainement des militaires CDR mais pas connus comme tels.
Mais Thaddée ne nous dit pas qu’il a fait partie du commando qui a abattu l’avion. Il n’est pas
Ruzibiza ! Il a pu être informé du complot en tant que chef de milice CDR, apprendre que les tireurs
étaient français, mais ne connaître qu’une petite partie de l’organisation, car elle devait rester secrète,
surtout vis-à-vis des redoutables services de renseignement de la présidence aux mains du colonel Sagatwa.
Bref, nous ne voyons pas d’indices dans cette lettre qui permette de dire sans se tromper qu’il s’agit d’une
manipulation. Mais cette lettre ne révèle qu’une partie de la vérité. Il y avait plus de 4 personnes dans le
complot.
Comment cette lettre est-elle arrivée miraculeusement à Bruxelles depuis Kigali ? Colette Braeckman
signale qu’elle a reçu cette lettre à la mi-juin. 1260 Des avions sont-ils partis de Kigali à cette époque ?
Oui, l’aéroport est contrôlé par le FPR. Cela ne veut pas dire qu’il est plus sûr, puisqu’un C-130 canadien
essuie des tirs le 5 juin 1994, mais il y a quelques avions qui atterrissent. Cette lettre a pu être écrite à
Bruxelles par un Belge qui voulait régler ses comptes avec les Français. Mais Colette Braeckman explique
les raisons qui lui ont fait penser que cette lettre était authentique. Elle connaît les deux vrais amis belges
auxquels Thaddée fait allusion :
J’avais le sentiment d’avoir identifié l’auteur de la missive : près de son domicile présumé avaient
vécu deux couples de médecins belges qui lui avaient parfois rendu service. Je m’étais souvent rendue
chez ces médecins et je me souvenais avec précision de ces petites maisons du bout de la rue qui
abritaient effectivement des groupes de miliciens CDR. 1261
Colette Braeckman croit savoir qui est ce « Étienne » :
Des témoignages établirent par la suite qu’un « Étienne » se trouvait effectivement au Rwanda à
ce moment. Cet « Étienne » était en réalité le nom de code d’un instructeur de tir français qui avait
travaillé au Rwanda, P. E., le nom de code commençant, comme de coutume, par la première lettre
du nom de famille. « Étienne », spécialiste de tir mortier et portant le grade de sergent, qui faisait
C. Braeckman [44, p. 188].
C. Braeckman [44, p. 192]. Au contre-sommet de Biarritz, les 8-9 novembre 1994, elle déclare qu’elle a identifié l’auteur
de cette lettre. Cf. “L’Afrique à Biarritz” [22, p. 126].
1260
1261
494
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
partie du DAMI, avait quitté Kigali avec l’opération Noroît en décembre 1993. Il était discrètement
revenu au Rwanda en mars 1994 et depuis l’été, il se trouve au Burundi. Ces informations proviennent
de source privées, l’armée française n’ayant pas l’habitude de communiquer le noms et affectations
de ses militaires qu’ils soient ou non en service. 1262
Filip Reyntjens a eu probablement copie de cette lettre dont l’auteur serait « Thaddée, chef de milice
à Kigali ». Il donne le nom de « Étienne », Pascal Estrevada.. Il ajoute que « dès mai 1994 il se trouvait
à Bujumbura dans le cadre de l’opération de protection rapprochée que la France offrait aux autorités
burundaises. » 1263 Quinze à vingt hommes supplémentaires, provenant en partie du GIGN et commandés
par le capitaine Marconet, avaient été envoyés au Burundi pour former deux compagnies d’élite chargées
de protéger les membres du gouvernement suite au putsch manqué qui avait provoqué la mort du président
Ndadaye. 1264 Mais il s’avère que son nom exact est Pascal Estevada et qu’il n’est pas au GIGN mais au
1er RPIMa. Que faisait-il au Burundi ?
La Mission d’information parlementaire, qui a sans doute reçu copie de la lettre, donne dans son
rapport le prénom de son auteur et le vrai nom d’Étienne :
Mme Colette Braeckman affirme avoir reçu vers la mi-juin 1994, une lettre manuscrite signée
« Thaddée, chef de la milice à Kigali », l’informant que l’avion présidentiel aurait été abattu par
deux militaires français du DAMI opérant pour le compte de quelques chefs de la CDR. Le nom d’un
français (Étienne) – il s’agit de Pascal Estévada – est avancé. Estévada aurait participé à l’opération
Noroît et serait réapparu au Rwanda en février 1994, avant de participer en mai 1994 à des actions
de sécurité rapprochée que la France aurait initiées au profit des autorités burundaises. Il est à noter
que le témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge et celui de Thaddée ne convergent pas. 1265
Il nous semble que ces informations, en particulier le nom Pascal Estevada – remarquons que le
rapport écrit correctement Estévada, à l’accent près –, ont été communiquées à la Mission d’information
par Colette Braeckman, Filip Reyntjens et peut-être par l’auditorat militaire belge, puisqu’il est cité.
Le rapporteur de la mission n’a fait, semble-t-il, aucune vérification pour savoir si cette personne était
effectivement un militaire français. Le nom de Pascal « Estrevada » a été évoqué par le père Guy Theunis
lors de son audition :
Comment expliquer la présence de militaires français, dont Pascal Estrevada, en mars et avril
1994 à Kigali alors que la France avait retiré son contingent ? 1266
L’hypothèse que l’avion ait été abattu par deux militaires français, publiée par le journal Le Soir, le 17
juin 1994, a suscité une protestation de Paris, mais aucune réfutation argumentée n’a été faite. La Mission
d’information parlementaire de 1998 note l’allégation mais ne confirme ni ne dément. Le juge Bruguière
évoque cette hypothèse, ne l’analyse pas spécifiquement, la mélange à d’autres histoires farfelues et les
écarte en concluant que « les investigations effectuées et les témoignages recueillis n’ont donc pas permis
d’établir la véracité de ces allégations désignant la France comme étant à l’origine de l’attentat. » 1267
Selon Patrick de Saint-Exupéry, le juge Bruguière aurait entendu comme témoin le soldat Pascal
« Estavada », qui aurait été présent à Kigali le 6 avril 1994. 1268 Le livre de Goffin met en scène deux
tireurs, « un couple d’oiseaux de mauvaise augure » dont le « Chef » Estevan. Il indique en note : « En ce
qui concerne les auteurs de cet attentat, la piste la plus consistante suivie par les enquêteurs fait état de
deux militaires français soutenus logistiquement par un aventurier belgo-rwandais. On suit aussi la piste
d’une équipe de deux blancs qui faisaient de l’écoute clandestine à partir d’un hôtel de Kigali. » 1269
Le contrat assigné à Estevan, selon Goffin, se serait décomposé comme suit :
a - une semaine avant le jour « J », ils sont venus faire un tour de reconnaissance à Masaka et
faire quelques repères topométriques...
b - aujourd’hui, toute la journée avant notre arrivée, la position de tir a été sécurisée...
c - Thaddée attend dehors pour nous exfiltrer vers le Burundi...
d - On nous a promis une diversion immédiate dans le coin... 1270
1262
1263
1264
1265
1266
1267
1268
1269
1270
C. Braeckman [44, p. 191].
F. Reyntjens [182, p. 28].
Voir dans notre chapitre sur le Burundi section 1.14.6 page 53.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 218].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 153].
J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, pp. 10-11].
Patrick de Saint-Exupéry [189, p. 22].
A. Goffin [91, p. 36].
Ibidem, p. 37.
495
7.27. L’IMPLICATION DE LA FRANCE DANS L’ATTENTAT
La sécurisation de la zone correspondrait à ce qu’a vu le témoin PH dans le fond de Masaka. 1271 Mais
nous remarquons que le quartier de Kanombe vers la maison Habyarimana est aussi bloqué dès le 5 avril
au soir. 1272 La diversion évoquée ici aurait été la fusillade.
Commentant ce livre, Colette Braeckman remarque que ces observations sont concordantes avec celles
publiées dans son journal et ajoute que « selon des informations qui sont depuis lors parvenues au « Soir »,
l’autre tireur, opérant à côté d’« Estevan », portait le nom de code de « Regis ». » 1273
Dans le preprint de son livre « Rwanda Trois jours qui ont fait basculer l’histoire », Filip Reyntjens
donne le vrai nom de ce Régis, le lieutenant Ray. 1274
Le scénario douteux du témoin XXQ
Dans “The perfect crime”, Linda Melvern 1275 publie un témoignage mettant en cause des Français
pour l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du Président Habyarimana. L’auteur de ce témoignage a
été témoin protégé du Procureur au procès Militaires I au TPIR à Arusha sous le sigle XXQ. C’est un
officier de gendarmerie qui a été condamné au Rwanda pour participation au génocide. 1276 Pour cette
raison et vu la gravité des accusations qu’il avance, il est permis de s’interroger sur sa sincérité. Il dit
avoir travaillé dans le service de renseignement de la présidence, sous les ordres du colonel Sagatwa, et
qu’il continue, en dehors de ses fonctions officielles, à faire du renseignement pour le colonel Sagatwa.
Celui-ci l’aurait chargé de filer un mercenaire français et deux coopérants militaires français, le 4 avril. Il
les voit se rendre au camp de Kanombe et après avoir rencontré le major Aloys Ntabakuze, faire peindre
un véhicule du bataillon de reconnaissance en blanc, aux couleurs de l’ONU, puis, vêtus d’uniforme belges
se rendre sur la colline de Masaka puis revenir au camp. Le 6 avril, Sagatwa le charge de surveiller la zone
de Masaka. Pendant toute la journée il n’y remarque rien, jusqu’à ce que le soir, la garde présidentielle
ferme le marché de Masaka et installe une barrière. En descendant le chemin de Masaka, il voit au bord
du chemin trois officiers français dont les deux vus le 4 avec des uniformes belges et des bérets bleus de
l’ONU et le mercenaire. La voiture du bataillon de reconnaissance peinte en blanc et une Peugeot sont
présentes. Protais Mpiranya, commandant de la garde présidentielle, est là et lui dit qu’il y a une alerte
et qu’il doit quitter les lieux. Il va se cacher non loin de là et entend une explosion puis voit un missile
abattre le Falcon du président.
Le témoignage de XXQ ne correspond pas à celui du témoin PH qui voit dès le matin des militaires
en uniforme rwandais et des véhicules sur le chemin de Masaka le matin et les revoit le soir. Par ailleurs,
XXQ déclare au TPIR qu’il suit un cours OPJ à l’ESM en avril 1994. Il témoigne de ce qui s’y est passé
dans la nuit du 6 au 7 avril et la journée du 7. 1277 Comment a-t-il pu suivre des cours à l’ESM et être
les 4 et 6 avril occupé à surveiller des gens à Kanombe et Masaka à 10 km de là ? Pour la journée du
7 à l’ESM, XXQ soutient qu’il n’y a pas eu de réunion d’officiers le matin à l’ESM contrairement à ce
qu’affirment de nombreux acteurs et témoins, le général Dallaire en premier lieu. 1278 Il affirme que le
nouveau chef d’état-major, le colonel Gatsinzi, est allé chercher Théodore Sindikubwabo à Butare le 8
avril, alors que celui-ci est arrivé avec Gatsinzi le 7 en fin d’après-midi selon Reyntjens. 1279
Il nous semble que le témoin XXQ a beaucoup lu en prison et fabrique à partir de ces lectures des
témoignages qu’il sait présenter oralement de manière habile. Tout n’est pas faux dans ce qu’il dit, mais
il en rajoute vraisemblablement pour obtenir une réduction de peine.
Voir section 7.7.5 page 305.
Voir section 7.6.4 page 300.
1273 Colette Braeckman, L’épopée tragique des paras belges au Rwanda, Le Soir, 3 novembre 1995.
1274 Filip Reyntjens, Rwanda Trois jours qui ont fait basculer l’histoire , Preprint envoyé au juge Vandermersch, 2 août
1995, p. 26, note 40. http://francegenocidetutsi.org/Reyntjens3jours.pdf
1275 Linda Melvern, “The perfect crime”, Prospect, February 2008, p. 38. http://francegenocidetutsi.org/
2008-02ProspectMelvern.pdf
1276 La cour militaire de la République rwandaise l’a condamné le 16 août 2001 pour organisation des massacres à une
barrière à proximité de son domicile, assassinat d’une famille, fourniture d’armes aux miliciens, menace sur des témoins
après le génocide. Cf. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 12 octobre 2004.
1277 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience des 11, 12 et 13 octobre 2004.
1278 La Chambre du procès Militaires I au TPIR relève les mêmes invraisemblances dans son témoignage. Cf. TPIR, The
Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No. ICTR-98-41-T,
Judgement and Sentence, 18 December 2008, section 1310, p. 329.
1279 F. Reyntjens [182, p. 83].
1271
1272
496
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Tout le récit qu’il fait à Linda Melvern est un scénario qui peut être construit à partir de ce que
livres et journaux disent sur l’attentat. Comme Abdul Ruzibiza, il ne fournit pas de détails susceptibles
d’être vérifiés, nom ou grade de ces coopérants militaires français, armement sur les véhicules rencontrés en
descendant de Masaka, témoignage visuel sur le départ des tirs... Nous ne pensons pas que des coopérants
militaires français, connus à Kigali, aient commis l’imprudence de se déguiser en militaires belges dans
un véhicule de l’armée rwandaise rapidement repeint en blanc pour aller commettre un tel attentat. Ou
alors ce serait des membres du DAMI...
Linda Melvern écrit qu’il est difficile d’établir la véracité du témoignage de XXQ, les autres acteurs
étant morts, en fuite ou en prison, ces derniers s’enfermant dans la négation. Selon ses informations,
Mpiranya serait décédé en 2006 au Zimbabwe.
Nous croyons reconnaître XXQ dans Jean de Dieu Tuyisenge, témoin no 81 de la commission Mucyo. 1280 Celui-ci, originaire de la commune de Rutongo (Kigali-Ngali), était sous-lieutenant de gendarmerie. 1281 Il confirme qu’il était en stage à l’ESM jusqu’au 6 avril 1994. Il est dit ancien agent du Service
central de renseignement. 1282 Il ne fait pas état de ses missions de renseignement pour le compte du
colonel Sagatwa, en particulier de celles des 4 et 6 avril.
Mais le rapport Mutsinzi cite un passage non publié de son audition par la commission Mucyo, où
Jean de Dieu Tuyisenge relate sa « mission de renseignement » à Masaka pour le compte du colonel
Sagatwa :
« Le soir du 06 avril, je me trouvais à Masaka dans une mission de renseignement qui m’a avait
[m’avait] été confiée par le colonel Sagatwa. J’étais à l’intérieur d’un bistrot en train de suivre les
causeries des personnes présentes. Peu après 20 h, j’ai alors entendu le premier tir, je suis sorti
immédiatement et j’ai vu le second tir qui se dirigeait vers l’avion qui se trouvait au-dessus de l’usine
SORWACI. Je suis sorti immédiatement, j’ai pris ma voiture pour rentrer à l’Ecole supérieure militaire (ESM) où je vivais. Arrivé à Mulindi, j’ai trouvé que la route menant en ville était bloquée
par des militaires du bataillon para-commando qui ne laissaient personne passer. Mon grade d’officier
m’a permis de franchir ce barrage. Arrivé à l’endroit appelé Km 15 au cloisonnement de la route
conduisant à Ndera et à celle menant à Kanombe, j’ai également rencontré un barrage des militaires
du bataillon para-commando. Je suis arrivé à l’ESM vers 21 h. » 1283
La commission Mutsinzi ne retient le témoignage du lieutenant Jean de Dieu Tuyisenge, alias XXQ au
TPIR, que pour signaler les barrières établies par le bataillon paras-commando sur la route RwamaganaKigali à la hauteur de Kanombe, ce soir-là entre 20 et 21 h. Elle est vraiment bien peu curieuse de ne pas
lui poser de questions sur cette mission commandée par le colonel Sagatwa. Il est probable que Tuyisenge
a raconté la même histoire à la commission Mucyo et à Linda Melvern. La commission Mutsinzi l’a-t-elle
jugée non crédible pour ne pas la publier ? Pourquoi alors en citer un extrait ?
7.27.2
La France aurait pu empêcher l’attentat
Étant donné les dispositifs d’écoutes tout autant du téléphone que des communications radios que les
Français ont installés, étant donné la présence d’officiers français comme conseillers auprès des chefs d’étatmajor de l’armée et la gendarmerie, étant donné enfin les relations intenses entretenues par l’ambassade
avec les partis extrémistes MRND, CDR et Hutu Power, il est extrêmement probable que des autorités
françaises ont été informées de l’attentat.
Il y aurait des informations en ce sens dans le dossier du juge Bruguière qui font dire à l’avocat
Me Curt : « Il existe dans le dossier un certain nombre d’éléments qui permettent de s’étonner de la
passivité de certains Français devant les informations dont ils ont pu avoir connaissance avant l’attentat. » 1284
Ces informations rendent plausible le fait que de Grossouvre ait averti Mobutu d’un risque d’attentat
contre Habyarimana, comme nous l’exposons plus haut.
1280
1281
1282
1283
1284
Rapport Mucyo [65, Annexes, p. 192].
Il a été entendu les 17 et 29 août 2006 puis le 9 mars 2007.
Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 19, 62].
Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 130].
Voir section 7.6.2 page 299.
497
7.27. L’IMPLICATION DE LA FRANCE DANS L’ATTENTAT
Paul Barril était au Rwanda ou dans la région au moment de l’attentat. 1285 Gérard Prunier écrit que
Barril connaît probablement « les hommes qui ont abattu l’avion et leurs commanditaires » :
L’ancien chef du GIGN travaille dans le business souterrain de la “sécurité”. Beaucoup de ces
contacts sont d’anciens militaires devenus des aventuriers. Si nous rappelons que, selon certains témoignages, des hommes blancs sont repérés sur la colline de Masaka, le soir du 6 avril, et que lancer
des missiles sol-air est un métier passablement spécialisé, on peut supposer que Paul Barril connaît les
hommes qui ont abattu l’avion et leurs commanditaires. Ses accusations infondées contre le FPR ne
serviraient alors qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues de lui, et capables de recruter
des mercenaires blancs expérimentés pour un contrat d’assassinat sur la personne du Président Juvénal Habyarimana. Si ces mercenaires existent, leurs seuls commanditaires possibles sont les Akazu,
parce qu’alors, le Président Juvénal Habyarimana est devenu un handicap plus qu’un avantage pour
la cause du pouvoir hutu. 1286
Mais Prunier ajoute aussitôt après :
L’identité des tueurs ne sera peut-être jamais connue, et on ne sait pas si Paul Barril les connaît
ou non. Il peut s’agir de mercenaires, ou même d’éléments du DAMI, détournés pour aider leurs
camarades d’armes des FAR. 1287
Et Prunier, après avoir accumulé des preuves mettant en cause pour l’attentat les extrémistes hutu et
suspectant Barril et des mercenaires ou DAMI français, disculpe la France en ajoutant au bout d’une note :
« Le gouvernement français n’est vraiment pas impliqué dans l’assassinat du président Habyarimana, non
parce qu’il ne ferait jamais une chose pareille, mais parce que ce n’est pas de son intérêt. » 1288 Cette
remarque ne fait qu’augmenter le trouble. Rappelons-nous que Prunier est à ce moment-là conseiller
au ministère de la Défense où ses analyses sur l’Ouganda et sur le FPR ne peuvent qu’être appréciées.
Nous reconnaissons qu’il est très bien informé et subtile. Il n’a pas écrit « la France n’est vraiment pas
impliquée », mais « le gouvernement français n’est vraiment pas impliqué ». Or, nous sommes en période
de cohabitation, où il faut distinguer ce qui est du gouvernement et ce qui est de l’Élysée.
Au cours de son audition par la Mission d’information parlementaire, Gérard Prunier a répété qu’il
était persuadé qu’Habyarimana a été assassiné par ses propres extrémistes mais qu’il ne pouvait pas en
dire plus « pour des raisons de sécurité personnelle » :
À propos de l’éventuel double jeu du président Habyarimana, M. Gérard Prunier a déclaré qu’à
son sens, celui-ci ne jouait pas un double jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son
attitude était effroyablement compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre lui à la fois
son opposition hutue et le FPR venant de l’étranger. Il essayait de séduire une partie des membres
de l’opposition hutue en leur disant que, en tant que hutus, ils devaient être avec lui contre les
ennemis tutsis. Il devait aussi composer avec un certain nombre de pressions venant du Zaïre, d’un
côté, de l’Ouganda, de l’autre. En même temps, il cherchait à éviter la montée en puissance de ses
propres extrémistes à l’intérieur de son régime. Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé
qu’il demeurait convaincu que ce sont ces extrémistes qui l’ont assassiné, le 7 avril
1994, tout en ajoutant qu’il disposait d’éléments qu’il ne pouvait malheureusement pas
communiquer à la mission d’information pour des raisons de sécurité personnelle.
Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce sujet, M. Gérard Prunier était le premier à
affirmer qu’il avait des convictions alors que tous ceux que la mission avait entendus n’avaient formulé
que des hypothèses. Il lui a fait observer que, s’il ne pouvait pas donner les éléments sur lesquels il
fondait sa certitude, ses propos n’auraient aucune valeur.
M. Gérard Prunier a convenu, en effet, qu’ils n’avaient aucune valeur, qu’il ne fallait pas que la
mission en tienne compte et que c’était effectivement dommage. Il a ajouté qu’il était parfaitement
conscient de l’importance du rôle de cet attentat dans le déclenchement du génocide, et que s’il lui
était possible de faire état d’éléments précis à ce sujet, il le ferait. 1289
Paul Barril semble être au centre du trou noir, soigneusement contourné par la Mission d’information parlementaire, qui ne l’a convoqué que le 9 décembre 1998, alors qu’elle a conclu ses travaux le 15
P. Barril [34, p. 176]. Voir section 7.14.4 page 406.
G. Prunier [175, p. 264]. Ce passage est reproduit dans le rapport de la Mission d’information parlementaire. Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 220].
1287 G. Prunier, ibidem, p. 265.
1288 G. Prunier, ibidem.
1289 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 194]. C’est nous qui mettons en gras.
1285
1286
498
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
décembre. 1290 Nous savons de plusieurs sources et il le dit lui-même qu’il travaille pour Juvénal Habyarimana. Il joue un rôle important pendant tout le génocide autant au Rwanda que dans les médias français.
Il est clair qu’il n’agit pas de son propre chef. Il est probable qu’il était au Rwanda ou dans les parages
(Zaïre ou Burundi) au moment de l’attentat. Son « conseiller littéraire », Jean-Paul Cruse, affirme qu’« il
était en Afrique, et je pense, pour ma part, au Rwanda, dans la période précédant, et suivant l’attentat
du 6 avril. » 1291 Gérard Prunier laisse entendre que Barril connaît les auteurs de l’attentat. Comment
se fait-il alors qu’il n’ait pas prévenu le colonel Sagatwa, responsable de la sécurité du Président Habyarimana ? Il semble que Sagatwa et Habyarimana ont été bien imprudents de rentrer de Dar es-Salaam le
soir du 6, alors que les pilotes ont demandé de rentrer le lendemain. Leur aurait-on dit qu’ils n’avaient
rien à craindre et qui leur a dit ça ?
Le rôle de Barril est éminemment trouble puisqu’il est allé aussi infiltrer le FPR, sur l’ordre de François
de Grossouvre, nous dit-il.
Il faut aussi tenir compte de l’autre acteur français, Pierre-Yves Gilleron, ancien membre de la cellule
anti-terroriste, qui est impliqué dans l’achat du Falcon. Nous le voyons aussi, envoyé par l’Élysée le 11
janvier 1990, faire des pressions sur l’opposant rwandais Jean Shyirambere Barahinyura, vraisemblablement pour l’empêcher de diffuser son brulôt contre Habyarimana. Il a été associé en affaires avec Barril,
puis se sont brouillés. Barril, qui dit travailler pour de Grossouvre, reproche à Gilleron de travailler pour
Gilles Ménage, chef de cabinet de Mitterrand, et bête noire de de Grossouvre. Mais il travaillent tous
deux pour Christian Prouteau et François Mitterrand. L’espion Fabien Singaye, qui renseigne Sagatwa
depuis l’ambassade à Berne, croit que Gilleron travaille pour le FPR. 1292 Il nous semble que c’est une
mystification. Nous ne savons rien sur le rôle de Gilleron en 1994 à propos du Rwanda. De même que
pour Barril, il serait utile pour la vérité de vérifier son emploi du temps en 1994.
7.28
L’attentat est le fait des extrémistes hutu
Aucune enquête un tant soit peu scientifique n’a été faite sur l’attentat contre l’avion présidentiel
rwandais le 6 avril 1994, comme il est de règle à la suite d’un accident qui provoque mort d’hommes. Le
rapport Mutsinzi est décevant sur ce point, mais pouvait-il en être autrement sans les enregistreurs de
vol et avec des débris de l’avion abandonnés sans surveillance ?
De nombreux obstacles ont été opposés à ceux qui voulaient mener l’enquête, à commencer par l’interdiction faite aux Casques-bleus par la garde présidentielle et les militaires rwandais de garder les lieux
où l’avion s’est écrasé afin de permettre à la MINUAR d’enquêter sur les causes du crash. Seuls les militaires français ont pu y accéder, enquêter et prélever des pièces à conviction, comme, vraisemblablement,
les deux enregistreurs, CVR et FDR, et des débris de missiles. Ces pièces et le rapport d’enquête sur
l’attentat, dont la Mission d’assistance militaire au Rwanda a été chargée, sont détenus par le ministère
de la Défense à Paris ou l’ancien ministère de la Coopération et n’ont été communiqués ni à la Mission
d’information parlementaire ni au juge Bruguière, qui ne semble d’ailleurs pas les avoir demandés.
L’ex-capitaine Barril a déclaré détenir un grand nombre de pièces à conviction, en particulier les
lanceurs de missiles SAM-7. Le juge Bruguière affirme au contraire qu’il s’agit de missiles SAM-16 dont
les lanceurs se sont perdus au Zaïre. Nous avons appris dernièrement que Barril dit finalement au juge
qu’il n’a jamais vu les lance-missiles. Ce faux témoignage ajouté à celui de la fausse boîte noire exhibée
sur une chaîne de télévision publique aurait dû amener le juge à mettre Barril en examen. Il est clair que
Barril, ancien membre de la cellule anti-terroriste de l’Élysée, agissait pour le compte des plus hautes
autorités de l’État français afin de détourner l’attention des vrais auteurs de l’attentat.
Par cet enfumage, la France fait donc obstacle à la manifestation de la vérité. C’est elle qui dispose
des pièces à conviction indispensables pour déterminer les circonstances dans lesquelles l’avion a été
abattu, identifier l’arme utilisée et donc accéder aux auteurs de l’attentat. Si ces pièces avaient constitué
des éléments accablants pour le FPR, elles auraient été sans aucun doute transmises à la justice depuis
longtemps.
Hervé Gattegno, L’ex-capitaine Barril n’a pas été auditionné, Le Monde, 17 décembre 1998, p. 3.
J.-P. Cruse [69, p. 264].
1292 Fabien Singaye à Habyarimana, 22 janvier 1992. Gilleron et Massé veulent, pour le compte du FPR, organiser un réseau
de traficants de drogue pour compromettre Jean-Pierre Habyarimana et par delà son père, afin de déconsidérer le Président
Habyarimana aux yeux des Français et provoquer le retrait de leurs troupes de Kigali.
1290
1291
499
7.28. L’ATTENTAT EST LE FAIT DES EXTRÉMISTES HUTU
Indice
Source
Dans le pré-carré, aucun coup d’État ne se fait
sans l’accord de l’Élysée
F.-X. Verschave, La Françafrique, le plus long scandale de la République
Mitterrand soutient les extrémistes de la CDR
CS ONU, 5/6/1994 ; Lettre Delaye à J.-B. Barayagwiza, J.-P. Chrétien [57, p. 143] ; J.-C. Belliard, MIP,
Aud., Vol. 2, p. 280
La France juge que Habyarimana est usé et a
tout raté
TD G. Martres, 11/3/1993, MIP, Ann., pp. 217-218
Des DAMI sont présents au Rwanda en 1994
Demande du Min. Déf. Rwd à la MAM 31/8/1993 ;
du Min. Aff. Etr. Rwd 25/1/1994 ; C. Braeckman [22,
pp. 126-127] ; M. Campion [65, Annexes, p. 170].
Mobutu est informé par de Grossouvre d’un
risque d’attentat contre Habyarimana
Confession de J. Kambanda au TPIR. Cf. L. Melvern
[142, p. 263]
Barril travaille pour Habyarimana
F. Singaye à Habyarimana, 22/1/1992, pp. 5-6
Barril présent le 6 avril au Rwanda ou aux
alentours
P. Barril [34, p. 176]
Barril connaît les tireurs ou leurs commanditaires
G. Prunier [175, p. 264]
Les FAR disposent de missiles sol-air. Les responsables français le cachent
F. Léotard, MIP, Aud. Vol. 1, p. 98
Les extrémistes des FAR sont responsables de
l’attentat
Conclusion rapport Mutsinzi [64, p. 183]
Table 7.12 – Indices d’une responsabilité française dans l’attentat du 6/4/1994. Partie 1/2
Au lieu de faire la lumière sur l’événement déclencheur de cette tragédie, les autorités françaises ont
procédé par dissimulation et par fausses imputations, dont ont été chargés quelques journalistes, des
universitaires complaisants, des écrivains et le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Même la Mission
d’information parlementaire, qui a accompli un travail indéniable de publication de documents, a dissimulé
des informations, en particulier le fait que l’avion était bien équipé de deux enregistreurs CVR et FDR,
les fameuses boîtes noires.
La stratégie pratiquée par les autorités françaises est de faire perdurer le doute le plus longtemps
possible. L’enquête sur la mort de l’équipage français n’a été ouverte que quatre ans après les faits en
1998. Elle ne débouche sur des conclusions qu’en 2006, conclusions fracassantes, qui ne s’appuient sur
aucune preuve fiable. À ce jour, aucun élément permettant d’établir l’implication du FPR dans l’attentat,
n’a été produit. Mais les juges français sont chargés de faire traîner les choses. Et même s’il n’y mettent
aucune mauvaise volonté, ils suffit de les saturer de dossiers et de les promouvoir s’ils font trop de zèle.
L’important pour les dirigeants français étant que la vérité ne se fasse jamais ou à une date où ils ne
risqueront plus rien. Cette vérité est que, probablement, l’État français est impliqué dans l’attentat.
Il ne reste qu’une hypothèse, la plus probable : le Président Habyarimana a été tué par des extrémistes
hutu qui ont parié à quitte ou double sur la « solution finale », comme l’écrit Gérard Prunier. Ils avaient
prévu de l’éliminer s’il acceptait de se conformer à l’accord de paix, ce qui, pour eux, remettait en question
les fondements de leur République hutu.
Depuis juillet 1993, Habyarimana a perdu le contrôle de son parti, le MRND. La CDR, qui prône
ouvertement l’élimination des Tutsi et qui est soutenue par la France, lui est opposée. Les membres du
MDR, nostalgiques de la 1re République hutu du président Kayibanda, ont fait alliance avec le MRND et
la CDR dans le front commun Hutu Power. L’entourage même du président, l’Akazu, le clan de Madame,
les commandants des unités opérationnelles de l’armée, tous refusent la mise en application des accords
de paix. Habyarimana, en acceptant, lors de cette réunion du 6 avril à Dar es-Salaam, la mise en place
500
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Les Français commandent les FAR
MIP, Rapport, p. 340
Message de Thaddée : missiles tirés par des
DAMI
C. Braeckman, Le Soir 17/6/1994 ; Mutsinzi [64,
p. 107]
L’ambassade de France accuse les Belges
C. Braeckman [44, p. 177]
Grégoire de Saint-Quentin trouve les enregistreurs CVR et FDR du Falcon
Rapport Mutsinzi [64, pp. 49, 53-55] ; A. Habyarimana, Jeune Afrique, 28/4/1994, p. 17
G. de Saint-Quentin et des experts français
trouvent le 10 avril des débris de missiles
Fiche Min. Déf., MIP, Ann., p. 281 ; S. Smith, Libération, 29/7/1994, pp. 14-15
G. de Saint-Quentin est présent quand Ntabakuze commande à ses soldats de tuer les Tutsi
pour venger la mort du président
Rapport Mutsinzi [64, pp. 73-74] ; Rapport Mucyo
[65, Annexes, Témoin 17, p. 36]
Maïer est tué le 6 et non le 8. Pas d’enquête
sur sa mort et celle des Didot
Magazine Fayaoue-Info, Numéro 66, Décembre 2006 ;
Le Monde, 28/6/1994
Barril enfume sur la boîte noire
Le Monde 8/7/1994 ; France 2, 28/6/1994 Dernière
Barril ment sur les lance-missiles
Aud. Bruguière 20/6/2000, 3/9/2003
Pressions sur les familles des pilotes pour ne
pas déposer plainte
Le Figaro, 30 mars 1998
Table 7.13 – Indices d’une responsabilité française dans l’attentat du 6/4/1994. Partie 2/2
des institutions de transition prévues par ces accords de paix, signe lui-même son arrêt de mort.
Il semble clair que si l’extermination des Tutsi avait été planifiée depuis longtemps, l’attentat n’a
été pensé que par quelques personnes seulement. Elles sont à rechercher dans les rangs de la CDR et
des officiers supérieurs de l’armée, y compris ceux qui ont été mis à la retraite par le gouvernement de
coalition. Comme l’avion a failli s’écraser sur la maison d’Habyarimana, il serait difficile d’imaginer que
son épouse, qui a failli en être victime, ait participé à ce complot.
Le rapport Mutsinzi s’attache à démontrer que l’avion a été abattu par des tirs qui sont partis du
voisinage immédiat du camp de Kanombe et non de Masaka. Il produit pour cela des témoignages de
militaires de ce camp et de l’hôpital attenant, qui se trouvaient aux premières loges. Si la démonstration
n’est pas complètement convaincante, nous remarquons que toute cette zone à l’est du camp et de la
résidence d’Habyarimana jusqu’à Masaka était étroitement surveillée par les militaires et qu’un attentat
ne pouvait être exécuté sans la complicité de certains d’entre eux. La fusillade par des tirs désordonnés
qui suivit immédiatement la chute de l’avion est une preuve notoire de la connivence des militaires avec
les auteurs de l’attentat. Si cette fusillade avait été dirigée contre les auteurs de l’attentat, les FAR
auraient été en mesure de fournir des témoignages, voire des cadavres ou des prisonniers. À ce propos, les
assertions concernant des « Belges » tués à ce moment-là ou la question du 11e cadavre belge vu par le
général Dallaire à la morgue de l’hôpital de Kigali, le 7 au soir, ne sont pas élucidées. De même, aucune
instruction n’a été ouverte en France sur les causes de la mort de deux gendarmes français et de l’épouse
de l’un d’eux. Une association de gendarmes a publié un certificat médical attestant que la mort par
balles de l’un d’entre eux, René Maïer, est survenue « le 06 avril 1994 vers 21 Heures ».
Nous ne savons presque rien sur l’arme utilisée. Il s’agirait de missiles sol-air. Selon le rapport Mutsinzi,
l’avion aurait été attaqué de face ou par le côté mais non par l’arrière. Il s’agirait alors de missiles plus
sophistiqués que des SAM-7 guidés par un détecteur de rayonnement infra-rouge.
Nous avons une forte présomption que la découverte de missiles SAM-16, abandonnés par le FPR
en 1992, ait été une manipulation des militaires français. De même, il n’est pas du tout certain que
l’hélicoptère et l’avion abattus en 1990 par le FPR, l’aient été par des missiles SAM-7. Mais le général
Dallaire note que le FPR déclare disposer de missiles SAM-7.
En revanche, le TPIR et la commission Mutsinzi produisent plusieurs documents qui montrent que les
FAR voulaient depuis 1991 se doter de missiles sol-air. La preuve que les FAR aient disposé de missiles
501
7.28. L’ATTENTAT EST LE FAIT DES EXTRÉMISTES HUTU
n’est pas produite, mais elle est vraisemblable. Il est possible qu’une telle acquisition ait été bloquée par
les Français, mais que de tels missiles soient arrivés au Rwanda sans qu’il y ait eu d’acquisition officielle.
Ils auraient été transportés par les Français et seraient restés sous leur garde.
Reste à savoir qui a tiré. La réponse est suggérée par Georges Martres, ancien ambassadeur de France
au Rwanda, qui déniait que des membres des FAR aient pu avoir abattu seuls le Falcon : « Par ailleurs,
il [Georges Martres] a estimé peu probable qu’il y eût, lorsqu’il a quitté le Rwanda, 1293 un membre des
FAR sachant utiliser un lance-missiles. La France n’avait jamais accordé ce type d’assistance à l’armée
rwandaise ; elle ne lui avait pas fourni de missile sol-air puisque le FPR ne disposait d’aucune aviation.
[...] En conséquence, retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà bien du mal à tirer
au mortier et au canon, reviendrait à admettre qu’ils aient bénéficié d’une assistance européenne pour
l’attentat. Ce serait là un point crucial à éclaircir. » 1294 Qui donc pointait les canons de l’armée rwandaise
dans les combats contre le FPR de 1990 à 1993 ? Un point crucial, n’est-ce pas !
Gérard Prunier n’a pas pu tout dire devant la Mission d’information parlementaire parce qu’« il
craignait pour sa sécurité ». Il a certainement eu raison. Cette crainte ne fait qu’alimenter les questions
sur l’intervention de Français dans la réalisation matérielle de l’attentat. Pour en savoir plus, suggère
Prunier, il faudrait interroger Paul Barril et ses commanditaires. D’autre part, Prunier nous dit que
l’attentat et les massacres sont les deux volets d’un même complot. Les massacres de Tutsi sur la colline
de Kanombe, au voisinage du camp militaire, ont commencé une heure après le crash de l’avion. La
commission Mutsinzi confirme ce dont nous nous doutions : ils ont été ordonnés par Aloys Ntabakuze,
commandant du bataillon paras-commando. Le commandant français Grégoire de Saint-Quentin était son
conseiller. Il était présent vers 21 h 30 quand Ntabakuze a dit devant ses soldats : « Habyarimana vient
de mourir, par conséquent un Tutsi doit mourir où qu’il soit. » C’était le début du génocide des Tutsi.
Georges Martres quitte le Rwanda le 27 avril 1993.
Audition de Georges Martres, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, pp. 128-129]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf#page=13
1293
1294
502
7. L’ATTENTAT DU 6 AVRIL : PISTES POUR UNE ENQUÊTE JAMAIS FAITE
Heure
Événement
Source
6 h 07
Départ du Falcon d’Habyarimana
Bruguière, p. 50
6 h 30
Décollage du Noratlas
A. Goffin, p. 33
après 6 h 30
Départ du Falcon d’Habyarimana
A. Goffin, p. 33
14 h
Début de la conférence à Dar es-Salaam
Bruguière, p. 47
14 h 51
Appel tél. : retour du Falcon à 17 h
Bruguière, p. 50
16 h 02
Appel tél. : retour du Falcon à 17 h
Bruguière, p. 50
16 h 34
Appel tél. de la garde présidentielle à la tour
Bruguière, p. 50
16 h 41
Appel tél. de la garde présidentielle à la tour
Bruguière, p. 50
17 h
Heure prévue du retour du Falcon
Bruguière, p. 50
17 h 03
Appels tél. à la tour entre 17 h 03 - 18 h 37
Bruguière, p. 50
18 h 50
Départ du Falcon de Dar es-Salaam
Gattegno, Le Monde, 28/6/1994
19 h
Dépôt du plan de vol. Arrivée prévue à 20 h
26
Bruguière, p. 50
19 h 28
La tour confirme à Enoch Ruhigira l’arrivée à
20 h 30
Bruguière, p. 50
20 h 08
L’équipage signale à la tour de Kigali qu’il redécollera à 20 h 40 vers Bujumbura
Bruguière, p. 50
20 h 21
Le Falcon s’annonce à la tour de contrôle
Bruguière, p. 51
20 h 25
La balise de détresse du Falcon est déclenchée
Bruguière, p. 51
20 h 26
L’assistant contrôleur éteint les lumières
P. Munyaneza, Le Soir, 6/5/2006
20 h 30
Capt. Vandriessche à PC Kibat : un tir de missiles
Journal de Kibat, p. 8
20 h 34
Maj. Daubresse : tirs aux environs de Kanombe
Journal de Kibat, p. 8
Table 7.14 – Événements du 6 avril 1994 relatifs à l’attentat contre l’avion du président Habyarimana
503
7.28. L’ATTENTAT EST LE FAIT DES EXTRÉMISTES HUTU
Heure
Événement
Source
20 h 37
Le C-130 belge dérouté sur Nairobi
Journal de Kibat, p. 8
∼ 20 h 40
La radio RTLM annonce l’attentat
B. Angelet, Procès Ntuyahaga,
5/6/2007
20 h 45
Cdt. de Saint-Quentin et 2 sous-off. français
sur les lieux du crash
MIP, Annexes, p. 269
20 h 45
L’adj. Cantineaux bloqué à l’aéroport. 16 soldats belges seront bloqués et désarmés
Journal de Kibat, p. 7
21 h
Barrages entre l’aéroport et la ville
Journal de Kibat, p. 8
21 h 10
Des soldats belges voulant se rendre à l’aéroport sont agressés par des FAR
Journal de Kibat, p. 8
22 h 30
Mise à l’abri de personnalités MRND par la
garde présidentielle
Journal de Kibat, p. 9
23 h
Radio Rwanda annonce que l’avion du président a été abattu
Journal de Kibat, p. 8
1 h 40
Envoi d’une section de la MINUAR sur les
lieux du crash
Journal de Kibat, p. 15
3 h 45
L’officier FAR devant accompagner cette section ne vient pas
Journal de Kibat, p. 15
4 h 15
Cette section est bloquée au camp de Kanombe et doit faire demi-tour
Journal de Kibat, p. 15
Table 7.15 – Événements de la nuit du 6 au 7 avril 1994 relatifs à l’attentat contre l’avion du président
Habyarimana
504
Chapitre 8
L’assassinat des deux gendarmes
français et de l’épouse de l’un d’eux
La mort des adjudants-chefs de gendarmerie Didot et Maïer et de l’épouse de Didot a représenté
en France, dès le début, une affaire à ne pas ébruiter, au point qu’elle semble se trouver au cœur des
reproches que le gouvernement fait à Radio France Internationale (RFI) :
En mai 1994, alors qu’un génocide finalement avéré battait son plein au Rwanda, les reproches
téléphonés du ministère français de la Coopération se font plus pressants. L’objet du litige portait
notamment sur la nouvelle donnée par RFI de la mort brutale de deux gendarmes français, à Kigali
le 8 avril 1994. 1
La presse écrite française ne fait, à notre connaissance, pas état de ces morts avant l’article du Monde
du 28 juin 1994. Le journal belge Le Soir annonce le 14 avril que leurs corps sont retrouvés :
Les corps de l’adjudant-chef de gendarmerie Alain Didot et de son épouse, Gilda Lana, ont été
retrouvés mardi [12 avril] à Kigali et celui de l’adjudant-chef de gendarmerie René Maïer mercredi
[13 avril]. Les corps des trois Français étaient dissimulés sous une couche de terre dans la cour de leur
demeure. Ils seront transportés à Bangui, en Centrafrique, d’où un appareil de l’air [sic] les rapatriera
en France. Le couple de Français a été tué lorsque des Tutsis se sont réfugiés chez eux. (AP.) 2
8.1
Quel était le rôle des adjudants-chefs Didot et Maïer ?
Dans son enquête publiée le 1er décembre 1994, Jean-François Dupaquier les présente ainsi :
Moins de deux jours après l’attentat contre le Falcon, l’adjudant-chef Alain Didot, 46 ans, son
épouse Gilda, née Lana, 44 ans, et l’adjudant-chef René Maïer sont morts dans l’après-midi du
vendredi 8 avril pour avoir voulu protéger des Tutsis. Curieusement, ils n’ont pas été victimes de la
vengeance de miliciens ou de militaires des FAR, comme la rumeur en a été rapportée, mais exécutés
par des soldats du Front patriotique rwandais, ceux-là mêmes qui venaient secourir leurs frères tutsis !
L’adjudant-chef Didot était depuis 1992 conseiller technique de transmissions dans le détachement
d’assistance technique gendarmerie au Rwanda. Il y avait été rejoint en 1993 par l’adjudant-chef René
Maïer conseiller technique de police judiciaire. Le vendredi 8 avril, Alain et Gilda Didot sont dans
leur villa située à Kacyiru, une colline excentrée de Kigali sur laquelle sont implantés de nombreux
ministères ainsi que l’hôtel Méridien, un des sièges de la MINUAR et le bâtiment du Conseil national
du développement. Le CND abrite le bataillon du FPR, 540 hommes introduits à Kigali dans le cadre
de la mise en œuvre des accords d’Arusha. La villa de l’adjudant-chef Didot est située à mi-chemin
du siège de la MINUAR 3 et de celui des soldats du FPR, juste à côté du rond-point stratégique
M. Mas [139, p. 8].
Gendarmes français : corps retrouvés, Le Soir, 14 avril 1994, p. 7.
3 Il s’agirait du QG secteur de la MINUAR, commandé par le colonel Luc Marchal, qui se trouve près de l’hôtel Méridien
et non du QG Force, commandé par le général Dallaire, qui est près du stade Amahoro.
1
2
505
8.1. QUEL ÉTAIT LE RÔLE DES ADJUDANTS-CHEFS DIDOT ET MAÏER ?
qui commande l’accès à l’aéroport depuis le centre-ville. C’est un poste d’observation idéal mais, en
même temps, un endroit très exposé. 4
L’adjudant-chef Didot est, depuis 1992, conseiller technique de transmissions dans le détachement
d’assistance technique gendarmerie au Rwanda. Il est en fait incorporé à l’armée rwandaise car il figure
en 1994 comme « Assistant Technicien FRANÇAIS » dans la Cie TR (Compagnie de Transmissions) sur
la liste des officiers de l’armée rwandaise. 5
L’adjudant-chef René Maïer, 47 ans, est conseiller technique de police judiciaire au Rwanda depuis
1993. Il était affecté auparavant à la Brigade de recherches de Martigues. Il a deux prénoms, René,
Jean. 6 René Maïer occupe-t-il le poste de sous-officier conseiller au Centre de Recherches criminelles
et de Documentation (C.R.C.D.) prévu par le colonel Capodanno lors du démontage en juin 1993 du
DAMI/police judiciaire ? 7
Effectivement, René Maïer est affecté comme instructeur au C.R.C.D. à compter du 1er juillet 1994. 8
Le schéma de diffusion de l’alerte et du renseignement de la Mission d’Assistance Militaire (MAM)
situe séparément Didot et Maïer. Didot dépend du maréchal des logis Cotteaux alors que Maïer dépend
du chef d’escadron Forgues. 9 Ceci invite à penser que Maïer et Didot avaient des fonctions distinctes.
Selon Jean-François Dupaquier, René Maïer habite seul, mais il serait allé retrouver Didot, après
l’attentat contre l’avion d’Habyarimana :
L’adjudant-chef René Maïer, lui, habite seul un pavillon dans l’enceinte du camp de gendarmerie
de Kacyiru. Dès le 7 avril, après l’attentat, il a rejoint son collègue et ami Didot pour participer à ce
que, dans le jargon militaire, on appelle la « veille radio ». Fanatique de transmissions, l’adjudantchef Didot avait installé chez lui tout un appareillage qui lui permettait d’entrer en liaison radio avec
la Mission d’assistance militaire française (MAM), avec le réseau de l’ambassade de France et avec
d’autres réseaux civils. De sa villa, il surveille à la jumelle le bataillon du FPR et rend compte de
l’évolution de la situation heure par heure. Il raconte que, le 7 avril, à 5 h du matin, des échanges de
tirs ont débuté entre les forces gouvernementales et le FPR. La garde présidentielle s’est embusquée
au rond-point tout près de son camp. 10
Le lieutenant-colonel Damy, chef du détachement militaire d’assistance technique gendarmerie,
demande à Didot de profiter d’une accalmie pour évacuer son domicile. « Impossible sans prendre
de gros risques, je préfère poursuivre la mission de renseignement et de relais radio », répond Alain
Didot. 11
Nous apprenons donc que Alain Didot fait du renseignement. Pierre Péan ajoute cette précision
géographique :
4 J.-F. Dupaquier, La vérité sur la mort des gendarmes français de Kigali, L’Événement du Jeudi, 1er décembre 1994,
p. 53.
5 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994.
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, page 8.
6 Voir le décret du 8 mars 1990 attribuant la médaille militaire à Maier (René, Jean), 20 février 1947, adjudant ; 23
ans 10 mois de services., J.O. no 61 du 13 mars 1990.
7 Extrait du rapport du Colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda 3-6 novembre 1992, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 183]. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf#page=7
8 Le 23 avril 1994, le colonel Cussac informe le ministre de la Défense de l’ouverture d’un poste d’AMT permanent d’instructeur en police scientifique et technique auprès du Centre de Recherches Criminelles et de Documentation,
suite à la visite de M. Jehanne et du colonel Capodanno des 16 et 17 avril dernier. http://francegenocidetutsi.
org/CussacInstructeurCRCD23avril1993.pdf L’ambassade de France à Kigali soumet par lettre du 19 mai 1993
au ministre rwandais des Affaires étrangères la candidature de René Maïer au poste d’instructeur du centre de recherches criminelles et de documentation, poste créé à compter du 1er juillet 1994. http://francegenocidetutsi.
org/AmbaFranceKigaliCandidatureReneMaier19mai1993.pdf Par lettre du 10 juin 1993, le ministre des Affaires étrangères, Boniface Ngulinzira, demande l’avis du ministre de la Défense sur la candidature de René Maïer à ce poste.
http://francegenocidetutsi.org/NgulinziraBonifaceCandidatureReneMaier10juin1993.pdf
9 Schéma MAM de diffusion de l’alerte et du renseignement, annexe au Compte rendu du colonel CUSSAC et du
lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994. La Mission d’information parlementaire publie ce compte rendu mais en
retranche le schéma.
10 Nous n’avons aucune preuve que le FPR ait engagé le combat le 7 avril à 5 h du matin. En revanche, la garde
présidentielle s’est mise à tirer.
11 J.-F. Dupaquier, ibidem. La source de Jean-François Dupaquier serait un rapport secret du lieutenant-colonel Alain
Damy sur la récupération des cadavres des adjudants de gendarmerie Didot et Maïer et de l’épouse de Didot, et des
témoignages que lui a confiés Jacques Courbin. C’est Jacques Courbin qui a réouvert une antenne diplomatique à Kigali le
10 août 1994.
506
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Sa position en un point élevé de la ville en faisait un bon relais – avec du matériel Yesu – entre
la ville de Kigali et Kanombe, près de l’aéroport, que l’ambassade de France ne pouvait joindre
directement. 12
Selon F. Reyntjens, les deux gendarmes français écoutaient les communications du FPR.
D’après un témoin militaire, ils effectuaient un travail d’écoute de communications, notamment
celles du FPR, à l’aide de matériel sophistiqué. Pour le compte de qui ? 13
Colette Braeckman confirme :
Résidant à Kigali depuis longtemps, les deux hommes et l’épouse de l’un d’entre eux devaient
être abattus par des membres de la garde présidentielle, une unité que ces anciens gendarmes avaient
assistée dans le domaine des transmissions téléphoniques, participant notamment aux écoutes des
communications émanant du CND. 14
Elle le répète en 2004, tout en ajoutant qu’ils pouvaient aussi écouter les communications de l’aéroport :
Les deux hommes étaient vraisemblablement chargés d’écouter toutes les communications radio
du côté de l’aéroport. 15
Il semble évident, qu’habitant non loin du CND et avec des antennes sur son toit, l’adjudant-chef
Didot écoute les communications radio du FPR. Pour le compte de qui ? Pour la Mission d’assistance
militaire française, ou pour la DGSE ou la DRM. Mais Didot, inscrit dans l’organigramme des FAR,
pourrait aussi faire rapport de ses écoutes à l’armée rwandaise.
Selon Stephen Smith, les deux gendarmes habitaient une maison qui aurait été celle d’un ancien
correspondant de la DGSE :
Un fait : la DGSE n’avait pas de « poste fixe » à Kigali, mais y effectuait des « missions d’intervalle », centrées sur le renseignement et non sur l’action. Un détail : l’un des deux coopérants
militaires français assassinés le 7 avril à Kigali habitait « la maison de l’agent » connue – à tort ou
à raison – comme celle d’un ancien « correspondant » de la DGSE. 16
Didot travaillait-il précisément pour la DGSE ? Il dispose aussi d’un téléphone par satellite 17 qu’il
aurait monté le 7 avril :
8h00 Montage de l’IMMARSAT par A/C DIDOT. Jusqu’à 14h30, heure du dernier contact avec
ce dernier, contrôle radio toutes les heures avec les AMT. 18
L’adjudant-chef Didot est le spécialiste français chargé de former les militaires rwandais dans les
transmissions radios. Le colonel Bernard Cussac, attaché de Défense et chef de la mission d’assistance
militaire au Rwanda, l’aurait affirmé devant la Mission d’information parlementaire à huis clos :
Le second point concerne les adjudants-chefs Didot et Maier qui ont été assassinés. Ils n’avaient
aucune mission parallèle ou particulière ; ils ne faisaient pas partie du GIGN ; ils étaient transmetteurs
et s’occupaient de la formation des spécialistes de l’armée rwandaise et de l’entretien des matériels.
En fonction de cette spécialité, l’adjudant-chef Didot était le responsable du réseau radio-sécuritaire
de l’Ambassade et, à ce titre, avait des antennes sur sa maison, ce qui a pu attirer l’attention. Par
ailleurs, leur domicile était situé à proximité de l’Assemblée nationale rwandaise où était stationné le
bataillon FPR ; enfin, leur mort était peut-être un signal adressé à la France pour l’inciter à ne pas
s’engager plus avant. 19
12 P. Péan [177, p. 327]. Nous avons des raisons de douter des affirmations de Pierre Péan qui n’a pas enquêté sur place.
Mais il écrit sous la dictée de militaires comme le colonel Michel Robardey et il a eu accès à des documents secrets.
13 F. Reyntjens [182, pp. 29-30]. Reyntjens n’indique pas si ce militaire est rwandais ou belge.
14 C. Braeckman [44, p. 196].
15 Colette Braeckman, La face cachée du génocide rwandais, Le Soir, 31 mars 2004, p. 10.
16 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994.
17 Dès 1993, le système INMARSAT permet à l’aide d’une valise spéciale et d’une antenne parabolique de téléphoner
et d’envoyer des fax depuis n’importe quel point de la terre via un réseau de satellites géostationnaires relié au réseau
téléphonique habituel.
18 Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
19 Audition à huis-clos du Colonel Bernard CUSSAC devant la Mission Rwanda le 6 mai 1998. Ce compte rendu est non
officiel et provient probablement d’un député membre de la Mission d’information.
507
8.1. QUEL ÉTAIT LE RÔLE DES ADJUDANTS-CHEFS DIDOT ET MAÏER ?
Figure 8.1 – Schéma de diffusion de l’alerte et du renseignement de la Mission d’Assistance Militaire
508
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Il n’est rien dit de particulier dans ce texte sur la fonction de Maïer. Mais le « ils étaient transmetteurs »
de Bernard Cussac laisse entendre que René Maïer était aussi spécialiste en transmission. Cela ne semble
pas être le cas. 20 Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire confirme dans les mêmes
termes le rôle de Didot :
Les Adjudants-Chefs Maïer et Didot faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés
au Rwanda après le départ des troupes de Noroît le 15 décembre 1993.
L’Adjudant-Chef Didot était un spécialiste de haut niveau dans la réparation des postes radio
mais « n’a jamais été un spécialiste des écoutes », comme l’a souligné le Colonel Jean-Jacques Maurin
en réponse à certaines assertions. Il avait été chargé de mettre en place le réseau sécuritaire de
l’ambassade équipé de postes YAESU ; il était également responsable des liaisons radio entre les
membres de la Mission de coopération. Sa compétence l’avait conduit à assurer la formation des
personnels rwandais chargés des transmissions, ainsi que la maintenance des postes radio de l’ensemble
de l’armée rwandaise.
En raison du relief des collines, il avait installé sur le toit de sa maison, elle-même située en hauteur,
une antenne relais. Le Colonel Jean-Jacques Maurin a rappelé à ce sujet que l’Adjudant-Chef Didot
possédait – à titre personnel – un poste radio émetteur-récepteur modulation de fréquence (MF)
de courte portée avec une antenne extérieure classique. Ce poste lui permettait d’avoir des liaisons
correctes avec des interlocuteurs dotés d’un poste radio portatif MF compatible dans un rayon de dix
kilomètres. 21
Les explications sur la fonction de Didot n’ont pas convaincu tous les membres de la Mission d’information :
M. François Lamy s’est interrogé sur les conditions dans lesquelles s’était produit l’assassinat de
l’Adjudant-chef Didot, certaines rumeurs lui attribuant des fonctions à la fois officielles et officieuses.
Sa maison étant, selon le Colonel Bernard Cussac, équipée d’antennes destinées à la communication du
poste diplomatique, il s’est étonné de la présence de ce matériel à son domicile et non à l’ambassade.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’Adjudant-chef Didot n’était pas responsable des communications de l’ambassade. Celle-ci bénéficiait de son propre réseau avec un chiffreur qui se trouvait à
l’ambassade même. Il lui a néanmoins été rapporté qu’étant chargé des transmissions, l’Adjudant-chef
avait des antennes sur le toit de sa maison. 22
L’adjudant-chef Didot ne faisait pas partie de la Direction du Renseignement Militaire (DRM). 23 Il
ne travaillait peut-être pas directement pour la DRM mais certainement pour la Mission d’assistance
militaire à Kigali.
8.1.1
René Maïer et Jean-Paul Mayertz sont-ils la même personne ?
Selon un article de Colette Braeckman de juin 1994, le deuxième coopérant assassiné s’appellerait
Jean-Paul Mayertz et s’occupait de la Garde présidentielle :
Plusieurs zones d’ombre subsistent d’autre part quant à la présence militaire française au Rwanda.
Un exemple : nous avons appris, dans un autre cadre, que, peu après le 6 avril, deux coopérants
militaires français avaient été tués à Kigali, ainsi que l’épouse de l’un d’eux. Un de ces coopérants,
membre du GIGN (Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale), Jean-Paul Mayertz, était
arrivé à Kigali en décembre et assurait des tâches de formation, auprès de la garde présidentielle
notamment. Selon les informations données à leurs proches, ces Français ont été tués par des militaires
des Forces armées rwandaises dans la « parcelle » attenant à leur résidence. Leurs corps furent
récupérés par les Casques bleus, rapatriés et inhumés en toute discrétion. Paris, à notre connaissance,
n’a jamais fait état de la mort de ces coopérants militaires. 24
Jean-Paul Mayertz et Jean-René Maïer sont-ils la même personne ?
Selon nos informations, il était officier de police judiciaire et n’était pas spécialisé dans les transmissions.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 250-251].
22 Audition de M. Jean-Michel Marlaud, 13 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 311].
23 Répondant à une question de François Lamy, le Général Jean Heinrich a fait observer que « par principe et par
déontologie, il ne donnerait jamais le nom d’un collaborateur de la DRM. Il a néanmoins indiqué qu’en l’occurrence,
l’Adjudant-Chef Didot ne travaillait pas pour la DRM. » Cf. Audition du Général Jean Heinrich, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, pp. 177-178].
24 Colette Braeckman, La piste des deux Français : suite, Le Soir, 18 juin 1994, pp. 1, 9.
20
21
509
8.1. QUEL ÉTAIT LE RÔLE DES ADJUDANTS-CHEFS DIDOT ET MAÏER ?
8.1.2
Où se trouve la villa des Didot ?
Hervé Gattegno et Corine Lesnes, dans leur article du 28 juin 1994, affirment deux fois de suite que
les deux gendarmes et l’épouse de l’un d’eux habitent à Kanombe, d’abord en colonne 4 :
Leur logement se situait pourtant dans la zone de Kanombé, alors déjà sous contrôle du FPR. 25
ensuite vers la fin de l’article en colonne 6 :
Autre question en suspens : la mort des deux gendarmes français, dans leur villa de Kanombé,
située dans l’alignement exact de la piste d’atterrissage de Kigali, a-t-elle un rapport avec l’attentat ? 26
Ceci est contredit par l’enquête de Jean-François Dupaquier citée plus haut. Les dépouilles des Didot
et de Maïer seront trouvées dans le jardin de la villa des Didot et les témoignages confirment que cette
villa se trouvait près de l’hôtel Méridien et non à Kanombe. J.-M. Milleliri, médecin militaire français,
parle de son ami Michel à qui le commandement militaire d’Amaryllis « a interdit de faire quoi que ce
soit pour aller récupérer les corps des camarades d’armes tombés vers le Méridien. » 27 Le Journal de
Kibat note pour le 10 avril : « A 15 Hr 25, les Français de l’aéroport demandent aux Belges de récupérer
les corps de TROIS coopérants français qui se trouvent près de N4. » 28 N4 est un carrefour en forme de
rocade près de l’hôtel Méridien par où passe la route allant du centre-ville à l’aéroport, voir figure 8.2
page 511. Une fiche du ministère français de la défense confirme encore cette localisation et précise qu’au
moment du crash de l’avion présidentiel, Didot et Maïer sont à leur domicile respectif :
8. Position des AMT le 6 avril 1994 au soir :
24 des 25 assistants techniques (l’Attaché de défense se trouvant à Paris) se trouvaient dans la
ville de Kigali et au camp de Kanombé, à leur domicile, le 6 avril, au moment de l’attentat : [...]
– les deux gendarmes logés à proximité du CND étaient également à leur domicile respectif ;
conformément au plan de sécurité, ils ont assuré le relais de l’alerte donnée par le chef d’escadron
Chamot 29 à partir de l’ambassade. 30
Logés à leur domicile respectif, signifie que l’un est près du CND, l’autre au camp de la gendarmerie
à Kacyiru, mais le texte dit qu’ils sont tous les deux près du CND.
Si la villa Didot s’était trouvée à Kanombe il aurait été facile pour les Français d’aller récupérer les
cadavres vu que cette zone de l’aéroport était tenue par les FAR et la garde présidentielle. La localisation
donnée dans l’article de Gattegno et Lesnes est donc fausse. Pourquoi leur informateur, probablement
l’ex-capitaine Barril, qui est allé sur les lieux à Kigali, a-t-il induit les journalistes en erreur ?
Cependant, les sources de Gattegno et Lesnes ne se réduisent pas à l’ex-capitaine Barril. Ils rapportent
en particulier cette « note transmise à Paris par télex à 19 heures » par l’ambassade de France à Kigali,
le 8 avril. Ne serait-ce pas cette note qui indique que leur villa à Kanombe était située dans l’alignement
exact de la piste d’atterrissage ? Une chose est certaine, ce ne sont pas ces journalistes qui ont inventé ce
détail.
Il reste encore l’hypothèse que Didot et Maïer aient été tués, ou l’un des deux, dans une villa à
Kanombe dans l’alignement exact de la piste d’atterrissage, c’est-à-dire au camp militaire de Kanombe
ou au voisinage de la résidence du président Habyarimana et que le ou les cadavres aient été transportés
plus tard dans la villa des Didot dans le quartier de l’hôtel Méridien. Dans ce cas, cette information
rapportée par Le Monde ne serait pas complètement fausse.
25 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
Corine Lesnes signe le même jour un article rédigé depuis Goma. Elle n’est donc pas l’auteur principal de cet article. En
particulier, tout ce qui concerne les révélations de l’ex-capitaine Barril n’a pas été écrit par elle.
26 Ibidem.
27 J.-M. Milleliri [147, p. 76].
28 Journal de Kibat [76, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
29 Voir le Schéma de diffusion de l’alerte et du renseignement de la Mission d’Assistance Militaire, figure 8.1 page 508.
30 Fiche du Ministère de la Défense, 7 juillet 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 269].
510
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Figure 8.2 – La zone de la villa Didot. Source : Journal de Kibat. La villa Didot se trouve un peu
au-dessus du rond point N4, à droite de Kimihurura. 15 : Hôtel Méridien. 1 : QG Secteur MINUAR. I :
Pegasus = QG Kibat. 3 : CND, bataillon FPR. Camp de la garde présidentielle : à côté du E de Primature.
8 : village CTM belge. 14 : stade Amahoro. 2 : Hôtel Amahoro : QG MINUAR. N4-N5-N6-N7 : route de
l’aéroport qui est à droite de la carte. Il était possible de rejoindre l’aéroport par le Sud en joignant le
carrefour N7 sans passer devant le CND en 3 où se déroulaient les combats
511
8.2. OÙ LE COUPLE DIDOT ET RENÉ MAÏER ONT-ILS ÉTÉ TUÉS ?
8.2
Où le couple Didot et René Maïer ont-ils été tués ?
Il est prudent ici de supposer a priori que Didot et Maïer pouvaient ne pas être ensemble au moment
où ils ont été tués et que leur assassinat a pu se faire ailleurs que là où leurs cadavres ont été retrouvés.
Les affirmations quant au lieu du crime sont les suivantes :
- Les deux gendarmes et l’épouse de l’un d’entre eux ont été tués dans leur villa de Kanombé, située
dans l’alignement exact de la piste d’atterrissage de Kigali. 31
- Les deux coopérants militaires sont tués devant leur maison, voisine du CND. 32
- Le couple Didot a été assassiné à son domicile près de l’hôtel Méridien. 33
- Maïer a été tué à proximité du domicile qu’il occupait. 34
Donc les témoignages se répartissent comme suit. Les deux gendarmes et l’épouse Didot ont été tués
à proximité de leur villa qui est située, soit à Kanombe, soit à côté du CND et du Méridien. Le couple
Didot a été tué à son domicile près de l’hôtel Méridien. Maïer a été tué près de son domicile.
8.3
Quand le couple Didot et René Maïer ont-ils été tués ?
La date de la mort de Alain et Gilda Didot et de René Maïer fait l’objet d’une grande confusion, voir
tableau 8.1 page 513. Certaines informations datent la mort des Didot et de Maïer le 6 au soir. Deux
certificats médicaux sont publiés fin 2006 par le “Comité du 22 avril 1998 à la mémoire des gendarmes
d’Ouvéa”. L’un est un certificat de décès, l’autre un certificat du genre de mort de Jean MAIER. Tous les
deux sont signés du même médecin-chef, Michel Thomas, et datés du 13 avril. Le certificat du genre de
mort atteste que « Jean » MAIER est décédé le 6 avril 1994 vers 21 heures à Kigali. La mort « réelle et
constante est d’origine accidentelle. La cause du décès est le fait de balles d’arme à feu qui ont entraîné
une mort immédiate. »
Notons que mort accidentelle suppose que la mort n’est pas intentionnelle. Il est donc difficile d’imaginer que le FPR en soit rendu responsable.
Voir le fac-similé d’un de ces certificats médicaux figure 8.3 page 514. Remarquons que dans la cause
de la mort, « balles d’arme à feu », balles comporte un “s”. Il ne peut donc s’agir d’une balle perdue.
Maïer est mort, soit qu’il ait été pris dans un combat, soit qu’il ait été visé spécifiquement. À cette date
et à cette heure, il n’est pas possible d’accuser le FPR d’être l’auteur de sa mort. 35 En revanche, de
nombreux témoignages attestent que juste après l’attentat, « cela tirait de partout ». 36
La seule preuve de l’authenticité de ces certificats médicaux est qu’ils ont été remis à la famille de
René Maïer par la voie officielle. Cependant, entendu fin mai 2012 par le juge Trévidic, l’ancien médecin
militaire a été catégorique : il n’a jamais établi ce document qui évoque non pas René, mais « Jean »
Maier. 37
Cette audition du docteur Thomas jette ainsi un trouble singulier sur le rôle joué par la France au
moment de l’attentat. Car il est évident, poursuit Maria Malagardis qu’un faux certificat de « genre de
mort » concernant un militaire français n’a pu être établi sans l’aval de certains responsables à Paris.
Ce curieux maquillage sést accompagné à l’époque d’une volonté de faire taire les familles des victimes.
Gaëtan Lana, le frère de Gilda Didot, s’en souvient encore :« Quelque temps après l’enterrement, un haut
31 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6 ;
Hervé Gattegno, La controverse suscitée par les déclarations de l’ex-capitaine Barril, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3.
32 C. Braeckman [44, p. 196] ; J.-F. Dupaquier, La vérité sur la mort des gendarmes français de Kigali, L’Événement du
Jeudi, 1er décembre 1994, p. 53 ; F. Reyntjens [182, pp. 29-30] ; Anne Cros, cf. V. Kayimahe [114, pp. 165-167] ; B. Lugan
[131, pp. 174-175].
33 Compte rendu du Colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350] ; V. Kayimahe [114, p. 325] ; Audition de J.M. Marlaud, Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297] ; Philippe De Boeck, Le summum de la cruauté,
La Libre Belgique, 17 avril 1994, p. 3.
34 Télégramme du général Huchon.
35 Le bataillon FPR est resté ce soir-là dans son casernement comme l’atteste les témoins présents au CND. Voir section 7.13.17 page 387. Cf. Linda Melvern [140, p. 143].
36 Voir les témoignages de Jean-Luc Habyarimana, du major Bodart, du capitaine Vandriessche de la MINUAR et du
docteur Daubresse, section 7.13.5 page 366.
37 Maria Malagardis, Rwanda : trois fantômes et un mystère, Libération, 9 janvier 2013. http://francegenocidetutsi.
org/RwandaTroisFantomesEtUnMystereLiberation9janvier2013.pdf
512
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Date
Heure
Auteur
Décès de
Source
6
vers 21 h
Michel Thomas
Maïer
Certificat de décès, EFAO Bangui, 13
avril 1994
6
soir
H. Gattegno
Didot et Maïer
Le Monde, 28 juin 1994
6
21 h 30
H. Gattegno
Didot et Maïer
Le Monde, 29 juin 1994
6
soir
V. Kayimahe
Didot et Maïer
Selon autorités françaises [114, p. 325]
Major Thiry
Didot et Maïer
C. Braeckman, Le Soir 31 mars 2004
J.-J. Maurin
Didot
CR MAM, 19 avril 1994, MIP [180,
Tome II, Annexes, p. 350]
7
L. Marchal
Didot et Maïer
L. Marchal [135, p. 251]
7
S. Smith
Didot et Maïer
Libération, 29 juillet 1994
7
C. Braeckman
Didot et Mayertz
C. Braeckman [44, p. 196]
7
V. Nshimiyimana
Didot et Maïer
V. Nshimiyimana [160, p. 57]
7
C. Onana
Didot et Maïer
C. Onana [162, p. 68]
7
B. Lugan
Didot et Maïer
B. Lugan [131, pp. 174-175]
6 ou 7
7
après-midi
8
matin
F. Reyntjens
Didot et Maïer
F. Reyntjens [182, pp. 29-30]
8
après-midi
J.-M. Marlaud
Didot
MIP [180, Tome III, Vol. 1, p. 297]
8
après-midi
Rapport MIP
Didot et Maïer
MIP [180, Tome I, Rapport, p. 250]
8
après-midi
J.-F. Dupaquier
Didot et Maïer
J. Courbin, A. Damy, L’Événement du
Jeudi, 1er décembre 1994, p. 53
8
Min. Coopération
Didot et Maïer
Légion d’Honneur, J.O. 1er décembre
1994 p. 16967
8
P. Péan
Didot et Maïer
Régine X en 2005 [177, pp. 323-326]
V. Kayimahe
Didot
Anne Cros [114, pp. 166-167]
8
nuit
Table 8.1 – Les dates avancées pour l’assassinat des époux Didot et de Maïer en avril 1994
gradé est venu trouver mes parents et leur a fait signer un papier dans lequel ils s’engageaient à ne jamais
entamer d’enquête sur la mort de ma soeur. A l’époque, mes parents étaient dévastés par le chagrin, ils
ont signé. » 38
François Lamboley, président national du Comité du 22 avril 1988 à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa, écrit dans l’éditorial de Fayaoue-Info Magazine que le couple Didot a aussi été tué le 6 avril :
Le 6 Avril 1994, l’Adjudant Chef de Gendarmerie MAIER, son collègue DIDOT et l’épouse de
ce dernier sont assassinés sauvagement au Rwanda dans l’indifférence générale des autorités de notre
pays. Aucune instruction judiciaire n’est ouverte. Pire, l’acte de décès des deux hommes porte la
mention “mort accidentelle” et c’est signé d’un médecin militaire de haut rang. 39
Hervé Gattegno écrit avec Corine Lesnes le 28 juin 1994 que Didot, sa femme et Maïer ont été tués
« dans les heures qui suivent l’attentat. » Le certificat de décès des trois victimes porte, selon eux, la
date du 6 avril et la mention « mort accidentelle » :
Maria Malagardis, ibidem.
François Lamboley, Le premier devoir d’un état démocratique est de défendre l’honneur de ses soldats, Magazine
Fayaoue-Info, Numéro 66, décembre 2006.
http://www.server44.net/c22a/fayaoue/Numero66.html#Edito
http://francegenocidetutsi.org/
Fayaouen66decembre2006.pdf
38
39
513
8.3. QUAND LE COUPLE DIDOT ET RENÉ MAÏER ONT-ILS ÉTÉ TUÉS ?
Figure 8.3 – Certificat de décès de Jean Maïer. Source : Comité du 22 avril 1988 à la mémoire des
gendarmes d’Ouvéa
Quoi qu’il en soit, la quasi simultanéité confirmée par de nombreux témoins du début des combats
avec l’explosion de l’avion et la mort des deux chefs d’État permet d’envisager l’existence d’une
manœuvre organisée. [...] Dans la nuit, on a appris que les combats s’intensifiaient. [...]
Six Français tués à Kigali
C’est au cours des mêmes heures que furent tués deux gendarmes français, les adjudants-chefs René
Maïer et Alain Didot, ainsi que l’épouse du second. Membres de la mission militaire d’assistance au
Rwanda depuis 1993, les deux sous-officiers et Mme Didot, tués par balles et à coups de machette,
avaient été sommairement enterrés dans le jardin de leur villa. C’est là que des « Casques-bleus »
les ont découverts, le 13 avril. Leurs corps ont été accueillis au Bourget, le 15 avril, par le ministre
de la défense, François Léotard, et le ministre de la coopération, Michel Roussin. Les services de ce
dernier assurent que « leur mort n’est pas liée à leur fonction [l’un d’eux était spécialisé dans les
transmissions NDLR] mais à leur résidence, et au fait qu’ils auraient caché des Tutsis chez eux ». Il
faut donc comprendre que les trois ressortissants français auraient été victimes des milices hutues ou
de la garde présidentielle. Leur logement se situait pourtant dans la zone de Kanombé, alors déjà sous
contrôle du FPR. Connue de l’ambassade de France à Kigali le 8 avril – une note transmise à Paris
par télex à 19 heures en atteste –, la nouvelle de leur mort ne sera rendue publique que trois jours plus
tard. Curieusement, le certificat de décès, daté du 6 avril, porte la mention « mort accidentelle »... 40
40
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
514
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
L’article commet deux erreurs. La maison de Didot est située près de l’hôtel Méridien qui, comme
le camp de la Gendarmerie, se trouve à Kacyiru et non à Kanombe. Mais cette maison dans la zone de
Kanombe est peut-être le lieu où ils ont été tués, ou l’un d’eux. Ensuite le FPR ne contrôle pas la zone de
Kanombe à cette date. Mais cette affirmation permet de l’accuser d’être l’auteur de l’attentat. Elle peut
venir de l’ex-capitaine Barril. Le FPR ne contrôlera la zone de Kanombe que lors de la prise du camp de
Kanombe et de l’aéroport, le 21 mai.
Gattegno précise le lendemain, 29 juin, que les Didot et Maïer ont été tués moins d’une heure après
l’attentat.
Pour sa part, la France n’a pas entrepris d’investigations, en dépit des décès de six de ses ressortissants : les trois membres de l’équipage du Falcon 50 ainsi que deux gendarmes en poste à Kigali et
l’épouse de l’un d’entre eux, tués dans leur maison moins d’une heure après l’attentat. 41
D’autres sources donnent pour l’assassinat du couple Didot les dates du 7 ou du 8. Il faut envisager
l’éventualité que les Didot aient pu être tués à un autre moment et dans un autre lieu que Maïer. Le fait
que Gilda Didot ait été tuée conduit à penser que Alain Didot l’a été en même temps que son épouse et
chez lui.
RFI est la première à annoncer la mort des Didot le 8 avril au soir. La journaliste Lindsey Hilsum,
écrit le 8 avril depuis Kigali :
A French serviceman and his wife, among several hundred French nationals in Kigali, have also
been killed, Radio France Internationale reported. 42
L’information est annoncée dans le titre du journal « Afrique soir » de RFI le 8 avril :
Nouvelle journée de violences dans la capitale du Rwanda. La Croix rouge parle de centaines voire
de milliers de morts. Parmi eux, des civils, des membres du gouvernement, des casques bleus. Et on
vient de l’apprendre, c’est une information RFI, un sous-officier français et son épouse ont aussi été
tués. 43
Elle est reprise dans le papier de Ghislaine Dupont :
De bonne source à Paris, c’est un sous-officier français et sa femme qui ont été tués aujourd’hui
à leur domicile à Kigali. On ne dispose pas d’autres informations, notamment sur l’identité des
assassins. 44
Le ministère français de la Défense refuse le 9 avril de confirmer l’information de RFI :
Enfin, le ministère français de la défense n’avait pas confirmé, samedi matin [9 avril], la mort
d’un sous-officier français et de sa femme à Kigali, annoncée par Radio France Internationale. « Nous
pensons que cette mort est probable mais nous n’en avons pas la certitude, tant que nous ne sommes
pas allés voir sur place », a-t-on indiqué au ministère. 45
Vénuste Kayimahe affirme que les autorités françaises ont d’abord dit que les Didot et Maïer étaient
décédés de mort naturelle le 6 avril :
– Pourquoi la France a-t-elle essayé de rejeter sur le FPR l’assassinat de ses spécialistes des écoutes
et des communications, après avoir prétendu que les adjudants-chefs Didot et René Maïer, ainsi que
l’épouse du premier, étaient décédés de mort naturelle, le 6 avril 1994, et après que la directrice du
Centre culturel français, l’un des principaux défenseurs de l’intervention française et incontournable
conseiller de l’ambassade de France au Rwanda en matière de sécurité, m’eut annoncé, le 8 avril, leur
assassinat par la Garde présidentielle ? Assassinat confirmé par une rescapée, employée des services de
l’ambassade de France, qui s’était réfugiée chez les Didot, d’où elle parvint à s’échapper au moment
où le couple se faisait abattre.
– Ces barbouzes de l’information, agents chargés de collecter et d’interpréter les messages hertziens au bénéfice des armées rwandaise et française, avaient-ils réussi à capter quelque chose de
compromettant pour la France ou la Garde Présidentielle ? 46
Hervé Gattegno, La controverse suscitée par les déclarations de l’ex-capitaine Barril, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3.
Lindsey Hilsum, Thousands massacred in Rwanda - UN says factions agree to ceasefire, The Guardian, Saturday April
9, 1994. Traduction de l’auteur : Un Français, militaire appelé du contingent, et son épouse, parmi plusieurs centaines de
ressortissants français ont aussi été tués, selon Radio France Internationale.
43 RFI, Afrique soir, 8 avril 1994 [84, Tome II, pp. 36].
44 Ghislaine Dupont, RFI, Afrique soir, 8 avril 1994 [84, Tome II, pp. 36-37].
45 Des parachutistes français prennent position sur l’aéroport de Kigali, Le Monde, 10 avril 1994, p. 3.
46 V. Kayimahe [114, p. 325].
41
42
515
8.3. QUAND LE COUPLE DIDOT ET RENÉ MAÏER ONT-ILS ÉTÉ TUÉS ?
D’autres témoignages, dont le compte rendu du colonel Cussac et de Jean-Jacques Maurin, situent
l’assassinat le 7 entre 14 h 30 et 17 h 30 :
Mercredi 6/04 [...]
. 22 h 15 Mise en alerte par téléphone de tous les AMT. 47 Ouverture du réseau radio par A/C
DIDOT - Consigne à domicile est donnée à tous les personnels [...]
Jeudi 7/4 5 h 00 Premiers tirs à arme légère et à la mitrailleuse entre GP du camp KIMIMURURA
et des éléments FPR qui commencent à sortir du CND vers le carrefour du Méridien (500m ouest)
“chez Lando” (1km est)
8h00 Montage de l’IMMARSAT par A/C DIDOT. Jusqu’à 14h30, heure du dernier contact avec
ce dernier, contrôle radio toutes les heures avec les AMT. [...]
17h30 Un compte rendu radio du directeur du Méridien de Kigali, Mr Éric LEFEVRE, fait état
de l’assassinat par des éléments FPR du couple DIDOT. Ces informations sont confirmées à 18h00
par les gardiens Rwandais des villas voisines qui s’étaient réfugiés au Méridien.
Les liaisons radio seront désormais assurées par le Cdt FABRIES et Monsieur MERMET, chef
d’escale AIR FRANCE à KIGALI.
A partir de 18h00, toute communication téléphonique locale est désormais impossible avec les
quartiers de KIMIHURURA et de KACYIRU où loge la majorité des AMT. 48
Remarquons que Maurin indique que Didot est bien en activité le 6 à 22 h 15. C’est par trois fois qu’il
évoque Didot pour la journée du 7 avril. Il date à 14 h 30 le dernier contact radio avec lui ; à 17 h 30,
Éric Lefevre annonce l’assassinat du couple Didot qui est confirmé à 18 h. Il n’est pas question de Maïer
ici. On verra plus loin que Maurin se corrige en 2005 et déclare que l’assassinat des Didot est du 8 et non
du 7. Pour Stephen Smith, qui semble avoir obtenu des informations des militaires français présents sur
le terrain, l’assassinat est du 7 avril. 49 Colette Braeckman, dans son livre de 1994, date aussi l’assassinat
au 7 avril :
En France aucune enquête internationale n’était demandée, malgré la mort de trois membres de
l’équipage du Falcon et l’assassinat de deux coopérants militaires. Ces derniers, dès le lendemain de
l’attentat, avaient été tués devant leur maison, voisine du CND (Conseil national de développement
ou Assemblée nationale) que le contingent du Front patriotique allait quitter le même soir. 50
Le colonel Luc Marchal avance que « les deux coopérants militaires » et « l’épouse de l’un d’entre eux »
ont été tués par le FPR le 7. 51 Vénuste Nshimiyimana, attaché de presse de la MINUAR, situe aussi
l’assassinat le 7 avril. 52
Vénuste Kayimahe, s’appuyant sur deux témoignages, donne la date du 7 tout en rappelant que la mort
a été datée du 6 par les autorités françaises. Le 8 avril, en début d’après-midi, Anne Cros, directrice du
Centre culturel français, s’y rend pour prendre des dossiers et des véhicules, accompagnée d’une dizaine
de militaires français. Elle refuse d’évacuer son employé, Vénuste Kayimahe, qui s’y est réfugié, et de
l’aider à récupérer ses enfants ailleurs dans la ville. Plus tard, ayant quelque mauvaise conscience, elle lui
téléphone pour se justifier et lui apprend la mort de deux Français :
Elle poursuit alors, avec une tristesse bien sentie, pour m’apprendre l’assassinat d’un « couple de
jeunes coopérants militaires français ».
« C’était de jeunes techniciens des transmissions du service des armées qui n’avaient rien de
militaire. Ils n’avaient rien à voir avec toutes ces histoires, et pourtant ils ont été tués cette nuit à
coup de poignards. »
– Sait-on qui sont les meurtriers ?
– Les gens de la GP, bien sûr. Ils habitaient d’ailleurs à deux pas de celle-ci. Tu les connaissais,
ils venaient souvent au Centre.
– Est-ce qu’on sait pourquoi ils ont été tués ?
– Écoute, Vénuste ! On ne le sait pas. La mort de leur Président les a rendus fous. Ils ne se
contrôlent plus. Déjà qu’ils n’étaient pas tendres avant ! » 53
AMT : Assistant militaire technique. Ce terme désigne les coopérants militaires.
Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
49 Voir citation plus haut de son article du 29 juillet 1994 section 8.1 page 507.
50 C. Braeckman [44, p. 196].
51 L. Marchal [135, p. 251]. Voir plus loin la citation section 8.4 page 522.
52 « Le 7 avril, deux coopérants français ont été assassinés. Il est difficile d’expliquer le silence de la France sur la mort
tragique de ses ressortissants. » Cf. Vénuste Nshimiyimana [160, p. 57].
53 V. Kayimahe [114, pp. 165-167].
47
48
516
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Le couple Didot aurait donc, selon Anne Cros, été tué le 7 au soir par la garde présidentielle. Kayimahe
confirme cette date plus loin en écrivant que la directrice du Centre culturel lui a annoncé « le 8 avril,
leur assassinat par la Garde présidentielle ». Se trompe-t-il ? Anne Cros ne serait-elle pas venu au Centre
culturel le 9 avril plutôt que le 8. En effet, il écrit deux pages avant, « ce 8 avril, la France, l’Italie et la
Belgique ont pris la décision d’envoyer leurs soldats évacuer tous les étrangers du Rwanda. » 54 Or c’est
le 9 avril à 1 h 30 qu’arrivent les militaires français et cette opération n’est pas annoncée à l’avance.
Comme il suit l’ordre chronologique, cette conversation avec Anne Cros serait du 9 avril. En outre, il
paraît peu vraisemblable qu’Anne Cros ait trouvé le 8 avril une dizaine de militaires français pour évacuer
des dossiers et des véhicules du centre culturel. La mort des coopérants « cette nuit » serait donc à situer
dans la nuit du 8 au 9.
Cependant, le débarquement d’une vingtaine de CRAP du 1er RPIMa le soir du 7 avril, révélé en
2014 par l’adjudant De Pinho, vient redonner de la crédibilité au récit de Vénuste Kayimahe. En effet,
Jean-Jaques Maurin, attaché militaire adjoint déclare à ses subordonnés le 7 avril vers 11 heures « Je n’ai
pas encore reçu d’ordre précis de Paris. Tout ce que je sais c’est que ce soir, une équipe d’une vingtaine de
CRAP du 1er Régiment de Parachutiste d’Infanterie de Marine de Bayonne (RPIMa) doit arriver pour
sécuriser l’Ambassade (ces commandos parachutistes sont appelés aujourd’hui forces spéciales. Je vous
demande de les accueillir à l’aéroport et de les guider jusqu’à l’Ambassade, par l’itinéraire que vous avez
reconnu pour l’évacuation de nos ressortissants. [...] Dans l’après-midi, poursuit de Pinho, le commandant
et deux de mes collègues, vont aller à l’aéroport pour accueillir les militaires qui arrivent pour sécuriser
l’Ambassade de France. » 55 Il est donc alors très concevable que le 8 avril une dizaine de CRAP ait
accompagné Anne Cros au centre culturel.
Un autre aspect important du témoignage d’Anne Cros rapporté par Kayimahe est qu’elle incrimine
la garde présidentielle pour l’assassinat des Didot et de Maïer.
Selon le médecin-major Thiry de la MINUAR, qui découvrit les corps, leur état de décomposition fait
remonter la mort au 6 ou au 7 avril. Il se demande si les victimes n’ont pas été tuées ailleurs et leurs
corps ramenés là :
Le docteur Thiry, qui faisait partie à l’époque du contingent de Casques bleus belges, se souvient
encore de sa macabre découverte : Le 10 avril, alors que les combats s’étaient étendus dans la ville,
la villa des Français se trouvait désormais dans la zone contrôlée par le FPR. Ce sont donc les
Français qui nous ont demandé d’aller récupérer les corps. Lors d’une première visite, nous n’avons
rien trouvé. Le lendemain, on nous suggéra que les corps pourraient se trouver dans le jardin. C’est
là que nous les découvrîmes, sous une très mince couche de terre, accompagnés de leur domestique.
Tous se trouvaient dans un état de décomposition avancé, et nous avons eu le sentiment que la date
de leur décès remontait au 6 ou au 7 avril. Introuvables le premier jour, des militaires belges se sont
demandés si les corps n’avaient pas été ramenés ensuite, ayant été tués ailleurs... Les dépouilles furent
rapatriées discrètement, et ce n’est que bien plus tard que les honneurs militaires leur furent rendus. 56
Bernard Lugan situe la mort des deux gendarmes et de l’épouse de l’un d’entre eux, le 7 avril ou
peut-être même le 6 :
Le 7 avril au matin se trouvaient ainsi disponibles [suit une liste de détachements militaires
français].
Ces précautions étaient sages [...]. Quant au sort des expatriés, il devenait de plus en plus aléatoire
et la communauté française déplorait déjà six morts : les trois membres de l’équipage de l’avion
présidentiel ainsi que deux gendarmes et l’épouse de l’un d’entre eux assassinés chez eux par le FPR.
Le 8 avril une réunion se tient à Bruxelles [...] 57
Cependant, Maurin déclare plus loin dans le livre de Lugan qu’il s’est trompé, que la mort des Didot
n’est pas du 7 mais du 8 ! 58
La date du 8 est avancée par l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud. Lors de son audition, parlant des
événements du 8 avril, il dit qu’il a appris la mort du couple Didot « le même jour, vers dix-neuf heures » :
54
55
56
57
58
V. Kayimahe, ibidem, p. 163.
José de Pinho [168, pp. 88-89].
Colette Braeckman, La face cachée du génocide rwandais, Le Soir, 31 mars 2004, p. 10.
B. Lugan [131, pp. 174-175].
B. Lugan, ibidem, p. 180.
517
8.3. QUAND LE COUPLE DIDOT ET RENÉ MAÏER ONT-ILS ÉTÉ TUÉS ?
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait annoncé au Département le même jour [8 avril],
vers dix-neuf heures, l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot et de son épouse en ces termes : « Cinq
Rwandais qui viennent d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M. et Mme
Didot. Lorsque les soldats du FPR sont entrés, ils les ont fait sortir – ils sont Tutsis – et ont abattu
les Didot. » Il a indiqué que cette version était toutefois controversée. La conclusion du télégramme
annonçant l’assassinat des époux Didot était la suivante : « la sécurité de nos ressortissants est
menacée et justifie l’évacuation », l’assassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là. 59
Remarquons que Marlaud avoue que cette version qu’il présente est controversée. Effectivement, interrogé sur RFI le 11 avril par Christophe Boisbouvier, présent à Kigali, l’ambassadeur ne fait pas état
de la mort des gendarmes français et de madame Didot :
Christophe Boisbouvier : Y a-t-il beaucoup de Français décédés ?
Jean-Michel Marlaud : En dehors de l’équipage de l’avion présidentiel, nous avons un décès
confirmé.
Christophe Boisbouvier : Un père blanc dans le sud du Rwanda ?
Jean-Michel Marlaud : Oui, mais vous me permettrez de ne pas trop donner de détails parce que je
crains toujours que des proches puissent apprendre cela avant d’être prévenu directement. Je préfère
ne pas m’étendre. 60
Ce refus de Marlaud d’annoncer publiquement la mort des deux gendarmes français, alors qu’il l’a
signalé par télégramme au Quai d’Orsay le 8 avril au soir, explique les foudres officielles contre RFI qui
a ébruité la nouvelle. Ce n’est que le 13 avril que l’annonce de leur mort est faite par Michel Roussin à
l’Assemblée Nationale. Pourquoi l’information devait-elle rester secrète ?
Passant outre ces doutes, la Mission d’information parlementaire retient cette date du 8 avril pour
l’assassinat du couple Didot et de Maïer :
Le 8 avril, les Adjudants-chefs Maïer et Didot, responsables des transmissions, ainsi que l’épouse
de ce dernier, sont assassinés. L’information concernant le couple Didot est donnée par un compte
rendu radio du directeur de l’hôtel Méridien, M. Éric Lefèvre, qui fait état d’un assassinat par des
éléments du FPR.
Vers 19 heures, l’ambassadeur à Kigali rend compte en ces termes de l’assassinat des époux Didot :
« cinq Rwandais qui viennent d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M.
et Mme Didot lorsque des soldats du FPR sont entrés, les ont fait sortir (ils sont Tutsis) et ont abattu
les Didot. » 61
59 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297]. Le télégramme lu par Marlaud
devant les députés n’a pas été publié par la Mission, qui ne publie aucun télégramme diplomatique de cette période cruciale.
60 RFI, Afrique midi, 11 avril 1994 [84, Tome II, p. 59].
61 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 250].
518
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Pourquoi le télégramme de Marlaud annonce-t-il que l’assassinat des Didot date du 8 au soir, alors que
J.-J. Maurin le date au 7 après-midi ? Pourquoi cette nouvelle a-t-elle précipité la décision d’évacuer les
ressortissants français ? Pourquoi le rapporteur de la Mission d’information parlementaire affirme comme
Marlaud que l’assassinat date du 8 au soir 62 sans voir la contradiction avec le rapport Cussac-Maurin
qu’il publie en annexes ?
Cette contradiction est résolue en 2005, quand Jean-Jacques Maurin affirme devant Bernard Lugan
qu’il s’est trompé, que c’était bien le 8 :
« J’ai par erreur situé leur mort le jeudi 7 avril (ETR, II :350). En fait, c’est le vendredi 8 à
midi que M. Lefevre, directeur du Méridien, me rendit compte par radio que des gardiens rwandais
réfugiés à son hôtel lui confirmaient que le couple Didot avait été assassiné ce jour par des soldats de
l’APR ». 63
Ainsi J.-J. Maurin se serait trompé non seulement sur le jour, le 8 au lieu du 7, mais également
sur l’heure de la communication avec Lefèvre, midi au lieu de 17 h 30. L’ambassadeur déclarait que
cette communication datait de dix neuf heures. Cette rectification a posteriori paraît curieuse, d’autant
plus que Lugan affirme quelques pages avant qu’ils ont été assassinés le 7. 64 Il est aussi étonnant d’une
part que Didot, spécialiste en télécommunications, n’ait pas pu prévenir par radio ou téléphone qu’ils
étaient attaqués et que, d’autre part, l’interruption de ses communications radios n’ait pas donné l’alerte
à l’ambassade. Selon Jean-François Dupaquier, ils sont tués le 8 par le FPR :
Moins de deux jours après l’attentat contre le Falcon, l’adjudant-chef Alain Didot, 46 ans, son
épouse Gilda [...] et l’adjudant-chef René Maïer sont morts dans l’après-midi du vendredi 8 avril pour
avoir voulu protéger des Tutsis. Curieusement, ils n’ont pas été victimes de la vengeance de miliciens
ou de militaires des FAR, comme la rumeur en a été rapportée, mais exécutés par des soldats du
Front patriotique rwandais, ceux-là mêmes qui venaient secourir leurs frères tutsis ! [...]
Le lieutenant-colonel Damy, chef du détachement militaire d’assistance technique gendarmerie,
demande à Didot de profiter d’une accalmie pour évacuer son domicile. « Impossible sans prendre
de gros risques, je préfère poursuivre la mission de renseignement et de relais radio », répond Alain
Didot. On découvrira plus tard qu’il s’agit en partie d’un pieux mensonge : Alain et Gilda Didot ainsi
que René Maïer ont décidé de protéger leurs voisins tutsis de la fureur des miliciens. Une quinzaine
de ces derniers se cachent dans la maison. Les deux gendarmes ont creusé une tranchée devant leur
villa et, armes à la main, dissuadent les miliciens de s’approcher.
Vers 14 heures, le contact radio est rompu. Le lieutenant-colonel Damy veut croire qu’il s’agit d’une
panne de générateur. A 17 heures, le directeur du Méridien réussit à joindre par radio l’ambassade
de France. Il vient de recueillir un groupe de réfugiés tutsis qui disent arriver de la maison des Didot.
En début d’après-midi, des éléments avancés du mouvement rebelle se sont introduits dans la
parcelle de l’adjudant-chef. Les militaires du FPR ont autorisé les Rwandais réfugiés dans la maison
à partir, après avoir vérifié leur qualité de Tutsis. Mais, auparavant, et malgré leurs supplications,
ces derniers ont dû assister à l’exécution de l’adjudant-chef Didot à coups de machettes et à celles de
sa femme et de l’adjudant-chef Maïer, abattus d’une rafale. 65
Remarquons que les heures données par Dupaquier, celle du dernier contact radio, de l’appel radio du
directeur du Méridien, correspondent à peu près à celle données par Maurin dans son rapport mais à la
date du 7.
Filip Reyntjens date le meurtre du couple Didot et de Maïer le 8 avril au matin, mais il ne connaissait
pas à l’époque le rapport Cussac-Maurin publié fin 1998. Il donne des précisions géographiques, sans
doute reprises de l’article de Stephen Smith du 29 juillet 1994, déjà cité :
Dans la matinée du 8 avril, deux gendarmes français, les adjudants-chefs René Maïer et Alain
Didot, ainsi que l’épouse du second, seront tués dans leur maison, appelée “la maison de l’agent”
parce qu’un “correspondant” de la DGSE l’avait occupée auparavant. Cette maison se trouve près du
rond-point de Kimihura [Kimihurura], 66 entre le CND et l’hôtel Méridien, ce qui permet de supposer
qu’ils ont été tués par le F.P.R. qui contrôlait cet endroit au moment du triple assassinat. 67
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 250 ; Tome II, Annexes, p. 41].
B. Lugan, entretien avec le colonel Maurin [131, p. 180].
64 B. Lugan ibidem, pp. 174-175.
65 J.-F. Dupaquier, La vérité sur la mort des gendarmes français de Kigali, ibidem. Dupaquier semble avoir recueilli des
informations auprès de Jacques Courbin qui dirige l’antenne diplomatique de la France à Kigali à partir du 10 août.
66 Reyntjens précise en note que cette maison ne se trouve pas dans la zone de Kanombe comme l’a écrit Hervé Gattegno
dans Le Monde du 28 juin 1994.
67 F. Reyntjens [182, pp. 29-30].
62
63
519
8.3. QUAND LE COUPLE DIDOT ET RENÉ MAÏER ONT-ILS ÉTÉ TUÉS ?
Pierre Péan affirme que des soldats du FPR ont commis l’assassinat le 8 avril. Il interviewe, mi-août
2005, une certaine Régine, dont l’époux, du parti MDR, serait le numéro 3 du ministère des Affaires
étrangères. Étant voisine des Didot, ceux-ci acceptent de l’héberger avec 9 enfants le 7 avril. Elle passe
la nuit chez eux et voit arriver le lendemain des soldats du FPR qui la renvoient chez elle. Son veilleur a
assisté à l’exécution des Didot et de Maïer pendant qu’elle s’est endormie ! Elle rejoint l’hôtel Méridien
puis est évacuée en zone FPR. 68
Il est quasiment certain que René Maïer a été tué le 6 avril vers 21 heures. Il est probable que les
époux Didot aient été aussi assassinés dès le soir du 6. C’est ce qu’affirme Hervé Gattegno et Corine
Lesnes ainsi que le Comité du 22 avril 1998 à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa. C’est ce qu’aurait
entendu dire Vénuste Kayimahe. La cause de ces assassinats devant être cachée, les versions officielles ou
communiquées aux journalistes par des personnes autorisées sont discordantes.
Pour la date du 7 témoignent le rapport de Jean-Jacques Maurin et ce que rapportent les journalistes
Stephen Smith, Colette Braeckman et Vénuste Nshimiyimana. La rescapée qui était chez les Didot date
l’assassinat le 7 d’après Kayimahe mais celui-ci n’est pas très clair sur ce point. La date du 8 est avancée par l’ambassadeur Marlaud et par Anne Cros à Kayimahe. Dupaquier dit le 8, version du rapport
d’Alain Damy que lui remet Jacques Courbin. La Mission d’information parlementaire ne contredira pas
l’ambassadeur Marlaud. Maurin se rallie à la version officielle de manière tout à fait suspecte. Le récit
de Péan semble totalement fabriqué et ceci en 2005 ! Il est clair qu’il y a eu contradiction totale dans les
comptes rendus de l’ambassade. Le certificat de décès de Maïer date sa mort le 6, le rapport de Maurin
date la mort des Didot le 7 et l’ambassadeur Marlaud, le 8. Enfin, le décret qui décore Didot et Maïer de
la Légion d’honneur date leur mort au 8 avril :
J.O. n° 278 du 1 décembre 1994 page 16967
Décret du 29 novembre 1994 portant nomination
NOR: COPX9400452D
Ministère de la coopération
Par décret du Président de la République en date du 29 novembre 1994,
pris sur le rapport du Premier ministre et du ministre de la
coopération et visé pour son exécution par le grand chancelier de la
Légion d’honneur, vu la déclaration du conseil de l’ordre en date du
11 octobre 1994 portant que les présentes nominations sont faites en
conformité des lois, décrets et règlements en vigueur, et notamment de
l’article R. 26 du code de la Légion d’honneur et de la médaille
militaire, sont nommés:
Avec effet du 3 mai 1994
Au grade de chevalier
Adjudant-chef Didot (Alain, Alex), sous-officier de gendarmerie
détaché au Rwanda ; 23 ans de services militaires, tué dans
l’accomplissement de sa mission le 8 avril 1994.
Adjudant-chef Maier (René, Jean), sous-officier de gendarmerie,
détaché au Rwanda ; 29 ans de services militaires, tué dans
l’accomplissement de sa mission le 8 avril 1994.
68 P. Péan [177, pp. 323-326]. Ce témoignage semble de peu de valeur. Il est recueilli très tard et les précisions factuelles
données par cette dame sont rares. Il n’est pas recoupé par les autres témoignages qui parlent de Tutsi réfugiés chez Didot,
en particulier une personne travaillant à l’ambassade de France.
520
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
8.4
Qui a tué les époux Didot et l’adjudant-chef Maïer ?
Selon la note que Jean-Michel Marlaud envoie à Paris, des soldats du FPR ont abattu le couple Didot
dans l’après-midi du 8 avril, mais l’ambassadeur ajoute que « cette version était toutefois controversée »
et que « l’assassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là. » 69 C’est bien là un indice que
René Maïer n’a pas été tué avec les Didot.
La date et l’heure du crime sont évidemment importants pour désigner ses auteurs. Si l’assassinat a
eu lieu avant le 7 à 16 h, il serait difficile d’en accuser le FPR. Précisément, un télégramme non daté,
envoyé par le général Huchon à la famille Maïer, n’accuse pas le FPR. 70
Figure 8.4 – Annonce du décès de René Maïer par le général Huchon. Source : Comité du 22 avril 1988
à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa
Le général Huchon y déclare à la famille de l’adjudant-chef René Maïer que ce dernier a été tué par
« les milices armées rwandaises » parce qu’il hébergeait chez lui « des Rwandais d’une ethnie opposée »,
donc vraisemblablement des Tutsi. Quelles sont ces milices ? Probablement des éléments de la garde
présidentielle ou des Interahamwe. 71 Les Interahamwe ne s’attaquaient jamais aux Français en général.
L’histoire du général Huchon est encore moins vraisemblable si nous tenons compte du certificat médical
qui date la mort au 6 avril vers 21 heures. La mort de Maïer semble liée à l’attentat contre l’avion
d’Habyarimana qui survient le 6 avril à 20 h 30. Nous savons que des fusillades s’en sont suivies, émanant
de l’armée rwandaise. Les tueries systématiques de Tutsi, maison par maison, interviennent quelques
heures plus tard dans la nuit du 6 au 7.
Selon les informations reçues à l’ambassade US à Kigali, les deux coopérants militaires français et
l’épouse d’un d’entre eux ont été tués par les troupes du FPR. Ils auraient abrité des Hutu dans leurs
maisons :
TWO FRENCH MILITARY “COOPERANTS” AND THE WIFE OF ONE OF THEM WERE
REPORTEDLY KILLED BY RPF TROOPS. THEY HAD REPORTEDLY BEEN PROVIDING
REFUGE TO HUTUS IN THEIR HOME (EMBASSY TELCOM). 72
Voir section 8.3 page 517.
Voir le fac-similé de ce télégramme du général Huchon figure 8.4 page 521.
71 Certains pourraient entendre le contraire, que des miliciens tutsi l’auraient tué parce qu’il cachait des Hutu, mais ce
n’est pas du tout vraisemblable.
72 U.S. Department of State, Telegram State 093509, “Situation Report as of 1600 EDT, 04/08/94, EDT”, April 8, 1994
69
70
521
8.4. QUI A TUÉ LES ÉPOUX DIDOT ET L’ADJUDANT-CHEF MAÏER ?
Ce bulletin de situation est établi le 8 à 16 h, heure de Washington, soit 22 h, heure de Kigali. Cette
information a-t-elle été obtenue auprès de l’ambassade de France ? Il faut noter qu’elle signale la mort de
deux coopérants militaires alors que l’information envoyée par l’ambassadeur Marlaud au Département
vers 19 heures ne parle que de l’assassinat des Didot et qu’ils abritaient des Tutsi.
Vénuste Kayimahe a deux témoignages, celui d’Anne Cros et d’une employée de l’ambassade, réfugiée
chez les Didot, qui affirment qu’ils ont été assassinés par des gardes présidentiels. L’ambassadeur Marlaud
affirme qu’ils ont été tués par le FPR mais il ajoute « que cette version était toutefois controversée. »
Controversée par qui ?
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire conclut :
Aucun élément matériel n’est venu à ce jour apporter la preuve formelle de ce triple assassinat par
le FPR. Le témoignage des voisins tutsis rwandais présents chez les Didot au moment du drame et le
fait que les Adjudants-chefs Maïer et Didot étaient logés dans des villas proches de l’hôtel Méridien
situé en zone FPR excluant par conséquent la présence des FAR accréditent cependant très fortement
cette thèse sans la rendre pour autant irréfutable. 73
L’argument que la villa des Didot était en zone FPR dépend de la date du crime. Le 6, les FAR et
miliciens surveillent de près le bataillon FPR au CND, comme à l’habitude. Après l’attentat, les FAR et
les milices contrôlent tout Kigali y compris cette zone là. Le 7, la garde présidentielle, dont le camp se
trouve non loin de la villa Didot, bombarde le CND. Elle a la maîtrise de cette zone jusqu’à ce que le
FPR fasse une sortie le 7 vers 16 h.
Comment ont-ils été tués ? Anne Cros dit que les Didot ont été poignardés. Selon Hervé Gattegno,
ils ont été tués par balles et à coups de machette. Michel Roussin affirme qu’ils ont été « assassinés à la
machette » :
Rappelant que deux de ces coopérants, des gradés de la Gendarmerie, avaient été assassinés à
la machette après l’attentat contre l’avion présidentiel, ainsi que l’épouse de l’un d’eux, il [Michel
Roussin] a expliqué que pendant la crise les coopérants avaient procédé non pas à des opérations de
renseignement plus ou moins interlopes mais à des opérations de protection de leurs compatriotes,
jusqu’à ce que soit mise en place l’opération Amaryllis à laquelle ils avaient alors pris part. 74
Ils ont été découverts enterrés, d’après le rapport Cussac-Maurin et Hervé Gattegno. Qui les a enterrés ? Le lieutenant-colonel Maurin a rapporté à la Mission que la maison des Didot avait été saccagée :
Le mardi 12 avril, le Major médecin belge Théry [Thiry], qui avait récupéré les corps du couple
Didot avec l’aide de trois officiers sénégalais de la MINUAR, m’informe que toute leur maison avait
été saccagée et le matériel informatique détruit. La détérioration éventuelle radio [sic] ne fut pas
évoquée et je ne peux donc pas vous donner d’informations précises sur ce point. 75
Selon le colonel Luc Marchal, ils ont été tués par le FPR :
Toutefois, en fin de journée [le 13 avril], les Français mettent fin à leur intervention. Ils emportent
avec eux les dépouilles de deux coopérants militaires et de l’épouse de l’un d’entre eux, victimes sans
doute de l’attaque menée le 7 avril par le FPR. 76
Linda Melvern rapporte que lors de sa sortie du CND le 7 à 16 h, le FPR ne s’attaqua pas qu’à la
garde présidentielle et tua des civils :
Witnesses testified to an attack, later that day, by the RPF on the Compagnie Territoriale de
Gendarmerie in Remera during which civilians, including children, were killed. 77
(Freedom of Information Act release), William Ferroggiaro, The U.S. and the Genocide in Rwanda 1994, Document 12,
http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB119/Rw12.pdf Traduction de l’auteur : Deux coopérants militaires français
et l’épouse de l’un d’eux ont été tués, selon nos informations, par des troupes du FPR. Ils auraient abrité des Hutu dans
leur maison (télécommunication de l’ambassade).
73 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 251].
74 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 110-111].
75 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 251]. Les corps des Didot ne sont trouvés que le 12
avril au soir. Un groupe MINUAR avec le major Thiry était déjà allé dans la maison la veille. Cf. Journal de KIBAT [76,
pp. 43, 48].
76 L. Marchal [135, p. 251]. Notons qu’il date l’assassinat au 7.
77 L. Melvern [140, p. 129]. Traduction de l’auteur : Des témoins rapportent que plus tard ce jour là, le FPR s’attaqua à
la Compagnie Territoriale de Gendarmerie de Remera et qu’il tua des civils dont des enfants. Notons cependant que Remera
est à l’est du CND, alors que la villa Didot est à l’ouest.
522
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
Un Belge témoigne que Didot et son épouse ont été tués par les FAR :
« Je peux vous dire que j’ai vécu les événements au Zaïre en 1960, mais ce que j’ai vécu ici, c’est
vraiment exceptionnel. J’ai vu des choses invraisemblables. » L’homme qui parle ainsi est un Belge
de Wavre. Il habitait dans le centre de Kigali. Ce qui l’a sauvé, c’est d’avoir eu la chance d’être en
face du CND, le siège du bataillon FPR dans Kigali. [...] « Un obus est tombé sur le toit de la maison
de mon voisin. J’ai réalisé qu’il fallait partir. Le CND a été matraqué de manière incroyable. Ce qui
m’a vraiment poussé à partir, c’est l’annonce de la mort de cet adjudant français que les FAR ont tué
avec sa femme, là-bas, à 400 m de la maison. Atroce... (Il pleure) Je craque un peu, c’est... » Une
colonne est venue le chercher grâce à son voisin qui avait un walkie-talkie. 78
Selon Colette Braeckman, ils ont été tués par des membres des FAR peu après le 6 avril. 79
Auteur incriminé
Victimes
Source
Garde présidentielle
Didot et Maïer
Kayimahe [114, pp. 165-167]
FPR
Didot
Maurin selon Lefevre, MIP [180, Tome
II, Annexes, p. 350]
FPR
Didot
Marlaud, MIP [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297]
Milices armées rwandaises
Maïer
Huchon, Tél. Confidentiel Défense
FPR
Didot et Maïer
Quesnot 12 avril 1994
FAR
Didot
De Boeck selon un témoin belge, La
Libre Belgique, 17 avril 1994, p. 3
FAR
Didot et Maïer
Braeckman, Le Soir, 18 juin 1994
FAR
Didot et Maïer
Conf. presse 28 avril 1994, M. Mas [139,
p. 390]
Garde présidentielle ou
milices hutu
Didot et Maïer
Gattegno, Le Monde, 28 juin 1994
Garde présidentielle
Didot et Maïer
Braeckman [44, p. 196]
FPR
Didot et Maïer
Dupaquier, EdJ, 1er décembre 1994
FPR
Didot et Maïer
Reyntjens [182, pp. 29-30]
FPR
Didot et Maïer
MIP, Rapport, pp. 250-251 (avec des réserves)
FPR
Didot et Maïer
Marchal [135, p. 251]
FPR
Didot et Maïer
Onana [162, p. 68]
FPR
Didot et Maïer
Lugan [131, pp. 174-175]
FPR
Didot et Maïer
Péan [177, pp. 323-326]
Table 8.2 – Les incriminations quant aux auteurs de l’assassinat des Didot et de Maïer
8.5
La découverte des corps
RFI annonce la découverte des corps le 13 avril au soir :
Michel Roussin qui [sic] a par ailleurs confirmé aujourd’hui la mort de deux gendarmes français et
de l’épouse de l’un deux au cours des évènements de ces derniers jours à Kigali. Les corps de ces trois
78
79
Philippe De Boeck, Le summum de la cruauté, La Libre Belgique, 17 avril 1994, p. 3.
Voir citation plus haut de Colette Braeckman, La piste des deux Français : suite, Le Soir, 18 juin 1994, pp. 1, 9.
523
8.5. LA DÉCOUVERTE DES CORPS
Français ont été retrouvés hier sous une couche de terre dans la cour de leur maison dans la capitale
rwandaise. 80
Selon Jean-Marie Milleliri, médecin militaire détaché à la coopération civile, un commandant de
gendarmerie nommé Michel, 81 a voulu monter une opération pour récupérer les corps des Didot et de
Maïer :
Didier, le pharmacien français de l’hôpital de Ruhengeri, originaire de Marseille, téléphone également. [...] Il loge chez un commandant de gendarmerie, un coopérant français, Michel. [...]
[10 avril] Michel, gendarme de Ruhengeri qui a connu avec mon ami Didier, le pharmacien, les
évacuations de 1993, est soucieux de pouvoir aller récupérer les corps de deux militaires français qui
ont été tués, dont celui de Didot avec son épouse. Mais l’endroit est sur la ligne de front entre les FAR
et le FPR, ou tout au moins dans une zone peu sécurisée. Pour lui, il doit être possible d’accéder à
cette zone sous couvert d’une bannière médicale non gouvernementale [...] Il sait où nos malheureux
compatriotes habitaient. [...]
[11 avril] Michel, le gendarme de Ruhengeri, avec lequel je discutais hier soir m’apprend que son
idée a été ébruitée, et que le commandement militaire lui a interdit de faire quoi que ce soit pour aller
récupérer les corps des camarades d’armes tombés vers le Méridien [...] Les hommes de la MINUAR
s’en chargeront, car ils ne sont pas loin. Et leur mandat les autorise. 82
La récupération des corps est ainsi décrite dans le rapport Cussac-Maurin :
Lundi 11 [...]
Les premières recherches effectuées par une équipe de la MINUAR dirigée par le Médecin Major
THERY [THIRY] pour retrouver les corps des trois disparus s’avèrent infructueuses.
Mardi 12/04 [...]
Les 2 corps du couple DIDOT sont retrouvés enterrés dans leur jardin par la même équipe de la
MINUAR.
Mercredi 13/04
Le 3e corps (A/C Maïer) est enfin retrouvé enterré à proximité de l’endroit où avait été découvert
le couple DIDOT.
Les 3 corps sont acheminés à l’aéroport, formellement identifiés par le L/C MAURIN, le chef d’escadron FORGUES et l’A/C BACH (tous trois AMT) comme étant ceux de l’A/C DIDOT, Madame
Gilda DIDOT et l’A/C Maïer.
Les dépouilles sont mises en bière par le Médecin Commandant Grosjean du 3e RPIMa. 83
Les tentatives pour retrouver les corps sont décrites dans le journal de KIBAT, les troupes belges de
la MINUAR :
[10 avril 1994]
f. A 15 Hr 25, les Français de l’aéroport demandent aux Belges de récupérer les corps de TROIS
coopérants français qui se trouvent près de N4 84 (zone tenue par le FPR). S6 [Dewez] accepte, mais
dit que cela prendra un peu de temps car la zone est souvent soumise à des tirs de mortier. La mission
sera exécutée le lendemain. 85 [...]
[11 avril 1994]
h. Evacuation de la CTM [...]
(3) A 14 Hr 30, S3 [capitaine Choffray] avec M6 [médecin-major Thiry] et A21 [sergent Bullinckx]
démarrent du MERIDIEN. 86 Ils doivent d’abord passer par la bretelle au Nord de N4 pour aller
RFI, Afrique soir, 13 avril 1994 [84, Tome II, p. 72].
Qui est ce gendarme Michel de Ruhengeri ? Est-ce Michel Robardey ? Ce rapprochement est dû à une interview que
celui-ci donne en 1996 : « le lieutenant-colonel Michel Robardey est revenu sur la mission d’assistance technique qu’il a
dirigée, au Rwanda, entre le mois de septembre 1990 et septembre 1993. Trois ans après, le commandant du groupement
de gendarmerie de la Haute-Vienne se souvient d’une mission périlleuse de police judiciaire au cours de laquelle il a perdu
notamment deux de ses hommes et une de leurs épouses assassinées. » Cf. Le lieutenant-colonel Michel Robardey décrypte
le conflit rwandais, Le Populaire du Centre, 30/11/1996. Mais Robardey dit avoir quitté le Rwanda fin 1993. Milleliri dit par
ailleurs que ce Michel est commandant de gendarmerie, or Robardey est à l’époque lieutenant-colonel. Ce Michel pourrait
être le commandant Michel Fabriès, conseiller technique à l’école de gendarmerie de Ruhengeri (EGENA).
82 J.-M. Milleliri [147, pp. 31, 73, 76].
83 Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 351].
84 N4 est un carrefour en forme de rocade par où passe la route allant du centre ville à l’aéroport.
85 Journal de Kibat [76, p. 36].
86 Le QG du secteur Kigali de la MINUAR se trouvait à côté de l’hôtel Méridien et a été transféré dans cet hôtel en
raison des tirs.
80
81
524
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
chercher les corps des TROIS coopérants français, comme demandé la veille par les Français. Ensuite,
passer prendre les gens de la CTM et finalement rejoindre l’aérodrome. 20 minutes plus tard, il
signale qu’ils ont fouillé la maison et qu’ils n’ont rien trouvé. Il demande que le Comd des Français
soit prévenu de ce rapport. 87 [...]
[12 avril 1994]
b. Opération française [...]
(2) Récupération des corps des TROIS coopérants FR
(a) A 12 Hr 45, A6 [capitaine Vandriessche] demande que M6 [médecin-major Thiry] prenne
contact avec son homologue de la coopération militaire française à propos des corps des coopérants
français qui n’avaient pas été trouvés la veille. Les Français demandent si une équipe ne peut aller
vérifier encore une fois si les corps ne sont pas au domicile indiqué.
(b) M6 [médecin-major Thiry], le S3 [capitaine Choffray] et quelques hommes se rendent de
nouveau à la maison indiquée et font des recherches approfondies. Ils sont finalement attirés par
des tas de terre fraîche dans le jardin.
(c) A 18 Hr 15, M6, le docteur THIRY signale que trois corps ont été récupérés (un homme et une
femme de race blanche et un adolescent de race noire). Ils ont retrouvé, à l’intérieur de la maison, des
indices qui permettent de les identifier. Les corps seront amenés à l’aéroport le lendemain. Un message
dans ce sens est envoyé à A6 [capitaine Vandriessche] pour qu’il prévienne le LtCol MAURIN, chef
de la coopération française.
(d) Peu après, les Français reprennent contact avec le Bn parce que le corps de l’adolescent de
race noire n’est pas un des corps recherchés. Les recherches seront reprises le lendemain car la nuit
est tombée. 88
[13 avril 1994]
b. Ops française [...]
(2) Les dépouilles des ressortissants français
(a) A 11 Hr 18, M6 [médecin-major Thiry] fait savoir que les corps des Français sont toujours au
MERIDIEN. Il ira chercher le troisième corps après les bombardements sur N4 et, de là, les amènera
à l’aérodrome. A6 [capitaine Vandriessche] répond que les derniers Français n’attendent plus que les
dépouilles pour partir.
(b) A 12 Hr 43, les Français font savoir qu’ils se contenteront des deux corps retrouvés. Ils partiront
sans le troisième. S3 [capitaine Choffray] transmet que dès que possible, il ira porter les corps à
l’aérodrome.
(c) A 13 Hr 14, S3 [capitaine Choffray] signale qu’il quitte le MERIDIEN pour se rendre à la
maison où ils avaient trouvé les corps pour faire une dernière recherche. Le convoi est escorté par A7
[lieutenant Vermeulen], A21 [sergent Bullinckx] et une partie de A13 [sergent Bouchot] à bord d’un
CVRT. 89
(d) A 13 Hr 30, S3 [capitaine Choffray] signale qu’il a trouvé la troisième dépouille et qu’il se rend
vers l’aérodrome où il arrive vers 13 Hr 45. 90
Quand les Français demandent-ils à la MINUAR d’aller chercher les corps ? Selon le Journal de Kibat,
c’est le 10 avril à 15 h 25. 91 Pourquoi avoir attendu si tard ?
Le compte rendu Cussac-Maurin cité plus haut est cohérent avec la description faite dans le Journal
de Kibat. Cependant, selon le témoignage écrit que le colonel Jean-Jacques Maurin a adressé à la Mission
d’information parlementaire, le médecin-major Théry, exactement Thiry était accompagné le 12 avril de
trois officiers sénégalais de la MINUAR. 92 Il n’est pas question de ces officiers sénégalais dans le Journal
de Kibat.
Pierre Péan, citant Luc Marchal, affirme que ce dernier est d’abord allé chercher lui-même les corps
des Français :
Le patron de KIBAT n’eut connaissance de l’identité des occupants de la villa que lorsque le
lieutenant-colonel Maurin lui demanda de récupérer les corps. [...]
Maurin prend contact avec la MINUAR pour récupérer les corps. C’est le colonel Marchal qui
prend l’affaire en main. Une première fois, il se rend avec son secrétaire dans la parcelle où ont été
tués les Français, mais les combats sont si intenses, entre la Garde présidentielle et le CND, qu’ils
87
88
89
90
91
92
Ibidem, p. 43.
Ibidem, p. 48.
Le CVRT est un véhicule blindé léger. Les 6 CVRT de KIBAT, venant de Somalie, étaient en très mauvais état.
Ibidem, p. 55.
Journal de Kibat [76, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 251].
525
8.5. LA DÉCOUVERTE DES CORPS
doivent renoncer à s’attarder sur les lieux. Le lendemain, une nouvelle mission, plus nombreuse, est
montée. Alors que le major-médecin belge Théry [Thiry], accompagné de deux Capitaines sénégalais,
fouille le terrain, des militaires assurent la sécurité de l’opération. On découvre les cadavres du chien
et du veilleur. Plus tard, ce sont, enterrés au fond du terrain, les cadavres abîmés des trois Français. 93
Cette reconnaissance du colonel Luc Marchal avec son secrétaire à la maison Didot n’est confirmée
nulle part. Mais la demande de recherche des cadavres à la MINUAR a pu transiter par le colonel Marchal.
Il y a peut-être eu confusion avec deux membres de la CTM 94 belge, l’adjudant-chef Lechat et le colonel
Beaudoin qui ont fait partie de la 1re reconnaissance du 11 avril car ils sont allés ensuite évacuer le
personnel du village CTM. 95 L’adjudant-chef Lechat, joint en 2007, déclare :
Je suis passé à la maison des Français lors de la première mission Choffray - Thiry sur le trajet
Hôtel Méridien - CTM. Le capitaine Choffray avait pour mission d’évacuer les familles CTM vers
l’aéroport. Je ne suis pas entré dans la maison, resté dans le fossé car nous étions sous le feu.
Le colonel Beaudoin nous accompagnait. Ils n’ont rien trouvé (10 minutes) = plausible car situation
critique. Dans la confusion du départ, nous avons été guidés par des militaires du FPR qui occupaient
l’endroit.
Avant ce trajet, j’étais arrivé la veille (avec Vermeulen) au Méridien venant du stade Amahoro qui
était déjà à ce moment sous contrôle du FPR, donc, une ou deux sorties avaient déjà été effectuées
et leur progression assez étendue. Je ne peux de mémoire restituer les dates.
Escorte de la taille d’un peloton + Jeep + un ou deux Unimog.
Je ne suis plus retourné dans cet endroit malsain ! !
Je ne peux préciser de qui venait l’ordre, mais je sais que c’est à la demande d’un colonel français,
donc probablement soit de Marchal soit de Dewez. 96
Le caporal-chef Wathelet de Kibat a fait aussi partie de cette reconnaissance du 11 avril. Il écrit pour
la commission Kigali :
On a aussi essayé d’aller chercher les corps de trois Français. C’était en pleine zone de tirs. On ne
les a pas trouvés. 97
Voici quelques notes sur les déclarations de Wathelet en 2007 :
Il faisait partie de la mission « Dibot » du 11 avril. Ils sont partis du Méridien... il ne se rappelle
pas que Beaudoin-Lechat s’est joint à la mission [mais il n’y a pas de raisons de se méfier de Lechat].
La mission a été confiée par le colonel Dewez en ces termes : « il faut aller rechercher une famille
française morte depuis 3 jours.» Ils sont partis du Méridien. Dans le quartier c’était le FPR qui
contrôlait le carrefour et l’axe. Ça tirait de partout. Seuls lui et son adjoint, Degraeve, sont entrés
dans la parcelle. Tous les autres se sont planqués dans le fossé devant la maison. Leur inspection a duré
10 minutes à peine. À l’intérieur, la maison avait été saccagée. À l’extérieur grandes éclaboussures
de sang sur un des murs extérieurs. Ils n’ont rien vu dans le jardin. Ils se sont rendus à l’aéroport et
ont fait rapport : mission négative. 98
Wathelet a-t-il vu une tranchée creusée devant la villa Didot comme le rapporte Dupaquier ?
Rien à l’intérieur de la parcelle de chez Didot ne lui a fait penser à un camp retranché. Dehors,
à droite du portail, en bord de route, il y avait un trou de fusilier occupé par deux sentinelles du
FPR. A ce moment-là, l’idée qui prévalait dans la tête de Wathelet c’est que c’était ces sentinelles
qui avaient enterré les dépouilles parce que ça sentait mauvais. Le FPR avait creusé ainsi des trous
de fusiliers à espace régulier tout au long du boulevard. Pour Wathelet, le trou de fusilier devant chez
Didot est l’œuvre du FPR. 99
Lors de la première visite le 11, les Casques-bleus belges ne voient rien dans le jardin mais les conditions
ne se prêtent pas à une visite approfondie. Lors de la deuxième, le 12, ils ont plus de temps et, « attirés
par des tas de terre fraîche », trouvent trois cadavres dans le jardin. Lors de la troisième visite, le 13, ils
P. Péan [177, p. 328].
CTM : Coopération Technique militaire belge.
95 Pour aller au village CTM il fallait passer par le rond-point N4 route du Méridien - route de l’aéroport, passer devant
le CND puis tourner au nord vers Nyarutarama.
96 Courriel de Jean Lechat, 7 juin 2007.
97 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 141, section
g.]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=141
98 Communication de membres de Kibat à l’auteur.
99 Communication de membres de Kibat à l’auteur.
93
94
526
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
trouvent le dernier cadavre dans le jardin en quinze minutes. Pourquoi n’ont-ils pas trouvé ce cadavre,
celui de Maïer, la veille ? Les cadavres n’ont-ils pas été déplacés et enterrés juste avant ? Quoique sous le
feu, la zone est tenue depuis le 11 par les soldats du FPR.
Date
Heure
Durée
Membres
Découverte de corps
11 avril
14 h 30
20 mn
Lechat, Beaudoin, Choffray,
Thiry, Wathelet, Degraeve,
section Bullinckx
rien
12 avril
> 12 h 45
fin : 18 h 15
Choffray, Thiry et quelques
autres
un couple blanc et un noir
dans le jardin
13 avril
13 h 14
15 mn
Choffray, Vermeulen, section
Bullinckx, section Bouchot
un homme dans le jardin
Table 8.3 – Les trois tentatives de recherche des corps des Didot et de Maïer
Dans une note du 12 avril, le général Quesnot affirme qu’une trentaine d’hommes des forces spéciales restent après le 12 avril à la demande des Belges et pour récupérer les corps des trois coopérants
« probablement tués dès le début des événements par le FPR » :
Les Belges prennent progressivement notre place au fur et à mesure du repli de notre dispositif
vers l’aéroport. Notre ambassade a été fermée ce matin. Le retrait de nos troupes (500) devrait
être terminé mercredi en fin d’après-midi. Seules resteront sur place, à la demande des Belges, pour
quelques jours, une trentaine d’hommes des forces spéciales pour conserver à cette opération un
caractère international et permettre si possible, après négociation, de récupérer les corps de nos deux
coopérants gendarmes et de l’épouse de l’un deux probablement tués dès le début des événements
par le FPR. 100
Tués « dès le début des événements » semblerait dire tués le 6 avril au soir. Au Conseil restreint du
13 avril, le ministre de la Coopération, Michel Roussin, déclare avoir maintenu des relations avec le FPR
pour récupérer les corps du couple Didot et de Maïer :
MINISTRE DE LA COOPÉRATION
Nous sommes dans une situation où les comptes vont se régler sur place. Pourtant le F.P.R. à
Paris a pris contact avec nous et nous a fait savoir qu’il ferait appel à la France le moment venu.
Nous n’avons pas coupé les ponts avec le F.P.R. parce qu’il fallait régler le problème des 3 corps
de nos coopérants à rapatrier le plus tôt possible.
CHEF D’ÉTAT-MAJOR DES ARMÉES
Il n’y en a plus qu’un. Deux corps ont été identifiés et rapatriés sur Bangui.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Dans l’ensemble c’est une situation que nous avons déjà connue ailleurs. La France apparaît
toujours indispensable une fois la crise passée. Nous avons connu cela au Tchad. Ici c’est un peu
spécial car le Rwanda est une ancienne colonie belge. Mais on nous fait signe déjà.
MINISTRE DE LA COOPÉRATION
Oui. déjà le F.P.R. à Paris nous a donné l’assurance qu’on permettrait le rapatriement des corps
de nos coopérants. C’est un signal. On va nous appeler de nouveau. 101
8.6
Les questions demeurent
Il est à peu près certain qu’Alain Didot, spécialiste des transmissions, avait pour tâche d’écouter les
communications du FPR. Il pouvait aussi écouter la tour de contrôle de l’aéroport. Il est à peu près
certain que René Maïer a été tué le 6 avril vers 21 heures aussitôt après l’attentat. Le certificat du genre
100 Général Quesnot, Dominique Pin, Jean Vidal, Note du 12 avril à l’intention de monsieur le Président de la République.
Objet : Conseil restreint du mercredi 13 avril 1994. Situation en Bosnie et au Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot12avril1994.pdf
101 Conseil restreint du 13 avril 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint13avril1994.pdf
527
8.6. LES QUESTIONS DEMEURENT
de mort de ce dernier en fait foi. Il faudrait toutefois avoir confirmation de la part de l’auteur de ce
certificat. Les assassins sont les milices rwandaises selon le général Huchon, c’est-à-dire des miliciens hutu
ou des membres de la garde présidentielle. Il est probable que le couple Didot a été tué aussi dans l’heure
qui a suivi l’attentat du 6 avril.
Nous ne savons pas pourquoi ils ont été tués. Qu’ils auraient abrité des Tutsi ne peut être la raison
réelle de leur mort. Les militaires, gendarmes et miliciens rwandais ne s’attaquaient pas aux Français.
Les contradictions des responsables français sur la date de leur mort, le 7 ou le 8 au lieu du 6 avril
et sur les auteurs de l’assassinat, miliciens ou FPR, révèlent leur trouble ou plutôt leur mauvaise foi. La
mort de ces trois Français semble liée à l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana.
Un autre fait incline à le penser : aucune enquête judiciaire n’a été ouverte sur les causes de la mort du
couple Didot et de Maïer, alors qu’une enquête a fini par s’ouvrir en 1998 pour les pilotes et le mécanicien,
victimes de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana.
Comment ces deux gendarmes français auraient-ils pu être impliqués dans l’attentat ? Didot semble
être le meilleur spécialiste de transmissions à Kigali à ce moment-là, du moins connu. Les auteurs de l’attentat ont certainement utilisé des moyens d’écoutes et de transmissions radios. Si l’attentat a été commis
par des membres du FPR, Didot se trouvait à une position idéale pour intercepter les communications qui
ont servi à commettre l’attentat. Ce serait très logiquement que le bataillon FPR du CND l’aurait éliminé
après qu’il soit sorti de son cantonnement le 7 avril à 16 h. Mais pourquoi alors les autorités françaises
n’ont-elles pas mis aussitôt clairement en cause le FPR pour l’attentat contre l’avion et l’assassinat des
Didot ? Pourquoi n’ont-elles pas fait état des communications radios, interceptées par Didot, mettant en
cause le FPR ?
Si, à l’inverse, l’attentat a été commis par des extrémistes hutu provenant des FAR et de la CDR,
Didot, interceptant les communications de l’avion, aurait pu, consciemment ou non, fournir aux auteurs
de l’attentat les informations nécessaires pour identifier l’avion à son arrivée. Didot aurait pu être éliminé
comme témoin gênant pour avoir suivi les communications de la tour de contrôle, de l’avion ou, même,
celles des auteurs de l’attentat.
Maïer ne semblait pas, lui, être un expert en transmissions. Il a été tué par balles alors que les Didot
auraient été tués à l’arme blanche. Ce qui conduit à penser qu’il a pu être tué ailleurs. A-t-il été tué par
méprise dans les minutes qui ont suivi l’attentat ? A-t-il été impliqué dans une manœuvre de diversion
organisée pour ménager la fuite des auteurs de l’attentat ? Nous n’avons aucune preuve en ce sens. Une
autopsie aurait apporté des informations sur la nature des projectiles qui l’ont tué. A-t-elle été pratiquée ?
Son corps ayant été retrouvé seulement le 13 avril ferait supposer qu’il a été transporté dans le jardin de
la villa des Didot et qu’il aurait été tué ailleurs. Ceci expliquerait l’information publiée dans Le Monde
que les deux gendarmes ont été tués dans leur villa à Kanombe, dans l’axe de la piste.
D’autres pistes restent à fouiller. Des témoignages, accusant des Belges d’avoir commis l’attentat,
laissent penser que les auteurs de l’attentat auraient pu revêtir des uniformes belges. Deux “Belges”
auraient été tués. 102 Des militaires belges de la MINUAR ont fait état de vols d’uniforme. 103 Ces hypothèses ne semblent pas concerner Didot qui, s’il a joué un rôle dans l’attentat, serait plutôt resté chez lui
devant ses appareils radios. Il y a ensuite la question des cadavres belges en surnombre. Le soir du 7, le
général Dallaire a vu onze cadavres de Belges à l’hôpital de Kigali : « Nous les avons compté deux fois :
onze soldats. » 104 Mais les Casques-bleus Belges ne compteront que dix victimes. Qui était le onzième ?
L’ambassadeur Swinnen répond : « L’identité de cette 11e personne reste un mystère. Mais, d’un autre
côté, le fait est que par la suite on a compté et identifié 10 morts. » 105
La mort du couple Didot et de Maïer, probablement dans l’heure qui a suivi l’attentat du 6 avril 1994,
reste inexpliquée. La gêne des autorités françaises à propos de la mort de ces deux coopérants français
et de l’épouse de l’un d’entre eux fait douter de la thèse selon laquelle aucun Français ne serait mêlé
102 Lettre du Ministère des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire du Rwanda en date du 15 avril 1994, “Consignes
aux représentations diplomatiques à l’étranger”, A. Guichaoua, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, pp. 678-681.
http://francegenocidetutsi.org/MinafetGIR15avr1994.pdf
103 Colette Braeckman, Rwanda : l’enquête se poursuit à Bruxelles, Le Soir, 24 juin 1994 ; Témoignage du lieutenant-colonel
belge Walter Balis, Colette Braeckman, Le dernier jour de nos paras au Rwanda, Le Soir, 5 avril 2007.
104 R. Dallaire [72, p. 329] ; Témoignage de Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril
1997, p. 29. Le bruit a couru à la MINUAR que trois Belges, en plus des 10, avaient été tués. Cf. Vénuste Nshimiyimana
[160, pp. 71, 78, 144].
105 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-86, 20 juin 1997, p. 812].
528
8. L’ASSASSINAT DES DEUX GENDARMES FRANÇAIS
à l’attentat qui a causé la mort des présidents du Rwanda et du Burundi et qui a donné le signal de
déclenchement du plan d’éradication des Tutsi du Rwanda.
529
Chapitre 9
Le coup d’État des 6-8 avril 1994
La France contribue à la réalisation et au camouflage du coup d’État 1 des 6, 7 et 8 avril 1994 au
Rwanda. En effet, l’attentat du 6 contre le président, les assassinats politiques du 7 et la formation du
gouvernement intérimaire le 8, constituent les trois phases d’un même plan. La France ne dit rien et
ne fait rien contre les assassinats, le 7 avril, des personnalités politiques favorables aux Accords de paix
d’Arusha. Elle laisse l’armée rwandaise menacer et même tirer sur les Casques-bleus belges avec des armes
qu’elle a fournies, alors que des conseillers militaires français sont présents dans les deux états-majors
et les unités d’élite. Son inaction dans l’assassinat du Premier ministre est suspecte. La rencontre de
l’ambassadeur et de l’attaché militaire adjoint avec le colonel Bagosora le 7 avril a tout les aspects d’une
reconnaissance, au moment-même où celui-ci apparaît comme l’ordonnateur principal des massacres. À
son projet de junte militaire est substitué celui d’un gouvernement civil composé de personnalités MRND
et Hutu Power provenant de l’ancienne opposition. Un gouvernement intérimaire est formé en 24 heures
le lendemain, lors de réunions tenues de concert au ministère de la Défense par Bagosora et à l’ambassade
de France.
L’avion du Président Habyarimana est abattu le 6 avril vers 20 h 30 à son retour de la conférence de
Dar es-Salaam où celui-ci a enfin accepté de mettre en place les institutions de transition en renonçant
à la participation du parti extrémiste hutu CDR. 2 Le président et le chef d’état-major sont tués dans
l’attentat. Y a-t-il un vide du pouvoir ? Non, car il y a un gouvernement et un Premier ministre. Ne sont
absents que le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, 3 le ministre des Affaires étrangères, Anastase
Gasana et le ministre de l’Intérieur Faustin Munyazesa, ces deux derniers étant restés à Dar es-Salaam.
9.1
Bagosora propose aux autres officiers de prendre le pouvoir
Dans la nuit du 6 au 7, le colonel Bagosora réunit les militaires haut gradés en un « comité de
crise » vers 22 h 30 à l’état-major dans le camp Kigali. 4 Lors de ce comité de crise, des officiers, dont le
lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, se montrent favorables à la prise de pouvoir par l’armée :
Certains officiers, surtout parmi les plus jeunes, sont favorables à la prise du pouvoir par l’armée.
Le lieutenant-colonel Kayumba en particulier, très excité et qui semble quelque peu sous l’emprise de
L’expression « coup d’État camouflé » est utilisée par Thaddée Twahirwa dans sa brochure du 11 mai 1994 [209, p. 9].
Ce détail d’importance est rapporté par M. Hubert Védrine lors de son audition [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 200].
3 Le ministre de la Défense, Augustin Bizimana est au Cameroun avec le chef du bureau G2 (renseignements militaires),
le colonel Aloys Ntiwiragabo. Le commandant du bureau G3 (opérations militaires) des FAR, Gratien Kabiligi, est en
Égypte. Cf. L. Melvern [140, p. 117]. Casimir Bizimungu est au Cameroun pour une réunion du Comité olympique ! Cf. R.
Dallaire [72, p. 292]. Il est permis de se demander si Habyarimana, averti d’un risque de coup d’État, n’a pas cherché à
éloigner ou emmener avec lui à Dar es-Salaam les personnes susceptibles de participer à un tel coup.
4 Selon Filip Reyntjens [182, p. 127], les militaires présents étaient le général Augustin Ndindiliyimana, le colonel Théoneste Bagosora, le colonel Léonidas Rusatira, le colonel Joseph Murasampongo, le colonel Balthazar Ndengeyinka, le colonel
Félicien Muberuka, le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, le lieutenant-colonel
Augustin Rwamanywa, le lieutenant-colonel Paul Rwarakabije, le lieutenant-colone Emmanuel Kanyandekwe, le lieutenantcolonel Jean-Marie Vianney Ndahimana, le lieutenant-colonel Jean-Bosco Ruhorahoza, le major Théophile Gakara, le major
François-Xavier Nzuwonemeye, le major Gérard Ntamagezo qui est l’officier de permanence pour la semaine.
1
2
531
9.2. LES OFFICIERS SUPÉRIEURS REJETTENT LE PREMIER MINISTRE
l’alcool, argue que le gouvernement ne fait rien et qu’il faut « prendre les choses en main ». Kayumba
est l’officier de permanence au ministère de la Défense, et on se rappelle que Bagosora est passé par
là avant de se rendre à l’État-major. Il n’est pas exclu que les deux hommes se soient concertés et que
Kayumba, qui donne l’impression de « pousser » Bagosora à prendre le pouvoir, exprime en réalité
les intentions de ce dernier. Mais d’autres participants désirent éviter de donner l’impression d’un
coup d’État. 5
Selon d’autres récits, Bagosora lui-même propose aux officiers présents de prendre le pouvoir. 6
Dallaire rapporte que dès son arrivée à la réunion des officiers, Bagosora lui a annoncé que l’armée
« devait prendre le contrôle du pays » :
Bagosora nous a souhaité la bienvenue et nous a expliqué qu’étant donné le déplacement du ministre de la Défense à l’extérieur du Rwanda pour participer à une réunion du Comité olympique au
Cameroun, le rassemblement des gradés présents dans la salle de conférences représentait le commandement en chef de l’armée et de la Gendarmerie. L’armée devait prendre le contrôle du pays en raison
de l’insécurité causée par l’écrasement de l’avion du président. Bagosora m’a regardé sérieusement et
a déclaré qu’il ne voulait pas voir le processus d’Arusha mis en péril. Il a insisté sur le fait que les
militaires prendraient le contrôle un minimum de temps et que, ensuite, ils rendraient le pouvoir aux
politiciens. Il voulait que la paix continue avec le FPR. Il a reconnu que certains éléments de l’AGR
et principalement de la garde présidentielle avaient débordé, mais il m’a assuré qu’aucun effort ne
serait épargné pour les faire rentrer dans leurs casernes. 7
En remplacement du chef d’état-major de l’armée, Deogratias Nsabimana, tué dans l’attentat contre
l’avion d’Habyarimana, Bagosora propose Augustin Bizimungu, mais les autres officiers refusent :
Bagosora proposa de nommer comme nouveau chef d’état-major le colonel Augustin Bizimungu,
alors major à Ruhengeri [...] Les autres officiers rejetèrent Bizimungu parce qu’il était de grade
inférieur. 8
C’est le colonel Rusatira qui aurait dû être nommé, mais Bagosora s’y oppose :
Le choix aurait dû se porter sur le colonel Rusatira, officier le plus ancien dans le grade le plus
élevé. Or depuis de nombreuses années, les rapports entre celui-ci et le colonel Bagosora sont très
mauvais. [...] Bagosora s’est dès lors opposé au choix de Rusatira et a nommé le colonel Marcel
Gatsinzi à titre intérimaire. 9
Le colonel Gatsinzi, commandant militaire à Butare dans le Sud, est finalement choisi.
Des officiers supérieurs qui choisissent leur chef d’état-major indépendamment du pouvoir politique,
n’est-ce pas ce qu’on appelle d’ordinaire des putschistes ?
9.2
Les officiers supérieurs rejettent le Premier ministre
Le général Dallaire les rejoint vers 22 h.
Frappé par le fait que personne n’évoque la nécessité d’associer le gouvernement à la gestion de la
crise, le général Dallaire suggère de contacter le Premier ministre. La réaction du colonel Bagosora est
immédiate et ferme : il refuse net, arguant que Mme Uwilingiyimana n’est pas crédible et que même
en temps normaux, le gouvernement ne fonctionne pas. Aucun officier présent ne conteste la position
de Bagosora. Dallaire reviendra sur ce point à plusieurs reprises, mais le refus sera maintenu. 10
Le général Dallaire confirme que Bagosora voulait une prise de pouvoir par les militaires :
L’armée [selon Bagosora] devait prendre le contrôle du pays en raison de l’insécurité causée par
l’écrasement de l’avion du président. Bagosora m’a regardé sérieusement et a déclaré qu’il ne voulait
pas voir le processus d’Arusha mis en péril. Il a insisté sur le fait que les militaires prendraient le
contrôle un minimum de temps et que, ensuite, ils rendraient le pouvoir aux politiciens. [...]
5
6
7
8
9
10
F. Reyntjens [182, p. 53].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 220].
R. Dallaire [72, p. 292].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 219]. Voir aussi L. Melvern [140, p. 117].
F. Reyntjens [182, pp. 52-53].
F. Reyntjens [182, pp. 53-54].
532
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
Je ne me suis même pas arrêté pour leur offrir mes condoléances. Je leur ai dit qu’en ce qui
concernait la MINUAR et le monde entier, le Rwanda avait encore un gouvernement dirigé par
madame Agathe. Tout allait passer sous son contrôle. Bagosora a répliqué sèchement que madame
Agathe ne possédait pas la confiance du peuple rwandais et qu’elle était complètement incapable de
diriger le pays. Le Comité de crise devait assumer le pouvoir jusqu’à ce qu’un nouveau gouvernement
de politiciens puisse former un gouvernement. Bagosora avait demandé que le chef de l’AGR le
rencontre le matin suivant à Kigali.
Je lui ai fait remarquer, une fois de plus, qu’il devait se soumettre à l’autorité de madame Agathe :
elle devait s’engager résolument dans tout le processus dès maintenant. Elle devrait faire un discours
à la nation par le biais de Radio Rwanda pour inciter la population au calme. [...]
Bagosora s’est levé et s’est penché vers moi, les jointures de ses doigts pressées sur la table.
Il a réitéré avec force que la première ministre, madame Agathe, ne possédait aucune autorité. [...]
Bagosora jurait sa solidarité à l’accord de paix d’Arusha et, pourtant, pas un seul des officiers présents
dans la pièce ne respectait l’autorité de la première ministre. 11
Le colonel Marchal arrive à cette réunion après le général Dallaire. Il ne réalise pas qu’un coup d’État
est en train de s’organiser devant lui :
Je suis intrigué par l’attitude inhabituelle de Bagosora qui se cantonne dans un rôle qui ne correspond ni à l’importance de sa fonction ni à ses habitudes. Je suis plus étonné encore de l’entendre
répondre à Augustin Ndindiliyimana qui lui faisait remarquer qu’en l’absence du ministre de la Défense, c’était à lui d’assurer la présidence de la réunion : « Je ne suis qu’un colonel à la retraite et
c’est à vous qui êtes général en activité d’assumer cette responsabilité. » Ce n’est que des mois plus
tard que j’ai pu donner une signification à cette attitude réservée de Bagosora. Ce dernier, avant
l’arrivée du général Dallaire, avait proposé de prendre le pouvoir, mais à l’exception d’un seul officier,
les autres avaient rejeté cette option. Suite à ce refus, il décide de jouer cavalier seul et de récupérer
la situation issue de l’attentat au profit du mouvement extrémiste hutu, en s’appuyant sur les unités
étroitement liées au régime ainsi que sur d’autres relais dévoués à sa cause. 12
La proposition de putsch militaire faite par Bagosora a-t-elle été rejetée aussi fermement que Marchal
le laisse entendre ? Ndindiliyimana, à qui Bagosora laisse la présidence de la réunion, résume pour les
représentants de la MINUAR la position des officiers présents :
- poursuite du processus d’Arusha ;
- mise en place des institutions de transition dans les plus brefs délais ;
- maintien du contrôle sur les Forces armées et la gendarmerie ;
- travail en étroite collaboration avec la MINUAR.
Ndindiliyimana adjure aussi le général Dallaire de convaincre la communauté internationale que
l’armée ne s’est pas rendue coupable d’un coup d’État et que la volonté des militaires est de passer
le plus rapidement possible le relais aux politiciens. 13
Marchal ne perçoit pas le double jeu de Ndindiliyimana. Il ne se souvient pas que la cache d’armes
dévoilée par l’informateur Jean-Pierre, en janvier 1994, se trouvait dans un immeuble appartenant à
Ndindiliyimana. 14 Enfin, il ne parle pas du rejet de l’autorité du Premier ministre par Bagosora et tous
les autres officiers. Il sort de la réunion en croyant que la situation est sous contrôle parce qu’il a convenu
avec Ndindiliyimana de patrouilles communes. Il écrit qu’il a « une totale confiance dans la sincérité de
l’engagement pris par le général Ndindiliyimana au nom des Rwandais présents ». 15 Pendant ce temps,
des hommes de Marchal sont menacés de mort à l’aéroport et une première patrouille envoyée sur les
lieux de la chute de l’avion est refoulée manu militari. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’ils se
laisse abuser par les promesses du chef de la gendarmerie. À la fin de son livre, Marchal, se demandant
« qui tirait les ficelles » écrit :
Quand le 6 avril 1994, peu de temps après que l’avion présidentiel eut été abattu, je me suis
retrouvé à l’état-major des FAR où se réunissait un comité de crise, à aucun moment je n’ai éprouvé
le sentiment que nous nous trouvions dans un scénario de coup d’État. [...]
Je sais que je me suis retrouvé en face d’hommes désemparés par ce qui venait de se produire. [...]
11
12
13
14
15
R. Dallaire [72, pp. 292-293].
L. Marchal [135, p. 219].
L. Marchal, ibidem.
R. Dallaire [72, p. 204].
L. Marchal [135, pp. 220-221].
533
9.2. LES OFFICIERS SUPÉRIEURS REJETTENT LE PREMIER MINISTRE
J’ai la ferme conviction que, si des organisateurs de l’attentat s’étaient trouvés au tour de la table,
cette réunion se serait déroulée de manière tout à fait différente. Et, qui plus est, je doute que, dans
cette éventualité, la MINUAR eût été invitée à y participer. 16
Visiblement ici, le colonel Marchal se présente lui-même comme plus que naïf. Mais sa réponse à sa
question « qui tire les ficelles » est intéressante. Ceux qui tirent les ficelles, selon lui, ne sont pas là.
Il se trompe quand il nie être devant un coup d’État. Les événements du lendemain devraient, depuis,
l’avoir détrompé. Mais c’est pour sa défense vis-à-vis de l’accusation qui a été faite contre lui pour la
mort des 10 paras belges, chargés de protéger le Premier ministre, qu’il maintient jusqu’à aujourd’hui
qu’il n’y a pas eu de coup d’État.
Il se trompe quand il affirme qu’aucun de ceux qui tiraient les ficelles n’était présent à cette réunion. Il
y avait le colonel Bagosora. Celui-ci a été reconnu par le TPIR comme responsable de la mort du Premier
ministre. 17
Si nous nous interrogeons sur les séjours que font à Paris deux officiers présents à cette réunion,
le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba et Ephrem Rwabalinda, si nous essayons d’expliquer par quel
miracle un nouveau gouvernement civil a été formé en une journée, le 8 avril, nous pourrons peut-être
avancer dans la recherche de ceux « qui tiraient les ficelles ».
Pendant la réunion du comité de crise, les colonels Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major adjoint,
et Pierre-Célestin Rwagafilita, ancien chef d’état-major de la gendarmerie, téléphonent pour proposer leur
service. 18 Extrémistes, ils avaient été mis à la retraite en juin 1992 par James Gasana, ministre de la
Défense.
Dallaire accompagne ensuite Bagosora et le lieutenant-colonel Rwabalinda, entre 23 h et minuit, chez
M. Booh-Booh, représentant du Secrétaire général de l’ONU : 19
Bagosora annonce la mise en place d’un comité militaire pour diriger provisoirement le pays.
Booh Booh demandant s’il s’agit d’un coup d’État, Bagosora nie et affirme qu’il faut trouver des
solutions politiques dans le respect des accords d’Arusha. Booh Booh estime que dans cette logique,
les militaires doivent prendre contact avec le premier ministre, demander au M.R.N.D. de désigner
un président de la République et consulter les observateurs de l’accord de paix. Le colonel Bagosora
accepte la proposition de rencontrer les responsables du M.R.N.D. et les observateurs ; en revanche,
il réitère son rejet de toute idée de contact avec le premier ministre, arguant que “les militaires ne
l’accepteraient pas” et qu’elle “a été rejetée par les membres de son propre gouvernement et par le
peuple rwandais”. Le représentant spécial n’insiste pas et il est convenu que Bagosora s’occupera des
contacts avec le M.R.N.D. et que Booh Booh s’arrangera avec l’ambassadeur des États-Unis pour
qu’il reçoive une délégation des FAR et les observateurs de l’accord de paix à sa résidence le 7 avril
à 9 heures. La réunion chez Booh Booh se termine autour de minuit et demi. 20
Dallaire ne donne pas un compte rendu très précis des propos échangés entre Booh-Booh et Bagosora :
Il [Bagosora] s’est montré convaincant lorsqu’il a exposé la situation qui prévalait au pays. Il a
demandé une aide accrue de la part de la MINUAR pour régler le débordement de quelques unités
proches du président, unités qui avaient été, on le comprend, très perturbées par la mort de leur
protecteur. Cependant, ses yeux contredisaient totalement ses paroles. Booh-Booh l’a écouté jusqu’au
bout et a répété que la premier ministre, madame Agathe, était la chef légitime du gouvernement
et que l’on devait la consulter pour tout. C’était à elle de donner des ordres à l’armée, et non au
Comité de crise. Bagosora a protesté et, pendant un certain temps, lui et Booh-Booh ont discuté de
ce problème de façon polie. 21
Interrogé par Colette Braeckman, Booh-Booh rapporte ainsi sa rencontre avec Bagosora :
À la demande de Dallaire, j’ai reçu le colonel Bagosora et j’ai senti qu’il s’agissait d’un coup d’État.
Bagosora n’était pas paniqué, il semblait en pleine possession de son autorité. Il m’a dit qu’une équipe
militaire avait été mise en place mais je lui ai répondu qu’elle ne serait jamais reconnue à l’extérieur et
L. Marchal [135, p. 303].
TPIR, Case No. ICTR-98-41-T, Judgement and sentence, 18 December 2008, section 723, p. 183.
18 F. Reyntjens [182, p. 52].
19 Booh-Booh a été informé de l’attentat par Enoch Ruhigira qui « a supplié la MINUAR de venir porter secours au
président en danger dans son Falcon 50. » Il reproche à Dallaire de ne pas l’avoir informé des événements avant 23 h [43,
pp. 144-146, 151].
20 F. Reyntjens [182, p. 54].
21 R. Dallaire [72, p. 296].
16
17
534
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
que les institutions prévues par les accords d’Arusha demeuraient en place, dont le Premier ministre
Mme Uwilingiyimana. Bagosora, s’échauffant, élevant la voix, a rétorqué que cette femme était rejetée
par tout le monde, même par ceux de son clan. 22
Dans son livre, Booh-Booh résume ainsi la conversation avec Bagosora :
Le colonel Bagosora m’a confirmé la mort du chef de l’État et m’a informé de la mise en place
d’un comité militaire pour diriger provisoirement le pays. Je lui ai demandé si cela signifiait qu’il y
avait eu un coup d’État. Le colonel Bagosora a rejeté énergiquement toute idée de coup d’État ; il a
ajouté que le but des officiers était de calmer et de rassurer la population après la mort du Président
et de faire exécuter l’Accord de paix d’Arusha.
Pendant que le comité militaire rassurera le peuple a-t-il précisé, vous pouvez poursuivre vos
efforts de rapprochement des leaders politiques afin de mettre les institutions de la transition en
place le plus tôt possible. Le colonel Bagosora était convaincu qu’avec 35 000 hommes, l’armée était
plus représentative pour gérer le pays que ces petits partis politiques qui avaient bloqué l’exécution
de l’accord de paix.
J’ai répondu net que ce schéma des militaires rwandais était contraire au mandat de la MINUAR
et qu’il fallait que ces derniers prennent plutôt contact avec la Première ministre qui était légalement
en fonction ainsi qu’avec les dirigeants du MRND qui devaient désigner le président de la République
dans leurs rangs en vertu de l’accord de paix d’Arusha.
J’ai suggéré également que les militaires puissent consulter les ambassadeurs observateurs de
l’accord de paix. Le général Dallaire a appuyé ma position et a ajouté que dans tous les pays démocratiques, les militaires obéissent aux ordres des civils et non l’inverse... sauf que, jusque-là, il n’avait
pas l’air de vouloir obéir aux miens. 23
Le colonel Bagosora a accepté de rencontrer les responsables du MRND et les observateurs de
l’accord. Par contre il a dit avec énergie que jamais les militaires ne prendraient contact avec madame
la Première ministre qui avait été rejetée par l’armée, les membres de son propre gouvernement et
par le peuple rwandais. 24
La teneur des échanges entre Booh-Booh et Bagosora est confirmée telle que la rapporte Booh-Booh
dans un courriel de Prudence Bushnell en date du 6 avril. 25
Selon Gérard Prunier, Bagosora aurait dit à Booh-Booh « c’est un putsch » :
« Ne vous inquiétez pas, c’est un putsch, mais nous avons la situation bien en mains. Nous réussirons à sauver la situation, mais il faut rappeler le Colonel Rwagafilita et le Colonel Serubuga dans
l’armée active pour m’aider à gérer la situation ». 26
Prunier tient cette information de Faustin Twagiramungu qu’il rencontre le 24 mai 1994. La Mission
d’information parlementaire cite cette phrase et ajoute que Booh-Booh n’a pas confirmé ces propos. 27 Il
semblerait que Bagosora n’ait pas dit cette phrase puisque, selon Booh-Booh, il dément qu’il s’agisse d’un
coup d’État. Mais la relation de Booh-Booh peut-être un habillage a posteriori conçu en concertation
avec les autorités françaises pour masquer le coup d’État. Mais nous avons, ici réunies, toutes les preuves
qu’il s’agit d’une tentative de coup d’État militaire car les officiers supérieurs, représentés par Bagosora,
refusent de reconnaître l’autorité légale et prétendent diriger le pays. Le rappel des colonels Serubuga et
Rwagafilita n’est pas confirmé par d’autres sources. 28
M. Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général (RSSG), informe par téléphone des ambassadeurs, l’ambassadeur de France entre autres, de l’évolution de la situation :
Après la réunion de crise à 23 h 30 également, au cours d’une réunion distincte avec le général
Dallaire et le représentant spécial des Nations unies, M. Booh-Booh, le colonel Bagosora a continué
à s’opposer opiniâtrement à cette initiative [visant à faire prendre la parole à la Première ministre,
Mme Agathe Uwilingiyimana, sur Radio Rwanda] : « [...] Le colonel Bagosora refusa de manière
inflexible. Le RSSG informa téléphoniquement les ambassadeurs des États-Unis, de Belgique et de
Colette Braeckman, Dallaire n’a pas joué son rôle, Le Soir, 15 avril 2004.
Le civil Booh-Booh semble reprocher ici au militaire Dallaire de ne pas lui obéir.
24 J.-R. Booh-Booh [43, p. 146]. Assistent à l’entretien Moctar Gueye, porte-parole adjoint de la MINUAR et Gilbert
Ngijol, assistant du représentant spécial Booh-Booh.
25 Voir section 7.25.9 page 482.
26 G. Prunier [175, p. 270].
27 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 215].
28 Selon Reyntjens, le colonel Serubuga appelle Bagosora à l’état-major pour proposer ses services ainsi que ceux de
Rwagafilita. Cf. F. Reyntjens [182, p. 52].
22
23
535
9.3. LES MASSACRES COMMENCENT DANS LA NUIT DU 6 AU 7
France de l’évolution de la situation et programma une réunion avec le colonel Bagosora ». Cette
réunion, dont l’objectif était clairement de convaincre le colonel Bagosora de ne plus s’opposer à cette
initiative, devait se poursuivre le jour suivant à 9 heures du matin. Cette réunion n’aura cependant
jamais lieu. 29
Le Département d’État à Washington est bien informé, par Booh-Booh et l’ambassadeur US à Kigali,
David Rawson, d’une tentative de coup d’État militaire :
An armed forces delegation told UN special envoy Booh Booh that the military intended to take
over power temporarily. Booh Booh encouraged the delegation to work with existing authorities and
within the framework of Arusha accords ; however, the military was very resistant to working with
the current (interim) Prime Minister, Agathe Uwilingiyimana. The delegation is to meet with Booh
Booh and Western diplomats at the U. S. Ambassador’s residence tomorrow morning at 9:00 AM.
The military assured Booh Booh that forces will remain in the barracks. 30
Un télégramme d’une substance analogue a dû être envoyé par Marlaud à Paris. Cependant, la Mission
d’information parlementaire ne le publie pas. Cela aurait conduit à reconnaître qu’il y a eu un coup d’État
et que la France a collaboré avec ses auteurs.
9.3
Les massacres commencent dans la nuit du 6 au 7
Pendant que les chefs de la MINUAR, invités à la réunion à l’état-major, se laissent aller à l’illusion
que la situation va rester sous contrôle, bien que des Casques-bleus soient arrêtés ou bloqués, la garde
présidentielle et d’autres unités comme le bataillon paras-commando établissent des barrages aux points
routiers névralgiques et commencent à tuer dès le 6 avril à 21 heures. 31 La garde présidentielle va chercher
les personnalités de la mouvance présidentielle et les met à l’abri dans son camp de Kimihurura. 32
Après être retourné avec Dallaire à l’état-major faire son compte rendu au « comité de crise », Bagosora
retourne au ministère de la Défense, où il donne vraisemblablement l’ordre d’établir des barrages sur les
routes et de déclencher les opérations de massacre aux troupes d’élite, garde présidentielle, bataillon
de reconnaissance, bataillon paras-commando et aux milices. Il aurait donné l’ordre d’assassiner des
responsables politiques, en premier lieu le Premier ministre, madame Agathe Uwilingiyimana.
Filip Reyntjens décrit ce qu’il appelle « le second parcours du colonel Bagosora » après qu’il ait quitté
l’état-major vers 2 h du matin. 33 Le commandant effectif de la garde présidentielle, le colonel Sagatwa,
étant mort dans l’attentat, Reyntjens estime que c’est Bagosora qui le remplace, le major Protais Mpiranya
étant surtout un exécutant.
Bagosora dispose d’un réseau de communication parallèle qui le relie à la garde présidentielle, au
bataillon paras-commando et au bataillon de reconnaissance. 34 Marcel Gatsinzi et Jean Turatsinze témoignent dans les mêmes termes sur l’existence de ce réseau. 35
29 Réponse écrite de Dallaire à la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.5.2.1,
p. 420]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
30 Courriel de Prudence Bushnell au secrétaire d’État sous couvert de M. Tarnoff, 6 avril 1994. Une autre date, Thursday
04/07/94 10:11, est indiquée [83, Document 1]. http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB119/Rw1.pdf Traduction
de l’auteur : Une délégation des forces armées a déclaré au représentant spécial Booh-Booh que les militaires avaient
l’intention de prendre le pouvoir temporairement. Booh-Booh a incité la délégation à travailler avec les autorités existantes
et dans le cadre des Accords d’Arusha ; cependant, les militaires répugnent à collaborer avec l’actuel Premier ministre (par
intérim), Agathe Uwilingiyimana. La délégation doit rencontrer Booh-Booh et les diplomates occidentaux à la résidence de
l’ambassadeur U.S. demain à 9 h. Les militaires ont assuré à Booh-Booh que les troupes resteraient dans leurs casernes.
31 Les massacres commencent dans la demi-heure qui suit l’attentat, voir section 7.13.13 page 380. Un massacre systématique des Tutsi commence dans la zone Kanombe-Masaka durant la nuit du 6 au 7, voir section 7.13.14 page 384.
32 Voir section 7.13.16 page 387.
33 F. Reyntjens [182, p. 56].
34 F. Reyntjens [182, p. 57] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 221]. Les juges du TPIR ont discuté du caractère
secret de ce réseau et des unités qu’il permettait de joindre. Une chose est certaine, plusieurs témoins ont vu Bagosora avec
deux Motorola et il a confié lui-même qu’il était en communication directe avec l’officier de permanence au camp de la
garde présidentielle à Kimihurura. Cf. TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze,
Anatole Nsengiyumva, Case No. ICTR-98-41-T, 18 December 2008, p. 246.
35 Audition du Général Marcel Gatsinzi dans le cadre de la commission rogatoire internationale du juge d’instruction
Damien Vandermeersch, Kigali, le 16 juin 1995 ; audition de Jean Turatsinze à Kigali, le 9 octobre 1995, dans le cadre de
la commission rogatoire internationale du juge Damien Vandermeersch, PV no 0370 Dossier no 57/95. Cf. Rapport Mutsinzi
d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, pp. 126-127].
536
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
Des témoins au TPIR confirment le rôle de Bagosora. 36 L’autorité qu’avait le colonel Bagosora sur
la garde présidentielle est démontrée par le général Dallaire. Il rapporte qu’en allant avec Bagosora chez
Booh-Booh, ils ont été arrêtés par un contrôle de la garde présidentielle et que le sous-officier de la GP
s’est mis au garde-à-vous quand Bagosora, à l’arrière de la voiture l’a apostrophé. « Bagosora pouvait
bien protester qu’il n’avait aucun contrôle sur la garde présidentielle, apparemment, il n’en était rien »,
écrit Dallaire. 37
Des ordres de tuer des personnalités auraient aussi été donnés par la famille Habyarimana au major
Protais Mpiranya. 38 Il est possible que les colonels Serubuga et Rwagafilita en liaison avec Bagosora aient
donné aussi des ordres de déclenchement des massacres.
À l’issue de la réunion des officiers qui s’est tenue à l’ESM le 7 vers 10 h 15, le colonel Bagosora
aurait dit, selon un témoin, à un groupe d’officier comprenant le lieutenant-colonel Nkundiye, le major
Nzuwonemeye et le major Ntabakuze, « Muhere aruhande », ce qui signifie nettoyez systématiquement
d’un endroit à l’autre. 39
9.4
Le communiqué du Ministère de la Défense
Vers 5 h du matin, le 7 avril, la population de Kigali, celle qui a dormi en ignorant le terrible événement,
est brutalement réveillée par des tirs, des rafales d’armes de tout type. C’est le coup de départ d’une
gigantesque battue. 40 Vers 6 h 30, Radio Rwanda interrompt la diffusion de musique classique pour lire
le communiqué suivant :
Communiqué émanant du Ministère de la Défense
Le Ministre de la Défense a la profonde douleur d’annoncer au peuple Rwandais le décès inopiné
du Chef de l’État, Son Excellence le Général Major HABYARIMANA Juvénal survenu ce 6 Avril
vers 20h30 à KANOMBE, l’appareil qui le ramenait de Dar es-Salaam ayant été descendu par des
éléments non identifiés et dans des circonstances non encore élucidées.
A bord du même avion se trouvait Son Excellence Monsieur NTARYAMIRA Cyprien, Président
de la République du Burundi qui y a trouvé la mort avec deux de ses Ministres qui l’accompagnaient.
Le Chef d’État-Major de l’Armée Rwandaise le Général NSABIMANA Déogratias, l’Ambassadeur RENZAHO Juvénal, le Colonel SAGATWA Elie, le Dr AKINGENEYE Emmanuel et le Major
BAGARAGAZA et tous les membres de l’équipage ont aussi péri dans ce sinistre.
Le Ministre de la Défense demande au peuple Rwandais de ne pas céder au découragement suite
à ce douloureux événement et d’éviter tout acte pouvant porter atteinte à la sécurité publique.
Il demande spécialement aux Forces Armées de rester vigilantes, d’assurer la sécurité de la population et de garder le courage et la clairvoyance dont elles ont toujours fait preuve dans des moments
difficiles.
Il recommande également à la population de rester chez elle en attendant de nouvelles directives.
signé par ordre
Le directeur de Cabinet MINADEF
Colonel BEMS BAGOSORA Théoneste 41
Sous des apparences neutres, ce communiqué se révèle lourd de menaces. Il est fait au nom du ministre de la Défense, qui est absent. En temps normal, c’est le Premier ministre qui aurait dû faire ce
communiqué. À cette heure-là, l’accès à la radio lui est interdit. Le communiqué est signé par le colonel
Bagosora. Cela signifie qu’un coup d’État est en cours et que Bagosora en est à la tête. Ce communiqué
n’est en rien l’expression de l’ensemble des officiers réunis pendant la nuit à l’état-major. Il est rédigé par
le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, qui s’est révélé être partisan d’un coup d’État militaire. 42 La
phrase qui va glacer tous les Tutsi est celle qui invite la population à rester à la maison. Le cynisme du
communiqué apparaît dans l’appel au calme qu’il fait et dans la demande aux forces armées d’assurer la
sécurité de la population, alors que celles-ci sont précisément en train de tirailler partout. Les gens sont
L. Melvern [142, pp. 144, 163, 165].
R. Dallaire [72, p. 295].
38 Voir le témoignage de Michel Bagaragaza section 7.13.13 page 383 et celui de Jean Birara section 7.25.3 page 475.
39 F. Reyntjens ; L. Melvern [142, p. 156].
40 Joseph Ngarambe, La mise en œuvre du génocide rwandais, R. Verdier et al. [212, p. 10].
41 F. Reyntjens [182, p. 129]. En note : il s’agit du communiqué rédigé dans la nuit du 6-7 avril 1994 par le lieutenant-colonel
Kayumba et lu à la radio à partir de 6.30 heures. http://francegenocidetutsi.org/CommuniqueMinDef6-7avril1994.pdf
42 F. Reyntjens [182, p. 53].
36
37
537
9.5. LA FRANCE EST INFORMÉE DU COUP D’ÉTAT
terrés chez eux, cachés sous leur lit. Cela leur rappelle la fausse attaque de la nuit du 4 au 5 octobre 1990
et la vague d’arrestations qui a suivi. 43 Commander aux gens de rester chez eux, c’est exprimer la gravité
de la situation. Mais c’est surtout, comme on va le voir, une condition pour que l’opération d’assassinat
des personnes dont les noms sont inscrits sur les listes de personnes à éliminer (ou à contacter comme il
est écrit de manière plus innocente) puisse être exécutée avec célérité.
Le 7 à 7 h du matin, Luc Marchal est, selon Linda Melvern, prévenu par le lieutenant-colonel Bavugamenshi 44 que l’élimination des opposants politiques a commencé :
At 7 a.m. Marchal met with a senior gendarmerie officer, lieutenant-colonel Innocent Bavugamenshi, who had sought him out to tell him that a systematic search and kill operation was under
way aimed at opposition politicians. In the night Bavugamenshi had heard that the administrative
head of the Ministry of Foreign Affairs, Déo Havugimana, had been killed. [...] Bavugamenshi was
the head of the gendarmes responsible for the safety of the other political leaders and he immediately tried to organize gendarmes to protect the opposition politicians left behind, but because of the
lack of adequate equipment he could not locate the commander of the gendarmes, General Augustin
Ndindiliyimana. 45
Luc Marchal ne semble pas réagir à cette annonce de massacres. Pourtant, 16 de ses Casques-bleus
belges sont prisonniers à Kanombe depuis le 6 à 21 h et, dans la nuit, l’équipe qu’il a envoyée sur les lieux
du crash à Kanombe a été refoulée. Il n’envoie pas d’ordre à ses subordonnés pour qu’au minimum ils se
défendent. Il répétera qu’il n’a pas cru en un coup d’État.
Certes, comme le général Dallaire, il n’a pas dû dormir. Celui-ci reçoit des appels angoissés très tôt le
matin comme celui de sa compatriote Hélène Pinsky, épouse de Landoald Ndasingwa. 46 Alors qu’il sait
que nombre de personnalités dont le Premier ministre sont menacées de mort ou déjà tuées, Dallaire quitte
son poste de commandement pour aller palabrer à une réunion présidée par Bagosora, où il est obligé de
se rendre à pied. Booh-Booh, lui, attend un blindé de la MINUAR, qui n’arrivera pas, pour le mener à la
réunion chez l’ambassadeur des États-Unis. À la décharge de Dallaire, Iqbal Riza 47 à New York refuse de
modifier les règles d’engagement des troupes, donc refuse l’emploi de la force pour passer les barrages. 48
Le général Christian Quesnot déclarera à propos de Dallaire que « dans certains cas, l’honneur d’un
militaire était de savoir désobéir ». 49 Le général Christian Quesnot est malvenu pour donner des leçons
à Dallaire. Il faut reconnaître qu’il y a d’abord eu une défaillance politique au niveau de la MINUAR.
Nous ne savons pas ce qu’a fait M. Booh-Booh, le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU. Si
l’on se réfère à ses rapports, soit il ne comprend rien à ce qui se passe, hypothèse charitable, soit il est de
mèche avec les organisateurs du coup d’État. Par ailleurs, Dallaire ne s’entendait pas avec lui. Flanqué
d’un Marchal et d’un Booh-Booh, tous les deux inopérants pour empêcher les massacres, Dallaire a cru
bon d’aller négocier et a négligé de commander ses troupes.
9.5
La France est informée du coup d’État
Apprenant la mort du Président Habyarimana, survenue vers 20 h 30, par un appel téléphonique de M.
Enoch Ruhigira, directeur de cabinet du Président Habyarimana, l’ambassadeur de France, Jean-Michel
Marlaud, a indiqué devant la Mission d’information parlementaire « qu’il avait immédiatement informé
Joseph Ngarambe, La mise en œuvre du génocide rwandais, R. Verdier et al. [212, p. 11].
Innocent Bavugamenshi, lieutenant-colonel de gendarmerie, a empêché le massacre au camp de Nyarushishi le 23 juin.
Il est décédé peu après le génocide.
45 Interview du colonel Marchal, décembre 1999. Cf. Linda Melvern [140, p. 121]. Traduction de l’auteur : À 7 h du matin,
Marchal rencontra un officier supérieur de gendarmerie, le lieutenant-colonel Innocent Bavugamenshi, qui le cherchait pour
lui dire qu’une opération systématique de recherche et d’élimination des politiciens de l’opposition était en cours. Dans la
nuit Bavugamenshi avait appris que le responsable administratif du ministère des Affaires étrangères, Déo Havugimana,
avait été tué. [...] Bavugamenshi commandait les gendarmes chargés de la sécurité des leaders de l’opposition et il a essayé
aussitôt d’organiser cette protection, mais à cause du manque d’équipement adéquat, il n’a pas pu localiser le commandant
de la gendarmerie, le général Augustin Ndindiliyimana.
46 R. Dallaire [72, p. 302].
47 Iqbal Riza, diplomate pakistanais, secrétaire général adjoint au département des opérations de maintien de la paix de
l’ONU (DOMP).
48 R. Dallaire [72, p. 303].
49 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 346].
43
44
538
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et qu’en l’absence du colonel Bernard Cussac, il
avait, sur place, averti les militaires français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux ». 50
L’ambassadeur Marlaud reçoit, très peu de temps après l’appel d’Enoch Ruhigira, « un autre appel
téléphonique d’un membre de la famille du Président Habyarimana qui croyait à une attaque contre la
résidence ». 51
Ensuite, Marlaud se rend de sa résidence à l’ambassade. Il éprouve des difficultés à passer les nombreux
barrages « qui avaient été érigés rapidement en différents endroits de Kigali ». De l’ambassade, il confirme
vers 22 h, par un télégramme à Paris, l’attentat contre le Président Habyarimana. 52 Nous notons au
passage que des barrages sont érigés avant 22 h dans le centre de Kigali, ce qui est un indice qu’un coup
d’État est en marche.
Des officiers français sont présents à la réunion à l’état-major des FAR dans la nuit du 6 au 7 :
[Le 7 avril vers 1 h du matin] Dallaire, pour sa part, a raccompagné Bagosora à l’État-major,
où il retrouve des officiers français du DAMI déjà présents avant son départ chez Booh-Booh, venus
s’enquérir sur les possibilités d’une enquête portant sur le crash de l’avion. 53
Cette visite à l’état-major des FAR est confirmée par un compte rendu du lieutenant-colonel Maurin
lui-même :
Mercredi 6/04
. 24h00 Visite du L/C MAURIN à l’EM/AR pour un premier point de situation. 54
Le général Dallaire confirme cette présence à l’état-major des FAR peu après minuit d’officiers français,
qui, en présence de conseillers militaires belges, « ont insisté pour que l’on procède immédiatement à
l’enquête sur les causes de l’écrasement de l’avion. » Les Français lui ont dit qu’« à Bangui, en République
Centrafricaine, [ils] possédaient des spécialistes chargés d’analyser les accidents d’avions, qui pouvaient
arriver dans les douze heures suivantes. » Dallaire refuse l’offre. 55
Le lieutenant-colonel Maurin n’a pas dû discuter que de l’attentat avec les officiers supérieurs rwandais,
il a aussi écouté ce qui se disait. S’il ne le savait pas déjà, il a appris que les militaires rejettent l’autorité
d’Agathe Uwilingiyimana donc qu’ils commencent un coup d’État. Il met sans doute l’ambassadeur
Marlaud au courant, donc Paris. De même qu’il a appelé l’ambassadeur Rawson, le représentant spécial,
Jacques-Roger Booh-Booh, a appelé Marlaud, le 7 entre 0 h et 2 h du matin, et l’a informé d’une prise
de pouvoir temporaire des militaires. Que fait alors la France pour sauver le Premier ministre rwandais ?
L’ambassadeur Marlaud reçoit le lendemain matin, 7 avril, deux appels de M. Faustin Twagiramungu,
Premier ministre pressenti pour le GTBE, 56 qui appelle au secours et lui dit que « des hommes de la garde
présidentielle raflaient, enlevaient ou assassinaient des ministres désignés pour constituer le futur Gouvernement ». Marlaud dit avoir alerté M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire
général des Nations Unies, qui a demandé à la MINUAR d’aller chercher M. Faustin Twagiramungu. 57
Marlaud ne dit pas qu’il a pris contact avec les autorités légales, le gouvernement rwandais, en premier
lieu avec Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre. Marlaud sait pourtant que celle-ci est en danger,
alors qu’elle réside à moins de cinq cents mètres de l’ambassade de France. 58
En fait, à la suite de la mort du Président Habyarimana, la France ne reconnaît pas l’autorité du
gouvernement en place, ainsi que l’écrit Bruno Delaye, conseiller à la présidence de la République pour
les Affaires africaines, dans une note du lendemain, 7 avril, à François Mitterrand :
A Kigali, la garde présidentielle s’est lancée dans la chasse aux opposants. Des informations non
encore confirmées font état d’arrestations de personnalités, hutues ou tutsies, adversaires politiques
du président Habyarimana. Un affrontement entre l’armée rwandaise et le FPR paraît inévitable.
L’intérieur du pays serait pour l’instant calme.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 294-295].
Ibidem p. 295.
52 Ibidem.
53 F. Reyntjens [182, p. 55].
54 Compte rendu du Colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
55 Roméo Dallaire [72, p. 294]. Voir la citation complète section 7.13.8 page 371.
56 GTBE : Gouvernement de transition à base élargie, défini par les accords de paix d’Arusha d’août 1993.
57 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 295].
58 Voir le plan de Kigali figure 9.1 page 542. Voir aussi L. Marchal [135, p. 332].
50
51
539
9.6. LA FRANCE LAISSE ASSASSINER LES PARTISANS DE L’ACCORD DE PAIX
Les institutions de transition n’ayant pas encore pu être mises en place, la mort du président laisse
le pays sans aucune autorité reconnue (le gouvernement et le parlement n’ont pas été installés). On
craint un coup d’État militaire. 59
Autrement dit, la France ne reconnaît pas le gouvernement en place et l’autorité du Premier ministre
Agathe Uwilingiyimana. 60
Date
Lieu
Objet
Sources
6/4, 21 h
EM FAR
Nomination CEM FAR ;
rejet du Premier ministre
Agathe
Reyntjens [182, p. 52] ; Dallaire [72,
p. 292] ; Marchal [135, p. 219] ; Ndindiliyimana, Rapport à la commission
belge, p. 24 ; L. Melvern [142, p. 137]
7/4, 10 h 15
Amphi ESM
Création du Comité de
crise
Reyntjens [182, p. 80] ; Dallaire [72,
p. 308] ; L. Melvern [140, p. 123] ; A.
Cyiza [201, 1-611/9 - 1997/1998, p. 7] ;
L. Melvern [142, p. 154]
7/4, 19 h
ESM
2e réunion CC, Bagosora
est absent
Reyntjens [182, p. 83] ; Dallaire [72,
p. 326] (à l’EM FAR) ; L. Melvern [142,
p. 161] (Bagosora présent)
8/4, 8 h
ESM
Conflit avec Bagosora qui
quitte la réunion
Reyntjens [182, p. 85] ; Ndindiliyimana,
ibidem, p. 30 ; L. Melvern [142, p. 172]
8/4, 14 h
ESM
Réunion commune du CC
et des partis
L. Melvern [142, p. 173]
8/4, 17 h 30
ESM
Présentation du gouver-
Reyntjens [182, p. 91]
ou 19 h
nement au CC
Table 9.1 – Les réunions du « Comité de crise » (CC)
9.6
La France ne se formalise pas de l’assassinat des personnalités politiques favorables à l’accord de paix
Dès 22 h 30, le 6 avril, les politiciens de la mouvance présidentielle habitant dans le quartier de
Kimihurura sont mis à l’abri par des gendarmes dans des camps militaires. 61 Le coup d’État est donc
déjà en route.
Le 7 au matin vers 7 h, l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud reçoit un appel de la fille du président
Habyarimana « demandant expressément la protection de la France ». Deux autres appels de Faustin
Twagiramungu, Premier ministre pressenti pour le GTBE, lui apprennent que des soldats de la Garde
présidentielle enlèvent et assassinent les ministres du futur gouvernement à base élargie et que Twagiramungu, lui-même, est menacé :
Celui-ci [Faustin Twagiramungu] signalait, dans un premier temps, que des hommes de la garde
présidentielle raflaient, enlevaient ou assassinaient des ministres désignés pour constituer le futur
59 Bruno Delaye, Note du 7 avril à l’intention de monsieur le Président de la République. Objet : Attentat contre
les Présidents du Rwanda et du Burundi. Le texte en gras figure dans l’original. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye7avril1994.pdf
60 Soulignons ici la convergence de vue de la France avec le colonel Bagosora qui déclare à son procès qu’Agathe Uwilingiyimana n’était pas « l’homme de la situation » parce qu’elle est commanditaire ou complice présumée de l’attentat contre
l’avion présidentiel, qu’elle était alliée au FPR et qu’elle n’a pas été capable de réunir son gouvernement depuis janvier
1994. Cf. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du 7 novembre 2005.
61 F. Reyntjens [182, p. 63]. La source de Reyntjens est le journal de campagne du 2e bataillon commando.
540
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
Gouvernement ; puis quelques instants plus tard, annonçait que sa vie était menacée et que, recherché par la garde présidentielle qui voulait l’assassiner, il ne pouvait plus rester chez un Américain,
demeurant à proximité de son domicile, auprès de qui il avait temporairement trouvé refuge. 62
L’ambassadeur Marlaud appelle Booh-Booh, qui demande à la MINUAR de protéger Faustin Twagiramungu. 63 Il ne lui propose pas de se réfugier à l’ambassade. Faustin Twagiramungu sera effectivement
évacué au quartier général de la MINUAR par un blindé APC du contingent bengali. 64 De même, aucun
ministre d’opposition ne vient se réfugier à l’ambassade de France. 65
Ce matin du 7 avril, la majorité des personnalités hutu opposées à Habyarimana sont assassinées par
la garde présidentielle, des éléments des bataillons paras-commando et de reconnaissance et les milices.
Il s’agit de « purges ministérielles », comme l’entend dire le lieutenant Lotin devant la maison d’Agathe
Uwilingiyimana, Premier ministre. 66
En particulier, sont assassinés :
— Le Premier ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana.
— Frédéric Nzamurambaho, ministre de l’Agriculture, président du PSD, pressenti comme ministre
de l’Agriculture du GTBE. 67
— Félicien Ngango, vice-président du PSD, candidat à la présidence de l’Assemblée de transition. 68
— Théoneste Gafaranga, vice-président du PSD. 69
— Landoald Ndasingwa du PL, ministre du Travail et des Affaires sociales, 70 pressenti comme ministre du Travail et des Affaires Sociales du GTBE et candidat à la présidence de l’Assemblée de
transition.
— Faustin Rucogoza, ministre de l’Information. 71
— Joseph Kavaruganda, président de la Cour constitutionnelle. Il aurait dû recueillir la prestation de
serment des nouvelles autorités. 72 Son bureau avait été cambriolé par des membres de la CDR. Il
est tué par des gardes présidentiels sous les ordres du capitaine Kabera qui cernaient le quartier
et ont désarmé les cinq soldats ghanéens de la MINUAR chargés de le protéger. 73
L’assassinat de Joseph Kavaruganda, d’Agathe Uwilingiyimana, de Landoald Ndasingwa, de Frédéric
Nzamurambaho, la poursuite d’autres personnalités comme le Premier ministre pressenti, Faustin Twagiramungu, ont clairement pour but d’empêcher l’application des Accords d’Arusha, de créer un vide
institutionnel et de permettre la prise de pouvoir par les extrémistes.
Jean-Michel Marlaud, ibidem, p. 295.
Twagiramungu déclare : « J’ai d’abord contacté un ambassadeur qui m’a dit de me débrouiller tout seul ». Il admet ensuite que cet ambassadeur est l’ambassadeur de France. C’est l’ambassadeur des USA, D. Rawson, qui, selon
Twagiramungu, a demandé à Dallaire d’envoyer un blindé APC pour l’évacuer. Ce blindé l’a amené au QG de la MINUAR. Cf. Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-64, 30 mai 1997, p. 608].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition30mai1997Twagiramungu.pdf#page=18
64 F. Reyntjens [182, p. 63] ; R. Dallaire [72, pp. 317, 350].
65 La seule personnalité politique modérée à pouvoir se réfugier à l’ambassade est Joseph Ngarambe du PSD.
66 – 8 h 17 « Je refusez ? mission – on me dit que serait les purges ministérielles. Les gens VK ne bougent pas –
essayez de voir pour prendre posit DEF. Je ne sais pas si je peux attendre en BELGIQUE ». Cf. Commission d’enquête
parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.5.2.3, p. 436] (copie verbatim). http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf
67 Linda Melvern [141, pp. 142-143, 149].
68 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 225].
69 Selon Article 19, Théoneste Gafaranga est tué par des miliciens le 16 avril, quelques heures après que Radio RTLM ait
dénoncé sa présence à Rugenge (Kigali). Cf. Article 19, Broadcasting Genocide : Censorship, propaganda & state-sponsored
violence in Rwanda 1990-1994, p. 76. http://www.article19.org/pdfs/publications/rwanda-broadcasting-genocide.
pdf. Marc Rugenera, ministre des Finances, Joseph Ngarambe, réfugié à l’ambassade de France, et Sylvestre Rwibajige sont
parmi les rares membres du PSD à échapper à la mort. Cf. G. Prunier [175, p. 276].
70 Landoald Ndasingwa est assassiné avec son épouse Hélène, d’origine canadienne, et leurs enfants. Leur restaurant
« Chez Lando » est incendié. Cf. R. Dallaire [72, p. 302].
71 Faustin Rucogoza, membre de la branche du MDR opposée à Habyarimana, ministre de l’Information. Il avait menacé
de suspendre la RTLM si elle ne changeait pas de discours. Mais Habyarimana était intervenu en faveur de la RTLM. Cf.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 80].
72 En février, RTLM avait désigné Kavaruganda comme « un des plus grands complices du FPR », ajoutant « nous devons
nous en débarrasser ». Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 225].
73 Annonciata Kavaruganda, Joseph Kavaruganda, Président de la Cour de Cassation et de la Cour Constitutionnelle a
été assassiné le 7 avril 1994, 2 juillet 1995. http://francegenocidetutsi.org/KavarugandaAssassinat2juillet1995.pdf ;
Linda Melvern [141, pp. 142-143, 149].
62
63
541
9.6. LA FRANCE LAISSE ASSASSINER LES PARTISANS DE L’ACCORD DE PAIX
Figure 9.1 – Plan de Kigali centre établi par KIBAT. Les barrières des FAR le 7 avril au matin sont
indiquées par deux traits. Les libellés « Ambassade de France » et « Avenue Paul VI » sont ajoutés par
nous. 2 : Hôtel Mille collines. USA : Ambassade des USA et ministère de la Défense. RR : Radio Rwanda.
Agathe : Résidence du Premier ministre. VITAMINE : Détachement médical de Kibat près de la maison
d’un pilote du Falcon. Camp : Camp militaire Kigali et État-major des FAR. ESM : École supérieure
militaire. RO : Nonce apostolique. Source : A. Goffin, Rwanda, 7 avril 1994 : 10 commandos vont mourir
542
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
9.7
L’assassinat du Premier ministre
Dans la nuit du 6 au 7 avril, le colonel Bagosora a clairement refusé de reconnaître l’autorité du Premier
ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, 74 devant le général Dallaire, lors de la réunion à l’état-major des
FAR au camp Kigali et lors de l’entrevue avec M. Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général
de l’ONU. Tout a été fait ensuite pour qu’elle ne lance pas son appel à la radio nationale et qu’elle soit
assassinée.
Le major François-Xavier Nzuwonemeye, commandant le bataillon de reconnaissance, a vraisemblablement reçu des ordres de Bagosora pour neutraliser le Premier ministre :
Dans la nuit du 6 au 7 avril, le Major François-Xavier Nzuwonemeye a ordonné à certains de ses
soldats d’aller prêter main forte à la Garde Présidentielle pour assassiner le Premier Ministre. Dans la
matinée du 7 avril, lors d’un rassemblement, le Major François-Xavier Nzuwonemeye a donné l’ordre
à ses militaires de se débarrasser de « l’ennemi et ses complices ».
Le 7 avril au matin, sur instructions de ses supérieurs, le capitaine Innocent Sagahutu, officier
en second du Bataillon de Reconnaissance, 75 et ceci en présence du Major François-Xavier Nzuwonemeye, a ordonné aux militaires basés à la Radio Nationale d’empêcher le Premier ministre de
prononcer son discours à la Nation. Les militaires belges envoyés pour sécuriser les lieux ont été
menacés par les militaires de l’armée rwandaise et informés que le « Premier ministre ne travaillait
plus pour eux et qu’elle était en chômage ».
À la même occasion le capitaine Innocent Sagahutu a ordonné aux militaires basés à la résidence du
Président de la République située à Kiyovu et dirigés par l’adjudant Boniface Bizimungu d’empêcher
le Premier Ministre de quitter sa résidence. De fait, dès les premières heures du matin, la résidence
du Premier Ministre avait été encerclée et attaquée par des éléments de l’armée rwandaise. 76
Un militaire de Kanombe, officier du bataillon d’appui, a entendu Sagahutu donner l’ordre, sur le
réseau de communication radio de l’armée, entre 5 h et 6 h du matin, d’empêcher Agathe d’intervenir à
la radio et de tirer éventuellement sur les Casques-bleus :
J’ai... me suis mis sur la fréquence du bataillon de reconnaissance, et j’ai remarqué que eux
menaient des opérations, – parce que nous connaissions les indicatifs de leur commandant – , et
j’ai constaté que Sagahutu était en train de parler à ses militaires qui « devraient » se trouver aux
environs de l’École supérieure militaire, d’après leurs conversations. Et de par leurs conversations, j’ai
entendu le... Sagahutu dire : « Empêchez... Faites tout ce qui est possible pour empêcher cette femme
d’aller faire une intervention à la radio. » Et j’ai entendu, un, parmi les chefs des véhicules blindés,
lui demander ce qu’on devait faire au cas où les personnes qui assuraient la sécurité de cette femme
venaient à offrir une certaine résistance, et Sagahutu a répondu : « Vous êtes plus armés qu’eux,
parce que vous avez des véhicules blindés ; et s’ils opposent une certaine résistance, tirez sur eux. » 77
La neutralisation du Premier ministre est un objectif convenu entre plusieurs officiers supérieurs dont
le lieutenant-colonel Kayumba 78 :
Le 7 avril 1994, aux premières heures de la matinée, l’officier de permanence à l’État-major de
l’Armée Rwandaise, le Major Kayumba, a été informé de ce que des coups de feu avaient été entendus
près de la résidence du Premier Ministre. Il a déclaré à son interlocuteur qu’il était au courant de la
situation et que « c’est nous qui voulons empêcher le PM d’aller à la radio. » 79
Monique Mas, journaliste à RFI, appelle Agathe Uwilingiyimana au téléphone 80 :
74 Mme Agathe Uwilingiyimana était pressentie de plus comme ministre de l’Enseignement primaire et secondaire dans
le GTBE. Cf. A. Guichaoua [98, pp. 757-758].
75 Le capitaine Innocent Sagahutu est diplômé de l’école supérieure d’application de l’arme blindée de Saumur. Cf. Didier
Patry [165, p. 67].
76 Le Procureur du Tribunal contre Augustin Bizimungu..., Acte d’accusation, TPIR-2000-56-I section 5.28, 5.29, 5.30,
p. 19. http://francegenocidetutsi.org/militaryIIfActeAccusation.pdf#page=19
77 Témoin XXJ, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, mercredi 14 avril 2004.
78 Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba séjournera à Paris fin avril. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, pp. 563-567]. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf Cyprien Kayumba résidait
en France en 2004. Cf. Emmanuel Chicon, Rwanda. Un déni de justice persistant, L’Humanité, 10 avril 2004. Il y était
encore en 2008.
79 Le Procureur du Tribunal contre Augustin Bizimungu..., Acte d’accusation, TPIR, ibidem section 5.4 ; TPIR, Acte
d’accusation du colonel Bagosora, ICTR 96-7-I, section 6.5. http://francegenocidetutsi.org/BagosoraAccusation.pdf
80 J.-R. Booh-Booh écrit qu’il a conseillé dans la nuit à Agathe Uwilingiyimana de contacter les grandes agences de presse
et les radios internationales [43, p. 150].
543
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
Jointe par téléphone vers 5 heures du matin, le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana exprime
sa difficulté à appréhender la situation. « Ils nous mitraillent », dit-elle. Sa famille s’abrite sous des
tables. « Il y a des Casques bleus dans l’enclos », dont elle se déclare incapable de savoir ce qu’ils font.
« J’ai appelé tous les militaires que je connais », poursuit-elle, en vain, certains ont raccroché sans
même lui répondre. Elle entrevoit un lien entre l’assassinat du président Habyarimana et l’agression
dont elle est l’objet. Elle pense pouvoir attribuer à l’armée tout ou partie des tirs qu’elle entend
dans le quartier. Elle souhaite se rendre à la Radio nationale pour appeler au calme et assurer aux
militaires que « les civils sont innocents de la mort du président Habyarimana ». 81
Un extrait de leur conversation est diffusé par RFI. Cette interview est rediffusée sur cette chaîne en
2004 :
À 7 h du matin, Monique Mas parvient à joindre par téléphone le Premier ministre.
Agathe Uwilingiyimana s’est réfugiée dans la maison d’un employé du PNUD sous la garde de 15
Casques-bleus, 10 belges et 5 ghanéens :
« On tire, on est terrorisé, on est à l’intérieur des maisons, on est couché par terre.
M. Mas : Est-ce que vous pouvez voir quelque chose depuis chez vous ?
– Non, on ne sort pas de la maison, depuis, maintenant il fait clair, on ne sort pas encore, on ne
peut pas sortir.
M. Mas : Il semblerait que vous êtes tout particulièrement visée.
– Je ne sais pas, j’entends des coups, est-ce que c’est tout près, est-ce que c’est un peu loin, en tout
cas ce sont des coups qui sont très durs. À mon avis nous sommes en train de subir les conséquences
de la mort du chef de l’État, je pense. »
Une heure après cette interview, Agathe sera exécutée avec son mari par des soldats des FAR. 82
Vénuste Kayimahe entend Agathe sur RFI le matin du 7 :
RFI et d’autres stations étrangères annoncèrent le début des massacres contre les Tutsi et les
assassinats des ministres et des politiciens de l’opposition... en les attribuant uniquement à la Garde
présidentielle. Nous entendîmes le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, dire à RFI qu’elle et sa
famille étaient cachées sous un lit pendant qu’on tirait sur leur maison, et qu’il serait injuste que des
gens paient pour la mort du Président qu’ils n’avaient pas tué. 83
M. Booh-Booh précise qu’il entend la diffusion de cet interview par RFI le 7 vers 6 heures. Agathe
Uwilingiyimana lui téléphone vers 7 heures et lui apprend que deux de ses ministres ont été enlevés. 84
Alison Des Forges rapporte dans quelles circonstances Mme Agathe Uwilingiyimana est tuée :
Lorsque quatre Jeeps de la MINUAR arrivèrent peu après cinq heures et demie dans la rue calme
et bordée d’arbres où se trouvait la résidence du Premier ministre, des soldats rwandais ouvrirent le
feu dans leur direction, endommageant immédiatement deux des quatre véhicules. Dans l’impossibilité
de se retirer, les soldats de la MINUAR et madame Uwilingiyimana attendirent en vain des renforts.
Cette dernière et son mari essayèrent vers huit heures et demie d’escalader un mur pour se rendre chez
leur voisine, une diplomate américaine. 85 N’y parvenant pas, ils se réfugièrent chez un autre voisin,
un employé des Nations unies. Les soldats rwandais capturèrent les quinze soldats de la MINUAR
qu’ils livrèrent vers neuf heures au camp militaire de Kigali situé à quelques centaines de mètres de
la résidence du Premier ministre. 86 [...]
Pendant que les responsables des forces armées rwandaises discutaient du prochain gouvernement,
en présence du commandant de la force de maintien de la paix des Nations unies, les soldats continuaient à chercher le Premier ministre dans le quartier situé juste de l’autre côté de la rue où se tenait
la réunion. Gaspard Hategekimana, le capitaine de la Garde Présidentielle, apparemment chargé de
M. Mas [139, p. 369].
David Servenay, Enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, RFI, 29 mars 2004. Les heures
données par Servenay sont fausses. Monique Mas appelle Agathe Uwilingiyimana à 5 h et non à 7. Celle-ci est assassinée
peu avant midi et non à 8 h.
83 V. Kayimahe [114, p. 153].
84 J.-R. Booh-Booh [43, p. 150].
85 Il s’agit de Joyce Leader de l’ambassade des États-Unis. Agathe Uwilingiyimana lui demande au téléphone de la cacher.
Un soldat de la MINUAR tente de faire passer Agathe par-dessus le mur séparant les deux propriétés. Finalement Agathe
va se réfugier au PNUD. Joyce Leader se rappelle « We heard her screaming and then, suddendly, after the gunfire, the
screaming stopped, and we heard people cheering. » Cf. Samantha Power [172, p. 332]. Traduction de l’auteur : Nous avons
entendu ses cris et puis, soudain, après les tirs, ils ont cessé, et nous avons entendu des gens pousser des hourras.
86 Les dix soldats belges de la MINUAR qui avaient été désarmés furent tués malgré des appels à l’aide et une résistance
désespérée.
81
82
544
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
trouver le Premier ministre, faisait des vérifications à toutes les barrières, mises en place depuis la
veille au soir. Peu avant midi, des soldats découvrirent le Premier ministre, qui s’était cachée. D’autres
soldats, qui entendirent des applaudissements et des cris de joie, comprirent qu’elle avait été capturée. Elle sortit rapidement et sans résister car elle voulait, semble-t-il, protéger ses enfants qui se
cachaient au même endroit. Elle tenta de persuader les soldats de l’emmener au camp de l’armée. Un
petit groupe, dont certains étaient originaires du sud du pays, était disposé à accepter. Les autres,
qui voulaient l’exécuter immédiatement refusèrent. Le capitaine Hategekimana serait arrivé et aurait
donné l’ordre de la tuer sur place. C’est un lieutenant de la gendarmerie, qui suivait une formation
pour devenir officier de police judiciaire, qui fit feu sur le Premier ministre, lui arrachant la partie
gauche du visage. 87
Une note déclassifiée de la CIA du 7 avril décrit brièvement l’assassinat du Premier ministre :
Military elements are also blamed for the subsequent killing of Prime minister Agathe Uwilingiyimana and the seizure and or killings of several other Rwandan cabinet officials including the senior
ranking Tutsi. The Prime Minister had attempted to reach the home of the US deputy chief of mission,
but fled when she heard gunfire in the area. She subsequently sought refuge in the UNDP headquarters, but presidential guard elements broke down the door and executed her, according Ambassador
Rawson. 88
Selon un officier chargé d’un secteur à côté de l’École supérieure militaire, le capitaine Hategekimana
dit que Agathe Uwilingiyimana a parlé sur une radio étrangère et qu’il ne faut pas la laisser s’échapper :
The witness also alleged that he had overheard a Captain Hategekimana exclaim that Prime
Minister Agathe Uwilingiyimana had spoken on a foreign radio station and that « she should not be
allowed to escape ». 89
Le Premier ministre se serait enfuie de son domicile vers 7 h 40 ou 8 h 30 et réfugiée au PNUD où
elle est découverte et tuée vers 11 h 45 :
D’après le carnet de veille du bataillon [belge de la MINUAR], la fuite du Premier ministre de son
domicile est signalée à 08 h 34 tandis que d’après des témoignages de volontaires des Nations unies,
cette fuite se situe à 07 h 40.
Mme Agathe prend la fuite en compagnie de gendarmes affectés à sa sécurité qui vont la cacher
dans la maison d’un voisin, M. Daff, volontaire de l’ONU. Elle y est découverte par des membres de
la garde présidentielle qui la ramènent à son domicile où elle sera tuée vers 11 h 45 ainsi que son
mari. 90
Selon M. Adama Daff, du PNUD, chez qui s’est réfugiée Agathe Uwilingiyimana, celle-ci est découverte
par les militaires rwandais vers 10 heures :
La maison de M. Daff, où s’est réfugiée Agathe Uwilingiyimana le matin du 7 avril, était située
sur le compound des Volontaires des Nations unies (V.N.U.), qui se trouve derrière la maison de
l’ancien Premier ministre. Ce compound comprend deux blocs de trois maisons, dont une seule avait
le téléphone. M. Daff a présenté à la mission sa version des événements qui se sont déroulés sur ce
compound le matin du 7 avril.
Vers 5 heures, les premiers bombardements ont commencé. Vers 7 heures, un militaire a expliqué
à M. Daff qu’il avait déposé les cinq enfants d’Agathe dans une des maisons V.N.U. Vers 7 h 30,
Agathe et son mari sont entrés dans la maison de M. Daff, qui leur a fait du café et qui a essayé de
87 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 222-224]. André Guichaoua fait aussi un récit de l’assassinat du Premier ministre
[98, pp. 694-696].
88 CIA, Spot Intelligence report, 8:45 EDT April 7, 1994, RWANDA/BURUNDI : Turmoil in Rwanda, http://www.gwu.
edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB119/Rw4.pdf. Traduction de l’auteur : Des militaires sont aussi accusés d’avoir ensuite tué
le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana et d’avoir enlevé et tué plusieurs personnalités politiques rwandaises dont des
responsables tutsi. Le Premier ministre a tenté de se réfugier dans la maison du premier conseiller de l’ambassade US, mais
s’est enfuie quand elle a entendu des tirs d’armes automatiques dans le voisinage. Elle a ensuite cherché refuge au quartier
général du PNUD, mais la garde présidentielle a forcé la porte et l’a exécutée, selon l’ambassadeur Rawson.
89 Audition du témoin AE au procès Militaires I au TPIR, Witness alleges that Bagosora chaired meeting to form new
government, Agence Hirondelle, 16 décembre 2003. Traduction de l’auteur : Le témoin affirme aussi qu’il a entendu un
certain capitaine Hategekimana dire que le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana avait parlé sur une radio étrangère et
qu’il « ne fallait pas lui permettre de s’échapper ».
90 Rapport de l’auditeur général près la Cour militaire belge, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
[201, 1-611/7, section 3.5.2, p. 404]. Notes : (farde 24, p. 115 à 148), (VII 138, 145 ; B 622, 650, 891 ; A 177).
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
545
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
les calmer. Vers 8 heures, tout le personnel V.N.U. et leurs familles ont fermé leurs maisons et se sont
regroupés dans la maison où il y avait un téléphone. Cette maison était attenante à la maison de M.
Daff. M. Daff a eu un contact avec le service de sécurité du P.N.U.D. Vers 10 heures, un militaire
excité est entré dans la maison pour demander à ce que toutes les maisons soient ouvertes ; deux
autres militaires restaient dehors. Le gardien de M. Daff a ouvert les maisons et les militaires ont
emmené Agathe et son mari. Vers 10 h 30, le général Dallaire est arrivé, accompagné d’un militaire
belge et d’un militaire sénégalais, M. Mbaye Ndiaye [Diagne]. Vers 10 h 45, Dallaire est parti avec le
Sénégalais ; le Belge est resté pendant encore environ 30 minutes. Vers 17 heures, M. Daff et les autres
habitants du compound ont été évacués par le militaire sénégalais, qui a pris le risque d’évacuer en
même temps les enfants d’Agathe. 91
En 2007, Adama Daff est entendu au procès de Bernard Ntuyahaga :
Fonctionnaire sénégalais du PNUD, Adama DAFF a été réveillé durant la nuit du 6 au 7 avril
par le bruit d’une rafale de mitraillette vers 5 h 00 du matin. Par la suite, des gendarmes rwandais
sont venus déposer le Premier Ministre Agathe UWILINGIYIMANA, son mari et ses enfants dans la
maison jumelle accolée à la sienne. Selon lui, le Premier Ministre et son mari s’attendaient clairement
à mourir, ils étaient très effrayés. Le reste du personnel présent dans les maisons PNUD s’est alors
regroupé et réfugié dans sa maison. Selon le témoin, vers 9 h 30, des militaires rwandais sont arrivés,
ont fouillé toutes les maisons. A ce moment, le personnel des Nations Unies s’était réfugié sous la
table de la salle à manger de sa maison, et ils étaient tous persuadés qu’ils allaient être fusillés
par les militaires rwandais. Mais ceux-ci ont emmené le Premier Ministre et son mari dans leur
maison. Ils ont clairement entendu Mme Agathe UWILINGIYIMANA crier « au secours ». Dix
minutes plus tard, l’employé de M. DAFF est venu le prévenir que les militaires avaient emmené
Mme UWILINGIYIMANA dans sa maison pour la tuer. Selon le témoin, il a rencontré le général
DALLAIRE vers 10 h 30 (ce qui contredit les déclarations de Petrus MAGGEN). Ils ont été évacués
plus tard dans la journée vers l’hôtel « Mille Collines », avec les enfants du Premier Ministre, bien
que les autorités de l’ONU s’opposaient à leur présence. 92
M. Willy Mpoyi, un autre habitant du complexe des Volontaires des Nations Unies, a rapporté ce
dont il fut témoin ce jour-là :
Vers 7 h 30 - 8 h : Remue-ménage au sein du compound, je sors de ma maison pour m’enquérir
de la situation, j’apprends que le Premier ministre est venu chercher refuge dans une des maisons du
compound, précisément dans la maison appartenant à M. Daff. Elle y est rejointe quelques instants
plus tard par son mari et ses 5 enfants, qui eux ont été placés dans une autre maison, appartenant à
M. Bampieng Maxime (...)
Vers 8 h 30 : je contacte par radio M. Lemoal, à qui j’annonce l’arrivée du Premier ministre au
compound et auprès de qui je demande la conduite à tenir. M. Lemoal s’inquiète de notre sécurité
et m’annonce qu’il va contacter New York pour l’informer et s’assurer de son soutien. M. Lemoal
m’annonce aussi qu’il s’engage à prévenir la MINUAR (...)
Vers 9 h 30 : j’ai recontacté M. Lemoal par radio et par téléphone pour signaler que les militaires
prenaient position devant le compound en nous menaçant de s’attaquer bientôt à nous.
10 h : irruption des militaires au compound, j’étais en contact téléphonique avec M. Lemoal à qui
je transmettais tout ce qui se passait. Plusieurs coups de feu sont tirés dehors, et nous sommes tous
couchés par terre au salon de Diakite, et 4 militaires font irruption en nous menaçant et en lançant
des ordres en Kinyarwanda (...) Ils ont fouillé rapidement la maison de Diakite, puis ont demandé les
clés des autres maisons qu’ils ont fouillées également, jusqu’à découvrir le Premier ministre. D’après
les gardiens, celle-ci sera entraînée à la frontière du compound et de sa parcelle où elle sera abattue
à plusieurs coups de fusil.
Vers 12 h 30 : le général Dallaire, accompagné d’un « casque bleu », observateur belge, arrivent.
Ils examinent ensemble les lieux, me posent plusieurs questions. Le Général laisse le « Casque-bleu »
et part « chercher des véhicules blindés pour nous tirer de là »
Vers 14 h 30 : le général Dallaire, revient avec un « Casque-bleu » observateur sénégalais. Il
explique que les militaires rwandais ne veulent pas les laisser franchir les barrières. Il laisse le « casque
91 Entretien de M. Philippe Mahoux, vice-président de la Commission d’enquête du Sénat belge, avec M. Adama Daff,
documentaliste au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 28 août 1997, Commission d’enquête
parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/9, p. 7]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf
92 Procès Ntuyahaga, Bruxelles, 24 mai 2007. Avocats sans frontières, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007 No 5,
page 7. http://francegenocidetutsi.org/Chronique5.pdf
546
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
bleu » sénégalais (sans armes) et repart avec le Belge. 93
Ces deux témoignages sont repris dans le rapport de la commission Carlsson :
Au cours de la matinée, le Premier ministre s’est enfuie de sa résidence en escaladant un mur et a
cherché refuge dans l’enceinte des Volontaires des Nations Unies (VNU) à Kigali. Selon un Volontaire
des Nations Unies qui était présent et assistait à la scène, le Premier ministre, son mari et cinq enfants
sont arrivés dans le complexe entre 7 h 30 et 8 heures (un peu plus tard selon le rapport adressé au
siège par la MINUAR). Le Premier ministre s’est réfugié dans une autre maison que sa famille. Les
VNU en ont informé M. Le Moal, responsable de la sécurité par intérim, à environ 8 h 30. Selon
le rapport de Dallaire au Siège, il a appelé Riza à 9 h 20 pour l’informer que la MINUAR devrait
peut-être utiliser la force pour sauver le Premier ministre. Riza a confirmé les règles d’engagement : la
MINUAR ne devait pas ouvrir le feu tant qu’on ne lui tirait pas dessus. Une escorte armée dépêchée
pour secourir le Premier ministre a été bloquée sur la route. De nouveau selon un témoin oculaire, à
environ 10 heures, des soldats rwandais ont pénétré dans le complexe des VNU alors que ces derniers
parlaient au téléphone avec le responsable de la sécurité, ont proféré des menaces et déclaré qu’ils
recherchaient une seule personne. Après avoir fouillé le complexe, les soldats ont fini par découvrir le
Premier ministre, et l’ont abattu après l’avoir emmené à l’écart. Selon le rapport des VNU, Dallaire
est arrivé dans l’enceinte à environ 12 h 30 et a promis de revenir avec des véhicules armés pour
évacuer les Volontaires des Nations Unies. 94
Un acte d’accusation du procureur du TPIR indique les unités d’où proviennent les militaires chargés
de liquider le Premier ministre :
Pendant que se déroulait la réunion [des officiers à l’ESM le 7 au matin], le Premier Ministre, Madame Agathe Uwilingiyimana était traquée, arrêtée, agressée sexuellement et tuée par des membres de
l’Armée Rwandaise, plus particulièrement ceux de la Garde Présidentielle qui relevaient du commandement du Major Protais Mpiranya du bataillon Para-Commando et de l’Escadron A du bataillon de
Reconnaissance dirigé par le Capitaine Innocent Sagahutu sous le commandement du Major Xavier
Nzuwonemeye. 95
Il souligne la responsabilité du capitaine Innocent Sagahutu, commandant en second le bataillon de
reconnaissance et de l’adjudant Boniface Bizimungu :
Toujours dans la matinée du 7 avril, l’Adjudant Bizimungu a demandé la conduite à tenir face à
la résistance des militaires belges présents à la résidence du Premier ministre. Le Capitaine Innocent
Sagahutu a ordonné l’utilisation des blindés et de faire feu sur les militaires belges s’ils s’opposaient à
l’arrestation du Premier Ministre. De fait, les dix soldats belges ont été désarmés, arrêtés et emmenés
au camp militaire de Kigali où ils ont été tués, après avoir subi plusieurs attaques pendant quelques
heures.
Après avoir traqué, localisé et arrêté le Premier ministre, l’Adjudant Boniface Bizimungu a demandé au Capitaine Innocent Sagahutu s’il devait amener le Premier ministre au camp de Kigali.
Répondant à cette demande, le Capitaine Innocent Sagahutu a rétorqué, « pour quoi faire ? ». Peu
de temps après le Premier ministre fut assassiné à sa résidence. 96
Me Raphaël Constant, avocat du colonel Bagosora au TPIR, dévoile, en décembre 1999, deux témoignages réunis par le procureur sur les circonstances de la mort d’Agathe Uwilingiyimana. Elle aurait été
tuée à 11 h 45 par le sous-lieutenant de gendarmerie Ntawilingira qui suivait le cours d’officier de police
judiciaire :
[...] Il s’agit de l’assassinat, le 7 avril en fin de matinée, du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. L’effet fut amorcé par la pièce PO112. Ce témoignage raconte : « J’ai vu des militaires se
diriger vers la résidence d’Agathe [Uwilingiyimana]. C’étaient des élèves officiers qui suivaient un
OPJ [officier de police judiciaire]. Arrivés chez Agathe, ils ont crié. Ils sont rentrés dans la propriété et ont trouvé Agathe cachée dans la maisonnette des boys. J’ai entendu des cris de joie et
93 Yvon Le Moal, Memorandum : Death of Mrs Agathe Uwilingiyimana, Prime Ministre, Rwanda, UNDP, April 20, 1994.
http://francegenocidetutsi.org/Lemoal20avril1994.pdf ; Document figurant en appendice du Rapport sur l’évacuation
du personnel international du système des Nations unies au Rwanda, 7-12 avril 1994. Cf. J. Castonguay [54, p. 112].
94 Rapport Carlsson [53, p. 17]. http://francegenocidetutsi.org/carlsson-fr.pdf
95 Le Procureur du Tribunal contre Augustin Bizimungu..., Acte d’accusation, Affaire ICTR-2000-56-I, section 5.7. http:
//francegenocidetutsi.org/militaryIIfActeAccusation.pdf
96 Le Procureur du Tribunal contre Augustin Bizimungu..., TPIR, Acte d’accusation, Affaire ICTR-2000-56-I section
5.31, 5.32.
547
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
des applaudissements. Ils criaient qu’ils avaient trouvé Agathe. Je me suis alors rendu chez Agathe
avec les militaires qui étaient sur la position. Nous sommes tous rentrés dans la propriété et j’ai vu
Agathe qui tenait un agenda et une cassette vidéo en main. Agathe a dit qu’elle connaissait beaucoup
de secrets de l’État et qu’il fallait la conduire à l’état-major. Elle a aussi dit de ne pas la tuer. Les
deux groupes qui étaient partisans soit de la tuer soit de la conduire à l’état-major, se disputaient.
J’ai quitté la résidence d’Agathe. De retour sur notre position, j’ai entendu des coups de feu et des
applaudissements provenant de la résidence d’Agathe. Il était 11 h 45. Je suis certain de l’heure parce
que l’adjudant chef Bitwayiki, pourtant originaire du Nord mais non extrémiste, nous dit de regarder
nos montres parce que c’était un moment dont on devait se souvenir. J’ai vu peu après un caporal
passer devant notre position. Il portait au cou une chaînette en or dont il nous a dit qu’elle était à
Agathe et qu’il allait l’offrir à sa femme. Nous avons alors compris le sens des coups de feu et des
applaudissements entendus peu auparavant et qu’Agathe était morte. Nous avons demandé aux autres
militaires qui revenaient de chez Agathe qui avait tiré et on nous a dit que c’était un lieutenant de
gendarmerie qui suivait une formation d’OPJ qui venait de tuer Agathe. »
Les trois cartouches du sous-lieutenant Ntawilingira
Parfois, derrière la procédure, se dissimule l’Histoire. Ce premier jour de décembre, elle a porté
la cote judiciaire PE4. Un autre témoignage. « C’est vers 11 heures que [Agathe] fut découverte et
amenée dans sa résidence. Les cris de joie éclatèrent et plusieurs militaires accoururent. Le célèbre
capitaine Hategekimana arriva juste à ce moment critique et ne fut pas d’avis et d’accord avec ceux
qui voulaient évacuer feue Mme Premier ministre au camp Kigali pour interrogatoire. Elle aussi était
d’accord sur cette option car elle déclare : « Je connais tant de secrets du pays, il faut m’emmener
à l’état-major ». Ce furent ses dernières paroles car un sous-lieutenant élève officier au cours OPJ
Ntawilingira la tua avec trois cartouches. » Dans le dossier du procureur, il existe donc un nom à
l’assassin du Premier ministre rwandais. 97
La confrontation de ces deux témoignages avec le récit du livre d’Alison Des Forges montre que
celle-ci en avait eu connaissance sans toutefois donner l’heure exacte du meurtre et le nom de l’assassin.
L’information n’avait donc pas le caractère sensationnel qu’a voulu lui donner l’avocat. Des extraits de
versions voisines de ces deux témoignages sont lues au TPIR lors de l’interrogatoire principal de Théoneste
Bagosora par son défenseur Me Constant, le 8 novembre 2005. D’abord celui du témoin AE :
« Alors que je me trouvais sur ma position de défense, j’ai vu des militaires se diriger vers la
résidence d’Agathe. C’étaient des élèves officiers qui suivaient un OPJ. J’ai pensé que c’étaient des
pillards. »
« Arrivés chez Agathe, ils ont crié, ils sont rentrés dans la propriété et ont trouvé Agathe cachée
dans la maisonnette des boys. J’ai entendu des cris de joie et des applaudissements. Ils criaient qu’ils
avaient trouvé Agathe. » [...]
« Nous sommes tous rentrés dans la propriété et j’ai vu Agathe qui tenait un agenda et une
cassette vidéo en main. Elle était à la hauteur de la maison des boys. »
« Les uns criaient de la tuer, les autres de la conduire à l’état-major. Agathe a dit qu’elle connaissait
beaucoup de secrets de l’État et qu’il fallait la conduire à l’état-major. Elle a aussi dit de ne pas
la tuer. Les deux groupes qui étaient partisans soit de la tuer, soit de la conduire à l’état-major
se disputaient en discutant. Pendant cette dispute, j’ai quitté la résidence d’Agathe avec 15 à 20
autres militaires. Nous étions en majorité du Sud. Les autres qui étaient environ 30 sont restés et
ont poursuivi leur discussion. De retour sur notre position, j’ai entendu des coups de feu et des
applaudissements provenant de la résidence d’Agathe. Il était alors 11 h 45. » 98
Puis celui du témoin DE :
Le célèbre capitaine Hategekimana arriva juste à ce moment critique et ne fut pas d’avis et d’accord
avec ceux qui voulaient évacuer feue Madame Premier ministre au camp Kigali, état-major, pour
interrogatoire. Elle aussi était d’accord sur cette option car elle déclare : « Je connais tant de secrets
du pays, il faut m’amener à l’état-major. » Ce furent ses dernières paroles car un sous-lieutenant,
élève officier, cours OPJ, sous-lieutenant gendarme Ntawilingira, la tua avec trois cartouches ayant eu
impact sur la cage thoracique, la... l’a roulée sur ses membres de famille dont son époux, fut couronnée
par un traitement inhumain envers son corps. Ce que j’ose dire ici, c’est qu’un caporal gendarme,
présent en spectateur, nommé Ndamage Louis, eut le courage de couvrir son corps. Après le carnage
97
98
Ubutabera no 76, 6 décembre 1999. http://francegenocidetutsi.org/Ubutabera-lettre76.html
TPIR, Procès Bagosora, Mardi 8 novembre 2005, déclaration du témoin AE, pièce à conviction D. B 263 A et B.
548
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
dans la famille de Madame Premier Ministre, à part ses enfants, ce fut la fête pour ses bourreaux et
ses ennemis. C’était vers midi. 99
Il est précisé ce jour-là par le colonel Bagosora que ces élèves officiers suivaient leurs cours à l’ESM
qui se trouve à 50 mètres à vol d’oiseau de la résidence du Premier ministre. L’allégation qu’Agathe
Uwilingiyimana ait été assassinée par un élève de l’école supérieure militaire (ESM) est faite par la
défense du colonel Bagosora. Cette école est dirigée par le colonel Rusatira qui n’est pas, pour le moins,
en bons termes avec Bagosora.
Le lieutenant de gendarmerie XXQ, nom de code d’un témoin du procureur, qui aurait suivi à ce
moment-là le cours d’OPJ à l’ESM, déclare que les élèves de l’ESM n’étaient pas armés et donc n’ont
pas pu tuer Agathe, mais qu’elle a été assassinée par des éléments de la garde présidentielle. Il ne donne
cependant pas un seul fait précis. 100
Dans leur jugement au procès Militaires I de Bagosora et al., les juges ne donnent pas le nom des
assassins d’Agathe Uwilingiyimana et de son mari. 101
Olivier [ou Honoré] et Maurice Magorane, alors âgé de 7 et 10 ans, ont été témoins de l’assassinat
d’Agathe Uwilingiyimana et de son mari. Leur père, Ignace Magorane, conseiller du Premier ministre,
qui avait rédigé le discours qu’elle devait prononcer à la radio, se sentant menacé, avait rejoint le domicile
du Premier ministre vers 10 h avec ses deux enfants. Lorsqu’ils sont arrivés, ils ont vu des militaires qui
maltraitaient le Premier ministre. « Notre père était conscient que sa dernière heure était arrivée », ont
dit les jeunes gens. Les militaires ont attrapé leur père et l’ont crossé. Après avoir vérifié son identité,
à l’aide de son permis de conduire, un des militaires aurait déclaré « il est sur la liste, nous devons lui
tirer dessus », et aurait joint le geste à la parole. Entre temps, le Premier ministre avait été ramené dans
sa maison, et les enfants avaient entendu distinctement que des coups de feu avaient été tirés. Les deux
enfants ont eu la vie sauve en se faisant passer pour ceux de l’ancien Premier ministre. 102
Plusieurs autres témoignages rapportent qu’Agathe a été tuée par des membres de la garde présidentielle, en particulier celui de Georges Ruggiu :
Sometime between 11 a.m. and noon, seven heavily armes Presidential Guards clattered into the
offices of RTLM. Their officer demanded to see the journalist on duty. The Belgian announcer Georges
Ruggiu came out to see them, and they told him that the prime minister was dead. They said it with
some pride : they went on to admit that they had just killed her. They had been in a detachment
sent to her house, and the Belgians protecting her had been “sent off somewhere else”. 103
Ruggiu déclare qu’ensuite il a écrit sur un tableau noir la liste de 20 noms d’opposants à Habyarimana,
qui selon lui allaient être tués, dont le président de la Cour constitutionnelle, Joseph Kavaruganda et
Boniface Ngulinzira, le ministre des Affaires étrangères qui avaient négocié les Accords d’Arusha. Certains
d’entre eux étaient déjà morts. 104
Le général Dallaire écrit qu’il se rend au PNUD après 13 h, en compagnie de Robert Van Putten. Il y
trouve le capitaine Diagne Mbaye, un observateur sénégalais de la MINUAR, et rapporte son témoignage :
Il avait réussi à arriver jusqu’ici depuis l’hôtel des Mille Collines. Comme les civils, il avait appris
que madame Agathe y cherchait refuge. Au moment où il était arrivé au PNUD, les soldats de la
garde présidentielle et de l’armée capturaient la première ministre et son mari. Ils s’étaient rendus
afin de sauver leurs enfants, qui se cachaient encore. Madame Agathe et son mari ont été exécutés
sur le champ ; il y avait du sang sur le mur et des signes d’explosion par grenades à l’entrée de la
maison ainsi que dans le salon. 105
TPIR, Procès Bagosora, 8 novembre 2005, déclaration du témoin DE « D. E 3 », pièce à conviction D. B 264 A et B.
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Militaires I. Transcription de l’audience du 13 octobre 2004.
101 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case
No ICTR-98-41-T, 18 December 2008, pp. 176-183. http://francegenocidetutsi.org/BagosoraJudgment.pdf
102 Procès Ntuyahaga, Bruxelles, 11 juin 2007. Avocats sans frontières, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007 No 8,
page 2 ; St.D. Procès Rwanda : « J’ai dû renié mon père », Le Soir, 12 juin 2007.
103 L. Melvern [142, p. 158]. Traduction de l’auteur : Entre 11 h et midi, sept gardes présidentiels lourdement armés
entrèrent avec fracas dans les studios de RTLM. Leur officier demanda à voir le journaliste de service. Le présentateur belge
Georges Ruggiu sortit à leur rencontre, et ils lui dirent que le Premier ministre était morte. Ils le dirent avec quelque fierté :
ils reconnurent qu’ils venaient de la tuer. Ils avaient fait partie d’un détachement envoyé à sa résidence, et les Belges qui la
protégeaient avaient été “envoyés quelque part ailleurs”.
104 L. Melvern, ibidem, p. 159.
105 R. Dallaire [72, p. 317].
99
100
549
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
De la confrontation de ces témoignages, il ressort que c’est vers 10 h que les militaires sont arrivés
au PNUD. Ils ont fouillé les maisons. Agathe Uwilingiyimana a été découverte vers 11 h. D’après le
témoignage de la pièce PO112 au procès Bagosora, elle a été abattue à 11 h 45. D’après la pièce PE4,
elle a été tuée par le sous-lieutenant de gendarmerie Ntawilingira, élève du cours d’OPJ (officier de police
judiciaire) sur l’ordre du capitaine Gaspard Hategekimana. Selon le procureur du TPIR, le capitaine
Innocent Sagahutu et l’adjudant Boniface Bizimungu sont aussi impliqués, comme indiqué plus haut.
M. Daff semble se tromper quand il affirme que le général Dallaire est venu à 10 h 30, c’est plutôt
à 12 h 30 comme l’affirme M. Mpoyi et le confirme le rapport Carlsson. Cependant, le Belge Alexandre
Goffin sous-entend que Dallaire est passé chez Agathe avant 11 h :
Chez Agathe, il [Dallaire] arrive trop tard : les assaillants ont enlevé le Premier Ministre.
Au Comité de Crise, il se présente vers 11 heures quand les décisions importantes ont été prises. 106
Dallaire confirme être passé à pied devant le PNUD accompagné de Peter Maggen :
Nous nous sommes arrêtés au portail de l’enceinte du PNUD. C’était le désert et rien n’indiquait
que quiconque était venu en ces lieux ce matin-là. Nous sommes retournés boulevard de la Révolution
et avons continué à avancer d’un pas rapide. 107
Dallaire s’est dirigé ensuite vers le ministère de la Défense pour y rencontrer Bagosora. Celui-ci n’y
étant pas, un gendarme rwandais, le major Ntereraho, 108 les a emmenés en véhicule à une entrée du camp
Kigali puis à la réunion qui se tenait à l’École supérieure militaire. C’est au cours de ce déplacement que
Dallaire aperçoit par une autre entrée du camp militaire des soldats belges à terre. 109 Il semble donc
exact que Dallaire soit passé au PNUD vers 10 h 30 avant de rejoindre la réunion du comité de crise à
l’ESM. Le témoignage de M. Daff est plausible. Il le confirme d’ailleurs au procès Ntuyahaga. 110 Pourquoi
Dallaire n’écrit-il pas qu’il a parlé à M. Daff ? Celui-ci a dû lui dire que madame Agathe avait été emmenée
par les militaires. Pourquoi n’entend-il pas ce qui se passe à la maison d’Agathe où vraisemblablement
les militaires l’ont emmenée ? Il y a là un trou dans le récit de Dallaire. M. Daff dit que le Belge qui
accompagnait Dallaire, Peter Maggen donc, est resté 30 minutes au PNUD. Peter Maggen déclare en
2007 :
Ils [Dallaire et Maggen] se sont toutefois fait arrêter sur la route et ont été obligés de laisser
leur véhicule au carrefour de l’hôtel « Mille Collines ». Ils ont continué à pied en passant par la
rue parallèle à celle de la maison du Premier ministre. Ils sont donc passés devant les maisons des
employés du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) où le Premier ministre
s’était réfugié avec toute sa famille. Le général Dallaire s’y est rendu et a frappé à la porte d’une
maison mais personne n’est venu lui ouvrir. Ils ont continué leur route, jusqu’au cabinet du Ministre
de la Défense rwandais où il leur a été proposé un véhicule avec chauffeur. 111
M. Lemoal est M. Le Moal, adjoint du directeur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), responsable de la sécurité par intérim, un Français semble-t-il, qui évacue les enfants
d’Agathe Uwilingiyimana. 112
Les appels radiophoniques et téléphoniques de M. Willy Mpoyi à ce dernier paraissent bien imprudents
compte tenu de ce que nous savons des écoutes téléphoniques et radiophoniques. 113 Fait surprenant, alors
A. Goffin [91, p. 71].
R. Dallaire [72, p. 306].
108 A. Goffin [91, p. 83].
109 Ibidem, p. 307.
110 Avocats sans frontière, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007, no 5, Audition de Adama Daff, 24 mai 2007, p. 7.
111 Avocats sans frontière, Chronique judiciaire Assises Rwanda 2007, no 5, Audition de Peter Maggen, 24 mai 2007, p. 5.
http://francegenocidetutsi.org/Chronique5.pdf
112 Le rapport Carlsson note dans sa version française que M. Le Moal est « responsable de la sécurité par intérim ». Cf.
ONU S/1999/1257, page 17. M. Le Moal a été entendu par le rapporteur de la Mission d’information parlementaire à propos
du sauvetage et de l’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome I, Rapport, pp. 267-268]. Voir section 11.4.3 page 593.
113 Les Français ont installé un réseau téléphonique performant à Kigali et ont doté les FAR de moyens d’écoutes. L’info du
28 décembre 1993 du SGR belge indique que deux militaires français mettraient le réseau téléphonique sur écoute, surtout
les téléphones des ambassades. Cf. Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Rapport du groupe ad hoc Rwanda
[201, 1-611/8 1997/1998 section 4.10.4, p. 84]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf Pierre
Péan vante les qualités du système d’écoutes installé le 2 mars 1993 par les Français. Après décembre 1993, ajoute-t-il, les
Français resteront encore bien informés sur les agissements du FPR grâce aux interceptions des FAR jusqu’à la date de
l’attentat. Cf. P. Péan [177, pp. 198-199, 227-228, 231].
106
107
550
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
que depuis quinze jours l’électricité était fréquemment coupée, l’électricité, le téléphone, la télévision
fonctionnent ce 7 avril. 114 Il est difficile de dire si ces écoutes ont joué un rôle durant le génocide, mais il
est certain qu’elles ont joué un rôle important les premiers jours à Kigali. « Moustache, l’officier chargé
de la sécurité du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), écrit le général Dallaire,
a appelé par radio pour nous apprendre qu’un “personnage important” avait cherché refuge auprès d’eux,
mais sans vouloir nous donner son nom à la radio. » 115 Moustache prévient aussi J.-R. Booh-Booh sur le
réseau Motorola de la MINUAR que la résidence de la Première ministre est cernée. 116 Devant le TPIR,
J.-R. Booh-Booh précise que Moustache l’appelle plusieurs fois par le téléphone non sécurisé :
Me Constant : Concernant le 7 avril – toujours la même journée – : quand avez-vous appris qu’il
y avait un problème avec les Casques-Bleus belges ?
J.-R. Booh Booh : J’ai appris cela dans la matinée, au... je... peut-être dans le cours de 8 à
9 heures... entre 8 heures et 9 heures, et je l’ai su à travers une communication d’un Français qui
travaillait au PNUD - Moustache. C’est Moustache, donc, qui m’a touché, grâce au mauvais téléphone
dont je vous ai parlé tout à l’heure, là, le téléphone qui est touché par tout le monde et qui n’est
pas du tout secret. C’est lui qui m’a dit de venir au secours de la Première Ministre et que c’est son
endroit, c’est... sa maison est encerclée. Il a téléphoné plusieurs fois, et chaque fois, c’était beaucoup
plus pathétique, pour dire qu’il ne voyait même plus les militaires à un moment donné. 117
Le général Anyidoho de la Minuar confirme aussi que c’est par un appel téléphonique qu’ils ont appris
que le Premier ministre Agathe était cachée au PNUD. 118
Annoncer sur le téléphone normal l’endroit où le Premier ministre s’était réfugiée, c’était lui faire
courir un gros risque en raison des écoutes téléphoniques. 119
Selon d’autres auteurs, l’assassinat d’Agathe Uwilingiyimana a eu lieu aux environs de midi. 120
Les assassins d’Agathe Uwilingiyimana ne sont pas de simples membres de la garde présidentielle.
Gaspard Hategekimana, capitaine dans ce corps, a été recruté dans le réseau d’informateurs de Kibat, le
bataillon belge de la MINUAR, selon le colonel belge Luc Marchal :
Le capitaine Gaspard Hategekimana, alias « Power », membre de la Garde présidentielle, faisait
partie du réseau d’informateurs de Kibat. Il fut acteur direct dans l’assassinat d’Agathe Uwilingiyimana et présent, selon un témoignage, au camp Kigali au moment où les Casques bleus belges étaient
martyrisés. Quel fut son rôle exact au sein du réseau ? Informateur ou taupe ? Malgré des demandes
réitérées, je n’ai jamais reçu de Kibat le moindre rapport d’évaluation de son réseau. 121
C’est donc un spécialiste du renseignement, un homme des services secrets. 122 Il travaille pendant
le génocide en collaboration étroite avec le capitaine Pascal Simbikangwa pour diriger les massacres. 123
J.-M. Milleliri [147, p. 21].
R. Dallaire [72, pp. 301, 315].
116 J.-R. Booh-Booh [43, p. 154].
117 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora..., Audience du 21 novembre 2005. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraTranscript21novembre2005.pdf
118 « Where was the Prime Minister ? [...] A call from UNDP disclosing her whereabouts and we despatched a platoon
of Armoured Personnal Carrier (APCs) to reach out for her at the UNDP compound. » Cf. H.K. Anyidoho [25, p. 24].
Traduction de l’auteur : Où était le Premier ministre ? [...] Suite à un appel du PNUD révélant le lieu où elle se trouvait,
nous avons envoyé un peloton de transport blindé pour aller la chercher au domaine du PNUD.
119 Vénuste Kayimahe rapporte ce que lui dit son ami Douglas qu’il appelle au téléphone le 11 avril : « Écoute Vénuste !
ne téléphone plus à personne. Sinon tu vas attirer le malheur sur des gens, sur les éventuels survivants. [...] Je sais
qu’actuellement les espions du régime captent toutes les conversations téléphoniques sur des appareils installés au siège
de Rwandatel. Les ordinateurs enregistrent et décryptent. C’est ainsi qu’ils sont en train de débusquer les survivants qui
lancent des appels au secours. Il ne faut pas exposer les autres. » Cf. V. Kayimahe [114, p. 193].
120 Selon M. Mas, Agathe Uwilingiyimana est assassinée vers midi [139, p. 369]. Selon F. Reyntjens, Agathe s’est enfuie
de chez elle vers 8 h 30 et s’est réfugiée dans la maison de M. Adama Daff dans le “compound” de l’ONU. Il ne donne pas
l’heure de son assassinat, mais dit qu’ensuite son corps a été transporté à Kanombe [182, pp. 68-69]. Colette Braeckman ne
donne pas d’heure et croit qu’Agathe a été assassinée à Kanombe [44, p. 182].
121 Luc Marchal [135, p. 180].
122 Dans l’organigramme de l’armée rwandaise, page 12, il figure dans la rubrique « Bureau de sécurité et intendant du
PRESIREP », Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le
05 mars 1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf
123 African Rights, Who is killing ? Who is dying ? What is to be done ? [4, p. 28] http://francegenocidetutsi.org/
WhoIsKillingMay1994.pdf#page=28 ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 114] ; G. Prunier [175, p. 288].
114
115
551
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
Pascal Simbikangwa est un membre éminent de l’Akazu, c’est un tortionnaire, il fait partie de l’étatmajor secret révélé par l’ambassadeur Swinnen. 124 Il était au Service central de Renseignements (SCR).
Il aurait été écarté du Centre de recherche criminelle et de documentation à la demande des Français. 125
Le capitaine Gaspard Hategekimana a aussi participé ce matin-là à la mise à mort des paras belges au
camp Kigali 126
Tout semble montrer que les auteurs de l’assassinat de la Première ministre obéissaient à des ordres et
qu’ils étaient parfaitement contrôlés par leur hiérarchie. En témoigne le fait suivant. Le capitaine Innocent
Sagahutu, commandant en second du Bataillon de reconnaissance, a dirigé la traque contre Agathe le 7 au
matin et fait tirer les blindés sur les Casques-bleus belges. Le lendemain 8 avril, c’est lui qui commande
une escorte du Bataillon de reconnaissance qui accompagne le convoi transportant les cadavres des dix
soldats belges :
La récupération des corps et du personnel de VIKING
a. À 14 Hr 37, S6 [lt-colonel Dewez] qui a pris contact avec le chef de l’escorte rwandaise pour
lui expliquer ce qu’il attend de lui, signale qu’il sera impossible de passer par le stade AMAHORO,
parce qu’il faudrait passer devant les lignes du FPR. [...]
b. À 14 Hr 42 [...] L’escorte fournie par le Bn Recce est composée d’UN AML, avec mitrailleuse
et d’UN AML canon. Elle est commandée par le Capt SAGAHUTU. [...]
d. À 15 Hr 27, S6 signale qu’il entre dans le centre ville. Les barrages sont franchis sans problème
grâce à l’escorte. Le convoi effectue alors une halte de plus ou moins 15 minutes à l’ESM où le Capt
SAGAHUTU prend ses instructions car il ne semblait pas au courant de sa mission exacte ; puis elle
rejoint le CHK (Centre Hospitalier de Kigali) [...] 127
L’autorité qui a commandé l’assassinat du Premier ministre et des dix Casques-bleus belges, estime
que l’objectif, d’une part de supprimer le gouvernement, d’autre part d’amener la Belgique à se retirer
de la force de l’ONU, est atteint. Elle commande de passer à la normalisation en montrant que les FAR
coopèrent avec la MINUAR et que, parmi celles-ci, le capitaine Innocent Sagahutu est parfaitement
innocent de ce massacre. Cette autorité témoigne d’une grande maîtrise dans l’utilisation de la violence.
Aucun membre non belge de la MINUAR n’a été tué le 7. Les tirs contre les Belges visent plus à les
bloquer, à les paralyser, qu’à les tuer. Cela témoigne qu’il y avait un plan pour 1) éliminer certains
ministres dont le Premier ainsi que d’autres personnalités favorables aux accords de paix, 2) immobiliser
la force de l’ONU et 3) tuer quelques soldats belges pour forcer la Belgique à les retirer.
Ce constat s’oppose aux rapports faits par le Secrétaire général de l’ONU, Boutros-Ghali, et son
représentant, Booh-Booh. Dans sa lettre du 20 avril, 128 Boutros-Ghali affirme que « des éléments insubordonnés de la garde présidentielle ont été à l’origine du massacre ». Il apparaît que ces éléments
de la garde présidentielle obéissent aux ordres de leur hiérarchie. Ce rapport de l’ONU évite de citer les
éléments du Bataillon de reconnaissance et de la gendarmerie que l’on voit tirer sur les Casques-bleus, traquer Agathe et la tuer. Il appuie sur ce thème de l’insubordination : « La violence a eu pour conséquence
particulièrement tragique l’assassinat sauvage par des éléments insubordonnés des forces gouvernementales d’Agathe Uwilingiyimana, premier ministre, d’autres membres du gouvernement et de 10 soldats du
contingent belge de la MINUAR.» L’hypothèse d’un coup d’État n’est même pas évoquée par ce texte de
l’ONU. Ce qui évite de poser la question de la légitimité du détenteur du siège du Rwanda au Conseil de
sécurité.
9.7.1
L’attitude des Français lors de l’assassinat du Premier ministre
Alors que pour d’autres périodes, la Mission d’information parlementaire a publié des télégrammes
diplomatiques entre Kigali et Paris, elle n’en publie aucun pour cette période du 6 au 15 avril 1994. Il
est certain que beaucoup de télégrammes ont été échangés à cette époque. Pourquoi aucun n’a-t-il été
124 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, 3.6.5.2, p. 495], voir section 2.3.9 page 83. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
125 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, p. 517]. Il est arrêté aux Comores en 2008 pour trafic de
faux papiers. Son extradition vers le Rwanda est rejetée. Il est mis en examen pour génocide en 2009 suite à une plainte du
Collectif des parties civiles rwandaises.
126 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.5.2, p. 407]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
127 Journal de Kibat, p. 24. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf
128 ONU S/1994/470. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-470.pdf
552
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
publié ? Les assassinats de ce matin du jeudi 7 sont ainsi relatés par l’ambassadeur Marlaud lors de son
audition à huis clos en 1998 :
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la situation s’était dégradée assez vite au cours de cette
journée du 7 avril et que, vers dix heures, Paris était informé par télégramme d’une escalade dans
la violence : la garde présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités ; la MINUAR apparaissait totalement impuissante, ne parvenant pas, en particulier, à franchir les barrages érigés dans
la ville par les Forces armées rwandaises ; enfin, Mme Agathe Uwilingiyimana, le Premier Ministre,
avait été assassinée. 129
Que vers dix heures, l’ambassadeur Marlaud informe Paris de l’assassinat du Premier ministre fait
sourciller, car nous savons par ailleurs qu’elle est assassinée peu avant midi. Jean-Michel Marlaud semble
être tenu au courant très rapidement de la suite des événements, voire même des actions en cours et non
terminées des tueurs. Pourquoi l’ambassadeur de France est-il informé en direct des événements ? Observet-on avec des jumelles depuis l’ambassade ? Des observateurs français sont-ils sur place, au PNUD ?
Yvon Le Moal était responsable de la sécurité par intérim au PNUD, d’après le rapport Carlsson. Il est
à distinguer de ce Moustache, l’officier chargé de la sécurité du PNUD, dont parle Dallaire. Yvon Le Moal
fait un rapport sur l’assassinat d’Agathe Uwilinggiyimana, où ce Moustache paraît être Jean-François
Faivre, Field Security Officer, un policier français détaché à l’ONU. 130 Cette identification est confirmée
par M. Amadou Ly, de nationalité sénégalaise, représentant du PNUD au Rwanda. 131
Lindsey Hilsum décrivait Moustache ainsi : « Le responsable de la sécurité employé par les Nations
Unies, un ancien policier français “haut en couleur” connu sous son indicatif radio “Moustache”, est
allé chercher les expatriés dans les quartiers chauds. » 132 Il a pu informer l’ambassade de France, 133 ou
simplement commettre des imprudences puisque le réseau téléphonique était sur écoute.
La planification des massacres ne fait pas de doute pour Jean-Michel Marlaud, auditionné en 1998. Il
ne s’agit en rien, selon lui, d’une manifestation de la colère populaire ou d’éléments incontrôlés :
Sur la question de la planification du génocide, il a rappelé que dès le 7 avril au matin, les
assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés. Mme Agathe
Uwilingiyimana, Premier Ministre, a été activement recherchée pour être tuée ainsi qu’un certain
nombre de ministres qui ont été assassinés chez eux. M. Faustin Twagiramungu était, quant à lui,
menacé parce qu’il était le symbole des accords d’Arusha. Parallèlement, d’autres meurtres ont été
commis. Une famille de Français a vu la garde présidentielle tuer les personnes qui s’étaient réfugiées
chez elle. Les meurtres frappaient à la fois les membres des partis d’opposition et les Tutsis. Il s’agissait
d’assassinats à la fois politiques et ethniques. 134
Pourquoi l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, n’a-t-il rien tenté pour sauver le Premier
ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, qui était sa voisine 135 et qu’il savait en danger de mort et
« activement recherchée » ? On pourrait rétorquer qu’il n’avait aucun moyen. Mais, outre qu’il pouvait,
par l’intermédiaire des militaires français présents, contacter les commandants des troupes rwandaises
qui exécutaient les massacres, il aurait pu tenter de la faire chercher pour lui offrir la protection de
l’ambassade. 136
Remarquons que François Mitterrand donne des instructions pour que l’ambassade de France à Kigali
propose sa protection à Agathe Habyarimana le 7 avril, alors qu’elle habite à au moins 10 km de là :
129 Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 295]. http://francegenocidetutsi.org/
AuditionMarlaud13mai1998.pdf#page=10
130 Yvon Le Moal, Death of Mrs Agathe Uwilingiyimana, Prime Ministre, Rwanda, PNUD, 20 avril 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/Lemoal20avril1994.pdf
131 Interview de Ahmadou Ly par Mehdi Ba, Dakar, mai 2013.
132 Lindsey Hilsum, The Independant, 17 avril 1994. Cf. M. Mas [139, p. 382].
133 Les moustaches désignent habituellement les hommes des services secrets comme le confie un haut responsable militaire
à Patrick de Saint-Exupéry : « Très rapidement, la scène rwandaise a été envahie par les “moustaches” ». Cf. FranceRwanda : dangereuses liaisons, Le Figaro, 31 mars 1998.
134 Audition de J.-M. Marlaud par la Mission d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 304].
135 De passage à Kigali, l’auteur a compté entre l’ambassade de France et la maison d’Agathe 265 pas, soit 240 mètres.
Voir plan in L. Marchal [135, p. 332] et voir figure 9.1 page 542.
136 Les rapports entre Marlaud et le Premier ministre ne devaient pas être bons. Au moment du départ de Noroît, il
reproche à Agathe Uwilingiyimana « une déclaration intempestive » au journal Le Soir de Bruxelles où elle aurait dit
que « Noroît aurait été au Rwanda pour défendre le seul président de la République ». Cf. TD Kigali 14 décembre 1993,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 175-176]. http://francegenocidetutsi.org/
Marlaud14decembre1993.pdf
553
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
- Famille du président Habyarimana. Elle est pour l’instant sous la protection de la garde présidentielle. Si elle le souhaite, elle sera accueillie à la résidence de notre ambassadeur, conformément à
vos instructions. 137
C’est avec des automitrailleuses AML Panhard fournies par la France que l’armée rwandaise empêche
la MINUAR d’intervenir le 7 avril, en particulier pour permettre l’accès de Radio Rwanda au Premier
ministre Agathe Uwilingiyimana qui devait y prendre la parole à 5 h 30, la protéger dans sa résidence
et protéger ses propres soldats. 138 À quelles unités appartenaient ces blindés AML ? Le Bataillon de
reconnaissance basé au camp Kigali et la garde présidentielle en disposaient. L’utilisation de ces blindés
est bien sûr en infraction avec la zone libre d’armes de Kigali (KWSA).
Le major François-Xavier Nzuwonemeye, commandant du bataillon de reconnaissance, avait caché
certains de ces blindés et les fait sortir dans la nuit du 6 au 7 :
Pour échapper au contrôle de la MINUAR en vertu du programme de désarmement, le Major
François-Xavier Nzuwonemeye a fait cacher une vingtaine de véhicules blindés et une dizaine de
jeeps, équipées de mitrailleuses du bataillon de Reconnaissance, dans la région de Gisenyi et à la
résidence du Président de la République située à Kiyovu. Dès la nuit du 6 avril 1994, ces blindés
ont été utilisés pour renforcer les barrages érigés par les militaires et pour encercler la résidence du
Premier Ministre. 139
Observons de plus que ces blindés des FAR tirent sur les soldats de l’ONU, avenue Paul VI, devant
l’ambassade de France :
À 0519 Hr, les premières jeeps arrivées à la hauteur de la maison d’Agathe tombent sous le feu
d’un A.M.L. F.A.R. se trouvant vraisemblablement au Carf de l’avenue Paul VI avec l’avenue de
la Jeunesse. Deux jeeps (Y1 et Y2) s’engouffrent dans la rampe d’accès à l’intérieur de la parcelle
d’Agathe, les deux autres jeeps (Y6, Y5) restent sur la rue. La jeep du Capt Marchal s’est arrêtée à
hauteur de l’ambassade de France.
Le Capt Marchal étant également pris sous le feu, il tente de reculer mais en est empêché par le
barrage F.A.R. qui s’est refermé après leur passage. 140
Nous n’avons aucun témoignage que les militaires français occupant des postes dans l’armée ou la
gendarmerie rwandaise se soient opposés à l’utilisation du matériel fourni par la France contre les troupes
de l’ONU. Nous savons qu’ils ont formé une cellule de crise à la Mission d’assistance militaire le 6 à 22 h 30,
que le lieutenant-colonel Maurin s’est rendu à l’état-major des FAR à minuit, que l’adjudant-chef Didot
monte son IMMARSAT le 7 à 8 h et qu’à 9 h Maurin donne l’ordre d’évacuation aux ressortissants de
Ruhengeri et Gisenyi. Mais il ne nous dit rien quant à son rôle de conseiller du chef d’état-major des
FAR, mort dans l’attentat. 141
Nous n’avons aucune trace de protestation des autorités françaises. À Paris, à l’annonce de la mort du
président, le Premier ministre Agathe Uwilingiyimana semble ne compter pour rien. En témoigne cette
appréciation de Bruno Delaye, conseiller de François Mitterrand aux Affaires africaines, en date du 7
avril :
Les institutions n’ayant pas encore pu être mises en place, la mort du président laisse le pays sans
aucune autorité reconnue (le gouvernement et le parlement n’ont pas été installés). On craint un
coup d’État militaire. 142
137 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Attentat contre les Président
[sic] du Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. Le passage en italiques est écrit de la main de Bruno Delaye. http://
francegenocidetutsi.org/Delaye7avril1994.pdf
138 J. Castonguay [54, pp. 109, 113] ; Audition du colonel Dewez, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201,
CRA 1-57, 10 juin 1997, p. 674] ; Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.5.2.3, p. 435]
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf ; Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.
pdf
139 TPIR, Procès Militaires II, Acte d’accusation, Affaire ICTR-2000-56-I, section 4.30, p. 12. http://
francegenocidetutsi.org/militaryIIfActeAccusation.pdf
140 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
p. 24]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf
141 Compte rendu du colonel Cussac et lieutenant-colonel Maurin, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
142 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les Président
[sic] du Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. Le passage en gras figure dans l’original. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye7avril1994.pdf
554
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
Bruno Delaye laisse bien entendre ici que la France ne reconnaît pas l’autorité du gouvernement dirigé
par madame Agathe Uwilingiyimana. Cela permet d’expliquer plus aisément son mutisme sur l’assassinat
de trois ministres dont le Premier. Notons qu’à Bujumbura, lors de l’assassinat du Président Ndadaye,
le 21 octobre 1993, la France prendra la défense du gouvernement légal. 143 Il précise dans cette note
que malgré l’ampleur prévisible des massacres, Matignon et le Quai d’Orsay refusent d’intervenir et
demandent à la MINUAR de remplir sa mission de sécurité et cela, délicieuse ironie, à l’heure où des
blindés fournis par la France tirent sur les Casques-bleus devant l’ambassade de France :
Une réunion interministérielle s’est tenue ce matin au Quai d’Orsay. Les points suivants ont été
abordés :
Position française : Matignon et le Quai d’Orsay souhaitent, dans cette nouvelle crise rwandaise
qui risque d’être meurtrière, que la France ne soit pas en première ligne et limiter notre action à des
interventions à l’ONU pour que la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR) remplisse sa
mission de sécurité à Kigali (ce qu’elle n’a pas réellement fait jusqu’ici). 144
Pierre Péan a eu accès à un autre compte rendu de cette réunion interministérielle tenu le matin du
7 avril 1994 :
Le 7 avril, la première réunion de crise a lieu au Quai d’Orsay, dans la matinée. Le général Huchon,
patron de la coopération militaire au ministère de la Coopération, formule des prévisions pessimistes :
il parle de 50 000 à 100 000 morts. Les présents – Alain Juppé, 145 Dominique de Villepin, Jean-Marc
Rochereau de la Sablière, Emié, Bruno Delaye... – sont unanimes : la France ne doit pas se mettre en
première ligne. 146
Le général Huchon semble vraiment très bien informé sur les massacres à venir.
Dominique Pin, autre conseiller Afrique de François Mitterrand, ne cache pas son mépris pour madame
Uwilingiyimana et ses amis politiques, les « Hutu modérés » :
J’ai immédiatement [après l’attentat du 6 avril] dit : il va y avoir des massacres des Hutus modérés.
L’opposition participait au gouvernement, le Premier ministre était issu de l’opposition modérée, assez
sympathisante du FPR et qui essayait d’arriver dans ses valises. Les Hutus du Nord, partisans du
président assassiné, ont fait la peau des Hutus modérés puis se sont retournés contre les tutsis. 147
Les sympathisants du FPR, qui l’amènent dans leurs valises, sont les hommes – ou femmes – de paille.
Les Hutus du Nord leur font la peau. La similitude de langage et de point de vue entre les conseillers de
l’Élysée et les extrémistes est remarquable.
Par ailleurs, l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud refusera, au moins dans un premier temps, de faire
évacuer les enfants de Mme Agathe Uwilingiyimana. Il est certain que les rapports entre Agathe Uwilingiyimana et l’ambassadeur Marlaud étaient mauvais. En revanche, celui-ci s’inquiète du sort d’Agathe
Habyarimana et des personnalités politiques du MRND qu’il croit menacées – on se demande par qui –,
il les accueille à l’ambassade. Plus généralement, l’ambassadeur de France ne semble pas se formaliser,
sur le moment, des assassinats des personnalités politiques d’opposition.
De même, à Paris, on ne paraît guère affligé de l’assassinat du Premier ministre et des autres personnalités favorables aux accords de paix. Nous avons vainement cherché des déclarations en ce sens. 148 Lors
de leur audition à la Mission d’information en 1998, pas un dirigeant français n’a un mot de compassion
pour ces personnalités rwandaises assassinées. 149
143 Notons de plus qu’à Bujumbura, la France accueille dans son ambassade le Premier ministre, Mme Sylvie Kinigi,
dite d’ethnie tutsi, alors que ce 7 avril à Kigali, le Premier ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, dite d’ethnie hutu, est
assassinée à moins de 300 m de l’ambassade de France, alors que l’ambassadeur sait depuis plusieurs heures qu’elle est en
danger. Les décisions de la France ne sont donc pas dictées par un racisme borné.
144 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les Président [sic]
du Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye7avril1994.pdf
145 Alain Juppé n’est certainement pas présent à cette réunion puisque, s’étant rendu au Japon et en Inde les jours
précédents, il se retrouve le 7 avril avec Edouard Balladur en Chine. Cf. Bruno Philip, Alain Juppé s’est efforcé d’apurer le
contentieux commercial avec l’Inde, Le Monde, 6 avril 1994, p. 4.
146 P. Péan [177, p. 289].
147 Dominique Pin, la situation au Rwanda, 5 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Pin5mai1994.pdf
148 Lors de la séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale le 9 avril 1994, Michel Roussin salue la mémoire
des six Français morts à Kigali mais ne dit pas un mot pour les Rwandais assassinés. Il termine en se félicitant qu’« il y a
toujours un grand coup de cœur pour l’Afrique ».
149 Seul M. Bernard Debré, ministre de la Coopération après la démission de Michel Roussin, le 12 novembre 1994, évoque
Mme Agathe Uwilingiyimana pour dire que les paras belges n’ont pas été capables de la protéger. Cf. Audition de Bernard
Debré, 2 juin 1998 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 417].
555
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
Il y a plus gênant encore. Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, lors de son audition à la
Mission d’information, qualifie ces assassinats de « départ » :
M. Alain Juppé a alors souligné les conséquences catastrophiques de la mort, le 6 avril 1994, des
Présidents rwandais et burundais lors de l’explosion sous le feu d’un missile sol-air de leur avion
qui atterrissait à Kigali en provenance de Dar es-Salaam. Cet assassinat a provoqué le départ
des responsables hutus modérés au moment où l’ancien Chef de l’État rwandais avait fini par
accepter une forme de partage du pouvoir et avait livré le pays aux extrémismes. 150
Ce n’est pas une erreur de typographie car, dans la transcription faite par MSF, il dit :
Le 6/4/94 a lieu l’attentat contre l’avion présidentiel. Cet attentat a des conséquences catastrophiques, à commencer par le départ des Hutus modérés. À qui profite le crime ?
Ce n’est pas une erreur de transcription ou un lapsus, puisqu’il est bien reproduit officiellement par
la Mission d’information. Ainsi donc, pour le responsable de la diplomatie française, l’assassinat des
personnalités politiques opposées à la ligne de Habyarimana, l’assassinat de ministres et du premier
d’entre eux, n’est qu’un « départ ». Force est de constater la similitude des propos de Alain Juppé et de
Valérie Bemeriki présentant le nouveau gouvernement sur les ondes de la RTLM :
After Bemeriki read out the names of the ministers she began to giggle and told her listeners that,
for some reason, the opposition members in the previous government could not be found. Perhaps,
she said, they had « resigned or simply wandered off ». She laughed again. 151
Négligeant les témoignages recueillis par le TPIR sur les militaires des FAR et de la garde présidentielle
qui ont traqué et assassiné Agathe Uwilingiyimana, le juge antiterroriste français, Jean-Louis Bruguière,
affirme qu’elle a été assassinée par des miliciens Interahamwe. Rappelant que suite à une réunion de
personnes originaires du Sud du Rwanda tenue le 4 avril chez Agathe Uwilingiyimana, la radio RTLM
l’avait accusée de fomenter un coup d’État, le juge écrit :
Qu’ainsi cette provocation relayée par la voix de « R.T.L.M. » avait eu, si ce n’est pour objectif du
moins pour conséquence l’élimination physique de Madame UWILINGIYIMANA par des miliciens
« Interahamwe » qui la soupçonnait [sic] d’être proche du F.P.R. ; 152
Pourquoi le juge Bruguière essaie-t-il de disculper les militaires rwandais de cet assassinat ? Notons que
Mathieu Ngirumpatse, président du MRND, affirme à Nairobi, le 27 avril, que le Premier ministre Agathe
Uwilingiyimana a été tuée par les militaires parce qu’elle « avait l’intention d’organiser un coup d’État
contre le président [Juvénal Habyarimana] et que deux jours avant, le Premier ministre avait convoqué
quelques officiers supérieurs et leur avait dit son intention d’organiser un coup contre le président... » 153
9.7.2
Le mystère est entretenu sur le sort d’Agathe Uwilingiyimana
L’assassinat d’Agathe Uwilingiyimana va être caché pendant au moins 24 heures. Dans Le Monde du
8 avril, Jean Hélène prétend que « de violents combats ont éclaté jeudi 7 avril dans la matinée à Kigali, la
capitale rwandaise, aux abords de la présidence et près de la résidence du premier ministre Mme Agathe
Uwilingiyimana, quelques heures après l’accident d’avion ». 154
Dans son télégramme du 8 avril à Kofi Annan, Jacques-Roger Booh-Booh écrit :
6. La mort du président de la République et la mort non confirmée du Premier ministre et du
juge-président de la Cour constitutionnelle ainsi que de plusieurs ministres a créé une vacance du
pouvoir qui risque de poser de nouveaux problèmes dans le processus de paix. Le Premier ministre
150 Audition d’Alain Juppé, 21 avril 1996, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 91]. C’est nous qui mettons en gras.
151 L. Melvern [140, p. 130]. Traduction de l’auteur : Après avoir lu les noms des ministres, Bemeriki commença à rire
nerveusement et dit aux auditeurs que pour diverses raisons, les membres de l’opposition dans l’ancien gouvernement étaient
introuvables. Peut-être dit-elle ont-ils « démissionnés ou sont-ils tout simplement allés se promener ailleurs ». Elle rit de
nouveau.
152 Le juge Bruguière se contredit en fait puisqu’il écrit juste avant : « laquelle [Premier ministre] devait être assassinée
le lendemain de l’attentat par des membres de la Garde Présidentielle[...] ». Cf. Jean-Louis Bruguière, « Ordonnance de
soit-communiqué », Paris, 17 novembre 2006, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/OrdonnanceBruguiere.pdf
153 M. Mas [139, p. 387].
154 Jean Hélène, De violents combats ont éclaté dans la capitale rwandaise, Le Monde, 8 avril 1994, p. 3.
556
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
désigné a été évacué par l’UNAMIR vers notre quartier général où il a trouvé refuge et nous assurons
sa protection dans le site UNAMIR. 155
Nous remarquons ici que Booh-Booh reprend la thèse de la vacance du pouvoir exprimée la veille par
Bruno Delaye dans sa note à Mitterrand, alors que dans la nuit du 6 au 7, il a enjoint au colonel Bagosora
de se placer sous l’autorité du Premier ministre. Le 7 au soir, la MINUAR est parfaitement informée que
celle-ci a été assassinée le matin même. Comment Booh-Booh peut-il le 8 avril entretenir le doute sur le
sort du Premier ministre en écrivant que sa mort est « non confirmée » ? Attendait-il donc de recevoir un
faire-part de décès ?
La mort d’Agathe Uwilingiyimana est annoncée par Le Monde du 9 avril (publié le 8 au soir à
Paris). 156
9.7.3
Qui a donné l’ordre d’assassiner Agathe Uwilingiyimana ?
Étant ministre de l’Enseignement primaire et secondaire, Agathe Uwilingiyimana avait déjà été agressée le 5 mai 1992 par des miliciens qui lui reprochaient de ne plus appliquer les quotas dans la répartition
des places dans le secondaire. 157
Suite à sa nomination comme Premier ministre le 18 juillet 1993, Agathe Uwilingiyimana est menacée
à plusieurs reprises. En août 1993, pour manifester son désaccord vis-à-vis des Accords d’Arusha, Aloys
Ntabakuze ordonne à ses hommes du bataillon paras-commando d’aller enlever le Premier ministre et
de l’amener au camp de Kanombe. L’opération est annulée en cours d’exécution par le chef d’état-major
Déogratias Nsabimana. 158 En novembre, la RTLM appelle à assassiner Agathe Uwilingiyimana. 159 Le 5
avril 1994, la RTLM accuse Mme Uwilingiyimana de vouloir organiser un coup d’État. 160
Selon Michel Bagaragaza, qui rapporte les propos de Pasteur Musabe, c’est Protais Zigiranyirazo qui
rédige à la résidence du président à Kanombe dans la nuit du 6 au 7 avril une liste de hauts dignitaires à
éliminer et qui donne l’ordre au major Mpiranya, commandant de la garde présidentielle, de les exécuter.
La liste des personnes à exécuter est établie en présence d’Agathe Kanziga, veuve du président, de leur
fille Jeanne Habyarimana, de Pasteur Musabe, du major Mpiranya, de Séraphin Rwabukumba et de
Nyagasaza. Cette liste comportait le nom d’Agathe Uwilingiyimana. 161
Selon Jean Birara, ancien gouverneur de la Banque nationale rwandaise, c’est Agathe Habyarimana
« qui a donné personnellement l’ordre le 7 avril 1994, d’abattre le Premier ministre de transition, Mme
Uwilingiyimana ». 162
Selon l’acte d’accusation du TPIR, l’ordre de commencer les massacres est donné par Bagosora :
Après la réunion du 7 avril au matin, le Colonel Théoneste Bagosora a fait fi de ces demandes [du
FPR de contrôler les soldats qui commettaient des assassinats contre la population civile] et a donné
ordre au Major Aloys Ntabakuze, Commandant du Bataillon Para-Commando, au Major FrançoisXavier Nzuwonemeye, Commandant du Bataillon de Reconnaissance et au lieutenant-colonel Leonard
Nkundiye, ancien Commandant de la Garde Présidentielle, de procéder aux massacres. Dans la même
journée des groupes de militaires, dont des éléments de la Garde Présidentielle et du Bataillon Para
Commando, ont procédé à des assassinats sélectifs de personnes figurant sur des listes. 163
155 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.1, p. 508]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
156 Le premier ministre a été assassiné lors des massacres qui ont suivi la mort du chef de l’État, le Monde, 9 avril 1994,
p. 3.
157 M. Mas [139, p. 298].
158 TPIR, Acte d’accusation de Gratien Kabiligi et Aloys Ntabakuze, ICTR-97-34-1, ICTR-97-30-1 section 5.10. http:
//francegenocidetutsi.org/KabiligiNtabakuzeActeAccusation.pdf
159 Télex de l’ambassadeur de Belgique Swinnen, 26 novembre 1993, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7 - 1997/1998, section 3.11.1.2. Le rôle de RTLM, p. 599]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf
160 L. Melvern [140, p. 108].
161
Résumé des déclarations de Michel Bagaragaza devant le TPIR http://francegenocidetutsi.org/
BagaragazaResumeDeclarationsTpir.pdf ; L. Melvern [142, p. 278].
162 P. Krop [119, p. 106]. Voir aussi le témoignage de Jean Birara section 7.25.3 page 475. http://francegenocidetutsi.
org/Birara26mai1994.pdf
163 TPIR, Procès Militaires II, TPIR-2000-56-I, Acte d’accusation contre Augustin Bizimungu..., section 5.25. http:
//francegenocidetutsi.org/BagosoraAccusation.pdf
557
9.7. L’ASSASSINAT DU PREMIER MINISTRE
Lorsque Jean-Luc Habyarimana a accompagné les corps des victimes à la morgue de l’hôpital militaire
de Kanombe, il est allé voir le corps d’Agathe Uwilingiyimana. Selon le procureur, il aurait voulu tirer
sur le corps avec une mitraillette. Les filles du docteur Akingeneye, médecin personnel d’Habyarimana,
l’en auraient empêché. 164
En l’état actuel de nos connaissances, il n’est pas possible de dire précisément qui a commandité
l’assassinat du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. Mais nous pouvons dire que :
1. Le génocide des Tutsi était planifié. 165
2. La première phase du plan était de « Balayer les Accords d’Arusha » pour empêcher l’entrée du
FPR au gouvernement et dans l’armée. Il s’agissait d’assassiner le président Habyarimana puis
d’éliminer le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, le Premier ministre pressenti, Faustin
Twagiramungu, le président de la cour suprême et les ministres favorables aux accords de paix.
3. La deuxième phase du plan était d’obtenir le départ des troupes belges de la MINUAR.
4. L’attentat contre le Président Habyarimana n’a probablement pas été commis par le FPR, pour
deux raisons. D’abord, l’attentat a été immédiatement attribué aux Belges, en particulier par
l’ambassade de France, ensuite les troupes d’élite de l’armée rwandaise vont en moins de 24 heures
s’attaquer aux ministres favorables aux accords de paix dont le Premier ministre, puis aux Tutsi,
démontrant que l’attentat contre le chef de l’État est le prétexte à leur élimination.
5. Il n’y a pas eu probablement un seul état-major mettant en œuvre ce plan mais plusieurs groupes,
car Juvénal Habyarimana était lui-même auteur d’un plan de massacre des opposants et il a été
tué vraisemblablement par plus extrémiste que lui. 166 Nous distinguons au moins deux groupes.
Celui appelé « l’État-major secret » par l’ambassadeur Swinnen en 1992, composé de Protais Zigiranyirazo, Pascal Simbikangwa, François Karera, Jean-Pierre Karangwa, Justin Gacinya, Anatole
Nsengiyumva, Tharcisse Renzaho. 167 Elie Sagatwa, tué dans l’attentat du 6 avril, est cité comme
en faisant partie. Un deuxième groupe est formé plus spécifiquement de militaires avec Théoneste
Bagosora, Gratien Kabiligi, Augustin Ndindiliyimana, les commandants des troupes d’élites, Protais Mpiranya, Aloys Ntabakuze, François-Xavier Nzuwonemeye et les officiers mis à la retraite,
Laurent Serubuga, Pierre-Célestin Rwagafilita, Athanase Gasake et le colonel Bonaventure Buregeya. Il est très improbable que les auteurs de l’attentat du 6 avril figurent dans le premier groupe.
L’apparente absence d’une équipe autour du colonel Bagosora ne ferait que renforcer la thèse que
l’attentat a été organisé par un groupe très restreint dans lequel la main des services français n’est
pas à exclure. Le délai de quatre ans mis par la France pour ouvrir une enquête sur l’attentat du
6 avril dans lequel trois Français ont été tués, l’absence de preuves matérielles dans l’accusation
du juge Bruguière contre le FPR, la réticence extrême à laisser des officiers français témoigner
au TPIR, ne font qu’alimenter les questions sur le rôle de la France dans le déclenchement du
génocide.
6. Les autorités françaises, celles de Kigali et, à Paris, la Présidence de la République, le Quai d’Orsay
et le ministère de la Défense étaient bien informées de ce plan d’élimination des Tutsi. Elles étaient
opposées à la mise en place des accords de paix qui permettaient à l’ennemi tutsi d’accéder au
pouvoir. Elles étaient favorables à un coup d’État militaire et y ont coopéré. Que celui-ci ait été
camouflé par la nomination d’un gouvernement civil montre l’emprise que les Français avaient sur
les extrémistes hutu et témoigne d’un art consommé de la diplomatie.
Dans son jugement condamnant le colonel Bagosora à la prison à perpétuité pour génocide, le TPIR
le considère comme responsable de la mort de Agathe Uwilingiyimana. Il était informé de la volonté de
la MINUAR de demander à Agathe Uwilingiyimana de prendre la parole à la radio. Il s’y est opposé à
plusieurs reprises, devant les autres officiers et le général Dallaire, puis devant M. Booh-Booh. Il a accusé
Agathe Uwilingiyimana d’avoir organisé un coup d’État. Enfin le tribunal a estimé qu’en tant que la plus
haute autorité militaire, c’est lui qui a donné l’ordre aux unités d’élite de tuer Agathe Uwilingiyimana. 168
164 Témoin Jean-Luc Habyarimana, Contre-interrogatoire du procureur, TPIR, Procès Bagosora, 6 juillet 2006. Le témoin
est à La Haye.
165 Voir section 15.6 page 680.
166 Voir le témoignage de Jean Birara section 7.25.3 page 475. http://francegenocidetutsi.org/Birara26mai1994.pdf
167 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, 3.6.5.2, p. 495]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
168 TPIR, Case No. ICTR-98-41-T, Judgement and sentence, 18 December 2008, section 723, p. 183. http://
558
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
9.7.4
Chronologie des faits qui précèdent l’assassinat du Premier ministre
Sources : J. Castonguay [54, p. 109] ; R. Dallaire [72, p. 300] ; Journal de Kibat.
Dans la nuit du 6 au 7 avril : Brent Beardsley de la MINUAR tombe sur un barrage de soldats
des FAR qui le menacent. Dallaire, après son récit, tente de joindre Bagosora au téléphone. Celui-ci
« n’était pas à son bureau au ministère de la Défense, ni au Q.G. de l’armée, ni chez lui. » 169
Dans la nuit du 6 au 7 avril : Agathe Uwilingiyimana appelle Dallaire au sujet de son intervention à Radio Rwanda. 170
Dans la nuit du 6 au 7 avril : Dallaire appelle le directeur de Radio Rwanda, qui lui demande la
protection de la MINUAR. Celui-ci rappelle Dallaire pour lui annoncer que la garde présidentielle
bloque les portes de la station. 171
Dans la nuit du 6 au 7 avril : Dallaire appelle Agathe Uwilingiyimana pour la prévenir de l’annulation de son discours. Il lui dit de rester chez elle et que 20 soldats la protègent. 172
2 h 38 : Le colonel Dewez ordonne au capitaine Marchal d’envoyer deux sections pour protéger Radio
Rwanda. Bloquées par des blindés du bataillon de reconnaissance, elles n’y parviendront pas.
Vers 5 h : Interview téléphonique de Agathe Uwilingiyimana par Monique Mas de RFI.
5 h 30 : Heure prévue pour l’intervention de Agathe Uwilingiyimana sur Radio Rwanda.
5 h 35 : Le groupe commandé par le lieutenant Lotin arrive chez Agathe Uwilingiyimana.
6 h 3 : La jeep de Lotin touchée par un tir des FAR est inutilisable.
6 h 49 : Lotin signale qu’on lui tire dessus.
8 h 35 : Lotin signale que Agathe Uwilingiyimana veut fuir et reçoit l’ordre de ne pas l’accompagner.
8 h 40 : Agathe Uwilingiyimana prend la fuite.
8 h 30 : Willy Mpoyi annonce par radio à M. Le Moal l’arrivée du Premier ministre au compound
UNV.
9 h 06 : Dernier message radio du lieutenant Lotin.
? : Moustache [Faivre Jean-François] annonce au QG de la MINUAR l’arrivée d’une personnalité
importante au PNUD. Dallaire y envoie 2 véhicules blindés conduits pas des bangladais qui n’y
arriveront jamais.
10 h : Les militaires des FAR arrivent dans le compound du PNUD.
Après 10 h : Les 2 blindés de la MINUAR devant aller au PNUD sont bloqués.
Entre 10 h et 10 h 30 : Agathe Uwilingiyimana est découverte par les militaires.
10 h 30 : Le général Dallaire passe au PNUD.
Vers 11 h : Le général Dallaire arrive au Comité de crise à l’ESM et ne parle pas du sort d’Agathe
Uwilingiyimana. Il ne parle des paras belges qu’à la fin de la réunion.
11 h 45 : Agathe aurait été tuée par le sous-lieutenant de gendarmerie Ntawilingira ou par un membre
de la garde présidentielle sur l’ordre du capitaine Gaspard Hategekimana.
9.8
Les personnalités ayant survécu au massacre du 7 avril
Le ministre de la Défense Augustin Bizimana est au Cameroun. 173 Le ministre de l’Intérieur, Faustin
Munyazesa 174 n’est pas rentré au Rwanda après le 6 avril. Le ministre des Affaires étrangères, Anastase
francegenocidetutsi.org/BagosoraJudgment.pdf#page=183
169 R. Dallaire [72, p. 299].
170 R. Dallaire [72, p. 300].
171 Ibidem.
172 Ibidem.
173 Le ministre de la Défense Augustin Bizimana rentre à Kigali le 10 avril. Cf. R. Dallaire [72, p. 365].
174 Faustin Munyazesa, MRND, est ministre de l’Intérieur du gouvernement Uwilingiyimana. Il joue un grand rôle pour
scinder l’opposition en faveur de Habyarimana. Il est maintenu dans ses fonctions dans le GIR, mais il quitte le Rwanda à
ce moment-là. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 107]. Gérard Prunier le dit sympathisant CDR [175, p. 280].
Ayant assisté à la rencontre de Dar es-Salaam avec Habyarimana, il y était resté. Lorsqu’il apprit que l’avion s’était écrasé,
il s’était exclamé « Oubliez le Rwanda ! C’est fini ! C’est fini ! » et n’est pas rentré. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86,
p. 231].
559
9.9. L’ENTREVUE DE MARLAUD ET MAURIN AVEC BAGOSORA, LE CHEF DU PUTSCH
Gasana, MDR, est resté à Dar es-Salaam. Habyarimana l’aurait fait sortir du Falcon 50 pour laisser sa
place au président du Burundi, ce qui lui aurait sauvé la vie. 175 Jean-Marie Vianney Mbonimpa, ministre
de l’Enseignement primaire et secondaire, semble avoir disparu de la circulation.
Des ministres et personnalités d’opposition se cachent. Faustin Twagiramungu, Premier ministre pressenti par les Accords d’Arusha, est caché par la MINUAR, il séjourne au QG de la MINUAR puis sera
évacué avec les soldats belges le 18 avril et se rendra à Bruxelles où la Belgique lui accorde l’asile. 176
L’ambassadeur de France à qui il fait appel, le renvoie à Booh-Booh.
Boniface Ngulinzira, MDR, ancien ministre des Affaires étrangères et pressenti comme ministre de
l’Information ou des Affaires étrangères du GTBE, est, comme principal négociateur des Accords d’Arusha, la cible des extrémistes. Il dispose, à son domicile, d’une protection de la MINUAR qui l’évacue à
l’ETO où il est assassiné le 11 avril après que les militaires français eurent refusé de l’évacuer. 177
Marc Rugenera, MDR, ministre des Finances, se cache et échappe au massacre. 178
Qui reste ? Par soustraction, et compte tenu des absents et de ceux qui se cachent, ce sont les ministres
MRND et Hutu Power : Agnès Ntamabyaliro, Daniel Mbangura, Prosper Mugiraneza, Justin Mugenzi,
Casimir Bizimungu, André Ntagerura, Gaspard Ruhumuliza, Pauline Nyiramasuhuko, Callixte Nzabonimana, Augustin Ngirabatware, et enfin, représentant son ministre, Théoneste Bagosora. Parmi tous
ceux-là, seul Daniel Mbangura n’a pas été accusé de génocide.
D’autres personnalités politiques jouent aussi un rôle notoire, Ferdinand Nahimana (MRND, proche de
la CDR), Sylvestre Nsanzimana (ancien Premier ministre MRND), Félicien Kabuga (financier du MRND
et de RTLM), Froduald Karamira (MDR Power), Donat Murego (MDR Power), Jean-Bosco Barayagwiza
(CDR), Hassan Ngeze (Kangura) et Jérôme Bicamumpaka (MDR Power).
9.9
L’entrevue de Marlaud et Maurin avec Bagosora, le chef du
putsch
Dans l’après-midi du 7, l’ambassadeur de France, M. Jean-Michel Marlaud, et le lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin, rencontrent le colonel Bagosora. C’est ce que révèle l’ambassadeur lui-même lors
de son audition par la Mission d’information parlementaire en 1998 :
M. Jean-Michel Marlaud a ensuite précisé que, vers seize heures [le 7 avril], il avait, avec le Colonel
Jean-Jacques Maurin, effectué une démarche auprès du Colonel Théoneste Bagosora, le directeur de
cabinet du Ministre de la Défense, ce dernier étant en déplacement au Cameroun. Il lui avait dit qu’il
fallait reprendre le contrôle de la situation et que les Forces armées rwandaises devaient coopérer avec
la MINUAR, mais cet avertissement s’était avéré inutile et la situation avait continué de s’aggraver. 179
Où a donc eu lieu cette rencontre ? Certaines sources font état d’une visite des militaires conspirateurs
à l’ambassade de France. 180
9.9.1
Marlaud a-t-il demandé à Bagosora de reprendre en main ses troupes ?
Cette rencontre avec le colonel Bagosora est surprenante à plus d’un titre. S’il s’était agi de reprendre
le contrôle de certaines unités de l’armée, c’était au nouveau chef d’état-major, le colonel Gatsinzi, qu’il
fallait s’adresser. 181 L’ambassadeur Marlaud semble éviter toute rencontre avec des officiers supérieurs
« modérés » dont Gatsinzi fait partie. La rencontre avec Bagosora a donc essentiellement un objectif
politique.
R. Dallaire [72, pp. 327, 657].
R. Dallaire [72, pp. 317, 350, 353, 395].
177 Voir section 11.5 page 596.
178 Marc Rugenera, PSD, ministre des Finances des gouvernements Nsengiyaremye et Uwilingiyimana, se cache chez des
voisins jusqu’au 17 avril où il est sauvé par le FPR. Il sera ministre du gouvernement de juillet 1994. Cf. Rwanda : Death,
Despair and Defiance [5, pp. 179-181].
179 Audition de Jean-Michel Marlaud, 13 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 296]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMarlaud13mai1998.pdf
180 Colette Braeckman écrit : « Selon beaucoup de témoignages, les militaires se rendent à l’ambassade de France où
ils retrouvent de nombreuses personnalités politiques de la tendance Hutu Power ». Cf. [44, p. 179]. Vu les difficultés à se
déplacer, il semble que Marlaud soit resté à l’ambassade.
181 Le colonel Gatsinzi arrive à Kigali vers 16 h 30 en provenance de Butare.
175
176
560
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
Comment Marlaud et Maurin peuvent-ils demander au principal organisateur du putsch de reprendre
le contrôle de la situation ? C’est au Premier ministre, quand elle était encore en vie, que l’ambassadeur
de France aurait dû s’adresser, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’un tel appel de sa part à Mme
Agathe Uwilingiyimana. Marlaud et Maurin savent bien qui est le maître du jeu, c’est-à-dire le principal
organisateur du coup d’État. C’est Bagosora. Ils savent que c’est lui qui a refusé de se soumettre à
l’autorité du Premier ministre.
La recommandation aux Forces armées rwandaises de coopérer avec la MINUAR paraît curieuse car
les coopérants militaires français (AMT) n’ont rien fait pour coopérer avec la force de l’ONU. Pire, ils
n’ont pas empêché les officiers du bataillon de reconnaissance d’attaquer les soldats de l’ONU avec des
blindés livrés par la France. On verra ensuite que l’intervention militaire française du 9 avril est faite
sans coordination avec l’ONU et sans l’en informer au préalable. Cette affirmation de l’ambassadeur ne
paraît pas vraisemblable. L’objectif réel de la rencontre était autre.
9.9.2
Ils auraient discuté d’un gouvernement civil
Lors de cette rencontre, ils n’ont probablement pas discuté du contrôle de la situation, puisque Bagosora l’a bien en main. Les tueurs de la garde présidentielle, des bataillons de reconnaissance et parascommando lui obéissent, Maurin est bien placé pour le savoir. Ils ont plutôt discuté avec lui d’autres
questions, notamment de la manière acceptable vis-à-vis de l’extérieur de présenter le coup d’État, donc
de la nécessité de constituer très rapidement un gouvernement civil par une procédure donnant toutes les
apparences de la légalité. L’ambassadeur de France a-t-il dissuadé Bagosora de poursuivre dans son idée
de mettre en place une junte militaire ? C’est possible. 182
En persuadant Bagosora de former un gouvernement civil, l’ambassadeur Marlaud a apporté là une
importante contribution au programme du génocide, car l’annonce d’un gouvernement militaire aurait
révélé qu’il s’agissait d’un coup d’État, elle aurait fait soupçonner des militaires d’être les auteurs de
l’attentat et aurait suscité la réprobation du Conseil de sécurité de l’ONU.
La discussion a dû alors porter sur les modalités de formation du nouveau gouvernement, qui a
été constitué sous l’égide du colonel Bagosora au ministère de la Défense et de Jean-Michel Marlaud
à l’ambassade de France. La rencontre entre l’ambassadeur Marlaud et le colonel Bagosora est donc
essentiellement de nature politique.
9.9.3
Bagosora transmet une demande à la France de fourniture d’armes
Michel Roussin, ministre français de la Coopération, nous apprendra par ailleurs qu’il a reçu une
demande de livraison d’armes le 7 avril 1994 :
S’agissant des livraisons d’armes au Rwanda, M. Michel Roussin a précisé que la décision du
Secrétaire général de la Défense nationale de les suspendre, le 8 avril 1994, faisait suite à une importante demande du Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France, passée dans le cadre de
nos accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons de munitions ou de matériels. Le
Secrétaire général a alors confirmé les décisions antérieures et refusé cette livraison. 183
De qui émane cette demande de livraison d’armes ? Une telle demande doit être formulée par le ministre
de la Défense rwandais et être transmise à l’attaché militaire français par le ministre des Affaires étrangères
et de la Coopération. Or ces deux ministres sont absents, ce 7 avril. Le Président de la République et
le Premier ministre viennent d’être assassinés. Il est clair que cette demande de fourniture d’armes est
présentée par le colonel Bagosora, en tant que directeur de cabinet du ministère de la Défense et que la
liste des munitions et matériels demandés à la France était prête depuis longtemps. Il est vraisemblable
que cette demande a été évoquée par Bagosora avec ses deux interlocuteurs lors de cette entrevue. 184
Cette demande peut surprendre. Nous pouvons supposer que les FAR ont reconstitué leurs stocks d’armes
182 Selon le témoignage de Alison Des Forges au TPIR, ce n’est qu’avec réticence que Bagosora accepta la formation d’un
gouvernement civil : « It was only after failing to take over the country that Bagosora reluctantly agreed to the creation of a
new civilian government. » Cf. TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole
Nsengiyumva, Case No. ICTR-98-41-T, 18 December 2008, p. 323.
183 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 106]. http://francegenocidetutsi.
org/JuppeAuditionMIP1998.pdf#page=17
184 Voir section 20.2 page 830.
561
9.10. LE COMMUNIQUÉ DES FORCES ARMÉES RWANDAISES
depuis mars 1993. Le 7 avril, les hostilités n’ont pas vraiment commencé avec le FPR. Ce n’est qu’après
16 h que celui-ci va prendre des positions de combat qui sont d’abord défensives. Cette demande d’armes
devance un besoin. Pour les dirigeants des FAR et leurs interlocuteurs français, il est acquis le 7 que la
guerre avec le FPR va reprendre. Nous tenons-là un indice supplémentaire qu’un plan est convenu entre
Bagosora et ses deux interlocuteurs, l’ambassadeur Marlaud et l’attaché militaire par intérim, Maurin.
Après l’assassinat du Premier ministre et d’autres personnalités politiques, cette entrevue tient plus
d’un conciliabule entre complices dans le coup d’État que d’une démarche de la France auprès de Bagosora
pour qu’il reprenne en main les éléments incontrôlés de ses troupes.
9.9.4
Bagosora est-il adoubé comme successeur de Habyarimana ?
Par cette rencontre de l’ambassadeur, Jean-Michel Marlaud, et de l’adjoint à l’attaché de Défense, le
colonel Jean-Jacques Maurin, avec le colonel Bagosora, principal chef des putschistes, la France entérine
de fait le coup d’État et reconnaît en Bagosora le détenteur du pouvoir réel. Il le demeurera pendant tout
le génocide.
L’importance de cette rencontre n’a pas échappé à la commission d’enquête rwandaise sur le rôle de
la France dans le génocide. En conclusion de celle-ci, le communiqué du ministre de la Justice estime
que la France, par cette rencontre du 7 avril, a désigné le colonel Bagosora comme successeur d’Habyarimana. En effet, il intitule un paragraphe « Appointment of colonel Bagosora as the successor to President
Habyarimana ». 185
Cette thèse pourrait être réfutée sur la base de la note que rédige l’ambassadeur Marlaud, le 25
avril 1994. Semblant ignorer totalement le président intérimaire Sindikubwabo, celui-ci écrit : « Pour
les autorités rwandaises, il s’agit de trouver un dirigeant qui puisse se poser en successeur du Président
Habyarimana et en fédérateur des hutu. Il ne semble pas à l’heure actuelle se dégager des rangs du MRND
[...] Peut-être le MDR, héritier de 1959, du Parmehutu et de la première République, dont les bastions
sont au sud du pays, recèle-t-il un tel homme en son sein, mais celui-ci devra alors se faire accepter par
l’armée (majoritairement issue du nord). » 186 Le colonel Bagosora ne semble donc pas être le poulain
de l’ambassadeur Marlaud. Toutefois, celui-ci souligne que le successeur d’Habyarimana doit être accepté
par l’armée, armée rwandaise, bien sûr. Mais nous avons déjà observé qu’à Kigali, le poids de l’attaché de
Défense dans les décisions politiques est considérable. Le lieutenant-colonel Maurin était aussi présent à
l’entrevue et il est fort possible que le colonel Bagosora ait été son choix et celui de l’armée française, ou
plus précisément celui du général Quesnot. Dans le même sens que les propos de Marlaud, nous notons
que la France n’a pas essayé de mettre en avant le colonel Bagosora à la fin du génocide, en remplacement
du gouvernement intérimaire. C’est le général Augustin Bizimungu, chef d’état-major, qui a été jugé le
plus présentable.
Nous considérons que le colonel Bagosora a été choisi comme leader politico-militaire par la France
pour mener la guerre contre le FPR et l’opération chirurgicale d’éradication des Tutsi. Cette opération
étant moralement injustifiable, il devait être jeté après usage et il semble qu’il n’a pas été question, au
niveau des leaders politiques français, de faire de Bagosora le successeur d’Habyarimana.
Remarquons que cette citation de Marlaud illustre son adhésion à l’idéologie raciste Hutu Power. À
l’entendre, le président du Rwanda doit être « fédérateur des hutu » et « héritier de 1959, du Parmehutu
et de la première République ». Son intérêt pour le MDR confirme que le rôle de Marlaud a été essentiel
dans la formation du gouvernement intérimaire qui privilégie le MDR et les politiciens du Sud.
9.10
Le communiqué des Forces Armées Rwandaises
C’est Bagosora qui, au nom du comité de crise, rédige le communiqué qui sera diffusé le 7 à 17 h 20. Ce
dernier texte demande avec cynisme au gouvernement de faire son devoir, alors que plusieurs ministres,
185 Communique released by the Ministry of Justice on behalf of the Government of the Republic of
Rwanda, Kigali, 05/08/2008, Minister of Justice Tharcisse Karugarama, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/
CommuniqueMinOfJusticeKarugarama2008August5.pdf Traduction de l’auteur : Communiqué du ministre de la Justice
au nom du gouvernement de la République du Rwanda. « Nomination du colonel Bagosora comme successeur du Président
Habyarimana ».
186 Note du ministère des Affaires étrangères 25 avril 1994, Attentat du 6 avril 1994. Signé : Marlaud. Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 275]. http://francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
562
9. LE COUP D’ÉTAT DES 6-8 AVRIL 1994
dont le Premier, viennent d’être assassinés :
Communiqué des Forces Armées Rwandaises
Après le décès inopiné des Chefs d’État Rwandais et Burundais et de leur suite, le cadre supérieur
des Forces Armées a tenu une réunion le 07 Avr 94 [...]
Les participants à la réunion ont pris les décisions et recommandations suivantes : [...]
2. Créer les conditions propices à un climat permettant aux organes dirigeants du pays de travailler dans la sérénité. Ainsi au nom des Forces Armées Rwandaises, les participants demandent avec
insistance aux responsables politiques de s’investir davantage dans l’accomplissement de leur devoir,
spécialement en cette période de crise.
C’est dans ce cadre que le Gouvernement en place est prié de s’acquitter de ses fonctions ; de
même les instances politiques concernées sont invitées à accélérer la mise en place des organes de
transition prévus dans l’accord d’Arusha. 187
187
F. Reyntjens [182, p. 132].
563
Chapitre 10
Formation et reconnaissance du
« gouvernement » rwandais,
organisateur du génocide
Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité
ou de l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le contexte de l’époque.
Hubert Védrine
(Audition MIP, 5 mai 1998)
La mise en œuvre des accords de paix d’Arusha requérait la participation active de personnalités politiques tels les ministres pressentis ou de personnalités comme le président de la Cour constitutionnelle.
Autant l’organisation des assassinats de nombre de ces personnalités a été parfaite, révélant ainsi un plan
bien préparé, autant la mise en place du nouveau président et du nouveau gouvernement semble ne pas
avoir été préparée d’avance du côté rwandais mais va s’effectuer avec une rapidité déconcertante. Après
les avoir dissuadés de former un gouvernement militaire, l’ambassadeur de France aide les organisateurs
du putsch et de la campagne d’assassinats à former un gouvernement civil, constitué uniquement d’extrémistes hutu opposés aux Accords de paix d’Arusha. Ce gouvernement n’est pas encore officiellement
installé que la France s’en fait déjà le porte-parole, notamment auprès de la Belgique à l’ONU. Elle défend
la légalité de ce gouvernement, en particulier, sa conformité aux Accords de paix d’Arusha.
10.1
Le gouvernement est formé en partie à l’ambassade de
France
Le 8 avril, la situation à Kigali est décrite par le général Dallaire en ces termes : « L’apparition d’une
campagne de terreur bien planifiée, organisée, délibérée et savamment orchestrée, menée principalement
par la Garde présidentielle depuis le matin qui a suivi la mort du chef de l’État a complètement modifié
la situation à Kigali. » 1
L’ambassade de France abrite, depuis le 7 avril, des dignitaires du régime du président Habyarimana
dont des ministres MRND 2 qui se réjouissent ouvertement de chaque assassinat. Dans les locaux de
l’ambassade de France à Kigali, se trouvaient, dans les jours qui ont suivi l’assassinat du général Habyarimana, « tous les dignitaires du régime du président, dont les ministres et les députés du parti du
président, la belle-famille du président, le directeur de la radio RTLM et ses subalternes, connus pour
1 Télégramme envoyé le 8 avril 1994 par le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, M. Booh-Booh à M.
Kofi Annan à New York, point 13. Voir section 19.10 page 796.
2 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 296]. http://francegenocidetutsi.
org/AuditionMarlaud13mai1998.pdf Selon F. Reyntjens certains s’y réfugient dans la matinée du 7 [182, p. 63].
565
10.1. LE GOUVERNEMENT EST FORMÉ EN PARTIE À L’AMBASSADE DE FRANCE
leurs appels aux massacres [...] ils se plaisaient à dresser le bilan des victimes ou à regretter que telle ou
telle personne n’ait pas encore été tuée, ou que tel quartier n’ait pas encore été nettoyé. Ils vantaient tout
haut les résultats de leurs plans et les exploits des milices », selon le témoignage de Pierre Gakumba qui
a pu se réfugier à l’ambassade. 3
André Guichaoua nous donne une liste de « personnalités à risque » 4 qui se trouvaient « réfugiées »
à l’ambassade de France jusqu’au 12 avril. Parmi elles, six sont ministres du gouvernement intérimaire :
— Bizimungu Casimir, MRND, ministre de la Santé du GIR, sera accusé au TPIR.
— Mbangura Daniel, MRND, ministre de l’Enseignement supérieur du GIR.
— Ngirabatware Augustin, MRND, ministre du Plan du GIR, sera accusé au TPIR.
— Ntagerura André, MRND, ministre des Transports et des Communications du GIR, sera accusé
au TPIR mais acquitté.
— Nzabonimana Callixte, MRND, ministre de la Jeunesse du GIR, sera accusé au TPIR.
— Mugenzi Justin, PL, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat du GIR, sera accusé
au TPIR.
— Nahimana Ferdinand, MRND, 5 ancien directeur de Radio Rwanda, responsable de la radio RTLM,
sera condamné par le TPIR.
— Nsanzimana Sylvestre, MRND, ancien Premier ministre (décembre 1991).
Selon F. Reyntjens, 6 la plupart des personnes qui viennent s’abriter à l’ambassade de France sont des
personnalités de la mouvance présidentielle qui ne courent pas de risques. Les personnalités de l’opposition
n’y vont pas tout simplement parce qu’elles ne peuvent y parvenir, en raison des barrières dans les rues
et de ce qui s’y passe.
Une partie des discussions pour la formation d’un nouveau gouvernement se fait le 8 avril à l’ambassade
de France. L’ambassadeur Jean-Michel Marlaud le dit lui-même à la Mission d’information parlementaire :
La matinée du 8 avril avait été marquée par [...] et l’arrivée à l’ambassade de France de plusieurs
ministres. Ces derniers ont alors tenu une réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations : remplacer les ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main la
garde présidentielle en vue d’arrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur attachement aux accords
d’Arusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer M. Faustin Twagiramungu Premier Ministre en
remplacement de Mme Agathe Uwilingiyimana [...] 7
Date
Lieu
Objet
Source
Le 7, tôt
Min. Défense
Choix président
Melvern [140, p. 129]
Le 8 à 9 h 30
Min. Défense
Formation GIR
Reyntjens [182, pp.
FIDH [86, p. 230]
Le 8 au matin
Amba. France
Formation GIR
Marlaud, MIP, Auditions, Vol. 1,
pp. 296-297
Le 8 à 13 h
Min. Défense
Formation GIR
Reyntjens [182, pp. 86-87]
Le 8 à 13 h
PSD
Formation GIR
Melvern [140, p. 129]
Le 8 à 14 h
ESM
Comité de crise (CC)
Melvern [141, p. 171]
Le 8, ap. midi
Amba. France
Formation GIR
Le 8 à 17 h 30
ESM
Présentation GIR au CC
86-87] ;
Sénat belge [201, 1-611/7, 3.8.2,
p. 520]
Reyntjens [182, pp. 90-91]
Table 10.1 – Les réunions du 7 et 8 avril en vue de la formation du gouvernement intérimaire
3 Conseil économique et social des Nations Unies, Commission des Droits de l’homme, session spéciale du 25 mai 1994,
E/CN.4/S-3/SR.4 ; C. Braeckman [44, p. 264].
4 A. Guichaoua [98, pp. 697-698].
5 Certains, comme Guichaoua, écrivent que Ferdinand Nahimana fait partie de la CDR, mais celui-ci affirme que non.
6 F. Reyntjens [182, p. 63].
7 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 296-297]. http://
francegenocidetutsi.org/AuditionMarlaud13mai1998.pdf#page=10
566
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
Officiellement, le gouvernement est formé au ministère de la Défense où Bagosora a réuni 8 les responsables, encore en vie, des différents partis. Tout semble montrer que les dirigeants des partis sont
terrorisés, qu’ils jouent un rôle mineur, qu’ils sont sous la coupe des militaires et que c’est Bagosora qui
va mener les opérations. Plus tard, le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, reconnaîtra que ce sont
les militaires qui ont formé le gouvernement intérimaire :
Après le 6 avril, rappelle le ministre de la Défense, « ce sont les militaires qui ont mis en place le
gouvernement ». 9
Justin Mugenzi 10 y représente le Parti libéral (PL) mais a élu domicile à l’ambassade de France.
Pour Filip Reyntjens, qui à l’époque n’est pas informé de ce que reconnaît Marlaud lors de son audition
en 1998 à la Mission d’information parlementaire, le gouvernement n’a pas été formé à l’ambassade de
France, mais il souligne que l’ambassadeur Marlaud y a été étroitement mêlé :
Il est faux que le gouvernement ait été formé à l’ambassade de France, comme certains commentateurs l’ont affirmé. Les pourparlers ont intégralement lieu au ministère de la Défense ; par ailleurs,
un seul des négociateurs (Justin Mugenzi) a élu domicile à l’ambassade de France. 11
Filip Reyntjens poursuit :
En revanche, des contacts ont lieu entre les personnalités politiques réfugiées à l’ambassade de
France et les négociateurs des partis (moins d’un kilomètre sépare l’ambassade du ministère). De
même, il semble bien que l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, soit tenu au courant des
progrès des négociations et il est probable qu’il ait été consulté. Ceci n’a rien d’étonnant. Les liens
de la France avec la tendance qui prend le pouvoir sont avérés. Par ailleurs, le colonel
Bagosora est le premier officier rwandais à avoir fréquenté l’École de guerre en France. L’existence de
ces rapports étroits ressort notamment du fait que dans le courant de l’après-midi, Marlaud appelle
son collègue belge Johan Swinnen, auquel il communique une liste de ministres retenus. Estimant
que la tendance est trop « Power », Swinnen réagit avec réserve. Il exprime le point de vue qu’un
tel gouvernement paraît fort peu conforme aux réelles exigences politiques. Marlaud, lui, se dit assez
satisfait. Surtout parce qu’il juge que la mise en place d’un gouvernement permettra d’empêcher le
coup d’État qu’il redoute. Certes, il n’estime pas qu’il s’agisse d’un gouvernement idéal (il insiste
pour que Faustin Twagiramungu soit investi comme premier ministre, suggestion rejetée avec force).
Mais il approuvera le choix de faire assurer l’intérim par le président du Parlement. 12
On mesure le niveau de duplicité de Marlaud quand il dit que « la mise en place d’un gouvernement
permettra d’empêcher le coup d’État qu’il redoute ». Ces propos ne sont pas recoupés mais semblent
plausibles. L’ambassadeur de Belgique, Johan Swinnen, relatant la visite que lui ont faite trois ministres
du gouvernement intérimaire, qui venaient de prêter serment le 9 avril, cite une appréciation de Marlaud
à propos de ce gouvernement :
Mme Willame-Boonen (PSC). – Ont-ils précisé la nature du geste qu’ils attendaient ?
M. Swinnen. – Il s’agissait d’un geste très général, à savoir la reconnaissance de leur gouvernement.
Je rappelle à ce sujet la remarque que j’ai faite à l’ambassadeur de France qui estimait que ce
gouvernement n’était « pas si mal ». Je lui avais exprimé mes doutes et souligné la difficulté
que j’avais de croire à la crédibilité de ce gouvernement. Il y a d’ailleurs même eu, par la voie
diplomatique, des affirmations formelles concernant la responsabilité des Belges dans l’attentat contre
l’avion présidentiel. 13
D’après Colette Braeckman, le gouvernement intérimaire a bien été formé à l’ambassade de France :
8 Le 8 avril à partir de 9 h 30 et vers 13 h. Cf. Filip Reyntjens [182, pp. 86-87]. Linda Melvern évoque également une
réunion à 13 h au siège du PSD et une réunion à 14 h à l’ESM du Comité de crise et des représentants des partis politiques.
Cf. L. Melvern [140, p. 129] ; L. Melvern [141, p. 171].
9 Dominique Garraud, L’armée rwandaise lâche le gouvernement, Libération, 9 juillet 1994.
10 Membre du Parti libéral, Justin Mugenzi était un leader de l’opposition et la cible des extrémistes mais, après avoir
reçu d’« importantes subventions » des cercles présidentiels, il est devenu en 1993 partisan de Habyarimana et leader de la
fraction Hutu Power du PL. Cf. G. Prunier [175, p. 227] et voir section 2.14.2 page 144. Peu avant le début du génocide, il
tient des meetings dans sa région natale de Rukara, clamant que le seul ennemi était les Tutsi. Cf. African Rights [4, p. 27].
http://francegenocidetutsi.org/WhoIsKillingMay1994.pdf#page=27
11 F. Reyntjens [182, p. 89].
12 F. Reyntjens [182, p. 89]. C’est nous qui mettons en gras.
13
Audition de l’ambassadeur Swinnen devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
[201, CRA 1-86, 20 juin 1997, p. 805]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgiqueAudition20juin1997Swinnen.pdf#page=15
567
10.1. LE GOUVERNEMENT EST FORMÉ EN PARTIE À L’AMBASSADE DE FRANCE
Selon beaucoup de témoignages, les militaires se rendent alors à l’ambassade de France où ils
retrouvent de nombreuses personnalités politiques de la tendance Hutu Power. Dans les locaux de
l’ambassade, ils composent la liste des ministres qui seront membres du « gouvernement intérimaire ».
Une liste qualifiée d’« acceptable » par les Français est alors rédigée. 14
Cette affirmation de la journaliste, qui se réclame de beaucoup de témoignages, est confirmée par une
phrase laconique dans le rapport de la Commission d’enquête du Sénat belge :
Vendredi 8 avril 1994.
Dans l’après-midi : réunion de huit ministres MRND chez l’ambassadeur de France pour former
un gouvernement civil. 15
Selon Colette Braeckman, Jean-Michel Marlaud s’est vanté d’avoir formé le gouvernement intérimaire :
Sharon Courtoux : Un certain nombre de sources affirment que le GIR a été formé à l’ambassade
à Kigali. Et c’est une chose que l’on lit sous votre plume dans l’un de vos ouvrages. [...] Est-ce que
vous pouvez confirmer cela ?
Colette Braeckman : Oui, tout à fait. Comme je vous l’avais dit, j’ai passé 10 jours au début
du génocide à l’aéroport de Kigali, et là j’ai rencontré un Belge qui était ami avec l’ambassadeur
de France et avec qui on refaisait un peu l’historique du GIR. Et il me fait part d’une réflexion
de l’ambassadeur de France : « Ça alors, c’est bien la première fois de ma vie que je constitue un
gouvernement. » Parce que ce gouvernement intérimaire s’est constitué dans l’enceinte de l’ambassade
de France, avec l’attention bienveillante de l’ambassadeur. 16
André Guichaoua, qui était sur place, à Kigali, nous donne une liste, citée plus haut, de personnalités
rwandaises « réfugiées » à l’ambassade de France. Parmi celles-ci, nous comptons six ministres ou anciens
ministres du MRND, Casimir Bizimungu, ministre de la Santé, Daniel Mbangura, ministre de l’Enseignement supérieur, Augustin Ngirabatware, ministre du Plan, André Ntagerura, ministre des Transports,
Callixte Nzabonimana, ministre de la Jeunesse et Sylvestre Nsanzimana, ancien Premier ministre. Il y a
deux autres personnalités réfugiées à l’ambassade, Ferdinand Nahimana, membre du MRND, pressenti
comme ministre du GTBE 17 et Justin Mugenzi, ministre du Commerce, leader de la fraction Hutu Power
du Parti libéral (PL), ce qui peut être assimilé au MRND à ce moment-là. Cette liste de huit personnalités corrobore à peu près l’information de la Commission d’enquête du Sénat belge. Par ailleurs, d’autres
ministres ont pu se faire escorter par des militaires ou des gendarmes pour participer à une réunion importante à l’ambassade de France. Par exemple, la présence de Pauline Nyiramasuhuko est signalée dans
le témoignage de Callixte Habamenshi cité plus loin.
Cette hypothèse que le gouvernement intérimaire a été formé à l’ambassade de France, avec la participation de l’ambassadeur Marlaud est bel et bien confirmée, entre les lignes, par l’extrait, cité plus
haut, de l’audition de l’ambassadeur Marlaud à la Mission d’information où il rapporte cette réunion de
plusieurs ministres qui réaffirment leur attachement aux Accords d’Arusha mais refusent le remplacement
de Mme Agathe Uwilingiyimana par M. Faustin Twagiramungu comme Premier ministre.
Il y a donc bien eu discussion sur la composition du nouveau gouvernement à l’ambassade de France et
en présence de l’ambassadeur, puisque celui-ci laisse entendre qu’il a proposé M. Faustin Twagiramungu
comme Premier ministre ainsi qu’il était prévu par les Accords d’Arusha signés en août de l’année
précédente. 18 Le compte rendu de Reyntjens cité plus haut relate cette « insistance » de Marlaud en
faveur de Twagiramungu. Reyntjens souligne aussi que Marlaud a approuvé le choix du président de la
République par intérim : « Mais il approuvera le choix de faire assurer l’intérim par le président du
Parlement. » L’ambassadeur de France apparaît bien comme coauteur et parrain de ce gouvernement.
Remarquons seulement que l’ambassadeur Marlaud situe sa discussion avec les ministres le matin
alors que la Commission d’enquête belge parle d’une réunion de huit ministres MRND dans l’après-midi.
Est-ce une erreur ou y a-t-il eu deux réunions à l’ambassade de France au lieu d’une ? Retenant que, dans
le récit de Filip Reyntjens, Marlaud a appelé Swinnen dans le courant de l’après-midi, il semble probable,
Colette Braeckman [44, p. 179].
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.2, p. 520]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=520
16 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 214]. http://francegenocidetutsi.org/CECrapport.pdf#page=214
17 GTBE : Gouvernement de transition à base élargie.
18 L’article 6 de l’accord de paix final signé le 4 août 1993 prévoit que M. Faustin Twagiramungu sera Premier ministre du
gouvernement de transition à base élargie. http://francegenocidetutsi.org/ArushaAccordDePaix4aout1993.pdf#page=5
14
15
568
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
sans que nous en soyons tout à fait certains, qu’une deuxième réunion, celle qui a fait la dernière mise au
point de la répartition des portefeuilles, se soit tenue à l’ambassade de France.
Les entretiens à l’ambassade de Jean-Michel Marlaud avec les extrémistes sont confirmés par un autre
témoin, l’ambassadeur Callixte Habamenshi, 19 qui, habitant dans une maison mitoyenne de l’ambassade,
a pu s’y réfugier avec son épouse grâce à la complaisance de paras français :
Un diplomate rwandais et son épouse ont été les témoins attentifs et discrets de scènes édifiantes
à l’ambassade de France où ils étaient parvenus à se réfugier en escaladant le mur de la clôture qui
la sépare de leur maison. Le couple savait qu’il trouverait asile et protection, car il était plus ou
moins ami avec de jeunes paras qui venaient de temps en temps discuter avec lui à la maison lorsqu’il
venait en vacances à Kigali. L’ambassadeur, Callixte H., et son épouse furent en effet accueillis par de
jeunes paras qui les conduisirent à l’ambassadeur Marlaud. Mais ce dernier, en pleine discussion avec
les membres de la CDR, du Hutu Power et du MRND, que l’ambassadeur rwandais connaissait bien,
ne l’accueillit pas comme un homologue. Au contraire, il parut contrarié par la venue de ces deux
personnes qui n’appartenaient pas à la mouvance qu’il avait contribué à faire émerger et qu’il soutenait
de tout son poids. Le couple lui-même était terrorisé et choqué de voir quelle racaille l’ambassadeur de
France avait comme interlocuteurs : les Froduald Karamira, Justin Mugenzi, Jean-Bosco Barayagwiza,
Hassan Ngeze, Ferdinand Nahimana, Jérôme Bicamumpaka, Pauline Nyiramasuhuko, Bagosora et les
autres... Pas moins que cela ! 20
Le nouveau gouvernement est présenté le 8 à 17 h 30 au Comité de crise qui est resté à siéger à l’ESM
et se trouve mis devant le fait accompli. 21
L’arrêté présidentiel qui fixe sa composition fait ironiquement référence à l’Accord de paix d’Arusha
signé le 4 août 1993. 22
L’ambassadeur Marlaud entérine le soir même ce gouvernement issu d’un coup d’État. Le 11 avril sur
RFI, il veut faire croire que ce gouvernement est conforme aux Accords d’Arusha :
Christophe Boisbouvier : Le gouvernement rwandais qui vient d’être nommé il y a quelques jours
est dénoncé par certains comme un gouvernement de durcissement contre le FPR. Qu’en pensez-vous ?
J.-M. Marlaud : En ce qui concerne le remplacement du président Habyarimana, le nouveau chef
de l’État par intérim est l’ancien président de l’Assemblée nationale, ce qui correspond aussi bien aux
dispositions de l’ancienne Constitution rwandaise qu’aux dispositions de l’accord d’Arusha lui-même,
et la répartition des ministères et des portefeuilles ministériels est restée identique à ce qu’elle était
dans le cadre du partage du pouvoir qui avait été prévu par les accords d’Arusha. En ce qui concerne
maintenant l’appréciation du rapport de forces politiques au sein de ce gouvernement, là chacun peut
avoir une appréciation différente. 23
Il le répète devant les députés en 1998 :
Vers vingt heures [le 9 avril 1994], l’ambassade a été informée de la nomination d’un Président de
la République et d’un Gouvernement intérimaires. La composition de ce gouvernement était apparemment conforme aux accords d’Arusha puisqu’elle prévoyait une répartition des portefeuilles entre
partis politiques. Toutefois, on pouvait s’interroger sur sa représentativité réelle. Chacun des partis
étant divisé, les personnes désignées représentaient plutôt un glissement en faveur de la tendance la
plus extrémiste. 24
Ce gouvernement est, à entendre Marlaud, conforme aux Accords d’Arusha, alors qu’il a reconnu que
ces accords stipulaient que M. Faustin Twagiramungu serait le Premier ministre du GTBE. Rappelons
19 Callixte Habamenshi est, sauf erreur, ancien ministre des Affaires étrangères et du Plan national, il est signataire des
accords de coopération économique, culturelle et technique du 4 décembre 1962. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, pp. 67-75]. Quand Vénuste Kayimahe le rencontre en 1998, il est ambassadeur du Rwanda
à Addis-Abeba. Il est interviewé sur les événements à l’ambassade de France dans le film de Robert Genoud et Claudine
Vidal “La France au Rwanda - Une neutralité coupable”, Les films du Village, État d’urgence production. Il déclare qu’à
l’époque il était du parti MDR et que l’ambassade de France soutenait le parti MRND d’Habyarimana.
20 V. Kayimahe [114, p. 170].
21 F. Reyntjens [182, pp. 90-91].
22 Docteur Sindikubwabo Théodore, Président de la République par intérim, Arrêté présidentiel No 02/01 du 8 avril 1994
portant désignation des membres du gouvernement. http://francegenocidetutsi.org/GirComposition8avril1994.pdf
23 Afrique Midi, RFI, 11 avril 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 60].
http://francegenocidetutsi.org/MarlaudRFI11avril1994.pdf
24 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 297].
569
10.1. LE GOUVERNEMENT EST FORMÉ EN PARTIE À L’AMBASSADE DE FRANCE
qu’à ce moment-là, Twagiramungu est recherché en vue de l’assassiner par les tueurs dont certains commanditaires sont « réfugiés » à l’ambassade de France. Le FPR devait avoir cinq portefeuilles ministériels,
mais cela n’effleure pas l’ambassadeur et aucun membre de la Mission d’information parlementaire ne
relève cette grossière erreur d’appréciation. En entérinant ce gouvernement, l’ambassadeur Jean-Michel
Marlaud fait disparaître le coup d’État, il n’a pas un mot pour le Premier ministre et pour les ministres
et personnalités politiques qui viennent d’être assassinés sur ordre du colonel Bagosora et de sa clique.
En réalité, c’est bien un coup d’État qui se déroule et la France, non seulement ne veut pas le voir, mais
va faire tout pour le cacher.
En l’espace de deux jours, un nouveau gouvernement est mis sur pied, alors qu’en huit mois le Gouvernement de transition à base élargie n’avait pu être formé. L’exploit doit être salué. Tout porte à croire
que l’ambassadeur de France a fait le forcing, comme en témoigne cette petite phrase qu’il cite lors de
son audition :
Un conseil militaire de crise avait, par ailleurs, été institué dans l’intervalle. 25 L’ambassade commentait alors : « Les dirigeants rwandais sont inconscients de la situation sur le terrain et raisonnent
comme s’ils avaient beaucoup de temps ». 26
Pourquoi Marlaud a-t-il poussé à former, aussi rapidement, le 8 avril, un gouvernement qui n’a rien
à voir avec celui prévu par les accords de paix ? S’il avait attendu le 9, des militaires français auraient
été présents en nombre. Ceux-ci auraient pu fournir une protection à des personnalités favorables aux
accords d’Arusha et encore en vie. Il aurait pu imposer la mise en place du gouvernement prévu par
les accords de paix dont les membres ne sont pas tous assassinés. Mais l’application des accords de paix
n’était pas inscrite dans l’agenda de l’ambassadeur. L’objectif de la France n’était donc pas de favoriser
un gouvernement respectant les accords de paix. C’est un tout autre programme qui était inscrit sur
l’agenda des décideurs à Paris et à Kigali. La France était donc liée, beaucoup plus qu’il n’a été dit,
avec les extrémistes de l’Akazu, du MRND, de la CDR et du Hutu Power, c’est-à-dire avec ceux qui ont
planifié et vont orchestrer le génocide des Tutsi.
Dans la nuit du 8 au 9, Marlaud discute avec Paris d’une éventuelle intervention de la Belgique pour
évacuer ses ressortissants. Il déclare que le Gouvernement intérimaire et les Forces armées rwandaises,
extrêmement méfiants à l’égard des Belges, ne veulent pas entendre parler de cette opération. 27 Il est
surprenant que l’ambassadeur de France exprime l’opinion d’un gouvernement qui n’est pas encore installé.
La seule interprétation possible, c’est que de nombreux membres de ce gouvernement sont installés à
l’ambassade de France. Marlaud a-t-il consulté le nouveau chef d’état-major des FAR sur cette opération
d’évacuation par les Belges ? Il est permis d’en douter et de penser qu’il a pris l’avis du seul Bagosora.
À la question pourquoi la France a été la seule à reconnaître le Gouvernement intérimaire rwandais,
Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, répond :
Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité ou de l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le contexte de l’époque. Il a rappelé que la France, alors isolée,
tentait de négocier un cessez-le-feu dans une situation où l’on assistait parallèlement à la campagne
militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des massacres. 28
M. Védrine veut faire croire à un parallélisme entre la campagne militaire du FPR et les massacres.
Il veut ignorer et faire ignorer la genèse des événements. Il y a eu en réalité et dans cet ordre, primo
l’assassinat des personnalités politiques favorables aux accords de paix et le début des massacres des
Tutsi, secundo la formation de ce gouvernement ne comprenant que des ennemis des accords de paix
puis sa reconnaissance par la France en la personne de son ambassadeur. Tertio l’attaque du FPR ne
démarre qu’à partir du 9 avril et c’est pour s’opposer aux massacres déclenchés dans tout le pays. Cette
entourloupe chronologique lui permet de cacher le coup d’État et de forcer ses interlocuteurs à admettre
que la procédure démocratique de nomination d’un gouvernement n’était qu’un formalisme non pertinent.
L’autoproclamation de ce gouvernement et la caution que lui apporte la France vont permettre d’induire en erreur, pendant toute la durée du génocide, les milieux diplomatiques, le Conseil de sécurité de
l’ONU en premier lieu, et de camoufler les organisateurs des massacres.
Marlaud fait ici allusion aux deux réunions du « comité de crise » du 7 avril.
Audition de M. Jean-Michel Marlaud, 13 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 296]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMarlaud13mai1998.pdf#page=11
27 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297].
28 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 210].
25
26
570
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
10.2
La procédure suivie pour choisir le président et former le
gouvernement est illégale
Lors de sa rencontre avec Bagosora dans la nuit du 6 au 7, J.-R. Booh-Booh lui dit de réunir les
dirigeants du MRND pour choisir un successeur à Habyarimana. 29 Bagosora les réunit le 7 vers 7 h au
ministère de la Défense, mais aucun choix n’est fait. Après leur réunion avec Bagosora, le lendemain 8
avril vers 9 h, Ngirumpatse, Karamera et Nzirorera se rendent chez Théodore Sindikubwabo et lui propose
la présidence intérimaire en vertu de la Constitution de 1991. 30 Selon d’autres témoignages, comme celui
de Jean Birara, Théodore Sindikubwabo se trouvait à ce moment-là à Butare.
D’après Filip Reyntjens, les représentants des différents partis, réunis par le colonel Bagosora au
ministère de la Défense, le matin du 8, résolvent ainsi le vide juridique créé par les assassinats :
Estimant que l’accord d’Arusha ne peut entrer en vigueur qu’après la prestation de serment du
gouvernement de transition à base élargie, ils décident d’appliquer la constitution de 1991. Cette
interprétation est évidemment erronée, puisque l’article 11 de l’accord prévoit que celui-ci entre en
vigueur dès le jour de sa signature, c’est-à-dire le 4 août 1993. C’est donc en application de la
disposition caduque de l’article 42 de la constitution de 1991 qu’il est décidé que l’intérim de la
présidence sera assuré par le Dr. Théodore Sindikubwabo, président du C.N.D. (parlement). 31
Le 8 avril, au journal de 20 heures de France 2, l’ambassadeur du Rwanda à Paris, Jean-Marie
Ndagijimana déclare :
Oui, c’est vrai que l’État est désormais complètement décapité, étant donné que le Président, le
Premier ministre et le président de la Cour constitutionnelle sont décédés, mais il est faux d’affirmer
que les institutions ne peuvent plus être mises en place et fonctionner. Il suffit de réactiver le CND
(l’ancienne Assemblée nationale) et, selon l’ancienne Constitution, de placer le président de cette
assemblée à la tête de l’État, c’est-à-dire la présidence de la République. 32
Ndagijimana décrit à la télévision française la procédure qui est exactement suivie au moment-même
à Kigali pour donner une base légale à la nomination du président et du gouvernement intérimaire.
Alors que le gouvernement intérimaire n’est pas officiellement constitué et que les massacres font rage
à Kigali, l’ambassadeur du Rwanda à Paris paraît vraiment bien informé. Vénuste Kayimahe, qui rapporte
ses propos, suppose que cet habillage légal du coup d’État a été conçu par l’ambassadeur Marlaud luimême. Vu que Kigali est livrée à ce moment-là aux tueurs, il est possible que cette pirouette juridique
ait été conçue à l’ambassade de France de Kigali. Nous utilisons ce mot pirouette puisque cela apparaît
ainsi aux yeux des téléspectateurs français qui, bien sûr, n’y comprennent rien. 33
Filip Reyntjens souligne plus haut que les Accords de paix d’Arusha sont en vigueur. L’article 3 de
l’accord de paix final définit la « Loi Fondamentale » qui est formée de la Constitution du 10 juin 1991 et
de ces accords de paix, certains articles de la Constitution étant remplacés par les dispositions des accords
de paix. C’est donc cette Loi Fondamentale qui est la base légale et non la Constitution du 10 juin 1991.
Le vide juridique a été créé sciemment par les assassins et leurs commanditaires. Habyarimana étant
assassiné, il n’y a plus de président. Agathe Uwilingiyimana étant assassinée, il n’y a plus de Premier
ministre, donc plus de gouvernement. Joseph Kavaruganda étant assassiné, il n’y a plus de président de
la Cour constitutionnelle pour recueillir la prestation de serment des nouvelles autorités. Cette situation
ne semblant pas avoir été prévue dans ces Accords de paix d’Arusha, il nous semble qu’une négociation
auraient dû avoir lieu entre ses signataires. Elle n’a pas eu lieu et nous n’avons noté aucune protestation
de la part de J.-R. Booh-Booh devant cette violation manifeste des accords.
29 L’article 5 du Protocole sur le partage du pouvoir dispose que le président en place, donc Habyarimana, le reste
jusqu’aux élections prévues après la période de transition. Rien ne semble prévu pour le cas de sa disparition. Cf. The
United Nations and Rwanda,1993-1996 [164, p. 177]
30 Témoignage de Mathieu Ngirumpatse, TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No. ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, p. 326. http:
//francegenocidetutsi.org/BagosoraJudgment.pdf
31 Filip Reyntjens [182, p. 87].
32 Vénuste Kayimahe [114, p. 171].
33 Nous verrons que ce ne sera pas la seule fois où la chaîne de télévision publique France 2 se prête à une opération
de manipulation et de tromperie des citoyens français. Voir l’opération Barril le 28 juin au journal de 13 h section 7.18.4
page 435.
571
10.3. LE NOUVEAU GOUVERNEMENT NE RESPECTE PAS LES ACCORDS D’ARUSHA
La version des faits donnée par Jean Kambanda confirme qu’il y a eu, le 7 avril, violation délibérée
des Accords d’Arusha, qu’il met au compte du FPR. Il note qu’« il y a eu d’abord une tentative de la
part des chefs militaires de s’emparer du pouvoir. » Mais faute d’accord entre les colonels Bagosora et
Rusatira, « les membres du Comité militaire de crise ont été contraints de s’en remettre à l’arbitrage
de certains diplomates ». L’ambassadeur de France et le représentant spécial du secrétaire général des
Nations Unies leur ont conseillé « de mettre immédiatement en application les Accords de Paix d’Arusha. »
Il fallait inviter la direction du MRND à désigner un nouveau candidat à la Présidence de la République.
« La direction de ce parti consultée à cet effet n’a pas été à même de nommer de candidat à ce poste. »
« Finalement, poursuit Jean Kambanda, maître Edouard Karemera, un des membres du comité directeur
du MRND, trouva une astuce juridique pour sortir de cette impasse. Considérant que les Accords de
Paix d’Arusha, effectivement violés par le FPR, étaient désormais caducs, il proposa de se référer à la
Constitution Rwandaise de juin 1991. » C’est ainsi que le président du CND, Théodore Sindikubwabo,
fut nommé président de la République. 34
10.3
Le nouveau gouvernement ne respecte pas les Accords d’Arusha
Le gouvernement formé est présenté comme conforme aux Accords d’Arusha, 35 mais le Premier ministre n’est pas celui qui est prévu dans l’accord de paix final, le FPR ne fait pas partie du gouvernement,
les ministres ne sont pas ceux prévus dans la dernière liste établie par Faustin Twagiramungu et ils sont
tous issus de la tendance Hutu Power des différents partis, c’est-à-dire favorables à l’élimination des Tutsi.
Le protocole d’accord signé par les cinq partis le 8 avril, en vue de la mise en place du gouvernement,
est un document étonnant. 36 Le préambule parle de « la mort inopinée » du Premier ministre et de
certains membres du gouvernement, alors que ces personnes ont été froidement abattues par la garde
présidentielle :
Protocole additionnel au Protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au
Gouvernement de transition signé le 7 avril 1992 entre les partis politiques MRND, MDR, PSD, PDC
et PL.
Les partis politiques MRND, MDR, PSD, PDC et PL,
Considérant la situation critique de vide institutionnel créé par la mort tragique de son Excellence
Monsieur le Président de la République Rwandaise ;
Considérant la mort inopinée de son Excellence Madame le Premier Ministre et de certains
membres de son gouvernement ;
Tenant dûment compte du souhait exprimé par les représentants du parti PSD à cause de la
situation particulière qui prévaut au niveau de la direction de ce parti ; [...] 37
En fait de situation particulière, il faut savoir que le président et les deux vice-présidents du PSD ont
été assassinés.
Le tableau 10.2 montre que la répartition entre les partis des portefeuilles du nouveau gouvernement 38
est exactement la même que dans le précédent gouvernement de coalition de Mme Uwilingiyimana 39 Elle
est aussi identique à celle du gouvernement de transition à base élargie à ceci près que le MRND s’attribue
les portefeuilles destinés au FPR.
Ce gouvernement a donc toutes les apparences de la continuité. Le clivage des partis hors MRND en
deux tendances et le fait que seule la tendance Hutu Power pro-MRND figure dans ce gouvernement ne
vont pas sauter aux yeux des diplomates – hormis les Français et les Belges –. En particulier, le Conseil
de sécurité de l’ONU ne réagit pas contre.
Jean Kambanda [111, pp. 153-154].
Les arrêtés de nomination du Premier ministre et des autres ministres font tous référence aux Accords d’Arusha. Cf.
Filip Reyntjens [182, pp. 137-138].
36 Filip Reyntjens [182, pp. 89, 134].
37 Protocole additionnel au protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au Gouvernement de
transition le 7 avril 1992 entre les partis politiques MRND, MDR, PSD, PDC et PL, 8 avril 1994, TPIR, ICTR-98-41-T,
exhibit DB180, http://francegenocidetutsi.org/ProtocoleAdditionnelEntentePartis8avril1994.pdf ; Filip Reyntjens
[182, p. 134].
38 La composition du Gouvernement intérimaire du 8 avril 1994 est donnée section 36.3 page 1342.
39 La composition du gouvernement de Agathe Uwilingiyimana du 18 juillet 1993 est donnée section 36.1 page 1341.
34
35
572
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
Gouvernement
MRND
MDR
PL
PSD
PDC
FPR
A. Uwilingiyimana
9
4
3
3
1
0
J. Kambanda
9
4
3
3
1
0
GTBE (18 mars 1994)
5
4
3
3
1
5
Table 10.2 – Répartition des portefeuilles dans les gouvernements de 1993 à 1994
L’ambassadeur Marlaud, en déclarant que le nouveau gouvernement est conforme aux Accords d’Arusha, exprime la position de Paris. Elle est répétée dans une note du 9 avril de Dominique Pin et du
général Quesnot :
Sur le plan politique un gouvernement intérimaire a été constitué par les différents partis politiques
rwandais conformément aux dosages prévus par les accords d’Arusha. Seul le FPR a refusé d’y
participer, a rompu le cessez-le-feu et entrepris une offensive vers Kigali. 40
Aucun fait connu de nous ne vient confirmer qu’il a été proposé au FPR de participer au nouveau
gouvernement. D’où vient cette information ? Elle ne peut venir que de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud. Aurait-il proposé au FPR, par l’intermédiaire de M. Booh-Booh, de participer à des discussions ?
Il n’évoque pas cette initiative dans son audition et rien ne vient la confirmer du côté de la MINUAR.
La meilleure preuve que le FPR n’a pas été contacté est qu’une des missions fixées au nouveau
gouvernement par le protocole d’accord entre les partis du 8 avril est de reprendre les discussions avec le
FPR :
b) Poursuivre les discussions avec le Front Patriotique Rwandais sur la mise en place des Institutions de la Transition à base élargie, dans un délai ne dépassant pas six semaines. 41
Cette thèse que c’est le FPR qui a rompu les accords, accréditée ici par deux conseillers civils et
militaires de François Mitterrand, fait mesurer la profondeur de l’implication des dirigeants français
dans le coup d’État. L’ambassadeur n’a rien fait pour empêcher l’assassinat des ministres partisans des
accords de paix. Il rencontre celui qui a déclenché ces assassinats, le colonel Bagosora. Il entreprend alors
de maquiller ce coup d’État militaire par la formation d’un gouvernement civil. Il contribue activement
à la formation de ce gouvernement qui ne tient aucun compte de ce qui a été décidé dans ces accords de
paix d’Arusha. Il prétend que le FPR a refusé d’y participer, a rompu le cessez-le-feu et violé les accords
de paix. En tout cela, il est en parfait accord avec Paris, tant à l’Élysée qu’au Quai d’Orsay.
10.4
La prestation de serment du GIR, le 9 avril
La cérémonie de prestation de serment du Gouvernement intérimaire, le 9 avril à l’hôtel des Diplomates, a été très peu relatée. Selon Vénuste Kayimahe, employé au Centre culturel français de Kigali,
des soldats français escortent le 9 avril 1994 le gouvernement intérimaire rwandais pour sa prestation de
serment :
Très tôt, ce 9 avril, un gouvernement dit intérimaire, concocté dès l’avant-veille dans l’enceinte
de l’ambassade de France avec le concours de celle-ci, est porté à la connaissance des Rwandais,
dont beaucoup sont en train d’être massacrés. Afin d’éviter toute compromission criante, et aussi
dans l’intention de l’inciter à se draper dans une dignité dérisoire, il a été conseillé au gouvernement
d’aller prêter serment ailleurs, ce qui est fait à l’Hôtel des Diplomates [...] Les futurs maîtres officiels
du génocide ont sollicité et obtenu une escorte combinée de militaires rwandais et français pour les
accompagner [...] 42
Dominique Pin, Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 9 avril 1994, Objet :
Rwanda - Situation, p. 1. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotPin9avril1994.pdf
41 Protocole additionnel au protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au Gouvernement de
transition le 7 avril 1992 entre les partis politiques MRND, MDR, PSD, PDC et PL, 8 avril 1994, TPIR, ICTR-98-41-T,
exhibit DB180, http://francegenocidetutsi.org/ProtocoleAdditionnelEntentePartis8avril1994.pdf .
42 Vénuste Kayimahe [114, p. 169].
40
573
10.4. LA PRESTATION DE SERMENT DU GIR, LE 9 AVRIL
Vénuste Kayimahe confirme ici que le gouvernement intérimaire a été « concocté » dans l’enceinte
de l’ambassade de France. Mais il précise « dès l’avant-veille ». Donc, selon lui, la composition de ce
gouvernement aurait commencé le 7 au soir. Cela pourrait correspondre à la rencontre de Marlaud et
Maurin avec Bagosora qui a eu lieu le 7 à 16 h, selon Marlaud.
Les militaires français de l’opération Amaryllis étant arrivés dans la nuit, il est possible que certains
aient été déployés aussitôt et utilisés le 9 au matin pour protéger les accès de l’hôtel des Diplomates.
On sait par ailleurs que des ministres du MRND et des personnalités de l’entourage d’Habyarimana
ont été logés à l’hôtel des Diplomates où leur sécurité était assurée par des membres du bataillon de
reconnaissance. 43
L’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, a-t-il assisté à la prestation de serment ? Selon Filip
Reyntjens aucun étranger n’était présent. 44
Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, aurait assisté à la
cérémonie de prestation de serment du nouveau gouvernement :
La nouvelle équipe prête serment selon les termes de l’ancienne Constitution – que la signature
des accords d’Arusha avait rendue caduque – en présence du représentant spécial de l’ONU. 45
Wolfgang Blam, médecin coopérant à Kibuye, apprend à la radio le 9 au soir, que M. Booh-Booh
cautionne le nouveau gouvernement intérimaire :
Pendant notre dîner commun, le samedi soir, avec nos voisins coopérants et les trois familles sous
notre protection, fut annoncée sur l’émetteur officiel « Radio Rwanda » la formation du nouveau
« gouvernement intérimaire ». [...]
Le comité de crise mentionné dans cette déclaration radiophonique ne fut jamais nommément
connu, malgré ce qui avait été promis sur cette radio. Seule la présence du représentant des Nations
unies de cette époque, Jacques-Roger Booh-Booh, fut mentionnée pour servir de légitimation. 46
Le rapport Carlsson sur l’action de l’ONU durant le génocide de 1994 au Rwanda passe ce fait sous
silence. Le rapport de Human Rights Watch de mai 1994 note que Booh-Booh accorde un soutien tacite
au gouvernement intérimaire :
Soutenu par les militaires extrémistes, le soi-disant gouvernement a aussi acquis l’acceptation
tacite de Jacques-Roger Booh-Booh, le Représentant Spécial du Secrétaire Général. 47
Selon la déposition d’un ministre du GIR devant le TPIR, Jacques-Roger Booh-Booh aurait assisté à
la prestation de serment :
M. Booh-Booh a assisté à la cérémonie, au cours de laquelle le président Sindikubwabo, le Premier
ministre Jean Kambanda et Immaculée Nyirabizayimana, vice-présidente du CND, ont prononcé un
discours. 48
Cependant Booh-Booh nie avoir assisté à cette prestation de serment, de même qu’il dément avoir
rencontré le Premier ministre de ce gouvernement intérimaire. 49
Dans l’après-midi du 9 avril, le général Dallaire rencontre J.-R. Booh-Booh, installé au dernier étage
de l’hôtel Méridien. Celui-ci se déclare opposé à une reconnaissance du GIR :
Nous avons discuté de l’installation du gouvernement intérimaire. Booh-Booh a insisté sur le fait
que ni l’ONU ni la communauté internationale n’allaient reconnaître ce gouvernement extrémiste
établi de façon illégitime, même s’il était sage – comme je le lui ai conseillé – de garder des
contacts avec ce dernier, ne serait-ce que pour connaître ses intentions. 50
43 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimana, Édouard Karemera..., ICTR-98-44-1, section 6.8, p. 39. http:
//francegenocidetutsi.org/govIaccusation.pdf
44 F. Reyntjens [182, p. 91].
45 Colette Braeckman [44, pp. 179-180].
46 J.-P. Chrétien [57, pp. 106-107].
47 Human Rights Watch Génocide au Rwanda - avril-mai 1994 , May 1994, Vol. 6, No . 4. http://francegenocidetutsi.
org/hrw-rwandamai94.htm
48 Audition d’un ministre du Gouvernement intérimaire, témoin protégé. Cf. A. Guichaoua [100, p. 416].
49 J.-R. Booh-Booh [43, p. 148]. Il semble regretter de n’avoir pas rencontré le Premier ministre : « Pour des raisons de
sécurité qu’évoquait tout le temps Dallaire, je n’ai jamais pu rencontrer le Premier ministre du gouvernement intérimaire. »
Plus loin il dit à propos de Dallaire qui constate qu’il a été déclaré persona non grata par le gouvernement intérimaire :
« Comment pouvait-il dans ces conditions collaborer avec toutes les sensibilités du pays ? » En plein génocide ? Cf. ibidem,
pp. 120, 123.
50 R. Dallaire [72, p. 363]. C’est nous qui mettons en gras.
574
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
Si ces propos tenus par Booh-Booh à Dallaire étaient sincères, le siège du Rwanda au Conseil de
sécurité aurait dû être remis en question. Or il ne l’a pas été. 51
Le 10 avril à 19 h, le général Dallaire va rencontrer à leur demande, Jean Kambanda et Jérôme
Bicamumpaka à l’hôtel des Diplomates. « Je les ai avertis, écrit-il, de ne surtout pas prendre ma présence
comme une reconnaissance de leur gouvernement. » Ils voulaient surtout savoir où se cachait Faustin
Twagiramungu, le Premier ministre pressenti par les accords de paix. 52
10.5
La France ne soutient pas les chefs militaires « modérés »
Le soutien de la France aux extrémistes dissuade les opposants aux massacres, en particulier des
militaires.
Un certain nombre de responsables militaires étaient hésitants devant le coup de force et le déclenchement des massacres, voire opposés. Lors de la réunion du comité de crise dans la nuit du 6 au
7, ils se sont opposés au coup d’État militaire prôné par Bagosora, ils ont nommé Marcel Gatsinzi
comme chef d’état-major plutôt qu’Augustin Bizimungu, candidat de Bagosora. 53
Y a-t-il eu des combats entre des éléments des FAR opposés au génocide et la garde présidentielle et
les deux autres corps d’élite ? Selon Jean Hélène, des échanges de tirs ont eu lieu le matin du 7 avril sans
autre précision :
AFFRONTEMENTS À KIGALI. Des affrontements à l’arme lourde ont éclaté, jeudi dans la
matinée à Kigali, tandis qu’à Bujumbura, la capitale burundaise, le calme semblait persister.
De violents combats ont éclaté jeudi 7 avril dans la matinée à Kigali, la capitale rwandaise, aux
abords de la présidence et près de la résidence du premier ministre Mme Agathe Uliwingiyimana
[Uwilingiyimana], quelques heures après l’accident d’avion. 54
On sait que des membres de la garde présidentielle ont fait feu sur des soldats de la MINUAR qui
gardaient la maison du Premier ministre Mme Agathe Uwilingiyimana et qu’il y a eu des tirs de la garde
présidentielle sur le CND où est stationné le bataillon FPR.
Des échanges de tirs entre des éléments des FAR et la garde présidentielle ont eu lieu le 7 avril :
Interrogé, vendredi matin, le colonel Marchal, chef du contingent belge de la MINUAR, a indiqué
que de violents combats avaient eu lieu, la veille, entre la garde présidentielle et d’autres forces
rwandaises qui ont pris le dessus. À son avis, « un sérieux nettoyage a été fait », qui autoriserait
quelque espoir de retour au calme après la réunion, vendredi 8 avril, d’un « comité de crise » entre
Rwandais. 55
Rien ne vient corroborer cette « victoire » d’éléments des FAR sur la garde présidentielle dont parle
ici le colonel Marchal. Les combats entre des éléments des FAR et de la garde présidentielle sont pourtant
confirmés :
Quarante-huit heures après la mort des Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien
Ntaryamira du Burundi, les combats entre militaires de l’armée régulière et unités de la Garde Présidentielle ont transformé Kigali en une ville fantôme. 56
Dallaire fait état le 8 avril d’une « nouvelle armée », opposée à la garde présidentielle :
De plus, il y a une nouvelle armée dans le pays. Certains éléments de l’ancienne armée ont
exprimé leur loyauté envers le gouvernement transitoire encore à former, dans un front contre la Garde
présidentielle et l’ancienne Garde armée. On ne sait cependant pas avec certitude quelle attitude cette
armée adoptera au cas où le FPR ouvrirait les hostilités. 57
51 Dans son livre, Booh-Booh ne parle pas de ce gouvernement extrémiste établi de façon illégitime. Il écrit seulement :
« un gouvernement a été formé le 8 avril mais s’est révélé incapable d’asseoir son autorité. ». Cf. J.-R. Booh-Booh [43,
p. 168].
52 R. Dallaire [72, p. 369].
53 Filip Reyntjens [182, pp. 52-53].
54 Jean Hélène, De violents combats ont éclaté dans la capitale rwandaise, Le Monde, 8 avril 1994, p. 3.
55 Jean de la Guérivière, Bruxelles souhaite élargir la mission des « Casques-bleus », le Monde, 9 avril 1994, p. 3.
56 Alain Frilet, Kigali, la mort aveuglément, Libération, 9 avril 1994.
57 Télégramme de Booh-Booh à Kofi Annan, 8 avril 1994, section 14-F, Commission d’enquête parlementaire du Sénat
belge [201, 1-611/7, section 3.6.5.2, p. 500]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
575
10.6. POURQUOI LA FRANCE FERME-T-ELLE SON AMBASSADE ?
Gérard Prunier, qui à l’époque était conseiller auprès du ministre de la Défense, François Léotard,
fait aussi état d’affrontement entre FAR et garde présidentielle (GP) :
Les combats entre des éléments “loyalistes” des FAR et la GP reprennent sporadiquement toute la
journée du jeudi 7 avril et la majeure partie du vendredi, impliquant l’artillerie dans certains cas. Ces
combats viennent du fait que le nouveau commandant en chef de l’armée, le colonel Marcel Gatsinzi,
ne fait pas partie du complot, contrairement au colonel Mpiranya, chef de la GP. 58
Les colonels Léonidas Rusatira 59 et Marcel Gatsinzi 60 sont signataires du « Communiqué du commandement des Forces Armées Rwandaises », du 12 avril, rédigé par Rusatira, qui, pour pacifier le pays et
contribuer à la mise en place du Gouvernement de transition à base élargie, souhaite une rencontre entre
le commandement des FAR et celui du FPR, et propose une trêve à celui-ci à partir du 13 avril à 12 h. 61
Le général Augustin Ndindiliyimana, chef d’état-major de la gendarmerie, aurait approuvé cette déclaration mais ne l’a pas signée. 62 Les signataires de cette déclaration sont les colonels Léonidas Rusatira,
Marcel Gatsinzi, Félicien Muberuka, Aloys Ntiwiragabo, André Kanyamanza, Joseph Murasampongo,
Édouard Hakizimana, les lieutenants-colonels Ephrem Rwabalinda, Augustin Rwamanywa, Emmanuel
Kanyandekwe. Ce communiqué a été radiodiffusé sans l’accord du GIR. Les pourparlers par l’entremise
du général Dallaire avec le FPR ne donnèrent rien et Gatsinzi fut démis le 16 avril. 63
Une attitude ferme des dirigeants français aurait peut-être encouragé les officiers « modérés » dans
leur refus. La France n’a d’ailleurs rien fait pour les soutenir dans leur opposition au coup d’État mené
par Bagosora, que, dans un premier temps, ils avaient accepté. Mais le 12 avril, l’ambassadeur de France
déguerpit, il évacue ses ressortissants et brûle ses archives. Hormis un coup de fil à Booh-Booh en faveur de
Faustin Twagiramungu, il n’a pas levé le petit doigt pour protester contre les assassinats des personnalités
politiques qui constituaient une gêne pour les extrémistes et il a aidé ceux-ci à former un gouvernement.
L’ambassade américaine est déjà vide. Aucune réunion des ambassadeurs des pays garants des accords
de paix n’a pu avoir lieu. L’ambassadeur de Belgique, Johan Swinnen, confirme avoir reçu Rusatira le 7
avril. 64 Bien qu’horrifiés par les massacres, ces officiers supérieurs n’ont plus aucun relais politique.
Des militaires se sont opposés aux massacres en essayant de sauver des gens. Certains y ont laissé
leur peau. Valériane Leroy se souvient que le 7 avril, « sur les tas de cadavres, il y avait des cadavres en
uniforme, des gens qui avaient aidé à passer les barrages. » 65
Jean-Hervé Bradol témoigne : « À cette époque [avant le 19 avril], nous rencontrons deux officiers
de l’armée et de la gendarmerie qui, de toute évidence, désapprouvent les massacres en cours et la participation de l’armée à ces horreurs. Très vite menacés en raison de leur “mollesse”, ils s’enfuient de
Kigali. » 66
10.6
Pourquoi la France ferme-t-elle son ambassade ?
Après avoir sérieusement contribué à la mise en place du Gouvernement intérimaire, la France décide
de fermer son ambassade. Cette décision est envisagée le 10 avril par le Quai d’Orsay mais écartée par
Gérard Prunier [175, p. 275].
Le rôle du colonel Léonidas Rusatira est très ambigu. Au premier comité de crise dans la nuit du 6 au 7, il ne semble pas
s’opposer au rejet de Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, par tous les officiers, Bagosora en tête. Il est venu plusieurs
fois à l’ETO. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 365]. Il a assuré les Belges de
la MINUAR, qu’après leur départ, les militaires sous ses ordres s’occuperaient de la sécurité des réfugiés. Il aurait ordonné
le 11 avril, après le départ des Belges de la MINUAR, que les réfugiés soient emmenés à Nyanza où ils ont été massacrés.
Le 12 avril il décide de chercher à stopper les massacres, il évacue des personnes à Gitarama. Cf. Aucun témoin ne doit
survivre [86, p. 238]. Le procureur du TPIR le fait arrêter en janvier 2000. Puis suspend les poursuites à son encontre.
60 Curieusement, le général Dallaire intervertit dans son livre les noms de Rusatira et Gatsinzi.
61 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 238-239, 310-312] ; R. Dallaire [72, p. 373]. Filip Reyntjens [182, pp. 85, 140].
http://francegenocidetutsi.org/CommuniqueCommandementFAR12avril1994.pdf
62 Le général Augustin Ndindiliyimana joue en fait un double jeu. Il évente les opérations de saisie des caches d’armes
avant le génocide. Ses subordonnés prennent une large part dans les massacres. Vers le 21 mai, il vient conseiller à Dallaire
d’utiliser la force contre les barrages tenus par les miliciens. Cf. R. Dallaire [72, pp. 479-480].
63 Roméo Dallaire au général Baril, Nations unies, Évaluation de la situation sur le plan militaire au 17 avril 1994, 17
avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/DallaireBaril17avril1994.pdf
64 Audition de l’ambassadeur Swinnen devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-86, 20
juin 1997, p. 803]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition20juin1997Swinnen.pdf#page=2
65 Entretien de Valériane Leroy et Xavier Anglaret avec l’auteur, Bordeaux, 28 octobre 2003.
66 J.-H. Bradol, Rwanda, avril-mai 1994, limites et ambiguïtés de l’action humanitaire [216, p. 135].
58
59
576
10. RECONNAISSANCE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
l’ambassadeur :
Le Département s’est alors enquis [le 10 avril après-midi] de la nécessité de fermer l’ambassade. Il
lui a été indiqué : « A l’exception des États-Unis, personne n’a annoncé une fermeture. Une annonce
de notre part serait perçue comme un abandon ». L’ambassade des États-Unis était déserte depuis
déjà deux ou trois jours. 67
Le 11 avril à 15 h 30, J.-M. Marlaud propose de fermer l’ambassade :
À 15 heures 30, l’ambassadeur à Kigali, « compte tenu de la décision de fermer le centre de
regroupement français, de l’aggravation de la situation à Kigali et de l’installation du Gouvernement
à l’hôtel des diplomates, très proche de l’ambassade ainsi soumise au risque d’être la cible des tirs »
propose au Quai d’Orsay la fermeture de l’ambassade de France le lendemain matin 12 avril. 68
Selon le rapport de la Mission d’information, c’est le déclenchement de l’offensive du FPR au nord de
Kigali, le 10 avril dans l’après-midi, qui motive ce retrait. 69
Sur place, il est probable que le départ du gouvernement intérimaire à Gitarama, lundi 11 avril, et
l’arrivée surprise d’un commando FPR sur le mont Rebero au sud de Kigali, ce 11 avril au soir, ont créé
un grand désarroi chez les Français. Des militaires français, relayés par les journalistes, ont laissé entendre
que la prise de Kigali par le FPR allait se faire en quelques jours.
10.6.1
L’ambassadeur détruit ses archives
L’ambassadeur présente cet acte comme normalement prévu par des règlements de sécurité du Quai
d’Orsay :
Après avoir cité des extraits des instructions concernant les archives des postes diplomatiques et
consulaires, prescrivant de « détruire tout document dont les doubles se trouvent au Département »,
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que les archives telles que les pièces d’état civil de l’année avaient
été rapatriées et le reste détruit. Il a souligné que ce choix, au-delà du simple respect des instructions,
répondait à une préoccupation de sécurité à l’égard de nos interlocuteurs. L’ambassade recevait tout
le monde, y compris des personnes qui étaient, en apparence, les alliés des uns ou des autres, mais
qui, en privé, pouvaient émettre certaines critiques. La vie de ces personnes aurait été en danger si tel
ou tel des protagonistes avait trouvé des documents relatant ou analysant leurs propos. Il s’agissait
donc de les protéger. 70
Joseph Ngarambe a été témoin de la destruction des archives dans les jardins de l’ambassade. 71
Plusieurs militaires ont été mobilisés pour détruire ces papiers, alors qu’ils auraient pu aller sauver des
gens. Précisément, ce 11 avril après-midi, plus de 2 000 réfugiés à l’ETO à Kicukiro sont massacrés. Dans
la rubrique “Enseignements à tirer” du compte rendu du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin
sur l’opération Amaryllis, on lit :
Prévoir à la MAM [Mission d’Assistance Militaire] une déchiqueteuse suffisamment importante.
Trop de temps a été perdu pour détruire les documents. 72
67 Audition de J.-M. Marlaud, 13 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 298].
68 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 258].
69 Ibidem, p. 258.
70 Audition de J.-M. Marlaud, 13 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 300].
71 Voir le témoignage de Joseph Ngarambe section 12.2 page 608.
72 Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu du colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19
avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 353]. http://francegenocidetutsi.
org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
577
Chapitre 11
Non-assistance à personnes en
danger lors de l’opération Amaryllis
en avril 1994
Lors de l’opération Amaryllis du 9 au 14 avril, 1 464 militaires français du 1er, 3e, 8e RPIMa et du
COS, commandés par le colonel Henri Poncet, 2 évacuent exclusivement les ressortissants européens et
quelques Rwandais sélectionnés. 3 Ils ont reçu l’ordre de ne pas réagir aux massacres. Ces massacres
apparaissent aux observateurs sur place, des médecins français en particulier, comme un génocide. Ainsi,
pour les organisateurs des massacres, cela signifie que le monde laisse faire, puisque France, Belgique,
Italie, États-Unis et ONU ne protestent pas ou se limitent à des protestations verbales sans faire intervenir
leurs militaires pour faire cesser les massacres, alors que ceux-ci sont sur place. Les assassins pourront
donc continuer leur « travail » tranquillement et en plein jour.
11.1
Confusion sur l’objectif de l’opération Amaryllis
L’objectif de l’opération Amaryllis n’est pas apparu clairement au départ :
La situation était très confuse, samedi 9 avril en fin de matinée, au Rwanda. [...]
Cent-quatre-vingt-onze parachutistes français sont arrivés samedi 9 avril sur l’aéroport de Kigali,
en provenance du Centrafrique, en vue d’une éventuelle évacuation des ressortissants français, dont le
principe n’avait pas encore été arrêté en fin de matinée. Si elle se confirmait, cette opération devrait
être menée avec des troupes américaines, tandis que des soldats belges, partis de Bruxelles dans la
matinée, devraient intervenir pour une mission de protection. 4
L’assassinat de deux gendarmes français et de l’épouse de l’un d’eux aurait précipité la décision de
l’évacuation des ressortissants :
M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait annoncé au Département le même jour, vers dixneuf heures, l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot et de son épouse. [...] La conclusion du télégramme
annonçant l’assassinat des époux Didot était la suivante : « la sécurité de nos ressortissants est
menacée et justifie l’évacuation », l’assassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là. 5
La date et les circonstances de la mort de ces trois personnes ne sont pas établies, comme on l’a vu
au chapitre 8. La vraie raison de la décision de Paris d’envoyer des troupes se trouve dans la suite de
l’article à la une du Monde :
La date de fin d’Amaryllis varie suivant les auteurs. Officiellement, les derniers soldats français quittent Kigali le 14 à
17 h 30.
2 Voir en section 38.3 page 1391 le détail des unités engagées.
3 Le chien de l’ambassade de France est évacué (émission TV BBC/Arte).
4 Des soldats français au Rwanda, Le Monde, 10 avril 1994, p. 1.
5 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 297].
1
579
11.2. UNE MISSION « STRICTEMENT HUMANITAIRE »
Un gouvernement intérimaire a été formé dans la nuit. Mais la composition de ce gouvernement,
formé de ministres opposés à un partage du pouvoir avec les Tutsis, et la nomination d’un président
proche du défunt a provoqué une vive réaction au quartier général du Front patriotique rwandais, à
Mulindi. Le commandant des forces du FPR, le général Paul Kagamé, a annoncé une offensive contre
la capitale.
L’annonce d’une offensive du FPR active le vieux réflexe de l’intervention militaire que l’on justifie
par le devoir de protéger nos ressortissants.
Date
Action
Nuit du 6 au 7
Mise en alerte
7, matin
Unités prêtes
7, après-midi
L’EMT a rejoint Bangui
8, fin d’après-midi
Confirmation d’intervention
8, 21 h 00 Z
Décollage de la 1re rotation
Table 11.1 – Préparation d’Amaryllis, 6-8 avril. Source : Colonel Henri Poncet, « Compte rendu
de l’opération AMARYLLIS », Carcassonne, 27 avril 1994, No 018 /3° RPIMa/EM/CD http://
francegenocidetutsi.org/CRAmaryllis27-04-1994.pdf
11.2
Une mission « strictement humanitaire »
La consigne donnée par le gouvernement français aux militaires envoyés à Kigali est de ne pas intervenir. Michel Roussin, ministre de la Coopération, répond ainsi à InfoMatin :
Q - La précédente intervention des troupes françaises dans ce pays s’était faite pour soutenir le
gouvernement en place. Qu’en est-il donc cette fois-ci ?
R - Il ne s’agit pas, pour la France, d’intervenir militairement au Rwanda. Il est clair que notre
mission n’a qu’un caractère humanitaire visant à rapatrier nos ressortissants et leurs familles. 6
Selon l’AFP, il insiste sur l’aspect « strictement humanitaire » de l’opération :
A Paris, le ministre de la Coopération, Michel Roussin, avait indiqué dimanche [10 avril] que « les
soldats français n’interviendront pas ». « Notre mission est une mission strictement humanitaire pour
permettre aux ressortissants de quitter le Rwanda », a-t-il précisé. - (AFP, Reuter) 7
Il apparaît à travers cette déclaration que le terme « strictement humanitaire » signifie « réservé aux
Blancs ». C’est ce qui est compris par la direction de la chaîne de télévision publique France 2. Philippe
Boisserie, journaliste de cette antenne, qui couvrait l’évacuation des expatriés européens, témoigne :
Pourquoi m’a-t-on envoyé au Rwanda ?... C’était très clair de la part de la direction : on allait làbas suivre l’évacuation des ressortissants étrangers, pour être plus précis, des ressortissants français.
Le but, c’était les Français, plus que les Rwandais, ce que je peux personnellement déplorer... Un des
membres de la direction de l’information m’a dit avec son franc parler habituel : « Tu fais l’évacuation
des Français et puis tu rentres, on n’est pas là-bas pour faire des sujets sur les Noirs qui s’entre-tuent,
de toute façon ça n’intéresse personne... Tu y vas, tu ne fais que ça et tu ne prends pas de risques. »
Voilà quel était le cadre de ma mission. 8
Le colonel Poncet, commandant l’opération Amaryllis, a donné l’ordre d’éviter que les journalistes
constatent que seuls les étrangers étaient évacués et que les militaires français n’intervenaient pas quand
des massacres se déroulaient devant eux. Il écrit dans son compte rendu :
Interview de Michel Roussin, InfoMatin, 11 avril 1994.
Mission humanitaire, Le Monde, 12 avril 1994, p. 6.
8 Danielle Birck, Philippe Boisserie, Retour sur images, Les politiques de la haine - Rwanda, Burundi 1994-1995, Les
Temps Modernes, juillet 1995, p. 201. http://francegenocidetutsi.org/BoisserieBirckTMjuillet1995.pdf#page=2
6
7
580
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Les médias ont été présents dès le deuxième jour de l’opération. Le COMOPS a facilité leur
travail en leur faisant deux points de presse quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements mais
avec un souci permanent de ne pas leur montrer des soldats français limitant l’accès aux centres de
regroupement aux seuls étrangers sur le territoire du Rwanda (Directive no 008/DEF/EMA du 10
avril) ou n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient témoins proches. 9
Ainsi, les téléspectateurs français, les citoyens français, ne seront pas informés qu’un génocide a
commencé au Rwanda, alors que leur pays y est impliqué.
Pourtant, le 8 avril, l’état-major de l’armée française sait qu’un génocide est en route au Rwanda
puisque l’ordre d’opération Amaryllis du 8 avril 1994 comporte une description, assez exacte, de la
situation :
OBJ/OPÉRATION AMARYLLIS
TXT
PRIMO : SITUATION :
POUR VENGER LA MORT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA, DU CHEF ET DE L’ADJOINT DE LA SÉCURITÉ PRÉSIDENTIELLE TUÉS DANS L’ÉCRASEMENT DE L’APPAREIL
SURVENU LE 06 AVRIL AU SOIR, LES MEMBRES DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE ONT
MENÉ DÈS LE 07 MATIN DES ACTIONS DE REPRÉSAILLES DANS LA VILLE DE KIGALI :
- ATTAQUE DU BATAILLON FPR,
- ARRESTATION ET ÉLIMINATION DES OPPOSANTS ET DES TUTSI, [...] 10
Que signifie « élimination des Tutsi », sinon l’extermination du groupe formé par les personnes étiquetées tutsi ?
Les paras français ont fait usage de leurs armes quand ils ont été attaqués :
A maintes reprises, les convois furent exposés à la violence locale, à l’image de cette équipe CRAP
(Commando de recherche et d’appui dans la profondeur), prise à partie par des tireurs isolés : “Au
moment où nous ralentissions à un carrefour, sur la route reliant l’école française à l’aéroport, une
fusillade a éclaté. Légitime défense oblige, nous avons immédiatement riposté. Les tirs ont cessé et
nous avons repris notre progression”, témoigne le caporal-chef Leneures. Le colonel Poncet ajoute :
“Nous ne nous sommes jamais mêlés des affaires des Rwandais. Mais nous avions une mission à
exécuter et il était hors de question qu’ils nous en empêchent.” 11
Convenant du succès de l’opération, le colonel Poncet ajoute : « Le béret rouge est une carte de visite
là-bas. Grâce à lui on peut bien souvent éviter le pire. » 12 Le pire a été évité ?
11.3
Les militaires français assistent sans bouger aux massacres
Vénuste Kayimahe relate les images diffusées au « 20 heures » sur France 2, le 8 avril 1994 :
Une famille tutsi composée de huit personnes, dont cinq enfants se faisait massacrer en tentant
d’entrer dans l’aéroport de Kigali, alors sous la protection de la MINUAR et des paras français. Un
petit groupe de ces derniers se trouvait dans une Jeep en stationnement à quelques mètres seulement
des assassins et de leurs proies. L’un des bérets rouges a détourné le regard au moment où la machette
se levait sur un enfant, tandis que les autres fixaient de leurs yeux impassibles la mise à mort que
filmait l’opérateur de France 2. Environ 20 mètres plus loin, des soldats de la MINUAR, en faction
devant l’entrée de l’aérogare, projetaient avec indifférence leur regard au-delà des suppliciés. La nonassistance à personne en danger de mort était flagrante et ce crime me sembla plus cruel que celui
des tueurs. Le journaliste était affecté par cette scène et son commentaire reflétait son indignation. À
croire qu’il était le seul à voir ou bien à avoir du cœur. Les paras, à qui il s’était adressé – peut-être
pour leur dire d’aider ces gens-là ou simplement pour leur demander pourquoi ils ne l’avaient pas fait
9 Colonel Henri Poncet, « Compte rendu de l’opération AMARYLLIS », Carcassonne, 27 avril 1994, No 018 /3°
RPIMa/EM/CD. http://francegenocidetutsi.org/CRAmaryllis27-04-1994.pdf#page=4 Ce texte est cité dans le rapport
Quilès sans la référence de la directive. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 265-266].
10 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
11 Romain Lefebvre, Les raison du succès : l’opération Amaryllis au Rwanda, Terre Magazine no 55, p. 10. http://
francegenocidetutsi.org/TerreMagazineN55Amaryllis.pdf#page=2
12 Ibidem.
581
11.3. LES MILITAIRES FRANÇAIS ASSISTENT SANS BOUGER AUX MASSACRES
– lui avaient opposé le devoir de non-ingérence, les ordres reçus, la discipline militaire qui veut que
l’on se tienne strictement à la mission définie par les supérieurs. 13
La présence de bérets rouges français le 8 avril, selon Kayimahe, est surprenante. Nous ne trouvons
pas cette scène dans le 20 heures de France 2 du 8 avril. Bien qu’une vingtaine de paras français ait
débarqué le 7 au soir, 14 cette scène nous paraît postérieure au 8 avril.
Une scène analogue, peut-être la même, est rappelée par un journaliste de Libération :
La famille est étendue sur le sol. Le père, la mère, les enfants. Ils sont tutsis ou amis de Tutsis.
Autour d’eux des Hutus surexcités. Un homme s’approche de l’un des petits et lui fend le crâne d’un
coup de machette. C’est la curée, au cœur de Kigali. A quelques mètres de là, des soldats français
assistent à la scène. Ils sont armés, mais ne bougent pas. Leur officier, un béret rouge pistolet au
poing, n’a pas besoin de leur rappeler les ordres qu’ils ont reçus : les seules vies qu’ils doivent sauver
sont celles des expatriés. De telles scènes ont souvent été décrites par les témoins.
En avril 1994, les Africains peuvent massacrer librement d’autres Africains, ce n’est pas l’affaire
de la France. Paris en a temporairement décidé ainsi. Les paras resteront une semaine dans un pays
sur lequel « souffle un vent de folie », selon les termes d’un officier, qui parle de « véritable génocide
perpétré par certaines unités militaires et par les milices hutues ». 15
11.3.1
L’interdiction de réagir face aux massacres vient de l’état-major et de
l’Élysée.
Le 11 avril 1994, au journal de 13 h sur France 2, Philippe Boisserie, en direct par téléphone de
l’aéroport de Kigali, parle de la poursuite des massacres qui s’effectuent « sous les yeux des militaires
chargés de l’évacuation [des Européens] » :
À 500 mètres de l’aéroport, 8 personnes ont été tuées en fin de matinée, au moment même où
passait un convoi d’évacués encadré par des militaires français en armes. Lorsqu’une femme tutsi a
été assassinée à coups de machettes sous leurs yeux, les soldats n’ont pas bougé, leur mission spécifie
clairement qu’ils ne doivent prendre partie pour aucun des belligérants. 16
Il explique les circonstances qui ont motivé son propos :
Revenons au 11 avril... J’étais à l’aéroport en train de monter un sujet et, en fin de matinée,
une consœur – canadienne, je crois – est revenue avec un convoi. [...] Cette consœur est revenue très
choquée, car effectivement, il est arrivé ce que je raconte dans la séquence : au moment où le convoi
français revenait, il y a eu un massacre qui s’est passé sous leurs yeux. On a alors décidé de partir
tourner sur place. On savait que ce n’était pas loin de l’aéroport, mais on prenait quand même un
certain risque. On a demandé à pouvoir y aller et une voiture, toujours conduite par les militaires
français, nous a escortés. On a pu constater effectivement qu’il y a eu un massacre. C’était quotidien
et ça se faisait sous les yeux des militaires français sans aucune réaction de leur part. Les choses sont
claires : leur mission était d’évacuer les ressortissants et certainement pas de venir au secours de qui
que ce soit, même victime de l’acte le plus barbare. C’était très choquant... C’est un petit peu ce que
je souhaitais dire et je pense que...
D.B. – C’est passé.
P.B. – Je pense que c’est passé. 17
Le chroniqueur militaire du Monde écrit que les militaires français en sont traumatisés :
Des militaires français qui ont participé à l’opération « Amaryllis » de récupération des ressortissants étrangers, en avril dernier [...], ont dû assister – sans pouvoir intervenir – aux exactions commises
par les milices hutues à Kigali et dans la campagne environnante. Ces militaires français reconnaissent
aujourd’hui qu’ils restent « traumatisés » par l’interdiction de réagir, qui leur fut adressée, lors de
massacres exécutés sous leurs yeux. 18
Vénuste Kayimahe [114, p. 164].
José de Pinho, [168, pp. 83, 90].
15 Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11.
16 Philippe Boisserie (en direct par téléphone depuis l’aéroport de Kigali), Journal de 13 h présenté par Daniel Bilalian,
France 2, 11 avril 1994.
17 Danielle Birck, Philippe Boisserie, ibidem.
18 Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994.
13
14
582
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
On notera que, pour Jacques Isnard, les militaires des FAR ne participent pas aux massacres, ce qui est
totalement faux. Certes, ils ne participent pas tous, certains s’occupent même de mettre à l’abri des victimes potentielles. Mais des unités entières comme la garde présidentielle, le bataillon de reconnaissance,
le bataillon paras-commando constituent le fer de lance des massacres.
L’ordre de ne pas arrêter les massacres venait de l’amiral Lanxade, chef d’état-major, et du général
Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République :
L’opération Amaryllis fait peser sur la France, comme sur l’ensemble de la communauté internationale, le soupçon de non-assistance à personne en danger. Au nom des ordres reçus. « Avant de partir
au Rwanda, je passai prendre mes ordres chez Lanxade (l’amiral chef d’état-major des armées, ndlr)
puis mes consignes à l’EMP (État-major particulier du président de la République) », se souvient un
officier. 19
La neutralité devant les massacres est spécifiée dans l’ordre d’opération Amaryllis :
QUINTO : RÈGLES DE COMPORTEMENT ET D’OUVERTURE DU FEU
LE DÉTACHEMENT FRANÇAIS ADOPTERA UNE ATTITUDE DISCRÈTE ET UN COMPORTEMENT NEUTRE VIS À VIS DES DIFFÉRENTES FACTIONS RWANDAISES.
L’OUVERTURE DU FEU SERA LIMITÉE À LA LÉGITIME DÉFENSE DU PERSONNEL DU
DÉTACHEMENT, ÉTENDUE À TOUTE PERSONNE PLACÉE SOUS SA PROTECTION. TOUTEFOIS, SI LES CIRCONSTANCES L’EXIGEAIENT, CES CONSIGNES POURRAIENT ÊTRE
MODIFIÉES. 20
Ainsi l’état-major, auteur de ce texte, reconnaît au début de celui-ci qu’il y a génocide et, plus loin,
prescrit la neutralité. Il viole ainsi la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime
de génocide. La phrase étendant la légitime défense « à toute personne placée sous sa protection »
donne latitude aux acteurs sur le terrain de prendre des personnes sous leur protection. Ce ne sera que
rarement le cas. Les responsables de l’opération à Kigali, les colonels Maurin et Poncet, ont également
leur responsabilité dans ce refus de porter assistance aux victimes d’un génocide.
11.3.2
À l’aéroport, les militaires français refoulent les Rwandais
Jean-Loup Denblyden, officier belge faisant la liaison entre Silver Back et Amaryllis, témoigne que les
militaires français à l’aéroport refoulaient les Rwandais vers une barrière où ils étaient massacrés :
Un premier problème s’est posé. J’ai été abordé par un soldat français qui tenait des listes en
main et qui me dit dans ces termes : « Ça ne va pas, on a un problème ! » Parce qu’il triait, et
les Rwandais étaient repoussés sur la barrière. Cette barrière se trouvait exactement à l’entrée du
parking actuel, quand vous abordez l’aéroport. Ces Rwandais ne souhaitaient pas aller évidemment
jusqu’à la barrière, et le soldat disait qu’il avait un problème.
Je suis monté à l’étage où se trouvait le colonel Poncet qui commandait l’opération Amaryllis, je
lui ai fait part du problème, et il a haussé les épaules. Le colonel Maurin qui était de l’UNAMIR 21
et qui était à côté de lui, m’a demandé de ne pas me mêler de ça. J’ai contacté tout de suite le
colonel Roman et l’officier d’opération [...], l’officier belge. Je leur ai fait part du problème. Le colonel
Roman m’a simplement donné carte blanche de régler le problème comme j’estimais devoir le faire.
Je suis redescendu, j’ai contacté un soldat, à ce moment là un sous officier français est intervenu
en disant que les Belges n’avaient rien à voir avec ça, que c’était le problème des Français. Donc
nous étions au troisième jour d’Amaryllis, l’opération d’évacuation et donc des camions venaient à
l’aéroport, chargés d’expatriés et aussi des Rwandais. Il y avait des voitures qui s’étaient glissées dans
les colonnes.
[...] Je suis monté au-dessus de l’aéroport sur la plate-forme, et j’ai été voir si d’au-dessus je
pouvais voir la barrière. Il y avait des corps qui étaient couchés, ils étaient à droite de l’aéroport en
contrebas. Mon souvenir est qu’il y avait plus de végétations à l’époque et je dois avoir des photos de
19 Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11. L’officier en question est probablement le colonel Henri Poncet, qui commandait les troupes débarquées pour l’opération Amaryllis et qui en 1998 est chargé des Affaires africaines au cabinet militaire du ministre de la Défense, Alain
Richard.
20 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 346]. http://francegenocidetutsi.org/
OrdreOpAmaryllis.pdf
21 C’est une erreur. Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin est adjoint à l’attaché militaire français, il ne fait pas bien
sûr partie des Casques-bleus de la MINUAR.
583
11.3. LES MILITAIRES FRANÇAIS ASSISTENT SANS BOUGER AUX MASSACRES
cette zone là. [...] Des gens ont passé cette barrière, ils sont à l’aéroport et les Français disent : « on
ne vous prend pas » et les refoulent vers cette barrière. Et nous disons : « non, on les prend quand
même et on les met dans la zone belge » .
La décision a été de dire aux Français que tout Rwandais qu’ils ne prenaient pas ou toute personne
qu’ils ne prenaient pas, pouvaient être passée dans la zone des Belges. À ce moment là, on avait déjà
partagé l’occupation de l’aéroport en zone de responsabilité. Ces gens étaient terrorisés, donc j’ai eu
contact avec le groupe, j’ai accompagné le premier groupe dans la zone belge pour lui indiquer le
chemin à suivre. [...]
Donc on ne se trouvait plus dans la situation du peloton belge qui était à l’École Technique Officielle (ETO) et qui recevait l’ordre de l’ONU d’évacuer la zone, parce que c’est l’ordre de la Belgique
ou de l’ONU. Là on se trouvait uniquement avec « Silver Back » qui dépendait du gouvernement
belge, et on nous a laissé faire, beaucoup de gens ont pris des initiatives. À ma connaissance, il n’y a
pas de Rwandais qui sont restés à l’aéroport. Donc, les groupes de Rwandais qui étaient refoulés par
les Français ont été pris dans la zone belge [...] 22
11.3.3
Les barrières s’ouvrent pour les militaires français
Certains laissent entendre que les militaires français courent des risques. Le correspondant militaire
du Monde écrit que les militaires français ont eu des accrochages locaux :
Il n’en demeure pas moins que l’expédition organisée en avril a été l’occasion de maints accrochages
locaux. A plusieurs reprises, des tireurs isolés ont pris à partie des convois, et des commandos français
ont dû répliquer à des fusillades. 23
Le journaliste Philippe Boisserie, en expliquant pourquoi les journalistes sont restés sous la protection
des militaires français, laisse entendre que ces derniers ont pu essuyer des tirs FPR :
C’est vrai que le premier jour [le 10 avril] on a été pris par des tirs. Les Français étaient-ils visés ou
pas ? Pour aller dans Kigali où s’étaient réfugiés les étrangers, il y avait un moment où il fallait passer
très près de la ligne de front et des combats, et ce n’est pas un hasard si ces combats s’intensifiaient
au passage des Français. Il y avait donc une notion de risque, et c’est vrai qu’on a été complètement
pris en charge par les militaires et qu’on n’est jamais partis tout seuls pour voir ce qui se passait sur
le terrain. 24
Philippe Boisserie décrit un autre cas où les militaires français ouvrent le feu :
Marcel Martin était parti filmer les gens qui venaient d’être abattus sous les yeux des militaires
français. Sur le chemin du retour, il y a eu un petit accrochage et un militaire français a tiré. J’ai
monté le sujet avec Jean-Jacques Brouard, le monteur, et je n’ai pas mis cette image. On en a discuté
avec Marcel qui me demandait pourquoi ne pas l’avoir mise. C’était une image choc, puisqu’on y
voyait un militaire français tirer un peu à l’aveuglette pour passer. Il est vrai que ça tiraillait un peu
de tous les côtés et il était difficile de savoir d’où ça venait et qui était visé. Je lui ai dit qu’à mon sens
cette image dénaturait la réalité. C’est vrai qu’elle existait. C’est vrai qu’un militaire français avait
tiré. Et en même temps ce n’était pas la réalité de ce qui se passait sur le terrain. C’est-à-dire que si
on met cette image on dit quoi ? Que les militaires français tirent ; alors que c’était à ma connaissance
le seul cas et qui plus est pour se dégager pensant être pris sous le feu. 25
En réalité, les militaires français circulent librement dans Kigali, les barrières s’ouvrent devant eux :
Ils [les paras français] avaient, contrairement à toutes les autres personnes et toute autre force, le
droit et la liberté de se rendre partout où ils voulaient ; avaient accès à tous les lieux, même les plus
sensibles et les mieux protégés, tels que les camps militaires et l’état-major gouvernementaux [sic].
Aux barrages, des miliciens qui assassinaient à tour de bras levaient, en signe d’amitié, leurs machettes
sanglantes et les saluaient par des « Vive la France » enthousiastes avant de laisser promptement le
passage. 26
Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 51, page 118].
Jacques Isnard, Un double pari, Le Monde, 21 juin 1994, pp. 1, 3.
24 Danielle Birck, Philippe Boisserie, ibidem, pp. 202-203.
25 Danielle Birck, Philippe Boisserie, ibidem, pp. 204-205.
26 Témoignage de Vénuste Kayimahe, La lettre de la Fédération internationale des Droits de l’homme, juillet 1994. Cf.
C. Braeckman [44, p. 265].
22
23
584
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Comment, face à ce constat, oser dire que les massacres sont le fait de miliciens et soldats incontrôlés ?
Les photos publiées par les journaux montrent que les militaires français de l’opération Amaryllis ne
se protègent pas. Sur l’une, on les voit avec une arme, mais ils ne sont pas dans des blindés, ils n’ont
pas de casques, ni de gilets pare-balles. 27 Sur une autre, le militaire est dans une jeep découverte, il a
peut-être un gilet pare-balles mais pas de casque, il sert un fusil mitrailleur. 28
Hormis le cas de l’assassinat des adjudants-chefs Didot, Maïer et de l’épouse de Didot, qui fait figure
de cas à part, les soldats français, contrairement aux soldats de la MINUAR et aux Belges de « Silver
Back », n’ont pas été menacés et ont pu circuler librement.
11.4
Une évacuation sur critère racial
« L’évacuation bâclée est une honte », écrit Gérard Prunier, spécialiste de l’Ouganda, « quelques Tutsi
réussissent à embarquer à bord de camions en route pour l’aéroport : ils doivent descendre des véhicules
au premier barrage de la milice et ils sont massacrés sous les yeux de soldats français ou belges qui,
conformément aux ordres, ne réagissent pas. » 29
L’évacuation est sélective : en bénéficient exclusivement les ressortissants européens, quelques membres
d’organisations internationales et quelques personnalités rwandaises proches de l’ancien président qui,
elles, ne sont en rien menacées. En revanche, les personnels rwandais tutsi de l’ambassade de France
sont abandonnés aux tueurs. Des diplomates et militaires français refusent expressément d’évacuer des
Rwandais,même s’ils sont des conjoints de Français.
L’ambassadeur Marlaud se défend en affirmant « qu’il était monstrueux de laisser entendre qu’un tri
aurait été opéré dans le personnel de l’ambassade ou qu’une évacuation aurait été refusée sciemment.
[...] Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. » 30 Mais la directive no 008/DEF/EMA du 10 avril de
l’état-major des armées prévoyait bien de limiter « l’accès aux centres de regroupement aux seuls étrangers
sur le territoire du Rwanda ». 31
11.4.1
L’ambassade a abandonné ses personnels rwandais
M. Michel Cuingnet, chef de la mission civile de coopération, déclare lors de son audition :
Les personnels locaux de la Mission de coopération, en majorité Tutsis, ont été pratiquement tous
massacrés, certains sous ses yeux ; pour ce qui concerne les autres personnels des différents services
diplomatiques français, compte tenu des événements et de l’éloignement des bâtiments, il ignore s’ils
ont pu être évacués. 32
Il semble néammoins que le Quai d’Orsay avait autorisé l’ambassadeur Marlaud à évacuer son personnel rwandais :
S’agissant des personnels de l’ambassade, il est faux de prétendre qu’il y aurait eu un refus de les
évacuer, comme le montre le télégramme du 11 avril venant de Paris : « le département vous confirme
qu’il convient d’offrir aux ressortissants rwandais faisant partie du personnel de l’ambassade (recrutés
locaux), pouvant être joints, la possibilité de quitter Kigali avec les forces françaises ». 33
Refus d’évacuer Yvonne Mutimura-Galinier
L’ambassade refuse d’évacuer Yvonne Mutimura, secrétaire au Projet d’appui à la santé publique de
la Coopération française, et compagne de Pierre Galinier, coopérant français. 34
Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998, p. 11.
Les Français entraînaient les miliciens hutus, Libération, 26 février 1998.
29 Gérard Prunier [175, p. 282]. Prunier a été membre de la cellule de crise du ministère de la Défense qui prépara
l’opération Turquoise. Cf. ibidem, p. 337.
30 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 299].
31 Voir plus haut le rapport du colonel Poncet, section 11.2 page 580.
32 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 175].
33 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 266].
34 L’Afrique à Biarritz [22, p. 136].
27
28
585
11.4. UNE ÉVACUATION SUR CRITÈRE RACIAL
Yvonne Galinier Mutimura est rwandaise [...]. Elle travaillait depuis un an et demi pour la Coopération française, comme nutritionniste, quand les massacres ont commencé. Pierre, le Français qui
est aujourd’hui son mari, travaillait pour une ONG dans la préfecture de Butare. Le 6 avril 1994,
ils étaient à Kigali. Leur maison est encerclée par des miliciens. C’est un officier belge de la Minuar
qui les a aidés à rejoindre l’hôtel Méridien où s’étaient regroupés les étrangers. Personne, y compris
les représentants de l’administration française qui connaissaient très bien Yvonne, n’a accepté de
prendre le risque de la faire monter dans un convoi pour l’aéroport. Pierre a refusé de partir sans
elle. L’officier belge les a pris sous sa protection. Ce n’est que le 12 avril qu’ils ont pu monter dans
un convoi, composé essentiellement de religieux, Yvonne cachée sous des vêtements. A l’aéroport, 35
une représentante de l’ambassade de France les a fait embarquer dans un avion pour Paris [...] « Si
Pierre n’avait pas été là, je serais morte. Quand on est arrivé au Méridien, après mille problèmes, il
y avait tout un tas de Français, des Belges. Il y avait un étage pour les Blancs, un pour les Noirs.
Des toilettes pour les Blancs, d’autres pour les Noirs. Les Français essayaient de convaincre Pierre
pour qu’il me laisse. Il a refusé. Ils ont fait une réunion. Et, après, des fonctionnaires français et un
fonctionnaire de l’ONU sont venus me voir. Ils m’ont demandé de laisser Pierre partir. « On sait très
bien, les relations entre les Français et les Rwandaises... » Ils voulaient dire qu’on était des putes.
C’était un tel mépris, je ne savais pas si j’allais pouvoir faire cinq mètres en sortant du Méridien. On
m’a dit : « L’hôtel va être pris, tout le monde va être tué, c’est votre barbarie, c’est votre histoire,
assumez votre guerre. » C’était le dimanche 10 avril, toute ma famille avait été assassinée le 8, il
restait ma sœur et mon père qui ont été tués plus tard. On a demandé aux militaires belges de l’ONU
de nous aider. Ce qu’ils ont fait n’a pas de prix, alors qu’ils étaient plus menacés que les Français.
C’est ces gens-là qui ont dit : « On va essayer de vous sauver en vous cachant sous les bâches dans
les camions. » Ils ont risqué leur vie. 36
Pierre Galinier précise :
Vers 14 heures [dimanche 10 avril], j’ai été convoqué à une « réunion des Français ». Ils étaient une
trentaine et s’étaient visiblement organisés. Cette réunion concernait l’évacuation des ressortissants
français vers l’école française en vue d’un départ pour Bangui ou Bujumbura. Après la réunion, j’ai
demandé à un des responsables, le directeur du Méridien M. Lefèvre 37 l’autorisation d’emmener
Yvonne avec moi. Il m’a demandé si nous étions mariés, j’ai répondu par la négative, il m’a alors dit
que c’était impossible. Je lui ai demandé de barrer mon nom de la liste des partants. Ce qu’il a fait.
J’ai ensuite appris qu’un convoi du personnel étranger de l’ONU se préparait aussi. J’ai demandé
l’autorisation de partir avec eux à M. Benaïssa, fonctionnaire algérien de l’ONU, responsable du
convoi. Il a refusé de prendre Yvonne.
Suite à ces deux demandes, M. Benaïssa et un consultant français m’ont demandé de partir avec
eux en laissant Yvonne, disant qu’« il ne fallait pas faire de sentiments, qu’ils savaient ce que c’était...,
que l’hôtel allait être pris d’assaut par le FPR et qu’il n’y aurait aucun survivant. » Ils ont ensuite tout
fait pour convaincre Yvonne de me persuader de la laisser, en particulier, M. Poulain, directeur de la
Caisse française de développement, que connaissait Yvonne grâce à son travail, avec pour arguments
« qu’elle est rwandaise et ce qui se passe la concerne elle seule, qu’il vaut mieux qu’un des deux s’en
sorte, qu’il faut penser à ma famille... » La possibilité de me prendre de force a même été évoquée !
Finalement, au moment du départ des Français, vers 16 h 30, l’officier belge qui avait sauvé
Yvonne m’a demandé pourquoi je ne partais pas. Il a ensuite pris contact avec le responsable du
convoi français, M. Poulain, pour qu’il accepte Yvonne : refus catégorique. 38
Jean-Marie Milleliri, médecin militaire, affecté au Projet d’appui à la santé publique, avait Yvonne
comme secrétaire avec un autre médecin militaire Jean Bouloumier. Il a écrit un livre, Un souvenir du
Rwanda, sur les événements de Kigali du 6 au 11 avril 1994. Il y évoque le cas d’Yvonne :
[le 7 avril après-midi] Une des secrétaires du projet Santé de la Coopération française, Yvonne,
m’appelle pour me demander si je peux me porter garant pour elle afin qu’elle puisse être évacuée sur
la France. Elle vit avec Pierre, un volontaire de l’Association Française des Volontaires du Progrès
(AFVP), qui travaille sur un projet d’artisanat. Elle doit quitter le Rwanda pour se marier en France
avec lui lorsqu’il aura terminé son contrat. Mais, elle craint, comme lui, que leur liaison n’ayant
35 Il s’agit de l’aéroport de Nairobi. Ils ont fait Kigali-Nairobi dans un avion militaire néerlandais. Cf. J.-P. Gouteux [95,
p. 439].
36 Marie-Laure Colson, Les Français entraînaient les miliciens hutus, Libération, 26 février 1998. Voir aussi Sylvie Caster,
Juste avant l’opération « Turquoise », Le Canard enchaîné, 29 juin 1994.
37 M. Éric Lefèvre, directeur de l’hôtel Méridien, est français. Cf. L’Afrique à Biarritz [22, p. 136].
38 Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise [95, p. 438].
586
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
aucun caractère officiel, elle soit contrainte de rester au Rwanda en cas d’évacuation des Français.
Elle est Tutsi, et a raison de se faire du souci avec ce qui se passe dans la ville. Je la rassure. Je
m’inquiétais d’ailleurs pour elle et pour Pierre, car je savais qu’ils étaient bloqués à la case de passage
des volontaires, non loin de l’hôtel Méridien, vers le quartier de Remera, zone où les combats semblent
se focaliser. Bien sûr, je me porterai garant pour elle, mais pour l’instant je leur dis surtout de faire
attention à eux. Cette certitude d’un appui futur potentiel semble leur donner plus d’espoir, et à la
voix d’Yvonne avant qu’elle ne raccroche, je devine qu’elle va se mettre à pleurer. 39
Le 11, à l’école française qui sert de point de regroupement pour l’opération Amaryllis, Milleliri se
souvient d’Yvonne et Pierre :
[lundi 11 avril] Au passage dans le centre de décision de l’école [l’école française Antoine de SaintExupéry], je demande à Alain, le directeur qui continue d’œuvrer pour l’organisation des évacuations,
s’il a des nouvelles de ma secrétaire Yvonne et de son fiancé Pierre, probablement encore bloqués vers
l’Hôtel Méridien.
« Tiens me dit-il énervé en me tendant le combiné de phonie – quelque peu fatigué par les heures
de veille –, contacte l’Ambassade et demande le leur. »
En fait de contact avec l’Ambassade, c’est un militaire belge de la MINUAR qui interrompt ma
demande pour me dire que les deux personnes recherchées sont avec elle. Je me porte aussitôt garant
pour Yvonne dont le statut de Rwandaise, sans attache française officielle, peut lui faire courir le
risque d’un abandon dans son pays à sang [sic].
« Oui, il s’agit de la secrétaire du Projet du Ministère Français de la Coopération sur la lutte
contre le SIDA.
J’insiste sur le « Français », trop craintif que mon interlocuteur puisse la laisser ici.
Mais non, il acquiesce.
– Bien, nous la prenons en charge avec son fiancé et nous chargeons de leur évacuation, me répond
à l’autre bout de la ville mon onusien anonyme. »
Je suis rassuré. 40
Cette conversation téléphonique racontée par Milleliri est-elle rapportée fidèlement ? Un détail paraît
surprenant, il appelle l’ambassade de France mais c’est un officier belge de la MINUAR qui répond. Qu’il
y ait eu un officier belge de la MINUAR à l’ambassade de France eût été bien étonnant. Si toutefois il a
réellement contacté un officier de la MINUAR, c’est parce que M. Poulain a refusé de les prendre dans le
convoi d’évacuation vers l’école française. C’est un détail qu’il omet.
Deux médecins qui étaient aussi à l’école française ont entendu cette discussion et rapportent :
Yvonne Galinier travaillait comme secrétaire pour deux médecins militaires français. Pierre Galinier, volontaire du progrès, n’accepta pas de partir sans Yvonne. Les Français refusaient l’évacuation
d’Yvonne parce que rwandaise. Ces deux médecins étaient à l’école française. Ils discutaient avec
d’autres militaires au walkie talkie. J’ai entendu dire : « On a ici un Français qui ne veut pas partir.
Il est à la colle avec une Rwandaise ». Ils n’ont rien fait pour elle. L’un s’appelait Milleliri, mais le
problème c’était son colonel, Jean Bouloumier. 41
Le directeur de l’hôtel Méridien refuse d’accueillir des Rwandais menacés
Le 8 avril, le directeur de l’hôtel Méridien, M. Éric Lefèvre, refuse d’accueillir deux Rwandais menacés
et trois blessés rwandais :
[Le 8 avril] A 15 Hr, le PC Bn demande où il peut évacuer TROIS blessés rwandais qui, après avoir
reçu les premiers soins attendent devant les portes du MERIDIEN. A 18 Hr 15, il sera répondu qu’il
n’y a pas de solution pour eux. A 16 Hr 25, DEUX Rwandais qui demandent asile à l’hôtel MERIDIEN
sont refoulés. L’autorisation d’accès à l’hôtel MERIDIEN est de la compétence du gérant de l’hôtel
qui applique ses propres critères : niveau “social”, relations, etc. 42
J.-M. Milleliri [147, p. 30].
Ibidem, pp. 83-84.
41 Témoignage à l’auteur, Bordeaux, 28/10/2003.
42 Journal de Kibat [76, p. 25]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=30 Le
refoulement des deux Rwandais à 16 h 25 est celui dénoncé ci-dessus par E. David.
39
40
587
11.4. UNE ÉVACUATION SUR CRITÈRE RACIAL
Refus d’évacuer Charles Rubagumya
Un aide bibliothécaire du Centre culturel français de Kigali, Charles Rubagumya, y a été abandonné
avec d’autres Tutsi par les militaires français le 13 avril. Il doit la vie aux militaires belges qui l’ont évacué
par avion. Il raconte :
Devant le Centre culturel, j’ai sauté de la voiture en marche. Le portail était gardé par les militaires français. Une centaine de militaires. Ils sont partis le lendemain, ils nous ont laissés là : le
projectionniste, qui était menacé depuis février et qui était logé au Centre culturel, son épouse, les
enfants, les trois gardiens et moi. Je me disais, c’est pas possible, ils ne vont pas nous laisser devant
des tueurs comme ça. Ils ont emballé toutes leurs affaires et dit qu’ils n’avaient pas la mission d’évacuer les Rwandais. Ils nous ont donné des biscuits. En partant, ils ont emporté leurs rations mais
avant, on leur en avait pris en cachette.
Ce sont les paras belges qui nous ont évacués. [...] Les Belges nous ont emmenés à l’école française
puis à l’aéroport. On étaient cachés sous les sièges. La radio disait, si ce n’est pas le FPR qui a tué
le président, ce sont les Belges. Ils étaient menacés. Les Français, eux, ils n’avaient même pas besoin
d’un fusil pour se promener dans Kigali. 43
Charles Rubagumya, confie un témoignage un peu plus précis à Anne Crignon :
Le 11, les Interahamwe sont entrés chez moi. Après avoir pillé mon appartement, ils m’ont enfermé
à clef et sont partis en disant qu’ils allaient revenir. J’attendais la mort. J’habitais le dernier étage
de mon immeuble. Le 12, j’ai démonté mon faux plafond pour monter sur le toit. En bas dans la
rue, il y avait des militaires de la Garde présidentielle. Je me suis dit qu’à choisir, je préférais mourir
d’une balle plutôt qu’être lacéré par des coups de machette. Je suis donc descendu dans la rue pour
aller à la rencontre d’un militaire, ce qui équivalait à un suicide. Quand il m’a vu, le militaire a
armé son fusil mais il était tellement interloqué qu’un Tutsi s’avance ainsi vers lui qu’il n’a pas tiré.
Alors j’ai essayé de le corrompre. J’avais sur moi 2 500 F. Je les lui ai donnés en lui promettant
beaucoup d’argent s’il me conduisait à mon travail. Je l’ai guidé à travers les rues en faisant quelques
détours. Sur le rond-point de Kigali, une centaine de militaires français gardaient l’une des entrées
du Centre. J’ai sauté de la voiture en marche, je suis tombé à leurs pieds et j’ai sorti ma carte de
service. Les militaires m’ont laissé entrer. A l’intérieur du Centre culturel, j’ai retrouvé une dizaine
de Rwandais. Il y avait Vénuste K, avec sa femme et ses enfants, projectionniste, depuis vingt ans au
Centre culturel, l’un de ses amis, trois gardiens et une femme accompagnée de ses enfants que j’avais
fait passer pour ma famille pour qu’on les laisse entrer.
Les Français nous ont prévenus : « On s’en va demain. On ne peut pas vous prendre, ça n’est pas
dans notre mandat. » Je m’imaginais naïvement qu’ils blaguaient. J’ai pris ces propos à la légère car
jamais je n’aurais pu penser qu’ils puissent nous abandonner aux mains des tueurs. Mais le lendemain,
quand ils ont commencé à plier bagage, j’ai compris qu’effectivement ils allaient nous laisser là. Un
de mes collègues s’est adressé à Mme Marlaud en personne, la femme de l’ambassadeur, pour lui
demander de nous emmener. « On n’évacue pas les Rwandais » a-t-elle répondu. Mais nous savions
déjà qu’ils évacuaient la famille du président Habyarimana. « Notre mission est terminée, nous avons
évacué nos ressortissants, ont annoncé les militaires. Nous partons. » Paniqué j’ai tenté d’entrer dans
le convoi par force mais ils m’ont repoussé. Avant de partir, l’un d’entre eux a dévissé les tôles du
plafond : « Si ça barde, cachez-vous là. C’est tout ce que je peux faire pour toi »... Ils sont partis en
emportant toutes les provisions de biscuits et d’eau.
Par chance, les militaires belges sont arrivés. Ils venaient eux aussi préparer le départ de leurs
ressortissants. C’était un répit inespéré. Je n’osais pas leur demander de nous évacuer. Si les Français,
pour qui j’ai travaillé si longtemps, refusaient de nous protéger, il n’y avait aucun espoir que les Belges
s’intéressent à nous. Au bout d’une heure et demie, ils ont donné ordre de se rendre à l’École française.
En partant, voyant qu’on les regardait partir, ils ont dit : « Venez vite, on ne peut pas vous laisser
là » et ils ont fait le tour des locaux pour ramasser tout le monde. A l’École française, se trouvaient
tous les ressortissants belges. Avec les Belges, tous les Rwandais qui l’ont voulu ont été évacués. On
montait dans le convoi sans même qu’on nous demande nos noms. Les militaires belges sauvaient des
gens au hasard. Nous avons passé la nuit à l’aéroport de Kigali. Le 13, un avion spécial s’est envolé
pour Nairobi, avec à son bord 200 Rwandais de tous âges. 44
43
44
Corine Lesnes, L’engrenage du génocide vécu par un jeune Tutsi, Le Monde, 5 août 1994, p. 4.
P. Krop [119, pp. 96-99].
588
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Refus d’évacuer Vénuste Kayimahe et sa famille
Vénuste Kayimahe, employé au Centre culturel français, y est réfugié avec son épouse, leurs sept
enfants, sa nièce et sa belle-mère, depuis la « semaine sanglante » de février où ils ont été menacés de
mort à Gikondo. Le 6 avril au matin, la directrice du Centre culturel, Anne Cros, lui redemande de se
trouver un logement à l’extérieur. Il répartit cinq enfants chez des parents et connaissances en ville mais
le soir il est encore au Centre quand les massacres commencent, dans la nuit du 6 au 7. Le 8 avril, il
demande de l’aide à Anne Cros par téléphone pour récupérer ses enfants en ville et être évacué.
« Malheureusement, on ne peut rien faire », me répond-elle au sujet de ma demande. « Nous
n’avons pas assez de soldats sur place. Depuis Noroît, il n’y a plus grand monde, à part quelques
coopérants militaires qui sont actuellement très occupés ». 45
Anne Cros vient au Centre culturel le 8 après-midi, accompagnée d’une dizaine de militaires français
pour emmener des véhicules et emporter des dossiers. 46 Il lui refait sa demande :
« S’il vous plaît, aidez-moi, mes enfants ne sont pas très loin dans la ville. Ces soldats peuvent
m’aider à aller les chercher.
– Je regrette, Vénuste ! Je t’ai déjà dit qu’on ne peut rien », me répond-elle d’un ton courroucé. 47
Il appelle plusieurs fois l’ambassade de France pour demander du secours :
À l’ambassade, ils sont restés sourds et, comme ils ont identifié mon message à travers RFI, France
2 et Europe 1, 48 les seuls mots qu’ils me laissent dire est « Allô ! Je suis Vénuste du Centre culturel »,
et ils coupent aussitôt. 49
Le 9 après-midi, il reçoit un appel de Michel Cuingnet :
« Allo ! Vénuste ! C’est Cuignet [Cuingnet], le chef de mission à l’appareil. Dis, je t’envoie des paras
là-bas au Centre, 57 solides gaillards. Préviens les gardiens qu’ils ouvrent tout grand les portails du
parking. Il ne faut pas que les soldats restent longtemps à l’entrée. » 50
Vénuste, à cette nouvelle, reprend espoir :
« S’il vous plaît, Monsieur, je voudrais vous demander un service.
– Dis, mais vite ! Je n’ai pas beaucoup de temps.
– Cinq de mes enfants se trouvent hors du Centre, dans deux quartiers différents, pas très loin,
ça fera tout au plus 3 kilomètres. Pouvez-vous demander à ces soldats de m’aider à les récupérer ?
– Écoute, tu verras ça avec eux. Au revoir, Vénuste, n’oublie pas le portail » et il raccroche. 51
Les forts gaillards arrivent pour s’installer au Centre et se reposer. Vénuste renouvelle sa demande à
l’officier le plus gradé, un major, qui lui répond :
– Non ! ce n’est malheureusement pas possible. Nous ne procédons pas à l’évacuation de Rwandais.
« Mais j’en ai parlé au chef de mission tout à l’heure au téléphone. Et il m’a dit de voir avec vous.
– Oui, je sais, mais ça, on ne le peut pas. On ne pourra bouger d’ici tant que l’ambassade nous
l’interdira. C’est elle qui donne les ordres.
– Mais M. Cuignet [Cuingnet], le chef de mission fait bien partie de l’ambassade et il n’était pas
contre. Voulez-vous que je l’appelle pour lui demander confirmation ?
– Mais, mon pauvre vieux, il s’est moqué de toi. Ce n’est pas cela l’objet de notre mission. En
aucun cas, nous ne devons évacuer des Rwandais ». 52
Le 11 avril, un militaire dit à Vénuste qu’ils vont bientôt partir et qu’ils ont interdiction d’évacuer les
Rwandais présents au Centre. Vénuste demande au lieutenant de les emmener en France ou à Bangui ou
au CND chez le FPR ou au stade Amahoro auprès de la MINUAR. Le lieutenant refuse :
V. Kayimahe [114, p. 161].
Anne Cros a-t-elle pu venir avec « une dizaine de militaires français » le 8 avril ? N’est-ce pas plutôt le 9, jour de
l’arrivée d’Amaryllis ? Il semble que Kayimahe ne se trompe pas, voir section 8.3 page 516.
47 V. Kayimahe [114, p. 165].
48 Vénuste Kayimahe depuis le Centre culturel est interviewé au téléphone par des journalistes comme Marie-Pierre Subtil,
de RFI, qui appelle le Centre culturel puisque l’ambassade lui raccroche au nez. Cf. V. Kayimahe [114, pp. 156, 163].
49 V. Kayimahe [114, p. 179].
50 V. Kayimahe ibidem.
51 Ibidem, p. 180.
52 Ibidem, pp. 181-182.
45
46
589
11.4. UNE ÉVACUATION SUR CRITÈRE RACIAL
– Non ! Écoute, ce n’est pas possible. On a une autre mission. C’est l’ambassade qui décide et pas
nous. 53
Mme Vainden B., conseillère dans une ambassade occidentale, a caché une quinzaine de Tutsi chez
elle. Elle est évacuée par les paras français qui refusent d’emmener les Tutsi et lui répondent qu’ils ne
sont pas autorisés à le faire.
Ne les croyant pas, elle avait téléphoné à Cuignet [Cuingnet], le chef de mission, qui lui avait
répondu : « Fermez les portes et laissez les... » Bien entendu, elle n’avait pas le choix. 54
Les paras français quittent le Centre culturel, le 12 avril, en pillant tout le matériel audiovisuel et
en abandonnant Vénuste, sa famille, Charles Rubagumya et les autres Rwandais réfugiés là. La veille,
le 11, le major de Javello [Gouvello], un officier français qui, à la demande de Anne Cros, avait évacué
Kayimahe de Gikondo avec sa famille le 22 février où il était menacé par les miliciens 55 refuse également
en lui disant 56 :
Je t’ai déjà aidé à les ramener de Gikondo, il y a un mois et demi. À ce moment-là, c’était encore
possible. Aujourd’hui, je ne peux plus rien faire, m’avait-il répondu sèchement. 57
Le 12, deux heures après le départ des paras français, les militaires belges arrivent et les conduisent
tous à l’école française d’où ils seront évacués à l’aéroport de Kigali, à destination de Nairobi. C’est là
que Vénuste apprendra que Aimée, sa fille aînée, a été assassinée le 8 avril au centre Iwacu à Kabusunzu
en contrebas du mont Kigali, 58 mais que ses autres enfants sont vivants.
Vénuste Kayimahe donne d’autres cas d’employés français qui ont été abandonnés. Saïdi Rangira,
collègue de Vénuste, téléphona le 10 avril au chef de mission Cuingnet, depuis le domicile de Jean-Rémi,
le directeur adjoint du Centre :
Il essuya le même refus de secours que tous les autres employés qui l’avaient sollicité en pure
perte. Le chef de mission lui répondit brutalement, lui disant qu’il n’était pas là pour sauver tous les
Rwandais. 59
Émilienne U., hôtesse au Centre culturel depuis 1985, rapporte à Vénuste la conversation qu’elle a
eue au téléphone avec Michel Cuingnet :
« En plus, ce méchant monsieur, après m’avoir dit qu’il n’était pas là pour sauver tous les Rwandais, a clamé aussitôt partout chez ses compatriotes que j’avais été tuée. Parce que, après m’avoir
refusé de l’aide, il était certain que je n’en réchapperais pas... ! ». 60
Anne Cros, directrice du Centre culturel, abandonne son jardinier Jean-Baptiste. Celui-ci téléphone
le 12 avril à Vénuste :
C’était Jean-Baptiste qui m’appelait pour la première fois depuis le départ d’Anne Cros. Sa
patronne l’aimait bien et le disait. Elle lui avait proposé de l’emmener en France pour s’occuper de
son jardin lorsqu’elle prendrait sa retraite. Mais elle l’avait abandonné à Kigali, le jour de son départ,
le laissant par dessus le marché complètement démuni de provisions. 61
Jean-Baptiste est tué dans la villa de Anne Cros, le 14 avril, par des miliciens qui auraient été envoyés
par Jean R., chauffeur de l’ambassade de France. 62
Ce témoignage de Vénuste Kayimahe est en complète contradiction avec les affirmations de l’ambassadeur Marlaud et des responsables du Quai d’Orsay :
Ibidem, p. 189.
Ibidem, p. 189.
55 Ibidem, pp. 138-144.
56 Ce major de Javello est en fait le lieutenant-colonel Erwan de Gouvello, qui est devenu conseiller à l’ambassade de
France aux Comores, puis en 2004, responsable du Cérémonial au service du protocole au Quai d’Orsay, et en dernier lieu,
consul à Lagos.
57 Ibidem, p. 218. Voir aussi section 13.5 page 624.
58 Ibidem, pp. 15-20.
59 Ibidem, p. 197.
60 Ibidem, p. 197.
61 Ibidem, p. 190.
62 Ibidem, p. 193.
53
54
590
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a affirmé que « l’ambassadeur aurait évacué le personnel
local absent de l’ambassade, si celui-ci avait pu être joint » puisqu’un télégramme en ce sens lui avait
été adressé. M. Michel Marlaud a indiqué par écrit qu’il n’a pas été « personnellement avisé à aucun
moment de la présence d’employés et qu’il n’y a donc pas eu décision d’intervenir ou non, la question
n’ayant pas été posée ». 63
Les deux rapporteurs de la Mission d’information parlementaire qui ont entendu Vénuste Kayimahe
à Kigali concluent :
Il semble donc qu’en l’espèce, il y ait bien eu deux poids et deux mesures et que le traitement
accordé à l’entourage de la famille Habyarimana ait été beaucoup plus favorable que celui réservé aux
employés tutsis dans les postes de la représentation française – ambassade, centre culturel, Mission
de coopération –. 64
Le 14 avril 2005, l’ambassadeur de France au Rwanda, Dominique Decherf, a fait poser une plaque à la
mémoire des dix-huit tués sur les soixante-douze personnes rémunérées directement par l’État français. 65
No
Prénom et Nom
Service
Position
1
M. Tony Kabanda
Coopération
Chauffeur MCAC
2
M. Hildgarde Kanziga
Igikari
Professeur
3
M. Jean Karangwa
Caisse Centrale
Planton
4
M. Obed Kubwimana
Coopération
Chauffeur chef MCAC
5
M. Oscar Magera
Chancellerie
Gardien résidence
6
Mme Immaculée Mukamuligo
Coopération
Secrétaire MCAC
7
Mme Gaudence Mukamurenzi
Chancellerie
Secrétaire
8
Mme Dancille Mukamusoni
École Française
Comptable
9
M. Emmanuel Nemeye
CCF
Gardien
10
M. Évariste Nzigiye
CCF
Gardien
11
M. Vénuste Rukeratabaro
CCF
Cinémathèque
12
M. François Rutabingwa
Mission d’Aide Militaire
Chauffeur
13
M. Évariste Rwanyange
Coopération
Gardien cases MCAC
14
M. Innocent Seminega
Igikari
Professeur
15
M. François Sibomana
Chancellerie
Gardien Résidence
16
M. Bosco Sinamenye
École Française
Gardien de jour
17
M. Déo Twagirayezu
Coopération
Maître d’hôtel
18
M. Ignace Sebusandi
Table 11.2 – Employés des services français, victimes du génocide de 1994
11.4.2
Refus d’évacuer les orphelins de Marc Vaiter
Le médecin militaire Jean-Marie Milleliri accompagne des COS qui évacuent des ressortissants français.
Il va évacuer, lundi 11 avril, Marc Vaiter qu’il connaît :
Nous allons maintenant vers le quartier de Nyamirambo où se trouve un Français qui dirige une
maison d’accueil pour des orphelins et notamment ceux qui ont perdu leurs parents emportés par le
63
64
65
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 269].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 269].
Voir la liste des noms des victimes inscrits sur cette plaque, tableau 11.2, page 591.
591
11.4. UNE ÉVACUATION SUR CRITÈRE RACIAL
SIDA. Je connais assez bien Marc, ce Français, pour travailler avec lui sur cette activité d’appui aux
enfants dont les parents ont été décimés par ce fléau. [...]
Maintenant, la maison en bordure de route est pavoisée de draps blancs sur lesquels sont inscrits
« Orphelins - Home d’Enfants », comme une protection dérisoire et symbolique à la folie qui s’est
étendue telle une tache d’huile sur la ville. Marc sort de la maison, au bruit des véhicules qui approchent. Une poignée d’enfants paradoxalement souriants, compte tenu de la situation, le suivent
groupés derrière lui. Je rejoins la cour, accompagné d’un officier français de la Mission de Coopération
et d’un autre militaire d’Amaryllis.
A peine le temps de serrer la main de Marc, de lire dans ses yeux un mélange d’émotion et de
stupeur, et j’engage :
« Marc, il faut que nous partions. Nous sommes venus te chercher sur l’ordre de l’Ambassade.
Il me répond avec un étonnement qui me déconcerte.
– S’en aller ?
Comme si compte tenu de notre incapacité à pouvoir empêcher ces massacres à l’échelle d’une
nation, il n’était pas évident qu’il ne nous restait plus que la fuite et l’assurance de sauver nos propres
vies. Faute de sauver celles des autres.
– Les militaires français sont arrivés pour rapatrier les ressortissants. Nous quittons Kigali. Allez,
fais ta valise. Nous t’attendons.
Sa secrétaire rwandaise a les larmes au bord des yeux. Elle a compris que nous sommes venus
enlever cette présence rassurante pour le groupe. J’entre dans la maison de Marc, et prie la secrétaire
qui nous suit de rassembler ses affaires. Son gestionnaire est blême. Nous passons dans une pièce. Un
adolescent tient déjà une grosse valise encore vide à la main. Marc la repousse pour me dire :
– Je ne peux pas m’en aller comme ça. Ou alors, il faut emmener les enfants.
Son souhait est cruel pour moi. Mais nous n’avons aucun moyen d’assurer cette évacuation. Je
marque un temps d’arrêt juste avant de lui signifier que cela n’est pas possible. 66 Il insiste pour que
je retourne à l’Ambassade et revienne avec ces moyens qui nous manquent actuellement. J’essaie de
trouver des mots de réconfort, cherche à le convaincre de sauver sa peau. Mais tandis que je continue
à développer mes arguments, Marc se retourne vers sa secrétaire qui lui lâche :
– Ne pars pas.
Il hésite. Et dans cette phase d’interrogation sur sa propre capacité à surmonter ses peurs, je
comprends que sa décision est déjà prise. Presque rassurante dans l’engagement de sa foi dont il m’a
parfois parlé. Et lorsqu’il me dit :
– Non, je ne pars pas.
Je n’insiste plus, presque apaisé qu’il ait fait ce choix en accord avec lui-même. Mais je suis
désemparé de le laisser livré à cet environnement hostile.
Il griffonne sur un morceau de papier un numéro de téléphone en région parisienne. Le numéro de
sa mère.
– Dites-lui que je vais bien.
Alors il nous faut partir. Et comme nous ne pouvons plus rien faire pour lui, pour eux, après les
« bonne chance et bon courage » bien futiles, nous remontons dans les véhicules et démarrons. La
maison s’éloigne sur un signe de la main.
Sur la chaussée, d’autres alignements nous font une haie tandis que nous roulons.
De retour à l’Ambassade, je transmets à l’attaché militaire les coordonnées de la mère de Marc
après avoir rendu compte de sa décision de rester. Contre tout. Peut-être contre tous. 67
Alors que l’armée et les autorités françaises ont refusé le 11 avril d’évacuer Marc Vaiter et ses orphelins,
Bernard Kouchner sera envoyé du 12 au 18 mai à Kigali pour négocier avec le GIR, les FAR et les milices,
une évacuation d’orphelins vers la France par l’intermédiaire de la MINUAR, en particulier ceux de Marc
Vaiter mais l’opération échouera à cause des milices. 68
66 L’évacuation des orphelins de Sainte-Agathe a bien été possible, pourquoi celle des orphelins de Marc Vaiter ne le
serait-elle pas ?
67 J.-M. Milleliri [147, pp. 81-83] ; Voir aussi Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16
mai 1994, p. 4 ; Michel Peyrard, Le S.o.s. de Marc Vaiter, Paris-Match, 9 juin 1994, p. 84 ; Marc Vaiter Je n’ai pas pu les
sauver tous, Plon 1995. Marc Vaiter a sauvé des centaines d’enfants, il est décédé le 15 septembre 1996 à Lomé.
68 Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7. Voir
aussi section 17.4 page 767.
592
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
11.4.3
Refus d’évacuer François-Xavier Nsanzuwera, et les enfants de Mme
Agathe Uwilingiyimana
L’assassinat de Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, et de son mari est décrit en section 9.7
page 543. Le général Dallaire, venu au PNUD après 13 h, rencontre le capitaine Mbaye Diagne qui veille
sur leurs enfants :
Pour une raison quelconque, les assassins n’avaient pas fouillé tous les lieux, et les quatre enfants
étaient sains et saufs. On m’a conduit vers une pièce plongée dans l’obscurité ; ils étaient là, cachés
dans un coin, [...]
Mbaye avait remplacé Moustache, parti secourir d’autres membres du personnel de l’ONU. Le
capitaine sénégalais craignait que la Garde présidentielle revienne et trouve les enfants. Je lui ai
promis que des soldats de la MINUAR arriveraient plus tard dans l’après-midi avec des véhicules
blindés pour chercher les membres du personnel de l’ONU et les enfants de la première ministre pour
les mettre à l’abri. [...] Il a dit qu’il resterait avec les enfants jusqu’à ce que ceux-ci soient en sécurité
(aucun véhicule n’a pu y aller ce jour-là, mais Mbaye et Moustache ont sauvé les enfants en les faisant
sortir en cachette et en les transportant dans leurs propres voitures à l’hôtel des Mille Collines). 69
Selon une autre version, c’est M. Le Moal qui les aurait évacués :
Entendu par le rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, M. Le Moal, à l’époque adjoint du Directeur
du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et chargé de la mise en place des
moyens d’accompagnement de l’accord de paix à partir de septembre 1993, a indiqué que, le 7 avril,
avec trois voitures de l’ONU, il était lui-même allé chercher les enfants du Premier Ministre, Mme
Agathe Uwilingiyimana, et qu’il les avait conduits à l’hôtel des Mille Collines, où il avait demandé
au directeur de les abriter. Le dimanche 10 avril, alors que l’Ambassadeur de France, Jean-Michel
Marlaud, venait de lui signifier qu’il n’était pas possible sans risquer de provoquer de très graves
incidents, compte tenu du climat de haine qui régnait, de faire évacuer les « enfants d’Agathe », il
était retourné à l’hôtel des Mille Collines, où il avait appris que les enfants venaient d’être récupérés
par M. André Guichaoua et un ressortissant américain. 70
Le ressortissant “américain” serait Marc-Daniel Gutekunst. 71 Yvon Le Moal a envoyé à l’administration du PNUD les témoignages de deux volontaires des Nations Unies sur l’assassinat du Premier
ministre Agathe Uwilingiyimana. Il y indique : « L’évacuation des volontaires de l’ONU et des enfants
du Premier ministre a été rendue possible grâce aux efforts héroïques du Field Security Officer, Monsieur
Jean François Faivre, qui avec l’aide de Messieurs Tissot (UNDP) et Demargerie (WFP) a été en mesure
de déplacer les occupants du quartier vers l’hôtel Mille Collines où, grâce à l’assistance du directeur de
l’hôtel Mille Collines, tout le groupe a pu être mis à l’abri. » 72
M. André Guichaoua rapporte à la Mission d’Information les difficultés qu’il a rencontrées pour faire
évacuer les enfants de Mme Agathe Uwilingiyimana et son échec concernant le procureur :
Le 10 avril, l’ambassadeur de France était informé que des membres de la garde présidentielle et des
miliciens Interahamwe recherchaient à l’hôtel des Mille Collines les cinq enfants rescapés du Premier
Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, ainsi que le procureur de la République de Kigali, et qu’ils
menaçaient de faire sauter les portes des chambres supposées les héberger. L’ambassadeur faisait
part de son impuissance et conseillait d’essayer de parlementer. Dans la soirée, lorsqu’il a
demandé aux ressortissants étrangers de l’hôtel de gagner l’École française, il a cependant refusé que
ces personnes soient évacuées avec eux, ce qui a abouti au refus de l’évacuation. Le lendemain matin
[11 avril], de 5 heures 30 jusqu’à 7 heures 30, lui-même et d’autres interlocuteurs de l’ambassade
ont continué à refuser ce transfert alors même que des membres de la MINUAR s’étaient assurés
que le trajet à effectuer était libre de barrages. L’ambassadeur cédait finalement pour les enfants
mais pas pour le procureur, un de ses collaborateurs menaçant même de faire fouiller les coffres des
véhicules de ceux qui voulaient le protéger à leur entrée à l’École française. A l’École française, l’officier
en charge a spontanément accepté qu’une Jeep soit envoyée aussitôt pour récupérer le procureur
de la République en faisant un détour par l’ambassade pour obtenir l’accord de l’ambassadeur. A
R. Dallaire [72, pp. 317-318].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 267-268].
71 Pierre Péan [178, p. 354].
72 Yvon Le Moal, Memorandum : Death of Mrs Agathe Uwilingiyimana, Prime Ministre, Rwanda, UNDP, April 20, 1994.
http://francegenocidetutsi.org/Lemoal20avril1994.pdf
69
70
593
11.4. UNE ÉVACUATION SUR CRITÈRE RACIAL
l’ambassade, l’entrevue demandée par le nonce apostolique et M. André Guichaoua lui-même a été
refusée et la réponse transmise par son secrétariat a été négative. 73
L’ambassadeur donne finalement son accord pour que les enfants soient évacués par les militaires
français sur Bujumbura d’où ils prennent un vol Air France pour Paris le lundi 11 avril. 74
À l’arrivée à l’aéroport de Roissy le 12 avril, le Ministre de la Coopération reconnaissait être
informé de la présence des enfants du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, mais indiquait
qu’aucune mesure n’était prévue pour les accueillir. Le soir, sans qu’ils aient pu quitter l’aéroport,
le consul de Suisse à Paris venait à Roissy assurer leur transbordement sur un avion Swissair. Quel
danger leur présence en France représentait-elle ? D’où sont venues de telles consignes ? 75
Voici un extrait des notes d’André Guichaoua qui demeure alors à l’hôtel des Mille Collines :
[jeudi 7 ]Le soir, le capitaine Mbaye ramène ses enfants à l’hôtel. [...]
[dimanche 10] A 11 heures, une tentative du général Dallaire d’évacuer les enfants d’Agathe
Uwilingiyimana échoue. Vers 14 heures arrive une douzaine de militaires et de civils très agressifs. Ils
recherchent les enfants du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana et François-Xavier Nsanzuwera
[...] Le capitaine Mbaye parlementera longtemps avant d’obtenir qu’ils ne quittent l’hôtel bredouilles
peu avant quinze heures. [...]
A 17 heures, peu avant la nuit, l’ambassade de France en charge de l’évacuation de « tous les
étrangers », demande de quitter l’hôtel des Mille Collines et de gagner l’École française par [nos]
propres moyens et sans escorte. Refus et report au lendemain. [...]
[lundi 11] A 5 h 30 tous les étrangers sont prêts. Il faudra attendre deux heures avant de donner
le signal de départ. La question des Rwandais est au centre des discussions avec l’ambassade de
France. Il faut rediscuter l’accord de la veille concernant les « cinq enfants », celui de la nourrice et
surtout le dossier du procureur de la République et de son épouse. Après plusieurs rappels, le refus
est catégorique, la mise en garde est claire : ils seront refoulés à l’entrée de l’École française au cas
où il nous viendrait à l’idée de les cacher dans un coffre de voiture. 76
André Guichaoua précise dans son livre que l’ambassade a finalement donné son accord à l’évacuation
des enfants sans en connaître formellement l’identité :
Les enfants du Premier ministre seront les seuls nationaux autorisés par l’ambassade de France –
qui n’en connaissait pas formellement l’identité – à se joindre au convoi des ressortissants étrangers
qui quitte l’hôtel des Mille Collines vers 7 h 30, le 11 avril. L’accord qui avait été donné la veille
au soir excluait cependant la nourrice qui, après un refus catégorique de l’évacuer prononcé par
l’ambassade de France, fut descendue du convoi en partance et reconduite dans sa chambre. Le fait
que l’ambassade de Suisse se soit engagée à accueillir les enfants sur le territoire helvétique n’est
certainement pas étranger à cet accord.
Lors du transit à Bujumbura, M. Crépin-Leblond, ambassadeur de France, promettra seulement
de transmettre au Quai d’Orsay un avis favorable à leur transit sur le territoire français à destination
de la Suisse. A l’arrivée à Paris, effectivement, le ministre Roussin, puis le représentant des Affaires
étrangères, interrogés, diront avoir été informés de leur présence parmi les passagers, mais qu’aucune
mesure particulière n’avait été prise les concernant. Ils pouvaient cependant obtenir un sauf-conduit
de six jours comme l’ensemble des ressortissants étrangers évacués en attendant qu’il soit statué sur
leur cas.
Leur bref séjour à Bujumbura déclencha cependant une certaine agitation parmi les autorités
burundaises ignorant l’identité exacte des « orphelins ». Dès l’arrivée du Transall français en provenance de Kigali vers 13 heures [le 11 avril], la rumeur s’est répandue à l’aéroport qu’il s’agissait
des descendants de feu le président Habyarimana. Les médias internationaux ayant tous annoncé la
mort des enfants du Premier ministre avec leur mère [avec leur mère Premier ministre], l’erreur était
compréhensible. 77
Pierre Péan prétend être intervenu pour sauver les enfants de Agathe. Selon lui, l’Élysée a donné les
instructions pour les sauver :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 32-33]. C’est nous qui soulignons.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 268].
75 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 32-33] ; voir aussi André Guichaoua,
Les crises politiques... [98, p. 705].
76 A. Guichaoua, Les crises politiques... [98, pp. 705-707].
77 A. Guichaoua, Les crises politiques... [98, p. 696].
73
74
594
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Je suis sensibilisé au Rwanda depuis très longtemps. Ma fille vivait au Burundi voisin. Et j’ai
vécu en direct les événements à travers mon téléphone. J’entendais les balles siffler à l’hôtel des milles
collines à Kigali, lorsqu’un universitaire m’a appelé pour essayer de sauver les cinq enfants d’Agathe
le premier ministre issu de l’opposition au président Habyarimana qui venait d’être assassiné. J’ai
transmis la demande à l’Élysée qui a donné les instructions pour les sauver. A l’époque, je travaillais à
mon livre sur François Mitterrand, Une jeunesse française. J’ai discuté avec lui et me souviens d’une
phrase en particulier : « Savez-vous que les tutsis massacrent aussi ? » 78
Il est possible que l’universitaire André Guichaoua ait téléphoné à Pierre Péan. Quant à l’intervention
de l’Élysée en faveur des 5 orphelins, nous n’en voyons pas les effets.
11.4.4
L’ambassade de France refuse d’accueillir des personnes pourchassées
Selon le professeur André Guichaoua, présent à Kigali, l’ambassade n’accueille que les « crapules » :
Du 7 au 11 avril, l’ambassade de France a été maintes fois sollicitée par d’autres ambassades
occidentales ou des particuliers pour abriter des personnalités pourchassées. Il a été presque invariablement répondu par la négative. Ainsi était accréditée l’idée que l’ambassade de France n’avait
recueilli que les « crapules », selon l’expression alors en usage à Kigali, et qu’il fallait s’adresser à
l’ambassade de Belgique, de Suisse et surtout à l’hôtel des Mille Collines, si l’on voulait sauver des
opposants. 79
Pour un autre professeur, Filip Reyntjens, l’ambassade abrite ceux qui ne sont pas menacés et laisse
à la rue ceux qui le sont :
La toute grande majorité de ceux qui s’y sont réfugiés [à l’ambassade de France] et qui seront
évacués le 12 avril ne courent en réalité aucun danger direct. En revanche, ceux qui font l’objet de
massacres ne jouiront pratiquement d’aucune protection. 80
Pierre Gakumba, militant de l’Association rwandaise pour la défense des Droits de l’homme (ARDHO),
a pu entrer dans l’ambassade de France, grâce à l’intervention de l’ambassadeur de Suisse, il témoigne le
25 mai devant la Commission des Droits de l’homme de l’ONU à Genève :
Devant l’ambassade de France, il y avait des centaines de familles accrochées au portail et à qui
l’on refusait l’entrée. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir les gens qui étaient rassemblés dans cette
ambassade de France ! [...] En tout cas, aucune présence des employés nationaux de l’ambassade ou du
centre culturel français. Deux de ces employés que je connaissais bien m’avaient pourtant téléphoné
la veille pour me dire qu’ils avaient demandé secours à leur employeur français, mais sans réponse. 81
Joseph Ngarambe a pu se réfugier aussi à l’ambassade de France grâce à un ami diplomate. Il témoigne :
Huit Rwandais et parmi eux une femme enceinte sont venus demander refuge à l’ambassade qui
a refusé d’ouvrir ses portes. Ils sont restés là plusieurs jours à espérer en vain l’aide des Français.
C’était horrible à voir. 82
L’ambassadeur Marlaud qui fait partie, les 24 et 25 mai, de la délégation française à la session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme à Genève, usant de son droit de réponse déclare :
The French ambassy had given refuge to and evacuated those who had turned to it, approximately
200 persons in all, without distinction on political or other grounds. 83
Interview de Pierre Péan, Le Journal du mardi, no 243, 22 novembre 2005.
Audition d’André Guichaoua à la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 41].
80 Filip Reyntjens [182, p. 63].
81 Colette Braeckman [44, p. 264] ; Commission des Droits de l’homme de l’ONU, E/CN.4/S-3/SR.4 section 12-15, pp. 4-5.
http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR4.pdf#page=4
82 Pascal Krop [119, pp. 101-106]. Voir la citation complète section 12.2 page 608.
83 Commission des Droits de l’homme de l’ONU, E/CN.4/S-3/SR.4, section 63, p. 13. Traduction de l’auteur : L’ambassade
de France a donné asile et évacué ceux qui se sont adressés à elle, environ 200 personnes en tout, sans distinction à base
politique ou autre. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR4.pdf#page=13
78
79
595
11.5. REFUS D’ÉVACUER BONIFACE NGULINZIRA
11.5
Refus d’évacuer Boniface Ngulinzira, négociateur des accords de paix
M. Boniface Ngulinzira était ministre (MDR) des Affaires étrangères du gouvernement Nsengiyaremye,
au moment des négociations de paix avec le FPR en 1992. 84 Il se retire au moment de la formation du
gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana en juillet 1993. Il est pressenti comme ministre des Affaires
étrangères ou de l’Information dans le GTBE. M. Ngulinzira ne pouvait pas être inconnu des autorités
françaises présentes à Kigali. C’est lui, en effet, qui est le signataire de l’avenant du 26 août 1992 à
l’accord d’assistance militaire de 1975 étendant aux Forces armées rwandaises l’assistance de la France,
jusqu’alors restreinte à la Gendarmerie. 85
Il est accusé d’avoir été trop conciliant avec le FPR lors des négociations d’Arusha, où il a joué
un rôle essentiel. Dans L’assassinat du Président Habyarimana ou L’ultime opération du TUTSI pour
sa reconquête du pouvoir par la force au Rwanda, le colonel Théoneste Bagosora se présente lui-même
comme ayant dénoncé les concessions faites par Boniface Ngulinzira aux négociations de paix d’Arusha :
Il a participé aux négociations d’Arusha où il s’est distingué par des interventions pertinentes qui
dénonçaient les manœuvres sournoises de son chef de délégation, M. Ngulinzira Boniface, Ministre
des Affaires étrangères et de la Coopération d’alors, qui concédaient [sic] au FPR même des avantages
qu’ils n’avaient pas encore réclamés. Et c’est à partir de ce moment-là que le FPR et ses alliés ont
entrepris la campagne de le ridiculiser en lui attribuant perfidement des faits diaboliques inventés de
toutes pièces pour le réduire au silence et anéantir sa crédibilité. 86
Boniface Ngulinzira est considéré par les durs du MRND comme le « vendeur du pays », 87 suspect
dans son attitude avec le FPR, 88 accusé même d’être un Inyenzi par Léon Mugesera, 89 il est menacé par
les extrémistes, c’est pourquoi il est protégé par des soldats de la MINUAR.
Le 7 avril au matin, ayant appris que la garde présidentielle cherchait les dirigeants de l’opposition et
avait déjà assassiné Landoald Ndasingwa, les soldats belges de l’ONU, chargés de sa garde, l’emmènent
avec sa famille à l’école technique officielle (ETO) 90 à Kicukiro dans un camion, « cachés[s] sous des
ponchos ». 91 De nombreux civils sont venus chercher la protection de la MINUAR à l’ETO où stationnent
environ 80 paras du contingent belge.
Le commandement de la MINUAR décide l’évacuation des soldats belges de l’ETO pour deux raisons.
La première est que, le 7 avril au matin, dix Casques-bleus belges se font tuer par des militaires rwandais
après avoir rendu leurs armes. La MINUAR a été prise au dépourvu et s’est trouvée dans l’impossibilité
de réagir vu la dispersion de ses troupes et l’éloignement des dépôts de munitions. Le contingent belge
de la MINUAR, accusé d’avoir abattu l’avion du Président Habyarimana, est particulièrement menacé.
La seconde est que la MINUAR se voit réaffectée en priorité à l’évacuation des étrangers. Dans la
nuit du 8 au 9 avril, le général Dallaire reçoit l’ordre du général Maurice Baril, du Département des
opérations de maintien de la paix (DOMP) de l’ONU « d’aider à l’évacuation des ressortissants » 92 et
le colonel Marchal, commandant du secteur Kigali de la MINUAR, reçoit l’ordre, le 8 avril au soir, de
mettre la « compagnie aérodrome » du contingent belge de la MINUAR sous le contrôle direct du colonel
Jean-Jacques Maurin de la coopération technique militaire française. 93 Le 10 avril, les militaires français
mettent la main sur les véhicules ONU présents à l’aéroport. 94 Ce qui va affaiblir d’autant les possibilités
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport pp. 98, 102].
Avenant à l’Accord Particulier d’Assistance Militaire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République rwandaise signé à Kigali le 18 juillet 1975, Kigali, 26 août 1992, signé Georges Martres
pour le gouvernement de la République française, Boniface Ngulinzira pour le gouvernement de la République rwandaise.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 91-94]. http://francegenocidetutsi.org/
AvenantAccordParticulierAssistanceMilitaire26aout1992.pdf
86 T. Bagosora [31, p. 4]. http://francegenocidetutsi.org/LassassinatDuPresidentHabyarimanaOulUltimeOperationDuTutsiPourSaReconquete
pdf#page=4
87 Florida Mukeshimana-Ngulinzira [155, p. 85].
88 G. Prunier [175, p. 198].
89 Florida Mukeshimana-Ngulinzira [155, p. 57].
90 L’école technique officielle (ETO) à Kicukiro est appelée aussi école Don Bosco.
91 Joseph Dewez, Kibat Chronique (version française), TPIR, 20 septembre 1995, p. 17. http://francegenocidetutsi.
org/KibatChroniqueTpir-fr.pdf#page=23
92 R. Dallaire [72, p. 353].
93 L. Marchal [135, p. 246]. Cet ordre semble venir du général Charlier, chef d’état-major général des Forces armées belges.
94 R. Dallaire [72, pp. 366, 370].
84
85
596
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
de la MINUAR pour ses autres missions. Le 9 avril, l’ONU enjoint à Dallaire de coopérer avec les Français
et les Belges pour l’évacuation des ressortissants étrangers. Dans un câble de Iqbal Riza, adjoint de Kofi
Annan, Dallaire est prié de :
« Coopérer avec les commandants français et belge pour faciliter l’évacuation de leurs nationaux
et des autres ressortissants étrangers demandant à être évacués. Vous pouvez échanger des officiers de
liaison à cette fin. Vous ne devez ménager aucun effort pour ne pas compromettre votre impartialité
ni outrepasser votre mandat mais vous pouvez à votre discrétion le faire si cela était essentiel pour
l’évacuation des ressortissants étrangers. Ceci ne devrait pas, je répète ne devrait pas, englober la
participation à d’éventuels combats, excepté en état de légitime défense. » 95
L’objectif de la MINUAR va être de regrouper ses troupes de Kigali et de les affecter en priorité à
l’évacuation des étrangers.
Le 11 avril, alors que des Interahamwe et des soldats rwandais encerclent l’ETO, des militaires français
viennent y chercher des expatriés. « M. Ngulinzira a demandé aux troupes françaises de l’évacuer de l’ETO
mais celles-ci ont refusé. Il a été tué lors des massacres qui ont eu lieu après le départ des soldats de la
MINUAR. » 96
L’épouse de Boniface Ngulinzira, Mme Florida Mukeshimana témoigne :
Le 9 avril 1994, les Casques-bleus ont commencé à organiser l’évacuation des expatriés à partir
de Kicukiro. Mon mari a demandé à ce que nous soyons également évacués. Un des chefs lui a dit
que ça ne le dérangeait pas de le faire. Cependant, le chef de l’évacuation à partir de Kicukiro a
catégoriquement refusé. Les autres réfugiés étaient consternés par ce refus, ils ont supplié les Casques
bleus d’évacuer au moins mon mari, ce chef a continué à refuser, il s’est catégoriquement opposé à
l’évacuation de notre famille.
À un moment il a dit à mon mari : « Nous ne pouvons prendre le risque d’emmener avec nous
un ministre d’un parti d’opposition, qu’il soit du gouvernement de Dismas Nsengiyaremye, d’Agathe
Uwilingiyimana ou du futur gouvernement élargi au F.P.R. ». Par ces paroles, ce responsable militaire
venait de condamner mon mari à mort. Celui-ci a répondu : « Si vous ne voulez pas me protéger,
ramenez-moi à la maison, que je meure chez moi. » Le militaire a refusé.
Le 11 avril 1994, les expatriés se sont regroupés pour partir. Des militaires français étaient venus
aider à l’évacuation. Mon mari leur a demandé s’ils pouvaient nous emmener avec eux. Le chef de
ces militaires lui a dit que cela ne posait aucun problème. « Nous allons vous conduire auprès de
l’ambassadeur français. Là vous serez en sécurité », a-t-il ajouté. Il avait à peine terminé cette phrase
que le chef militaire belge s’est interposé et [a] dit au Français « Si vous prenez ce type avec vous,
vous aurez des problèmes ».
Le chef des militaires français a dit qu’il allait réfléchir. Mais quand, quelques heures plus tard,
mon mari lui a reposé la question, il l’a regardé dédaigneusement sans dire un seul mot. Pourtant
les Français ne risquaient pas d’avoir des ennuis, ni avec les miliciens, ni avec les militaires rwandais,
c’était d’ailleurs pour cela qu’ils étaient venus escorter les militaires belges. Le même jour, tous les
prêtres, les religieux et les civils expatriés ont été évacués tandis que plus de 2 000 personnes, traquées
par les miliciens et les militaires de la garde présidentielle, étaient abandonnées. 97
D’après ce témoignage, il est certain que l’officier français a fait rapport de l’appel au secours de
Boniface Ngulinzira à l’attaché militaire Bernard Cussac ou à son adjoint Jean-Jacques Maurin et à
l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, et que la réponse a été négative. L’abandon aux assassins de Boniface
Ngulinzira est un choix politique de la France. Elle a opté pour l’élimination de toute personnalité
favorable aux accords de paix et à un partage du pouvoir. Peu lui chaut que Boniface Ngulinzira ait été
un partenaire avec lequel elle avait signé des accords.
M. Michel Ruyters, père salésien à l’École technique officielle (E.T.O.) à Kicukiro (Kigali), entendu
par M. Philippe Mahoux et M. Stef Vandeginste pour la commission d’enquête du Sénat belge, dit que
le lieutenant Lemaire a refusé que M. Ngulinzira soit évacué en même temps que les rapatriés :
95 ONU, Rapport Carlsson, 16 décembre 1999, S/1999/1257, p. 20. http://francegenocidetutsi.org/Carlsson-fr.pdf#
page=20
96 Rapport Carlsson, ibidem, p. 20 ; Voir aussi le témoignage de Jeanne Uwimbabazi in Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 366]. http://francegenocidetutsi.org/JeanneUwimbabazi.pdf
97 Circonstances de la mort de Boniface Ngurinzira. Rapport de la mission effectuée au Rwanda de M. Philippe
Mahoux. Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Annexe 1 [201, 1-611/9, section 3.6.5.2, p. 12]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf#page=12
597
11.5. REFUS D’ÉVACUER BONIFACE NGULINZIRA
Il déclare ensuite : « La nuit du 6 avril était relativement calme, sauf quelques tirs venant du côté
de Kanombe. Le matin du 7 avril, la Minuar a conduit l’ancien ministre M. Boniface Ngulinzira à
l’E.T.O. Des assassinats sélectifs, un « génocide sélectif », avaient commencé. Dans l’après-midi, des
réfugiés affluaient, les blessés étaient soignés. Le dimanche, le père Michel a aidé la Minuar à localiser
les Belges dans le quartier de Kicukiro. Le dimanche soir, 143 expatriés étaient regroupés à l’E.T.O.
Le lundi matin, une patrouille de dix Français est arrivée pour évacuer uniquement les Français
et les Italiens, ce que le lieutenant Lemaire (Minuar) a refusé. Il a obtenu un accord des Français
pour évacuer les Belges en même temps, ce qui s’est fait le lundi. Il a refusé que M. Ngulinzira soit
évacué en même temps que les rapatriés. Lemaire disait également que la Minuar resterait encore trois
semaines pour protéger les réfugiés. Selon le bourgmestre de Kicukiro, la Minuar a rendu l’E.T.O. à
la gendarmerie « en bonne et due forme », bien que les massacres aient commencé tout de suite après
le départ de la Minuar le lundi après-midi. »
M. Ruyters a également souligné qu’il y a eu quelques rencontres entre le colonel Rusatira et
l’ancien ministre Ngulinzira à l’E.T.O. et que M. Ngulinzira avait l’impression que le major Rusatira
et le major Ndindiliyimana tentaient de mettre de côté le colonel Bagosora. 98
Dans son livre, le colonel Rusatira dit qu’il est venu le 10 avril à l’ETO chercher des personnes de
sa connaissance. En présence du bourgmestre de Kicukiro, Évariste Gasamagera, et du padre Michel
Quertemont, aumônier de KIBAT, Luc Lemaire demanda à Rusatira de mettre à sa disposition une
voiture de son escorte pour transporter des sacs de riz. Ce qui fut fait. Rusatira s’entretint aussi avec
Boniface Ngulinzira. 99 Il revint le voir le 11. Avant que Rusatira ne reparte, Luc Lemaire le chargea de
demander à la gendarmerie rwandaise de relever la MINUAR à l’ETO :
Tandis que je sortais de l’ETO, après mon bref entretien avec Ngulinzira qui était la seule raison
de ma seconde visite à l’ETO, le lieutenant Luc Lemaire, qui me raccompagnait à bord de sa jeep de
commandement jusqu’à mon escorte restée à l’extérieur de l’établissement, me demanda de communiquer à la Gendarmerie que la MINUAR pouvait partir d’un moment à l’autre et qu’il fallait prévoir
la relève pour protéger cette population. Dès mon arrivée en ville, je téléphonai au chef d’état-major
de la Gendarmerie, le général-major Augustin Ndindiliyimana. J’aurais voulu le contacter dès que
l’officier belge m’avait confié ce message, mais le téléphone ne fonctionnait plus dans le quartier de
Kicukiro. J’eus le chef d’état-major lui-même au bout du fil et je lui transmis le message de Lemaire.
Il me répondit qu’il allait s’en occuper. 100
Rusatira publie une lettre de Ndindiliyimana qui atteste avoir reçu le coup de fil de Rusatira en fin
de matinée, le 11, et avoir demandé au capitaine Munyanarenzi, commandant la compagnie territoriale
de gendarmerie de Kicukiro, d’assurer la protection des personnes réfugiées à l’ETO. 101
Cherchant un refuge pour la famille du colonel Alexis Kanyarengwe, président du FPR, Rusatira écrit
dans son livre qu’il les fit envoyer dans l’après-midi à l’ETO. 102 Le véhicule revint et le chauffeur lui dit
que la MINUAR avait quitté l’ETO. Rusatira part lui-même en trombe à l’ETO et fait le même constat.
Il ne rapporte rien sur le massacre. Vers 18 h, après avoir entendu l’annonce de la mort de Boniface
Ngulinzira sur RTLM, Rusatira est allé cherché à Kicukiro la sœur du colonel Kanyarengwe, il passe
devant l’ETO pour la troisième fois de la journée et trouve « la situation étonnamment calme ». Il ne dit
pas ce qu’il y voit, il paraît très confus. Selon les témoignages, il y a des cadavres partout le long des rues.
Il prétend que ce n’est qu’à son retour à Kigali qu’il apprendra le massacre des réfugiés de l’ETO. 103
Cette version des faits du colonel Rusatira a été remise en cause par des rescapés. Celui-ci a été accusé
de génocide par le TPIR le 12 avril 2002, principalement pour le massacre de l’ETO. Il aurait fourni des
98 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge, Annexe 2, Rapport de la mission effectuée au Rwanda de M. Philippe Mahoux, vice-président de la Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, au Rwanda
du 23 au 30 août 1997, 1-611/9, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf#page=3 Jeanne
Unwinbabazi, une des rares rescapées de l’ETO, écrit que le colonel Rusatira est venu plusieurs fois à l’école, entouré de
militaires, pour parler avec le directeur de l’école « qui était père blanc : père Michel ». Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 365]. http://francegenocidetutsi.org/JeanneUwimbabazi.pdf
99 L. Rusatira [183, pp. 234-235].
100 L. Rusatira [183, p. 236].
101 L. Rusatira [183, p. 237].
102 Le lieutenant Yves Theunissen du groupe City de la MINUAR a déposé à propos des démarches de Rusatira, le 11
après-midi, pour placer une famille rwandaise sous la protection de la MINUAR. Cf. Audition de Yves Theunissen, auditorat
militaire belge, 26 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/TheunissenYves26mai1994.pdf Il soupçonne par ailleurs
le colonel Rusatira d’avoir « insidieusement organisé le massacre de plus de 2 000 réfugiés abandonnés sur le domaine de
l’ETO. ». Cf. Yves Theunissen, Témoignage UNAMIR 2.
103 L. Rusatira [183, pp. 238-240].
598
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
armes aux Interahamwe et assisté à l’attaque dirigée par Georges Rutaganda le 11 après-midi. Il aurait
ordonné aux réfugiés de se rendre à Nyanza où ils ont été massacrés. 104 L’accusation contre Rusatira est
retirée le 14 août 2002 pour insuffisance de preuves. Le colonel Luc Marchal de la MINUAR a été un de
ses principaux défenseurs.
L’abandon de Boniface Ngulinzira est d’autant plus condamnable que la MINUAR s’était engagée
à assurer sa sécurité. Les supérieurs hiérarchiques du lieutenant Lemaire partagent cette responsabilité,
jusqu’à New York. Le général Dallaire rejette la responsabilité sur Lemaire :
Ce jour-là, le retrait des Belges eut comme résultat que deux mille Rwandais perdirent la vie.
Après le 7 avril, en compagnie de quelques expatriés, ils avaient trouvé refuge dans un camp belge
installé dans l’école Don Bosco. Ce matin-là, des soldats français arrivèrent à l’école pour évacuer
les ressortissants étrangers. Après le départ de ceux-ci, le commandant de la compagnie, le capitaine
Lemaire, a appelé son supérieur, le lieutenant-colonel Dewez, pour obtenir la permission que sa
compagnie aille renforcer les abords de l’aéroport. Il se garda bien de faire mention de 2 000 Rwandais
que ses troupes protégeaient à l’intérieur de l’école. Dewez accepta et, dès le départ des troupes,
l’Interahamwe fit irruption dans le camp et massacra presque tous les Rwandais. 105
Pourtant, selon le témoignage du père Louis Peeters, le général Dallaire est venu à l’ETO et savait
très bien que les Casques-bleus y protégeaient des Tutsi :
Si je me souviens bien c’est le général Dallaire qui nous a averti de l’éventualité du départ. Il est
venu à l’ETO trois ou quatre fois. J’ai parlé à lui. Nous avons parlé du sort des réfugiés. Il disait qu’il
n’avait pas le droit de tirer. En fait, il n’avait pas de pouvoir sur ses troupes parce que la décision
venait du siège de l’ONU. Personnellement il y a une chose que je ne comprends pas. Comment
Dallaire, un général n’a pas su prendre une solution adéquate. Par exemple conduire les gens au stade
Amahoro. Ils avaient des armes et non des fleurs. 106
Les témoignages sur le massacre de l’ETO collectés par African Rights rapportent aussi le refus des
militaires français d’évacuer Boniface Ngulinzira :
Du fait des protestations des expatriés, certains ecclésiastiques rwandais furent inclus parmi les
évacués, ainsi qu’un petit nombre de citoyens rwandais. Il est difficile de déterminer quel critère justifiait l’inclusion. Ainsi par exemple, Boniface Ngurinzira, politicien qui avait été une cible immédiate
des extrémistes, était sous la garde de la Minuar depuis bien avant le 7 avril. Il avait été amené à
l’ETO, accompagné de sa famille, par les soldats du maintien de la paix mais ils ne lui offrirent aucune
autre protection. Il ne fut pas évacué bien qu’il eût supplié les troupes françaises de l’emmener et il
trouva la mort dans le massacre qui s’ensuivit ce jour-là. 107
Les troupes françaises, qui bénéficiaient de facilités de circulation dans la ville de Kigali, n’évacuèrent
pas de Rwandais, sauf exception :
Le 11 avril, vers 10 heures et demie, les soldats français vinrent [à l’ETO] évacuer les expatriés et
- après de vigoureuses objections - les religieux rwandais de l’école. 108
L’intervention française à l’ETO est ainsi relatée par le capitaine belge Luc Lemaire à la Commission
d’enquête du Sénat belge :
Hors du mandat onusien, l’intervention française du 11 avril 1994 à Kigali, pour évacuer les
expatriés, a donné lieu à un incident que l’officier belge a relaté en détail : « Ils sont arrivés à l’ETO
le 11 au matin. L’officier français ne voulait récupérer que trois Français et les Italiens. Nous avions
recensé 150 expatriés, des Blancs et des Africains, des employés de l’ONU et des religieux, et préparé
des véhicules ».
« Nous avons répondu aux Français : “Si c’est comme ça, les Français partiront en dernier (...).
Vous les Français, vous pouvez profiter de vos liens privilégiés avec les Forces Armées Rwandaises
(FAR) pour passer les barrages et emmener tout le monde”. »
147 réfugiés ont finalement été conduits à l’École Française, selon Luc Lemaire. Quant aux autres,
ils ont été livrés à eux-mêmes, a affirmé l’officier belge. 109
African Rights Livrés à la mort à l’ETO et à Nyanza [18].
R. Dallaire [72, p. 371].
106 Interview du père Louis Peeters par African Rights, Kacyiru, le 08/03/2000.
107 African Rights, Livrés à la mort à l’ETO et à Nyanza [18, p. 40].
108 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 721].
109 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7,
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=568
104
105
599
section
3.8.5,
p.
568].
http://
11.5. REFUS D’ÉVACUER BONIFACE NGULINZIRA
Heure
Événement à l’ETO
10 h 30
1er convoi d’évacuation des expatriés par les militaires français
12 h 30
Départ du 2e convoi d’évacuation des expatriés par les militaires
français
12 h 30
Lemaire demande l’autorisation de partir
12 h 40
Dewez autorise Lemaire à partir
13 h 45
Lemaire et ses soldats quittent l’ETO
Table 11.3 – L’évacuation des expatriés et le départ de la MINUAR de l’ETO le 11 avril. Chronologie
selon le Journal de Kibat
Le Journal de Kibat confirme que les Français sont venus deux fois le 11 avril au groupement Sud
de KIBAT stationné à l’ETO, Beverly Hills dans leur code. D’abord vers 10 h 30, ils viennent évacuer
« uniquement les Italiens et les Français ». Mais Lemaire les oblige à évacuer les Français en dernier
lieu « de façon que tous les expatriés ainsi que les religieux rwandais puissent profiter des rapports
“privilégiés” des Tp(FR) avec les FAR. Mécontents, les Français s’exécutent et reviennent un peu plus
tard pour emmener le reste. » [...] « A 12 Hr 30, tous les expatriés de BEVERLY HILLS sont évacués
sous la protection des Français. Il reste au cantonnement du Gp SUD environ 2 000 Rwandais. » 110
D’après le même journal, le groupement sud du Lieutenant Lemaire quitte l’ETO à 13 h 45 donc 1 h
15 après les Français : « A 12 Hr 30, comme tous les expatriés de BEVERLY HILLS ont été évacués
sous la protection des Français, B6 [Lemaire] demande si son unité peut bouger vu les pressions de plus
en plus importantes des bandes armées et le fait que l’itinéraire emprunté par les Français est toujours
libre. S6 [Dewez] demande à K9 [Marchal] s’il peut faire bouger son Gp SUD (il laisse 2 000 réfugiés à
BEVERLY HILLS). K9 donne son accord [...] A 13 Hr 45, B6 signale qu’il quitte son cantonnement pour
l’aéroport ». 111
Il est clair ici que c’est le colonel Marchal qui porte la responsabilité de l’ordre de départ des Casquesbleus de l’ETO, donc de l’abandon des Rwandais que la MINUAR y protégeait. Le général Dallaire n’est
pas consulté.
Florida Mukeshimana, l’épouse de Boniface Ngulinzira, précise que des militaires français sont présents
lors du départ des Casques-bleus belges :
Quelques heures après le départ des privilégiés qui ont eu droit à l’évacuation, nous voyons les
Casques-bleus belges et les militaires français revenir. Toutes les jeeps et tous les camions de la
MINUAR se rangent les uns derrière les autres pour partir. Ma fille aînée s’empresse d’aller appeler
son père qui est à l’intérieur : « Papa, la MINUAR nous abandonne. » 112
Après le départ de la MINUAR, Boniface Ngulinzira a quitté l’ETO avec sa famille et s’est dirigé vers
le quartier de Kagarama. Ils sont arrêtés par des miliciens qui livrent Boniface Ngulinzira à six militaires
de la garde présidentielle. Son épouse ne l’a plus revu. 113 Sa mort est ainsi annoncée par la RTLM, le
jour même, d’après Rusatira 114 :
Nous avons exterminé tous les complices du FPR, M. Boniface Ngulinzira n’ira plus vendre le pays
au profit du FPR à Arusha. Les accords de paix ne sont plus que chiffons de papier comme l’avait
prédit notre papa Habyarimana. 115
Journal de Kibat [76, p. 44]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=48
Journal de Kibat [76, p. 46]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=50
112 Florida Mukeshimana-Ngulinzira [155, p. 83].
113 Florida Mukeshimana-Ngulinzira [155, pp. 83-85].
114 L. Rusatira [183, p. 240].
115 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimana..., ICTR-98-44-1, section 5.8., p. 30 http://francegenocidetutsi.
org/govIaccusation.pdf#page=30
110
111
600
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
11.5.1
Les soldats français sont coresponsables de l’abandon des réfugiés de
l’ETO
Ce 11 avril, en raison de l’affectation des soldats belges de la MINUAR à l’évacuation des expatriés,
de la nécessité de regrouper les forces dispersées de la MINUAR et des menaces qui pesaient sur eux,
le capitaine Luc Lemaire reçoit l’ordre d’évacuer l’ETO. Il profite du passage d’un véhicule français et
part avec ses soldats à 13 h 45, malgré l’opposition des réfugiés qui ont constaté que les miliciens avaient
été, eux, prévenus du départ de la MINUAR. Les Casques-bleus abandonnent au moins 2 000 personnes
menacées de mort. Le départ des Belges et des Français est ainsi raconté par des survivants :
Les tout derniers moments qui ont précédé le départ de la MINUAR furent extraordinairement
tendus et il régnait une confusion totale, souligne Madeleine. Certains des réfugiés pensaient que les
soldats français qui étaient venus pour évacuer les expatriés allaient en fait remplacer le contingent
belge ; d’autres avaient peur que les Français ne soient de mèche avec les génocidaires. Et puis, soudain,
il devint évident que la MINUAR se retirait. [...] Les interahamwe et les soldats qui encerclaient l’école
étaient prêts à attaquer. Ils envahirent l’ETO alors qu’on voyait encore le nuage de poussière soulevé
au passage des véhicules utilisés par la MINUAR et les soldats français. 116
Les Français auraient fait croire aux réfugiés qu’ils restaient pour permettre aux Belges de partir :
People tried to hang on to lorries. The Belgian soldiers brandished their weapons, and fired into
the air. The French soldiers prevented others from getting too near to the peacekeepers. The French
promised the people that they would stay. At 13.45 the last Belgian soldier pulled out of the school.
Then the French soldiers left. People started to cry. [...]
Soldiers and militia started firing at the people and throwing grenades into the crowd. 117
Le récit de Jeanne Uwimbabazi confirme que lors du départ de la MINUAR de l’ETO, une jeep
française était présente. Les Casques-bleus ont dit que les militaires français allaient rester :
Le 11 avril, les étrangers préparaient leurs bagages, quelques personnes ont demandé aux prêtres
si elles pouvaient être déposées au siège de la MINUAR. Nous commencions à avoir peur, nous avons
demandé aux Casques-bleus s’ils allaient partir avec les étrangers, ils ont répondu qu’ils allaient
rester encore trois semaines avec nous et que peut-être, après ils seront relevés. Le ministre Boniface
Ngurinzira du parti M.D.R. était réfugié avec sa famille dans cette école, il avait insisté auprès des
étrangers qui faisaient la liste de départ, pour se faire emmener avec eux. Les étrangers ont répondu
que c’était trop dangereux, car c’était un homme politique. Vers 13H00, les étrangers ainsi que les
prêtres et les religieuses étaient prêts à partir dans des véhicules de tourisme car ils prenaient l’avion
à Kanombe à Kigali.
Après dix minutes, les Casques-bleus ont fait rentrer les gens qui étaient dans la cour, dans les
classes, en leur disant qu’ils allaient leur donner à manger. Les gens sont rentrés, et pendant ce temps
là, les Casques-bleus ont commencé à charger leurs camions. Il y a une jeep qui est arrivée avec trois
militaires français à l’intérieur. Les premiers camions ont commencé à partir, les gens qui étaient à
l’intérieur, sont sortis en hurlant et se sont mis devant les camions pour les empêcher de partir. Les
Casques-bleus ont tiré en l’air, pour que les gens reculent. Les gens ont eu peur, les uns se sont couchés
par terre, les autres ont couru. Nous nous sommes approchés d’un de leurs camions, les Casques-bleus
qui étaient dedans nous ont dit de les laisser partir, que les militaires français allaient rester avec
nous. Ils sont partis. Les gens se sont mis à pleurer avec leurs enfants. J’étais avec ma mère, mes
sœurs, mon petit cousin, mon oncle, le mari de ma tante Colette et leurs enfants. Le bourgmestre
était aussi réfugié avec sa famille dans cette école. Il faisait partie du P.S.D. (Parti Social Démocrate).
Il a essayé de calmer les gens et nous a dit que ce qui nous restait à faire était de nous défendre, mais
nous n’avions aucune arme, même pas un bâton... 118
Les militaires français n’ont pas coopéré avec la MINUAR hormis pour l’évacuation des étrangers. Ils
ont facilité le départ des Casques-bleus de l’ETO. Ils ont bien vu que les Tutsi y étaient cernés par des
Livrés à la mort à l’ETO et à Nyanza [18, pp. 46, 48].
L. Melvern [140, p. 3]. Traduction de l’auteur : Les gens tentaient de s’agripper aux camions. Les soldats belges
brandirent leurs armes et tirèrent en l’air. Les soldats français empêchèrent les autres de s’approcher de trop près des
soldats du maintien de la paix. Les Français promirent aux gens qu’ils allaient rester. À 13 h 45 le dernier soldat belge
quittait l’école. Alors les soldats français partirent. Les gens se mirent à crier. [...] Les soldats et les miliciens commencèrent
à tirer sur les gens et à lancer des grenades dans la foule. Voir aussi Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 719-724].
118 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 366]. http://francegenocidetutsi.org/
JeanneUwimbabazi.pdf Le témoignage de Jeanne Uwimbabazi est aussi publié par Jean-Paul Gouteux [93, pp. 241-249]
avec quelques variantes mais sur cet extrait les deux textes concordent.
116
117
601
11.6. LES MILITAIRES FRANÇAIS POUVAIENT SAUVER DES GENS
miliciens qui voulaient les tuer. Ils avaient toutes facilités pour circuler dans Kigali. Ils partagent avec les
Casques-bleus la responsabilité de l’abandon des Tutsi. En particulier, les autorités françaises de Kigali
ont refusé de mettre en sécurité l’ancien ministre des Affaires étrangères Boniface Ngulinzira et principal
négociateur des Accords de paix d’Arusha. C’est à juste titre que le rapport Carlsson sur le rôle de l’ONU
pointe la responsabilité de la France dans cet abandon hautement symbolique.
11.5.2
Évacué de l’ETO par les Français, mais laissé à la porte de l’école
française
Un employé rwandais du PNUD est évacué de l’ETO par les Français, mais laissé dehors devant l’école
française :
D’après Emmanuel une liste avait été rédigée par un employé du PNUD, Cléophas Bazimaziki,
marié à une Italienne. Il avait consigné le nom des étrangers, des citoyens mariés à des étrangers et
des Rwandais qui travaillaient pour des organisations internationales, mais Emmanuel ne sait pas « de
qui il tenait l’autorité de compiler cette liste ». Lorsque les évacuations commencèrent, Emmanuel et
sa femme, qui travaillaient pour le PNUD, furent appelés par un major de la MINUAR. Il parle de
leur départ de l’ETO et de l’accueil chaleureux réservé aux soldats français. Toutefois, leur fuite de
l’ETO n’allait être que la première de maintes embûches à surmonter.
« L’ETO était occupée par les soldats belges mais nous avons été évacués par les Français. Les rues
de Kicukiro étaient déjà jonchées de corps quand nous sommes partis. Alors que nous traversions,
nous entendions crier “Vive la France ! ” parmi la foule alignée aux bords des routes. Nous avons
été divisés en deux convois. Le premier convoi a rejoint l’aéroport via Rubirizi. Le second, le nôtre,
est parti vers le lycée français. Lorsque nous sommes arrivés là, les soldats, probablement français,
ne voulaient pas nous laisser entrer. Nous sommes restés à l’extérieur sous l’œil narquois des soldats
qui gardaient l’entrée. Un peu plus loin, à l’entrée du centre sportif de Kigali, il y avait un barrage
routier tenu par les interahamwe. Ils sont venus nous menacer et nous ont dit qu’ils allaient nous tuer
pendant la nuit. Le soir, vers 18 heures, le soldat qui gardait l’entrée est venu nous dire de “dégager”.
J’ai répondu : “Je préfère être tué avec une arme à feu plutôt qu’avec une machette.” Il a éclaté de
rire et est parti. C’était comme s’ils se moquaient de nous. On n’avait pas d’autre choix que de passer
la nuit à l’extérieur. On a profité de l’obscurité et de la pluie pour se glisser sous les véhicules du
parking de l’ école. Nous étions environ treize. Le jour suivant, une dizaine de camionnettes sont
arrivées pour évacuer ceux qui avaient passé la nuit au Lycée Français. Nous ne faisions pas partie
d’entre eux. Le représentant du PNUD est arrivé en véhicule blindé. Ma femme a demandé pourquoi
on refusait de nous laisser entrer au lycée et il lui a répondu : “Boutros Ghali n’a pas encore donné
la permission d’évacuer les locaux.” Ils attendaient les ordres des Nations Unies et de leur secrétaire
général. Par la suite, nous avons profité de la confusion pour nous faufiler à l’intérieur et c’est ainsi
que nous avons été évacués. » 119
11.6
Les militaires français pouvaient sauver des gens
Pendant que les massacres se poursuivent sans répit, deux sections de paras français font ripaille au
Centre culturel français :
[...] au moment où pendant trois jours et trois nuits de totale inactivité deux sections de paras se
vautraient au centre culturel en mangeant, buvant et regardant la télé à longueur de journée avant
de piller la maison en prenant soin de briser les portes et bureaux à la recherche d’un butin éventuel,
mes cinq gosses, des familles de collègues, des centaines de milliers d’innocents se faisaient égorger
par des militaires et des miliciens entraînés et équipés par votre pays [...] 120
Les avions français repartant de Kigali ne sont pas pleins :
Un vol d’évacuation avec seulement 43 Français à bord (enfants et épouses d’expatriés essentiellement) quitte Kigali le samedi 9 au soir. Aucune autre ambassade n’est sollicitée pour compléter cet
avion. 121
Il était possible de sauver des gens, la journaliste anglaise Lindsey Hilsum en veut pour preuve que :
119
120
121
Livrés à la mort, à l’ETO et à Nyanza [18, p. 40].
Vénuste Kayimahe [114, p. 266].
André Guichaoua [98, p. 525].
602
11. AMARYLLIS : NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Le responsable de la sécurité employé par les Nations unies, un ancien policier français haut en
couleur connu sous son indicatif radio « Moustache », est allé chercher les expatriés dans des quartiers
chauds. Il n’avait pas de véhicule blindé et n’était accompagné que d’un seul garde, mais il a réussi
avec courage et une autorité naturelle à se frayer un chemin à travers des barrages surveillés par des
soldats ivres. 122
122 Lindsey Hilsum, The Independent, 17 avril 1994. Cf. M. Mas [139, p. 382]. Qui est ce Moustache ? Quel était ce garde ?
Roméo Dallaire signale que c’est ce Moustache qui a accueilli Agathe Uwilingiyimana au PNUD et évacué ses enfants. Cf.
R. Dallaire [72, p. 315]. Il s’agit de Jean-François Faivre à ne pas confondre avec Yvon Le Moal.
603
Chapitre 12
Accueil et évacuation d’extrémistes
L’attentat du 6 avril, ourdi par un groupe très restreint, a indiscutablement surpris et perturbé le
clan du président, Akazu, MRND, CDR, Hutu Power, FAR. Mais, par-delà la question de qui sont les
auteurs de l’attentat, il est assez clair que celui-ci sonne le déclenchement d’un coup d’État. Celui-ci
vise à interdire l’application des accords de paix, empêcher l’installation du gouvernement de transition
(GTBE), empêcher le partage du pouvoir et la fusion des deux armées. Pour cela, il faut éliminer ceux
qui sont favorables aux accords de paix, éliminer les Tutsi et reprendre la guerre contre le FPR. Le plan
est donc dans l’ordre, le coup d’État, le génocide et la guerre. Experts en manipulation, les concepteurs
de ce plan vont jouer aux victimes, aux réfugiés. La France, complaisante ou de mèche, va marcher à fond
dans ce plan machiavélique. Jusqu’au 12 avril, l’ambassade de France va servir à la fois de refuge et de
quartier général pour les organisateurs du génocide.
12.1
Évacuation de la famille Habyarimana
La sollicitude de la France va en priorité à la veuve du Président Habyarimana mort dans l’attentat du
6 avril. Celle-ci, Agathe Kanziga, est au cœur de l’Akazu, le groupe des durs du régime qui ont organisé
les massacres dans le passé et probablement le génocide en cours. Le lendemain de l’attentat, elle appelle
les Interahamwe à « nous débarrasser de l’ennemi ». 1 Le 9 avril, un Transall de l’armée française évacue
en fin d’après-midi vers Bangui douze membres de la famille du président Habyarimana, dont sa veuve,
Agathe Kanziga. 2
La famille proche du Président Habyarimana a été évacuée à la demande expresse de François Mitterrand :
La situation a conduit à recommander fermement à nos ressortissants de quitter le pays. Le
premier avion ayant à son bord une quarantaine de Français et, conformément à vos instructions,
douze membres de la famille proche du Président Habyarimana a quitté Kigali samedi en fin d’aprèsmidi. 3
C’est le commandant Grégoire de Saint-Quentin qui prie la famille Habyarimana de partir dans un
avion militaire français :
En tout j’ai donc effectué quatre visites à la résidence présidentielle. Outre celle du 11 avril, il
y a eu celle du 6 avril au soir, celle du 7 avril au matin et celle du 9 avril dans l’après-midi pour
transmettre une offre d’évacuation à la veuve du président Habyarimana. 4
Ils sont évacués le samedi 9 vers Bangui, aux environ de 16 heures :
Voir le témoignage des filles du docteur Akingeneye section 13.5 page 623.
Monique Mas [139, p. 377].
3 Note du général Quesnot et de Dominique Pin à l’attention de Monsieur le Président de la République, 9 avril 1994.
Objet : Rwanda. Situation. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotPin9avril1994.pdf
4 Extrait de la lettre du lieutenant-colonel Grégoire de Saint Quentin à M. Bernard Cazeneuve, 16 octobre 1998, Précisions
sur les circonstances de l’attentat. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 241].
http://francegenocidetutsi.org/DeSaintQuentin16octobre1998.pdf
1
2
605
12.1. ÉVACUATION DE LA FAMILLE HABYARIMANA
Le samedi, enfin, un officier français se présente, envoyé, dit-il, par le président Mitterrand. « Je
suis chargé, annonce-t-il à Mme Habyarimana, de vous faire partir pour la France. Un avion militaire
vous attend. Il y a place pour dix personnes, autant que possible des enfants, chacune avec un seul
bagage, et léger. » Il balaie les timides objections : « Je suis désolé, mais c’est tout ce que nous
pouvons faire. Il faut que vous soyez prêts dans trente minutes. »
Le frère du président, qui est médecin à Kigali, a établi la liste des passagers. L’avion militaire a
emmené les dix réfugiés à Bangui, où ils ont été accueillis par le président Patassé. Le dimanche, ils
ont pris un avion régulier d’Air France pour Paris. Deux représentants du ministre de la Coopération
les attendaient. Accueil un peu sommaire après toutes ces épreuves ? « Mais non, coupe Agathe
Habyarimana. J’ai reçu des messages de condoléances du président de la République et du Premier
ministre. M. Mitterrand m’a envoyé des fleurs. Dites bien que nous sommes très reconnaissants au
gouvernement français de tout ce qu’il a fait pour nous. » 5
Selon cet article de Jeune Afrique, ils prennent le dimanche à Bangui un avion pour Paris. Ce n’est pas
le dimanche 10 avril puisqu’au Conseil restreint du 13, Alain Juppé dit qu’ils sont encore en Centrafrique.
Serait-ce le dimanche 17 ? Non car, le 16 avril, ils reçoivent des journalistes dans leur appartement de
la villa Mozart à Paris et leur remettent une déclaration faisant l’apologie de l’œuvre du général major
Juvénal Habyarimana. 6 La famille Habyarimana aurait-elle débarquée à Paris le dimanche 10 avril ? Cela
paraît trop rapide.
L’accueil en France de la proche famille du Président Habyarimana est accordé par François Mitterrand
au Conseil restreint du 13 avril :
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Je n’ai rien à ajouter si ce n’est une ou deux questions pratiques. La famille proche du Président
Habyarimana se trouve actuellement en Centrafrique. Or Patassé veut s’en débarrasser. Il y a deux
solutions le Zaïre ou la France.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
S’ils veulent venir en France, la France les accueillera naturellement. 7
Agathe est accueillie à Paris avec des fleurs. Une lettre en date du 14 avril du ministère de la Coopération demande à M. Mimin de prendre en charge la venue en France de la famille présidentielle rwandaise. 8
Y est jointe la liste des douze personnes la composant, 9 Agathe, l’épouse du défunt président, trois de
ses enfants, Jeanne, Marie-Merci et Jean-Luc Habyarimana ; ses petits-enfants, Marie-Grâce Mutoyeyezu
et Marie-Espérance Unineza ; Séraphin Rwabukumba, 10 cousin de l’épouse du président ; Catherine Mukamusoni, sœur de l’épouse du président et épouse du docteur Séraphin Bararengana, frère du président,
et quatre de ses enfants, Brigitte Dukuze, Claire Uwamarya, Éric Hakuzimana et Robert Rugwiro.
Le ministère français de la Coopération attribue à Agathe Habyarimana et sa famille une aide, par
une décision ainsi formulée : « Le ministère de la Coopération de la République française apporte à la
République rwandaise, qui lui en fait la demande, une aide exceptionnelle d’un montant de 200 000 francs.
Cette aide budgétaire financera des actions urgentes en faveur des réfugiés rwandais. » 11
5 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel. Le récit en direct de la famille
Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, pp. 12-19.
6 M. Mas [139, p. 380].
7 Conseil restreint du 13 avril, Situation au Rwanda. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.
org/ConseilRestreint13avril1994.pdf
8 Note du ministre de la Coopération, signée Marie-Christine Butel, chef du bureau de l’ordonnancement des crédits
budgétaires, 14 avril 1994, adressée à M. Mimin, centre international des étudiants et stagiaires, 28 rue de la Grange
aux Belles, 75010 Paris. Dossier suivi par Mme Guerreiro. Objet : « Prise en charge du voyage de la famille présidentielle
rwandaise ». http://francegenocidetutsi.org/Butel14avril1994.pdf Cf. Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile
de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994 ; Monique Mas [139, p. 379].
9 Liste signée A. Morel, chef de la mission de Coopération à Bangui, à l’attention personnelle de M. Jean Nemo.
« Pour faire suite à votre appel du mercredi 13 avril 1994. ». http://francegenocidetutsi.org/MorelNemo14avril1994.
pdf Cf. Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994 http:
//francegenocidetutsi.org/ParisTerreDasileLiberation18mai1994.pdf ; M. Mas [139, p. 379].
10 Séraphin Rwabukumba a été président de la Banque centrale, il gère la résidence de Habyarimana, c’est un des hommes
clés qui contrôlent les escadrons de la mort, il se fait livrer des machettes en janvier 1993. Cf. Rwanda : Death, Despair and
Defiance [5, pp. 64, 66].
11 Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994 ; M. Mas
[139, p. 379] ; F.-X. Verschave [213, p. 113] ; Convention pour l’attribution d’une aide budgétaire exceptionnelle à la
République Rwandaise, Paris, 22 avril 1994. Pour le ministre de la Coopération, signé le directeur de cabinet, Antoine
Pouillieute, pour le ministre des Affaires étrangères du Rwanda, signé l’ambassadeur Jean-Marie Vianney Ndagijimana.
http://francegenocidetutsi.org/PouillieuteNdagijimana22Avril1994AideBudgetExceptRwanda.pdf
606
12. ACCUEIL ET ÉVACUATION D’EXTRÉMISTES
Le ministre de la Coopération, Michel Roussin, justifie ainsi ces attentions :
Il a confirmé comme Libération l’avait révélé le 18 mai, que le gouvernement français finance le
séjour à Paris de la famille du président Habyarimana, évacuée du Rwanda par l’armée française.
« Nous avions des relations convenables avec un président légitimement élu, a-t-il déclaré, et nous
avons récupéré sa famille qui a demandé notre aide. » Une décision prise par le président de la
République. 12
Plus tard, un million de morts après, le Président Mitterrand aurait eu à propos d’Agathe Habyarimana un accès de lucidité. Recevant, le 14 juin 1994, une délégation de Médecins sans frontières menée
par M. Philippe Biberson, il déclare au sujet de Mme Agathe Habyarimana : « Elle a le diable au corps,
si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises. Elle
est très difficile à contrôler ». 13
Protais Zigiranyirazo, 14 frère d’Agathe Habyarimana, responsable d’escadrons de la mort est évacué. 15
Sa présence est signalée à Paris le 16 avril 1994. 16
L’évacuation de Protais Zigiranyirazo est démentie par l’ambassadeur J.-M. Marlaud :
Des rumeurs aussi insistantes que fausses prétendent que nous l’avons évacué et/ou qu’il réside
en France. 17
Protais Zigiranyirazo est accusé par le TPIR. Il a été arrêté le 26 juillet 2001 à Bruxelles et a été
condamné à 20 ans de prison en 2008. Il est acquitté en appel le 16 novembre 2009. Il a été accusé de
participation à des massacres à des dates difficilement compatibles avec un séjour en France. Mais comme
aucune accusation contre lui n’a été retenue par le Tribunal, le doute demeure.
12.2
L’ambassade de France abrite des organisateurs du génocide
Toute la mouvance présidentielle, les dignitaires du régime d’Habyarimana, se retrouvent à l’ambassade
de France à Kigali. S’ils ne sont apparemment pas impliqués dans l’attentat du mercredi 6 avril, ils ne
sont en rien menacés. Rares sont les personnalités indépendantes ou d’opposition qui ont pu bénéficier
de la protection de la France. Pierre Gakumba, militant de l’Association rwandaise pour la défense des
Droits de l’homme (ARDHO), qui a pu se réfugier à l’ambassade de France, grâce à l’intervention de
l’ambassadeur de Suisse, témoigne de ce qu’il y a vu, le 25 mai 1994 devant la Commission des Droits de
l’homme de l’ONU à Genève :
Devant l’ambassade de France, il y avait des centaines de familles accrochées au portail et à
qui l’on refusait l’entrée. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir les gens qui étaient rassemblés dans
cette ambassade de France ! Tous les dignitaires du régime et leurs familles, dont les ministres et
les députés du parti du président, la belle famille du président, le directeur de la radio RTLM et
ses subalternes connus pour leurs appels aux massacres. [...] Mais que craignaient ces dignitaires du
régime puisque je les voyais sortir à tout moment de l’ambassade avec leurs escortes de militaires
pour circuler dans les quartiers en flammes ? A leur tour, ils tenaient des réunions à l’ambassade pour
parler de l’évolution de la situation et ils se plaisaient à dresser le bilan des victimes ou à regretter
que telle ou telle personne n’ait pas encore été tuée, ou que tel quartier n’ait pas encore été nettoyé.
Ils vantaient tout haut les résultats de leurs plans et les exploits des milices. [...] Lorsque commença
l’évacuation, figuraient sur la première liste des gens à évacuer les noms de certaines personnalités
Jean-Philippe Ceppi, Kigali, les rebelles s’invitent au Palais du Président, Libération, 28 mai 1994.
Audition de Hervé Bradol, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 395].
14 Protais Zigiranyirazo a été préfet de Ruhengeri et y a organisé des massacres. Il est suspecté d’être à l’origine de la
mort de la naturaliste Diane Fossey. Il est homme d’affaires, puis se rend pour des études au Canada, où il est condamné
pour avoir menacé de mort des Rwandais. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 102] ; Lucie Côte, Zigiranyirazo
condamné pour menaces de mort, La Presse, Montréal, 31 juillet 1993.
15 Alain Frilet, Sylvie Coma, Paris, terre de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994 ; P. Krop [119, p. 102] ;
F.-X. Verschave [213, p. 112].
16 Monique Mas [139, p. 382].
17 Jean-Michel Marlaud, « Personnalités accusées par le FPR d’être responsables des massacres », Note du ministère
des Affaires étrangères, 12 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 514].
http://francegenocidetutsi.org/Marlaud12juillet1994.pdf
12
13
607
12.2. L’AMBASSADE DE FRANCE ABRITE DES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
reconnues comme chefs de bandes de milices, dont le rédacteur en chef du journal Kangura, Hassan
Ngeze, réputé pour ses écrits incendiaires. Je suis monté dans l’avion sur insistance de l’ambassadeur
de Suisse, car le ministre de la Santé, Casimir Bizimungu, refusait que je sois embarqué. 18
Joseph Ngarambe 19 a pu se réfugier à l’ambassade et figure sur la liste des 178 personnes qui ont été
évacuées par l’ambassade de France. Son témoignage a été recueilli par la journaliste Anne Crignon et
publié par Pascal Krop :
« Jeudi 7 avril, 5 h 30 du matin. Réveillé par des coups de feu, j’ai allumé la radio qui diffusait un
communiqué du ministère de la Défense priant la population de rester chez elle. J’ai compris que les
massacres des opposants au régime allaient commencer. Je me suis caché dans le plafond de ma maison
jusqu’au 10 avril, puis je me suis risqué à l’extérieur. J’ai trouvé refuge dans un restaurant belge. Un
convoi de militaires français circulait dans Kigali, qui ramassait tous les ressortissants étrangers. Je
suis parvenu à monter avec mes amis belges dans ce convoi qui nous a déposés au lycée français. Il
y avait là de nombreux européens et quelques époux et épouses rwandais. Par chance, j’ai rencontré
un diplomate français que je connaissais. C’est grâce à lui que j’ai trouvé refuge à l’ambassade de
France.
« Il y avait foule. Environ 200 Rwandais. Des femmes, des enfants et une quarantaine d’hommes.
J’ai été fort surpris de reconnaître tous les membres du clan gouvernemental.
« La plupart des ministres étaient là ou au moins leur famille. A l’un d’entre eux, j’ai demandé
qui ils fuyaient ? “Tout le monde. Il y a une confusion totale”, m’a-t-on répondu. Tous les hommes
politiques qui ont trouvé refuge à l’ambassade de France n’ont pas le même degré de responsabilité –
certains ont été abusés par Habyarimana – mais les responsables directs du massacre étaient bel et bien
là. Le ministre de la Santé par exemple – ça ne s’invente pas –, Casimir Bizimungu, l’un des piliers
du régime, ancien ministre des Affaires étrangères. Il y avait aussi le ministre du Plan, Augustin
Ngirabatware, soupçonné d’être un haut responsable de Kangura, journal officieux et fascisant du
gouvernement.
« J’ai vu également la famille de Félicien Kabuga, riche commerçant de Kigali, président du conseil
d’administration de Radio Mille-Collines, et qui a marié sa fille au fils aîné du président. Il y avait tout
de même le procureur général de la cour d’appel de Kigali, Alphonse Marie Nkubito. Politiquement
neutre, son titre de président du collectif pour la défense des Droits de l’Homme lui a valu d’être le
cinquième sur la liste des ennemis du régime.
« Nous étions tous regroupés dans deux bureaux sous la protection d’une trentaine de soldats
français tandis que, dans Kigali, les FAR affrontaient les premiers bataillons du FPR. Les tirs de
mortiers et les bombardements étaient incessants. Dans la journée, les ministres de l’ancien régime
continuaient néanmoins à circuler sous escorte et regagnaient l’ambassade la nuit tombée pour éviter
les combats nocturnes.
« Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France, organisait lui-même le départ. Il était peu accessible, plutôt fébrile. Il a fait procéder à la destruction de toutes les archives. Dossiers, classeurs, tout
cela a brûlé sous nos yeux, dans les jardins, à vingt mètres de la terrasse. Huit Rwandais et parmi
eux une femme enceinte sont venus demander refuge à l’ambassade qui a refusé d’ouvrir ses portes.
Ils sont restés là plusieurs jours à espérer en vain l’aide des Français. C’était horrible à voir.
« Le 12 avril à l’aube, Marlaud en personne est venu nous réveiller. Il était sec. Le ton diplomatique
d’usage avait disparu : “Nous partons. Vous avez une demi-heure pour être prêts. Chaque famille a
droit à un sac et pas plus.” Trente minutes plus tard, un militaire français procédait à un premier
appel. Parmi les tout premiers noms, il y avait celui d’Hassan Ngeze, rédacteur en chef de Kangura,
mais il n’était pas présent. 20 Suivaient les noms des hommes clefs d’Habyarimana, parmi lesquels
celui de Ferdinand Nahimana. Un dernier groupe s’est présenté au dernier moment pour profiter de
l’évacuation. Parmi eux, un ex-Premier ministre, Nsanzimana Sylvestre, membre du MRND, et sa
famille.
« Les premiers évacués sont partis à 7 heures dans cinq camions bâchés de l’armée française, à
plat ventre pour éviter les tirs. Vers 10 heures, c’est le ministre Casimir Bizimungu qui a procédé au
18 Colette Braeckman [44, p. 264] ; Voir aussi Commission On Human Rights, Third special session, Summary record of
the 4th meeting, 25 May 1994, ONU, E/CN.4/S-3/SR.4. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR4.pdf
19 Membre du PSD, il a pu se faire évacuer par l’ambassade de France vers Bujumbura d’où il gagne la France. Il est
coauteur avec Jean-Pierre Chrétien de Rwanda - Les médias du génocide. Il est consultant du TPIR.
20 Hassan Ngeze crée le journal Kangura qui est le principal média incitant à la haine ethnique avant la création de
la RTLM. C’est Kangura qui publie les « Dix commandements du Hutu » le 6 décembre 1990. Il distribue des tracts
anti-Tutsi dans le Bugesera en novembre 1991 peu avant les massacres. Cf. Commission internationale d’enquête sur les
violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 [85, p. 43]. http://francegenocidetutsi.org/
ComIntEnqMars1993.pdf#page=42 Ngeze a été condamné pour génocide par le TPIR.
608
12. ACCUEIL ET ÉVACUATION D’EXTRÉMISTES
deuxième appel. Nous sommes partis en laissant sur place les huit Rwandais qui demandaient l’asile
ainsi qu’une vingtaine de gardes de l’ambassade. Il faut savoir que généralement le personnel des
ambassades est tutsi. Or l’ambassade n’a évacué aucun membre du personnel administratif. Certains
d’entre eux, notamment la secrétaire personnelle de Marlaud, travaillaient à l’ambassade depuis vingttrois ans. Ils n’ont pas, eux, été considérés comme des amis de la France.
« A l’aéroport, les militaires français nous ont conduit dans une “aile d’embarquement des gens
sous protection française”. L’avion a décollé de Kigali à 13 heures et s’est posé à Bujumbura, au
Burundi, à 13 h 30. Notre arrivée a provoqué une véritable crise gouvernementale, les autorités
burundaises voyaient d’un mauvais œil débarquer le personnel politique rwandais compromis dans le
génocide. Nous étions assignés à résidence à l’aéroport, surveillés par un détachement de commandos
burundais. [...] Je suis finalement arrivé à Paris le 21 avril. 21
Ce témoignage confirme que six ministres sont réfugiés à l’ambassade avec leurs familles jusqu’au 12
avril et que l’un d’entre eux, Casimir Bizimungu, 22 y organise lui-même les évacuations. L’osmose entre
l’ambassade de France et les extrémistes est frappante, même l’évacuation du sinistre Hassan Ngeze était
prévue !
Entendu par le TPIR, Joseph Ngarambe précise que c’est le 10 avril entre 15 et 16 h qu’il arrive à
l’ambassade de France. Il y rencontre Pauline Nyiramasuhuko, Daniel Mbangura, la famille Kabuga (sauf
Kabuga lui-même), Casimir Bizimungu, Jérôme Bicamumpaka, Ferdinand Nahimana. 23
Un autre témoignage vient de l’ambassadeur Callixte Habamenshi qui a pu entrer à l’ambassade de
France avec son épouse. 24
L’ambassadeur Marlaud regrette, devant la Mission d’information parlementaire, que la MINUAR
n’ait pas accordé sa protection aux personnalités politiques qui sont – cela va se révéler dans les faits –
les organisateurs du génocide :
Entre temps, le nombre des personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade s’était encore accru
au point que, le 9 avril au matin, M. Jean-Michel Marlaud indiquait à Paris : « Bien que M. JacquesRoger Booh-Booh ait été informé par mes soins des arrivées successives de personnalités rwandaises à
l’ambassade, celle-ci n’est pas protégée par des gardes de la MINUAR, contrairement à ce qu’indique
le Secrétariat des Nations Unies dans des propos tenus à notre représentation permanente ». M.
Jean-Michel Marlaud a insisté sur le fait qu’il lui paraissait logique à ce moment-là que la MINUAR
prenne en charge les personnalités rwandaises qui pouvaient se sentir menacées, l’ambassade n’ayant
pas particulièrement vocation à protéger les uns ou les autres. Il a souligné que c’est parce que la
MINUAR ne leur avait pas accordé de protection que les personnalités rwandaises avaient été abritées
à l’ambassade. 25
Plus que de l’humour noir et grinçant, il faut voir là une mise en scène qui consiste à présenter les
commanditaires des massacres comme des victimes. En les hébergeant dans ses locaux, l’ambassadeur a pu
exercer toute son influence dans la formation du nouveau gouvernement. En même temps, il leur donne
une garantie de respectabilité vis-à-vis de l’ONU. Mais ces phrases, prononcées en 1998, apparaissent
comme un aveu de complicité.
L’ambassadeur Marlaud confirme la présence de Casimir Bizimungu à l’ambassade :
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que parmi toutes les personnes réfugiées à l’ambassade, certaines avaient refusé d’être évacuées comme M. Casimir Bizimungu, Ministre de la Santé, qui, avec
d’autres membres du Gouvernement, avait décidé de rester, leurs familles ayant pu quitter le pays. 26
Marlaud explique que les personnes réfugiées à l’ambassade n’ont pas toutes été évacuées. Ceux qui
ont été nommés ministres sont restés :
Evoquant les personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade, M. Jean-Michel Marlaud a estimé
qu’il était inconcevable de les expulser de l’ambassade, la MINUAR ne les ayant pas prises en charge
malgré la demande qui lui en avait été faite. Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. Il est vrai
Pascal Krop [119, pp. 101-106].
Casimir Bizimungu a été accusé de génocide par le TPIR et acquitté en 2011.
23 Audition de Joseph Ngarambe, TPIR, Affaire No ICTR-99-50-T, Gouvernement II, 5 octobre 2004.
24 Voir le témoignage de Callixte Habamenshi section 10.1 page 569. Il a été évacué par les militaires français. Il figure
comme retraité-fonctionnaire dans la liste publiée par André Guichaoua [98, p. 699].
25 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 297-298].
26 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 306].
21
22
609
12.3. LES PERSONNES ÉVACUÉES LE 12 AVRIL PAR LA FRANCE
que la grande majorité d’entre eux, mais non la totalité, étaient des partisans du Président Habyarimana. Parmi les opposants figurait M. Alphonse-Marie Nkubito qui a été accueilli à la demande de
l’ambassadeur de Belgique parce qu’il était recherché activement par la garde présidentielle et que
sa sécurité ne pouvait être assurée. Il a été par la suite évacué par la France. La liste des personnes
réfugiées à l’ambassade a été envoyée au ministère à intervalles réguliers. Elle ne coïncide pas avec
celle des personnes évacuées, un certain nombre de ministres du Gouvernement rwandais, réfugiés
pendant un moment à l’ambassade, ayant préféré rester, alors que leurs familles quittaient le pays. 27
André Guichaoua donne la liste de « personnalités à risque » qui étaient réfugiées à l’ambassade de
France. Elle comporte entre autres six personnalités qui sont nommées ministres dans le gouvernement
intérimaire. 28 Parmi les autres « personnalités à risque », Guichaoua cite la famille du chef d’étatmajor décédé, Déogratias Nsabimana, la famille de Félicien Kabuga, Alphonse Marie Nkubito, procureur
général, etc. Certains de cette liste seront évacués vers Bujumbura, d’autres pas, les nouveaux ministres
en particulier.
12.3
Les personnes évacuées le 12 avril par la France
En plus de cette liste de « personnalités à risque », réfugiées à l’ambassade, André Guichaoua publie
une liste de 178 Rwandais réfugiés à l’ambassade de France et évacués le 12 avril vers Bujumbura :
Au nombre de 178, les évacués de l’ambassade de France vers Bujumbura resteront 48 heures en
zone internationale, puis devant le refus catégorique des autorités burundaises de les conserver sur le
territoire national, elles seront évacuées vers Bukavu et Goma où les plus hautes autorités zaïroises
les accueilleront. 43 d’entre elles, personnalités « à risques » ou susceptibles d’être en danger au Zaïre
seront autorisées à rester à Bujumbura ou à partir vers d’autres destinations. 29
Joseph Ngarambe et Pierre Gakumba figurent sur cette liste. On a vu plus haut que le premier a pu s’y
introduire grâce à un diplomate français qu’il connaissait, le deuxième sur l’intervention de l’ambassadeur
de Suisse. La présence de Alphonse-Marie Nkubito parmi les évacués de l’ambassade de France a été, selon
André Guichaoua, « pour ainsi dire imposée par l’ambassadeur de Belgique ». 30
12.3.1
L’évacuation de la famille de Félicien Kabuga
Cette liste comporte principalement, selon A. Guichaoua, des femmes et enfants de membres du
gouvernement intérimaire et d’autres dignitaires comme l’épouse et quatre filles de Félicien Kabuga,
principal actionnaire de la RTLM. 31 Félicien Kabuga, riche homme d’affaires, a marié sa fille à JeanPierre Habyarimana, le fils aîné du président. Il est en 4e position dans la liste des fondateurs de la
RTLM. 32 Il a importé 25 tonnes de machettes en novembre 1993 33 et 50 000 machettes en mars 1994,
d’après un document des douanes en possession de Gérard Prunier. 34 Sa famille gagne la Suisse. Il se
replie dans l’Ouest à Gisenyi et crée le Fonds de défense nationale avec Mathieu Ngirumpatse, Édouard
Karemera et Anatole Nsengiyumva pour financer des achats d’armes pour l’armée et les milices. Il quitte
le Rwanda et rejoint la Suisse, le 13 juin 1994. Il s’en fait expulser le 18 août 35 après avoir déposé une
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 300].
Voir cette liste section 10.1 page 566. Classée « secret défense », elle est publiée par André Guichaoua [98, p. 697].
http://francegenocidetutsi.org/ListeEvacuesParFrance12avrilGuichaouaAnnexe83.pdf La Mission d’information parlementaire y fait allusion, elle rapporte que Guichaoua a obtenu cette liste des autorités burundaises [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 31], mais elle ne la publie pas !
29 A. Guichaoua, ibidem.
30 Audition d’André Guichaoua, 24 mars 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 31].
31 La liste des personnes évacuées le 12 avril, publiée par André Guichaoua contient : 164 Mme Kabuga Joséphine, 165 Uwamariya Bernadette, 166 Uwimana Séraphine, 166 Twagirihirwe Claudine, 167 Uwihirwe Angélique. http:
//francegenocidetutsi.org/ListeEvacuesParFrance12avrilGuichaouaAnnexe83.pdf
32 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 387].
33 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 152].
34 Audition de Gérard Prunier, 11 juin 1997, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section
3.6.4.1, pp. 476-478]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=476
35 Jean-Claude Buhrer, La Suisse confirme l’expulsion de l’ancien directeur de Radio Mille Collines, Le Monde, 21 août
1994, p. 4.
27
28
610
12. ACCUEIL ET ÉVACUATION D’EXTRÉMISTES
demande d’asile. Accusé par le TPIR, le « financier du génocide » est toujours en fuite. 36 L’évacuation
de la famille de Félicien Kabuga par l’ambassade de France est une preuve de connivence avec l’un des
principaux organisateurs du génocide.
12.3.2
L’évacuation de Ferdinand Nahimana, fondateur de la RTLM
Selon les déclarations de Georges Ruggiu au TPIR, Ferdinand Nahimana s’est réfugié à l’ambassade
de France dès le soir de l’attentat, le 6 avril, et il est passé à la radio RTLM le 8 ou le 9. 37
Seule l’évacuation de M. Nahimana, 38 un des fondateurs de la RTLM, est signalée par la Mission
d’information parlementaire. 39 L’ambassadeur Marlaud justifie ainsi l’évacuation du fondateur de la
radio RTLM, la radio de la haine :
Parmi les personnes évacuées, figurait M. Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des
Mille Collines qui, toutefois, avait été désigné pour devenir Ministre de l’Education supérieure, de la
culture et de la recherche dans le futur Gouvernement de transition. A ce titre, il avait été accepté
par le FPR. Si, rétrospectivement, il est possible de déterminer ses responsabilités, à l’époque, c’était
un homme politique « admis ». 40
Si Ferdinand Nahimana était pressenti comme ministre, c’est parce qu’il y avait eu une négociation
entre deux adversaires à Arusha. L’ambassadeur ne pouvait ignorer que Nahimana était l’un des instigateurs des massacres du Bugesera. 41 Mais en réalité Nahimana était, avec d’autres extrémistes, un familier
de l’ambassade de France :
En 1992, 1993 et 1994 à la veille de la phase finale du génocide, Froduald Karamira, Daniel
Mbangura, Ferdinand Nahimana, Joseph Nzirorera, Stanislas Mbonampeka, Jean Bosco Barayagwiza, Justin Mugenzi et d’autres extrémistes sont devenus peu à peu familiers de l’ambassade de
France. Dès 1993, ils font partie du cercle des intimes de Mme Cros, du chef de mission Cuignet
[Cuingnet], de l’ensemble de la mission d’assistance militaire, des responsables de Noroît et, bien sûr,
des ambassadeurs Martre et Marlaud. Sous l’impulsion de ce dernier, les liens se resserrent encore
plus, [...] 42
Évacué à Bujumbura, aux frais du contribuable français, on a écrit que Ferdinand Nahimana se serait
ensuite rendu à Paris. 43
Il serait ensuite conseiller du président intérimaire Sindikubwabo. Il accompagne le 9 juillet messieurs Stanislas Mbonampeka, Charles Nyandwi et Munyeshyaka lors d’une rencontre avec l’ambassadeur
Yannick Gérard. 44
Une dépêche Reuters du 14 avril signale qu’un avion Transal, donc un avion militaire français a évacué
de Bujumbura à Bukavu des personnalités rwandaises dont d’anciens ministres. 45
André Guichaoua affirme que Nahimana et d’autres, dont le ministre Augustin Ngirabatware, ne furent
pas autorisés à quitter l’aéroport de Bujumbura et furent transférés vers Bukavu au Zaïre le 14 avril où
ils arrivèrent vers 17 h. Descendus à l’hôtel Métropole, ils regagnèrent le Rwanda, les uns par Cyangugu,
où le préfet Bagambiki envoie un bus les attendre à la frontière, les autres par Goma. 46
Dans un plaidoyer visant à innocenter Nahimana, Hervé Deguine, de Reporters sans frontières, prétend
que les « escadrons de la mort du FPR » devaient tuer Nahimana le 7 avril. 47 Nous savons que Nahimana
est expert dans la manipulation de « l’accusation en miroir ». Une escorte de militaires rwandais amène
Ubutabera, 13 septembre 1999 - Numéro 70. En 2014, il n’est toujours pas arrêté.
L. Melvern [142, p. 210].
38 Le nom de Nahimana Ferdinand figure au rang 129 dans la liste des 178 évacués sur Bujumbura par les Français le 12
avril. http://francegenocidetutsi.org/ListeEvacuesParFrance12avrilGuichaoua.pdf
39 Témoignage de Michel Cuingnet, chef de la Mission civile de coopération à Kigali, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Rapport, p. 268].
40 Jean-Michel Marlaud, ibidem, p. 300.
41 Voir section 2.3.9 page 83.
42 V. Kayimahe [114, p. 129].
43 Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994, p. 5 ; M. Mas
[139, p. 382].
44 Voir section 24.3 page 960.
45 Former Rwandan ministers seek asylum in Zaire, Reuters, April 14, 1994. http://francegenocidetutsi.org/
1994-04-14ReutersFormerRwandanministersseekasyluminZaire.pdf
46 A. Guichaoua [100, p. 392].
47 H. Deguine [73, p. 269].
36
37
611
12.3. LES PERSONNES ÉVACUÉES LE 12 AVRIL PAR LA FRANCE
Nahimana et sa famille à l’ambassade de France le 7 avril en début d’après-midi. 48 Le 8 avril, il se rend
dans les locaux de la RTLM et rencontre Phocas Habimana et Georges Ruggiu. 49 Nahimana et sa famille
sont évacués le 12 vers le Burundi. Bloqués à l’ancien aérodrome de Bujumbura, ils sont déplacés vers
Bukavu le 17 avril par un avion militaire français. Arrivés vers 17 h, il demeure à l’hôtel Riviera jusqu’au
23 avril. Il retourne à Cyangugu le 23 avril vers 16 h. 50 Nous relevons des différences de dates avec ce que
rapporte Guichaoua. À Cyangugu, Nahimana serait resté inactif, hormis une interview à Radio Rwanda
diffusée le 25 avril. Il n’aurait pas eu de contacts avec la RTLM, qu’il n’aurait pas écouté depuis le 12
avril, et ne se serait pas rendu en France. 51 Nahimana ne serait pas allé à Paris selon Deguine.
Dans son acte d’accusation par le TPIR, en plus de l’autorité prépondérante qu’il a eue sur la RTLM,
il lui est reproché les faits suivants :
Le 29 mars 1994, Ferdinand Nahimana a participé à une réunion du MRND-Interahamwe à la souspréfecture de Busengo dans la préfecture de Ruhengeri. Lors de cette réunion, Ferdinand Nahimana
a donné aux Interahamwe, l’ordre de tuer les Tutsi de la commune de Nyarutovu.
Vers le 12 avril 1994, Ferdinand Nahimana a tenu une autre réunion avec les Interahamwe et les
membres du MRND au bureau de la commune de Gatonde. Aussitôt après cette réunion, les tueries
des Tutsi ont commencé dans la commune. 52
Ferdinand Nahimana a été condamné pour génocide à la réclusion à vie par le TPIR, le 3 décembre
2003. Cette peine a été réduite à 30 ans en appel, le 28 novembre 2007.
12.3.3
L’évacuation de Georges Ruggiu
L’évacuation de Georges Ruggiu par les Français le 9 avril, a été annoncée :
Selon un industriel belge rapatrié de Kigali, Gérard Liesse, que nous avons interrogé, Ruggiu
aurait été évacué dans un Transall par des Français en compagnie de proches du président assassiné,
Habyarimana. Serait-il à Paris ? La question est posée. Elle demande réponse. 53
Cette annonce est faite par le journal Le Soir, le 13 avril :
L’un d’entre eux [des Belges rapatriés] a entendu dire que Georges [Ruggiu] serait rentré dimanche
soir sur Paris avec le premier contingent d’expatriés français. 54
Elle est répétée le 18 avril :
Georges Ruggiu aurait réussi à être embarqué dans un avion français qui l’aurait ramené à Paris.
Il serait recherché en France. 55
Elle est répétée le 19 avril :
Selon des rapatriés, il [Georges Ruggiu] habitait à Kigali dans le camp de la garde présidentielle. Il
se trouverait en France où il aurait été évacué en même temps que l’épouse du président Habyarimana
peu après l’attentat du 6 avril. 56
Elle est signalée par le service de renseignement militaire belge :
L’info du 15 avril 1994 du SGR (qualification B) qui annonce que G. Ruggiu a quitté le Rwanda
sans tambour ni trompette. « L’intéressé, suite aux événements, aurait été rapatrié par les Français. »
(documents SGR no 3637). 57
Le colonel Jacques Beaudoin, coopérant militaire belge, dit que Ruggiu aurait été évacué avec la
famille Habyarimana le 9 avril :
Ibidem, p. 271.
Ibidem, p. 282.
50 Ibidem, pp. 286-288.
51 Ibidem, pp. 289-291.
52 TPIR, Le Procureur contre Ferdinand Nahimana, Acte d’accusation, section 5.19, 5.20, p. 17 http://
francegenocidetutsi.org/NahimanaAccusation.pdf#page=17 ; Ubutabera, no 55.
53 Pierre-André Chanzy, « Rwanda : un complot exécuté par des mercenaires ? », L’Humanité, 20 avril 1994.
54 René Haquin, « Monsieur Georges », journaliste à RMC, Le Soir, 13 avril 1994, p. 8.
55 R. St., Ruggiu serait arrivé au Rwanda après le Nouvel An, Vers L’Avenir, 18 avril 1994.
56 René Haquin, L’enquête sur Ruggiu, l’animateur radio anti-belge, Le Soir, 19 avril 1994, p. 7.
57 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 - 1997/1998
section 4.10.4, p. 85]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=85
48
49
612
12. ACCUEIL ET ÉVACUATION D’EXTRÉMISTES
Au sujet de Ruggiu Georges, juste après l’arrivée des paras Français, il y a eu un départ d’un
avion avec les premiers évacués Français. Il y aurait eu un seul Belge à bord et la rumeur prétendait
qu’il s’agissait de Ruggiu. Je ne peux le confirmer. 58
Mais il a aussi entendu parler de son évacuation par le dernier avion français qui a quitté Kigali le
14 avril. Des témoignages d’autres militaires belges, le capitaine Philippe Seconde et Patrick Vanhees,
rapportent ce bruit de l’évacuation de Georges Ruggiu par le dernier avion français. À l’aéroport de
Bujumbura aucune personne n’aurait été autorisée à débarquer et l’avion serait allé atterrir à Bukavu
pour y débarquer des Rwandais “indésirables”. 59
L’évacuation de Ruggiu le 9 avril n’est pas plausible, car il parle sur la radio RTLM le 13 avril. 60 En
revanche, l’évacuation le 14 avril reste plausible.
La note du 22 avril 1994 du SGR, le renseignement militaire belge, qui évoque l’implication de Mobutu
dans l’attentat du 6 avril dit par ailleurs que Ruggiu est alors à Gbadolite :
5. Georges Ruggiu est à Gbadolite et serait la personne s’occupant d’un trafic de drogue au départ
d’ITA [Italie] au bénéfice de l’entourage de Mobutu. Ruggiu devrait rejoindre un Libanais terroriste
à Bujumbura. 61
L’évacuation de Ruggiu est niée par la France :
Il est exact, en revanche, de dire que la très large majorité des personnalités réfugiées à l’ambassade
étaient des représentants et dignitaires du régime Habyarimana. Il n’est pas acceptable pour autant
de prétendre que la France, par principe, aurait évacué les génocidaires et notamment M. G. Ruggiu,
qui répond actuellement de ses actes devant le tribunal d’Arusha. Animateur de la radio extrémiste
des Mille Collines, M. G. Ruggiu « ne figure sur aucune des listes des personnes à rapatrier envoyées
par l’ambassade de France à Kigali, non plus que sur aucune liste de personnes transportées, détenue
par le Quai d’Orsay ». C’est ce que confirment les services du ministère des Affaires étrangères qui
ont entrepris des vérifications sur cette demande précise de la Mission. 62
Il avait bien été question d’évacuer Hassan Ngeze, comme l’a dit Pierre Gakumba. Pourquoi alors ne
pas évacuer Ruggiu ? Cette évacuation de Ruggiu par les Français n’est pas évoquée à notre connaissance
lors de son procès devant le TPIR. Il est sûr en tout cas, qu’à l’instar de Nahimana, Ruggiu serait revenu.
Reste la question du lien qu’il y aurait entre Ruggiu et les militaires français, s’il s’avérait exact que
ceux-ci l’ont évacué le 14 avril.
12.4
L’évacuation des orphelins de Sainte-Agathe
L’orphelinat Sainte-Agathe, institution soutenue par Mme Habyarimana, abritait des orphelins de
militaires rwandais, voire, d’après certains, des enfants que des militaires auraient eus avec des femmes
tutsi. L’orphelinat est situé sur la colline de Masaka à l’est de Kanombe. 63
Des familles françaises, notamment dans le Loiret, avaient déjà adopté des enfants de cet orphelinat.
D’après l’ambassadeur, Jean-Michel Marlaud, des familles qui attendaient des enfants à adopter auraient
demandé qu’ils soient évacués.
Parmi les Rwandais évacués par l’opération Amaryllis, « quelque soixante enfants de l’orphelinat
Sainte-Agathe », « accompagnés par trente-quatre “accompagnateurs” rwandais qui se sont depuis vola58 Jacques Beaudoin, lieutenant-colonel CTM, Auditorat militaire belge, 5 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Beaudoin5mai1994.pdf
59 Voir section 14.11 page 649.
60 RTLM, 13 avril 1994, Georges Ruggiu et Thomas Kabonabake. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61,
p. 207].
61 Alain Guillaume, Le « blanc » qu’on avait perdu, Le Soir, 26 octobre 1995, p. 16. http://francegenocidetutsi.org/
SGR22avril94AttentatHabyarimanaLeSoir26oct1995.pdf
62 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 267]. L’affirmation est réitérée page 329.
63 Il a été rapporté que c’est de cette zone que seraient partis les deux missiles qui ont abattu l’avion du président, le
6 avril au soir et qu’une grande partie des habitants de cette colline aurait été massacrée par des militaires suite à cet
attentat, en particulier des membres du personnel de l’orphelinat. Il n’est pas établi que les missiles ayant abattu l’avion
aient été tirés de là, ou plutôt du pied de la colline. De même nous n’avons pu établir qu’il y a eu un massacre systématique
de toute la population de Masaka, comme certains l’ont affirmé. Mais il est certain qu’il y a eu des massacres à Masaka,
des Tutsi en particulier. Voir section 7.13.14 page 384.
613
12.4. L’ÉVACUATION DES ORPHELINS DE SAINTE-AGATHE
tilisés » ont été transportés par avion à Paris. 64 Ces accompagnateurs seraient, selon certaines sources,
des membres du MRND évacués dans la perspective de développements politiques ultérieurs. 65
Les 97 orphelins et leurs accompagnateurs sont évacués le 10 avril et partent le 11 en avion. 66 La
Mission d’information parlementaire de 1998 conclut ainsi son investigation sur cette évacuation suspecte :
M. André Guichaoua s’est interrogé sur l’évacuation de 94 enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe,
transportés à Paris via Bangui, et accompagnés de 34 personnes, dont les autorités françaises lui ont
caché l’identité et qui auraient disparu dès leur arrivée en France. M. Jean-Michel Marlaud a précisé
que certains des orphelins faisaient l’objet d’une procédure d’adoption par des Français, qu’il avait
signalé cet état de fait au Quai d’Orsay et qu’il aurait reçu comme consigne de les évacuer « sans
faire de tri entre ceux qui étaient en instance d’adoption et les autres ». Il a affirmé que le nom de
cet orphelinat n’avait aucun rapport avec celui de Mme Habyarimana alors que MM. Gérard Prunier
et André Guichaoua ont prétendu que ces orphelins avaient été évacués pour cette seule raison. Le
colonel Henri Poncet a indiqué qu’il ne savait pas si ces orphelins étaient ou non les enfants de soldats
FAR tués au combat. 67
Le personnel de l’établissement aurait été remplacé par des miliciens des escadrons de la mort, selon
Charles Rubagumya. 68 Ces personnes auraient menacé de mort d’autres Rwandais en France :
De quelle stabilité parle-t-on quand la première mission humanitaire de l’armée française en direction du Rwanda a consisté à évacuer les responsables des réseaux zéro et Mme Habyarimana,
personnages qui adressent des menaces de morts aux opposants tutsi et hutu vivant en France ? 69
Des témoignages attestent que sept femmes membres du personnel de l’orphelinat ont été assassinées
le 7 avril par des miliciens et des gardes présidentiels introduits par un parent d’Agathe Kanziga :
L’orphelinat Sainte-Agathe, fondé par la femme du Président rwandais, Agathe Habyarimana,
accueillait pour l’essentiel des enfants de militaires rwandais morts au combat. Son personnel comptait
une vingtaine d’employés, dont des femmes qui s’occupaient des enfants.
Peu avant les événements du 6 avril 1994, que beaucoup pressentaient, Agathe Habyarimana a fait
recruter du personnel supplémentaire, choisi parmi ses proches, qui s’est mis à travailler en parallèle
avec le personnel ordinaire.
Le 7 avril, tout le personnel féminin de l’orphelinat était réuni dans une salle commune. Des
miliciens sont arrivés, accompagnés de gardes présidentiels. Ils ont été introduits dans les locaux
par le chauffeur de l’orphelinat, cousin de la belle-sœur d’Agathe Habyarimana, Agnès Sagatwa. Ce
chauffeur a désigné les femmes tutsies ou hutues originaires du Sud, considérées comme « traîtres » :
« Alice, c’est elle, Béatrice, c’est elle », etc.
Les miliciens et les gardes présidentiels ont emmené trois de ces femmes à l’extérieur (dont Alice,
assistante sociale, tutsie, et Béatrice). A Alice, ils ont dit : « Toi, tu mérites plus qu’un coup de
machette ou une balle, nous allons te faire souffrir. » Alice a reçu des balles dans diverses parties du
corps, avant de mourir d’une balle dans la tête. 70 Sept femmes ont été liquidées avant l’évacuation
de l’orphelinat, arrivé en France le 12 avril. 71
Selon le récit de sœur Rafaela, une religieuse polonaise de l’orphelinat citée par Mark Huband, le
massacre aurait plutôt eu lieu le 9 avril vers 12 h 30. 72
La commission Mucyo a interrogé des personnes qui travaillaient à l’orphelinat. Elles affirment que ce
chauffeur, Paul Kanyamihigo, qui est le chef des tueurs, et le veilleur, Justin Twiringiyimana, tous deux
membres actifs de la CDR, ont été évacués par les Français :
La deuxième évacuation sélective opérée par les Français en avril 1994 concerne l’orphelinat Ste
Agathe dans la localité de Masaka, près de Kigali. Cette institution parrainée par l’épouse du chef
Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994, p. 5.
Anne Crignon, Les assassins que la France protège, Le Nouvel Observateur, 7 juillet 1994.
66 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 257] ; Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre
d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994, p. 5 ; Monique Mas [139, p. 377].
67 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 269-270].
68 Marc Lathuillière, Un Tutsi rwandais raconte sa sortie de l’enfer de Kigali, La Croix, 27 avril 1994.
69 Jean-François Bayart, Meurtres sous pavillon français, La Croix, 21-23 mai 1994.
70 Selon Alain et Dafroza Gauthier, Alice aurait réussi à s’enfuir, mais aurait été découverte, violée, ramenée à l’orphelinat
et abattue de plusieurs balles le 15 avril. Cf. M. Malagardis [134, p. 301]
71 Billets d’Afrique no 17, décembre 1994, p. 1 ; L’orphelinat Sainte-Agathe, « sauvé » par la France, Dossier Noir no 1
[23, p. 37].
72 Mark Huband, French lead flight from Rwanda, The Guardian, 11 Avril 1994. Voir section 7.13.14 page 384.
64
65
614
12. ACCUEIL ET ÉVACUATION D’EXTRÉMISTES
de l’État, était gérée par les Sœurs de Saint Vincent Palotti et avait la particularité d’accueillir
essentiellement des orphelins de militaires des FAR tués aux combats. La supérieure de l’orphelinat,
Sœur Edita [Edita Budyneck], d’origine polonaise, était chargée notamment de trouver pour ces
enfants des familles adoptives en Europe, en France en particulier. Elle fut évacuée par les Français
et n’a pas voulu revenir au Rwanda après 1994.
Selon divers témoignages, il sévissait à l’orphelinat Ste Agathe une discrimination ethnique à
l’encontre du personnel tutsi ou hutu qui manifestait une attitude de distance face à l’extrémisme.
Les enfants qui y résidaient en avril 1994 et une trentaine d’adultes appelés « accompagnateurs »
furent évacués par des Français le 10 avril 1994, le personnel tutsi qui y travaillait et les membres
de leurs familles, furent sélectionnés puis tués sur ordre de Paul Kanyamihigo qui était chauffeur à
l’orphelinat. Originaire de Gisenyi, Kanyamihigo était un membre actif de la CDR, notoirement connu
à Masaka et, dès les premières heures suivant la chute de l’avion, il dirigea des attaques contre les
Tutsi. Lui et sa famille furent évacués par les Français, de même que la famille d’un autre extrémiste
de la CDR, Justin Twiringiyimana qui était veilleur à l’orphelinat. C’est Kanyamihigo qui désigna
aux Français les personnes à évacuer ou à laisser sur [la] base d’une liste préétablie selon les critères
ethniques. Des témoignages soulignent l’extrémisme de Paul Kanyamihigo, sa participation dans la
persécution du personnel tutsi de l’orphelinat depuis octobre 1990, sa collaboration avec les services
de renseignement de la Présidence, son implication dans le massacre des Tutsi de Masaka dès le 7
avril. Au moment de l’évacuation, Paul Kanyamihigo a collaboré étroitement avec les agents français
dans le tri des personnes à évacuer suivant une liste préétablie ou des indications fournies par ces
derniers ou par les responsables de l’orphelinat, notamment la directrice, Sœur Editha. Des témoins
affirment aussi qu’il y a des personnes qui ont été proposées par Kanyamihigo lui-même, 73 et toutes
étaient des extrémistes de la CDR. 74
Le rapport Mucyo laisse entendre que l’effectif de l’orphelinat ne dépassait pas une vingtaine de
personnes et que les accompagnateurs furent beaucoup plus nombreux que 34. 75
À Pierre Brana, qui lui demande si l’information faisant état de la fuite des accompagnateurs des
enfants d’un orphelinat à leur arrivée en France était exacte ou s’il s’agissait d’une pure invention journalistique, l’ambassadeur Marlaud s’abstient de répondre, mais répond à une autre question qui ne lui
est pas posée :
S’agissant des enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, l’ambassade en a entendu parler pour la
première fois par des lettres de Français qui avaient engagé une procédure d’adoption et qui, alertés
du risque de massacres, demandaient une intervention en faveur de tel ou tel enfant. Les mêmes appels
avaient été reçus au Quai d’Orsay et, au début de l’opération d’évacuation, des contacts ont été pris
avec le Chef d’état-major de la Gendarmerie pour protéger cet orphelinat où les responsables de
l’opération Amaryllis se sont rendus et ont pris en charge l’ensemble des personnes qui s’y trouvaient.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé, de mémoire, qu’approximativement entre huit et dix enfants étaient
en instance d’adoption sur un total d’une centaine qui sont partis, a priori avec des accompagnateurs.
Il a déclaré que, contrairement à ce qui avait pu être écrit, la France n’était pas intervenue dans cet
orphelinat parce qu’il bénéficiait de la protection de Mme Agathe Habyarimana et que s’y trouvaient
des enfants des membres des FAR mais parce que certains enfants étaient en instance d’adoption. Il
a souligné que d’autres orphelinats ont également été évacués, notamment celui d’un prêtre français,
le père Jo. 76
Une telle sollicitude pour des enfants rwandais paraît bien surprenante venant d’un ambassadeur qui a
décrété qu’on n’évacuait pas de Rwandais. C’est bien sûr dans la direction de Mme Habyarimana qu’il faut
chercher l’explication de cette évacuation. Il semble probable que cette évacuation d’orphelins ait servi
de couverture pour une autre évacuation, comme nous le verrons à Butare, début juillet. L’ambassadeur
ne veut rien dire sur les mystérieux accompagnateurs qui se sont aussitôt volatilisés, une fois arrivés à
Paris.
Le Quai d’Orsay demandera au Comité français de l’UNICEF de trouver une solution pour les enfants. 77 Ils sont hébergés au centre d’accueil de Créteil, puis au château de Rondon à Olivet au sud
73 Paul Kanyamihigo se trouve toujours en France et a obtenu sa naturalisation sous le nom de Paul Camy. Le CPCR a
déposé plainte contre lui en mars 2011 devant le tribunal de Bordeaux.
74 Rapport Mucyo [65, pp. 150-151].
75 En plus de 4 témoignages, la commission Mucyo s’appuie sur l’enquête faite pour l’émission « Le droit de savoir »,
diffusée en mai 1995 sur TF 1.
76 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297].
77 C. Braeckman [44, p. 213].
615
12.4. L’ÉVACUATION DES ORPHELINS DE SAINTE-AGATHE
d’Orléans. 78 Les enfants y séjournent deux ans puis sont rapatriés au Rwanda, sauf un qui s’en verra
empêché et commettra plus tard une tentative de meurtre. 79
78
79
70 enfants rwandais accueillis au château de Rondon, à Olivet, Journal de Gien, 26 mai 1994.
Voir le cas de l’orphelin Jean section 7.13.14 page 384.
616
Chapitre 13
Connivence avec les auteurs des
massacres dès le début du génocide
13.1
Les Français sont au cœur de l’appareil militaire rwandais
En dépit du départ des troupes françaises en décembre 1993, des militaires français sont toujours
présents ce 6 avril à Kigali au titre de la coopération. Le lieutenant-colonel Maurin, attaché de Défense
par intérim – en raison de l’absence du colonel Cussac –, est conseiller du chef d’état-major des FAR, le
général Déogratias Nsabimana, qui vient d’être tué dans l’attentat du 6 avril. Il occupe cette fonction sans
discontinuer depuis 1992. À l’époque, le chef d’état-major adjoint était le colonel Serubuga, un extrémiste
notoire, organisateur de massacres fin 1990. Ce colonel à la retraite téléphone à Bagosora lors de la réunion
du comité de crise, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, pour proposer ses services. 1 Jean-Jacques Maurin a
non seulement une connaissance parfaite de l’état-major des FAR, mais il a aussi des vues sur les conflits
de pouvoir à propos de l’armée entre les « durs » de l’Akazu, le clan Bagosora, Serubuga, Rwagafilita,
ceux qui suivent Habyarimana dans ses tergiversations comme les colonels Sagatwa et Nsabimana et enfin
les « modérés ».
Jean-Jacques Maurin est présent à la réunion du comité de crise à l’état-major de l’armée rwandaise
au camp Kigali dans la nuit du 6 au 7 avril. 2
Le colonel de gendarmerie Damy est conseiller auprès de l’état-major de la Gendarmerie nationale. 3
Des coopérants militaires français sont en permanence au camp militaire de Kanombe à côté de
l’aéroport et de la résidence du Président Habyarimana. Le chef de bataillon de Saint-Quentin se rend
sur les lieux du crash le 6 avril au soir. 4
Alors que des Français peuvent accéder au lieu du crash, la MINUAR s’en voit refuser l’accès.
Quatre Français sont le matin du 7 devant la résidence présidentielle à Kanombe. 5
Un Français, le major De Gouvello, a son bureau au camp Kigali. 6
Interrogé en 2004 sur une éventuelle complicité entre des militaires français et des auteurs du génocide,
le général Roméo Dallaire répond :
Q : Y a-t-il eu une complicité entre des militaires français et des auteurs du génocide ?
R : Les Français encadraient les unités de l’armée rwandaise comme la garde présidentielle et
étaient présents dans les quartiers généraux. Ils avaient connaissance de ce qui se passait dans les
structures militaires. Ils étaient tout à fait informés qu’il se tramait quelque chose qui pouvait conduire
à de grands massacres.
F. Reyntjens [182, p. 52].
Voir section 9.5 page 538.
3 Témoignage de Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril 1997, p. 22. http:
//francegenocidetutsi.org/Ndindiliyimana21avril1997.pdf#page=22
4 Voir section 7.13.12 page 377.
5 Témoignage de deux parents d’une victime de l’attentat du 6 avril, C. Terras [204, p. 70].
6 V. Kayimahe [114, p. 218]. Il l’appelle de Javello. Mais il s’agit du major De Gouvello affecté en tant qu’assistant
militaire technique au bataillon de reconnaissance.
1
2
617
13.2. LES TROIS FERS DE LANCE DU COUP D’ÉTAT ET DES MASSACRES
Il y avait d’une part une guerre civile entre une organisation rebelle et une armée du pays entraînée
par les Français et les Belges. De l’autre des possibilités de débordement qui ont ouvert le chemin au
génocide.
La majorité de l’armée se battait sur le terrain mais des unités comme la garde présidentielle avec
des Français à l’intérieur sont entrées en action après l’attentat contre l’avion du président rwandais.
Je ne sais pas quand les étrangers sont partis. Dans les jours qui ont suivi, on a vu quelques Blancs en
uniforme rwandais mais je ne peux pas assurer qu’il s’agissait de militaires français car ils portaient
l’uniforme rwandais. Plus tard beaucoup d’officiers qui entraînaient ces gens se sont retrouvés dans
« Turquoise ». 7
Les Français sont donc « aux premières loges ». De plus, ils écoutent les réseaux de communication
téléphoniques et radiophoniques. Aussi, M. Mitterrand nous abuse-t-il quelque peu quand il affirme à la
télévision le 14 juillet 1994 :
Et les Français sont partis. Les Français sont partis plusieurs mois avant le déclenchement de ce
génocide qui a suivi l’assassinat des Présidents du Rwanda et du Burundi.
À ce moment-là, on nous a suppliés de revenir en nous disant « Sauvez les Casques-bleus, ramenez
les Français, les Belges, les étrangers qui se trouvent au Rwanda », ce que nous avons fait. Nous
avons envoyé des avions, nous avons ramené dans d’autres pays, en particulier en Europe, des gens
qui étaient menacés.
Mais depuis les Accords d’Arusha, nous ne sommes plus partie dans cette affaire.
Donc, le génocide a eu lieu après. Nous étions déjà absents. 8
Étant aussi bien informés et ayant une telle autorité sur les militaires et politiciens rwandais, les
dirigeants français sont donc en mesure, avec l’arrivée de renforts militaires français le 9 avril, et avec
l’appui de la MINUAR et des forces belges, de faire cesser les massacres. Ils ne l’ont pas fait. Mais il
n’était pas question pour eux d’intervenir pour faire cesser les massacres. C’est plutôt l’option inverse
qui a été examinée. Ils ont songé à engager les troupes françaises contre celles du FPR en soutien au
gouvernement intérimaire rwandais, qui était à leurs yeux le gouvernement légal. Ils ont finalement renoncé
à se ranger ouvertement du côté des forces génocidaires, des FAR, de la garde présidentielle, des milices
et de l’autodéfense. Toutefois, ceci n’est que supputation, car aucun document n’est accessible à ce jour
sur les échanges entre Paris et Kigali à ce moment-là.
13.2
Les trois fers de lance du coup d’État et des massacres
L’ordre d’opération Amaryllis du 8 avril 1994 comporte cette description, assez exacte, de la situation :
Pour venger la mort du Président Habyarimana, du chef et de l’adjoint de la sécurité présidentielle
tués dans l’écrasement de l’appareil survenu le 06 avril au soir, les membres de la garde présidentielle
ont mené dès le 07 matin des actions de représailles dans la ville de Kigali : attaque du bataillon
FPR, arrestation et élimination des opposants et des Tutsi [...] 9
Le rôle de la garde présidentielle est bien mis en évidence dans ce texte qui reconnaît que c’est elle
qui a attaqué le FPR et non l’inverse. Le problème est la qualification des actes décrits. L’état-major
français qualifie de vengeance de la mort du président et de représailles l’« élimination des opposants et
des Tutsi », alors qu’il s’agit là d’un coup d’État et que l’élimination des Tutsi est la définition même
d’un génocide. En parlant ainsi de « vengeance de la mort du président », l’état-major français fait sienne
l’argumentation des tueurs, puisqu’il n’en fait aucune critique. Il sait donc que la garde présidentielle
(à l’instruction de laquelle des militaires français sont encore détachés en 1993 et même, de fait, en
1994), souvent mise en cause par le passé dans différents attentats et massacres, 10 est le fer de lance des
massacres.
Thierry Oberlé, Roméo Dallaire : « Les Français savaient ce qui se tramait », Le Figaro, 6 avril 2004. http://
francegenocidetutsi.org/OberleDallaireFigaro6avril2004.pdf
8 Entretien accordé par le Président de la République, M. François Mitterrand, à TF 1 et France 2, 14 juillet 1994.
9 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/
OrdreOpAmaryllis.pdf
10 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 147].
7
618
13. CONNIVENCE AVEC LES AUTEURS DES MASSACRES
Vont assister la garde présidentielle dans ces massacres, deux unités d’élite de l’armée rwandaise, bien
connue des Français, le bataillon de paras-commando et le bataillon de reconnaissance. 11 L’ensemble de
ces trois unités se trouve de fait dans la nuit du 6 au 7 sous les ordres du colonel Bagosora, sans doute
appuyé par d’autres personnages qui restent en retrait.
Par exemple, l’attaque de la maison du Premier ministre, Madame Agathe Uwilingiyimana, et son
assassinat, sont le fait de membres de la garde présidentielle, du bataillon paras-commando et de l’escadron
A du bataillon de reconnaissance dirigé par le capitaine Innocent Sagahutu. 12
Un autre témoignage montre neuf militaires du bataillon paras-commando et de la garde présidentielle
guidés par un civil qui massacrent des gens le 7 avril à 7 h 30. 13
Le colonel Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando, dit à ses hommes de venger
la mort du président :
Le témoin a par ailleurs accusé Ntabakuze d’avoir appelé les soldats du bataillon paras-commando
à venger la mort du président Habyarimana. « Les Inyenzi viennent de le tuer, nous devons venger
sa mort », aurait déclaré Ntabakuze. 14
L’adjudant chef José de Pinho était chargé de la formation du peloton CRAP, au sein du bataillon
paras-commando, sous l’autorité du commandant Grégoire de Saint-Quentin. 15 Cette unité entre en
action le 6 avril 1994 après l’attentat :
One of the first orders from UNAMIR headquarters given that night was for peacekeepers to go
immediately to the crash site. A group of Belgian soldiers set out, but they were stopped at 9.35 p.m.,
disarmed and taken to the airport by Presidential Guards. The roadblock contained elements of a
French-created unit in the para-commando brigade Commando de Reconnaissance et d’Action en Profondeur (CRAP). The rumour was that they were trained by a French officer called de Saint-Quentin,
a gendarme from the French military assistance team, hnown as the Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction (DAMI). One witness said that this French gendarme lived inside the Kanombe
military camp. [...]
Shortly after the crash a section of CRAP, whose barracks were at Camp Kanombe, was ordered
to the Presidential villa, a few minutes away where the wreckage of the plane lay smouldering in the
garden. They were instructed to collect the bodies from the crash site. 16
Les paras-commando participent à l’élimination des opposants et des Tutsi :
Dans les premières heures des tueries à Kigali, des soldats de la Garde présidentielle et des bataillons de paras-commando et de reconnaissance, aidés de quelques gendarmes, se livrèrent au carnage, quartier par quartier. 17
Linda Melvern donne des détails :
One witness claims it was soldiers from the paras-commando battailon who were ordered to help to
eliminate MRND opponents and that Ntabakuze had a list of people that had already been prepared.
This witness claimed that Ntabakuze murdered some of his own men that night. 18
11 Notons que pour ce qui est de faire la guerre contre l’armée du FPR, les militaires français considèrent que les
trois bataillons d’élite sont le bataillon Ruhengeri, le bataillon Para et le bataillon Muvumba. Cf. Rapport du colonel
Capodanno sur sa mission au Rwanda, 3-6 novembre 1992, MMC No 000196/MMC/SP/CD, Paris, 10 novembre 1992.
http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf
12
TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimungu section 5.7. http://francegenocidetutsi.org/
militaryIIfActeAccusation.pdf#page=16
13 Voir section 15.6.5 page 694.
14 Agence Hirondelle, Ntabakuze aurait tenté d’assassiner l’ex-Premier ministre Nsengiyaremye, TPIR/Militaires I, 23
février 2004.
15 José De Pinho [168, p. 49].
16 L. Melvern [142, p. 135]. Traduction de l’auteur : Un des premiers ordres du quartier général de la MINUAR a été
cette nuit-là d’envoyer immédiatement des soldats de la paix sur les lieux du crash. Un groupe de soldats belges partit mais
fut arrêté à 21 h 35, désarmés et emmenés à l’aéroport par des gardes présidentiels. À la barrière se trouvaient des membres
de l’unité CRAP de la brigade de paras-commando, formée par les Français. Selon la rumeur, ils étaient entraînés par un
officier français nommé de Saint-Quentin, un gendarme du Détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI). Un
témoin a déclaré que ce gendarme français habitait au camp de Kanombe. [...]
Peu après le crash une section CRAP, dont les casernes étaient au camp de Kanombe, fut envoyée à la villa présidentielle,
quelques minutes après que l’avion se fut écrasé dans le jardin. Il leur fut ordonné de ramasser les corps.
17 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 262].
18 Témoignage de DBQ, TPIR, Procès Militaires 1. Linda Melvern [142, p. 144]. Traduction de l’auteur : Un témoin
déclare que ce sont des soldats du bataillon paras-commando qui se sont vus intimer l’ordre d’éliminer les opposants au
619
13.3. LA PRISE DE CONTRÔLE DE L’AÉROPORT PAR LES FRANÇAIS
Le matin du 7, les quatre compagnies du bataillon paras-commando sont envoyées tuer les opposants et
toute personne portant une carte d’identité de l’ethnie Tutsi. 19 La première est envoyée à 6 h à Kajagali,
un marché à côté du camp de Kanombe, la deuxième, sous les ordres du lieutenant Jean de Dieu Gahutu,
renforce la garde présidentielle à Kimihurura aux abords du CND, la troisième est envoyée à Kabeza.
Les paras-commando sont accusés d’avoir massacré d’éventuels témoins sur la colline de Masaka d’où
auraient été tirés les missiles qui ont abattu l’avion du Président :
Des éléments des FAR, en particulier le bataillon paras-commando stationné à Kanombe, aurait
dès la soirée du 6 avril tué de nombreuses personnes (certaines sources parlent de plusieurs milliers
dans la zone de Masaka), en vue d’éliminer des témoins gênants. 20
F. Reyntjens précise : « Ces tueries massives, qui ont commencé dans la nuit du 6 au 7 avril, ont été
achevées dans celle du 8 au 9 avril. A-t-on voulu éliminer des témoins gênants ? » 21
Le major François-Xavier Nzuwonemeye, commandant du bataillon de reconnaissance, tient le même
langage qu’Aloys Ntabakuze au lendemain de l’assassinat du Président Juvénal Habyarimana :
« Il a dit qu’il savait que l’ennemi était le FPR, mais qu’il devait d’abord exterminer ses complices », a rapporté le témoin “DN”, ainsi dénommé pour préserver son anonymat.
Selon le témoin, Nzuwonemeye était en compagnie d’autres officiers dont l’ex-commandant du
bataillon paras-commando, le major Aloys Ntabakuze, l’un des quatre accusés dans le procès “militaires I”. [...] Lors du contre-interrogatoire, l’avocat franco-martiniquais de Bagosora, Me Raphaël
Constant, a demandé au témoin si le major Nzuwonemeye avait donné des instructions pour tuer les
Tutsis.
DN a répondu que l’officier avait donné ordre aux hommes de son bataillon de procéder aux
massacres, après leur avoir expliqué que l’avion présidentiel avait été abattu. 22
Les militaires français sont particulièrement liés à ces trois unités d’élite de l’armée rwandaise qu’ils
ont contribué à former.
13.3
La prise de contrôle de l’aéroport par les Français
Les militaires français de l’Assistance militaire technique (AMT) prennent le contrôle de l’aéroport
dans la nuit du 8 au 9. Cela suppose une étroite coopération avec les FAR qui contrôlent cet aéroport et
qui ont disposé des véhicules sur la piste pour empêcher tout atterrissage, comme l’indique le lieutenantcolonel Maurin ci-après.
Alors que l’aéroport de Kigali est censé être tenu par les forces de l’ONU, depuis l’attentat du 6 avril
au soir ce sont les militaires rwandais, essentiellement des soldats de la garde présidentielle et du bataillon
paras-commando, qui le contrôlent. Les soldats de la MINUAR y sont retenus prisonniers, en particulier
ceux que le général Dallaire, commandant de la MINUAR, a envoyé pour encercler les lieux du crash de
l’avion du Président Habyarimana, afin d’initier une enquête. 23
L’amiral Lanxade déclare à la télévision française quand l’opération Amaryllis a commencé :
« Nous tenons l’aéroport [de Kigali] avec l’aide des forces armées rwandaises ». Personne ne
s’étonne. Pourtant, l’aéroport était censé être tenu par les forces de l’ONU. 24 .
Dans son compte rendu d’action, le lieutenant-colonel Maurin, attaché de Défense par intérim à Kigali
et responsable de l’opération Amaryllis, écrit :
Vendredi 08/04 [...]
MRND et que Ntabakuze avait une liste de personnes toute prête. Le même témoin affirme que Ntabakuze a assassiné
certains de ses propres hommes cette nuit-là.
19 L. Melvern [141, pp. 144-145].
20 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 216].
21 F. Reyntjens [182, p. 25].
22 Agence Hirondelle, Des officiers auraient juré « d’exterminer des complices » du FPR, TPIR/Militaires I, 19 février
2004.
23 Voir section 7.13.8 page 371.
24 Danielle Birck La télévision et le Rwanda, Les Temps modernes, juillet 1995, p. 185
620
13. CONNIVENCE AVEC LES AUTEURS DES MASSACRES
Mise en place de l’équipe AMT du bataillon para rwandais à l’aéroport de KANOMBE qui s’assure
du contrôle de la tour et du dégagement de la piste d’atterrissage obstruée par des véhicules en vue
de l’arrivée des premiers éléments d’AMARYLLIS. 25
Nous apprenons ainsi qu’il y a une équipe de coopérants militaires (AMT) auprès du bataillon parascommando rwandais et qu’elle a suffisamment d’autorité pour enjoindre de libérer la piste de l’aérodrome.
Enjoindre à qui ? Certainement à la garde présidentielle qui tient l’aéroport, comme en témoigne le général
Dallaire, et sans doute aussi au bataillon paras-commando rwandais. Quand l’amiral Lanxade affirme que
les forces armées rwandaises ont aidé les Français à prendre le contrôle de l’aéroport, il s’agit de la garde
présidentielle et du bataillon paras-commando rwandais qui, par ailleurs, mettent Kigali à feu et à sang.
13.4
Collaboration avec le bataillon paras-commando
Le bataillon de paras-commando est l’un des trois fers de lance militaires du génocide. Il semble que
les termes “bataillon para” et “bataillon de paras-commando” désignent la même unité militaire rwandaise. Les parachutistes rwandais sont dirigés par le major Aloys Ntabakuze, qui est l’un des principaux
complices du colonel Bagosora, organisateur du génocide. 26 Il a été condamné à la prison à perpétuité
pour génocide par le TPIR le 18 décembre 2008.
Les militaires français sont étroitement liés avec ce bataillon paras-commando rwandais. La France
a d’ailleurs formé et équipé cette unité. 27 C’est en son sein qu’elle a formé une unité CRAP chargée
d’actions secrètes contre le FPR.
Durant Noroît, ils ont mené des opérations conjointes. 28 Bernard Lugan, commentant l’état des FAR
en février 1993, écrit :
La débandade est générale et les seules unités qui se comportent correctement sont celles qui ont
été instruites par le DAMI/Panda. Quant au Bataillon Para, sa conduite au feu est excellente. 29
Cette coopération a perduré puisqu’une équipe d’AMT assiste toujours ce bataillon para et réside
avec lui au camp de Kanombe.
La prise de contrôle de l’aéroport le 9 avril par l’entremise de quatre AMT auprès du bataillon parascommando, témoigne de l’étroite coopération qui continue à régner malgré les massacres exécutés par les
paras-commando les 7 et 8 avril. Aloys Ntabakuze, le commandant des paras-commando, avait installé
son poste de commandement à l’aéroport dans la nuit du 7 au 8 avril. 30
Témoignage de cette bonne entente, Grégoire de Saint-Quentin sait aussi faire intervenir Ntabakuze
le 8 avril pour une opération humanitaire, ainsi que le rapporte le journal du contingent belge de la
MINUAR :
a A 09 Hr 57, le QG Force demande de l’aide pour un Observateur ONU gravement blessé. Il
aurait un membre arraché et doit être évacué sur l’ACP 31 de BEVERLY HILLS [à l’École Technique
Officielle (ETO), pas très loin de Kanombe]. Le QG Secteur [Colonel Luc Marchal] prend contact
avec le chirurgien et l’anesthésiste qui sont toujours à KANOMBE.
b Le Med LtCol PASUCH 32 prend contact téléphonique avec le Cdt Grégoire de Saint Quentin,
de la CTM [Coopération technique militaire] française pour lui demander de les aider. Vers 10 Hr 30,
H6 [Médecin Major Daubresse] et l’anesthésiste quittent la maison du LtCol PASUCH à bord de la
voiture du Cdt, accompagnés par un SOffr français. Pour être sûr de franchir les différents barrages
25 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/
CussacMaurinCR19avril1994.pdf
26 G. Prunier [175, p. 288].
27 Voir section 2.4.4 page 90.
28 La Mission d’information nous en fournit un exemple avec la reprise de Ruhengeri le 23 janvier 1991 commentée par les
télégrammes des 23 et 24 janvier 1991 de l’ambassadeur Martres. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, pp. 152-153]. http://francegenocidetutsi.org/Martres23janvier1991.pdf http://francegenocidetutsi.
org/Martres24janvier1991.pdf
29 B. Lugan [131, p. 128].
30 Interrogatoire principal de la Défense d’Aloys Ntabakuze, par Me Erlinder, TPIR, ICTR-98-41-T, 18 septembre 2006.
31 ACP : Antenne chirurgicale parachutable (parachutistes belges de KIBAT).
32 Le chirurgien est le Dr. Daubresse, l’anesthésiste le Dr. Van Deenen, le Dr. Pasuch est médecin de la coopération militaire
belge (C.T.M.). Ils sont le 6 au camp de Kanombe chez le Dr Pasuch. Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 20]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.
pdf#page=20
621
13.5. COLLABORATION AVEC LA GARDE PRÉSIDENTIELLE
sans encombre, ils passent d’abord chez le Comd du Bn Para rwandais, le major NTABAKUZE. C’est
à bord d’un pick-up des FAR, avec le Maj NTABAKUZE et le Cdt DE SAINT QUENTIN qu’H6 et
l’anesthésiste partent vers BEVERLY HILLS 33
Pendant que des soldats du bataillon paras-commando et de la garde présidentielle assassinent à
Kigali, les militaires français de l’AMT coopèrent avec d’autres membres de ces unités pour prendre le
contrôle de l’aéroport et permettre l’atterrissage de la force française qui, pour les militaires rwandais
initiateurs du génocide, venait non seulement pour l’évacuation des Blancs mais aussi pour leur donner
un coup de main face au FPR, comme à l’habitude. Les munitions débarquées d’un des avions C-160 en
sont un témoignage. 34
13.5
Collaboration avec la garde présidentielle
La garde présidentielle assassine le 7 avril le Premier ministre, 35 la plupart des dirigeants politiques
modérés ou opposés à la ligne Habyarimana et poursuit avec d’autres militaires, des gendarmes et les
milices le massacre des Tutsi et des Hutu d’opposition. En dépit de cela, les Français collaborent avec
elle.
Interrogé sur une éventuelle complicité entre des militaires français et des auteurs du génocide, le
général Roméo Dallaire répond que des militaires français étaient présents à l’intérieur de la garde présidentielle :
Les Français encadraient les unités de l’armée rwandaise comme la garde présidentielle et étaient
présents dans les quartiers généraux. [...]
La majorité de l’armée se battait sur le terrain mais des unités comme la garde présidentielle avec
des Français à l’intérieur sont entrées en action après l’attentat contre l’avion du président rwandais.
Je ne sais pas quand les étrangers sont partis. Dans les jours qui ont suivi, on a vu quelques Blancs en
uniforme rwandais mais je ne peux pas assurer qu’il s’agissait de militaires français car ils portaient
l’uniforme rwandais. 36
Alors que depuis le crash de l’avion présidentiel, la garde présidentielle contrôle l’aéroport et maintient
les soldats de la MINUAR prisonniers, des militaires français peuvent aller enquêter sur les lieux. 37
Les militaires français bénéficient donc de facilités de la part de la garde présidentielle. C’est même
plutôt une symbiose pour Colette Braeckman. Pour Butch Waldrum, responsable logistique à l’ONU, les
Français tiennent l’aéroport grâce à leur bonne relation avec la garde présidentielle :
Members of the presidential guard, which has been held responsible for leading much of the tribal
slaughter since the death in a plane crash of Rwanda’s president Juvenal Habyarimana last week, were
yesterday in nominal control of the airport. However 350 French paratroopers who arrived from the
Central African Republic yesterday afternoon patrolled the airport perimeter while Rwandan forces
looked on.
“The government controls the town, the presidential guard controls the airport and the RPF
controls the west and north”, said Butch Waldrum, transport adviser to the UN’s 2,500 peacekeepers,
who has been attempting to evacuate UN employees, “but the airport is really under French control,
through their relationship with the presidential guard”. 38
L’ambassadeur Marlaud, dans une note visant à attribuer au FPR l’attentat du 6 avril 1994, écrit :
Journal de Kibat [76, p. 23]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=28
Voir section 20.3 page 832.
35 Voir section 9.7 page 543.
36 Thierry Oberlé, Roméo Dallaire : « Les Français savaient ce qui se tramait », Le Figaro, 6 avril 2004. http://
francegenocidetutsi.org/OberleDallaireFigaro6avril2004.pdf
37 Voir section 7.13.12 page 377.
38 Mark Huband, French lead flight from Rwanda, The Guardian, 11 Avril 1994. Traduction de l’auteur : Des membres de
la garde présidentielle, tenue pour responsable des massacres tribaux intervenus après la mort dans le crash de son avion du
président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, la semaine dernière, contrôlaient hier l’aéroport. Toutefois 350 parachutistes
français, arrivés de République Centrafricaine hier après-midi, patrouillaient le périmètre de l’aéroport sous le regard des
forces rwandaises. « Le gouvernement contrôle la ville, la garde présidentielle contrôle l’aéroport et le FPR contrôle l’ouest
et le nord » déclarait Butch Waldrum, le conseiller logistique pour les Casques-bleus de l’ONU, qui a tenté d’évacuer des
employés de l’ONU, « mais l’aéroport est en réalité sous contrôle français, grâce à leur relation avec la garde présidentielle. »
33
34
622
13. CONNIVENCE AVEC LES AUTEURS DES MASSACRES
La destruction de l’avion du Président HABYARIMANA, le 6 avril dernier, a été selon toutes
probabilités provoquée par un attentat. Trois témoignages directs (directeur de cabinet et fille du
chef de l’État, commandant de la garde présidentielle de Kanombe) 39 font état de tirs. Ces témoignages sont corroborés par d’autres, qui ne sont pas toujours issus de milieux favorables au Président
HABYARIMANA. 40
L’important ici n’est pas la preuve que l’accident est dû à un attentat, mais que l’ambassadeur de
France recueille et cite le témoignage du commandant de la garde présidentielle de Kanombe. Cela suppose
pour le moins un contact et un rapport de confiance. Plus loin, dans la même note, Marlaud parle de la
mort de la plupart des responsables d’opposition :
Il [ le FPR ] est confronté pour ce faire à une triple difficulté : sa propre rigidité intellectuelle, qui le
conduit à écarter tout accord avec le MRND [...] ; la mort de la plupart des responsables d’opposition
qui auraient pu jouer un rôle de force d’appoint tout en ayant une réelle implantation dans le pays ;
[...] 41
L’ambassadeur de France ne peut ignorer que les auteurs des meurtres des responsables de l’opposition
sont principalement des membres de la garde présidentielle.
Des militaires français, l’équipe AMT de Kanombe, collaborent avec la garde présidentielle (GP) pour
l’évacuation de la famille du Président Habyarimana vers l’aéroport :
Samedi 09/04
16h00 Acheminement de 44 premiers ressortissants français sur l’aéroport avec escorte AMARYLLIS
L’équipe AMT de Kanombe accompagne, avec un détachement de la GP, 12 personnels de la
famille HABYARIMANA (dont l’épouse du président)
17h30 Décollage du 1er C160 chargé de 56 personnes à destination de BANGUI. 42
Le témoignage à l’Auditorat militaire belge de Jeanne Uwanyiligira et Marie-Claire Uwimbabazi, filles
de Emmanuel Akingeneye, médecin personnel et garde du corps du Président Habyarimana, victime de
l’attentat du 6 avril, confirme la présence de quatre militaires français, le 7 avril vers 8 heures à la
résidence présidentielle de Kanombe. Les propos que tiennent, selon elles, Agathe Habyarimana et ses
proches sont édifiants :
Après nous avons été conduites à la résidence présidentielle à Kanombe par une autre équipe de
la Garde Présidentielle. Il devait être 0800 - 0830 hrs lorsque nous sommes arrivées sur place. Le fils
Habyarimana, Jean-Luc, est venu nous dire bonjour. Au salon il y avait l’épouse du Président, sa fille
Jeanne, l’épouse de l’Ambassadeur Renzaho et sa fille, le mari de sa fille et son autre fils.
Dans le salon il y avait 7 corps dont celui de notre père. Sur la barza il y avait les corps des pilotes
Français et des ministres Burundais.
Il y avait quatre Français devant la maison. Le chef des Français nous a expliqué que l’avion avait
été abattu par un “Stinger”.
Lorsque nous pleurions devant le corps de papa, Mme Habyarimana nous a dit qu’il ne fallait
pas pleurer parce que si les “ennemis” nous voyaient ils seraient contents. Elle a ajouté qu’il fallait
prendre un fusil comme son fils Jean-Luc qui se promenait avec un fusil “ R4 ”.
Alors que nous étions en train de prier, Mme Habyarimana priait tout haut en demandant d’aider
les inerhamwe [sic] de nous débarrasser de l’ennemi et pour que les militaires Rwandais aient des
armes. Je dois dire qu’entre-temps les deux sœurs religieuses du président et l’archevêque étaient
venus sur place. Nous avons entendu la sœur Godelieve dire à la cuisine qu’il faut tuer tous les Tutsis.
Nous avons entendu Jeanne Habyarimana, sa maman et aussi Séraphin (Rwabukumba) expliquer
au téléphone que c’était les Belges qui avaient abattu l’avion et qu’ils se battaient aux côtés du FPR
(les Belges...)
39 Le directeur de cabinet de Juvénal Habyarimana est Enoch Ruhigira, la fille du chef de l’État est Jeanne Habyarimana,
le commandant de la garde présidentielle est le lieutenant-colonel Protais Mpiranya, mais comme il s’agit de la garde
présidentielle de Kanombe, c’est peut-être un officier sous ses ordres. Le lieutenant Évariste Sebashyitsi commandait les
gardes présidentiels chargés de protéger la maison d’Habyarimana à Kanombe. Cf. Interrogatoire du Major Ntabakuze,
TPIR, ICTR-98-41-T, 18 septembre 2006.
40 Note du ministère des Affaires étrangères du 25 avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 273]. http://francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
41 Ibidem p. 276.
42 Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 351]. http://francegenocidetutsi.org/
CussacMaurinCR19avril1994.pdf
623
13.6. COLLABORATION AVEC LES FAR
Cela s’est dit souvent au téléphone.
Nous avons entendu des contacts téléphoniques avec Mobutu, Mitterrand et l’Ambassadeur de
France. [...]
Durant la journée du 07.04.94 nous avons pu remarquer que toute la famille présente y compris
les religieuses, se réjouissait lorsqu’on venait annoncer la mort de tel ou tel opposant. C’étaient des
Gardes Présidentiels qui annonçaient cela et ils se vantaient de ces meurtres. 43
Vénuste Kayimahe, employé au Centre culturel français de Kigali et réfugié là, supplie après le 7 avril
sa direction et les militaires français qui séjournent au Centre d’aller chercher ses autres enfants et de les
évacuer tous ensemble. Mais les ordres donnés par l’ambassadeur sont qu’on n’évacue pas de Rwandais.
C’est ce que lui répète, le 11 avril, le major De Javello [De Gouvello] qui vient rencontrer des militaires
français occupant le Centre. Kayimahe ajoute :
Le major De Javello était affecté à la coopération militaire, au DAMI exactement. Accompagné par
deux gardes du corps rwandais, membres de la Garde présidentielle, il venait donner des instructions
à ces compagnons d’armes [...] Je me demandais pourquoi le major, au lieu d’une escorte française,
avait préféré se faire accompagner de ces gens dont l’institution était en train de se salir ouvertement
les mains dans le génocide. Il avait son bureau au camp Kigali et jouissait, grâce à sa qualité d’officier
français, d’un grand prestige et d’un grand pouvoir. 44
Rappelons que c’est au camp Kigali qu’ont été assassinés les dix paras belges le 7 avril. C’est là aussi
que stationnent des éléments du bataillon de reconnaissance 45 et que se trouve l’état-major des FAR.
13.6
Collaboration avec les FAR
Un des avions amenant la force Amaryllis le 9 avril a débarqué des armes pour les FAR. Le colonel
Marchal confirme qu’un des observateurs des Nations Unies sous ses ordres à l’aéroport de Kigali, un
officier sénégalais, a vu que des caisses de munitions de mortiers avaient été débarquées d’un des trois
avions militaires français. 46 Cette livraison d’armes a sans doute facilité la prise de contrôle de l’aérodrome
par les militaires français.
Éric Bertin, responsable opérationnel de MSF-France pour le Rwanda, décida d’évacuer son équipe
le 10 avril. Il fut conduit à l’aéroport dans des camions de l’armée rwandaise conduits par des soldats
rwandais mais escortés par des soldats français. Il a constaté que les Français contrôlaient les militaires
rwandais :
Bertin said that quite clearly the French military had control over the Rwandan army and he still
wants to know why French officers did not simply prevent the killing. While UN peacekeepers wore
bullet proof vests, French soldiers did not. They drove freely around Kigali. 47
Le rapport de la Mission d’information parlementaire confirme cette bonne entente entre les troupes
françaises et les FAR au début du génocide ; elle permettra aux troupes belges d’atterrir pour évacuer
leurs ressortissants :
Mais la France intercédera en leur faveur auprès des FAR pour que ces forces puissent se poser à
l’aéroport de Kigali. 48
En réalité les Français ne souhaitaient pas l’arrivée des soldats belges, ils ont tout fait pour en limiter
le nombre.
Le colonel Poncet reconnaît qu’il a utilisé des véhicules des FAR :
43 Guy Artiges, Audition de Jeanne Uwanyiligira et Marie-Claire Uwimbabazi, Auditorat militaire Bruxelles, PV no 1013,
22 juin 1994 http://francegenocidetutsi.org/AkingeneyeAuditMil.pdf ; C. Terras, M. Ba [204, p. 70].
44 V. Kayimahe [114, p. 218].
45 L. Melvern [140, p. 124].
46 Lettre de Jacques Bernière au général Mourgeon et au commandant Du Sartel. Allégations du colonel Marchal
sur des livraisons d’armes. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes p. 356] http:
//francegenocidetutsi.org/Berniere13octobre1998.pdf ; L. Marchal [135, pp. 246-247].
47 L. Melvern [140, p. 142]. Traduction de l’auteur : Bertin déclara qu’il était assez clair que les militaires français
contrôlaient l’armée rwandaise et il se demande encore pourquoi les officiers français n’ont pas empêché les massacres. Alors
que les soldats de la force de maintien de la paix de l’ONU portaient des gilets pare-balles, les soldats français n’en portaient
pas. Ils circulaient librement dans Kigali.
48 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 252].
624
13. CONNIVENCE AVEC LES AUTEURS DES MASSACRES
J’ai effectivement procédé à la “réquisition” de quelques véhicules militaires rwandais le 9 avril
au matin afin d’acheminer un détachement à l’ambassade de France. 49
13.7
Les militaires français sont salués par les miliciens aux barrières
Les soldats français ne sont pas arrêtés aux barrages. Au contraire, les assassins les saluent :
Il y avait des barrages tous les cinquante mètres. Des types nous saluaient avec leur machette, des
cadavres à leurs pieds. 50
En revanche les troupes belges, elles, sont arrêtées. Thierry, un Belge, raconte :
J’accompagnais des parachutistes belges et nous avons été arrêtés à un barrage tenu par les locaux.
Ils en tapaient d’autres à la machette et empilaient les cadavres. Personne n’a bougé. 51
Voir aussi le témoignage de Jean-Marie Milleliri, médecin militaire à Kigali, section 17.1 page 761.
13.8
Une intervention aux côtés des FAR a été envisagée
13.8.1
Le gouvernement intérimaire demande un soutien militaire
Le dimanche 10 avril 1994, le jour suivant l’installation du « gouvernement », Jérôme Bicamumpaka,
« ministre des Affaires étrangères », rencontre l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, et lui
demande l’intervention des forces françaises pour « contrôler la situation ». 52
Il n’aura pas gain de cause, semble-t-il, mais cette entrevue montre qu’au lieu d’intervenir pour faire
arrêter les massacres, la France a envisagé de se battre contre le FPR en soutien aux forces qui ont
commencé le génocide, puis y a renoncé. Alison Des Forges, en général bien informée, écrit : « Pendant
plusieurs jours, les Français envisagèrent d’accorder l’assistance militaire demandée par le gouvernement
intérimaire. » 53
Notons également qu’une demande de fourniture d’armes est envoyée à Paris le 7 avril. 54
Une intervention aux côtés des FAR a bien été envisagée par les militaires français sous plusieurs
formes différentes. Elle aurait été souhaitée par l’Élysée :
Certains prétendent que M. Mitterrand aurait souhaité que les paras français dépêchés à Kigali
le 9 avril 1994 pour évacuer les ressortissants français puissent également aider les forces gouvernementales, ce qui est contraire à l’accord de coopération militaire signé entre les deux pays en 1975. 55
Nous n’avons pas de documents pour étayer cette hypothèse. Mais cette lacune est en soi révélatrice.
La Mission d’information parlementaire ne publie aucun télégramme entre Paris et Kigali lors de ces
heures cruciales. Il y en a eu certainement beaucoup.
Le Premier ministre intérimaire, Jean Kambanda, écrit que les paras français ont couvert la fuite de
son gouvernement le 12 avril :
La date du 12 avril 1994 fut une journée de déménagement du gouvernement intérimaire de Kigali
vers Gitarama. [...]
L’on sera informé dans cette même matinée par le Général Major NDINDIRIYIMANA, chef
d’État-Major de la gendarmerie et chargé de la sécurité du gouvernement, que Kigali risquait d’être
encerclé avant dix heures du matin, raison pour laquelle il fallait déménager sans délai le gouvernement vers Gitarama, certains ayant même proposé Cyangugu. Cette décision aura des répercussions
49 Lettre du colonel Poncet au général Mourgeon, 15 octobre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 357]. http://francegenocidetutsi.org/Poncet15octobre1998.pdf
50 Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11.
51 Ibidem.
52 Chris Mc Greal, notes d’un entretien avec Jean Kambanda, Bukavu, août 1994. Cf. Alison Des Forges Aucun témoin
ne doit survivre [86, p. 763].
53 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 764].
54 Voir section 20.2 page 830.
55 Vénuste Nshimiyimana [160, p. 56].
625
13.8. UNE INTERVENTION AUX CÔTÉS DES FAR A ÉTÉ ENVISAGÉE
négatives sur le moral des troupes et de la jeunesse appelées à défendre la ville de Kigali. Ainsi donc,
ce fut dans une précipitation indescriptible que le convoi du gouvernement quitta Kigali pour ne plus
y revenir dans cette matinée du 12 avril 1994, sous la protection à peine voilée, des para Français qui
patrouillaient dans toute la ville. 56
13.8.2
Installation de postes de tir antichar Milan
Alors que l’opération Amaryllis a, en théorie, uniquement pour mission l’extraction de ressortissants,
un poste de tir de missiles antichars Milan est installé le 11 avril en détruisant le toit de la Mission
de coopération, où le commandant de l’opération Amaryllis a son PC. N’était-ce pas là une ingérence
française, destinée à aider les FAR contre le FPR, se demande la Mission d’information parlementaire en
1998 ?
Cette destruction a été confirmée par le chef de la Mission civile de coopération, M. Michel
Cuingnet, qui s’en est étonné auprès de l’attaché adjoint de défense, le Lieutenant Colonel JeanJacques Maurin. Celui-ci lui aurait répondu qu’il s’agissait d’un problème militaire, que « c’était la
guerre » et que cela ne le concernait plus puisqu’il allait être évacué. 57
Le général Jean-Pierre Huchon répond à la Mission d’information parlementaire que « ces missiles
avaient peut-être été posés sur le toit par simple précaution, la compagnie pouvant craindre une arrivée des
blindés du FPR » et il a signalé que « dans chaque compagnie, se trouve toujours un groupe de deux pièces
Milan. » 58 Un affrontement avec le FPR a donc bien été envisagé. De plus, l’ordre d’opération Amaryllis
spécifie bien « un groupe Milan » en plus d’une compagnie dans le premier échelon des troupes. 59
Comme pour le capitaine de frégate Marin Gillier à Bisesero, une batterie Milan n’est pour Maurin
qu’un instrument optique d’observation :
Interrogé lui aussi sur cette question par la Mission, le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin a
indiqué que l’unité envoyée était la compagnie d’éclairage et d’appui du 3e RPIMa, commandée par
le Capitaine Millet ; la compagnie avait ce matériel en dotation. Le lieutenant-colonel Jean-Jacques
Maurin a précisé que la batterie Milan avait été placée au-dessus de son PC, et qu’elle n’était pas
armée de missiles. Il a aussi indiqué que ce matériel était équipé d’une lunette performante permettant
de suivre attentivement, notamment la nuit, les différents mouvements alentour. 60
Le rapporteur de la Mission conclut sans rire :
Il paraît, dans ces conditions, hasardeux de considérer la présence de ces missiles, le 11 avril, sur
le toit de la Mission de coopération, comme la manifestation d’une volonté de soutenir les FAR contre
le FPR. Il ne s’agissait que d’un matériel d’observation. 61
Il ajoute :
Il convient également de préciser que l’opération Amaryllis supposait qu’on maîtrisât les axes de
communication jusqu’à l’aéroport et qu’à cette fin les missiles Milan pouvaient se révéler utiles.
Il aurait mieux valu pour cela placer la batterie sur un véhicule. Mais comme les barrières s’ouvrent
pour les Français, les Milan ne sont pas nécessaires. Et pourquoi donc cette batterie n’a été installée
que le 11 alors que les militaires d’Amaryllis sont arrivés le 9 ? La seule raison plausible, c’est qu’un
affrontement avec le FPR a été envisagé.
J.-M. Milleliri, médecin militaire détaché en coopération, signale aussi que des batteries Milan sont
installées à l’École française transformée en centre d’évacuation. 62
56
Jean Kambanda, Qui est génocide ?, 29 mai 1997, pp. 104-105. http://francegenocidetutsi.org/
KambandaQuiEstGenocide29mai1997.pdf
57 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 262].
58 Ibidem. Autant que nous sachions, le FPR n’avait pas de blindés.
59 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 345]. http://francegenocidetutsi.org/
OrdreOpAmaryllis.pdf
60 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 262].
61 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 262].
62 J.-M. Milleliri [147, p. 67].
626
13. CONNIVENCE AVEC LES AUTEURS DES MASSACRES
13.8.3
Le maintien du détachement COS
Une intervention aux côtés des FAR sous la forme d’un petit détachement COS 63 a été organisée. En
effet, un détachement du COS est maintenu à Kigali le 12 avril sous le commandement du lieutenantcolonel Jean-Jacques Maurin, « commandant les opérations spéciales ». 64 Le 12 avril, le général Le Page
donne l’ordre de mission suivant au lieutenant-colonel Maurin :
Un détachement du COS est maintenu à Kigali et placé sous commandement opérationnel du
CEMA.
Sa mission est :
- d’extraire les ressortissants, non volontaires jusqu’à présent et qui le souhaiteraient, ou tout
autre nouveau cas ;
- de tenter de localiser le coopérant disparu ;
- de renseigner sur la situation locale ;
- de proposer des attitudes ou des modes d’action en fonction de l’évolution de celle-ci ;
- de guider toute opération d’appui aérien ;
- de vous exfiltrer si nécessaire. 65
Cette mission est une mission typique des COS ou des CRAP 66 placée sous le commandement direct
du chef d’état-major des armées et comprenant des tâches diverses et variées allant de l’humanitaire au
guidage d’une intervention aérienne, en passant par le renseignement.
Une note des conseillers de François Mitterrand affirme qu’une trentaine d’hommes des forces spéciales
restent après le 12 avril « à la demande des Belges » et pour récupérer les corps de Didot, de la femme
de Didot et de Maïer :
Le retrait de nos troupes (500) devrait être terminé mercredi en fin d’après-midi. Seules resteront
sur place, à la demande des Belges, pour quelques jours, une trentaine d’hommes des forces spéciales
pour conserver à cette opération un caractère international et permettre si possible, après négociation,
de récupérer les corps de nos deux coopérants gendarmes et de l’épouse de l’un deux [sic] probablement
tués dès le début des événements par le FPR. 67
Le rapporteur de la Mission s’interroge sur cette mission très spéciale :
Sur la base de cette adresse personnalisée et compte tenu de la situation qui ne cesse de s’aggraver,
le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin décidera le rapatriement de l’ensemble des 33 éléments du
COS et des deux derniers AMT le 14 avril.
Toutefois, si tel n’avait pas été le cas, on aurait pu légitimement remettre en cause le principe du
maintien du COS à Kigali, alors que nous n’avions plus de représentation diplomatique. Il convient
surtout de s’interroger sur la mission consistant à guider toute opération d’appui aérien dont on ne
voit pas à qui elle aurait pu bénéficier, si ce n’est aux FAR. 68
Ainsi un soutien aérien aux FAR contre le FPR a été prévu. D’autres indices qu’Amaryllis aurait pu
prendre une autre forme se trouvent dans le rapport de la Mission :
Toutefois, certains éléments prouvent qu’Amaryllis aurait pu évoluer autrement que comme une
simple opération humanitaire, mais cela ne fut pas le cas. 69
Si des militaires sont restés, ce sont ou des COS, ou des CRAP, car c’est dans leur fonction. Des AMT
auraient pu rester, mais ils sont trop « voyants », J.-J. Maurin en particulier, car connus de la MINUAR.
63 COS : Commandement des Opérations Spéciales. Créé en 1992, il réunit des forces spéciales dotées d’avions, d’hélicoptères et d’armes perfectionnées.
64 On notera cette nouvelle attribution du lieutenant-colonel Maurin. Elle est curieuse car le lieutenant-colonel Jacques
Balch est chef du détachement spécialisé Amaryllis, c’est-à-dire des COS. Voir section 38.3 page 1391. Pourquoi ce commandement est-il retiré à Balch et confié à Maurin ? Balch serait-il chargé d’une autre mission ?
65 Directive du général Le Page, responsable du commandement des opérations spéciales (COS), au lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin, 12 avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 263-264].
66 CRAP : Commando de recherche et d’action en profondeur, ils sont formés pour agir en territoire ennemi.
67 Général Quesnot, Dominique Pin, Jean Vidal, Note du 12 avril à l’intention de monsieur le Président de la République.
Objet : Conseil restreint du mercredi 13 avril 1994. Situation en Bosnie et au Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot12avril1994.pdf
68 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 264]. La version papier comporte « le rapatriement de
l’ensemble du détachement du COS ». L’effectif de 33, figurant dans la version CD-Rom que nous donnons ici, a été effacé.
Y aurait-il quelque chose à cacher ?
69 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 262].
627
13.9. DES MILITAIRES FRANÇAIS SERAIENT RESTÉS
Mais qu’un Jacques Balch soit resté ne saurait nous étonner, précisément parce qu’il prend soin d’écrire
à la Mission qu’on lui a dit de partir. 70
Mais qu’a-t-il été tenté plus discrètement ? Le gommage dans la version papier du rapport de la
Mission d’information parlementaire du « rapatriement de l’ensemble des 33 éléments du COS » et son
remplacement par « rapatriement de l’ensemble du détachement du COS » met sur la voie. Pourquoi ce
chiffre 33 est-il si important ? Parce que lorsque le Hercules C-130 des COS s’envole le jeudi 14 à 17 h
30, malgré un tir de mortier, il ne faut pas que le nombre d’hommes qui s’y embarquent réellement soit
connu. Car il y a sur l’aéroport des militaires belges de « Silver Back » et de la MINUAR, ils ont pu
observer le départ à la jumelle, et on sait que les rapports franco-belges sont au plus mauvais car les
militaires français accusent les Belges de les menacer par des tirs de mortier. 71 Il fallait, bien sûr, que le
C-130 parte, pour signifier que les Français étaient partis, mais, vraisemblablement, des hommes, parmi
ces 33 COS + 2 AMT, sont restés. Cela expliquerait le gommage du nombre 33. 72
13.9
Des militaires français seraient restés
Des militaires français du COS sont peut-être restés au Rwanda. Colette Braeckman avance que
l’opération Turquoise avait, entre autres buts, celui de récupérer des « coopérants militaires » français. 73
Les troupes françaises oublieront d’emmener un canon et laisseront quelques conseillers militaires, notet-elle :
Les Français, qui considèrent que la prise de Kigali par le FPR est imminente, ont cependant
installé, peut-être en guise de cadeau d’adieu, une pièce d’artillerie à longue portée non loin de
l’aéroport, et on apprendra plus tard que des conseillers militaires sont restés sur le terrain. 74
Le mensuel Raids confirme que des militaires français sont restés « en sonnette » :
Dans la soirée du mardi 12 avril, 1 150 soldats étrangers stationnaient encore à l’aéroport (350
Français et 800 Belges). Paris décidait alors d’alléger le dispositif et de retirer le tiers de ses effectifs
au 14 avril. Trois jours plus tard, la quasi-totalité des parachutistes français ont rembarqué à destination de la République centrafricaine. Seuls quelques éléments des forces spéciales vont rester en
« sonnettes » afin de rendre compte des événements à l’état-major de l’armée de terre. 75
Ces éléments des forces spéciales semblent être des COS. En effet, Thierry Charlier écrit plus haut :
Des éléments du COS (commandement des opérations spéciales), arrivés avec les parachutistes du
3e RPIMa, sont chargés de retrouver des civils français résidant en ville et de protéger l’ambassade
et le centre culturel français.
70 Balch (Jacques, Bernard), colonel des troupes de marine, est promu officier de la Légion d’honneur avec traitement, de
même que les colonels Jacques Hogard et Jean-Jacques Maurin, le 11 mai 2009. Cf. JORF no 0110 du 13 mai 2009 page 7965
NOR : DEFM0908686D. Certains commentateurs avancent que cette promotion par le président Sarkozy vise à calmer l’ire
des officiers français mis en cause par le rapport Mucyo. Cf. Sarkozy décore les militaires français du Rwanda, La Lettre du
Continent, 28 mai 2009. Mais le colonel Balch n’est pas cité dans la liste des personnes incriminées par le ministre rwandais
de la Justice. Cette promotion serait-elle due à un autre service éminent dont la nation lui serait redevable ?
71 Voir l’accrochage franco-belge section 14.11 page 647.
72 Benjamin Sehene a assisté à la présentation à la presse des conclusions de la Mission d’information parlementaire, le 15
décembre 1998. Il note qu’« une kyrielle de clercs et d’administratifs émergeant de piles du rapport s’appliquait ouvertement
à oblitérer frénétiquement des passages, adresses et noms au marqueur noir » [194, p. 201].
73 C. Braeckman [44, p. 193].
74 C. Braeckman [44, p. 212] ; un témoignage sur la présence de Français qui se battaient à la mi-mai aux côtés des
Forces armées rwandaises (FAR) dans la région de Butare est donné par Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des
mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4.
75 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids no 97, juin 1994, pp. 10-17
628
Chapitre 14
Refus d’arrêter les massacres
Ce sont des massacres grandioses
dans des paysages sublimes.
(Jean d’Ormesson, « La drôle d’odeur
de l’église de Kibuye »,
Le Figaro, 20 juillet 1994.)
14.1
La MINUAR prise au dépourvu, empêtrée dans son mandat de maintien de la paix
Le 6 avril, les unités de la MINUAR sont dispersées 1 et manquent cruellement d’armes, de munitions
et de matériels comme de simples sacs de sable pour se protéger. 2 Pour se regrouper, les soldats de la
MINUAR devront s’arrêter pour parlementer à chaque barrière tenue par des miliciens mal armés et
quelques militaires. Suite à l’assassinat de ses dix paras belges, on dira qu’elle n’a même pas été capable
d’assurer sa sécurité. Le contingent du Bangladesh refuse d’obéir aux ordres du général Dallaire et dès le
début de l’opération d’évacuation des étrangers, le contingent belge de la MINUAR obéit aux ordres de
l’état-major belge plutôt qu’à Dallaire. L’épisode de l’évacuation de l’ETO par les soldats belges, offrant
2 000 victimes aux tueurs, le 11 avril, ajoutera à la honte.
Venue pour faciliter l’application d’un accord de paix, la MINUAR n’a pas le droit d’utiliser la force,
sauf si elle est personnellement attaquée.
La MINUAR étant placée sous chapitre VI et non sous chapitre VII, M. Boutros-Ghali a confirmé a
posteriori que la cessation des massacres, qui bien sûr aurait entraîné l’utilisation de la force, n’entrait
pas dans le mandat de la MINUAR. 3
A contrario, les rapporteurs de la Commission d’enquête du Sénat belge relèvent que la MINUAR
était autorisée à utiliser la force en de telles circonstances :
À aucun moment, les autorités de l’ONU ou les autorités militaires sur place n’ont pris la décision
d’appliquer l’article 17 des ROE 4 qui stipule :
« Des actes criminels motivés ethniquement peuvent également être perpétrés pendant ce mandat
et demanderont moralement et légalement que la MINUAR utilise tous les moyens disponibles pour
y mettre fin. Exemples : exécution, attaques contre des personnes déplacées ou réfugiées, émeutes
ethniques, attaques contre des soldats démobilisés, etc. À ces occasions, le personnel militaire de la
MINUAR suivra les ROE élaborées dans cette directive, en appui de la UNCIVPOL 5 et des autorités
1 La MINUAR est répartie en 6 secteurs opérationnels, le quartier général à Kigali, les observateurs de la MONUOR,
déployés à la frontière avec l’Ouganda, le secteur Kigali, la zone démilitarisée (1 000 hommes), le secteur FAR (Ruhengeri)
et FPR (Mulindi), le secteur Sud (Butare). Cf. ONU S/1994/360 section 26.
2 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 286].
3 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 285].
4 ROE : Rules of engagment, règles d’engagement de la MINUAR.
5 UNCIVPOL : Division de la police civile des Nations Unies.
629
14.1. LA MINUAR PRISE AU DÉPOURVU
locales ou en leur absence, la MINUAR prendra l’action nécessaire pour empêcher tout crime contre
l’humanité. » 6
Il n’y avait donc, selon eux, même pas besoin d’un renforcement de mandat. Le général Dallaire note
d’ailleurs, le 15 avril, que l’ONU l’autorise maintenant à passer à l’offensive pour des raisons humanitaires. 7
14.1.1
Les soldats de la MINUAR sont bloqués par des blindés d’origine
française
Les responsables français n’ont eu de cesse de répéter que les armes fournies par la France au Rwanda
n’ont pas servi au génocide. Or il est incontestable que la MINUAR, qui avait pour rôle d’assurer la
sécurité dans Kigali, a été paralysée par la supériorité des FAR en armements. Une grande part de
cet armement est d’origine française, en particulier les blindés AML qui sont déployés dans Kigali aux
premières heures du 7 avril. C’est avec ces automitrailleuses françaises que l’armée rwandaise empêche la
MINUAR d’intervenir efficacement le 7 avril, début des massacres. En voici quelques preuves.
Les deux sections de Casques-bleus belges, envoyées le 7 à 3 h 10 pour protéger Radio Rwanda afin
de permettre à Agathe Uwilingiyimana d’y prendre la parole, ne peuvent y parvenir :
À cette heure-là, lit-on dans la Chronique KIBAT mentionnée précédemment, « Tout le quartier
“présidentiel” du centre ville, qui en temps normal est protégé par de nombreux postes de contrôle
des FAR, est actuellement hermétiquement bouclé par des barrages renforcés d’AML (blindé léger du
BN Recce des FAR). » C’est ainsi qu’à 5 heures ces sections stoppées à la hauteur de l’École belge
par des blindés ne purent atteindre Radio Rwanda. 8
Les soldats de la MINUAR chargés de la sécurité d’Agathe Uwilingiyimana sont menacés par des
AML 90 :
Après le départ du Premier ministre, les militaires belges et ghanéens deviennent la cible des
FAR. Ils sont bientôt encerclés par une force estimée à une trentaine d’hommes, appuyés par quelques
véhicules blindés armés d’un canon de 90 mm. Un officier somme le lieutenant Lotin de remettre ses
armes et de se rendre [...] 9
Sans grand risque d’erreur, il s’agit là d’automitrailleuses légères AML 90 livrées par la France. 10 La
présence d’automitrailleuses AML est notée dans les rapports des soldats belges :
Pendant ce temps [le 7 avril au matin], le Sgt Rugg se présentait à Radio Rwanda. S’étant fait
refouler de façon menaçante par les Mil rwandais équipés de deux A.M.L., il se replie vers 0500 Hr
sur Chinatown où il sera rejoint par le Lt Koenigs vers 0600 Hr.
Vers 0505 Hr, le Capt Marchal annonçait au Bn que la mission de Prot de Radio Rwanda était
compromise ; suite à cela, la Sec. du Sgt Hiernaux (Pl B), également affectée à cette mission, rejoindra
Mirador immédiatement après son retour de Butamwa. 11
Le colonel Dewez, commandant du bataillon belge KIBAT, confirme que ses soldats envoyés à Radio
Rwanda et à la résidence du Premier ministre, dans la nuit du 6 au 7, ont été arrêtés à des barrages
renforcés par des automitrailleuses AML. Ses troupes étaient alors dépourvues de roquettes LAW et la
consigne était de négocier pour passer :
Col. Dewez : Le lieutenant Lotin et le capitaine Marchal ont alors été pris sous des tirs. Deux
jeeps ont été laissées en dehors de la propriété d’Agathe. Deux y sont entrées.
Mme Dua : – Etaient-ce les FAR qui tiraient ?
Col. Dewez : – Il était cinq heures du matin. Il ne pouvait s’agir que des FAR, de la gendarmerie
ou de la police.
M. Mahoux : – Connaissiez-vous la puissance de feu des barrages ?
6 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 4.13, p. 719]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=719 Voir aussi J. Castonguay [54, p. 142].
7 R. Dallaire [72, p. 381].
8 J. Castonguay [54, p. 109]. Le BN Recce est le bataillon de reconnaissance.
9 Ibidem, p. 113.
10 Voir tableaux 2.6 page 100, 2.7 page 100 et 2.8 page 101.
11 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12 - 1997/1998,
p. 22]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=22
630
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
Col. Dewez : – Je savais que, dans le centre-ville, dans le quartier des autorités, les barrages avaient
été renforcés par des AML et en hommes. [...]
M. Mahoux : – Quand vous apprenez que Lotin est en difficulté, la situation change. Les officiers
doivent prévenir le pire et connaître le mieux possible la capacité de nuisance de leurs adversaires.
Col. Dewez : – Le seul renseignement qui était important était que les barrages avaient été renforcés
par des automitrailleuses et qu’il était alors impossible de les franchir.
Quand le peloton Mortiers est arrivé chez Mme Agathe, celle-ci leur a dit qu’il était impossible
de se rendre à Radio-Rwanda.
Les deux sections qui devaient se rendre à Radio-Rwanda m’avaient informé qu’elles étaient bloquées dans leur cantonnement par des AML. Lotin m’a alors fait savoir que l’on tirait dans les environs
et qu’Agathe désirait s’enfuir. [...] 12
Voici un extrait de la conversation téléphonique du Lieutenant Lotin :
– 5 h 28 “ On vient de voir un Veh blindé ” ;
– 5 h 32 “ J’ai un AML sur ma Posn ” ;
– 5 h 42 “ J’ai pris contact avec Agathe. Elle demande de renforcer sa sécurité. Plus question
d’aller à Radio Rwanda. Les jeeps sont sur la rue. Je suis visé par un blindé ” ;
– 5 h 49 “ Tir dirigé maison Agathe ” ;
[...]
– 6 h 43 “ Derrière chez Agathe dans la rue parallèle 1 blindé léger ” ;
– 6 h 44 “ Tir artillerie dans notre direction ” ;
– 6 h 49 “ Tir artillerie dans notre direction - Oui impacts dans notre direction ” ; 13
La commission d’enquête belge sur la mort des dix paras note :
b. La reddition des 10 hommes fut l’aboutissement de plusieurs confrontations de ceux-ci avec des
troupes supérieures en nombre et en armement (notamment des A.M.L. avec canon de 90 mm). 14
Le général Dallaire, en route vers une réunion de l’état-major des FAR, est lui-même arrêté, le 7 vers
10 h, par un véhicule blindé de fabrication française de la garde présidentielle qui le tient dans sa ligne
de mire :
Près de l’hôtel des Mille Collines, au centre-ville, nous avons rencontré deux véhicules blindés
appartenant au bataillon bangladais. Ils étaient eux-mêmes arrêtés à une barricade de la garde présidentielle qui incluait un véhicule blindé de reconnaissance de fabrication française tenant mes hommes
dans la mire de son canon de soixante-seize millimètres. [...] J’ai marché jusqu’au caporal qui montait
la garde à côté du barrage routier et je lui ai dit de laisser circuler mon véhicule ainsi que les blindés bangladais. Il a refusé. Il avait reçu ordre de ne laisser passer personne vers le centre-ville, tout
spécialement la MINUAR, et d’ouvrir le feu si nous essayions de forcer le passage. 15
Dallaire continua à pied ! Les cinq blindés de la MINUAR ne franchirent pas les barrages.
Nous n’avons aucun témoignage indiquant que les militaires français occupant des postes dans l’armée
ou la gendarmerie rwandaise se soient opposés à l’utilisation du matériel fourni par la France contre les
troupes de l’ONU, ni que l’ambassadeur ou l’attaché de Défense par intérim leur en aient donné l’ordre.
Les blindés de l’escadron C du bataillon de reconnaissance sont ramenés de Rambura le 8 avril, dans
la matinée. 16
14.1.2
Les paras belges sont lynchés au camp Kigali où se trouvent des Français
Les dix paras belges chargés de la protection du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana, le lieutenant
Thierry Lotin, le sergent Yannick Leroy, les caporaux Bruno Bassine, Alain Debatty, Christophe Dupont,
Stéphane Lhoir, Bruno Meaux, Louis Plescia, Christophe Renwa, Marc Uyttebroeck, ont été désarmés
Audition du colonel Dewez, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-57, 10 juin 1997, p. 674].
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.5.2.3, p. 435]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=435
14 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 36].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=36
15 R. Dallaire [72, p. 305].
16 Témoin K4, TPIR, procès Militaires II, audience du 30 juin 2008 ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 229].
12
13
631
14.2. LES MASSACRES POUVAIENT ÊTRE STOPPÉS
puis transportés au camp Kigali dans un minibus conduit par le Major Ntuyahaga. Ils y sont accusés
d’avoir assassiné le président et lynchés. 17
Dans ce camp Kigali se trouve l’état-major des FAR, l’école supérieure militaire (ESM) et le bataillon
de reconnaissance. À l’état-major des FAR se trouve le lieutenant-colonel Maurin, conseiller du chef
d’état-major des FAR et un militaire surnommé Régis, qui s’appelerait Claude Ray.
Au bataillon de reconnaissance sont affectés le commandant Erwan de Gouvello, les adjudants chefs
Salomora Teura et André Ducourtioux.
Certains de ces coopérants militaires français ont pu ne pas se trouver là au moment où les paras
belges ont été assassinés, notamment en raison de l’insécurité qui régnait. Mais certains faits montrent
que les massacres ne les empêchaient pas de se déplacer. Ainsi le lieutenant-colonel Maurin est venu à
l’état-major des FAR dans la nuit du 6 au 7 avril. 18 Le 11 avril, le commandant De Gouvello vient
au Centre culturel français accompagné par deux gardes du corps de la garde présidentielle. 19 Présents
physiquement ou non, des coopérants militaires français ont certainement suivis les événements de près.
Ils pouvaient téléphoner à l’état-major des FAR et l’ambassade de France, se trouvant à quelques dizaines
de mètres du camp Kigali, pouvait intervenir.
14.2
Les massacres pouvaient être stoppés
Selon le général Roméo Dallaire il y avait un créneau de deux semaines pour stopper les massacres :
Dans l’ensemble, précise le général, dans les premiers jours suivant l’attentat, il y a 1 500 soldats
en plus de la Minuar, dont 1 000 à 1 100 à Kigali. « Les rapports indiquaient des massacres à Gisenyi,
Cyangugu, Kibungo. Donc il y avait des régions où il n’y avait pas de tueries. Notamment à Butare et
Gikongoro. » Dès lors, « est-ce qu’une force équipée, mandatée avec l’objectif d’intervenir contre les
forces qui attaquaient à l’arme blanche les civils » pouvait stopper les massacres ? « Absolument »,
répond fermement l’officier canadien, qui parle d’un « créneau de deux semaines » où l’on peut opérer
« un déploiement de troupes et rendre la tâche beaucoup plus dure d’effectuer les tueries ». « Si l’on
avait une force qui communiquait qu’il était beaucoup plus risqué d’être sur les barrières que chez soi,
on aurait pu éliminer les tueries ». Pour Roméo Dallaire, « beaucoup [de gens] étaient intimidés pour
tuer ». Une telle intervention aurait donc offert aux Rwandais « une troisième option » entre celles
de tuer ou de se faire tuer, en faisant passer le message que « si on les trouvait aux barrières, nous
on les tuait ». 20
Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible ?
« Vous semblez le regretter, mon général ? » demande l’avocat. « Vous ne pouvez pas vous imaginer », répond, dans un souffle le militaire, au milieu d’un épais silence. Puis il détaille : « Les deux
grandes composantes de cette force possible étaient marginalisées. Les Français étaient les ennemis du
FPR. Les Belges étaient marginalisés de l’autre côté. Les Américains avaient perdu dix-huit soldats à
Mogadiscio. Les Pakistanais en avaient perdu aussi. Les Nations Unies étaient éparpillées dans seize
ou dix-sept missions. Nous avions déjà perdu dix Belges. La situation était confuse. Ce n’était pas une
chose facile politiquement, ni nécessairement militairement. Je concède cela. » Mais, « c’était possible.
Il y avait une marge d’opération. » Même s’il ajoute qu’il était « très clair que le FPR n’accepterait
jamais une force d’intervention ». 21
Dallaire dit qu’avec 5 000 hommes, on pouvait arrêter les massacres :
A la fin de l’interrogatoire, l’avocat de la défense reprend une citation publiée du général où il
affirme qu’avec 5 000 hommes, on pouvait arrêter les massacres. « Non seulement je l’ai dit mais j’ai
fait une estimation militaire pour la mettre en marche. C’était une des bases de la Minuar II. Je tiens
mordicus sur mon analyse que des zones complètes du Rwanda auraient pu être sauvées des massacres
17 Joseph Dewez, Kibat Chronique (version française), 20 septembre 1995, p. 15. http://francegenocidetutsi.org/
KibatChroniqueTpir-fr.pdf Alexandre Goffin, 10 Commandos vont mourir, ASBL « In Memoriam, J’avais dix camarades », 1995, p. 73.
18 R. Dallaire [72, p. 294] ; Compte rendu du colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril
1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/
CussacMaurinCR19avril1994.pdf
19 V. Kayimahe [114, p. 218].
20 Témoignage au TPIR, Ubutabera no 31, 2 mars 1998. http://francegenocidetutsi.org/Ubutabera-lettre31.pdf
21 Ibidem.
632
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
et d’autres endroits où on aurait pu établir des sites de protection où les massacres auraient pu être
arrêtés si l’on avait déployé dans ces trois premières semaines des troupes et à ce moment-là sauver
la vie de centaines de milliers de Rwandais ». 22
Il est pratiquement certain que 2 à 3 000 hommes auraient pu enrayer les massacres, c’est ce que
soutient le général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président de la République, à propos de la
MINUAR :
Sans doute le général Roméo Dallaire n’avait-il pas de mandat, mais le général Christian Quesnot
a estimé que, dans certain cas, l’honneur d’un militaire était de savoir désobéir et que, dans ce cas
particulier, le général Roméo Dallaire aurait peut-être réussi en désobéissant. Il a déclaré qu’avec
2 000 ou 2 500 hommes – l’ordre de grandeur est variable – décidés, on pouvait arrêter les massacres,
qu’il y avait eu des conversations avec les Belges et avec les Italiens à l’époque, mais qu’après un
espoir du côté italien, aucune intervention d’interposition n’a pu être décidée. Il a jugé qu’il s’agissait
d’une décision politique et que la France ne pouvait pas à nouveau s’interposer seule. Que n’aurait-on
pas dit ? Il a enfin fait observer qu’il y avait à l’époque 300 marines américains à Bujumbura. 23
Ce rappel à l’honneur militaire adressé au général Dallaire se retourne contre les militaires français
qui ont assisté, l’arme au pied, aux massacres lors des opérations Amaryllis, en avril, et Turquoise, fin
juin. Mais lors de Turquoise, ils avaient alors un mandat de l’ONU avec droit d’utiliser la force, droit dont
ne disposait pas Dallaire. Le général Quesnot fait dans l’ambiguïté en parlant d’une « intervention d’interposition ». Il fallait forcer la garde présidentielle, les bataillons paras-commando et de reconnaissance
à rentrer dans leurs quartiers, démanteler les barrages dans Kigali et arrêter les militaires, gendarmes et
miliciens qui massacraient les gens. Ce n’est pas de l’interposition. Quesnot, lui, pense bien sûr à une
force d’interposition pour empêcher le FPR d’intervenir, c’est-à-dire pour s’interposer entre le FPR et les
FAR. Voyait-il l’interposition entre les tueurs et leurs victimes ?
Selon M. Reyntjens, 2 500 hommes étaient disponibles pour intervenir :
Le rapport des forces entre les troupes étrangères et les troupes rwandaises devait permettre une
intervention : « Nous disposions de 410 hommes des KIBAT, de 450 hommes de la brigade para,
plus une réserve de 800 à Nairobi, 450 Français, de 80 Italiens et 800 hommes des Special Force
américaines stationnée[s] à Bujumbura, de 200 Ghanéens présents dans le secteur plus 600 en réserve
et enfin 60 Tunisiens (...). Au total nous disposions donc de quelques [sic] 2 500 hommes. ». 24
Les rapporteurs de la Commission d’enquête belge concluent que :
Même s’il est apparu, à de très nombreuses reprises, que la MINUAR, et particulièrement sa
composante belge, s’est trouvée en difficulté sur le terrain, la mise en commun de l’ensemble des
forces militaires occidentales disponibles à Kigali ou dans les pays voisins aurait permis d’éviter
l’ampleur du génocide. 25
Le colonel Luc Marchal confirme :
Avec le départ des troupes étrangères disparaît la seule opportunité réelle d’enrayer la spirale
infernale qui provoquera en quelques semaines l’extermination de plus de huit cent mille personnes.
Au moment où l’opération d’évacuation des expatriés se termine, c’est un potentiel de dix-sept cents
parachutistes qui est directement disponible dans la région. En y ajoutant les bataillons belge et
ghanéen ainsi que les autres éléments de la MINUAR aptes à une intervention plus offensive, on
totalise une force de plus de trois mille hommes. En outre, il n’est en rien déraisonnable de penser
que si la communauté internationale avait un tant soit peu indiqué sa volonté de s’impliquer dans
la situation issue de l’attentat du 6 avril, une partie des FAR aurait très certainement collaboré à
une opération concertée de pacification, à condition évidemment que le FPR suspende son offensive
militaire. 26
22
Ibidem.
Audition du général Quesnot le 19 mai 1998 à la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 346]. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotAudition19mai1998.pdf#
page=10
24 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.4.2 , p. 558]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=558
25 Ibidem section 4.13, p. 719. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=719
26 L. Marchal [135, p. 251].
23
633
14.3. LES MASSACRES DEVAIENT ÊTRE STOPPÉS
Boutros Boutros-Ghali, se réveillant un peu tard en 1995, aura cette phrase étonnante 27 : « Je vous
jure qu’avec 400 paras, on aurait pu arrêter le génocide. » Mais cette coopération n’a même pas été
envisagée par les Français et c’était d’eux que dépendait de facto une intervention internationale.
14.3
Les massacres devaient être stoppés
Les responsables français savaient que le génocide des Tutsi était commencé, comme il est écrit dans
l’ordre d’opération Amaryllis. En vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, ils se devaient de coopérer avec les autres signataires de ladite Convention, en particulier la
Belgique et la force de maintien de la paix de l’ONU, pour y mettre un terme.
14.4
Le FPR propose une force conjointe pour stopper les massacres
Plusieurs auteurs évoquent des tentatives dans la journée du 7 avril pour arrêter les massacres. Alison
Des Forges rapporte les avertissements de Tito Rutaremara du FPR, présent au CND à Kigali, au général
Augustin Ndindiliyimana et au colonel Théoneste Bagosora, le 7 avril, si les massacres ne cessaient pas. 28
Dans la journée du 7 avril, un représentant du FPR et certains officiers des FAR ont demandé
au colonel Théoneste Bagosora et au général Augustin Ndindiliyimana ainsi qu’à l’État-Major de
l’armée rwandaise de contrôler les militaires qui commettaient des assassinats contre la population
civile, notamment la Garde Présidentielle. 29
Le rapport de l’OUA fait état des propositions de coopération de Paul Kagame aux officiers modérés
des FAR, par l’intermédiaire du général Dallaire, pour arrêter les massacres :
Dans la soirée du 7 avril, le commandant du FPR, Paul Kagamé, communiqua avec le général
Dallaire, commandant militaire de la MINUAR, pour lui offrir de joindre ses forces à celles des officiers
modérés [des FAR] si ces derniers parvenaient à mettre sur pied une force de combat. Il indiqua à
Dallaire qu’il était « disposé à négocier et à joindre ses forces aux leurs, mais que ces derniers devaient
d’abord démontrer qu’ils étaient prêts à prendre des risques et à prouver qu’ils étaient autre chose
qu’un groupe d’officiers sans valeur et inefficaces ». Tragiquement pour le pays, ils ne purent rien faire
ni l’un ni l’autre. Dallaire écrivit plus tard qu’ils « ne furent jamais capables d’unifier leurs forces,
parce que toutes les unités sous leurs ordres avaient été totalement infiltrées [...] et qu’ils n’étaient
pas prêts à risquer leur vie ou celle de leurs familles [...] de sorte qu’ils ne furent jamais en mesure,
au cours des premiers jours, de se regrouper et de développer une force de frappe, même modérée,
qui leur aurait permis de renverser les génocidaires ». 30
Dallaire rapporte que Kagame lui a envoyé un message dont il a pris connaissance le 7 avant 13 heures :
« Je viens d’apprendre que des soldats de l’armée rwandaise entourent beaucoup de maisons de
nos partisans. Leurs intentions sont évidentes. Je dois vous informer que nos forces doivent réagir
pour protéger les nôtres. Je suis très sérieux et je veux vous informer ». 31
Peu après, il reçoit un deuxième message de Kagame :
« [...] la MINUAR devait faire diligence pour protéger tous les politiciens disparus ou arrêtés. Le
plus tôt serait le mieux. » 32
Après 14 h, Dallaire prend connaissance d’un troisième message de Kagame en forme d’ultimatum :
Libération, 12 janvier 1995 ; J.-C. Willame [221, p. 193].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 229] ; L. Melvern [140, p. 129].
29 TPIR, ICTR-97-34-I, acte d’accusation de Gratien Kabiligi et Aloys Ntabakuze section 6.23. http://
francegenocidetutsi.org/KabiligiNtabakuzeActeAccusation.pdf#page=36
30 OUA, Le génocide au Rwanda et ses conséquences [97, section 14.13, p. 113]. http://francegenocidetutsi.org/
OUA-Rwanda.pdf#page=113
31 R. Dallaire [72, p. 317] ; Castonguay [54, p. 146].
32 R. Dallaire [72, p. 318].
27
28
634
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
« Les meurtres qui se produisaient en ville devaient cesser immédiatement ou bien il ferait intervenir ses troupes. » Le message comportait six lignes brèves :
A. Le FPR était prêt à assurer la sécurité de Kigali.
B. Le commandant de la force de l’ONU ne devait pas se fier à son personnel belge.
C. La MINUAR devait retirer ses soldats de la zone démilitarisée pour renforcer Kigali.
D. Le FPR était prêt à assister la MINUAR.
E. Mais si le CND était attaqué, le FPR entrerait dans Kigali.
F. De plus si la situation n’était pas sécurisée avant la tombée de la nuit, le 7 avril, le FPR
passerait à l’attaque. 33
Dallaire, qui se trouve alors au ministère de la Défense en compagnie de Bagosora et de Ndindiliyimana,
tente de leur proposer de causer avec le FPR pour éviter que celui-ci n’avance vers le sud. Il reçoit alors
un quatrième message de Kagame :
Il offrait son appui à l’AGR en envoyant deux bataillons pour les aider à désarmer et contrôler les
unités rebelles, tout spécialement la garde présidentielle. Il voulait ma réponse sur-le-champ. 34
Dallaire fait part de cette proposition à Bagosora qui répond que c’est à lui, Bagosora, de résoudre le
problème. Ndindiliyimana est tout à fait d’accord avec Bagosora. « Il devenait évident qu’à Kigali aucune
unité n’était favorable aux modérés », note Dallaire.
Dallaire appelle Balis au CND qui lui apprend que le FPR a essuyé des coups de feu venant de
l’enceinte de la garde présidentielle. Balis lui passe Seth Sendashonga du FPR à qui Dallaire suggère de
causer directement à Bagosora. 35 Seth Sendashonga rappelle Dallaire quelques instants plus tard puis
appelle Bagosora qui, après quelques échanges, passe le combiné à Ndindiliyimana.
Après avoir raccroché, Ndindiliyimana a annoncé qu’il n’y avait rien à faire. Le FPR insistait
pour que les membres de la garde présidentielle soient arrêtés et emprisonnés, et que les assassinats
cessent immédiatement. Ndindiliyimana avait répondu que tout était fait pour reprendre la situation
en mains, mais, vu la réaction négative de Seth, il en concluait que le FPR attaquerait bientôt. 36
Entre-temps, Dallaire dicte au téléphone sa réponse à Kagame :
« La MINUAR ne mènera aucune opération offensive, car son mandat consiste uniquement à être
présente pour des opérations défensives de maintien de la paix. La MINUAR, la Gendarmerie et des
éléments de l’armée demeurés loyaux au Rwanda essayent de stabiliser la situation. La MINUAR
n’adopte pas une attitude offensive, et si le FPR entreprend ce soir une action au CND ou une
offensive dans la zone démilitarisée, cela sera considéré comme une violation sérieuse du cessez-le-feu.
Le mandat de maintien de la paix de la MINUAR sera intégralement violé. Je demande que vous
reconsidériez ces actions compte tenu des forces restées loyales et de la MINUAR, qui tentent de
rétablir l’ordre et de contenir toute agression à Kigali. » 37
Ce message de Dallaire paraît surréaliste. L’urgence n’est pas que la MINUAR passe à l’offensive mais
qu’elle empêche les massacres. Que fait-il à perdre son temps chez Bagosora et Ndindiliyimana ? Il devait
commander ses troupes et coordonner leurs opérations avec les éléments de l’armée demeurés « loyaux ».
Mais où sont donc ces éléments loyaux ? 38
Le 8 avril à 12 h, Kagame fait part dans un message à la MINUAR à remettre au « Comité de crise »
qu’il « était prêt à participer à une rencontre à Kigali » et « qu’il envoyait un bataillon à Kigali pour aider
les forces gouvernementales à empêcher les forces renégates de tuer des innocents ». 39
La Mission d’information parlementaire française s’abstient de parler de cette offre du FPR de participer à une force conjointe pour arrêter les massacres. Elle note cependant que c’est en raison de l’absence
de réaction de la MINUAR devant les massacres des Tutsi que le FPR s’engage dans une action militaire :
Ibidem, p. 319.
Ibidem, p. 320.
35 Ibidem, pp. 322-323.
36 Ibidem, p. 325.
37 Ibidem, p. 323.
38 Alison Des Forges dit que Rusatira et Ndindiliyimana ont pris contact dans la soirée du 7 avec des représentants
étrangers qui n’ont rien eu à leur proposer. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 229-230].
39 Voir la relation de ce message de Kagame au point 7 du télégramme de Booh Booh-Dallaire du 8 avril section 19.10
page 796.
33
34
635
14.5. LE FPR EST LE SEUL À AFFRONTER LES TUEURS DÈS LE 7 AVRIL À 16 H
La première réaction des représentants du FPR, le 7 avril, fut d’aller demander au Général Roméo
Dallaire de quelles instructions il disposait pour intervenir, puis de constater que cette carence des
Nations Unies l’autorisait à engager l’action militaire pour sauver les Tutsis des massacres en donnant
à ses troupes basées à Mulindi l’ordre de faire mouvement. 40
La Mission d’information parlementaire reconnaît, en filigrane, que l’action militaire du FPR est
justifiée par la Convention de 1948 contre le génocide.
14.5
Le FPR est le seul à affronter les tueurs dès le 7 avril à
16 h
Vu la réponse négative de Dallaire à l’offre de Kagame, le bataillon FPR de Kigali fait une sortie le 7
avril vers 16 h. Mais le FPR maintient sa proposition d’une force conjointe :
Les tueries continuèrent et les soldats du FPR quittèrent le siège de la CND pour affronter
la Garde présidentielle. Avec la présence du FPR sur le terrain, ceux qui s’opposaient à Bagosora
pouvaient désormais collaborer avec lui [le FPR] pour restaurer l’ordre et explorèrent cette possibilité
en comptant sur les bons offices de Dallaire. Le général Kagame se montra réceptif et envoya même
Seth Sendashonga avec une proposition de créer une force conjointe, qui serait composée de 300
soldats du côté du FPR, de celui des unités de l’armée rwandaise opposées à Bagosora et du côté [de]
la MINUAR pour faire cesser les massacres. 41
C’est tout à fait à tort que la Mission d’information parlementaire accuse le FPR de n’être pas
intervenu contre les massacres à Kigali :
Pour autant, en application des accords d’Arusha, le bataillon du FPR basé à Kigali ne s’est pas
non plus interposé entre le 6 et le 10 avril pour neutraliser les auteurs des massacres. 42
Le FPR s’est attaqué après le 7 à la garde présidentielle qui l’avait bombardé depuis son camp à
Kimihurura, non loin du CND. En faisant cette affirmation, la Mission laisse entendre que la garde
présidentielle est étrangère aux massacres, ce qui est faux.
Force est de constater que, contrairement à ce qu’affirme la Mission d’information, le FPR a été le seul
à agir contre le génocide, conformément à l’article Premier de la Convention de l’ONU pour la prévention
et la répression du crime de génocide.
14.6
La France ne coopère pas avec la MINUAR
François Mitterrand décide d’une opération militaire pour assurer la sécurité des ressortissants français
au Rwanda. Lors d’une réunion interministérielle au Quai d’Orsay, le 8 avril, il est décidé d’envoyer une
compagnie de parachutistes et des forces spéciales pour prendre le contrôle de l’aéroport de Kigali. Il est
prévu de ne pas en informer au préalable les Nations Unies :
– Les militaires belges et les États-Unis seront prévenus en temps utile ainsi que le Président
PATASSÉ afin d’obtenir “son autorisation formelle”.
– M. Boutros Ghali sera dans un premier temps sensibilisé à la situation sur place et ne sera
informé de l’opération qu’au moment de son exécution afin de ne pas en compromettre la sécurité.
La même démarche sera faite auprès des autres membres du Conseil de Sécurité. 43
Alors que le Président de la République et le gouvernement français disposent d’informations selon
lesquelles le génocide des Tutsi a commencé au Rwanda, ainsi qu’en témoigne l’ordre d’opération Amaryllis, ils décident d’une opération militaire sans en informer les Nations Unies, et cela en dépit de l’article
8 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. 44
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 265].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 229].
42 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 265].
43 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Sécurité de nos
ressortissants, 8 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot8avril1994.pdf
44 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Article VIII : Toute Partie contractante peut
saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des
Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un
quelconque des autres actes énumérés à l’article III.
40
41
636
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
En conséquence, le général Dallaire n’est pas averti de l’opération française d’évacuation, Amaryllis.
Le colonel Luc Marchal de la MINUAR en témoigne :
Le 8 avril, en début de nuit, le général Charlier m’annonce l’imminence d’une opération francobelge d’évacuation des expatriés. [...] Il est 3 heures 45 du matin et je n’ai même pas eu le temps de
mettre le général [Dallaire] au courant de l’opération en cours (nom-code « Amaryllis »). D’autres
avions suivront durant toute la journée, amenant personnel et matériel. 45
Les troupes françaises prennent le contrôle de l’aéroport sans que le général Dallaire, commandant de
la MINUAR, en soit averti, ni consulté :
The evacuation began at dawn, on Saturday, 9 April, when a contingent of 190 French soldiers
landed at Kigali and, with no warning to UNAMIR, took control of the airport, installing artillery
and anti-aircraft weapons. 46
Les troupes françaises empruntent des véhicules de la MINUAR comme l’atteste Luc Marchal :
[Le 8 avril en début de nuit] À mon grand étonnement, je reçois aussi l’ordre [du général belge
Charlier] de mettre la « compagnie aérodrome » de Kibat sous le contrôle direct du colonel JeanJacques Maurin de la coopération technique militaire française, avec pour conséquence directe que les
véhicules belges frappés du sigle des Nations unies serviront à transporter des parachutistes français.
Ce mélange peu judicieux suscitera des tensions entre le général Dallaire et moi, mais surtout entre
le FPR et la Minuar. 47
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire reproche au général Dallaire de ne pas avoir
fourni de véhicules pour l’évacuation des Européens :
Enfin, malgré les demandes répétées du COMOPS, aucun véhicule n’a été mis à la disposition
du détachement français pour transporter les ressortissants, mais le Général Roméo Dallaire a reproché aux forces françaises d’avoir utilisé des véhicules abandonnés de la MINUAR qu’elles avaient
cependant maquillés et décorés de drapeaux français pour éviter toute confusion avec les véhicules
des Nations Unies. 48
Ainsi, du point de vue de la Mission d’information en 1998, la seule priorité à ce moment-là était
l’évacuation des Européens. Le secours aux personnes menacées, l’arrêt des massacres ne s’imposaient
pas. Le reproche fait au général Dallaire ne tient d’ailleurs pas puisque, comme le souligne le colonel
Marchal, les paras français n’ont pas eu besoin de l’autorisation de Dallaire pour s’emparer des véhicules
de la MINUAR présents sur l’aérodrome.
Dallaire rencontre le colonel Poncet le 9 avril à 14 h sur l’aéroport :
Ma conversation avec le colonel Poncet a été brève, et le commandant français n’a manifesté aucun
intérêt pour coopérer avec nous. Cet échange malheureux a indiqué de manière exemplaire comment
la force d’évacuation, l’opération Amaryllis, continuerait à se comporter vis-à-vis de la MINUAR.
Poncet a déclaré que sa mission était d’évacuer la communauté de ressortissants étrangers dans les
quarante-huit à soixante-douze heures. [...] Poncet a insisté devant moi disant qu’il était là pour
évacuer des expatriés et des « Blancs ». 49
Le colonel Poncet est d’accord avec Dallaire sur ce point, leurs relations ont été détestables :
Les relations avec les forces des Nations Unies ont souvent été tendues. Le Colonel Henri Poncet
n’a pu évoquer que le passage fugitif du Général Roméo Dallaire à son PC. Il a précisé que celui-ci
ne lui avait apporté aucun soutien, aucune aide, aucun renseignement pendant toute la durée de
l’opération, alors même qu’un officier de liaison de la MINUAR se trouvait à l’aéroport qui aurait
pu donner des informations sur le dispositif de la MINUAR en ville et notamment sur ses fréquences
radio, ce qui aurait permis de faire le point de la situation. 50
L. Marchal [135, pp. 246-247].
Linda Melvern [140, p. 141]. Traduction de l’auteur : L’évacuation commença à l’aube, samedi 9 avril, quand un
contingent de 190 soldats français atterrit à Kigali et prit, sans que la MINUAR en soit avertie, le contrôle de l’aéroport,
installant des pièces d’artillerie et des batteries antiaériennes.
47 L. Marchal [135, p. 246].
48 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 261].
49 R. Dallaire [72, p. 362].
50 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 261].
45
46
637
14.7. PARIS S’OPPOSE AU RENFORCEMENT DE LA MINUAR PAR LES BELGES
Michel Roussin, ministre de la Coopération, déclare dans une interview sur RFI que les militaires
français ne s’interposeront pas :
Michel Roussin : Il s’agit uniquement de la mise en place d’un dispositif pour permettre le rapatriement des Français et des étrangers. Nous n’avons pas d’autre mission. L’ONU qui est sur place
doit assurer sa mission. [...]
Thierry Perret : Est-ce que les troupes françaises peuvent accomplir leur mission, telle que vous
venez de la définir, sans s’interposer, sans faire le nécessaire pour arrêter les massacres ?
Michel Roussin : Les troupes françaises ne s’interposeront pas. Les troupes françaises sont là pour
préserver nos compatriotes et les autres étrangers qui souhaiteraient quitter le pays. 51
À la fin de l’opération Amaryllis, le même Roussin, déclare que la France a envoyé des paras pour
renforcer les Casques-bleus :
Et même si nous nous sommes aperçus les uns et les autres que les 2 500 Casques bleus avaient
eu besoin du renfort rapide de 500 parachutistes pour évacuer plus de 1 500 personnes, sachez que le
Premier ministre a demandé aujourd’hui au ministre des Affaires étrangères de bien rappeler à l’ONU
son rôle. Car nous ne pouvons pas être le gendarme de l’Afrique. 52
14.7
Paris s’oppose au renforcement de la MINUAR par les
Belges
Les 7 et 8 avril, la Belgique songe plutôt à un renforcement de la MINUAR :
Pendant la période du 7 au 10 avril 1994, le gouvernement belge a non seulement invoqué le
chapitre VII auprès des instances de l’ONU, mais également les règles d’engagement, comme base
d’une intervention possible. La réponse de l’ONU fut négative. 53
Le ministre des Affaires étrangères belge, Willy Claes, adresse à Washington et à New York (ONU)
le 7 avril 1994 à 12 h 46 GMT (soit avant d’avoir eu connaissance de la mort des 10 paras-commando
belges) un télex où il se demande si un coup d’État n’est pas en cours à Kigali et estime que la MINUAR
ne devrait pas rester passive devant des massacres :
2. Il n’est pas exclu que l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion dans lequel se trouvaient
les présidents du Rwanda et du Burundi débouche sur un coup d’état militaire ou sur des massacres
généralisés entre les différents rivaux.
S’il devait y avoir de nombreux morts, l’opinion publique ne comprendrait pas que la MINUAR
reste passive, se réfugiant derrière la limitation de son mandat. 54
Willy Claes demande un élargissement du mandat de la MINUAR :
Face à la montée des périls, le ministre des affaires étrangères belge Willy Claes a demandé un
élargissement du mandat des Casques bleus qui sont contraints jusqu’à présent de se limiter à des
actions de maintien de la paix et forcés d’assister impuissants à la dérive dramatique des événements. 55
Il est clair que cette demande vise essentiellement à permettre l’évacuation des ressortissants belges :
Jeudi soir [7 avril], M. Claes a fait savoir qu’il souhaitait que les Nations Unies autorisent un
élargissement du mandat des « Casques-bleus ». Bruxelles tient à ce que la sécurité de l’aéroport de
Kigali soit assurée, ne serait-ce que pour procéder à une éventuelle évacuation de ses 1 500 ressortissants présents au Rwanda dont 900 à Kigali. Le ministre de la défense, Léo Delcroix, a déclaré à la
radio que 2 000 parachutistes, en état d’alerte, étaient si nécessaire, prêts à s’envoler vers l’Afrique. 56
51 RFI, Afrique soir, 9 avril 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Retranscritption des
journaux Afrique de RFI, 1990- 1994, octobre 2006, Tome II, 1er janvier 1994 - 18 juillet 1994, p. 46.
52 Réponses du ministre de la Coopération, Michel Roussin, à deux questions d’actualité à l’Assemblée nationale, 13 avril
1994.
53 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.4.1, p. 556]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
54 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.3.1, p. 525]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
55 Maria Malagardis, Massacres à Kigali, La Croix, 9 avril 1994.
56 Jean de la Guérivière, Bruxelles souhaite élargir la mission des « Casques-bleus », le Monde, 9 avril 1994, p. 3.
638
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
À 17 h 29 GMT, le délégué permanent belge aux Nations Unies, M. Noterdaeme, suite à une entrevue
avec Kofi Annan, répond :
5.3. Renforcement du mandat de la MINUAR.
Le renforcement du mandat des Casques bleus pourrait impliquer deux types de décisions : un
renforcement en effectifs de la MINUAR pour la mettre mieux à même de faire face à la nouvelle
situation et une modification du mandat permettant une attitude plus offensive. Ce renforcement
prendrait des jours car il implique une décision du Conseil de Sécurité. Il ne faut pas oublier qu’il
n’est pas aisé de passer à une opération sous le chapitre VII. Une semblable décision modifierait, en
effet, complètement l’environnement de l’opération originale qui n’était déjà appuyée que du bout des
lèvres par les Américains, les Britanniques et les Russes et qui ne dispose que de moyens défensifs. On
ne peut, de plus, oublier qu’il faudrait l’accord des Gouvernements des pays-contributeurs de troupes
(Ghana, Bangladesh...). Enfin, il serait politiquement délicat de limiter cette extension du mandat à
la protection d’étrangers. Elle devrait bien sûr concerner l’ensemble de la population rwandaise. 57
Le Premier ministre belge, M. Jean-Luc Dehaene, déclare le 8 avril à 15 h, lors d’une réunion du
gouvernement sur le Rwanda :
« [...]
– l’opinion publique belge est traumatisée par la mort des dix paras belges. La poursuite de la
participation belge à la MINUAR est, dès lors, remise en question. La prolongation de la mission
[MINUAR] dépendra de la capacité des troupes de l’ONU à pouvoir mieux se défendre. La Belgique
demande par conséquent une amélioration qualitative de la MINUAR (davantage d’armes) et une
extension du mandat. En aucun cas, la Belgique ne pourra marquer son accord sur un renforcement
des troupes de la MINUAR au moyen de soldats belges.
– La Belgique procédera à une mission d’évacuation humanitaire de courte durée qu’il faudra
considérer comme totalement indépendante de la participation belge à la MINUAR ». 58
Cette demande belge de renforcement de la MINUAR apparaît donc bien distincte de l’opération
d’évacuation de ses ressortissants. Le 8 avril, le gouvernement belge conditionne le maintien de ses troupes
dans la MINUAR à un renforcement de son mandat et de ses moyens.
Certains comme M. Brouhns, représentant permanent adjoint de la Belgique à l’ONU, déclarent que
ce renforcement de la MINUAR a pour but essentiellement de faciliter l’évacuation des étrangers :
tant dans les instructions reçues de Bruxelles que dans les discussions au sein du secrétariat ou
en marge du Conseil de sécurité, il s’agissait d’un renforcement en vue de permettre l’évacuation. 59
M. Brouhns, aurait, le 8 avril, « de sa propre initiative, tâté le terrain pour renforcer le mandat dans
le cadre d’une protection plus globale de la population rwandaise » :
J’ai pris l’initiative – car la question n’était pas posée – d’interroger le secrétariat et différents
membres sur la possibilité du renforcement du mandat pour pouvoir faire éventuellement face à une
protection générale, population rwandaise incluse. La mission a pris l’initiative d’ajouter aux deux
points demandés par Bruxelles la question d’un renforcement de la MINUAR dépassant le cadre de
l’évacuation.
Ce point a suscité immédiatement des réactions extrêmement réservées. 60
De qui venaient ces réactions extrêmement réservées ?
Le refus par Paris du renforcement de la MINUAR par des troupes belges est confirmé par Gérard
Prunier qui écrit :
Il est prévu que les 250 parachutistes qui viennent d’arriver [le 10 avril] rejoignent le contingent
belge de l’ONU déjà sur place, mais Paris reste inflexible et s’y oppose. 61
Le ministre Claes confirme ce refus français devant la Commission d’enquête du Sénat belge :
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.3.1, p. 528]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
58 Ibidem, p. 534.
59 Ibidem, p. 535.
60 Ibidem, p. 536.
61 G. Prunier [175, p. 281].
57
639
14.8. LA FRANCE SE FAIT L’INTERPRÈTE DES PUTSCHISTES AUPRÈS DES BELGES
C’était la teneur de mon entretien avec M. Boutros Ghali à Bonn [le 12 avril]. Paris n’était partisan
que d’une intervention humanitaire de courte durée, et non d’une intervention comme quelques années
auparavant. Le professeur Reyntjens, lui rêvait d’une force avec un noyau belge et avec des soldats
de l’Italie, de la France et des États-Unis. Mais Paris disait résolument non et les Américains n’y
songeaient même pas. 62
14.8
La France se fait l’interprète des putschistes auprès des
Belges
Le 8 avril, alors que le gouvernement intérimaire n’est pas encore formé, l’ambassade de France, selon
le rapport de la Mission d’information parlementaire, traite avec « les autorités rwandaises » et se fait leur
interprète auprès du gouvernement belge qui veut envoyer des troupes pour évacuer ses ressortissants,
suite à l’assassinat des dix paras belges de la MINUAR et des trois coopérants belges à Rambura :
La coopération interarmées s’est déroulée de façon contrastée. L’intervention militaire belge n’était
pas souhaitée par les autorités rwandaises qui, redoutant des dérapages, se sont montrées très
favorables à ce que « la France assure seule la sécurité des ressortissants étrangers qui souhaitent
quitter le Rwanda ». Dans l’hypothèse d’une « présence militaire seulement française, il n’y aurait
aucune objection rwandaise à ce que des avions vides des pays concernés se posent à Kigali pour
emmener les ressortissants étrangers hors du pays » précise l’ambassadeur de France. 63
Il est surprenant de lire sous une plume française que, le 8 avril, les autorités rwandaises redoutent
des dérapages, alors que les rues de Kigali se couvrent de cadavres, sans parler de ce qui se passe dans le
reste du Rwanda. L’ambassadeur de France semble très attaché à garantir le sérieux de ces « autorités ».
Le 8 avril au soir, Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France à Kigali, se fait l’interprète du
gouvernement intérimaire, alors que celui-ci n’a pas encore été installé officiellement :
Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris d’une éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants, le Gouvernement intérimaire et les Forces armées
rwandaises, extrêmement méfiants à l’égard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette opération. Il a indiqué que des interventions de diplomates français auprès des FAR et du Gouvernement
intérimaire avaient été nécessaires pour que l’autorisation soit accordée aux autorités belges. 64
À l’ONU, une démarche similaire est faite auprès de M. Noterdaeme, ambassadeur de la Belgique à
l’ONU, par son homologue français. M. Noterdaeme envoie le soir du 8 avril le télex suivant au ministère
des Affaires étrangères belge :
1. Mon collègue français m’a aimablement informé du contenu d’un entretien qu’il a eu avec
l’ambassadeur Jean Damascène Bizimana, représentant permanent du Rwanda auprès de l’ONU et
siégeant actuellement au Conseil de sécurité. L’ambassadeur Bizimana est un proche de feu le président
Habyarimana.
2. Pour Bizimana, les Belges sont impliqués dans l’attentat qui a coûté la vie aux présidents du
Rwanda et du Burundi. Cette action s’inscrit dans la tradition belge d’ingérence dans les affaires
intérieures du Rwanda en faveur des Tutsi. L’ambassadeur a fait état de rumeurs concernant une
intervention militaire imminente de la Belgique sous couverture de pseudo raisons humanitaires. Pour
Bizimana, il vaut mieux que les Belges n’interviennent pas au Rwanda pour évacuer leurs ressortissants
car ils y ont perdu tout crédit. Par contre, les Rwandais adopteront une attitude plus conciliante visà-vis des Français, si ces derniers intervenaient au Rwanda pour des raisons humanitaires. Il a rappelé
à cet égard que la Garde présidentielle ne permettra pas aux Belges d’utiliser l’aéroport de Kigali.
Dans la perspective d’un éventuel renforcement de la MINUAR, Bizimana s’oppose à ce que les
Belges fassent partie de ces éventuels renforts. Il considère aussi que, pour stabiliser la situation, le
contingent belge devrait immédiatement être remplacé à Kigali.
3. Mon collègue français a qualifié l’hypothèse de travail de son interlocuteur de non raisonnable.
Comme membre du Consécur, 65 Bizimana risque évidemment de propager ce genre de commentaires
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.4.2, p. 559]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
63 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 259]. C’est nous qui mettons en gras.
64 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297].
65 Il s’agit évidemment du Conseil de sécurité, où, faut-il le rappeler, le Rwanda siège en tant que membre non permanent,
alors que la Belgique n’y siège pas.
62
640
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
peu amènes, qui contribueront à isoler davantage mon collègue rwandais dont le crédit diplomatique
est assez bas à New York. 66
On peut s’étonner que le représentant de la France à l’ONU, Jean-Bernard Mérimée, se fasse le
porte-parole du représentant du Rwanda dont on ne sait pas, ce 8 avril au soir, au nom de quel gouvernement il s’exprime. Cette intervention du diplomate français est capitale pour faire croire à la continuité
institutionnelle au Rwanda et cacher le coup d’État.
Qui sont donc, en ce 8 avril, ces autorités rwandaises ? Le Président est mort dans l’attentat du 6
avril. Le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, a été assassinée. Trois autres ministres ont été assassinés, Faustin Rucogoza, Frédéric Nzamurambaho, Landoald Ndasingwa. D’autres ministres se cachent.
Le ministre des Affaires étrangères, Anastase Gasana, est resté à Dar es-Salaam, privé de Falcon par
Habyarimana. Augustin Bizimana, le ministre de la Défense, est au Cameroun le 6 avril. Le Premier
ministre pressenti, Faustin Twagiramungu, se cache. Joseph Kavaruganda, le président de la Cour constitutionnelle, a été assassiné.
Qui reste ? Par un hasard curieux, ce sont les ministres MRND et les ministres et personnalités Hutu
Power de l’opposition, les putschistes en quelque sorte.
La France compatissante va plaider la cause de la Belgique auprès des Forces armées rwandaises :
Comme l’a indiqué le Colonel Henri Poncet, la France a toutefois négocié avec un commandant
des FAR l’arrivée des soldats belges à l’aéroport. Les FAR en effet semblaient déterminées à tirer
sur les avions belges avec des pièces d’artillerie sol-air. Il a déclaré qu’il avait alors fait positionner,
à proximité de chaque pièce d’artillerie sol-air, un soldat français qui avait l’ordre de tirer sur tout
soldat rwandais qui ouvrirait le feu sur les avions belges.
La lecture des télégrammes enseigne par ailleurs que la France a régulièrement informé les FAR
des modalités d’intervention des troupes belges, puisqu’il est notamment indiqué le 10 avril par l’ambassadeur de France : « le nombre de militaires prévu par les Belges est de 400 et non 250... J’attire
l’attention du département sur la nécessité d’éclaircir rapidement la question du volume de la force
belge... L’arrivée d’un nombre plus important, sans rectification préalable de notre part, affecterait
notre crédibilité vis-à-vis des FAR ». 67
Quel est ce commandant des FAR avec qui « la France » négocie ? C’est probablement Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando basé au camp de Kanombe, près de l’aéroport. Lors de
son procès au TPIR, il déclare que dans la nuit du 7 au 8 avril, après que toutes ses troupes aient été
déployées, il a positionné son poste de commandement à l’aéroport. 68 Le Journal de Kibat rapporte que
le 8 avril, en tant que responsable des 50 soldats qui gardent l’aéroport, Ntabakuze rencontre le capitaine
Vandriessche de la MINUAR. 69 Ce 8 avril également, l’équipe AMT du bataillon paras-commando, dirigée par le commandant de Saint-Quentin, s’installe à l’aéroport. 70 C’est probablement le commandant
de Saint-Quentin qui négocie avec Ntabakuze à propos de l’arrivée des Belges.
Grâce à l’ambassadeur Marlaud, la crédibilité de la France auprès des artisans du génocide a été
sauvegardée. Marlaud se fait ici leur interprète pour minimiser le nombre de soldats belges qui vont
débarquer à Kigali.
Il semble que, contrairement à ce qu’affirme le colonel Poncet, les Français, sur l’aéroport, ne souhaitent
pas l’arrivée de renforts belges :
Apprenant l’arrivée du contingent belge vers 14 Hr [le 10 avril], les Tp [troupes] françaises communiquent à A6 [capitaine Vandriessche, commandant du groupe Airfield de KIBAT] qu’ils préfèrent
que les ressortissants belges soient évacués par les troupes de l’ONU à cause du sentiment anti-belge
qui règne à KIGALI. 71
66 Paul Noterdaeme, Pour information, BE UN Mission, 8 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Noterdaeme8avril1994.pdf Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.3.1, p. 537].
67 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 259-260].
68 Interrogatoire principal de la Défense d’Aloys Ntabakuze, par Me Erlinder, TPIR, ICTR-98-41-T, 18 septembre 2006.
69
Journal de Kibat [76, section 24. Evolution générale (d) p. 22]. http://francegenocidetutsi.org/
KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#page=27
70 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/
CussacMaurinCR19avril1994.pdf#page=2
71 Journal de Kibat [76, section 42-e, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#
page=40
641
14.9. PARALYSIE DE L’OPÉRATION « SILVER BACK » PENDANT 36 HEURES
Le colonel Poncet, puisqu’il s’agit probablement de lui, mais il agit sur l’ordre de Paris, contribue ici
à détourner la MINUAR de sa mission de maintien de la paix et de protection des Rwandais menacés.
Sans le dire clairement, il estime que l’envoi de la force belge est inutile et que des avions vides auraient
suffi. L’apparente compassion pour les troupes belges menacées par ce « sentiment anti-belge » est feinte
puisque le 13 avril, les troupes françaises quittent le Rwanda en laissant les Belges seuls face aux tueurs. 72
14.9
Paralysie de l’opération « Silver Back » pendant 36 heures
Vendredi 8 avril à Bruxelles, l’état-major de l’armée belge prépare une intervention à Kigali, elle est
prête le lendemain, samedi 9. Elle doit se dérouler en 3 phases, en collaboration avec les forces françaises.
La 1re phase est l’arrivée des forces françaises qui sécurisent l’aéroport de Kigali. Car, explique le général
Charlier, en plus d’être à pied d’œuvre en Afrique, l’armée française « entretient de bonnes relations avec
les forces rwandaises depuis 1990. » 73 La 2e phase, l’arrivée des Belges, était prévue pour samedi, après
celle des Français. Mais, « quelques heures plus tard, des militaires rwandais parquaient plusieurs camions
sur les pistes de Kigali, annonçant leur intention d’empêcher les avions belges de se poser dans la capitale
rwandaise. » 74 Les avions belges, 8 Hercules C-130, 2 Boeing 727, 1 Galaxy, ont dû atterrir à Djibouti et
Nairobi. Les négociations se sont poursuivies à Kigali, Bruxelles et New York. Selon le général Charlier,
« Dimanche matin [10 avril] nous avons alors donné l’instruction à nos militaires présents à Kigali et
engagés sous les couleurs des Nations unies – un total de 428 hommes – d’épauler l’action des Français
(qui commençaient l’opération d’évacuation) car cette action humanitaire est – selon nous – dans le cadre
de la mission de la “Minuar”. » 75
Finalement, « Silver Back », l’opération belge d’évacuation, commence le 10 avril avec l’arrivée à
l’aéroport de Kigali d’un premier contingent de 240 hommes à 16 h 45. 76 Un premier C-130 atterrit à
16 h 45, suivi par quatre autres à 18 h et les trois derniers dans la soirée, donc 8 C-130 au total. 77
Cette opération est constituée par une brigade paras-commando, commandée par le colonel Jean-Pierre
Roman. 78 Selon le colonel Marchal cette brigade paras-commando comporte environ 1 000 hommes, 500
« se déploient à Kigali. Le reste est maintenu en réserve à Nairobi à nonante minutes de vol de Kigali. » 79
Combien de soldats de « Silver Back » ont effectivement débarqué à Kigali ? Le Journal de Kibat, en
compte, ci-dessus, 240, arrivés le 10. Il ne note pas d’autres arrivées. L’article du Soir, déjà cité, dit :
« Ces 250 hommes envoyés en renfort devraient donc porter à environ 700 le nombre total des militaires
belges engagés au Rwanda. » 80 Les 428 Casques-bleus sont donc comptés dans ces 700 hommes. Dallaire
écrit pour ce 11 avril : « Huit vols ont amené la moitié de la brigade de parachutistes belges, ainsi que
des motos et trois véhicules blindés. » 81 Jacques Castonguay affirme que 1 000 hommes de la brigade
Para Cdo débarquent de 7 C-130 le 10 avril. 82 Mais cela semble faux, il n’était pas sur les lieux. Thierry
Charlier parle de 600 parachutistes belges engagés mais il ne dit pas qu’ils ont tous débarqué à Kigali. 83
Filip Reyntjens, faisant le décompte des troupes qui auraient pu coopérer pour arrêter les massacres,
déclare : « Nous disposions de 410 hommes de KIBAT, de 450 hommes de la brigade para, plus une
réserve de 500 à Nairobi. » 84
Le 11 avril à 21 h, l’opération Silver Back avait débarqué 493 hommes à Kigali. 85 En raison du refus
des putschistes et de l’accord que les Français ont passé avec eux, environ la moitié des soldats belges
Les Belges auraient souhaité le maintien des forces françaises durant deux ou trois jours. Voir section 14.11 page 647.
Alain Guillaume, Opération « Silver Back », un pont aérien extraordinaire, Le Soir, 11 avril 1994, p. 4.
74 Alain Guillaume, ibidem.
75 Alain Guillaume, ibidem.
76 Journal de Kibat [76, p. 37].
77 Alain Guillaume, ibidem.
78 À distinguer du général-major Roman, commandant de la Brigade paras-commando.
79 Luc Marchal [135, p. 249].
80 Alain Guillaume, ibidem.
81 R. Dallaire [72, p. 372].
82 J. Castonguay [54, p. 158].
83 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids no 97, p. 10.
84 Audition de M. Reyntjens par la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-51, COM-R, 14
mai 1997, p. 508]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition14mai1997Reyntjens.pdf#page=21
85 Opération Silver Back. Compte rendu , Armée belge, 15 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SilverbackCompteRendu.pdf
72
73
642
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
sont restés à Nairobi. 86
Le colonel Marchal « tente » de mettre les nouveaux moyens belges en commun avec le colonel
Poncet. « Compte tenu du climat anti-belge régnant à Kigali, il est convenu que les paras-commando
belges assureront la défense de l’aéroport, que les parachutistes français procéderont au rassemblement des
expatriés et que la MINUAR se chargera de l’organisation des convois, depuis les points de regroupement
jusqu’à l’aéroport. » 87 La route permettant d’accéder à l’aéroport passe en effet près du CND où les
combats entre le FPR et la garde présidentielle font rage. Mais l’opération tripartite prévue à partir du
11 avril à 10 h ne se déroule pas comme prévu. « Les parachutistes français, de leur côté, mènent leur
opération en complète autonomie, hormis l’utilisation des véhicules de la MINUAR. » 88
Le 11 avril, les paras-commando de « Silver Back » restent bloqués à l’aéroport, leur commandant,
le colonel Roman, se trouvant coincé chez l’ambassadeur de Belgique. 89 Il ne dispose d’aucun moyen de
transmission et ignore tout du plan d’évacuation, selon le colonel Luc Marchal qui aurait plutôt attendu
le 1er bataillon de parachutistes, les hommes de KIBAT I.
C’est ce jour-là, 11 avril, qu’a lieu le massacre de l’ETO à Kicukiro, 90 provoqué par le départ vers
l’aéroport du groupement sud du bataillon belge de la MINUAR, commandé par le lieutenant Lemaire. Les
Casques-bleus belges ont été priés par leur gouvernement de s’occuper de l’évacuation des ressortissants
belges. Donc, insistons sur ce point, pendant que 2 000 Tutsi environ se font massacrer à Kicukiro, 250
paras-commando belges sont immobilisés à l’aéroport à 2 ou 3 km de là, en raison de l’animosité des
Rwandais et de la réticence de l’ambassadeur de France et de l’armée française à les laisser intervenir
dans Kigali.
Il faudra 36 heures, soit le 12 avril, pour que « Silver Back » soit opérationnel. 91 Le 13 avril, 100
parachutistes italiens arrivent mais l’opération française Amaryllis est suspendue le 13 au soir. Il paraît
clair que la coopération entre Belges et Français a été minimale, juste pour sauver les apparences.
14.10
Le départ d’Amaryllis
Le gouvernement français s’est abstenu, contrairement à ce qu’il faisait dans le passé, de soutenir
militairement l’armée rwandaise, du moins ouvertement. 92 La décision de fermer l’ambassade est prise le
11 et exécutée le 12. Manquant de documents, nous ne connaissons pas les raisons exactes de ces décisions,
mais pouvons en discerner trois :
1- Les dirigeants français sont bien placés pour savoir que les massacres vont être terribles et ne veulent
pas y paraître mêlés. C’est la conduite qui semble adoptée dès le matin du 7 en conseil interministériel.
La France ne doit pas se mettre en première ligne. Elle se limite à des interventions à l’ONU pour que la
MINUAR remplisse sa mission de sécurité à Kigali. 93 L’implication de l’ambassadeur dans la formation
de ce gouvernement d’extrémistes ne peut qu’inciter Matignon à se maintenir en retrait. À ce jeu du
« pas vu, pas pris », l’Élysée ne peut accepter d’être surpassé.
2- Des dissensions dues à la cohabitation sont-elles la cause du départ ? Les hommes de l’Élysée
auraient été enclins à poursuivre un soutien militaire des FAR. 94
3- La présence de la MINUAR, des troupes belges et de nombreux observateurs et journalistes à Kigali
rendait, de fait, un soutien militaire aux FAR très difficile, car toute la communauté internationale aurait
vu que la France soutenait la grande boucherie entreprise par ses amis. L’arrivée de troupes combattantes
du FPR à partir du 10 avril va précipiter les événements.
Prudemment, Paris préfère jouer un scénario victimaire. Ayant à déplorer 6 victimes, la France, donc,
évacue ses ressortissants, ferme son ambassade, retire les soldats de l’opération Amaryllis, puis ses forces
Le colonel Poncet avaient obtenu l’accord des FAR pour 250 soldats belges. Voir section 14.8 page 641.
Luc Marchal, ibidem.
88 Luc Marchal, ibidem.
89 Luc Marchal, ibidem ; Rapport de la commission Kigali, commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201,
1-611/12, p. 29]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=29
90 Plus de deux mille personnes, réfugiées à l’École technique officielle (E.T.O. ou école Don Bosco) à Kicukiro sont
massacrées, dont Boniface Ngulinzira, négociateur des accords de paix, que les Français ont refusé d’évacuer.
91 Luc Marchal, ibidem, p. 250.
92 Voir section 13.8 page 625.
93 Voir section 9.7.1 page 552.
94 Voir plus loin section 14.10.2 page 645.
86
87
643
14.10. LE DÉPART D’AMARYLLIS
spéciales – du moins selon ce qui est dit par les militaires aux députés en 1998 – et laisse les tueurs vaquer
à leur travail.
Le prétexte de « l’évacuation de nos ressortissants » n’a pas pu être exploité à fond – comme à
l’habitude – et transformé en un soutien à l’armée et au régime rwandais de feu Habyarimana.
Les dirigeants politiques ne se sont pas bousculés pour s’expliquer sur l’attitude de la France dans ces
événements. M. Michel Roussin, ministre de la Coopération, a été le principal intervenant. À la séance des
questions d’actualité à l’Assemblée nationale le 13 avril 1994, il affirme que les accords de paix d’Arusha
ont abouti grâce à la France, que les 2 500 Casques-bleus n’étaient pas capables de procéder à l’évacuation
des ressortissants étrangers et que, rappelant l’ONU à son rôle, la France ne pouvait être le gendarme de
l’Afrique. Voici des extraits de cette intervention :
Chaque fois qu’il y a eu des conflits ethniques, c’est la France qui est intervenue et c’est la France
qui a pu amener les ethnies, qui se confondent parfois avec les partis, à se réunir autour d’une table
pour enfin mettre fin à ces conflits. Et c’est comme cela qu’au mois d’août dernier, la France a
obtenu qu’à Arusha, en Tanzanie, tout le monde puisse se réunir et que l’on puisse voir la démocratie
progresser et la paix revenir.
Les événements de ces derniers jours ont montré combien tout cela était fragile. La France n’a
jamais cessé de mobiliser l’opinion publique, africaine d’abord, et l’opinion publique internationale
ensuite. Nous ne sommes pas restés les bras croisés, je vous rassure. Et même si nous nous sommes
aperçus les uns et les autres que les 2 500 Casques bleus avaient eu besoin du renfort rapide de
500 parachutistes pour évacuer plus de 1 500 personnes, sachez que le Premier ministre a demandé
aujourd’hui au ministre des Affaires étrangères de bien rappeler à l’ONU son rôle. Car nous ne
pouvons pas être le gendarme de l’Afrique. La communauté internationale se doit de nous relayer et
l’ONU doit maintenant rapprocher les différents partis, amener les protagonistes au cessez-le-feu et
si la France est sollicitée, eh bien une nouvelle fois, la France répondra oui. [...]
La France a continué ce qu’elle devait faire au Rwanda. Nous sommes partis après avoir en vain
essayé de rapprocher les points de vue. Pour l’instant, notre priorité a été les nôtres. Mais la France
ne lâche pas l’Afrique [...] 95
Le 22 avril il se désole de la résurrection des « vieux démons rwandais » :
Les événements du 6 avril ont hélas ressuscité les vieux démons rwandais. Nous avons vite compris
que les 2 500 Casques-bleus avaient besoin du renfort de nos parachutistes. La France a rappelé à
l’ONU sa mission. Puisse la sagesse amener les Rwandais à trouver les voies du dialogue et de la
paix. 96
14.10.1
Des militaires regrettent ce départ
Ce départ précipité est regretté par le lieutenant-colonel Jacques Balch, chef du détachement spécialisé
de l’opération Amaryllis, c’est-à-dire des COS, qui, dans un message à la Mission d’information parlementaire, soutient que la décision de fermer l’ambassade a été prise un peu hâtivement et que quelques
conseillers militaires français auprès des FAR auraient suffi pour renverser la situation :
[...] rien ne laissait en effet présager à ce moment-là une victoire du FPR, les FAR résistaient
tout à fait correctement à la poussée des Inkotanyi. 97 Il aurait suffi de très peu de choses (quelques
conseillers militaires français) pour que l’on assiste à un renversement de la situation. Juin 1992 et
février 1993 auraient parfaitement pu être « rejoués » en avril 1994. 98
La France se serait rangée ouvertement du côté des génocidaires, au vu et au su de la force de l’ONU ?
Ce n’est pas ce qui est suggéré ici, puisqu’il n’est question que de quelques conseillers militaires français.
Et il nous semble que c’est effectivement ce qui s’est passé.
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire remarque que le commentaire de Balch est
un point de vue personnel, mais note qu’il est partagé par d’autres militaires français qui ne comprennent
pas pourquoi on les fait partir :
Réponses du ministre de la coopération, Michel Roussin, à deux questions d’actualité à l’Assemblée nationale, 13 avril
1994.
96 Michel Roussin, déclaration au Nouvel économiste, 22 avril 1994.
97 Ce terme désigne le FPR.
98 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 263]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMIP.
pdf#page=277
95
644
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
Il [ce commentaire] témoigne cependant de l’état d’esprit de certains militaires qui, parce qu’ils
avaient tissé des liens personnels avec des militaires des FAR dont ils avaient instruit les compétences dans le cadre d’une coopération qui fut parfois longue, ont éprouvé quelque difficulté à quitter
subitement le Rwanda. 99
En plus des propos très explicites du colonel Balch, ci-dessus, il y a ceux de ce « spécialiste » qui
confie à une journaliste du journal Le Monde : « Si la France avait bougé fin avril, le FPR n’aurait pas
pu s’y opposer ». 100 Quel est ce « spécialiste » ? Un membre du « détachement spécialisé », spécialisé en
particulier dans les « actions d’influence » ? 101
14.10.2
Des conseillers de l’Élysée regrettent ce départ
Dominique Pin, adjoint au conseiller à la présidence de la République pour les Affaires africaines,
charge le ministre de la Coopération, Michel Roussin, et le gouvernement de cohabitation de la responsabilité de ce retrait :
Nous étions sur place, nous pouvions faire quelque chose ; Roussin, ministre de la coopération,
est intervenu pour dire : nous sommes là pour les Français seuls. C’est-à-dire : on emmène nos
ressortissants et on se tire. [...]
Le gouvernement français a fait montre d’une apathie coupable. Le discours était : on se replie
sur l’hexagone. Et ainsi, on donne l’impression de lâcher nos amis. Si les Français et les Belges étaient
restés un mois de plus sur place, on n’aurait pas eu les massacres. [...]
On est obligés de tenir compte de la position du gouvernement, nous sommes en situation de
cohabitation. Je suis convaincu personnellement que s’il n’y avait pas eu la cohabitation, on aurait
agi autrement et évité les massacres. 102
Que devaient faire les Français, selon Dominique Pin ? Ne pas lâcher leurs amis et éviter les massacres
auraient été deux objectifs contradictoires. Nous n’avons aucune information sur les débats qu’il y a eu
à ce sujet entre l’Élysée et Matignon.
Le 29 avril, le général Quesnot tient des propos sans équivoque :
Notre présence militaire aurait arrêté les massacres. A Kigali, 2 500 soldats de l’ONU ont été
incapables d’arrêter quoi que ce soit. L’introduction du multilatéralisme en Afrique est criminelle.
Nous devrions tous avoir honte. 103
Le conseiller de Mitterrand exprime clairement son rejet de l’intervention de l’ONU au Rwanda. Il
regrette ici le départ de Noroît en décembre 1993 et le retrait des troupes d’Amaryllis. Son affirmation
que notre présence militaire aurait arrêté les massacres questionne. Pourquoi les troupes d’Amaryllis
n’ont-elles pas sommé l’armée rwandaise d’arrêter les massacres ? Si elles étaient peu nombreuses, elles
étaient bien armées et elles avaient une influence énorme sur les militaires rwandais. Cette affirmation
laisse deviner le mécanisme qui s’est mis en branle dès la signature des Accords de paix d’Arusha chez des
militaires français comme le général Quesnot, de concert avec leurs homologues rwandais. Puisque vous
nous faites partir, vous allez voir ce qui va se passer. Comment croire que les militaires français voulaient
arrêter les massacres alors que leur premier geste à leur arrivée le 9 avril a été de donner des armes aux
troupes qui massacraient. Ils pouvaient arrêter les massacres mais ne l’ont pas voulu.
Selon Olivier Lanotte, le général Quesnot aurait préconisé le 8 avril, lors d’un conseil restreint du
gouvernement, « une intervention plus ambitieuse de l’armée française afin de protéger ou évacuer la
communauté étrangère, de stabiliser les FAR de l’intérieur, de rétablir l’ordre à Kigali, et de s’interposer
entre les belligérants de manière à stopper l’offensive du Front patriotique. » Sa proposition aurait été
écartée. 104 Cela suggère que Quesnot s’est prononcé à l’époque en faveur d’un maintien des troupes
françaises d’Amaryllis pour appuyer les FAR contre le FPR. Mais rien ne nous prouve qu’il en a été ainsi.
99
Ibidem
Marie-Pierre Subtil, Le projet d’intervention française au Rwanda suscite de plus en plus de critiques, Le Monde, 23
juin 1994, pp. 1, 4
101 Les actions d’influence, autrement dit l’action psychologique, sont un des quatre domaines d’action des unités COS du
premier cercle. Cf. E. Micheletti [146, pp. 9, 28].
102 Dominique Pin, La situation au Rwanda, 5 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Pin5mai1994.pdf#page=4
103 Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, Situation au Rwanda, 29 avril 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye29avril1994.pdf#page=3
104 O. Lanotte [125, p. 346]. Interview du général Quesnot, janvier 2006.
100
645
14.10. LE DÉPART D’AMARYLLIS
D’ailleurs, l’offensive du FPR dont parle le général Quesnot n’est pas commencée ce 8 avril. Il a prétendu
devant la Mission d’information parlementaire qu’elle a commencé le soir du 6 avril, mais il est établi que
c’est faux.
Nous savons que, suite à la décision de François Mitterrand d’envoyer des troupes à Kigali pour
« assurer dans l’immédiat la sécurité de nos ressortissants au Rwanda », une réunion interministérielle
s’est tenue au Quai d’Orsay le 8 avril. Elle a décidé d’envoyer le lendemain une compagnie et des forces
spéciales pour « contrôler la plateforme aéroportuaire ». 105
14.10.3
Le départ des troupes françaises d’Amaryllis
Le départ de l’opération française Amaryllis s’effectue dans la journée du 13 avril, alors que les parachutistes italiens arrivent. 106 La France n’aura entrepris aucun contact pour collaborer avec la MINUAR
et les autres forces en présence afin d’arrêter les massacres. C’était pourtant elle la mieux placée pour les
faire cesser. Son influence sur le gouvernement intérimaire rwandais, son armée et ses milices était telle
qu’ils auraient cessé immédiatement, au moins à Kigali.
Il est pourtant difficile de savoir si tous les militaires français sont effectivement partis. Le départ des
derniers éléments français n’aurait pas eu lieu le 14 avril. Pour Charles Lambroschini dans le Figaro, les
derniers parachutistes français sont partis le 24 avril 107 ; pour Jean-Dominique Merchet dans Libération,
« le 17 avril, les derniers Français quittent Kigali, hormis quelques éléments des forces spéciales. » 108
14.10.4
Le départ du détachement du COS
Le détachement spécialisé du COS commandé par le lieutenant-colonel Maurin s’en va le 14 à 17 h
30. 109 Mais les COS sont-ils réellement tous partis ? 110
Une explication, totalement fausse, du départ du détachement COS, est donnée dans le rapport de la
Mission d’information parlementaire :
Le 14 avril, compte tenu du désengagement opéré par les Belges la veille au soir, l’ordre est donné
au lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin de rentrer à Bangui avec son détachement. 111
Les Belges ne se sont pas désengagés la veille du 14 avril. Leur force d’évacuation « Silver Back »
ne quitte Kigali que le 15 dans l’après-midi et son commandement est furieux d’être abandonné par les
Français. Il y a confusion avec le retrait belge de la MINUAR qui est annoncé le 13 avril. Les Casques-bleus
belges seront évacués les 19 et 20 avril.
14.10.5
Le départ des coopérants militaires
Le départ des conseillers militaires n’était pas prévu initialement :
Il faut ici rappeler l’extrême rapidité avec laquelle la situation s’est dégradée et le fait que les 25
militaires restés sur place dans le cadre de l’Assistance militaire technique n’étaient pas préparés à
un départ aussi soudain. 112
Sont-ils vraiment tous partis ? Sinon, quels sont ceux qui sont restés ? Nous pensons qu’ils sont partis
car, s’ils étaient restés, ils auraient pu être reconnus par la MINUAR, sauf s’ils étaient enfermés dans des
camps militaires.
105 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Sécurité de nos
ressortissants, 8 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot8avril1994.pdf
106 Luc Marchal [135, p. 251].
107 Charles Lambroschini, Mitterrand-Juppé : les alliés objectifs, Le Figaro, 24 juin 1994.
108 Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11.
109 C.R. du col. Cussac et du lt. col. Maurin, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 352].
http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf#page=4
110 Voir section 13.8.3 page 627.
111 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 259].
112 Ibidem, p. 263.
646
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
14.11
Accrochage franco-belge ?
L’avion C 130 emmenant, jeudi 14, le détachement des COS aurait essuyé des tirs d’une batterie belge,
selon le lieutenant-colonel Maurin :
Jeudi 14/04
Après avoir soupçonné les FAR d’être à l’origine des tirs de Mortiers 81 (12 obus) appliqués sur le
taxiway de KANOMBE chaque fois que le détachement spécialisé du COS tentait de quitter l’aéroport
avec le C 130, mais finalement convaincu que ces tirs étaient dirigés par les Belges, le L/C MAURIN
donne l’ordre de décollage à 17 h 30 (après avoir laissé un PP18 et les informations nécessaires à un
guidage aérien éventuel au Colonel de l’armée de l’Air belge responsable des opérations aériennes) 113 .
Arrivée à Bangui à 9h00 locales. Accueil par le CEM/EFAO et le chef de la MAM. 114
15 h 30 pour aller de Kigali à Bangui, soit environ 1 500 km, cela paraît bien long ! Un même vol le
mardi 12, cité dans le même rapport, dure 3 heures. D’après le colonel Jacques Balch, ce sont bien les
Belges qui ont tiré :
Dès la fin du deuxième tir j’ai envoyé un groupe faire le tour complet de l’aéroport et de ses abords
afin de trouver et neutraliser cette pièce qui ne pouvait, à mon sens, appartenir qu’aux Forces Armées
Rwandaises : parmi les forces présentes à Kigali à ce moment là les seules dotées de mortiers étaient :
1) Les FAR : ils nous voyaient partir avec “regret”... et pouvaient tenter, dans un dernier geste de
désespoir, de nous en empêcher
2) Le FPR : ils attendaient notre départ avec impatience, et n’avaient aucun intérêt à le différer 115
3) Les troupes belges : IMPENSABLE, même s’ils souhaitaient, à l’évidence, nous voir rester le
plus longtemps possible à leurs côtés.
Le groupe est rentré de sa mission sans avoir vu la moindre pièce mortier des FAR. En revanche
une pièce mortier [sic] belge se trouvait en bout de piste. Mes hommes ne s’y sont pas attardés, leur
mission était de trouver un mortier des FAR.
La dernière précision que je ferai est la suivante : ces tirs ont toujours été effectués à une distance
d’environ quarante mètres devant l’avion, en barrage. Il n’y a jamais eu de “correction”, il s’agissait
donc, non de tirs destinés à détruire, mais de tirs d’intimidation, qui visaient à nous empêcher de
décoller, d’autant qu’ils se déclenchaient à chaque fois que nous commencions à embarquer dans le
C 130.
Voici les faits, partant de là toutes les suppositions ou interprétations sont possibles, mais elles ne
resteront en tout état de cause, faute de preuves, que des hypothèses. 116
Gérard Prunier confirme que, selon un officiel du ministère de la Défense, ce sont les Belges qui ont
tiré pour empêcher les Français de décoller :
Entre Français et Belges, les désaccords sur ce qu’il faut faire s’exacerbent autour de l’aéroport,
avec menaces mutuelles d’en venir aux coups. Quelques obus tombent même près d’un avion français,
et les officiers de l’opération “Amaryllis” soupçonnent fortement leurs collègues belges d’essayer ainsi
de les empêcher de décoller. 117
Sans doute, les Belges n’ont pas apprécié de voir partir les soldats français alors que les massacres
faisaient rage et qu’eux-mêmes, ayant perdu dix hommes, étaient très menacés. C’est ce que souligne le
colonel Poncet, qui ne semble pas accuser les Belges comme le lieutenant-colonel Maurin et le lieutenantcolonel Balch. Mais il était déjà parti :
Pour sa part le Colonel Henri Poncet, a précisé lors de son audition qu’il ne voyait pas le motif
pour lequel les Belges auraient tiré sur l’avion français. Il a estimé toutefois que les Belges auraient
certainement souhaité le maintien des forces françaises deux ou trois jours supplémentaires, pour ne
Il s’agit du lieutenant-colonel d’aviation Van Eeckoudt.
Compte rendu du Colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 352]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.
pdf#page=4
115 Pourtant, on lit dans Africa International, la revue extrémiste de Marie-Roger Biloa, que « le dernier [avion], en
décollant, sera poursuivi et atteint par des obus du FPR. » Cf. La bataille de Kigali, Africa international, no 282, avril 1995.
http://francegenocidetutsi.org/AfricaInternational282avril95p10.pdf
116 Lettre du colonel Jacques Balch au général Mourgeon en date du 8 septembre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 361]. http://francegenocidetutsi.org/JacquesBalch8septembre1998.pdf
117 Entretien avec un officiel du ministère de la Défense, Paris, 17 mai 1994. Cf. G. Prunier [175, p. 283].
113
114
647
14.11. ACCROCHAGE FRANCO-BELGE ?
pas perdre le bénéfice du contrôle d’une partie de la ville, ainsi que celui d’un éventuel appui militaire
pour l’évacuation de leurs propres ressortissants. 118
Cette information, que les Belges voulaient rester encore quelques jours, contredit l’affirmation du
rapport de la Mission d’information, citée plus haut, sur le désengagement opéré par les Belges la veille
au soir.
Colette Braeckman qui se trouvait à l’aéroport est témoin de ces tirs :
Soudain, alors qu’un Transall français s’apprête à décoller, quatre roquettes de 35 mm éclatent à
moins de trois cent mètres de l’appareil et à cinquante mètres d’un C-130 belge. Cette fois du côté
du hall d’entrée. 119
Elle écrit dans son livre que ce sont les FAR qui ont tiré :
Les derniers Français ont quitté Kigali le 14 avril, en direction de Bangui, essuyant eux aussi
quelques tirs de la part des FAR désespérés par le départ de leurs amis. 120
Alain Guillaume, son collègue du journal Le Soir, attribue aussi le tir aux FAR :
Ce jeudi [14 avril] [...] Six coups de mortier partent des positions de l’armée rwandaise et atteignent
les pistes de l’aéroport. Les paras ont peu de doutes : on veut maintenant, du côté des FAR, empêcher
leur départ. 121
C’est ce que laisse supposer le compte rendu des militaires belges de la MINUAR :
ÉVOLUTION LE 14 AVRIL
61. Situation générale.
a Combats entre belligérants [...]
Vers midi, alors que les derniers Français sont prêts à embarquer, trois coups de mortiers tombent
à proximité de la piste : UN à cent mètres au NORD des positions de C16 [Lt Koenigs], DEUX au
milieu de la piste, juste à quelques mètres au SUD de celle-ci. Le LtCol Maurin contacte l’EM FAR
et les menace de frappes aériennes par UN JAGUAR en stand by à peu de distance de KIGALI. Le
dernier C-160 (FR) décolle alors et s’envole sans encombre en faisant fonctionner ses leurres AA lors
du survol de KANOMBE. 122
L’avion français étant, selon Maurin, un C 130 à 4 hélices, il est surprenant que les Casques-bleus
belges le confondent avec un C-160 qui n’en a que 2.
Jean-Loup Denblyden, officier de liaison de l’opération Silver Back auprès des Français d’Amaryllis,
a été témoin de ces tirs. Il déclare à la commission Mucyo :
Le summum, humainement est sans doute qu’à un moment donné il y a eu des tirs de mortiers
des FAR à l’aéroport. Là où actuellement les avions s’arrêtent, on débarque, on descend l’escalier, il y
a un tir de mortier ! Il y avait des avions militaires. Là il y a eu une panique surtout du côté français,
du colonel Maurin, une réaction extrêmement nerveuse. 123
Denblyden se trouvait à côté du lieutenant-colonel Maurin sur la terrasse de l’aérogare au moment
de ces tirs. Les obus de mortier sont tombés juste devant l’aérogare sur le parking où stationnaient trois
avions, deux belges et le C 130 français. Celui-ci n’était donc pas plus visé que les deux autres. Il y a eu
trois tirs en ligne, c’est-à-dire dans la même direction. Visiblement, un observateur aidait la batterie à
régler le tir. Denblyden dit à Maurin : « Où est l’observateur ? » Il y avait une carcasse de voiture blanche
qui avait été amenée là la nuit précédente. Croyant qu’elle servait de point de repère pour le tir, Maurin
a fait déplacer cette carcasse. Les tirs venaient du nord de l’aérogare, exactement de la direction du poste
de péage actuel du parking. Il ne pouvait y avoir là que les FAR. Maurin a été pris de panique et a dit :
« C’est à moi qu’ils en veulent. Ils veulent nous empêcher de partir. » Le colonel Roman a fait ramasser
des débris des obus pour les faire analyser. 124
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 261].
Colette Braeckman, Des tirs de mortiers sur l’aéroport de Kigali, Le Soir, 15 avril 1994, p. 6.
120 C. Braeckman [44, p. 211].
121 Alain Guillaume, Kigali : la périlleuse protection de l’aéroport par les paras belges, Le Soir, 15 avril 1994, p. 1.
122 Journal de Kibat [76, p. 59, section 61-a-3]. http://francegenocidetutsi.org/KibatChronique6AvrilAu19Avril.pdf#
page=63
123 Audition de Jean-Loup Denblyden par la Commission Mucyo, 19 décembre 2006 [65, Témoin no 51, Annexes, p. 120].
http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=120
124 Conversation avec Jean-Loup Denblyden, 17 février 2009.
118
119
648
14. REFUS D’ARRÊTER LES MASSACRES
Le colonel Dewez, commandant du bataillon belge de la MINUAR (KIBAT), répond à propos de cette
accusation du lieutenant-colonel Maurin :
Je ne comprends pas du tout l’accusation de Maurin, je ne vois pas pourquoi des BE tireraient
sur un C 130 BE ou FR ! Je n’ai bien sûr aucune preuve que ce sont bien les FAR qui ont tiré sur
l’avion puisque je ne disposais d’aucun radar ou moyen de déterminer avec précision l’origine des tirs.
Je me souviens très bien de la menace de Maurin à l’encontre des FAR qui ne voulaient pas que leur
allié FR les quitte après avoir fini les opérations d’évacuation. 125
Selon des coopérants militaires belges, l’avion C 130 français aurait transporté Georges Ruggiu, l’animateur de la radio RTLM et devait le déposer à Bujumbura. Devant le refus des autorités burundaises,
il l’aurait laissé à Bukavu au Zaïre. Ces détours expliqueraient la durée excessivement longue du voyage
Kigali-Bangui que nous avons remarquée plus haut. Le capitaine Philippe Seconde évoque la présence de
Ruggiu dans un C 130 canadien, empêché de décoller par des tirs de mortier :
Lorsque j’étais à Kigali, j’ai assisté à un problème le 14.04.94. Ce jour-là un avion C 130 canadien
je crois a été empêché de partir par des tirs de mortier sur le tarmac. Selon les bruits il y avait
à bord de cet avion des journalistes Français et l’animateur de la fameuse RTLM. Après plusieurs
tentatives, l’avion a réussi à partir. Mon épouse qui elle se trouvait à Bujumbura m’a dit qu’il y avait
eu un problème avec cet avion à Bujumbura car les autorités locales ne voulaient pas laisser descendre
l’animateur précité. Toujours selon les bruits, cet avion serait parti vers le Zaïre. 126
Patrick Vanhees était à Bujumbura le 14 avril et confirme qu’un Transall français a été interdit de
débarquer ses passagers, des Rwandais indésirables au Burundi. Mais il s’agit d’un Transall, non d’un
C 130 :
Je voudrais ajouter que le 14.04.94 après-midi, j’étais à l’aéroport de Bujumbura. Un Transall
Français est arrivé et des gendarmes Burundais se sont opposés à ce que qui que ce soit ne descende.
L’avion Français a dû repartir avec ses passagers et son chargement. Par la suite j’ai discuté avec
le colonel Burundais qui a accompagné cet avion jusqu’à Bukavu (Zaïre). Là l’avion a été déchargé
avant de revenir à Bujumbura. Un gendarme Burundais m’a dit que les passagers étaient des Rwandais
“indésirables” sur le sol Burundais. Ils ne pouvaient pas aller à Bangui non plus. Le bruit a couru
que Georges Ruggiu, l’animateur de RTLM, était à bord. 127
Le colonel Beaudoin dit que pour faire cesser les tirs contre le C 130, la France a menacé de faire
intervenir des Jaguars de Bangui contre l’état-major des FAR et le QG du FPR au CND !
Le 14.04.94 je crois, il y a eu un problème avec un C 130 Français qui par deux fois a tenté de
décoller mais en a été empêché par des tirs mortier. Ces tirs avaient été ajustés au préalable par
des tirs fumigènes, technique habituelle des tirs mortier. Dans cet avion se trouvaient les derniers
militaires Français dont le colonel Maurin, conseiller de Nsabimana et chef de mission d’assistance
militaire Française (MAM). Je n’ai pas entendu dire que Ruggiu se trouvait à bord. La rumeur disait
cependant qu’il y avait des journalistes de RTLM à bord.
J’ai appris par la suite qu’il y a eu une intervention politique Française avec menace d’intervention
de Jaguars (Bangui) contre l’EM des FAR et le QG FPR (CND). 128
Courriel de Jo Dewez à l’auteur, 23 décembre 2006.
Guy Artiges, Auditorat militaire belge, Audition de Philippe Seconde, capitaine CTM au camp Bigogwe, conseiller S3,
PV No 640, 4 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Seconde4mai1994.pdf
127 Guy Artiges, Audition de Patrick Vanhees, commandant CTM, Auditorat militaire belge, 10 mai 1994, PV No 683.
http://francegenocidetutsi.org/VanHees10mai1994.pdf
128 Jacques Beaudoin, colonel CTM, Auditorat militaire belge, 5 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Beaudoin5mai1994.pdf
125
126
649
Chapitre 15
Le génocide
Le Dr Des Forges a relevé
que de très nombreux cadavres de Tutsi
ont été jetés de façon souvent systématique
dans la rivière Nyabarongo,
qui est un affluent du Nil,
comme l’ont d’ailleurs démontré plusieurs images
présentées à la Chambre tout au long du procès.
Elle a expliqué que l’intention présidant à ce geste
était de « renvoyer les Tutsi à leurs origines »,
de les faire « retourner en Abyssinie »,
conformément à l’idée que les Tutsi
constitueraient un groupe « étranger » au Rwanda,
où ils seraient prétendument arrivés
en provenance des régions nilotiques.
(Résumé du jugement de Jean-Paul Akayesu,
TPIR, 2 septembre 1998)
Comment s’est exécuté le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu de l’opposition ?
Pour une étude générale du génocide, le lecteur se reportera à l’étude de Human Rights Watch et de
la Fédération internationale des Droits de l’homme rédigée par Alison Des Forges, « Aucun témoin ne
doit survivre. Le génocide au Rwanda » et aux enquêtes d’African Rights, constituées pour l’essentiel de
témoignages de survivants du génocide, en particulier l’ouvrage « Rwanda : Death, Despair and Defiance »
paru dès 1995. La brochure « Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 » évoque les massacres
de Tutsi regroupés sur les collines de Bisesero et leur résistance qui a permis à certains d’entre eux
de rester en vie jusque fin juin. Cependant, l’histoire du génocide est encore largement à écrire et les
témoignages des survivants à recueillir.
L’idéologie du génocide est décrite à travers les documents réunis sous la direction de Jean-Pierre
Chrétien dans « Rwanda : Les médias du génocide ». Cet historien français a dénoncé cette idéologie au
moment où elle était diffusée dans de nouveaux journaux apparus dès 1990. 1 En fait, il faudrait dire
rediffusée, car cette idéologie a été élaborée dans les années 1950.
Le rôle de l’Église catholique dans la genèse de l’idéologie du génocide et dans son exécution a été
primordial. Pour installer son pouvoir au Rwanda et démanteler la culture, l’organisation sociale et
politique du pays, elle transforma l’opposition traditionnelle entre pasteurs et agriculteurs en une lutte
de « races ». Elle imitait ainsi fidèlement le Yahvé de la Genèse qui sème la zizanie entre deux frères,
Abel, pasteur de petit bétail, et Caïn, cultivateur, en agréant les offrandes de l’un et pas celles de
l’autre. 2 Soucieuse de préserver son Royaume chrétien dans la période de décolonisation des années 1950,
1 Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, p. 110.
http://francegenocidetutsi.org/ChretienPresseLibreEtPropagandeRacistePA42juin1991.pdf
2 La Bible de Jérusalem, Gen. 4 4+.
651
elle maudit les Tutsi qu’elle avait promus avant au rang de race supérieure en les traitant maintenant
d’aristocrates, de féodaux oppresseurs, qui avaient envahi le Rwanda. Pourtant si attachée en Europe
durant des siècles à défendre la monarchie – de droit divin –, elle met à bas l’institution royale du
Mwami, symbole de l’unité nationale, elle promeut la république dans les années cinquante, ceci, ne rions
pas, de concert avec le roi des Belges. Elle ne cessa pas de défendre la révolution hutu qu’elle avait
fomentée avec les Belges, par l’entremise du duo formé de Mgr Perraudin et du colonel Logiest en 1959.
A-t-elle réalisé qu’en cette année-là, elle a fait reproduire le crime originel de la jalousie fraternelle suscitée
par un Dieu capricieux qui adorait l’odeur des viandes grillées mais détestait les produits de la terre ?
Elle, qui se targue d’annoncer un Dieu d’amour, réalise-t-elle que, pour garder son Royaume chrétien, elle
laissa se multiplier en 1994 le meurtre originel au minimum un million de fois ? Pour la deuxième fois en
un siècle, l’Église catholique se trouve prise en flagrant délit d’implication dans un génocide, après celui
des Juifs « perfides » et qui plus est, « bolcheviques ».
Alors que de nombreux prêtres et religieux tutsi ont été massacrés en 1994, la hiérarchie de l’Église
catholique est restée du côté des promoteurs du génocide, 3 en particulier en leur fournissant ses locaux
pour l’abattage, églises, écoles, centres de santé, et en hébergeant le président intérimaire, le sinistre
professeur de pédiatrie Sindikubwabo, à Kabgayi, à quelques kilomètres du siège du Gouvernement intérimaire rwandais à Murambi, un écart de Gitarama. 4 Si vous en doutez, demandez donc à Bernard
Kouchner qui, envoyé par François Mitterrand, est allé rencontrer, dimanche 15 mai 1994, 5 le Gouvernement intérimaire et s’est rendu aussi, comme il était en mission humanitaire, à Kabgayi, haut lieu de
l’Église, un autre écart de Gitarama, et a fini par écrire :
Je ne pourrai jamais fermer les yeux sans revoir les milliers de prisonniers tutsis entassés dans la
cour du séminaire ou de la préfecture de Gitarama, je ne sais plus. Je pleure encore en me souvenant
des paroles balbutiées d’une consolation impossible que j’ai prononcées au milieu d’eux, d’eux qui
me serraient si fort que j’en ai eu peur et que je suis parti vers un secours – lequel ne vint jamais.
Cette compassion ressemblait à une fuite. J’aurais dû rester pour mourir avec eux. Au retour
du Rwanda, je me suis tu pendant plus de cinq ans. Je ne pouvais pas raconter ce que j’ai vu. Et
rares étaient ceux qui auraient voulu l’entendre. 6
Donc à Kabgayi, haut lieu de l’Église catholique, pendant que les évêques présents sur les lieux
s’occupaient des réalités célestes, les Tutsi, concentrés dans des camps à leurs portes, mourraient de faim
et se faisaient massacrer par les sbires du régime soutenus par les-dits pasteurs.
La détermination des gens à tuer ne peut se comprendre si on fait silence sur le rôle des autorités
ecclésiastiques qui ont toujours condamné le FPR mais n’ont jamais condamné les Hutu qui massacraient
les Tutsi. Pire, un certain nombre de clercs ont pris la tête des bandes de tueurs, sans parler de celui-là
qui fit détruire son église au bulldozer sur la tête de ses paroissiens, puis se cacha durant des années dans
une paroisse en Italie, sous la protection du successeur de Pierre. Ils n’ont jamais été condamnés par
l’Église. Il est vrai que le souci d’un Pasteur doit être de mener le plus vite possible ses ouailles à Dieu !
Nous ne connaissons pas d’étude approfondie du rôle de l’Église catholique et nous ne l’abordons pas
autrement dans cet ouvrage, déjà trop volumineux. 7 Les autres Églises chrétiennes se sont aussi rendues
complices du génocide.
Ce qui suit n’est qu’une liste de caractéristiques du génocide pour comprendre la suite, si toutefois il
est possible de comprendre l’indicible.
3 « Les responsables de l’Église catholique ne firent rien pour décourager les tueries. » Cf. OUA, Le génocide au Rwanda
et ses conséquences [97, section 14.67, p. 121]. http://francegenocidetutsi.org/OUA-Rwanda.pdf#page=121
4 Témoignage de l’abbé Hildebrand Karangwa, rescapé des camps de Kabgayi, à la conférence organisée par le CPCR à
l’université américaine de Paris, mars 2004.
5 Mark Huband, Convoy peppered by bullets as Rwanda rebels fire on UN, The Guardian, 16 mai 1994.
6 Bernard Kouchner, Fragments de mémoire du génocide, préface au livre de l’Union des étudiants juifs de France,
Rwanda, pour un dialogue des mémoires [210, p. 11]. C’est nous qui mettons en gras. Cette visite fait l’objet d’un article
de Mark Huband, Rebel Forces tighten noose around Kigali, dans The Guardian, 17 mai 1994. Des photos de ces camps
de Kabgayi ont été publiées. Voir par exemple la photo de Gilles Peress (Magnum) : « Une fosse commune à Kabgayi, au
Rwanda, où 30 000 Tutsis avaient été parqués dans un camp de concentration ». Cf. Stephen Smith, Les mystères de Goma,
refuge zaïrois des tueurs rwandais, Libération, 4 juin 1994, p. 15.
7 Citons néanmoins les publications de Golias, d’African Rights, les livres de Léon Saur, de Jean-Damascène Bizimana
et les articles de Jean-Paul Gouteux.
652
15. LE GÉNOCIDE
15.1
Un processus génocidaire de plus de trente ans
Maintenant que le génocide a été commis et que la communauté internationale l’a reconnu, les événements passés peuvent être revus avec à l’esprit ce à quoi ils ont mené.
La décision d’éradiquer les Tutsi du Rwanda n’a pas été prise d’un coup, c’est le résultat d’un long
processus qui s’étale sur plus de trente ans. 8 Car, pour faire accepter ces massacres à la population,
et même plus, pour la faire participer aux massacres, puisqu’ils ont été accomplis publiquement et que
beaucoup de gens y ont mis la main, il a fallu du temps pour faire entrer dans les esprits que l’autre était
différent, qu’il fallait l’écarter, le chasser et enfin l’éliminer, lui et même plus, ses enfants. Il a fallu du
temps pour s’assurer que la communauté internationale laisserait faire.
Ce sont les acteurs eux-mêmes du génocide de 1994 qui le replacent dans la continuité des pogroms
initiés en 1959. Ainsi Mbonyumutwa Shingiro, membre du MDR tendance Hutu Power, en plein génocide,
parle sur les ondes de Radio Rwanda d’une guerre de trente ans : 9
Le FPR c’est quoi ? Le FPR en fait, c’est un mot pour tromper, mais en réalité nous savons tous
d’où vient le FPR. Cette guerre que nous menons, cette guerre nous la connaissons, nous qui suivons
les affaires politiques ; elle dure depuis trente ans. C’est une guerre qui a toujours ses racines dans
1959, c’est là que les Hutu se sont battus avec les Tutsi, en 1959. Cette attaque, pour ceux qui savent
bien suivre, constitue peut-être la quarantième et quelque ; [...] Ceux contre qui nous nous battons
sont les enfants des Tutsi, sont les petits-enfants de Tutsi, des mains desquels les politiciens de 1959,
les Parmehutu, ont ravi le pouvoir. [...] Mais en fait ces gens-là [membres du FPR] sont les mêmes, ce
qu’ils poursuivent c’est une seule chose, c’est revenir au pouvoir que les Parmehutu ont ravi à leurs
pères et à leurs grands-pères en 1959. 10
Ce thème de la continuation de la révolution de 1959 est omniprésent dans la propagande pendant le
génocide. Le 1er juillet 1994, Gaspard Gahigi déclare encore sur RTLM :
Quant à moi, je suis convaincu que nous sommes en pleine révolution, une révolution semblable à
celle de 1959, une révolution que je juge ultime, une révolution qui montre que les Tutsi ont infiltré
tous les milieux [...] 11
Plus encore que les discours politiques, c’est la méthodologie qui montre la continuité entre le génocide
de 1994 et les génocides précédents, tellement le génocide est une vieille habitude dans ce pays chrétien.
Henri Bazot, Père blanc, qui dans sa remémoration égrène 4 génocides, 1959, 1963, 1973, 1994, décrit
ainsi celui de 1963 :
Le massacre a été atroce : à part quelques notables ou propagandistes du parti qui étaient dotés
d’un fusil, la masse des tueurs ne possédait que de grossiers couteaux et de serpes indigènes. Les
familles qui ne voulaient pas sortir étaient barricadées à l’intérieur et brûlées vives. Certains furent
tailladés sur place aux jointures des membres et du cou et agonisèrent plusieurs jours sur place. La
plupart furent dirigée [sic] vers la rivière voisine, puissante en cette saison, la Rukarara ou la Mwogo.
On les poussait à coups de bâtons ou de serpettes, hommes, femmes, jeunes et enfants, même les bébés.
Arrivés près de la berge, les tueurs ordonnaient aux malheureux de se déshabiller complètement (car,
dans ce pays archi pauvre, il faut tout récupérer), puis on jetait tout le monde à la rivière après les
avoir assommés ou blessés gravement, pour qu’ils ne puissent pas se sauver à la nage. 12
8 Ce processus génocidaire de plus de 30 ans a d’étranges correspondances avec la « guerre de Trente ans » sur laquelle
médite Arno Mayer dans La “solution finale” dans l’histoire (1988). La première guerre de Trente ans (1618-1648) est
pour Mayer l’archétype de la guerre totale, à l’image de la première croisade, parce que d’inspiration religieuse, catholiques
contre protestants. Il situe le judéocide du XXe siècle dans le cadre d’une seconde guerre de Trente ans (1914-1945) où
l’extermination des Juifs apparaît comme une croisade contre le judéo-bolchevisme par le nom-même que les nazis donnèrent
à leur guerre contre l’URSS, l’opération Barbarossa. Dire que le génocide des Tutsi au Rwanda constitue une troisième
guerre de Trente ans, c’est souligner son caractère de guerre totale d’inspiration religieuse, étant donné le rôle qu’ont joué
les missionnaires dans l’élaboration de son idéologie. C’est aussi inscrire ce lointain conflit au cœur même de l’histoire
européenne. Dans les années 1959-1994 au Rwanda, les missionnaires défendent leur royaume contre le communisme, la
France se réclame d’un accord secret lui attribuant le Congo du roi Léopold, signé en marge du congrès de Berlin de 1885,
elle se venge de Fachoda (1898) et elle est hantée par Mers-El-Khébir (1940). Les récits de massacres que citent Arno Mayer,
la prise de Jérusalem en 1099, le sac de Magdebourg en 1631, le massacre des Juifs de Kiev dans le ravin de Babi Yar, fin
septembre 1941, se revivent au Rwanda en 1994, il n’y a que la couleur de peau qui change.
9 Shingiro Mbonyumutwa est réfugié en Belgique. Il écrit dans Dialogue no 122, juillet 2002.
10 Radio Rwanda, 21 avril 1994. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [62, pp. 127-128].
11 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [62, p. 138].
12 Henri Bazot, Un appel à la Chrétienté européenne, par un groupe de missionnaires au Rwanda, 15 janvier 1964.
http://francegenocidetutsi.org/appel15janvier1964.pdf
653
15.1. UN PROCESSUS GÉNOCIDAIRE DE PLUS DE TRENTE ANS
Cette liquidation des Tutsi par la noyade dans les rivières du Rwanda est préconisée, le 22 novembre
1992, par Léon Mugesera qui invite à les renvoyer là d’où ils viennent, en Éthiopie, par le Nil dont la
source est au Rwanda. 13 Ce sera fait en 1994. 14
Raul Hilberg a distingué dans l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis, un processus à quatre
phases : la définition des victimes, l’expropriation, la concentration et l’extermination. Au Rwanda, un
processus analogue en cinq phases peut être reconnu : la définition des victimes et le marquage, l’exclusion
et enfin la concentration et l’extermination. Le marquage a commencé dans les années 1930, la définition
des victimes s’est faite vers 1957 avec la publication du « Manifeste des Bahutu », l’exclusion a commencé
en 1959 et s’est poursuivie sous les deux républiques hutu. L’exclusion s’accompagne de l’expropriation
du bétail et des terres. L’exiguïté du pays fait qu’une des motivations à chasser ou tuer son voisin est de
s’approprier ses terres. Mais nous confondons l’expropriation avec l’exclusion et n’en faisons qu’une seule
phase du processus. Des phases de concentration et extermination ont eu lieu localement de 1959 à 1963,
et en 1973. L’objectif était encore de chasser les Tutsi. De 1990 à 1993, les pogroms reprennent. En 1994,
l’objectif n’est plus de chasser les Tutsi mais de les exterminez tous, sur tout le territoire du Rwanda.
La phase de concentration n’a duré que quelques jours, l’extermination ayant suivi immédiatement. La
concentration n’a pas donné lieu à une déportation lointaine dans des lieux retirés, où la faim, l’épuisement
par le travail forcé et les maladies causent une proportion notable des morts comme dans les génocides
des Juifs ou des Arméniens. 15 Au Rwanda, la concentration a d’abord consisté à fermer les frontières et
à installer des barrières sur toutes les voies de communication. L’enfermement proprement dit a duré le
temps de réunir un assez grand nombre de victimes, de les affaiblir par la faim et d’acheminer les tueurs
et les armes. L’abattage a suivi immédiatement et au grand jour. Mais du fait de la désaffection des
grands médias internationaux, le génocide s’est passé à huis-clos, « Au cœur des ténèbres », 16 loin des
regards étrangers alors que l’étranger est pour une grande part responsable de sa genèse.
Le marquage a débuté sous la colonisation belge avec les théories tendant à définir les Tutsi comme
d’une race supérieure, avec la classification des individus en trois races et l’instauration d’un livret d’identité avec mention raciale ou ethnique. Il n’y avait pour ses promoteurs aucune intention d’éliminer les
Tutsi, bien au contraire, puisque certains Tutsi étaient les bras droits du colonisateur. L’objectif était de
séparer, de mettre dans les esprits que le Tutsi et le Hutu sont de races différentes, des êtres de nature
différente. Le résultat fut atteint. Dans les années 1950, pour les Hutu scolarisés, les Tutsi étaient des
« féodaux aristocrates venus d’Éthiopie » qui opprimaient la masse des pauvres Hutu. De la part des
colonisateurs belges et des missionnaires, qui ont réalisé ce marquage des uns en Hutu, des autres en
Tutsi, il n’y avait pas d’intention d’extermination. Maintenir leur domination sur la population par la
recette du diviser pour régner était leur but. Cette étape de séparation et de marquage était nécessaire
dans le processus qui mène au génocide, sans que toutefois cet objectif soit conçu à l’époque. Mais certains peuvent estimer que le génocide était potentiellement inscrit dans la suite des événements et dans
l’inconscient ou le non-exprimé des colonisateurs. Cette phase de marquage et de séparation a continué
jusqu’au génocide, en particulier la mention ethnique a perduré sur les cartes d’identité et dans les registres de l’administration, car c’est le marquage comme Tutsi qui a déterminé la mise à mort en 1994
et dans les pogroms préliminaires. Sans marquage, il était difficile de distinguer les Tutsi, car vu la répugnance à tuer son voisin, les tueurs sont souvent venus d’autres collines. Le marquage ne s’est pas fait
qu’au moyen de l’imprimé, il a été aussi mis dans les têtes, et à l’école primaire, les enseignants faisaient
bien distinguer les Hutu des Tutsi et des Twa. Il en fut de même dans les séminaires catholiques puisque
l’Église est à l’origine de cette invention des races.
Dans les années 1950, quand l’élite tutsi manifeste des velléités d’indépendance vis-à-vis de la Belgique
et de remise en cause du monopole de l’enseignement détenu par les missionnaires, les deux puissances
tutélaires, la Belgique et l’Église catholique, décident d’un commun accord de privilégier dorénavant les
Hutu et de favoriser l’émergence d’une organisation politique, le Parmehutu, qui se veut ouvertement
raciste à l’égard des Tutsi, taxés d’envahisseurs et de colonisateurs.
Ce procédé n’est d’ailleurs pas spécifique aux « sauvages » du Rwanda, puisqu’il fut pratiqué par la police parisienne
le 17 octobre 1961 sur les manifestants algériens. Mais les tueurs aux ordres du préfet Papon ne déshabillèrent pas leurs
victimes.
14 C’est le thème du film By the shortcut (Par le raccourci) de Dady de Maximo Mwicira Mitali, 2009.
15 Y. Ternon [203, pp. 184-188].
16 Ce génocide n’est pas sans rappeler la nouvelle de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1899.
13
654
15. LE GÉNOCIDE
L’idéologie du Parmehutu est formulée une première fois dans le « Manifeste des Bahutu », 17 rédigé
avec l’aide de missionnaires. 18 Poursuivant le but louable de « la promotion intégrale et collective du Muhutu », 19 cette « Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda » dénonce « le monopole
politique dont dispose une race, le Mututsi ». 20 Les Hutu sont présentés comme exploités par « un colonialisme à deux étages », « le Muhutu devant supporter le hamite et sa domination » et ensuite l’Européen. 21
Mais la domination de ce dernier est décrite comme bégnine. « Le départ de l’Européen pourrait réduire [le
Muhutu] dans une servitude pire que la première ». 22 Voilà un plaidoyer qui va faire plaisir à la Belgique,
dont « l’œuvre si grandiose » au Rwanda est célébrée. Mais pour les Tutsi, le texte est lourd de menaces.
Il est franchement d’inspiration raciste quand il envisage de recourir à la statistique, à la généalogie, à la
médecine pour « donner des précisions objectives » à propos des « “mutations” de bahutu en hamites ».
C’est une évocation de ces commissions médicales qui devaient déterminer la race des individus « métis »
dans les pays ayant adopté une législation raciale. Pour mieux surveiller ce monopole de la race tutsi, le
Manifeste s’oppose à la suppression des mentions raciales sur les pièces d’identité : « Leur suppression
risque encore davantage la sélection en le voilant [le monopole tutsi] et en empêchant la loi statistique de
pouvoir établir la vérité des faits. » 23 Notamment ces pièces serviront à l’école pour empêcher la sélection
des seuls Tutsi : « Il faudra que pour éviter la sélection de fait, cæteris æqualibus, s’il n’y a pas de places
suffisantes, l’on se rapporte aux mentions de livret d’identité pour respecter les proportions. » 24 Enfin, le
Manifeste se fait plus menaçant. Il évoque « la guerre “civile” froide », la xénophobie, et, grands Dieux,
« la popularité des idées communisantes » 25 Dénonçant le monopole culturel des Tutsi, en particulier sur
les diplômes, le Manifeste énonce cette prophétie autoréalisante :
Et si par hasard (la Providence nous en garde) une autre force intervenait qui sache opposer le
nombre, l’aigreur et le désespoir aux diplômes ! L’élément racial compliquerait tout et il n’y aurait
plus besoin de se poser le problème : conflit racial ou conflit social. 26
N’est-ce pas la transformation de l’affrontement social en guerre raciale qui se dessine-là ? 27
Ce Manifeste jette les bases de l’idéologie du génocide de 1994, ce qui montre bien qu’il s’agit d’une
seule et même trame, de 1957 à 1994. Encore un point qui annonce Kangura et la RTLM, c’est la
revendication de la liberté d’expression au profit du « peuple majoritaire », face à « certaines autorités
non habituées à la démocratie ». « Il ne faut pas, sous prétexte de ne pas “diviser”, taire les situations
qui existent ou qui tendent à exister au préjudice d’un grand nombre et pour le monopole abusif d’une
minorité. » 28
En 1959, commence la phase de l’exclusion. Elle est marquée par des pogroms. Le but est de chasser
les Tutsi, on brûle leurs maisons, on en tue certains, les autres fuient, on s’empare de leurs vaches, de
leurs terres. Il y a des massacres mais l’objectif n’est pas encore l’élimination de tout le groupe tutsi, bien
que localement, en 1959 et 1963, s’accomplissent des actes génocidaires.
Du 1er au 12 novembre 1959, environ 20 000 Tutsi sont massacrés, c’est la « Toussaint rwandaise ». Un
grand nombre s’exile. Une déportation intérieure est organisée vers la région marécageuse du Bugesera.
En décembre 1963, suite à des attaques d’exilés tutsi, les autorités locales organisent des massacres
qu’on appellera le « petit génocide de Gikongoro ». Elles « organisent des groupes d’autodéfense agissant
en véritables escadrons de la mort. La radio nationale multiplie les messages de mise en garde contre les
“terroristes tutsis” ». 29 Le nombre des victimes est estimé à plus de 10 000 personnes.
17 Le manifeste des Bahutu du 24 mars 1957, Overdulve C.M. Rwanda, Un peuple avec une histoire, L’Harmattan, 1997, pp. 98-111. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 100-107]. http:
//francegenocidetutsi.org/ManifesteBahutu24mars1957.pdf
18 Voir section 1.6 page 25.
19 Overdulve, ibidem, p. 109.
20 Overdulve, ibidem, p. 101.
21 Overdulve, ibidem, p. 100.
22 Overdulve, ibidem, p. 100.
23 Overdulve, ibidem, p. 110.
24 Overdulve, ibidem, p. 108. Nous remarquons au passage que ces Bahutu causent merveilleusement bien le latin !
25 Overdulve, ibidem, p. 103.
26 Overdulve, ibidem, p. 102.
27 Voir : Jean Mukimbiri, Les sept étapes du génocide au Rwanda. Cf. “N’épargnez pas les enfants”, sous la direction de
Radouane Bouhlal et Placide Halisa, Ibuka, Éditions Aden, Bruxelles, 2009.
28 Overdulve, ibidem, p. 105.
29 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 59].
655
15.1. UN PROCESSUS GÉNOCIDAIRE DE PLUS DE TRENTE ANS
Dans son discours du 11 mars 1964, le président du Rwanda, Grégoire Kayibanda, se défend du
génocide des Tutsi, mais il ne peut s’empêcher de l’annoncer : « À supposer par impossible que vous
[les réfugiés Tutsi] veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les
premières victimes ? Je n’insiste pas : vous le devinez, sinon vous n’agiriez pas en séides et en désespérés !
Vous le dites entre vous : “ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi”. » 30 Ce discours est
fondateur d’un régime bâti sur une logique génocidaire. Nous en avons pour preuve qu’il est cité par
le colonel Bagosora dans le texte de justification qu’il rédige en 1995. 31 Cette logique génocidaire est
une logique de dissuasion : si vous voulez revenir par la force, nous vous ferons disparaître, vous et vos
familles. De plus, elle rend les victimes responsables de leur propre mort.
À la mi-février 1973, c’est le « Mouvement de déguerpissement » organisé à l’instigation du Président
Kayibanda. Des listes de Tutsi sommés de déguerpir sous peine d’être assassinés sont placardées, la
majorité de l’élite tutsi prend le chemin de l’exil.
Tous ces massacres sont organisés par le pouvoir central relayé par l’administration. Ils restent impunis.
Dire que les missionnaires catholiques et les Belges les ont tolérés est faible. C’est un racisme de « bon
aloi », puisque belge et chrétien.
Après le coup d’État d’Habyarimana, en 1973, les pogroms cessent, mais une autre dictature s’instaure et le pouvoir ne recule pas devant l’assassinat de personnalités politiques, de journalistes ou de
fonctionnaires rebelles. Habyarimana refuse le retour des exilés. Prétendant résoudre ainsi le problème
ethnique, il instaure un système de quotas restreignant l’accès des Tutsi à l’enseignement supérieur et à la
fonction publique. Nous sommes encore dans la phase de marquage et d’exclusion. Bien que cela évoque
la législation nazie et les lois de Vichy, les Belges, puis les Français, n’y trouvent rien à redire. C’est
durant cette période que la France reprend pied au Zaïre, et signe avec le Rwanda un accord particulier
d’assistance militaire.
À la fin des années 1980, l’appauvrissement économique du pays, la montée de la revendication démocratique, remettent en cause la mainmise du clan Habyarimana sur le peu de richesses du pays. C’est
alors qu’en octobre 1990, des exilés tentent un retour en force depuis l’Ouganda.
Cette attaque armée doit être revue dans le contexte des 30 années qui précèdent. Certes, si l’on
décide de placer l’origine de l’histoire à cette date, octobre 1990, le conflit apparaît comme une agression
extérieure venue de l’Ouganda. Mais si l’Européen ignore, ou veut faire croire que les Africains n’ont
pas d’histoire, les Africains en question se souvenaient, pour la plupart d’entre eux, que tout enfant, ils
avaient été obligés de fuir leur pays. Ces attaquants de 1990 étaient tous des Rwandais. Il ne s’agissait
donc pas d’une agression extérieure mais bien d’une guerre civile. Tenu compte des circonstances dans
lesquelles leurs parents ont dû fuir, tenu compte de la politique d’apartheid menée par le régime rwandais
vis-à-vis des Tutsi restés à l’intérieur du pays et de son refus de réintégrer les exilés, le recours à la force
pour retourner au pays paraît légitime. Si l’on considère l’attitude de rejet des pays d’accueil vis-à-vis de
ces exilés tutsi, en particulier l’expulsion de 80 000 réfugiés tutsi par Milton Obote en octobre 1982, ce
retour au Rwanda par la force armée est devenu pour eux une obligation.
Cette tentative armée de retour d’octobre 1990, comme celles des années 1960, échappe au schéma de
Hilberg pour la destruction des Juifs, qui tient pour négligeable la lutte de ceux-ci contre leurs oppresseurs.
La spécificité des Tutsi du Rwanda, c’est qu’une partie a été exilée de force à l’étranger, l’autre est restée.
Les exilés ont voulu rentrer par la force 30 ans après.
Ce recours à la force armée par les exilés en octobre 1990 fait passer le régime hutu rwandais de
la phase de l’exclusion à celle des pogroms puis de l’extermination. Les massacres reprennent. C’est
d’abord pour « punir » les Tutsi de l’attaque militaire venue d’Ouganda. Le régime rafle les Tutsi de
l’intérieur après la fausse attaque de la nuit du 4 au 5 octobre 1990, puis lance ses tueurs contre eux.
Ce sont les massacres du Mutara et de Kibilira en octobre 1990 et en janvier-février 1991, les massacres
des Bagogwe. La commission d’enquête internationale de 1993 démontre l’implication des autorités et
de l’armée rwandaise. 32 L’intention d’exterminer les Tutsi jusqu’au dernier est exprimée, sans oublier
30 Message du Président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, 11 mars 1964. Cf. RWANDA CARREFOUR
D’AFRIQUE, N° 31, Mars 1964. http://francegenocidetutsi.org/Kayibanda11mars1964.pdf Cité par S. Sebasoni [192,
p. 147].
31 T. Bagosora [31, p. 16]. http://francegenocidetutsi.org/LassassinatDuPresidentHabyarimanaOulUltimeOperationDuTutsiPourSaReconquet
pdf#page=16
32 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 ; 7-21 janvier 1993 [85, p. 79]. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=79
656
15. LE GÉNOCIDE
les enfants, puisque les attaquants sont les enfants des exilés de 1959. Cette intention d’extermination
comme solution finale à la question tutsi est portée à la connaissance des diplomates étrangers.
L’histoire n’étant pas un perpétuel recommencement, l’ancienne puissance coloniale, la Belgique, qui
est à l’origine des pogroms, des massacres et des déportations des Tutsi, horrifiée par la reprise de ceux-ci,
retire fin 1990 son soutien militaire au régime rwandais. Le problème est que la France prend le relais
pour soutenir militairement cette dictature raciste.
Les massacres du Bugesera de mars 1992 sont une machination organisée par l’entourage du président
rwandais, l’Akazu, pour saboter la constitution d’un gouvernement de coalition avec les partis d’opposition. Les accusations d’associations rwandaises de défense des Droits de l’homme sont relayées par des
ONG belges, traditionnellement proches du Rwanda, qui voient dans ces événements :
Le résultat d’une stratégie politique (qui) viserait à contrecarrer le processus de démocratisation
qui est perçu, par le groupe restreint au pouvoir, comme la fin de ses privilèges. 33
Cela fait penser à la stratégie du chaos utilisée avec succès par le maréchal Mobutu. Mais avec le
recul, ces massacres du Bugesera apparaissent comme la répétition de ce qui va se passer en 1994. On
y voit les idéologues à l’œuvre, Ngeze qui vient distribuer des tracts anti-Tutsi 34 et Nahimana qui,
directeur de l’ORINFOR, fait diffuser à la radio nationale des informations sur un complot tutsi sans
aucun fondement. C’est une provocation. On voit des véhicules d’entreprises publiques transporter les
miliciens venus d’ailleurs, les forces de l’ordre ne pas protéger les victimes, mais désarmer celles qui
veulent se défendre.
Les massacres qui suivent visent à enrayer les négociations de paix à Arusha entre le nouveau gouvernement de coalition et les exilés représentés par le FPR, puis d’empêcher leur application. L’appel
au meurtre de Léon Mugesera, le 22 novembre 1992, déclenche de nouveaux massacres en décembre puis
en janvier 1993 dans le Nord-Ouest du pays. Les massacres s’arrêtent comme par enchantement quand
la Commission d’enquête internationale arrive, puis reprennent le 21 janvier 1993, jour de son départ. 35
C’est la bonne technique. Le FPR rompt le cessez-le-feu, élément central des accords d’Arusha, le 8 février
1993. L’armée française vient sauver le régime une troisième fois. Un million de personnes du Nord sont
déplacées, les partis d’opposition doutent du FPR et vont se scinder en deux fractions. Un front commun
anti-FPR se forme dans l’opposition, ce qui est pain béni pour Habyarimana et les durs du régime.
À l’étranger, l’émoi créé par les conclusions de la Commission d’enquête internationale s’estompe
bien vite devant cette violation du cessez-le-feu. La France, qui ne lésine pas sur son soutien militaire,
n’exerce pas de pression plus sérieuse que des protestations formelles sur un régime rompu à l’exercice de
la fourberie et du double langage. Après tout, c’est bien grâce à des assassins comme Voulet et Chanoine
qu’en 1899, la France a conquis le Niger et le Tchad ; il faut savoir être réaliste. Certes, il ne s’agit pas de
conquête ici. Il s’agit juste de « nous » garder le Rwanda que des rebelles soutenus par les « Anglo-Saxons »
veulent « nous » prendre.
Les accords de paix signés à Arusha consacrent le retour des exilés, la réintégration dans leurs droits,
sans que cependant ils récupèrent leurs propriétés d’avant 1959. Ils remettent en cause les prétendus acquis
de la révolution hutu de 1959. Toute une propagande va démontrer aux Hutu que c’est intolérable. Devant
l’échec de la phase d’exclusion, des idéologues, des politiciens, des gens abusés par cette propagande qui
leur annonce un retour à l’esclavage, vont passer en très peu de temps à la phase d’extermination. Le
caractère monstrueux de celle-ci est atténué aux yeux de ces acteurs par l’accord discret mais actif de
deux grandes forces morales, l’Église catholique, qui rejette toutes les fautes sur les Tutsi du FPR, et la
France, gardienne de la stabilité de la république hutu.
15.2
L’intention de commettre un génocide
L’idéologie du génocide de 1994 a pour point de départ celle de la « révolution sociale » de 1959.
C’est un racisme poussé à son paroxysme, celui atteint lors de campagnes coloniales de « pacification »
que la pudeur commande de taire. Les « ténèbres » de l’Afrique sont précieuses pour la réputation de
F. Reyntjens [98, p. 269].
Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 ; 7-21 janvier 1993 [85, p. 43]. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=42
35 F. Reyntjens, ibidem.
33
34
657
15.2. L’INTENTION DE COMMETTRE UN GÉNOCIDE
la civilisation européenne. Cette révolution s’est faite contre les Tutsi « féodaux et aristocrates venus
d’ailleurs » qui opprimaient la masse des pauvres Hutu. Cette lutte, cette haine contre le Tutsi est
le clivage social et politique primordial, fondateur de la République. Cette idéologie est transmise par
l’enseignement, qui est sous la coupe des missionnaires. Elle est particulièrement entretenue par les Hutu
instruits. Il suffit de ranimer cette haine et cette peur quand le pouvoir en a besoin.
Lors des incursions armées du FPR à partir de 1990, la propagande du régime va réveiller les fantasmes
et la peur que les Tutsi reprennent le pouvoir, restaurent l’ancien régime, remettent les Hutu en esclavage
et même les tuent tous. Les Tutsi sont présentés comme étant « assoiffés de sang et de pouvoir voulant
imposer leur hégémonie au peuple rwandais par les canons et les fusils ». 36 Il faut donc les « exterminer
avant qu’ils ne nous exterminent ».
En mai 1990 est alors lancé Kangura, 37 journal semi-officiel créé par Hassan Ngeze qui va répandre
la haine et inciter la population hutu à se dresser contre les Tutsi. En décembre 1990, il publie les « Dix
commandements » adressés aux Hutu. 38 Une phrase donne la couleur du reste : « Les Bahutu doivent
cesser d’avoir pitié des Batutsi ». Dans ce texte, adoptant un style biblique, la rédaction de Kangura veut
sceller une nouvelle alliance des Hutu fondée sur l’exclusion des Tutsi. De plus, il dénonce comme traître
le Hutu qui garde des relations avec les Tutsi.
La presse extrémiste favorise, sous couvert de l’instauration de la démocratie et de la liberté d’expression, la mise en place d’une authentique idéologie de race. 39 La Radiotélévision libre des Mille collines
(RTLM), à partir de juillet 1993, va porter le message de Kangura à la population encore largement
analphabète sur tout le territoire.
Des massacres de Tutsi sont délibérément organisés par le clan présidentiel avec un ou plusieurs des
objectifs suivants :
— Exercer des représailles sur les Tutsi après une attaque du FPR.
— Empêcher la formation d’un gouvernement de coalition avec l’opposition intérieure.
— Entraver les négociations de paix avec le FPR.
— Provoquer le FPR pour qu’il rompe le cessez-le-feu et que les négociations de paix soient suspendues.
— Empêcher l’application des accords de paix d’Arusha qui permettent un partage des portefeuilles
ministériels avec le FPR et l’intégration des deux armées.
Ces massacres vont constituer de fait des manœuvres d’entraînement pour commettre un génocide.
Celui-ci est une menace brandie par le clan présidentiel pour empêcher le partage du pouvoir avec le
FPR.
15.2.1
Le Tutsi est défini comme l’ennemi
Le 21 septembre 1992, le chef d’état-major de l’armée fait diffuser, après la signature des Accords
d’Arusha, un mémorandum qui vient confirmer l’amalgame « Tutsi-ennemi de l’intérieur », prêtant de la
sorte à l’ensemble de la population tutsi des intentions belliqueuses. 40
René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, voit dans ce
texte l’expression de l’intention génocidaire. 41 Le procureur du tribunal d’Arusha (TPIR) fera de même.
15.2.2
L’appel au meurtre
Le 22 novembre 1992, Léon Mugesera, un professeur, vice-président du MRND pour la préfecture de
Gisenyi, prononce lors d’un meeting du MRND tenu à Kabaya, commune de Gaseke, près de Kibilira,
préfecture de Ruhengeri, à moins de 20 km de la commune d’origine de Juvénal Habyarimana, en présence
36 René Degni-Ségui, 1er rapport, ONU E/CN.4/1995/7, A/49/508, S/1994/1157. http://francegenocidetutsi.org/
94s1157.pdf#page=15
37 Témoignage d’Adrien Rangira au procès des médias au TPIR. Cf. Cédric Meillier, Diplomatie Judiciaire, Arusha, 17
mars 2001.
38 Texte des « Dix commandements » dans J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 141] http://
francegenocidetutsi.org/ChretienPresseLibreEtPropagandeRacistePA42juin1991.pdf ; voir aussi section 3.12 page 171.
39 Préface de René Degni-Ségui au livre de J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 8].
40 Voir des extraits section 4.3.2 page 203.
41 Voir son rapport du 28 juin 1994 concluant au génocide des Tutsi section 15.14 page 719.
658
15. LE GÉNOCIDE
du colonel Laurent Serubuga, un discours retransmis sur les ondes de Radio Rwanda, 42 où il déclare
notamment :
[...] Ainsi dans notre préfecture de Gisenyi, c’est sinon la quatrième, la cinquième fois que je le dis
ouvertement, ce sont eux qui ont commencé ; dans l’Évangile, il est bien spécifié que si quelqu’un te
gifle sur une joue, tu lui présentes l’autre joue pour qu’il la gifle aussi. Moi je vous apprends que ce
passage a pris une autre tournure au sein de notre mouvement. Si on te gifle sur une joue, gifle à ton
tour ton adversaire sur les deux joues et si fort qu’il ne se relève plus. [...]
[Les partis MDR, PL et PSD] ont comploté pour laisser tomber la préfecture de Byumba aux mains
de l’ennemi [...] Ils ont comploté pour décourager nos forces armées [...] le châtiment des autorités
irresponsables qui permettent à l’ennemi de faire ce qu’il veut chez nous est prévu.
La loi est sans équivoque là-dessus. “Sera punie de la peine capitale, toute personne qui se rendra
coupable d’actes visant à affaiblir le moral des forces armées.”
Qu’attend-on pour l’exécuter ? [Il réclame la peine de mort pour le Premier ministre Nsengiyaremye et pour Faustin Twagiramungu...]
Vous savez pertinemment qu’il y a des complices dans ce pays. Ils envoient leurs enfants dans les
rangs du FPR. Ce sont les faits qui vous ont été rapportés, que vous connaissez bien [...] Qu’attend-on
pour décimer et ces familles et ces gens qui les recrutent ? Allez-vous sincèrement attendre que ce soit
eux qui viennent vous décimer ? [...]
Le responsable local du MDR et tout autre porte-parole de son parti domicilié dans cette commune
et cette préfecture n’a plus de droit de cité parce que c’est un complice. [...]
L’erreur fatale que nous avons commise en 1959 c’est que, [...] nous les [les Tutsi] avons laissés
sortir [quitter le pays]. [Chez eux] c’était en Éthiopie, mais nous allons leur chercher un raccourci, à
savoir la rivière Nyabarongo. 43
En guise de conclusion, je voudrais vous rappeler les points importants [...] le plus important, c’est
de ne pas se laisser envahir [...] Sachez que celui dont vous épargnez la vie n’épargnera pas la vôtre.
C’est pour cela qu’ils doivent se préparer dorénavant et vider les lieux pour aller vivre avec les leurs
ou bien avec les rebelles [...] Forcez-les à partir.
Vive le président Habyarimana. 44
C’est clairement un appel ou même un commandement à tuer les Tutsi et leurs complices, fait en
public, à un meeting du parti du Président Habyarimana. Celui-ci, qu’il a salué au début et à la fin de
son discours, n’a jamais désavoué les propos assassins de son protégé.
On voit ici dans les phrases du genre « Sachez que celui dont vous épargnez la vie n’épargnera pas la
vôtre », l’exemple de la technique d’accusation en miroir qui consiste à imputer à l’ennemi ce que l’on se
prépare soi-même à lui faire. 45
De même que dans le mémorandum sur la définition de l’ennemi de septembre 1992, les hommes
politiques des partis d’opposition sont aussi visés comme complices du FPR par Mugesera.
Fin décembre 1992, les attaquants de Kibilira, à une trentaine de kilomètres au sud-est, citent ce
discours. Mugesera est poursuivi par le ministre de la Justice mais il se réfugie dans un camp militaire.
C’est Mbonampeka, le ministre, qui démissionnera.
Les émissions de la RTLM pendant le génocide ne feront que reprendre, avec des musiques entraînantes,
les propos de Mugesera plus d’un an auparavant.
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 103-105, 125] ; extraits dans A. Guichaoua [98, pp. 620-621].
La rivière Nyabarongo est un affluent de l’Akagera qui se jette dans le lac Victoria, d’où s’écoule le Nil, donc coule
vers l’Éthiopie d’où sont censés venir les Tutsi. Des milliers de cadavres s’y sont retrouvés transportés dans le lac Victoria
en 1994.
44 Discours de Léon Mugesera à Kabaya, 22 novembre 1992. Cf. Rapport de la Commission internationale d’enquête
sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 ; 7-21 janvier 1993, pp. 24-25. http:
//francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=23 Une traduction par Thomas Kamanzi a été publiée sur
http://www.rwanda.net. http://francegenocidetutsi.org/MugeseraKabaya.pdf Le texte en kinyarwanda a été déposé
comme pièce à conviction au TPIR, Procès Bagosora et al., No ICTR-98-41-T, exhibit P367 B, 21 octobre 2005. http:
//francegenocidetutsi.org/MugeseraKabaya22novembre1992.pdf
45 Voir l’analyse de la Note relative à la Propagande d’expansion et de recrutement dans Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 82]. L’auteur de cette note s’inspire d’un ouvrage de Roger Mucchielli, Psychologie de la publicité et de la propagande.
En plus de recourir au mensonge, à l’insinuation pour déstabiliser l’adversaire, il propose cette technique de « l’accusation
en miroir » et celle de créer des événements pour appuyer la propagande. La fausse attaque de la nuit du 4 au 5 octobre
1990 en serait un exemple.
42
43
659
15.3. LES CONCEPTEURS
15.2.3
Des massacres qui n’ont rien de tribal
Il n’y a rien de tribal dans ces massacres, au contraire leur préparation et leur exécution font appel à
des méthodes très modernes : mise en œuvre des moyens de l’État, administration, armée, gendarmerie,
services publics, entreprises publiques ; utilisation de techniques modernes, immatriculation ethnique sur
les cartes d’identité, émetteurs radios, distribution de récepteurs radios, journaux, armes à feu, armes
automatiques ; importation de machettes en provenance de Chine ; transport de tueurs en camions ou
autocars ; recours aux méthodes modernes de la propagande pour dresser la population contre les cibles
qu’on lui désigne ; application de méthodes de coercition ; quadrillage de la société par plusieurs réseaux
complémentaires, administration, MRND, armée, autodéfense populaire.
15.3
Les concepteurs
15.3.1
Juvénal Habyarimana
Le Président Habyarimana lui-même a participé à la préparation du génocide. Des témoignages rapportent qu’il a présidé des réunions d’organisation de massacres, de distributions d’armes aux miliciens. 46
Il était opposé aux accords de paix, qui le dépouillaient à court terme d’une grande partie de ses pouvoirs.
Mais il subissait la pression des bailleurs de fonds sans lesquels l’État ne pouvait plus fonctionner. Il aurait
finalement cédé à ces pressions et décidé le 6 avril à Dar es-Salaam de mettre en place le gouvernement
de transition. Cette décision aurait provoqué sa condamnation à mort par les extrémistes de la CDR,
menés par les officiers mis à l’écart et son entourage immédiat, le clan de Madame, sans que celle-ci soit
partie prenante du complot.
15.3.2
L’Akazu
D’abord appelé le « Clan de Madame » 47 puis « l’Akazu » (petite maison), c’est le groupe-clé, formé
de Hutu du Nord-Ouest. 48 Ses membres constituent non seulement un réseau de pouvoir parallèle dans
l’armée, le parti et l’administration, mais aussi un groupe parasite du système économique et financier
du pays. Outre Agathe, l’épouse du président, les membres considérés comme les plus influents sont le
frère de celle-ci, Protais Zigiranyirazo, ancien préfet de Ruhengeri, 49 ses deux cousins – souvent désignés
comme beaux-frères du président –, le colonel Elie Sagatwa, secrétaire particulier d’Habyarimana et
commandant de fait de la garde présidentielle, Séraphin Rwabukumba, gestionnaire de la présidence, 50
le colonel Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major adjoint, 51 deux cousins de la présidente, le colonel
Théoneste Bagosora et son frère Pasteur Musabe, directeur de banque, 52 Félicien Kabuga, un homme
d’affaires qui a marié sa fille, Bernadette Uwamariya, à Jean-Pierre Habyarimana, fils du président,
46 Juvénal Habyarimana préparait l’élimination d’opposants et de Tutsi par des massacres. Voir notamment le témoignage
de Jean Birara section 7.25.3 page 475. Incontestablement, le chef de l’État a joué un rôle important dans la formation
des milices Interahamwe et des escadrons de la mort. Était-il prêt à déclencher le génocide des Tutsi ? Certains affirment
que non. Voir ces témoignages section 7.25.1 page 473, en particulier celui de François-Xavier Nsanzuwera qui estime que
Habyarimana était devenu l’obstacle à abattre pour commettre le génocide des Tutsi. Voir aussi les propos tenus sur RTLM
par Kantano Habimana, selon qui le MRND a offert Habyarimana en sacrifice pour sauver les Rwandais, section 7.25.12
page 486.
47 L’épouse du président Habyarimana, Agathe Kanziga, est issue d’une lignée de chefs hutu qui dirigeait une principauté
indépendante au 19e siècle, alors que Juvénal Habyarimana est de plus basse extraction. Cf. G. Prunier [175, p. 111].
48 Les membres de l’Akazu sont issus principalement des communes Karago – commune de Juvénal Habyarimana – et
Giciye en préfecture de Gisenyi.
49 Un témoin au TPIR affirme qu’au début 1994, le véritable maître du pays est Protais Zigiranyirazo. Cf. L. Melvern
[142, p. 124].
50 Filip Reyntjens précise que Protais Zigiranyirazo est le frère d’Agathe Kanziga et qu’Elie Sagatwa et Séraphin Rwabukumba sont les fils d’une sœur de sa mère, donc ses cousins. Cf. Filip Reyntjens, Lettre au juge Vandermeersch, 2 août
1995. http://francegenocidetutsi.org/ReyntjensVandermeersch2aout1995.pdf Mais André Guichaoua affirme qu’Elie
Sagatwa et Séraphin Rwabukumba sont des demi-frères d’Agathe Kanziga. La mère de celle-ci, Joséphine Nyiranshakiye
aurait eu ces deux fils d’un mariage avec Fidèle Semapfa (décédé), frère de Gervais Magera, père d’Agathe. Cf. A. Guichaoua
[100, p. 103]
51 Laurent Serubuga serait responsable du meurtre du colonel Mayuya considéré comme son dauphin par le Président
Habyarimana mais qui ne plaisait pas au clan de Madame. Cf. G. Prunier [175, p. 111] ; Vénuste Nshimiyimana [160, p. 87].
52 Pasteur Musabe est assassiné le 14 février 1999 au Cameroun.
660
15. LE GÉNOCIDE
Joseph Nzirorera, ancien ministre, député de Ruhengeri et secrétaire général du MRND, Noël Mbonabaryi,
député, parrain du président, 53 Séraphin Bararengana, frère du président, Charles Nzabagerageza, cousin
du président, ex-préfet de Ruhengeri, Alphonse Ntirivamunda, beau-fils du président, 54 le capitaine Pascal
Simbikangwa, beau-frère du colonel Sagatwa, 55 Pierre-Célestin Rwagafilita, ancien chef d’état-major de
la gendarmerie, le colonel Buregeya, autre cousin, ancien secrétaire général de la présidence, 56 Ildephonse
Gashumba et Juvénal Uwilingiyimana. 57
Il y aurait une Akazu « restreinte », composée de : Protais Zigiranyirazo, Elie Sagatwa, Séraphin
Rwabukumba et Agathe Kanziga. Cette Akazu « restreinte » contrôle le pouvoir politique au Rwanda. 58
En fait, l’Akazu était au cœur d’un réseau composé de plusieurs cercles, fondé sur le clientélisme en
milieu politique, militaire et financier. Les ressortissants des deux préfectures du Nord-Ouest, Ruhengeri
et Gisenyi, les « Bakiga », constituaient le deuxième cercle de cette « mouvance ». 59 Ils contrôlaient les
postes essentiels du gouvernement, du parti MRND et de l’armée. La mainmise de l’Akazu sur l’économie
du Rwanda est décrite dans la lettre ouverte du sénateur belge Willy Kuijpeers à Habyarimana du 2
octobre 1993. 60 Ses membres détournent une bonne part de l’aide internationale et contrôlent les activités
d’import-export.
L’Akazu a créé des escadrons de la mort que certains ont appelés « réseau zéro ». 61 Le journal Kangura
est soutenu, voire suscité, par l’Akazu. Séraphin Rwabukumba aurait aidé Léon Mugesera à s’enfuir. 62
De même, la « radio libre » RTLM en est une émanation. Son principal actionnaire est l’homme d’affaires
Félicien Kabuga.
15.3.3
Bagosora et l’AMASASU
Le colonel Théoneste Bagosora est le personnage clé du génocide. Cousin d’Agathe Habyarimana, il
est le premier officier rwandais à avoir suivi les cours de l’École de guerre à Paris. 63 Bagosora écrit à
propos de lui-même : « il est breveté d’Etudes Militaires Supérieures de l’École de guerre Française depuis
le 11 Décembre 1981 et il fut auditeur de la 2e session internationale de l’Institut des Hautes Études de
Défense Nationale (IEHDN [IHEDN]) à Paris 1982. » 64
Noël Mbonabaryi est décédé au début 1994. Cf. G. Prunier [175, p. 109].
Alphonse Ntirivamunda, gendre d’Habyarimana et directeur des Travaux Publics, assure la « logistique » des escadrons
de la mort. Il fournit véhicules et bons d’essence aux tueurs lors des massacres du Bugesera de 1993. Il est membre fondateur
de la RTLM.
55 Le capitaine Pascal Simbikangwa est un tortionnaire qui inspire la terreur, il contrôle la presse, il fait partie de
l’état-major secret révélé par l’ambassadeur Swinnen (voir section 2.3.9 page 83), il aurait commandité avec Alphonse
Ntirivamunda l’assassinat de Félicien Gatabazi le 21 février 1994. Cf. F. Reyntjens [182, p. 61]. J.-M. Marlaud dit que c’est
la France qui l’a fait écarter du CRCD. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 517].
http://francegenocidetutsi.org/Marlaud21juillet1994.pdf#page=2
56 C. Braeckman [44, p. 170] ; C. Mfizi [145, p. 37].
57 Juvénal Uwilingiyimana, ancien ministre rwandais du commerce, est directeur de l’Office rwandais du tourisme et
des parcs nationaux. Il contrôle le « Gorille business » de la région des Volcans. Leader du MRND dans la préfecture de
Gisenyi, c’est un membre influent de l’Akazu. Disparu le 21 novembre 2005 après plusieurs rencontres avec des enquêteurs
du Tribunal pénal international pour le Rwanda, il est retrouvé mort, sans vêtement, le 17 décembre 2005 dans un canal à
Bruxelles. Selon les enquêteurs du TPIR, il avait l’intention de collaborer avec eux.
58 Michel Bagaragaza, Résumé des déclarations devant le TPIR, pp. 3-4. http://francegenocidetutsi.org/
BagaragazaResumeDeclarationsTpir.pdf#page=3
59 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 23].
60 M. Mas [139, p. 326].
61 Réseau Zéro est le nom donné par Christophe Mfizi, ancien directeur de l’ORINFOR et haut responsable du MRND,
à « un noyau de gens qui a investi méthodiquement toute la vie nationale » et qui « considère le pays comme une entreprise
dont il est légitime de tirer le maximum de profit ». Cf. C. Mfizi « Le réseau Zéro », Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 113-128]. http://francegenocidetutsi.org/MfiziReseauZero1992.pdf Dans un
deuxième texte, Mfizi écrit qu’il a choisi le nom zéro par référence à monsieur Z., Protais Zigiranyirazo, qu’il place à
la tête de ce réseau politico-mafieux. Ce réseau correspond à la mouvance représentée par l’entourage d’Habyarimana,
l’Akazu. Il ne confond pas le réseau Zéro avec des escadrons de la mort. Cf. C. Mfizi « Le réseau Zéro (B) » [145] http:
//francegenocidetutsi.org/MfiziLeReseauZero.pdf ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 59].
62 Michel Bagaragaza, Résumé des déclarations devant le TPIR, p. 7. http://francegenocidetutsi.org/
BagaragazaResumeDeclarationsTpir.pdf
63 Patrick de Saint-Exupéry avance que Bagosora a suivi les cours de l’École de guerre à Paris en 1966. Cela semble
un peu tôt, vu qu’il sort de l’École d’officiers de Kigali en 1964. Cf. Patrick de Saint-Exupéry, Bagosora, le « colonel de
l’apocalypse », Le Figaro, 24 octobre 2005.
64 T. Bagosora [31, p. 4]. http://francegenocidetutsi.org/LassassinatDuPresidentHabyarimanaOulUltimeOperationDuTutsiPourSaRec
pdf Gabriel Périès confirme qu’il est à Paris à l’IHEDN en 1982.
53
54
661
15.3. LES CONCEPTEURS
Il est commandant de la police militaire, 65 puis commandant du camp de Kanombe, en remplacement
du colonel Stanislas Mayuya, assassiné le 12 mai 1988. 66 Il est aussi commandant du bataillon antiaérien. 67 Mis à la retraite avec d’autres officiers extrémistes par le ministre de la Défense, James Gasana,
du premier gouvernement multipartite en 1992, il est « sauvé » par le MRND qui le fait nommer directeur
de cabinet du ministère de la Défense en juin 1992. Il est l’œil de l’Akazu sur les forces armées et sur le
ministre de la Défense.
L’importance de son rôle politique est illustrée par sa présidence de la commission chargée de répondre
à la question «Que faut-il faire pour vaincre l’ennemi sur le plan militaire, médiatique et politique ? »,
qu’Habyarimana réunit le 4 décembre 1991 et par sa présence à Arusha pour surveiller les négociateurs
rwandais, Boniface Ngulinzira et James Gasana. 68
Patrick Mazimhaka, négociateur du FPR à Arusha, affirme qu’il a rencontré le colonel Bagosora dans
l’ascenseur avec ses valises quittant les négociations et qui lui a dit « je rentre au pays pour préparer
l’Apocalypse ». 69
Bagosora est l’un des principaux organisateurs du programme d’autodéfense civile. Il organise les
distributions d’armes à la population. 70
Le colonel Marchal, commandant du secteur Kigali de la MINUAR, rapporte qu’invité le lundi 4 avril
à une fête organisée par les Sénégalais de la MINUAR, Bagosora, en verve, a déclaré devant le général
Dallaire et un conseiller politique de M. Booh-Booh :
Le FPR n’a pas la moindre intention de participer au processus de paix par des moyens démocratiques, mais sa seule et unique motivation est la conquête du pouvoir par la force. Dans ces conditions,
la seule possibilité pour le Rwanda de connaître un jour la paix est de l’éliminer. 71
L’AMASASU ou « Alliance des militaires agacés par les séculaires actes sournois des Unaristes » 72
est le nom d’un groupe de militaires qui envoie une lettre très critique le 20 janvier 1993 au Président
Habyarimana juste après la signature de l’accord d’Arusha sur le partage du pouvoir. 73 Inspiré des idées
de Léon Mugesera qui prônait de faire justice aux complices du FPR, l’auteur de la lettre, un certain
commandant Tango Mike, menace les partis d’opposition, rejette le processus de paix d’Arusha et conseille
aux partisans du FPR de quitter le pays avant qu’il ne soit trop tard. Il déclare que le FPR prépare une
attaque d’envergure – qui se déroulera en février – et demande à Habyarimana : « Comment comptezvous nous empêcher de donner une leçon exemplaire aux traîtres de l’intérieur ? Après tout, nous avons
déjà identifié les plus virulents d’entre eux et nous agirons comme un éclair. » Il préconise l’autodéfense
en formant dans chaque commune un bataillon « de jeunes robustes » qui recevraient un entraînement
militaire minimum. « Ces jeunes resteront [chez eux] sur la colline mais se tiendront prêts à constituer
une armée populaire » pour appuyer l’armée régulière. Le colonel Bagosora a été soupçonné d’être l’un
des auteurs de cette initiative. 74
Une autre lettre de l’AMASASU, également signée Tango Mike, adressée aux partis MRND et CDR,
leur demande leur appui « surtout dans l’opération d’éliminer les complices du FPR qui agissent ici à
l’intérieur, sinon la guerre ne finira pas. » 75
A. Guichaoua [99, p. 217].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 126] ; F. Reyntjens [182, p. 89].
67 Bagosora commande le bataillon antiaérien de Kanombe de juin 1988 à juin 1992. Cf. Linda Melvern [142, p. 283].
68 G. Prunier [175, pp. 199-200]. Prunier ajoute qu’après la signature de l’accord de paix final « James Gasana, qui craint
pour sa vie, est obligé de s’enfuir en Suisse. Le ministre des Affaires étrangères, Ngulinzira, ne fait pas preuve de la même
prudence : il figurera parmi les premiers assassinés en 1994. »
69 Cette relation de la menace de Bagosora n’a pas été retenue par le TPIR car le témoin XAM (Mazimhaka) a voulu
obstinément dater cette rencontre d’octobre 1992 alors que Bagosora affirme qu’il n’était pas à Arusha à cette date.
Cf. Le Procureur c. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva. Jugement portant
condamnation. Affaire no ICTR-98-41-T, 18 décembre 2008, section 222. Cette phrase a plutôt été prononcée le 26 décembre
1992, date du départ de Bagosora d’après les documents de l’hôtel Meru à Arusha. Ces propos ont certainement été tenus
par Bagosora. Cf. Jean-François Dupaquier [78, p. 208]
70 Voir l’analyse de son agenda de l’année 1993 qu’il a oublié à Kigali dans Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 129].
71 Luc Marchal [135, p. 213]. Marchal aurait d’abord rapporté que Bagosora a parlé d’élimination des Tutsi.
72 Le mot amasasu signifie balles en kinyarwanda. Les unaristes, membres de l’UNAR étaient les membres du parti
royaliste tutsi. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 125].
73 Commandant Tango Mike à Monsieur le Président de la République rwandaise, 20 janvier 1993. Cf. Aucun témoin ne
doit survivre, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/AMASASU20janvier1993.pdf
74 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 125] ; F. Reyntjens [182, p. 58].
75 Pour le Conseil Suprême de L’A.M.A.S.A.S.U., Commandant TANGO Mike, Note au M.R.N.D. et à la C.D.R.. Cf.
TPIR, ICTR-98-41-T, exhibit P.30(a) ; http://francegenocidetutsi.org/AMASASUnoteMRNDetCDR.pdf
65
66
662
15. LE GÉNOCIDE
Le ministre de la Défense James Gasana invoque les menaces pour sa vie exercées par un groupe
politico-militaire AMASASU pour justifier sa démission et son départ précipité du Rwanda le 20 juillet
1993. 76
Ce sont les manœuvres « diaboliques » de ce groupe d’officiers de la région d’origine d’Habyarimana
que d’autres officiers dénoncent au général Dallaire dans une lettre du 3 décembre 1993. 77
15.3.4
Le MRND et la CDR
Le MRND est le pilier du régime Habyarimana. Il veut garder son pouvoir et cela par tous les moyens.
Il contrôle l’administration. Le rôle des idéologues comme Léon Mugesera, Hassan Ngeze, Ferdinand
Nahimana y va croissant. En 1994, Habyarimana en a perdu le contrôle.
La CDR est vue en général comme un appendice du MRND, créé pour préserver une image de modéré
au parti MRND. Mais celle-ci s’oppose de fait, du début à la fin, au Président Habyarimana. Elle ne va
cesser la surenchère dans les appels aux meurtres.
Dans les deux gouvernements de coalition Nsengiyaremye et Uwilingiyimana, le MRND contrôle les
portefeuilles de l’Intérieur et de la Défense, ce qui lui permet de préparer le génocide par la constitution de
caches d’armes et la distributions d’armes à la population. En raison des réticences de certains militaires
à commettre des massacres, les milices des deux partis vont être formées à ce « travail ». Une formation
militaire est donnée aux miliciens. La convergence entre MRND et CDR est telle que pendant le génocide,
leurs milices Interahamwe et Impuzamugambi se confondent.
15.3.5
Le Hutu Power
On a décrit le génocide comme l’œuvre des milices de la CDR et du MRND et on a désigné comme
organisateurs des membres de ces partis. C’est une vision tronquée. Habyarimana, encouragé par la France,
a réussi en 1993 à scinder les partis d’opposition en deux fractions antagonistes, l’une ouvertement antitutsi, l’autre favorable à des négociations avec le FPR et à un partage du pouvoir, conformément aux
Accords d’Arusha. Les opposants à ces accords formèrent le Hutu Power et, quasiment tous, participèrent
au génocide. Ainsi des membres de l’opposition, qualifiée de « démocratique » par les médias français,
participèrent à l’organisation du génocide comme Jean Kambanda du MDR, Premier ministre du GIR,
Justin Mugenzi du PL, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat, Donat Murego et Froduald
Karamira du MDR, etc. Mais, pour le MDR, héritier du Parmehutu de Kayibanda, il ne s’agit là que
d’un retour aux origines de la « Révolution » de 1959.
Le rôle du MDR-Power dans l’organisation des massacres dans des préfectures comme Kibuye et
Butare a été essentiel. Il est démontré par Jean-Paul Kimonyo qui étudie en particulier les communes de
Gitesi (Kibuye) et Kigembe (Butare). 78 Dans la commune voisine de Nyakizu, également limitrophe du
Burundi, Ladislas Ntaganzwa est chef de la section locale du MDR. 79 Il lance la campagne kubuhoza afin
d’obliger les gens à abandonner le MRND pour le MDR. Il oblige le bourgmestre MRND à s’enfuir, en
lui envoyant ses partisans armés de machettes et de fusils. Un membre du PSD devint bourgmestre par
intérim au grand dam de Ntaganzwa. Devant ces affrontements, les autorités organisèrent une première
élection au poste de bourgmestre qui ne départagea pas les candidats du PSD et du MDR, puis une
deuxième en mai 1993 d’où Ntaganzwa sortit vainqueur, après une campagne où ceux qui ne voulaient
pas voter MDR étaient menacés de mort.
Ntaganzwa rejoint la fraction Power du MDR. Il est lié à Jean Kambanda, originaire de la commune
de Gishamvu qui jouxte Nyakizu. Après l’assassinat du président burundais Ndadaye, 15 000 burundais,
hutu pour la plupart, arrivent à Nyakizu. Chassés par l’armée du Burundi, ils haïssent les Tutsi. Ils sont
enrôlés parmi les partisans du bourgmestre. Celui-ci envoie des jeunes suivre un entraînement militaire.
Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre MDR, vint, fin novembre 1993, à l’appel d’Ange Nshimiryayo,
un homme d’affaires éminent, pour tenter de calmer les tensions et enjoindre aux réfugiés de cesser leur
entraînement militaire. 80
76
77
78
79
80
J. Gasana [89, p. 213].
André Guichaoua [98, pp. 653-654].
Jean-Paul Kimonyo, Rwanda, Un génocide populaire, Karthala, 2008.
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 409-499].
Ibidem, pp. 421-422.
663
15.4. LES ORGANISATEURS
Dès l’annonce de la mort du président le 6 avril 1994, la chasse aux Tutsi commence dans la préfecture
de Gikongoro, organisée par le sous-préfet Biniga. Ntaganzwa dit aux Tutsi qu’ils n’ont rien à craindre,
qu’il n’y a pas d’Interahamwe ici puisque la commune est MDR. Il les invite à se regrouper dans des
lieux comme la paroisse de Cyahinda où il les protégera. Le bruit est répandu que les Inkotanyi vont
attaquer. Le bourgmestre organise des patrouilles qui empêchent les Tutsi de fuir au Burundi et les
tuent. À Nkawka, les hommes du bourgmestre Ntaganzwa massacrent des Tutsi qui hésitaient à franchir
la rivière dans la nuit du 14 au 15 avril. 81 Vendredi 15 avril, les tueurs commencent à attaquer la paroisse
de Cyahinda où les Tutsi leur résistent avec des pierres. Ntaganzwa amena des renforts, dont des réfugiés
burundais, pour attaquer des Tutsi. Ceux-ci réussissent à tuer deux gendarmes. Ce fait est exploité par
la radio nationale pour faire croire que des membres du FPR se cachent dans l’église. Le massacre des
Tutsi reprend le matin du dimanche 17. L’après-midi, le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana,
passe à l’église de Cyahinda et promet d’envoyer des soldats pour protéger les Tutsi et de leur envoyer
de la nourriture. De retour à Butare le soir même, il apprend à la radio qu’il est révoqué. Lundi 18,
des assaillants armés de fusils et même d’une mitrailleuse attaquent à nouveau la paroisse. Le président
intérimaire Sindikubwabo passe, ce lundi 18, au bureau communal remercier la population « de ce que
vous avez fait jusqu’à présent ». Il promet d’envoyer des gens « qui vous aideront dans ce travail ». 82 Le
lendemain douze soldats dotés d’armes lourdes tirent depuis le bureau communal en direction de l’église,
puis se joignent aux assaillants. Le massacre de Cyahinda s’achève le mardi 19 avril dans la soirée. Entre
10 à 15 000 Tutsi ont été assassinés à Cyahinda. 83
Le 21 mai, le bourgmestre Ntaganzwa reçoit la visite des colonels Aloys Simba, Tharcisse Muvunyi et
Alphonse Nteziryayo. Le sous-préfet Assiel Simbalikure l’encourage pendant toute la durée du génocide
et le Premier ministre Jean Kambanda, en uniforme militaire, vient lui remettre de l’argent, qui est utilisé
pour régler le problème de l’évacuation des cadavres. 84
Dans le petit cloître des sœurs qui jouxte l’église de Cyahinda, les ossements des Tutsi chantaient
toujours les louanges du Seigneur, en juillet 2007. Le dossier d’accusation de Ladislas Ntaganzwa, toujours
en fuite, est transmis par le TPIR à la justice rwandaise le 8 mai 2012.
Devant ces massacres opérés par les membres du parti MDR à Nyakizu, nous mesurons mieux la
gravité de la contribution au génocide des Tutsi, d’une part, de messieurs Marcel Debarge et Dominique
Pin, qui conjurèrent les partisans d’Habyarimana et des partis d’opposition à former un front commun
contre le FPR et, d’autre part, de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, qui fit former sous sa houlette
un gouvernement Hutu Power associant le MRND aux fractions Power des partis d’opposition, dont ce
MDR, Mouvement démocratique républicain.
15.4
Les organisateurs
15.4.1
L’État rwandais organisateur du génocide
Tous les témoins et experts ayant étudié les massacres soulignent qu’ils sont l’œuvre d’une organisation
extrêmement bien structurée et centralisée qui n’est autre que celle de l’État rwandais.
Le général canadien Roméo Dallaire, ancien commandant de la Mission des Nations Unies d’assistance
au Rwanda (MINUAR), souligne, lors de son témoignage au TPIR, le haut degré d’organisation qu’il a
fallu pour exécuter un tel génocide et un tel exode de population :
Tuer un million de gens et être capable d’en déplacer trois à quatre millions en l’espace de trois
mois et demi sans toute la technologie qu’on a dans d’autres pays du monde, c’est tout de même
une mission significative. [...] Il y avait une méthodologie pour réaliser aussi vite un tel génocide
(l’assassinat d’environ 90 % de la population tutsie, donc de 10 % de la population rwandaise),
il faut réunir certaines conditions. Planification, détermination des planificateurs pour l’exécution,
acceptation par les exécutants. 85
Médecins sans frontières, dans un rapport de mai 1994, met en évidence une stratégie de massacres
s’appuyant sur une vaste organisation qui ressemble fort à l’appareil d’État :
81
82
83
84
85
Ibidem, pp. 432-436.
Ibidem, p. 451.
Ibidem, p. 453.
Ibidem, p. 486.
TPIR, Témoignage du général Dallaire au procès Akayesu, février-mars 1998 ; Libération, 26 février 1998.
664
15. LE GÉNOCIDE
Dans un rapport transmis aux autorités de l’ONU, Médecins sans frontières montre que ces massacres ont obéi à une stratégie préparée à l’avance : établissement de listes de personnes à éliminer,
utilisées dès les premiers jours des massacres. Une stratégie bien organisée : distribution d’armes aux
milices et tueurs. Une stratégie déclenchée, à une grande échelle dès l’annonce du crash de l’avion
présidentiel. Une stratégie entretenue par les appels aux meurtres sur les radios d’État et la radio
privée des Mille Collines. 86
Alison Des Forges a évoqué devant le TPIR des « massacres centralement organisés et dirigés ». 87
Gérard Prunier affirme que le génocide a été le fait d’un État totalitaire et non, comme le répétaient
personnalités politiques, journaux, radios et télévisions, l’œuvre de soldats et milices incontrôlés :
Le génocide n’est pas venu d’un État faible, mais d’un État si totalitaire et puissant qu’il pouvait
faire exécuter n’importe quel ordre par ses sujets, y compris celui d’assassiner à grande échelle. 88
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire souligne que « dans cette société très fortement encadrée par l’État, la parole de l’autorité publique joue un rôle de premier plan. Non seulement
elle est écoutée, mais en plus elle est obéie. ». Dans le contexte économique très dégradé de l’époque
« l’autorité publique est intervenue directement non pas pour apaiser mais pour exacerber et exploiter les
tensions et organiser les massacres. »
Enfin, la France, qui a été le seul pays à reconnaître le gouvernement rwandais et à le soutenir
jusqu’au bout, admet en 1998, sous la plume de ce rapporteur, que « L’ÉTAT RWANDAIS » a été
« L’ORDONNATEUR DU GÉNOCIDE ». 89
15.4.2
Le colonel Bagosora et le premier cercle
Le colonel Bagosora est le principal organisateur du génocide. C’est lui qui domine le comité de crise
militaire réuni dans la nuit du 6 au 7 avril à l’état-major des FAR. 90 Il propose d’emblée aux autres
officiers de prendre le pouvoir, mais la majorité refuse. Ils choisissent le colonel Gatsinzi comme nouveau
chef d’état-major des FAR.
Après l’arrivée du général Dallaire, qui suggère de contacter le Premier ministre, Bagosora déclare
que le Premier ministre Mme Agathe Uwilingiyimana n’est pas crédible et il refuse qu’elle s’adresse au
pays à la radio. Aucun autre officier ne le contredit. 91 C’est lui qui, à l’issue de cette réunion, se rend
avec le général Dallaire chez Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU. Bagosora
est assez malin pour laisser croire à Dallaire et à Booh-Booh que les formes légales vont être respectées.
C’est Bagosora qui vraisemblablement donne l’ordre des premiers massacres depuis le ministère de
la Défense, entre 2 h et 7 h du matin le 7 avril. Il est tenu responsable par le TPIR de l’assassinat du
Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. 92
C’est Bagosora qui au nom du comité de crise rédige le communiqué du 7 à 6 h 30 et celui qui sera
diffusé à 17 h 20.
C’est Bagosora qui rencontre les dirigeants du MRND le 7 à 7 h au ministère de la Défense pour
choisir un nouveau président. 93 Puis, en compagnie de Ndindiliyimana, il rencontre l’ambassadeur des
États-Unis et préside ensuite le comité de crise à l’ESM. C’est encore à lui que s’adressent l’ambassadeur
de France J.-M. Marlaud et l’attaché de Défense par intérim, J.-J. Maurin, dans l’après-midi.
C’est Bagosora qui le lendemain, 8 avril, convoque les dirigeants du MRND et ceux des autres partis
restés en vie pour constituer le Gouvernement intérimaire.
Les membres du nouveau gouvernement sont présentés au comité de crise par le colonel Théoneste Bagosora, assisté de deux autres colonels, Laurent Serubuga et Pierre-Célestin Rwagafilita. 94 Cela confirme
86 Françoise Bouchet-Saulnier, L’ONU et le génocide des Rwandais tutsis : politique virtuelle et intelligence artificielle
à l’épreuve du monde réel, Les Temps Modernes, juillet 1995, p. 275.
87 TPIR, Procès Kayishema, 24 mai 1997.
88 Gérard Prunier [175, p. 419].
89 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 335].
90 Le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, est en déplacement à l’étranger.
91 F. Reyntjens [182, pp. 53-54] ; R. Dallaire [72, pp. 292-293] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 219].
92 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case No.
ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, p. 176. http://francegenocidetutsi.org/BagosoraJudgment.
pdf#page=176
93 Mathieu Ngirumpatse, président du MRND, aurait refusé le poste de président de la République.
94 Linda Melvern [140, p. 131]. Cette présentation a eu lieu le 8. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 231].
665
15.4. LES ORGANISATEURS
le rôle majeur de Bagosora dans la formation du gouvernement et celui, largement resté dans l’ombre, de
ces deux colonels.
Une fois ce gouvernement nommé, Bagosora se tient en retrait mais reste à Kigali. Plus exactement, il
fait accomplir le sale travail, les massacres, par d’autres, mais c’est lui qui, dans l’ombre, reste le maître
des opérations.
Fin avril, le gouvernement des États-Unis d’Amérique sait exactement qui dirige les massacres. Pour
les faire cesser, il contacte le colonel Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la Défense. Lors d’une
conversation téléphonique le 28 avril, Prudence Bushnell, sous-secrétaire d’État délégué pour l’Afrique,
presse le colonel Bagosora de faire cesser les massacres 95 :
BAGOSORA RESPONDED THAT THE RPF OFFENSIVE IS TRIGGERING THE MASSACRES AND THAT A CEASE-FIRE IS NEEDED FIRST. DAS BUSHNELL CONFRONTED
HIM WITH EYEWITNESS ACCOUNTS OF RWANDA ARMY COMPLICITY IN THE KILLINGS,
AND SAID THE WORLD DID NOT BELIEVE THE INTERIM GOVERNMENT/RWANDAN MILITARY’S PARTY LINE. THIS SOBERED HIM UP, AND HE PROMISED TO PASS THE MESSAGE TO THE MILITARY LEADERSHIP TO SEE IF A COMPROMISE WAS POSSIBLE, AND
TO CALL BACK THE FOLLOWING DAY WITH AN ANSWER. [...] HE CHARACTERIZED THE
KILLINGS AS A SPONTANEOUS REACTION BY THE POPULATION TO THE RPF OFFENSIVE. 96
Le 12 mai, c’est Bagosora qui reçoit M. Ayala Lasso, le Haut commissaire des Nations Unies pour les
Droits de l’homme, à Kigali avec Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR.
À côté de Bagosora, les initiateurs des massacres semblent être 97 les commandants des trois unités d’élite de l’armée rwandaise, le major Protais Mpiranya de la garde présidentielle, le major Aloys
Ntabakuze du bataillon paras-commando, le major François-Xavier Nzuwonemeye du bataillon de reconnaissance. Il faut noter que Protais Mpiranya n’apparaît pas aux réunions du comité de crise dans la
nuit du 6 au 7 et le 7 avril. Il est occupé ailleurs. Avec ces trois unités, Bagosora dispose à Kigali de
2 000 soldats d’élite bien armés, ce qui lui permet de mettre d’autres officiers plus réticents ou légalistes
devant le fait accompli. Citons également le lieutenant-colonel Léonard Nkundiye, ancien chef de la garde
présidentielle, commandant le secteur opérationnel de Mutara, 98 le capitaine Gaspard Hategekimana de
la garde présidentielle qui supervise l’exécution du Premier ministre, le colonel Anatole Nsengiyumva,
ancien chef du bureau G2 (renseignement) des FAR et commandant militaire de la préfecture de Gisenyi,
le colonel Tharcisse Renzaho, préfet de Kigali, qui organise les barrières pour arrêter les Tutsi et les
mettre à mort. Il contrôle les milices. Le major Bernard Ntuyahaga dirige les massacres dans le quartier
résidentiel de Kigali. C’est lui qui transporte les dix Casques-bleus belges chargés de la protection du
Premier ministre au camp Kigali où ils vont être massacrés. 99
Selon Michel Bagaragaza, qui rapporte les propos de Pasteur Musabe, frère de Bagosora, c’est Protais
Zigiranyirazo qui rédige à la résidence du président à Kanombe, dans la nuit du 6 au 7 avril, une liste
de hauts dignitaires à éliminer et qui donne l’ordre au major Mpiranya, commandant de la garde présidentielle, de les exécuter. La liste des personnes à exécuter est établie en présence d’Agathe Kanziga,
veuve du président Habyarimana, de leur fille Jeanne Habyarimana, de Pasteur Musabe, du major Mpiranya, de Séraphin Rwabukumba et d’un certain Nyagasaza. Cette liste comportait les noms de Landoald
Ndasingwa, Agathe Uwilingiyimana, Joseph Kavaruganda, Faustin Rucogoza, Frédéric Nzamurambaho
et plusieurs autres qui ont été tués dans la nuit du 6 au 7 et dans la journée du 7 avril. 100
95 DAS Bushnell tells Col. Bagosora to stop the killings. US Department of State, cable number 113672, 29 April 1994
[83, Document 7]. http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB53/rw042994.pdf
96 Traduction de l’auteur : Bagosora répondit que l’offensive du FPR provoque les massacres et qu’il faut d’abord un
cessez-le-feu. La sous-secrétaire d’État Bushnell lui opposa des témoignages visuels prouvant la complicité de l’armée dans
les massacres et dit que la communauté internationale ne croyait pas aux déclarations du gouvernement intérimaire et de
l’armée. Cela le dégrisa, et il promit de transmettre le message au commandement militaire, pour voir si un compromis
était possible, et de donner une réponse le lendemain. [...] Il qualifia les massacres de réaction spontanée de la population
à l’offensive du FPR.
97 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 233].
98 Passé au Zaïre lors de la déroute des FAR, le lieutenant-colonel Léonard Nkundiye les réorganise et devient chef d’étatmajor adjoint de l’ALIR. Il est tué par l’armée rwandaise (APR) à Shaki (Giciye), la région d’Habyarimana au Rwanda, le
23 juillet 1998. Cf. African Rights, Rwanda : The Insurgency in the Northwest [9, p. 17].
99 F. Reyntjens [182, p. 70].
100 Résumé des déclarations de Michel Bagaragaza devant le TPIR ; L. Melvern [142, p. 278]. http://francegenocidetutsi.
org/BagaragazaResumeDeclarationsTpir.pdf
666
15. LE GÉNOCIDE
15.4.3
Le gouvernement intérimaire
L’habileté de Bagosora et de l’ambassadeur de France, Jean-Michel Marlaud, a été de faire croire, en
choisissant les membres du gouvernement intérimaire, que ce gouvernement respecte le multipartisme et
les Accords d’Arusha. Ce n’était absolument pas crédible, puisqu’il ne comprenait que des membres du
MRND et de la tendance « Hutu Power » des partis d’opposition. Mais grâce au parrainage français, cela
passera à l’ONU, où le Rwanda gardera son siège au Conseil de sécurité. 101 L’autre astuce de Bagosora et
de Marlaud a été de nommer à ce gouvernement beaucoup de Hutu du Sud. Il n’y a bien sûr pas de Tutsi.
Le génocide, conçu par l’Akazu, constituée de Hutu du Nord Ouest, va être exécuté avec la participation
des Hutu du Sud, des membres du MDR, héritiers du Président Kayibanda, comme Jean Kambanda,
Premier ministre, Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, Eliezer Niyitegeka, ministre de
l’Information. 102
Le gouvernement intérimaire applique le plan d’extermination préétabli visant à pourchasser l’ennemi intérieur, les Tutsi. Dans ses déclarations à destination de l’étranger, il prétendra toujours que les
massacres sont une manifestation d’une colère populaire spontanée ou d’éléments incontrôlés de la garde
présidentielle, des FAR ou des milices.
C’est le gouvernement rwandais qui va orchestrer les massacres, Bagosora et les premiers initiateurs
se maintenant en retrait. Les ordres sont donnés aux préfets par le gouvernement. Les ministres vont
« animer » eux-mêmes, en particulier dans leur région d’origine, les massacres, désignés sous le vocable
neutre de « travail ». C’est le Gouvernement intérimaire rwandais, Président et Premier ministre en
tête, qui va déclencher les massacres, là où les autorités locales se montrent récalcitrantes. Celles-ci sont
écartées et impitoyablement éliminées.
Théodore Sindikubwabo, 103 président par intérim de la République rwandaise, est mis en cause par
le rapporteur spécial de la commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui, dans son
rapport du 28 juin 1994 :
Des témoignages concordants et dignes de foi indiquent que le nouveau président de la République
se serait rendu à Butare pour exhorter la population hutu aux massacres. 104
Dans ce discours, prononcé le 19 avril à Butare et diffusé sur Radio Rwanda, le président intérimaire,
Théodore Sindikubwabo, appelle les gens à se mettre au travail :
Peut-être n’avez vous pas eu connaissance de nos instructions... ou bien n’avez vous pas saisi le
sens de notre demande ou alors, vous l’avez compris, mais vous avez refusé d’obéir. Seulement, nous
ignorons les raisons de ce refus... Cessez de vous amuser en disant : Dieu nous a jusqu’ici préservés de
la guerre, maintenant, donnez-nous des gendarmes ! Ne vous amusez pas !... Que ceux qui ne se sentent
pas concernés, que ceux qui ne veulent pas assumer de responsabilité, que tous ceux qui préfèrent
regarder les autres travailler, s’en aillent... Que ceux qui sont chargés de nous en débarrasser le
fassent vite afin que ceux qui ont le travail à cœur aient la possibilité de commencer... Mes frères, je
voudrais qu’on arrête là les discours mais je veux vous renouveler mon souhait que vous puissiez nous
écouter, que vous sachiez décoder nos messages, que vous compreniez pourquoi nous parlons comme
ça. Analysez chaque mot, essayez de comprendre pourquoi il est utilisé comme ceci et non comme
cela. Les temps sont difficiles. Que les blagues et les amusements cèdent la place au travail. 105
Voir section 19.9 page 793.
« En mettant en avant les ministres “sudistes”, le colonel Théoneste Bagosora souhaiterait leur faire porter la responsabilité des massacres », déclare André Guichaoua. Cf. Déposition d’André Guichaoua au TPIR, Ubutabera, 10 mai 1999,
numéro 61.
103 Théodore Sindikubwabo est médecin, professeur de pédiatrie. Membre du MRND, élu député suite à une fraude, il
est nommé président de l’assemblée (CND) par Habyarimana. Cf. C. Mfizi [145, p. 41]. http://francegenocidetutsi.org/
MfiziLeReseauZero.pdf#page=41 Il est choisi comme président intérimaire le 8 avril 1994 par les représentants des partis
réunis par le colonel Bagosora au ministère de la Défense. Cf. Filip Reyntjens [182, p. 87].
104 ONU A/49/508, S/1994/1157, Commission des Droits de l’homme de l’ONU, E/CN.4/1995/7. http://
francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=7
105 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 192]. Une variante du même discours est donnée par Alison Des
Forges dans Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 530] « [...] Ceci signifie que “les figurants qui ne font qu’assister”, [...]
“ceux qui ne se sentent pas concernés”, doivent se montrer. Qu’ils nous cèdent la place et nous laissent “travailler” et
qu’ils nous observent faire, étant en dehors de notre cercle. Celui qui se dit “ceci ne me concerne pas et j’ai même peur”
qu’il nous cède la place. Ceux qui sont chargés de nous débarrasser de lui qu’ils nous en débarrassent rapidement. D’autres
bons “travailleurs qui veulent travailler” pour leur pays sont là. »
101
102
667
15.4. LES ORGANISATEURS
Figure 15.1 – La salle polyvalente dans la maison Bella Biondi à Butare sur la route goudronnée de
Kigali au Burundi où le Président intérimaire Sindikubwabo prononça son discours le 19 avril. Photo de
l’auteur, 20 juillet 2007
Pour ceux qui ne comprennent pas la signification de ce discours, 106 du mot « travail » en particulier,
les circonstances de ce discours sont éclairantes. Le préfet Jean-Baptiste Habyalimana, qui s’opposait aux
massacres, est démis ; il est assassiné quelques semaines plus tard à Gitarama. Le massacre des Tutsi
commence à Butare aussitôt après le discours du président intérimaire.
De plus, la veille, Sindikubwabo a personnellement donné l’ordre de déclencher le massacre des Tutsi
à la paroisse de Kaduha, à l’école de Murambi (commune de Nyamagabe) et à la paroisse de Cyanika,
lors d’une réunion qu’il a tenue à la préfecture de Gikongoro le 18 avril, en présence du préfet Laurent
Bucyibaruta. 107 Les appels au massacre des autres membres du Gouvernement intérimaire sont décrits
section 27.4 page 1070.
René Degni-Ségui met en cause le Gouvernement intérimaire rwandais dans son rapport du 28 juin :
[...] Néanmoins, au niveau des personnes morales, ou des organes impliqués dans les atrocités
récentes, il est d’ores et déjà possible de retenir certaines responsabilités : Des organes de l’État
rwandais, et tout particulièrement des hauts cadres politiques au niveau national, tels que certains
ministres, des différentes composantes des forces de sécurité gouvernementales, telles que la garde
présidentielle, les Forces armées rwandaises et la gendarmerie ; et de certaines autorités locales, préfets
et bourgmestres. 108
Plus précisément, il est reproché au Gouvernement rwandais de n’avoir pas pris de mesures pour
faire cesser les massacres. Il est de plus établi qu’il a conditionné l’arrêt des massacres à l’obtention d’un
cessez-le-feu, reconnaissant par là qu’il en était le commanditaire.
106 Sur la mise en place du nouveau préfet de Butare et les discours de Sindikubwabo et Kambanda, voir l’ouvrage d’Alison
Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 529-531].
107 Voir section 27.4 page 1070.
108 ONU A/49/508, S/1994/1157, section 63. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=16
668
15. LE GÉNOCIDE
La responsabilité du « gouvernement intérimaire » rwandais est aussi pleinement engagée compte
tenu du fait qu’il a renoncé à mettre en œuvre des mesures efficaces destinées à prévenir les violations
des droits de l’homme et du droit international humanitaire, y compris le génocide. Dès le début
des atrocités, les dirigeants rwandais ont soutenu que les massacres ne cesseraient qu’après la fin
du conflit armé. Lors de l’entretien que le Rapporteur spécial a tenu durant sa mission avec le chef
de l’état-major des Forces armées rwandaises, ce dernier lui a expliqué que les autorités rwandaises
pourraient faire appel aux populations pour qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les
écouteraient, mais que la conclusion d’un accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un
tel appel. 109
Lors du sommet de l’OUA à Tunis, le 14 juin 1994, Théodore Sindikubwabo assure de son côté que
son « gouvernement a les moyens d’arrêter les massacres. » 110 N’est-ce pas là reconnaître qu’il en est
l’ordonnateur ?
15.4.4
L’administration territoriale
Ce qui est incroyable pour un Français, c’est que, dans la plupart des cas, les massacres au Rwanda
ont été dirigés, gérés même, par les responsables administratifs, préfets, sous-préfets, procureurs de la
République, bourgmestres, conseillers de secteurs. Alors qu’on est en droit d’attendre de leurs fonctions
qu’ils assurent l’ordre public et la sécurité des personnes, un grand nombre d’entre eux ont fait exactement
le contraire.
Certes, quelques responsables se sont opposés aux massacres. Ils ont été assassinés. Mais la plupart,
ont soit laissé faire les massacres, soit y ont mis la main, soit les ont organisés et même plus, ils ont appelé
à tuer et parfois ont donné l’exemple.
Tous les degrés de fourberie ont été pratiqués. Le plus classique pour un responsable étant d’inviter
les Tutsi à se rassembler en un même endroit, stade, église, école, mairie, locaux paroissiaux ou centre
de santé, avec l’argument que ce sera plus facile de les défendre là. Cela a été une grave erreur pour les
Tutsi d’obéir à ces appels. 111 Mais l’obéissance à l’autorité a toujours été grande au Rwanda. 112 Pour
les protéger, des gendarmes sont envoyés. Ceux-ci n’empêchent pas les tueurs d’entrer mais, a contrario,
empêchent les Tutsi de sortir. Ils font même parfois le coup de feu contre eux. Les victimes n’avaient
aucun, absolument aucun recours.
Une illustration de l’utilisation du quadrillage de la population par l’administration et le MRND en
vue du génocide est donnée par cet extrait du discours de Léon Mugesera à Kabaya le 22 novembre 1992 :
Souvenez-vous que la base de notre mouvement est la cellule, que la base de notre mouvement
est le secteur et la commune. Il (le président) vous a dit qu’un arbre qui a des branches et a des
feuilles sans avoir des racines meurt. Nos racines sont fondamentalement là-bas. Unissez-vous encore,
bien sûr vous n’êtes plus rémunérés, que nos membres des cellules se mettent ensemble. Si quelqu’un
pénètre dans la cellule, surveillez-le du regard et écrasez-le ; s’il est complice, qu’il ne puisse plus en
sortir ! Oui, qu’il ne puisse plus en sortir ! 113
Ce discours rappelle que la cellule est une entité créée par le parti unique, le MRND. Si nous prenons
en compte, en plus, le « nyumba kumi », (le « monsieur 10 maisons »), nous observons-là un système de
contrôle de la population analogue au dispositif de protection urbaine (DPU) que le colonel Trinquier
avait organisé à Alger en 1957. 114
Jean-Claude Willame souligne le rôle de l’administration dans le génocide, plus important, selon lui,
que celui de l’armée :
Même si l’armée est impliquée, elle n’est pas, comme dans beaucoup d’autres situations africaines,
l’acteur et l’auteur principal des massacres. C’est surtout une administration locale proche de la
Degni-Ségui, ibidem, section 65. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=17
Monique Mas [139, p. 418].
111 Voir comment la population est encadrée par un découpage administratif extrêmement étroit section 1.10 page 40.
112 La colonisation a développé un pouvoir central qui n’était pas aussi fort auparavant. Cf. D. Franche [87, pp. 2531]. L’importance grandissante de l’Église catholique et sa mainmise sur l’enseignement, n’ont fait que renforcer le devoir
d’obéissance de la population aux autorités.
113 Traduction de Thomas Kamanzi publiée sur http://www.rwanda.net. http://francegenocidetutsi.org/
MugeseraKabaya.pdf Une traduction voisine est donnée par Colette Braeckman. Cf. C. Braeckman [44, p. 138].
114 R. Trinquier [208, p. 53].
109
110
669
15.5. LES EXÉCUTANTS
population, qui joue un rôle essentiel dans l’initiative des massacres. 115
Remarquons que c’est l’armée qui fournit les armes à feu, les munitions et les grenades. Gérard Prunier
décrit comment les massacres ont été organisés par les autorités locales comme des travaux agricoles
collectifs, un désherbage. Selon lui, cela n’avait rien de spontané, c’était un programme gouvernemental :
J’ai parlé à de nombreuses personnes qui soit ont survécu au génocide, soit ont été des acteurs de
celui-ci. Dans les deux cas, aussi bien les acteurs que les victimes potentielles décrivent la manière
dont les bourgmestres, les autorités communales sont venus rassembler les gens, allant parfois les
chercher chez eux quand ils étaient réticents à mettre la main à la pâte, si j’ose m’exprimer ainsi,
afin de les amener à tuer. Il s’agissait donc d’une organisation tout à fait officielle de l’administration
locale. Le terme utilisé était le mot « umuganda », qui désignait les travaux agricoles collectifs, comme
le défrichage, le désherbage, l’entretien des fossés ou des routes. Ce terme bien connu était même l’un
des éléments dont se vantait le régime : une population bien disciplinée, qui accomplissait des travaux
d’intérêt général, pour le bien collectif, sans pour autant être rémunérée. Même le vocabulaire utilisé
relevait de l’umuganda : on parlait par exemple de désherber... Pour dire « tuer les enfants », on
disait « arracher les herbes jusqu’à la racine ». C’est là un élément qui revenait souvent : « Dans les
années 1950, 1960, nous avons laissé partir les femmes et les enfants ; il aurait fallu les tuer aussi,
parce que maintenant, ces enfants se retrouvent dans le FPR », ce qui, d’un point de vue strictement
militaire, est tout à fait exact. Nous avions donc une administration qui remplissait une tâche. Il y a
là d’ailleurs une sorte de mystère psychologique et social : beaucoup de paysans ont tué, froidement,
leurs voisins, sans vraiment leur en vouloir.
Je crois que le génocide n’est donc absolument pas une affaire spontanée. C’est un programme
gouvernemental qui a été appliqué, [...] 116
15.5
Les exécutants
Citant les rapports réunis par la commission d’experts, Boutros Boutros-Ghali reconnaît a posteriori
le rôle majeur de la garde présidentielle et des FAR dans les massacres :
Ils [les renseignements contenus dans ces différents rapports et témoignages] révèlent en outre que
ces violations ont été essentiellement le fait de bandes armées comprenant les milices interahamwe
entraînées par la Garde présidentielle et soutenues par les Forces armées rwandaises. 117
Mais pendant les mois du génocide, ce rôle de la garde présidentielle et des FAR sera occulté par le
Gouvernement intérimaire rwandais, par le Secrétariat de l’ONU, les grandes puissances, la France en
particulier.
15.5.1
La garde présidentielle
La garde présidentielle comprenait entre 1 300 et 1 500 hommes, les mieux armés et les mieux entraînés
des FAR. Des militaires français l’ont entraîné au moins jusqu’en 1993. 118 La garde présidentielle a
entraîné des milices.
Le bataillon de la garde présidentielle est formellement commandé par le major Protais Mpiranya,
mais son véritable chef est le colonel Elie Sagatwa, assisté du major Thaddée Bagaragaza, tous deux
morts dans l’attentat du 6 avril. 119 Il semble que Bagosora prenne le contrôle de cette unité. 120 La garde
présidentielle commence les massacres qui n’ont rien d’une manifestation de colère populaire :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 61].
Audition de Gérard Prunier, 11 juin 1997, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section
3.6.4.1, pp. 477-478]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=477
117 Lettre du 4 octobre 1994 du Secrétaire général de l’ONU au président du Conseil de sécurité. ONU S/1994/1125,
section 22. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1125.pdf#page=8
118 Voir section 5.3 page 236.
119 Lettre du lieutenant-colonel Damy à Bernard Cazeneuve, 23 octobre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 180]. http://francegenocidetutsi.org/DamyCazeneuve23octobre1998.pdf L’ordre d’opération
Amaryllis parle de la mort « du chef et de l’adjoint de la sécurité présidentielle tués dans l’écrasement de l’appareil survenu
le 06 avril au soir ». Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 344].
120 F. Reyntjens [182, p. 57] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 228].
115
116
670
15. LE GÉNOCIDE
Perhaps even more damming, the Rwandese Presidential Guard set up roadblocks that prevented United Nations Assistance Mission for Rwanda (UNAMIR) troops from reaching the airport to
investigate the President’s assassination.
Before dawn on 7 April, members of the Presidential Guard went to the homes of moderate
opposition members and then killed them and their families. Among those killed were Prime Minister
Agathe Uwilingiyimana, 10 Belgian UNAMIR soldiers who tried to protect her, the President of
the Supreme Court (Cour de Cassation) Mr. Joseph Kavaruganda, and human rights advocates
Charles Shamukiga, Fidele Kanyabugoyi, Ignace Ruhatana and Patrick Gahizi. Soldiers also attacked
a Roman Catholic Centre in Kigali and murdered 17 Tutsi, mostly priests and nuns, including Father
Chrysologue Mahame (Society of Jesus) and Abbot Augustin Ntagara.
On 8 April 1994, the Presidential Guard, along with Rwandese army troops and interahamwe
militia, began a systematic slaughter of Tutsi civilians in Kigali. [...]
Within the next week, the Presidential Guard and militia had killed an estimated 20,000 people
in Kigali and its immediate environs. 121
Le 7 avril, c’est la garde présidentielle qui se met à bombarder le bataillon FPR, 122 autorisé à stationner au CND, en vertu des Accords d’Arusha.
15.5.2
Les FAR
Une grande partie de l’armée rwandaise a participé au génocide. Les responsables français vont le nier
farouchement, contre toute évidence, parce que ce sont eux qui ont soutenu cette armée jusqu’au bout et
à bout de bras.
C’est l’armée gouvernementale rwandaise qui, en beaucoup de lieux, commence les massacres, en
particulier avec ses trois unités d’élite, la garde présidentielle, le bataillon paras-commando et le bataillon
de reconnaissance, qui sont liées au colonel Bagosora et dotées de conseillers français. C’est le cas à
Kigali, ça l’est aussi le 20 avril à Butare où un détachement de soldats de l’ESO commandé par le souslieutenant Bizimana sous les ordres du capitaine Nizeyimana allèrent enlever puis tuer l’ancienne reine
Rosalie Gicanda, veuve du mwami Mutara Rudahigwa. 123 Deux avions militaires débarquèrent à Butare
des soldats de la garde présidentielle et du bataillon paras-commando. 124
Il y a une collaboration étroite entre le colonel Bagosora, le ministre de la Défense, Augustin Bizimana,
et le chef d’état-major, Augustin Bizimungu. L’armée contrôle l’autodéfense populaire.
Les milices sont formées, armées et entraînées par des militaires. Elles agissent sous leurs ordres.
Ainsi le 7 avril 1994 à Gisenyi, des groupes d’Interahamwe massacrent les Tutsi sur l’ordre du colonel
Nsengiyumva et du lieutenant Bizumuremyi qui avaient formé un « Escadron de la Mort ». 125
Jean-Hervé Bradol rapporte que l’armée approvisionnait les miliciens en armes :
La majorité de l’armée rwandaise participait aux massacres. M. Jean-Hervé Bradol a cité le témoignage d’un colonel rwandais qui les aidait à négocier pour évacuer les blessés, selon lequel, chaque
121 Rapport de la commission d’experts de l’ONU, section 53-58 S/1994/1125. Traduction de l’auteur : Il convient de
signaler un autre fait, encore plus probant peut-être : la Garde présidentielle a mis en place des barrages routiers qui ont
empêché les membres de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) d’atteindre l’aéroport afin
de mener une enquête sur l’assassinat du Président.
Avant l’aube du 7 avril, des soldats de la Garde présidentielle se sont rendus chez des membres modérés de l’opposition et
les ont tués ainsi que leurs familles. Parmi les victimes se trouvaient le Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, 10
soldats belges de la MINUAR qui essayaient de la protéger, le Président de la Cour de cassation, M. Joseph Kavaruganda,
et les défenseurs des droits de l’homme Charles Shamukiga, Fidèle Kanyabugoyi, Ignace Ruhatana et Patrick Gahizi. Les
soldats ont également attaqué un centre catholique à Kigali et ont tué 17 Tutsi, pour la plupart des prêtres et des religieuses,
y compris le père Chrysologue Mahamé (Société de Jésus) et l’abbé Augustin Ntagara.
Le 8 avril 1994, la Garde présidentielle ainsi que des soldats de l’armée rwandaise et des miliciens interahamwe se sont mis
à massacrer systématiquement la population civile tutsi à Kigali. [...]
Au cours de la semaine suivante, la Garde présidentielle et les miliciens ont tué environ 20 000 personnes à Kigali et dans
ses environs immédiats. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1125.pdf
122 R. Dallaire [72, p. 298].
123 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 541].
124 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimana..., ICTR-98-44-1, 6.68. http://francegenocidetutsi.org/
govIaccusation.pdf#page=63 Selon certains, les gardes présidentiels ne seraient pas venus en avion mais en bus. Cf.
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 545-546].
125 L. Melvern [141, pp. 165-166] ; TPIR, Procès Bagosora-Nsengiyumva, Témoin DO. Cf. Nsengiyumva aurait créé « l’escadron de la mort », selon un témoin, Agence Hirondelle, 1er juillet 2003 ; Témoin ZF. Cf. Nsengiyumva aurait ordonné le
massacre de Tutsis le 6 avril 1994, Agence Hirondelle, 28 novembre 2002.
671
15.5. LES EXÉCUTANTS
jour, en début d’après-midi, un camion était chargé de faire la tournée des barrières pour livrer des
armes. Ce colonel était parmi les rares officiers de l’armée rwandaise à être en désaccord avec la
politique menée. 126
Le major Aloys Ntabakuze, avec une centaine de paras-commando, participe entre le 14 et le 17 avril
au massacre des Tutsi de la paroisse de Ruhenga, commune de Gikoro, qui fait 500 victimes environ. 127
Le major Bernard Ntuyahaga organise une barrière devant chez lui à Kiyovu (Kigali). C’est son veilleur
de nuit surnommé « Casque » qui tenait cette barrière avec d’autres Interahamwe. Il portait un uniforme
militaire et un fusil R4. 128 Ce major organise plusieurs massacres dans le quartier. 129
Les FAR ont armé les miliciens durant le génocide. Robert Kajuga, président des Interahamwe le
concède à Jean Hélène. 130 Michel Bagaragaza, directeur général de l’OCIR-Thé, reconnaît qu’il a fait
équiper les miliciens avec des armes que l’armée avait caché en 1993 dans les usines à thé :
As to the particulars of Bagaragaza’s actions, the Chamber, in accordance with his confession,
has found that, on or about 8 April 1994, he participated in a meeting with the bourgmestre and
the chief of the Interahamwe and assistant bourgmestre of Giciye commune, Thomas Kuradusenge,
and learned that the two men had agreed that Kuradusenge would organise and lead attacks against
Tutsis who had sought refuge at Kesho Hill and Nyundo Cathedral, and that reinforcements would
continue to be sent to the attackers. Further, Bagaragaza authorised that vehicles and fuel from the
Rubaya and Nyabihu Tea Factories be used to transport members of the Interahamwe for the attacks,
that the attackers be provided with weapons, which he had allowed the army to conceal at the tea
factories in 1993, and that personnel from the factories participate in the attacks. Moreover, he met
with Kuradusenge two or three times between 9 and 13 April 1994 [...] 131
Le chef Interahamwe Boss travaillait avec le commandement de l’Ops Rulindo, surtout avec l’officier
S3 Pierre-Claver Habimana, qui lui fournit des armes. 132 Avec des commandos de chasse de cette unité,
ils ont massacré des survivants tutsi sur la route de Kigali. 133
Le 7 avril, une automitrailleuse est utilisée pour attaquer une maison dont les habitants, plus de dix
Tutsi, sont massacrés :
R. Cette personne a été tuée lorsque les Interahamwe, dirigés par... – sur l’autre liste, c’est la
personne au numéro 3 qui dirigeait ces Interahamwe – , c’est lorsque, donc, cette personne a utilisé
un téléphone et il a appelé le numéro de la RTLM, et on utilisait ce numéro-là pour appeler au secours
la RTLM, et c’est cette façon qu’a été utilisée. Cette personne-là avait des membres de sa famille
importants au sein des Inkotanyi et les membres... les membres du FPR qui se trouvaient au CND, ils
étaient parfois les membres de leur famille au Rwanda, et quand les Inkotanyi venaient vous rendre
visite, vous étiez pris comme un complice et vous étiez qualifié d’ennemi, de l’ennemi du pouvoir en
place, à l’époque. Donc, les Interahamwe l’ont attaqué sous prétexte que si les... comme les Inkotanyi
avaient visité la famille, ils avaient laissé des armes. Ils ont appelé la RTLM et c’est Valérie Bemeriki
qui était au micro, et elle a fait appel aux militaires, et les militaires ont amené une auto blindée et
c’est avec le canon de l’auto blindée qu’on a tiré sur la maison. Et quand les survivants sont sortis
126 Audition de Jean-Hervé Bradol, 2 juin 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
vol. 1, p. 394]. http://francegenocidetutsi.org/BradolAudition2juin1998.pdf#page=6
127 Témoin DCH, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora, Audience du 22 juin 2004.
128 Audition de Mukawera Olive, 24 mars 1999. http://francegenocidetutsi.org/MukaweraOlive24mars1999.pdf
129 Audition de Robert Schriewer, chef du service de coopération belge, 5 mai 1995. http://francegenocidetutsi.org/
AuditionSchriewer5mai1995.pdf
130 Voir section 15.5.3 page 677.
131 The Prosecutor v. Michel Bagaragaza, Case No ICTR-05-86-S, Sentencing Judgement - Summary, 5 November 2009,
section 25, p. 8. Traduction de l’auteur : Entre autres actes de Bagaragaza, la Chambre a établi, au vu de sa confession, que
le 8 avril ou aux environs, il a participé à une réunion avec le bourgmestre, le chef des Interahamwe et Thomas Kuradusenge,
bourgmestre-adjoint de la commune de Giciye (la commune d’où Habyarimana est originaire). La Chambre a appris que les
deux hommes étaient d’accord pour que Kuradusenge organise et dirige les attaques contre les Tutsi qui s’étaient réfugiés
sur la colline Kesho et à la cathédrale de Nyundo. Bagaragaza a autorisé que les véhicules et l’essence des usines à thé de
Rubaya et de Nyabihu soient utilisés pour transporter les membres des Interahamwe pour ces attaques, que les attaquants
soient équipés avec les armes qui avaient été cachées par l’armée dans les usines à thé en 1993 avec son accord et que les
personnels des usines participent aux attaques. De plus, il a rencontré Kuradusenge deux ou trois fois entre le 9 et le 13
avril 1994 [...] http://francegenocidetutsi.org/BagaragazaSentencingJudgment.pdf#page=8
132 S3 désigne le commandant des opérations militaires (Ops) du secteur opérationnel de Rulindo à mi-chemin entre Kigali
et Ruhengeri.
133 Témoin XXJ, commandant un bataillon d’appui, TPIR, affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora, 14 avril 2004.
672
15. LE GÉNOCIDE
de la maison, ils ont été abattus et les autres ont été tués à coups de machette. Les cadavres de ces
personnes étaient dans la cour et toutes les personnes qui étaient là ont pu les voir. 134
Vers la fin avril ou début mai, le général Gratien Kabiligi accompagne des Interahamwe et des commandos de chasse, tous armés d’armes à feu, pour tuer les Tutsi réfugiés à l’école sur la colline boisée de
Mburabuturo vers Gikondo. 135
Vers le 10 ou le 15 mai, le témoin DY accompagne le général Kabiligi à l’école primaire au sein même
du camp Kigali, où se trouvent une centaine d’Interahamwe. Une camionnette civile de marque Hilux
conduite par des militaires apportent aux Interahamwe des fusils FAL et G3 et des balles de calibre
7.62. 136
Selon DY, membre du bataillon de reconnaissance, qui était le chauffeur en véhicule blindé du général
Kabiligi, le capitaine Jean-Morgan Hategekimana appela ce dernier et lui dit : « Nous venons d’appréhender un Inyenzi, le sous-lieutenant Mudenge et il est en compagnie d’autres Inyenzi. » Kabiligi répondit
« J’arrive ». Il se rendit sur les lieux à l’ONATRACOM, devant les bâtiments de la Croix-Rouge, conduit
par le témoin DY. Hategekimana lui a dit : « Voilà ces Inyenzi », et le cadavre du sous-lieutenant Mudenge était couché là, par terre, avec les autres cadavres, et le général Kabiligi lui a dit : « Félicitations !
C’est comme ceci que nous devons faire la chasse aux Inyenzi. » Il y avait là neuf autres cadavres de
personnes que transportaient Mudenge. 137 Le témoin DY précise devant le tribunal que le sous-lieutenant
Mudenge était membre des Forces armées rwandaises. Nous constatons ici que le général Kabiligi, chef
des opérations des FAR, s’occupe de faire éliminer les Tutsi, même les rares qui se trouvent encore dans
sa propre armée !
Le major Faustin Ntirikana, qui a combattu pendant trois ans dans l’Umutara, prend le commandement du bataillon Huye (71e bataillon) basé au mont Kigali pendant le génocide. Ce bataillon a comme
mission de soutenir les Interahamwe qui doivent éliminer les Tutsi des trois secteurs de Nyamirambo,
Nyakabanda et Kimisagara qui font partie de la commune de Nyarugenge (Kigali). Il forme des miliciens
au maniement des armes à feu sur le stade de Nyamirambo. Il leur dit de combattre l’ennemi, à commencer par les Tutsi qu’ils connaissent. Il supervise les massacres dans ces trois secteurs, sous l’autorité des
colonels Tharcisse Renzaho et Aloys Ntiwiragabo. Il fournit aussi des armes aux miliciens qui exécutent
les Tutsi à la paroisse Sainte-Famille et au centre Saint-Paul. Il est témoin du juge Bruguière. 138 Il est
réfugié en France. 139
Vers la fin du mois de mai, les Tutsi réfugiés dans la mosquée Kadhafi à Kigali sont attaqués par des
miliciens dotés de fusils et de grenades, et par des militaires utilisant des blindés. 140
Ceux parmi les responsables militaires qui ne semblent pas avoir été impliqués dans la préparation
du coup d’État et des massacres ont réagi très mollement. Lors de la réunion du comité de crise, dans la
nuit du 6 au 7 avril, ils refusent de participer à un putsch militaire mais ils laissent faire Bagosora et ne
le contredisent pas quand celui-ci affirme que le pays ne veut plus du Premier ministre, madame Agathe
Uwilingiyimana. 141
Ce comité de crise nomme le colonel Marcel Gatsinzi chef d’état-major, en remplacement de Déogratias
Nsabimana, tué dans l’attentat contre l’avion du président. Gatsinzi sera remplacé par Augustin Bizimungu le 16 avril quand le GIR aura les coudées franches pour accomplir le génocide après l’évacuation
des étrangers. 142
Une partie de l’armée n’est pas d’accord avec le génocide, en particulier des officiers. Ils feront des
tentatives. Des affrontements entre militaires de l’armée régulière et unités de la garde présidentielle
auraient eu lieu les 7 et 8 avril. 143 Cependant, peu de témoignages jusqu’ici prouvent qu’il y a eu des
Témoin XXY, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora et al., 14 juin 2004.
Témoin DCH, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora, 18 juin 2004.
136 Témoin DY, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora et al., 16 février 2004.
137 Témoin DY, TPIR, affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora et al., 16 février 2004.
138 J.-L. Bruguière, Ordonnance [47, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/OrdonnanceBruguiere.pdf#page=36 L’audition est du 26 mai 2000.
139 African Rights [21, pp. 61-64]. http://francegenocidetutsi.org/AfricanRightsReportNairobiCommunique9November.
pdf#page=61
140 Témoin XXY, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, 14 juin 2004.
141 Voir section 9 page 531.
142 Roméo Dallaire au général Baril, Nations unies, Évaluation de la situation sur le plan militaire au 17 avril 1994, 17
avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/DallaireBaril17avril1994.pdf
143 « Quarante-huit heures après la mort des Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du
134
135
673
15.5. LES EXÉCUTANTS
combats entre militaires rwandais et gardes présidentiels. Jean Birara affirme que des gardes présidentiels
ont bombardé le camp Kigali. 144
Le colonel Léonidas Rusatira est un exemple d’officier ayant eu une attitude plus qu’ambiguë. Secrétaire général de la Défense nationale en 1990, Léonidas Rusatira n’est en 1994 que commandant de
l’École supérieure militaire (ESM), et ne dispose que de peu de soldats sous ses ordres. Il ne fait pas le
poids devant Bagosora, qui occupe en 1994 l’équivalent du poste qu’il détenait en 1990. Il ne cache pas
son attachement aux « nobles objectifs de la révolution » de 1959 mais écrit a posteriori son désaccord
avec le texte sur l’identification de l’ennemi diffusé en 1992. 145 Accusé par le TPIR pour son rôle dans
le massacre de l’ETO le 11 avril, il a obtenu un non-lieu. 146
Des militaires à titre individuel ont tenté de protéger des Tutsi et se sont faits tuer. 147 Mais on n’a
pas vu une seule unité constituée de l’armée rwandaise prendre la défense des Tutsi. Cependant, Hélène
Dumas, qui a assisté en 2008 au procès gacaca du major Pierre-Claver Habimana à Shyorongi, montre
comment dans cette région où se sont déroulés à la fois des massacres et des combats contre le FPR,
les membres des FAR ne sont pas unanimes pour massacrer les Tutsi. Le major Habimana impose à son
supérieur hiérarchique le lieutenant-colonel Sebahire, commandant du secteur opérationnel de Rulindo,
sa volonté de liquider les Inyenzi à la barrière tenue par les policiers militaires. Le capitaine Hitimana
et des Interahamwe exterminent ces Tutsi à Kiziba. Des mitrailleuses sont utilisées. Le sous-lieutenant
Munyeshaka assiste au massacre tout en le désapprouvant, de même les policiers militaires. Leur adjudant
avait d’abord fait tirer sur les Interahamwe pour protéger les Tutsi. Mais, menacé par le major Hitimana,
il a laissé faire les Interahamwe. Le chef des tueurs, Ernest Safari, alias Boss, a été assassiné par un
militaire opposé aux massacres. Plusieurs militaires des FAR, comme le soldat Kaboko et le caporal
Ngabonziza furent exécutés pour avoir voulu protéger des Tutsi. 148
15.5.3
Les milices
Le terme de milice désigne des groupes très différents à l’origine, milices d’autodéfense, milices de
partis, ou mouvements de jeunesse de partis. Au moment du génocide, ce sont ces groupes organisés qui
exécutent le plus souvent à l’arme blanche mais aussi avec des armes à feu et des grenades et que l’on a
désignés par le terme générique d’Interahamwe.
Les milices, mouvements de jeunesse de deux partis, le MRND et la CDR, d’abord utilisées pour
entraver les manifestations des autres partis, se sont militarisées et sont accusées d’avoir commis l’essentiel
des massacres. C’est ce que constate le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de
l’ONU, René Degni-Ségui :
Les atrocités s’étendent sur l’ensemble du territoire national. Il convient toutefois de distinguer
la zone gouvernementale de la zone contrôlée par le FPR. Dans la première, la plupart des massacres
sont le fait des milices Interahamwe (« ceux qui attaquent ensemble ») du Mouvement Républicain
National du Développement et de la Démocratie (MRND), et Impuzamugambi (« ceux qui ont le
même but ») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), et sont dirigés contre les Tutsis
et des Hutus considérés modérés, c’est-à-dire des personnes aux mains nues et sans défense. 149
Lors des massacres, aux milices de ces partis se joignent des militants d’autres partis comme le MDRPower, des réfugiés burundais et la population locale. 150 On a tendance à les désigner tous sous le
Burundi, les combats entre militaires de l’armée régulière et unités de la Garde Présidentielle ont transformé Kigali en une
ville fantôme. » Alain Frilet, Kigali, la mort aveuglément, Libération, 9 avril 1994.
144 Voir section 7.25.3 page 475.
145 L. Rusatira [183, pp. 308-309].
146 Léonidas Rusatira est accusé par le TPIR et arrêté en Belgique le 15 mai 2002. Il a certes sauvé des vies durant le
génocide. Mais il a été mis en cause par des rescapés des massacres de l’ETO et de Nyanza à Kigali. Il aurait promis aux
soldats belges d’assurer la sécurité des réfugiés à l’ETO après leur départ. Rusatira aurait ordonné le déplacement des réfugiés
à Nyanza. Il aurait fait séparer les Hutu des Tutsi. Ces derniers ont été massacrés à Nyanza le 11 avril. Cf. African Rights,
Livré à la mort à l’ETO et à Nyanza [18]. Le 9 août, le procureur du TPIR, Carla Del Ponte, suite à des protestations,
retire sa plainte contre Rusatira pour insuffisance de preuves. http://francegenocidetutsi.org/RusatiraAccusation.pdf
147 Voir par exemple le témoignage de Xavier Anglaret et Valériane Leroy à l’auteur section 17.1 page 759.
148 H. Dumas [77, pp. 176-188].
149 René Degni-Ségui, 1er rapport du 28 juin 1994, Commission des Droits de l’homme de l’ONU, E/CN.4/1995/7. http:
//francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=6
150 Voir par exemple le massacre de l’église de Cyahinda. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 439].
674
15. LE GÉNOCIDE
vocable de milices, alors que ce sont des groupes différents réunis par les autorités locales : milices de
partis, paysans, ou milices formées dans le cadre du programme d’autodéfense civile.
Considérons l’exemple de la milice de John Yusuf Munyakazi à Bugarama (Cyangugu). Elle est formée
dans le cadre du MRND. La manière dont Yusuf recrute n’évoque en rien un mouvement de jeunesse. Cette
milice est du type milice d’autodéfense. Il leur donne une formation politique et militaire en faisant appel
à d’anciens soldats. Les miliciens sont nourris et récompensés par de la bière. Les armes, fusils, grenades,
proviennent du camp militaire de Cyangugu ou sont achetés grâce à des dons d’hommes d’affaires. 151
Fin 1993, Yusuf recruta dans les camps ouverts par le HCR pour les réfugiés burundais à Bugarama. 152
La milice du MRND, appelée les Interahamwe, est une organisation sans statut autonome créée
en 1992. 153 C’était au départ le mouvement de jeunesse du MRND. C’est devenu une milice dont les
membres recevaient une formation lors de stages sous la conduite de militaires et des gardes présidentiels
notamment à Kanombe.
Selon Joseph Serugendo, les entraînements militaires des Interahamwe commencent fin 1993 :
Q. A votre connaissance personnelle, à quel moment les entraînements militaires de la milice des
Interahamwe ZA MRND débutent-ils en 1993 ?
R. Les entraînements militaires auraient commencé en Novembre/Décembre 1993. Etaient souvent
cités par diverses opinions comme lieux de ces entraînements les camps militaires de Mutara et du
Bugesera. La faisabilité de ces entraînements pouvait être facilitée par le fait que le ministre de la
Défense était affilié au parti politique MRND dans le cadre du gouvernement de coalition. A cet effet, le
titulaire, monsieur BIZIMANA Augustin, était naturellement un membre du parti MRND. De plus,
de nombreux officiers supérieurs pouvaient être favorables ; notamment : le Colonel BAGOSORA,
Directeur de cabinet au ministre de la Défense et le Commandant NKUNDIYE (ex commandant de
la Garde Présidentielle). Ces entraînements étaient, du reste, décriés par les partis d’opposition. Ces
entraînements auraient été organisés secrètement par les hautes autorités du parti MRND, (Mathieu
NGIRUMPATSE), ainsi que les hautes instances du ministère de la Défense, Les interlocuteurs au
niveau des Interahamwe Za MRND seraient certains membres du comité national dont monsieur
Robert KAJUGA et certains Interahamwe chef de secteur notamment MANIRAGABA Bernard dont
certains membres de son secteur avaient déjà des armes le 08/04/1994. 154
Les Interahamwe sont dirigés par un comité national qui travaille sous les ordres du Comité exécutif
du MRND. Il comprend parmi ses membres 155 :
— Président : Jerry Robert Kajuga 156 (Kibungo) ;
— Premier vice-président : Phénéas Ruhumuliza, ex-MDR ; 157
— Deuxième vice-président : Georges Rutaganda (Gishyita) ; 158
— Secrétaire général : Eugène Mbarushimana (Gisenyi) ; 159
Pendant le génocide, des collectes sont faites dans la population pour acheter des armes. Jean Ndorimana raconte que
les carmélites de Cyangugu donnèrent des haricots à cette collecte.
152 African Rights, John Yusufu Munyakazi, un génocidaire devenu réfugié [8, pp. 29-33].
153 La milice du MRND appelée les Interahamwe aurait été créée en décembre 1991. Cf. Christophe Mfizi [145, p. 79].
Selon A. Guichaoua, c’est un mouvement de jeunesse du MRND créé en 1991 par Désiré Murenzi, ex-directeur des Impôts
et devenu directeur général de la société Pétrorwanda et membre du comité national du MRND. Le groupe initial est formé
de Désiré Murenzi, Robert Kajuga et Erix Karakezi. Les premiers membres étaient des footballeurs. Le succès fut immédiat.
Désiré Murenzi perdit rapidement le contrôle au profit des cadres du MRND qui voulaient en faire explicitement une milice,
Séraphin Rwamakumba, Joseph Nzirorera et Protais Zigiranyirazo. Cf. A. Guichaoua [99, p. 140].
154 Jacques Baillargeon, Déclaration de témoin de Joseph Serugendo, TPIR, 27 juin 2006. http://francegenocidetutsi.
org/SerugendoDeclarationDeTemoin27juin2006.pdf .
155 Major Hock, Service Général du Renseignement et de la sécurité, Secret, réservé uniquement aux autorités
belges, Objet : Rwanda : étude sur les milices INTERAHAMWE, 2 février 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Hock2fevrier1994Interahamwe.pdf#page=12 ; A. Guichaoua, Rwanda, Gouvernements, Représentation politique, Principaux corps d’État, Institutions de la société civile, p. 33 ; TPIR, case no ICTR-98-41-T, exhibit P223 http://
francegenocidetutsi.org/InterahamweComiteNational.pdf
156 Jerry Robert Kajuga était lui-même tutsi dans une famille où les uns étaient tutsi les autres hutu. Cf. Rwanda : Death,
Despair and Defiance [5, p. 56]. La plupart des membres de sa famille ont été assassinés. Albert Hilbold a appris en juillet
1995 qu’il était mort du Sida à Kinshasa après le génocide. Il le désigne par le pseudonyme « Norbert » dans son livre
« Puissiez-vous dormir avec les puces ». Cf. Albert Hilbold, [103, pp. 24, 27-29, 46, 52, 69].
157 Phénéas Ruhumuliza tenait un bar à Gitarama. Cf. A. Guichaoua [99, p. 141]. Réfugié au Kenya, il a été utilisé comme
indicateur par le TPIR. Il est décédé en Côte d’Ivoire. Cf. T. Cruvelier [70, pp. 85-86].
158 Georges Rutaganda serait originaire de Gitarama. Cf. A. Guichaoua [99, p. 162]. Georges Rutaganda a été condamné
à la prison à vie par le TPIR pour génocide, le 6 décembre 1999. Il décède le 11 octobre 2010 en prison.
159 Eugène Mbarushimana est l’époux de Winifred Musabeyezu, fille de Félicien Kabuga. Travaillant à Rwandex, il achète
151
675
15.5. LES EXÉCUTANTS
— Secrétaire permanent : Emmanuel Mwalimu ;
— Trésorier : Dieudonné Niyitegeka (Butare). 161
Il existe un « comité parallèle » ou « corps des conseillers » qui est ainsi formé :
— Président de la commission des affaires sociales et juridiques : Bernard Maniragaba 162 (Ruhengeri) ;
— Président de la commission de la recherche et du développement : Joseph Serugendo (Gisenyi) ;
— Président de la commission des affaires économiques et financières : Ephrem Nkezabera (Gisenyi) ; 163
— Président de la commission suivi et évaluation : Jean-Marie Vianney Mudahinyuka ;
— Président de la commission des affaires politiques et de la propagande : Jean-Pierre Sebanetsi
(Gisenyi) ;
— Président de la commission des relations extérieures et de la documentation : Alphonse Kanimba ; 164
— Pasteur Gashumba (Gisenyi).
La milice Turihose, « nous sommes partout », est un groupe d’Interahamwe d’élite formé avec des
originaires de la région de Gisenyi et sans aucune ascendance tutsi. Ils reçoivent une formation militaire
au camp Mukamira. 165
La milice Impuzamugambi, « ceux qui ont le même but », est dirigée directement par les responsables
de la CDR, dont le plus connu est Jean-Bosco Barayagwiza (Gisenyi). Le président des Impuzamugambi
est Stanislas Simbizi (Gisenyi), directeur de l’aviation civile.
Dès 1992, ces jeunes miliciens ont été entraînés sous les ordres de Aloys Ntabakuze, commandant
le bataillon paras-commando, de Protais Mpiranya, commandant la garde présidentielle, de Léonard
Nkundiye, commandant le secteur opérationnel du Mutara et du colonel Augustin Bizimungu. 166 Les
camps d’entraînement connus sont Gabiro, Gako, Mukamira, Bigogwe, Mutara, la forêt de Nyungwe 167 :
Subsequently, a training camp for Hutu militia (interahamwe) was established at Mutara. The
programmes there which lasted for three weeks each, involved indoctrination of groups of 300 men in
ethnic hatred against the Tutsi minority.
The programmes also propagated information on methods of mass murder. These trainees formed
the militia of interahamwe meaning “those who attack together”. They formed the core perpetrators
of genocide. This militia was augmented by the impuzamugambi, which means “those who have a
single aim”, of the Hutu Coalition pour la défense de la République. The impuzamugambi militia were
16 000 machettes avec François Barasa, frère de Jean-Bosco Barayagwiza, entre août et décembre 1993 à l’usine Rwandex
Chillington. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 153]. Il est évacué par les militaires français le 12 avril 1994 sur
Bujumbura (numéro 99 de la liste) 160 mais il est revenu au Rwanda en avril. Cf. A. Guichaoua [100, pp. 384-385]. Sa
demande d’asile en France est rejetée par la Commission de recours des réfugiés le 19 juin 1996. Il serait en Belgique avec
son épouse. Cf. http://rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_85.pdf
161 Réfugié au Kenya, Dieudonné Niyitegeka a été utilisé comme indicateur par le TPIR qui l’a exfiltré au Canada. Cf. T.
Cruvelier [70, p. 87]. Il a témoigné dans le cadre du procès de Pascal Simbikangwa à Paris en 2014.
162 Roméo Dallaire a une entrevue le 16 mai avec les « trois chevaliers de l’apocalypse » qui dirigent les Interahamwe à
Kigali, Robert Kajuga, Bernard Maniragaba et Ephrem Nkezabera. Cf. R. Dallaire [72, p. 466]. Nous pensons qu’il s’agit
de Bernard Maniragaba, no 34 de la liste des fondateurs de la RTLM.
163 Ephrem Nkezabera, directeur, de facto, de la Banque Commerciale du Rwanda pendant le génocide, a été arrêté en
juin 2004 en Belgique. Il reconnaît avoir armé et financé les Interahamwe afin de procéder à l’extermination des Tutsi et des
Hutu « modérés », avoir publiquement « encouragé au massacre » de nombreux Interahamwe lors d’une réunion publique
en 1993. Enfin, il reconnaît avoir participé au financement de la Radio Mille Collines. Il est jugé en cour d’assises du 9
novembre au 2 décembre 2009. Cf. Nkezabera sera jugé devant les assises mais pas pour génocide, Agence Hirondelle, 22
mai 2008. Il est condamné à 30 ans de prison le 1er décembre 2009 par la cour d’assises de Bruxelles en son absence pour
maladie. Cf. G. Périès [179, pp. 239-240] ; « Le banquier du génocide » rwandais condamné à trente ans de prison, Le
Monde, 1er décembre 2009. Ce jugement est annulé à sa demande en mars 2010. Ephrem Nkezabera décède le 24 mai 2010.
164 D’après André Guichaoua, Gouvernements, représentation politique, principaux corps d’État, institutions de la société
civile - Rwanda, p. 33 http://francegenocidetutsi.org/guichaoua-annuaire.pdf#page=33 ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 268] ; Major Hock, SGR belge, Rapport sur les milices Interahamwe, 2/2/1994, cf. C. Terras, M. Ba [204, p. 66]
http://francegenocidetutsi.org/Hock2fevrier1994Interahamwe.pdf#page=12 ; Georges Rutaganda, lettre au président
du TPIR, Erik Mese, 3 octobre 2005. http://francegenocidetutsi.org/RutagandaLettrePresTPIR3oct2005.pdf
165 Rapport Mucyo [65, p. 66] ; Témoin XXQ, sous-lieutenant de Gendarmerie, TPIR, Procès Bagosora-Kabiligi, 11 octobre
2004.
166 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimungu et al., section 4.15. http://francegenocidetutsi.org/
militaryIIfActeAccusation.pdf#page=10
167 Briefing du 7 janvier 1994 du SGR au C Ops, Rapport ad hoc, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
[201, 1-611/8, section 4.5.3]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=41
676
15. LE GÉNOCIDE
trained, armed and led by the Presidential Guard and other elements of the Rwandese government
army. 168
José de Pinho, assistant militaire technique français chargé de l’entraînement des CRAP, les emmène
dans la région de Gabiro pour un exercice de saut en parachute. Il découvre par un des lieutenants que
de jeunes Burundais reçoivent un entraînement militaire :
Il me dit qu’au camp de Gabiro, lorsqu’il est allé chercher le ravitaillement, il y avait vu de jeunes
Burundais s’entraîner. [...] La réalité était certainement que les jeunes Burundais étaient des jeunes
des milices interahamwes rwandaises (groupe d’extrémistes hutus) et je l’interprète aussitôt comme
cela. 169
Félicien Gatabazi, ministre PSD, lors d’un dîner en l’honneur de Willy Claes le 20 février 1994, dénonce
l’entraînement des milices par la garde présidentielle et s’en prend aux extrémistes. Il est assassiné le
lendemain. 170
Le Gouvernement intérimaire et beaucoup de responsables à l’étranger ont prétendu que ces milices
étaient incontrôlées. C’était complètement faux, en premier lieu parce que la principale, les Interahamwe,
dépendait d’un parti politique, le MRND, 171 qui était notoirement bien représenté au Gouvernement
intérimaire.
Le général Augustin Bizimungu a confié aux miliciens la tâche de lutter contre les infiltrations du
FPR :
Aux barrages, les miliciens disent traquer les rebelles. Ils se livrent à toutes les atrocités sur la
population civile. Des bourgmestres ont été tués parce qu’ils tentaient de s’opposer aux massacres.
Le chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin Bizimungu, admet en
privé qu’il ne contrôle pas toutes ses troupes et encore moins les miliciens. Mais il reconnaît aussi
qu’il a besoin de ces derniers pour contrôler les infiltrations du FPR. 172
Robert Kajuga, président des milices Interahamwe, questionné par Jean Hélène, affirme que les miliciens sont chargés de la défense populaire et reçoivent des armes de l’armée rwandaise :
« C’est la population qui s’est fâchée, après la mort de notre président ; difficile de dire qui est
responsable des massacres. » Pour cet homme de trente-trois ans, [...] il n’y a « absolument rien d’organisé. Tout est spontané ; les gens se sont défendus quand les rebelles du Front patriotique rwandais
ont attaqué ».
Les miliciens, selon lui, « sont chargés de la défense populaire ». [...]
Et ces blessés, extirpés des véhicules de la Croix-Rouge rwandaise et achevés par les miliciens ?
« Nous savons que le FPR a infiltré en ville des combattants déguisés en faux blessés, dans des
ambulances. » Ces milliers d’enfants abattus étaient des agents du FPR ? « Nous ne pouvons contrôler
tout le monde ; mais nous sommes en train de calmer la population. » [...]
Toutefois, il n’est pas rare de voir les chefs de la milice s’entretenir avec le gouvernement intérimaire
et les officiers de l’armée : « Oui, on a reçu quelques armes pour la défense civile, mais nous n’allons
pas sur le front. Remarquez que quand le FPR investit un quartier et que la population résiste, c’est
déjà un front ». 173
168 Lettre du Secrétaire général de l’ONU du 4 octobre 1994 (S/1994/1125) au président du Conseil de sécurité, transmettant le rapport préliminaire de la commission des experts de l’ONU sur les violations des lois internationales humanitaires
incluant des actes de génocide au Rwanda, section 51. Traduction de l’auteur : Par la suite, un camp d’entraînement de
miliciens hutu (les interahamwe) a été établi à Mutara. Pendant trois semaines, les recrues, par groupes de 300 hommes,
étaient endoctrinées dans la haine ethnique de la communauté tutsi et apprenaient également à devenir des tueurs. Ces
recrues ont constitué les milices interahamwe (“ceux qui attaquent ensemble”), qui ont été les principaux auteurs du génocide avec l’aide des impuzamugambi (“ceux qui ont le même but”) de la Coalition hutue pour la défense de la République.
Les miliciens impuzamugambi ont été entraînés, armés et dirigés par la Garde présidentielle et autres éléments de l’armée
gouvernementale rwandaise. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1125.pdf#page=13
169 J. De Pinho [168, pp. 64-65].
170 R. Dallaire [72, p. 247].
171 Le livre Les médias du génocide sous la direction de J.-P. Chrétien publie des photos éloquentes, des Interahamwe le 26
octobre 1992, pour la marche du MRND en faveur des forces armées, de Georges Rutaganda, vice-président des Interahamwe
au congrès du MRND des 3-4 juillet 1993, de Juvénal Habyarimana applaudissant la danse des Interahamwe le 3 juillet
1993.
172 Jean Hélène, Des affrontements à l’arme lourde continuent d’opposer Hutus et Tutsis, Le Monde, 29 avril 1994, p. 5.
173 Jean Hélène, En dépit de nombreux témoignages, le chef des milices rwandaises réfute les accusations de génocide, Le
Monde, 17 mai 1994.
677
15.5. LES EXÉCUTANTS
Jean-Bosco Barayagwiza, dirigeant de la CDR, écrit, après le génocide, qu’une fois les « massacres
interethniques » enclenchés, les milices étaient devenues de véritables forces paramilitaires. Il admet
qu’elles s’attaquaient aux Tutsi :
Les cibles ne sont plus les jeunesses des autres partis politiques [comme pendant la période de
kubohoza] mais les soldats du FPR, surtout infiltrés dans les rangs des civils ainsi que des civils
complices de l’ennemi. 174
L’armée et la gendarmerie rwandaise auraient pu, si elles l’avaient voulu, supprimer les barrages des
miliciens et des groupes d’autodéfense où les Tutsi étaient massacrés, ainsi que le laisse entendre le major
canadien Don MacNeil de la cellule humanitaire de la MINUAR. 175
Les milices reçoivent le soutien de riches hommes d’affaires comme Félicien Kabuga, qui fournit armes,
uniformes et moyens de transport, de commerçants comme Obed Ruzindana, originaire de Mugonero
(Kibuye), de directeurs d’entreprises parapubliques comme Alfred Musema qui transporte les miliciens
sur leur lieu de « travail » avec les véhicules de l’usine à thé de Gisovu ou Alphonse Higaniro, directeur
de la Sorwal, l’usine d’allumettes de Butare. 176
Les Interahamwe participent aussi aux opérations militaires comme l’affirme un chef Interahamwe
qui, vers fin avril, début mai, était basé à l’état-major au camp Kigali :
Q. [M. White] En compagnie de qui étiez-vous, lorsque vous y êtes allé ?
R. J’étais avec ces militaires qu’on appelait des commandos de chasse ; j’étais aussi avec des jeunes
gens qui venaient d’être recrutés, que j’avais pris au café Impala, et le général Kabiligi nous suivait à
bord d’un Pajero de couleur rouge. Et sur ce véhicule, il y avait une inscription comme quoi c’était
un véhicule de la coopération belgo-rwandaise et c’était lui-même qui conduisait ce véhicule. [...]
R. Quand nous avons quitté le camp Kigali, on a écrit que nous devions travailler avec le S3, c’està-dire le général Kabiligi. Et nous l’avons trouvé au café Impala. Et il était avec ses Interahamwe et
ses commandos de chasse. À ce moment-là, nous ne savions pas où nous devions nous rendre, c’est lui
qui nous a donné cette mission d’aller à Mburabuturo. C’est lui qui a rempli la feuille de route, nous
avions déjà le laissez-passer ; et donc, nous sommes allés à Mburabuturo. Et quand nous sommes
arrivés à Mburabuturo, nous ne sommes pas retournés au camp Kigali, il a fallu que nous allions
après à Nyamirambo. [...]
Q. Au cours de cette mission qui a impliqué les documents dont vous avez parlé, c’est-à-dire qui
ont été autorisés par le général Kabiligi, est-ce que vous pouvez nous dire si oui ou non ces documents
ont fait référence à... à la personne ou aux personnes qui étaient transportées ?
R. Oui, les documents faisaient mention des personnes que nous transportions. On parlait de
l’unité, et l’unité que nous étions chargés de transporter était l’unité des commandos de chasse. Je
vous ai déjà dit que c’était une unité spéciale qui a entraîné d’autres militaires. Et ces commandos
de chasse étaient au café Impala, et c’est là que vivaient les Interahamwe qu’ils entraînaient, et
ces Interahamwe venaient de différents... de différentes régions et étaient entraînés. Et sur la feuille
de route, on mentionnait l’objet de la mission. Quand il s’agissait de transporter ces militaires, on
mentionnait « Transport commandos de chasse vers Mburabuturo ». C’est cela qui était mentionné
sur la feuille de route.
[...]
R. J’ai toujours expliqué cela ! En 94, telle que la situation se présentait au Rwanda, les Interahamwe portaient les tenues militaires, les militaires portaient les tenues d’Interahamwe, ce n’était
que grâce aux cartes de service qu’on pouvait les différencier. Je ne peux donc pas vous dire qu’il
[Kabiligi] était en compagnie de militaires ou d’Interahamwe ! Les gens circulaient avec des armes à
la main. Je ne suis donc pas en mesure de vous dire qui était avec lui [Kabiligi] exactement, mais je
sais que c’étaient des gens qui participaient aux massacres. 177
15.5.4
L’autodéfense populaire
L’organisation de l’autodéfense populaire consiste à armer des groupes de civils pour faire la chasse
aux Tutsi. Leurs armes sont souvent des armes traditionnelles, lances, machettes, couteaux, massues. Ces
Jean-Bosco Barayagwiza, « Le sang hutu est-il rouge ? », (Yaoundé, 1995) Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 270].
TPIR, affaire No ICTR-98-41-T, procès Bagosora et al., transcription de l’audience du 23 novembre 2005.
176 La Sorwal finança Georges Rutaganda et Phénéas Ruhumuliza, tous deux passés du MDR au MRND et cadres des
Interahamwe, Vincent Murekezi, commerçant PSD devenu trésorier de la CDR à Butare, ainsi que Édouard Bandetse,
commerçant et chef Interahamwe à Cyangugu. Cf. A. Guichaoua [99, pp. 129-156].
177 Témoin DCH, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Bagosora et al., mardi 22 juin 2004.
174
175
678
15. LE GÉNOCIDE
groupes datent de 1959. Ils étaient chargés de garder des barrières et de faire des rondes. Ces groupes
réapparaissent en 1990. 178 Durant l’opération Noroît, le commandement français les a tolérés et même
appréciés. Dans les régions proches de la frontière ougandaise, ces groupes ont été souvent dotés d’armes à
feu mais gardent toujours l’usage des armes traditionnelles. Au cours de l’année 1993, le colonel Bagosora,
selon ce qu’il écrit dans son agenda, s’active pour former de tels groupes dans tout le pays, les entraîner
et les équiper. Ces groupes sont formés par d’anciens militaires ou des réservistes. La différence avec les
milices c’est que ces groupes d’autodéfense populaire ne dépendent pas des partis. Ce qui est appréciable
puisqu’avant avril 1994, les luttes entre partis étaient vives, en particulier entre le MDR et le MRND.
La défense des accusés au TPIR affirmera que l’autodéfense populaire visait à défendre le pays contre
le FPR et non à tuer les Tutsi. Filip Reyntjens rétorque que la prédilection de ces groupes pour les armes
traditionnelles est la preuve qu’ils n’étaient pas conçus pour affronter le FPR :
Q : Est-ce que vous admettriez quand même que la démarche du FPR est d’attaquer, tandis que
la démarche des FAR, à travers l’autodéfense, c’est simplement de se défendre – ce qui n’est pas
exactement la même chose ?
R : Non, parce que mon argumentation est qu’il ne s’agissait pas d’un instrument militaire ; [...]
j’ai déjà attiré l’attention de la Chambre sur la référence constante aux armes traditionnelles, et ce
n’était pas, à mon avis, une défense... un instrument de défense militaire ; [...] j’ai dit qu’en aucune
façon, on pouvait se servir de barrières tenues par des civils armés de machettes, on ne pouvait en
aucune mesure combattre une force telle que le FPR, et ça... ils n’allaient pas simplement venir les
mains vides vers la barrière en disant : « Utilisez vos machettes contre nous. » [...]
L’insistance sur le recours aux armes traditionnelles [...] la référence fréquente aux barrières arrivent à me convaincre qu’aux yeux des personnes qui organisaient cela, il ne s’agissait pas d’un
instrument militaire, c’était un instrument qui servait à tuer des civils. Et c’est exactement ce qui
s’est produit. Et je l’ai dit auparavant, que je ne suis pas au courant de l’existence d’un exemple où
il y aurait une confrontation militaire à la barrière avec des éléments du FPR.
Q. [...] D’après vous, ils décident de prendre des armes traditionnelles parce que c’est un choix
idéologique, tactique, tout ce qu’on veut, ou bien c’est parce qu’il n’y a pas d’armes conventionnelles ?
R. La raison peut être le fait qu’il n’y ait pas d’armes à feu, ça peut être là la situation, mais cela
ne change pas mon observation des faits ; parce que si vous insistez sur le recours aux armes traditionnelles, vous savez que les seules personnes que vous pouvez tuer avec ces armes-là, ce sont des civils
désarmés. L’idée d’une confrontation, l’idée de s’engager militairement face à une force qui était...
qui est devenue une force conventionnelle telle que le FPR, et ceci à l’aide d’armes traditionnelles,
est tellement déraisonnable que ça m’étonnerait que les gens qui s’organisent en autodéfense civile
puissent penser que cela puisse fonctionner, parce que ce sont des hommes... des gens intelligents, ils
savent très bien que ce n’est pas ainsi qu’ils peuvent combattre le FPR. 179
Contrairement à l’évidence présentée ici par F. Reyntjens et que nous partageons, la chambre au
procès Militaires I (Bagosora) estimera que l’organisation de l’autodéfense populaire ou d’un système de
défense civile, n’est pas une preuve d’entente en vue de commettre le génocide des Tutsi. 180
15.5.5
La gendarmerie
La gendarmerie est un corps militaire créé dans le cadre de la coopération avec la France. Beaucoup de
gendarmes participent au génocide. Ils sont envoyés protéger les Tutsi réfugiés dans les écoles, les églises,
mais font le coup de feu contre eux quand l’ordre de les exterminer est donné avec l’arrivée des tueurs.
Ce sont alors souvent les gendarmes qui utilisent des armes à feu et des grenades, avant que les miliciens
ou des paysans attaquent à l’arme blanche.
Son chef, le général Augustin Ndindiliyimana, est accusé par le TPIR. Il mène constamment un double
jeu. Il y a quelques exceptions comme celle du colonel Innocent Bavugamenshi. En avril, il est chargé
de la sécurité des dirigeants des partis non MRND à Kigali. Il envoie des gendarmes protéger Agathe
Voir section 5.1 page 229.
Témoignage de Filip Reyntjens, contre-interrogatoire de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Constant, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 21 septembre 2004, p. 11. http://francegenocidetutsi.
org/BagosoraTranscript21092004.pdf
180 TPIR, The Prosecutor v. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Case
No. ICTR-98-41-T, Judgement and Sentence, 18 December 2008, pp. 111-124. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraJudgment.pdf
178
179
679
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
Uwilingiyimana, Premier ministre, mais ils n’arriveront jamais sur les lieux. Nommé à Cyangugu, il
empêche, en juin, que les miliciens exterminent les réfugiés du camp de Nyarushishi le jour de l’arrivée
des Français. 181
15.5.6
La participation populaire aux massacres
L’effroyable projet des organisateurs a été de faire participer le plus grand nombre possible de gens
au massacre. Ils ont pleinement réussi :
Alors que ces tueries auraient parfaitement pu être faites par les seuls militaires, l’horreur absolue
a été atteinte par la mise en œuvre intentionnelle et calculée d’une extermination à l’arme blanche
impliquant le plus de gens possible. Outre les milices, formées dans ce but, les paysans hutu ont
été encadrés et mobilisés par les autorités locales pour « travailler » (c’est-à-dire : « tuer » dans sa
formulation tacite) avec les mots d’ordre du travail communautaire habituel de « défrichage » (autre
formulation convenue). Lorsque des milliers de familles tutsi étaient rassemblées dans les églises, les
écoles et les stades, les militaires commençaient l’extermination à la grenade et aux mortiers, mais la
population était conviée à « finir le travail » à la machette et à la houe. Après le génocide, les biens
des familles massacrées étaient répartis par les autorités. 182
Ils ont même cherché les femmes et les enfants pour « terminer le travail » :
Dans tous les rapports d’African Rights, ce qui apparaît effectivement, c’est l’action de ces foules,
de femmes, d’enfants, d’adolescents, qui encerclent les refuges que sont les églises, les écoles, et qui,
après le passage des milices, vérifient parmi les corps déchiquetés par les grenades et les machettes,
s’il y a encore des vivants et qui se chargent de les achever. Donc il a fallu qu’une part importante
de la population civile se charge de l’exécution d’un projet qui n’était certes pas le sien. Sans cette
contribution, il aurait fallu beaucoup plus de temps et de moyens aux cerveaux de la gendarmerie
et de l’armée pour tuer tous les Tutsi tel que cela a été fait sur toutes les collines du Rwanda, en
prenant soin de ne laisser pas même les enfants. Parce que vous imaginez bien que si un corps de
police arrive sur une colline, il lui est impossible de savoir qui est tutsi, impossible de savoir, parmi
les enfants qui jouent, qui est tutsi. Donc il a fallu une adhésion de la population civile, il a fallu que
cette adhésion soit effective et que ces hommes et ces femmes se mettent « à l’ouvrage ». 183
Beaucoup de gens ont été forcés de tuer, sinon ils étaient tués eux-mêmes par les miliciens :
Des mères se sont vues obligées de piler [battre] leurs enfants, tandis que des employés hutus
travaillant pour Médecins sans frontières (Butare, fin avril 1994) ont été contraints de tuer leurs
collègues tutsis. 184
15.6
Preuves de la planification du génocide
René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, a démontré,
devant le tribunal d’Arusha, le caractère programmé des massacres :
Il a déclaré que, même si à ce jour aucun document officiel exposant par écrit le plan [du] génocide
n’a encore été trouvé, il existe suffisamment d’indices pour établir qu’un tel plan était en place avant
le 7 avril 1994, date du crash de l’avion du président. Au nombre de ces indices figurent :
1) les listes de personnes à exécuter, visant l’élite tutsi, les ministres, les hommes d’affaires les plus
en vue, les professeurs et les personnalités hutues soupçonnés d’être favorables aux Accords d’Arusha ;
2) la diffusion d’une idéologie extrémiste par le truchement des médias rwandais, qui a eu pour
effet de faciliter la campagne d’incitation lancée aux fins de l’extermination de la population tutsie ;
3) la mise à contribution du programme de défense civile et la distribution d’armes à la population
civile ;
181 Il n’est pas exclu que le massacre des réfugiés de Nyarushishi ait été différé à la demande des Français car l’existence
de ce camp a fourni un prétexte humanitaire à l’opération Turquoise.
182 Jean-Paul Gouteux, Mémoire et révisionnisme du génocide rwandais en France. Racines politiques, impact médiatique,
Amnistia.net, 12 février 2004, http://nuit.rwandaise.free.fr/CEC/jpg-amnistia.htm.
183 Marcel Kabanda, La question de l’ethnisme au Rwanda, Strasbourg, 10 avril 1999. http://francegenocidetutsi.org/
MarcelKabanda10avril1999.pdf
184 1er rapport de René Degni-Ségui, 28 juin 1994, ONU A/49/508, S/1994/1157. http://francegenocidetutsi.org/
94s1157.pdf#page=9 À propos du verbe piler, le texte anglais dit : « Mothers have been forced to beat their children ».
680
15. LE GÉNOCIDE
4) le « tri » effectué à de nombreux barrages routiers promptement érigés après le crash de l’avion
présidentiel.
C’est la mise en œuvre de ces divers volets dudit plan qui a débouché sur les massacres enregistrés
sur toute l’étendue du pays. 185
Le père Guy Theunis, entendu par l’auditorat militaire belge le 14 juin 1994, révèle qu’il avait connaissance d’un plan de la CDR :
Le père Theunis nous rapporte les 4 points du programme CDR recueillis à Gisenyi 3 semaines
avant l’attentat et les massacres :
- 1) balayer les accords d’Arusha ;
- 2) recommencer les massacres de 1959 pour montrer aux Tutsis où est leur place... ;
- 3) chasser les Belges ;
- 4) les FAR vont bouter le FPR hors de nos frontières. 186
Observons que l’assassinat du président Habyarimana n’est pas prévu dans ce programme. Cependant
que signifie « balayer les accords d’Arusha » ? Qu’est-ce que cela implique si, comme il s’y engage le 6
avril devant ses pairs, Habyarimana met en place les institutions de transition ?
Tuer des soldats belges pour chasser les Belges de la MINUAR était planifié ainsi que le reconnaît le
colonel Luc Marchal :
Q : Comment s’est manifestée l’hostilité des « extrémistes » à votre égard ?
L.M. : Un plan qui avait été élaboré par les extrémistes. Quelques jours après l’arrivée du bataillon
du F.P.R. à Kigali le 28 décembre 1993, un plan existait pour blesser, tuer des Casques-bleus belges
afin d’entraîner le retrait du détachement belge. Le raisonnement a toujours été : si les Belges s’en
vont, la MINUAR ne tiendra plus le coup. Donc certains voulaient s’attaquer à ce maillon le plus
solide. Lors d’une manifestation le 8 janvier 1994, j’ai reçu l’ordre du général Dallaire d’aller casser la
manifestation mais j’ai un peu réfléchi à son ordre. J’ai décidé que c’était trop dangereux. D’abord, la
gendarmerie était là pour le maintien de l’ordre. De plus, nous n’avions pas le matériel ni la technique
du maintien de l’ordre. Cela aurait été contre-productif de casser cette manifestation. On aurait dit :
« Voilà les Belges qui tapent à nouveau sur les Rwandais ». J’ai présenté mes arguments au général
Dallaire qui a accepté mon point de vue. Nous ne sommes pas intervenus. Et deux jours plus tard,
j’ai un entretien avec un informateur qui m’a expliqué ce qui avait été prévu : si les Belges avaient
cassé la manifestation, les extrémistes auraient saisi ce prétexte pour tirer sur les Belges. Mais ce
n’est pas un témoignage unique. Ce témoignage a été recoupé par la suite avec d’autres témoignages
de personnes qui ont joué un rôle dans cette manifestation. 187
Il s’agit des révélations de l’informateur Jean-Pierre, chef Interahamwe. 188
Plusieurs documents tendent révèlent la genèse de l’idéologie du génocide, son expression dans les
premiers massacres, sa mise au point dans d’autres plus récents et enfin la planification de la solution
finale :
— Le « Manifeste des Bahutu » du 24 mars 1957 est le premier texte sur la lutte raciale des Hutu
contre le « monopole politique » d’une race, les Tutsi. 189
— La lettre de Carême de Mgr Perraudin du 11 février 1959 où il racialise les différenciations sociales
et dénonce l’accaparement des richesses et du pouvoir politique par l’une des « races ». 190
— Le message du 11 mars 1964 du Président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, où il leur
dit que « À supposer par impossible que vous veniez à prendre Kigali d’assaut [...] ce serait la fin
Déposition de René Degni-Ségui, mars 1998, TPIR, procès Kayishema/Ruzindana.
Audition du père Guy Theunis par Guy Artiges, Det. Jud. Bruxelles, PV no 1011, 14 juin 1994. Cf. Rwanda : l’honneur
perdu de l’Église [204, pp. 67-68]. http://francegenocidetutsi.org/TheunisArtiges14juin1994.pdf
187 Interview du colonel Luc Marchal par Christophe Vincelet, La mort des dix Casques-bleus belges à Kigali le 7 avril
1994 ou l’échec de la Belgique dans la crise rwandaise, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine de l’université
Paris X-Nanterre, juin 2003, pp. 105-129. http://francegenocidetutsi.org/LucMarchalChristopheVincelet.pdf#page=
8 L’interview est donc d’avant juin 2003. Voir également Christophe Vincelet, La mort des dix Casques-bleus belges à
Kigali ou le belgocentrisme dans la crise rwandaise, Éditions L’Harmattan, Paris, 2004.
188 Voir section 4.3.10 page 219.
189 Le Manifeste des Bahutu, Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda, 24 mars 1957. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 100-107]. http://francegenocidetutsi.org/
ManifesteBahutu24mars1957.pdf
190 Lettre pastorale de Mgr Perraudin, Vicaire apostolique de Kabgayi, pour le carême de 1959, Super omnia Caritas. Cf.
Vérité, Justice, Charité [128, pp. 69-70]. http://francegenocidetutsi.org/Perraudin11fevrier1959.pdf
185
186
681
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
totale et précipitée de la race tutsi » 191
— Le télégramme du 15 octobre 1990 de l’ambassadeur Georges Martres faisant part de la crainte
des Tutsi d’être les victimes d’un génocide. 192
— Le télégramme du 24 octobre 1990 de l’attaché de défense, le colonel Galinié, qui se fait l’interprète
des autorités gouvernementales. Elles sont prêtes à éliminer les Tutsi de l’intérieur pour éviter le
rétablissement du régime honni. 193
— Le 14 décembre 1990, le colonel Rwagafilita, chef d’état-major adjoint de la gendarmerie, explique
ainsi la question tutsi au général Jean Varret : « Ils sont très peu nombreux, nous allons les
liquider ». 194
— L’« Appel à la conscience des Bahutu », suivi des « Dix commandements du Muhutu », publié
dans Kangura no 6 de décembre 1990. 195
— La lettre du 29 septembre 1991 adressée par le colonel Déogratias Nsabimana au ministre de la
Défense relatant une réunion d’organisation de l’autodéfense de la population dans la région de
Byumba. 196
— La lettre du 27 mars 1992 de Johan Swinnen ambassadeur de Belgique à Kigali, à Willy Claes,
ministre des Affaires étrangères, décrivant, suite aux massacres du Bugesera, la composition d’un
état-major secret « chargé de l’extermination des Tutsi du Rwanda afin de résoudre définitivement,
à leur manière, le problème ethnique au Rwanda et d’écraser l’opposition hutu intérieure. » 197
— Le télégramme du 22 janvier 1992 de l’attaché de Défense à Kigali, le colonel Bernard Cussac,
relatif à des distributions d’armes à « des personnes constituées en milice d’autodéfense ». 198
— La note du 27 juillet 1992 d’Anatole Nsengiyumva, chef du renseignement militaire, au chef d’étatmajor des FAR, Objet : État d’esprit des militaires et de la population civile. 199
— La lettre du 21 septembre 1992 de Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des FAR, « Définition
et identification de l’ENI ». 200
— La réunion du 21 novembre 1992 à Gisenyi où le témoin Richard Mugenzi entend le colonel Bagosora
dire devant ceux qui dirigeront le génocide : « il y a un plan d’extermination des Hutu par les Tutsi,
il faut déjouer ce complot, et pour y parvenir, nous devons nous débarrasser des Inyenzi ». 201
— Le discours de Léon Mugesera du 22 novembre 1992 à Kabaya. 202
— « L’aide-mémoire pour la protection des droits des personnes », contenant la liste de 331 supposés
agents ou complices du FPR. Liste préparée par le service G2 de l’état-major de l’armée rwandaise
sous la direction du lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva. 203
— Le télégramme de l’ambassadeur Martres du 19 janvier 1993, relatant la visite que lui fait Jean
Carbonare, cite les propos de Janvier Afrika, membre repenti des « escadrons de la mort », selon
191 Message du Président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais, 11 mars 1964. Cf. RWANDA CARREFOUR
D’AFRIQUE, No 31, Mars 1964. http://francegenocidetutsi.org/Kayibanda11mars1964.pdf
192 G. Martres, TD Kigali, 15 octobre 1990. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 133]. http://francegenocidetutsi.org/Martres15oct1990EliminationTotaleDesTutsi.pdf Voir section 4.2.2 page 188.
193 Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, TERTIO : APPRÉCIATION DE LA SITUATION POLITIQUE. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. http:
//francegenocidetutsi.org/Galinie24oct1990.pdf Voir section 4.2.2 page 188.
194 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 276].
195 L’Appel à la conscience des Bahutu, suivi des Dix Commandements, Kangura, no 6, décembre 1990, pp. 6-8
http://francegenocidetutsi.org/AppelConscienceBahutu10CommandementsKangura6Decembre1990p6-8.pdf ; Jean-Pierre
Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, pp. 119-120. http://
francegenocidetutsi.org/ChretienPresseLibreEtPropagandeRacistePA42juin1991.pdf
196 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 108-111]. http://francegenocidetutsi.
org/Nsabimana29septembre1991autodefense.pdf
197 Johan Swinnen à Willy Claes, ministre des Affaires étrangères, Etat-major secret chargé de l’extermination des Tutsi
du Rwanda, Ambassade de Belgique, Kigali, 27 mars 1992. http://francegenocidetutsi.org/Swinnen27mars1992.pdf
198 Bernard Cussac, Armement des populations civiles, 22 janvier 1992. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, p. 165]. http://francegenocidetutsi.org/Cussac22janvier1992.pdf Voir section 3.12 page 171.
199 Voir section 4.3.1 page 200. http://francegenocidetutsi.org/Nsengiyumva27juillet1992EtatDesprit.pdf
200 Voir section 4.3.2 page 203. http://francegenocidetutsi.org/NsabimanaDefinitionEnnemi21septembre1992.
pdf http://francegenocidetutsi.org/DefinitionEnnemi21septembre1992.pdf
201 Jean-François Dupaquier, L’agenda du génocide - Le témoignage de Richard Mugenzi ex-espion rwandais, Karthala,
2010, p. 195. Voir aussi le rapport Mutsinzi, op. cit., p. 15 et TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Bagosora, audience des 15, 19
mai, 15, 20 juin 1998.
202 Voir section 15.2.2 page 658. http://francegenocidetutsi.org/MugeseraKabaya.pdf
203 A. Guichaoua [98, p. 662].
682
15. LE GÉNOCIDE
—
—
—
—
—
qui le président Habyarimana aurait ordonné un « génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l’armée et en impliquant la population locale dans les assassinats, sans doute
pour rendre celle-ci plus solidaire dans la lutte contre l’ethnie ennemie. » 204 La réunion dont il est
question aurait été tenue en janvier 1991 et aurait décidé du massacre des Bagogwe. 205 L’ambassadeur note que la commission d’enquête ne va pas vérifier, « comme elle le devrait », la véracité
des propos de Janvier Afrika auprès des personnes qu’il accuse. Mais il n’oppose pas de démenti
formel. Il ajoute que « le rapport ne manquera pas de mettre en relief la “neutralité” de l’armée
française dans ces massacres. » On remarquera que la procédure utilisée dans ce « petit génocide »
est exactement la même que pour le « génocide total » de 1994, de même que les organisateurs,
sauf évidemment Habyarimana et Sagatwa.
La lettre du « Commandant Tango Mike » à monsieur le Président de la République rwandaise,
20 janvier 1993. 206 Les militaires qu’il représente visent ont pour but de « déjouer à jamais
les malignités des Unaristes qui nous agressent depuis 1959 jusqu’à présent. » Ils préviennent le
président que, si les Inyenzi reprennent la guerre, ils donneront une leçon exemplaire aux traîtres
de l’intérieur. Ils lui proposent que dans chaque commune soit créé un bataillon de jeunes gens
robustes initiés sur place à l’art militaire qui appuieront l’armée régulière « au cas où les Inyenzi
ne se décident pas à abandonner leurs ambitions de conquérir le pouvoir par la force ».
La note adressée au MRND et à la CDR du même « Commandant Tango Mike » qui leur demande
leur appui « surtout dans l’opération d’éliminer les complices du FPR qui agissent ici à l’intérieur,
sinon la guerre ne finira pas. » 207
La lettre du 15 février 1993 de Mathieu Ngirumpatse, secrétaire national du MRND, au président
Habyarimana relance l’idée de mobiliser le peuple entier contre le FPR par la militarisation des
Interahamwe et la constitution de l’autodéfense populaire. « Le bureau politique [du MRND] a
également réclamé la constitution de groupes de défense chez les déplacés et dans les préfectures
menacées ». Comme cela n’a pas été fait et que le FPR a rompu le cessez-le-feu le 8 février,
Ngirumpatse souligne qu’« il est très urgent d’entraîner les jeunes gens, (secrètement bien sûr).
On sait que c’est le plan initial de conquérir le Rwanda, le Burundi et l’est du Zaïre qui est en
route. Seule la participation du peuple entier peut en venir à bout. » 208
L’agenda du colonel Théoneste Bagosora, en particulier l’organisation de l’autodéfense civile à la
date du 16 février 1993. 209
Le Rwanda, problèmes actuels, solutions, écrit par Ferdinand Nahimana en février 1993, rediffusé
le 28 mars 1994. 210 Ce texte contient un appel à la défense civile contre « l’ennemi numéro un du
Rwanda et de la démocratie » qui est le FPR. La défense du pays exige la mise à contribution de tous
les Rwandais. « En effet, le pays a besoin plus que jamais des forces physiques de ses enfants. »
En particulier, les jeunes des zones touchées par la guerre doivent recevoir « un entraînement
militaire approprié de contre-guerilla » et avoir « des armes à suffisance. » « Il faut aider le pays
à disponibiliser les armes et d’autres matériels légers directement utilisables dans la défense des
populations. » « Si cette défense civile est organisée rapidement, il n’y a pas de doute que l’ennemi
du Rwanda aura difficile [sic] de s’infiltrer partout dans le pays et à frapper à n’importe quel endroit
et ce à sa guise. » Il invite les responsables des partis politiques à inciter la population à soutenir
l’action des forces armées, il demande aux responsables religieux de « montrer clairement que
l’ennemi du peuple et de son pays, de la démocratie et de la pluralité reste le FPR qui mène la
guerre contre le Rwanda ». S’adressant aux élites du pays, il leur revient de mener « la dernière
204 TD Kigali 51, Confidentiel Diplo, signé Martres, 19 janvier 1993, 9 h 02. Objet : Mission d’enquête de la Fédération internationale des Droits de l’homme. http://francegenocidetutsi.org/Martres19janvier1993.pdf . Voir aussi section 4.1.6
page 186.
205 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990, 7 - 21 janvier 1993 [85, p. 37] http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=37 .
206 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 125]. http://francegenocidetutsi.org/AMASASU20janvier1993.pdf
207 Note au M.R.N.D et à la C.D.R. Pour le Conseil Suprême de L’A.M.A.S.A.S.U., Commandant TANGO Mike,
Note au M.R.N.D. et à la C.D.R.. Cf. TPIR, ICTR-98-41-T, exhibit P.30(a). http://francegenocidetutsi.org/
AMASASUnoteMRNDetCDR.pdf
208 Mathieu Ngirumpatse, Lettre au président Habyarimana, 15 février 1993, TPIR K00503816-18. Cf. A. Guichaoua
Annexe_48.pdf. http://francegenocidetutsi.org/Ngirumpatse15fevrier1993.pdf
209 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 130]. http://francegenocidetutsi.org/TheonesteBagosoraAgenda1993.pdf
210 Ferdinand Nahimana, Le Rwanda, problèmes actuels, solutions, 28 mars 1994. Cf. H. Deguine [73, p. 395]. http:
//francegenocidetutsi.org/Nahimana28mars1994.pdf
683
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
—
—
—
—
—
—
offensive pour vaincre l’ennemi du Rwanda ,et asseoir la victoire, garantie de la démocratie ».
Elles doivent dénoncer les visées de Museveni qui « se sert du FPR pour construire “l’empire
hima” ». Cet appel au combat est surprenant du fait que le conflit avec le FPR a cessé depuis les
accords d’Arusha d’août 1993. Nahimana ne fait aucune allusion à ces accords de paix. Mais en
posant la question : « Le FPR mérite-t-il réellement d’être considéré comme l’égal du Rwanda, pays
souverain ? », il remet clairement en question les accords de paix d’Arusha entre le Gouvernement
de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais. Il prêche le combat pour « la victoire
finale sur Museveni et ses boys du FPR-Inkotanyi ». La date de republication du texte, 28 mars
1994, est significative.
La lettre du 3 décembre 1993 au général Dallaire, commandant de la MINUAR, où des officiers
des FAR dénoncent un plan machiavélique de militaires proches du président Habyarimana pour
massacrer des Tutsi et assassiner des opposants politiques afin d’empêcher la mise en application
des Accords d’Arusha. 211
La lettre du 14 décembre 1993 du colonel Nsengiyumva, commandant du secteur opérationnel de
Gisenyi, demandant au chef d’état-major des FAR 900 armes et 54 000 cartouches pour l’autodéfense de la population. 212
Le fax du général Dallaire du 11 janvier 1994 au Général Baril ONU-DPKO. Subject : Request for
protection of Informant. Ce fax expose les révélations de l’informateur Jean-Pierre, responsable de
l’entraînement des Interahamwe. 213
L’« Organisation de l’Auto-Défense Civile ». Document de février-mars 1994, reconnu comme authentique par Jean Kambanda au TPIR. 214
L’étude sur les milices Interahamwe en date du 2 février 1994, rédigée par le major Hock du
Service Général du Renseignement et de la sécurité belge (SGR). 215 Analyste au SGR en poste
en Belgique, il décrit à partir de l’information qu’il reçoit l’organisation des Interahamwe. C’est
un mouvement de jeunesse du MRND, l’ancien parti unique, qui se transforme en milice. Les
Interahamwe recrutent parmi les jeunes désœuvrés. Ils bénéficient d’un soutien financier important.
Ils ont accès aux médias officiels dont la radio RTLM. Ils sont soutenus par des autorités légales
mises en place au temps du parti unique. Ils suivent un entraînement militaire dans des camps de
l’armée rwandaise. Ce mouvement est devenu « le bras armé de l’extrémisme hutu ». Un de ses buts
est de s’attaquer aux militaires belges de la MINUAR afin de provoquer leur retrait. Ces milices
se livrent à des actes de violence qui causent mort d’hommes et restent impunis. La gendarmerie
rwandaise a partie liée avec eux. « Ils auraient reçu notamment la mission de localiser toutes les
familles TUTSI. Des assassinats de TUTSI seraient prévus, dans les zones où ils sont concentrés.
Dans les manifestations, les INTERAHAMWE sont parfois armés de machettes, de gourdins et de
pierres. Ils procèderaient également à la distribution clandestine d’armes au sein de la population. »
Il s’agit d’une « nouvelle forme de guerilla », de groupes clandestins organisés par l’ancien régime
encore en place dont « l’objectif est de s’opposer aux concessions qui ont été acceptées ». L’autorité
qui les soutient « gagne du temps par des démentis ou des condamnations purement verbales. »
Les Interahamwe sont soutenus par des membres de l’Akazu, Séraphin Rwabukumba, le colonel
Sagatwa et des organisateurs du génocide à venir, les colonels Bagosora, Nsengiyumva et Bahufite,
Ferdinand Nahimana, le fondateur de la RTLM et l’homme d’affaires Félicien Kabuga.
La lettre de Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des FAR, au ministre de la Défense, No .
0599/G3.9.2, Kigali, 30 mars 1994. Cette lettre rend compte de la réunion des officiers au sujet
de la « défense des quartiers de Kigali [et] la traque et neutralisation d’infiltrés dans différents
211 À Monsieur le commandant de la MINUAR, Kigali, 3 décembre 1993, Objet : Plan machiavélique du
Président Habyarimana, TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, pièce à conviction DK12 http://francegenocidetutsi.org/
PlanMachiavelique3decembre1993.pdf ; André Guichaoua [98, pp. 653-654]. Voir section 4.2.8 page 193.
212 Nsengiyumva à Chef EM AR, Objet : Défense Civile, No 446 /G2.0, Gisenyi, 14 décembre 1993. ICTR-98-41-T, exhibit
P36(a). http://francegenocidetutsi.org/Nsengiyumva14decembre1993Melvlin-23.pdf
213 Voir chapitre 42 page 1413. http://francegenocidetutsi.org/DallaireJeanPierreGenocideFax.pdf
214 Organisation de l’Auto-Défense Civile, TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Bagosora et al. Exh. P 254 A. http://
francegenocidetutsi.org/OrgaAutoDefenseCivile.pdf ; Human Rights Watch, Le génocide rwandais. Comment il a été
préparé, avril 2006, pp. 12-13.
215 Major Hock, Service Général du Renseignement et de la sécurité, Secret, réservé uniquement aux autorités belges,
Objet : Rwanda : étude sur les milices INTERAHAMWE, 2 février 1994. Cf. C. Terras, M. Ba [204, p. 66]. http://
francegenocidetutsi.org/Hock2fevrier1994Interahamwe.pdf
684
15. LE GÉNOCIDE
secteurs de la ville ». L’organisation à la base est la cellule. Les militaires ne résidant pas dans des
camps sont affectés à cette auto-défense ou à défaut des réservistes. Au niveau de la ville elle est
dirigée par le commandant OPS. C’est donc une organisation à la fois civile et militaire. 216
— La lettre du préfet de Kigali, Tharcisse Renzaho, à monsieur le chef d’état-major de l’Armée
rwandaise du 31 mars 1994, communique la liste de plusieurs centaines de personnes sélectionnées
pour la défense civile et classées par cellule, secteur, commune. 217
— Lors d’une émission de la RTLM du 3 avril 1994, le speaker Hitimana annonce dans la semaine
qui vient une attaque du FPR pour prendre le pouvoir par la force. Il y aura, dit-il, une grande
effusion de sang dont le FPR sera redevable devant le peuple et l’Histoire. Face à cette tentative,
le peuple se soulèvera et sera le vrai bouclier. Il tiendra les arrières des forces armées. Il haïra les
Tutsi et les exterminera ; ils ne pourront pas fuir. 218
À l’aide du plan fait par la CDR, cité plus haut, et du déroulement des événements, le plan du génocide
peut être reconstitué ainsi :
1. Balayer les Accords d’Arusha.
— Constituer le front commun des Hutu : Hutu Power.
— Assassiner le président Habyarimana et commencer les massacres immédiatement.
— Éliminer le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, le Premier ministre pressenti, Faustin
Twagiramungu, le président de la cour suprême et les personnalités politiques favorables aux
accords de paix.
— Mettre en place un nouveau gouvernement civil patronné par la France.
2. Chasser les Belges.
— Campagne anti-Belges.
— Accuser les Belges de l’attentat contre le Président.
— Attaquer les Casques-bleus belges.
— Empêcher la Belgique d’envoyer des renforts.
3. Éradiquer les Tutsi.
— Maintenir la mention ethnique sur les cartes d’identité.
— Créer une radio pour pousser les Hutu à tuer les Tutsi.
— Former les miliciens à tuer.
— Importer des machettes et les distribuer à la population.
— Distribuer des armes à feu à la population.
— Organiser l’autodéfense populaire.
— Constituer les listes de personnes à tuer.
— Quadriller le territoire. Marquer les maisons des Tutsi.
— Accuser les Tutsi, par des messages radiodiffusés, d’avoir tué le président et de vouloir tuer
tous les Hutu.
4. Bouter le FPR hors du Rwanda.
— Approvisionnement en munitions.
— Maintien de conseillers militaires français dans le cadre de la coopération.
— Forcer le FPR à reprendre la guerre en provoquant son bataillon au CND.
— En cas d’échec dans la guerre, faire appel à la France ou demander l’interposition de l’ONU.
15.6.1
La création de Radio Mille Collines (RTLM)
Des journaux, le journal Kangura en particulier, sont les ferments de l’idéologie génocidaire. Ils sont
créés par l’Akazu. 219 Mais leur influence est très limitée. En effet, environ 40 % de la population sont
216 Déogratias Nsabimana à monsieur le ministre de la Défense, Compte rendu de réunion, No . 0599/G3.9.2,
Kigali, 30 mars 1994. Cf. TPIR, Affaire ICTR 98-41-T, Exhibit P.38 (a). http://francegenocidetutsi.org/
NsabimanaAutoDefensePopulaire30mars1994.pdf
217 Tharcisse Renzaho, Col. I.G., préfet de Kigali à monsieur le chef d’état-major de l’Armée rwandaise, no . 14/04.07,
Kigali, 31 mars 1994. Objet : Liste de personnes (dans le cadre de la défense civile). ICTR-98-41-T, Exh. P 39 (a).
http://francegenocidetutsi.org/Renzaho31mars1994Melvlin-24.pdf
218 Voir section 6.2.1 page 271. http://francegenocidetutsi.org/rtlm0129.pdf#page=23
219 En particulier Umurava Magazine dont le comité de lecture, selon Janvier Afrika, est formé de Juvénal Habyarimana
et de son épouse, Joseph Nzirorera, Charles Nzabagerageza, Côme Bizimungu, Léon Mugesera, Casimir Bizimungu, Protais
685
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
illettrés. Mais ils permettent de mettre au point la propagande. 220
Avant avril 1993, il n’y a au Rwanda qu’une seule radio, Radio Rwanda, qui est la voix de l’État
rwandais. La Radio Télévision Libre des Mille collines (RTLM) est créée en avril 1993 et démarre le 8
juillet 1993. Le but de la RTLM est de promouvoir la cause extrémiste hutu. Issue d’un projet de radio
libre rurale né dans les milieux chrétiens, la conception de cette radio est due à deux idéologues, Ferdinand
Nahimana, qui a appelé en 1992 aux massacres du Bugesera, et Jean-Bosco Barayagwiza, leader du parti
extrémiste hutu, la CDR. La radio est aussi très liée au journal extrémiste Kangura de Hassan Ngeze qui
célèbre sa création.
Elle obtient le soutien de l’Akazu et du Président Habyarimana, soucieux d’avoir un média à son
entière disposition quand le partage du pouvoir deviendra inéluctable. C’est aussi pour lui un moyen
commode de faire dire par d’autres ce qu’il ne peut dire ouvertement sans que les bailleurs de fonds
protestent. Ce lien avec la présidence est confirmé par l’ancien procureur de Kigali :
M. Nsanzuwera souligne lui aussi le lien existant entre RTLM et le président : « Pour les Rwandais,
il est évident que le président avait partie liée avec la RTLM. Le président du conseil d’administration
était d’ailleurs un de ses parents. Le propriétaire de la radio appartenait au mouvement MRND, tout
comme certains journalistes. Je n’ai aucune preuve concernant le financement de la radio par des
personnes extérieures, mais il est apparu que la RTLM utilisait souvent les fréquences de la radio
nationale. » 221
Le chef de la coopération militaire belge confirme le lien avec l’Akazu :
Le colonel Vincent, chef du CTM à Kigali, estime que RTLM a été fondée dans un cadre antiMINUAR et que la propagande était une propagande de très bas niveau. Il confirme que : « certains
des fondateurs de RTLM gravitaient dans l’entourage du président ». 222
Même confirmation de l’ambassadeur Swinnen : « Dès janvier, j’ai signalé que M. Kabuga était
manifestement actionnaire de RTLM et que M. Ferdinand Nahimana, que l’on proposait comme ministre
de l’enseignement supérieur du gouvernement de transition, jouait un rôle important dans cette radio. M.
Barayagwiza, qui occupait des fonctions importantes au ministère des Affaires étrangères et qui était un
des fondateurs du parti extrémiste CDR, jouait aussi un rôle à RTLM. Selon certaines informations, M.
Kabuga était un important bailleur de fonds du MRND. » 223
Un fac-similé des statuts de RTLM en date du 8 avril 1993 est publié dans Les médias du génocide. 224
Il s’y trouve une liste de 50 fondateurs où nous relevons les noms suivants :
— Jean-Bosco Barayagwiza, directeur aux Affaires étrangères (CDR).
— Ferdinand Nahimana, ancien directeur d’ORINFOR et de Radio Rwanda.
— Félicien Kabuga, homme d’affaires, président du conseil d’administration de la RTLM et l’un des
principaux bailleurs de fonds.
— Pasteur Musabe, directeur de la banque continentale africaine Rwanda (BACAR), frère du colonel
Bagosora.
— André Ntagerura, MRND, ministre des Transports et Communications.
— Jean Habyarimana, président du MRND à Kigali.
— Joseph Nzirorera, secrétaire national du MRND, ancien ministre.
— Augustin Ngirabatware, MRND, ministre du Plan, gendre de Félicien Kabuga.
— Georges Rutaganda, vice-président des Interahamwe.
— Alphonse Ntilivamunda, gendre du président, haut fonctionnaire au ministère des Travaux publics.
— Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des FAR.
— Stanislas Simbizi, président des Impuzamugambi, milice de la CDR.
Zigiranyirazo, Boniface Rukagu, Pascal Simbikangwa. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 42].
220 Voir section 1.15 page 55.
221 Audition de M. François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de la République rwandaise, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 608]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=608
222 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 607]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=607
223 Ibidem.
224 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 389-390]. http://francegenocidetutsi.org/StatutRTLM.pdf Voir
aussi A. Guichaoua [98, p. 606].
686
15. LE GÉNOCIDE
— Jean-Baptiste Bamwanga, journaliste à Radio Rwanda. Il lance les appels qui déclenchent les
massacres du Bugesera en 1992.
— Joseph Serugendo, technicien en chef de la radio d’État.
— Simon Bikindi, chanteur très connu qui appelle à tuer les Tutsi. 225
— Ephrem Nkezabera, directeur de facto de la Banque Commerciale du Rwanda, président de la
Commission des affaires économiques et financières des Interahamwe.
Sur les 50 fondateurs, 33 viennent de Gisenyi ou Ruhengeri. Leurs liens avec le MRND et la CDR sont
évidents. Augustin Ruzindana, gouverneur de la Banque Nationale du Rwanda, s’est joint ensuite aux
premiers fondateurs de même que Mathieu Ngirumpatse, président du MRND, et Augustin Bizimana,
ministre de la Défense. 226
Pour Jean-Pierre Chrétien, « Le journal Kangura et la RTLM sont des médias du secteur privé, mais
ils ne sont pas marginaux. Il s’agit en fait d’instruments officieux de la propagande officielle. » 227
M. Gasana Ndoba, représentant du CRDDR, 228 affirme que le Président Habyarimana était lui-même
actionnaire de la RTLM :
« Les documents que M. Gasana Ndoba a remis à la commission montrent que le 25 août 1993,
1 970 personnes au moins ont souscrit, auprès des banques rwandaises BACAR, BCR et BK, au
capital de la RTLM, et ce pour un montant total de 16 607 000 francs rwandais. Les montants les
plus importants venaient du président Habyarimana (1 000 000) (6 %), de M. Basoboso (600 000)
et de MM. Bagaragaza, Kabuga et Rwabukumba (chacun 500 000). Ce document montre également
qu’avec cet argent, l’on a acheté des pylônes d’émission, un émetteur et du matériel de studio. » 229
Donc le Président Habyarimana détenait 6 % du capital de cette radio.
La RTLM aurait bénéficié de soutiens à l’étranger pour sa création. Reporters sans frontières a applaudi à sa création, comme le reconnaît Robert Ménard :
Parfois je me demande si la liberté de la presse, quand elle se traduit par l’explosion des médias
de la haine, vaut la peine d’être défendue. Le rapport de RSF en 1993, un an avant le génocide,
se félicitait de la naissance de radios privées au Rwanda, y compris de Radio Mille Collines. Dans
l’absolu, c’était une bonne nouvelle. Un an après, cette radio appelait à exterminer les Tutsis [...] 230
Jean-Pierre Chrétien et Christian Terras soutiennent que la Fondation Konrad Adenauer, 231 membre
de l’Internationale démocrate chrétienne (IDC), a financé l’équipement de la RTLM :
Le professeur Jean-Pierre Chrétien estime lui aussi que les fonds de départ de RTLM proviennent
de la Fondation Adenauer : « La mise en place d’une radio comme RTLM exigeait d’importants
investissements. Nous n’avons que des indices à propos de l’aide initiale et ces indices correspondent
à ce que j’ai lu dans le rapport du groupe ad hoc. Un journaliste rwandais qui travaille en Allemagne
affirme que les fonds de départ provenaient de la Fondation Adenauer, ce qui indique qu’il peut y
avoir implication de l’Internationale démocrate-chrétienne. Il faudrait toutefois procéder à une enquête
précise et essayer d’obtenir des informations exactes concernant le paiement du matériel. Si nous ne
disposons pas de ces données, ce n’est pas faute de les avoir cherchées. »
M. Christian Terras, chroniqueur au magazine Golias, le répète et souligne l’importance de la
Fondation Adenauer : « L’Internationale démocrate-chrétienne est un lobby puissant et disposant
d’un réseau étendu dans lequel la Fondation Adenauer joue un rôle capital. C’est cette fondation qui
fournit à l’IDC l’essentiel de ses fonds. Il ressort d’une enquête menée par un journaliste que M.
Ferdinand Nahimana y a recouru en 1993 pour le financement d’un émetteur de RTLM. (...) M.
Ferdinand Nahimana a demandé, avec l’aide de MM. Molte et de Pristil, des fonds à la démocratie
Simon Bikindi a été condamné à 15 ans de prison par le TPIR.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 85].
227 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 608]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=608
228 CRDDR : Comité pour le respect des droits de l’homme au Rwanda.
229 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 608]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=608
230 Le testament africain de Robert Ménard, propos recueillis par Jean-Dominique Geslin, Jeune Afrique no 2491, 5 au 11
octobre 2008, p. 75. http://francegenocidetutsi.org/JA5oct2008RobertMenardTestamentAfricain.pdf
231 La Fondation Konrad-Adenauer relève du parti chrétien-démocrate allemand, la CDU. Elle soutient le MRND, le parti
unique d’Habyarimana. Son nouveau programme de formation politique au Rwanda, tenant compte de la démocratie et du
pluripartisme, n’est pas entré en vigueur. Cf. Hildegard Schürings La coopération de la République fédérale allemande avec
le Burundi et le Rwanda in A. Guichaoua [98, p. 491]. Il est clair que cette fondation n’a pas poussé à la démocratisation
et a fortiori à l’application des accords de paix.
225
226
687
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
chrétienne allemande pour créer sa propre radio. (...) Nous cherchons les contrats qui ont été établis
entre Ferdinand Nahimana et ses bailleurs de fonds. Nous sommes sûrs qu’ils existent. »
À la question de savoir s’il pouvait donner une idée du montant dont il s’agit, M. Terras a répondu
ce qui suit : « Je n’ai ni chiffres, ni preuves, mais je dispose d’un ordre de grandeur : 3 millions de
francs français. »
À la question de savoir si c’est l’IDC ou la Fondation Adenauer qui finançait RTLM, il a répondu
comme suit : « L’IDC via la Fondation Adenauer mais pas directement. »
La commission a donné la parole à ce sujet à des responsables de l’IDC de l’époque. Plusieurs témoins de l’IDC concèdent que les partis démocrates-chrétiens belges et allemands avaient des contacts
avec des partis politiques rwandais, mais nient que RTLM ait été financée par l’IDC. 232
L’émetteur et les équipements de la RTLM sont achetés en Allemagne. 233 Selon Christian Terras,
c’est le Père blanc Johan Pristil, traducteur de Mein Kampf en kinyarwanda, qui aurait mis la RTLM
en relation avec la fondation Adenauer, qui a financé. 234 Par ailleurs, le Land de Rhénanie-Palatinat est
jumelé avec le Rwanda.
M. Pierre Houtmans, qui s’occupe de Radio Contact en Belgique et qui tente également de mettre
sur pied des stations radiophoniques à l’étranger, a déclaré devant la commission d’enquête du Sénat
belge avoir été contacté en novembre 1992 pour l’achat de matériels par Ferdinand Nahimana et Joseph
Serugendo, directeur technique d’ORINFOR, qui avaient l’intention de monter une radio devenue ensuite
Radio Mille Collines :
Au fur et à mesure des discussions, nous avons mis au point ce projet de radio. Subitement le
1er mai 1993, ils nous ont dit qu’ils ne voulaient pas donner suite à notre offre. Ils avaient acheté
des émetteurs en Allemagne, mais ils voulaient poursuivre leurs relations avec nous pour des studios.
Notre dernière offre date du 22 juin 1993. Suite à cela, j’ai reçu un coup de fil du Rwanda. Ils avaient
trouvé mieux ailleurs concernant notre offre radio. [...]
La radio émettait sur 106.4 à Kigali et du matériel avait été livré au départ de la Belgique par
des fournisseurs belges. À l’époque je ne connaissais pas leur nom, mais la spécification du matériel
qui m’a été donnée par cette personne me fait dire que les studios ont été fournis par la firme Van
Rompaey à Malines. [...]
Le budget en discussion était de l’ordre de neuf millions de francs belges. 235
L’enquête a révélé que M. Simeon Musengimana avait effectivement acheté à cette firme un émetteur
et un studio au profit de deux organisations agricoles rwandaises mais que ce matériel radio n’a été livré
que le 28 mars 1994, si bien qu’en raison des événements, le transport vers le Rwanda n’a jamais été
effectué. 236
Qui dirige la radio RTLM ?
Ferdinand Nahimana est en fait le fondateur de la RTLM et son directeur. Quand le père Guy Theunis
va au studio pour rencontrer Georges Ruggiu, ils se retrouve toujours devant Nahimana qui avait, selon
lui, un rôle essentiel à la RTLM. 237
Avec Ferdinand Nahimana, Félicien Kabuga et Jean-Bosco Barayagwiza exercent autorité et contrôle
sur la RTLM. 238 Lors d’une réunion publique, Félicien Kabuga a déclaré que la RTLM devait défendre
232 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.3, pp. 613-614]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=613
233 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 72]. À l’été 1993, Ferdinand Nahimana négociait l’acquisition
d’un émetteur FM en Bavière. Cf. C. Terras [204, p. 235]. De fait, par lettre du 3 septembre 1993 au directeur général
de la société INCOMTEL GMBH à Vaterstetten R.F.A., Ferdinand Nahimana passe commande d’un émetteur pour le
mont Karisimbi. Cf. Ralf Beck, Managing director, INCOMTEL GMBH à J.-J. de Bruyn, Office of the Prosecutor, ICTR.
http://francegenocidetutsi.org/RTLMachatReemetteurKarisimbi.pdf
234 Audition de Mme Alison Des Forges et de M. Christian Terras à la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-57, 16 mai 1997, pp. 550-551]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgiqueAudition16mai1997DesForgesTerras.pdf#page=23
235 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.1, pp. 604-606]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=604
236 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.3, p. 618]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=618
237 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.4.1, p. 622]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=622
238 TPIR, Affaire No. ICTR-96-11-T, Le procureur du Tribunal contre Ferdinand Nahimana, Acte d’accusation modifié, 15
novembre 1999, section 6.2, p. 20 http://francegenocidetutsi.org/NahimanaAccusation.pdf#page=20 ; Ubutabera no 55.
688
15. LE GÉNOCIDE
le « Hutu Power ». 239
Cette direction à trois de la RTLM et ses liens avec les partis MRND et CDR étaient connus en janvier
1994 :
L’ambassadeur Swinnen déclare qu’il était conscient des liens de RTLM : « Dès janvier, j’ai signalé
que M. Kabuga était manifestement actionnaire de RTLM et que M. Ferdinand Nahimana, que l’on
proposait comme ministre de l’enseignement supérieur du gouvernement de transition, jouait un rôle
important dans cette radio. M. Barayagwiza, qui occupait des fonctions importantes au ministère
des Affaires étrangères et qui était un des fondateurs du parti extrémiste CDR, jouait aussi un rôle à
RTLM. Selon certaines informations, M. Kabuga était un important bailleur de fonds du MRND. » 240
Le rédacteur en chef est Gaspard Gahigi, qui fait partie du comité central du MRND et travaillait à
Umurwanashyaka, l’organe du parti MRND. Il a aussi travaillé à Radio Rwanda de même que le journaliste
Kantano Habimana.
Phocas Habimana est le directeur général de la radio. 241 Pendant le génocide, il rencontre quotidiennement le chef d’état-major de l’armée, Augustin Bizimungu. 242
La RTLM dispose de deux canaux FM, 94 et 106 Mhz, appartenant à Radio Rwanda qui met à
disposition ses réémetteurs : mont Jali (ou Jari) en commune de Rutongo à moins de 10 km au nordouest de Kigali, 243 mont Karisimbi, Mugogo, Huye près de Butare, mont Karongi près de Kibuye-Gishyita,
mont Karengera près de Cyangugu 244 et mont Muhe dans la région d’origine d’Habyarimana. 245
Ses studios sont installés juste en face du palais présidentiel à Kigali d’où une ligne électrique assure
l’alimentation. 246 La RTLM résout ses problèmes financiers en ne réglant pas ses factures d’électricité.
Le principal technicien de la radio nationale passera à la RTLM. 247 L’émission sur les mêmes fréquences
que la radio nationale entretiendra la confusion dans la population.
La RTLM obtient un vif succès en raison de son programme musical et du dynamisme de ses animateurs, mais aussi parce que de petits récepteurs FM peu chers ont été récemment distribués :
L’impact de RTLM tient à plusieurs facteurs. D’abord, la distribution à large échelle organisée
par l’ex-président Habyarimana de petits récepteurs bon marché, voire gratuits, à toutes les régions
et collines du Rwanda. 248
Alors que cette radio ne cesse de s’en prendre aux Belges, en mars 1994, un séminaire de trois jours
est organisé pour les journalistes à l’ambassade de Belgique sur l’objectivité de la presse. Selon Colette
Braeckman qui y a pris part : « La section de coopération de l’ambassade de Belgique, qui avait organisé
ce séminaire avec la collaboration du révérend-père Theunis, avait jugé qu’il fallait inviter la radio Mille
Collines étant donné que c’était une radio privée. » 249
15.6.2
Le plan d’autodéfense populaire
L’autodéfense populaire existait déjà dans les années 1960, à l’époque du colonel Logiest. Elle est à
nouveau organisée après l’attaque du FPR d’octobre 1990. En décembre 1990, le Président Habyarimana
Ibidem, section 6.4.
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 607]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=607
241 Un organigramme de la radio RTLM a été présenté au TPIR, affaire ICTR-99-52-T, procès des médias, 23 septembre
2002. http://francegenocidetutsi.org/OrganigrammeRTLMtpirEx1D148A.pdf
242 L. Melvern [142, p. 208].
243 Selon Yvonne Mutimura-Galinier, des militaires français gardaient une barrière à la station FM de Jali en 1993. Cf.
J.-P. Gouteux [95, p. 433].
244 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 67, 70].
245 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 185].
246 Alimentation électrique de secours ou permanente ? Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 70].
247 Joseph Serugendo, membre du MRND et du comité directeur de la RTLM. Il est président de la commission de la
recherche et du développement des Interahamwe. Technicien en chef de la radio d’État, il met ses compétences et ses
relations au service de la RTLM. C’est lui qui supervise l’achat d’un émetteur en Allemagne. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les
médias du génocide [61, p. 72] et déclaration de Jean-Pierre Chrétien, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
[201, 1-611/7, section 3.11.2.2, p. 608]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=608 Il a
été condamné le 6 juin 2006 à 6 ans d’emprisonnement. Il a plaidé coupable. Il décède le 22 août 2006 à Nairobi.
248 Jean-Philippe Ceppi, Le Nouveau Quotidien, 10 août 1994, p. 4. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61,
p. 74].
249 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.4.1, pp. 621-622]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=621
239
240
689
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
s’engage à donner une formation militaire aux jeunes :
Les Rwandais, les jeunes surtout, nous exhortent à les entraîner militairement, pour que désormais
nous ne soyons plus surpris, méprisés, par l’ennemi qui croit s’emparer du pays en deux jours. Les
jeunes affirment leur force et demandent d’être initiés au maniement des armes pour que, le moment
venu, ils participent à la défense de la mère patrie.
Cette position est juste. C’est un programme qu’il faut réaliser pour avoir un plus grand nombre
de combattants. 250
Des officiers français y ont incité. 251 Il s’agit d’utiliser des civils à des tâches de défense, essentiellement
pour traquer les « infiltrés », en clair, chasser les Tutsi de l’intérieur.
Le plan d’un réseau de défense civile est établi par le général Augustin Ndindiliyimana en 1991. 252 Ce
plan comprend la formation d’une milice dans chaque commune, la distribution d’armes aux civils, l’affectation de ces miliciens aux barrières sur les routes et la création d’un Conseil de sécurité dans chaque
préfecture. Le ministère de la Défense nationale crée, le 26 août 1991, les milices d’autodéfense populaire,
véritables relais locaux des escadrons de la mort. 253 Le 20 janvier 1992, le ministre de l’Intérieur, Faustin Munyazesa, avise les préfets de Ruhengeri et de Byumba que le ministère de la Défense « vient de
disponibiliser 300 armes à doter la population ». Il les charge de les faire distribuer à des personnes « qui
doivent être d’un civisme et d’un patriotisme sans reproche ». 254 C’est l’appareil d’exécution du génocide
qui se met en place.
Le plan d’organisation de l’autodéfense populaire sous le contrôle de l’armée rwandaise est quasiment
prêt, juste avant le génocide. Selon un document « Organisation de l’Auto-Défense Civile », datant de
début 1994, 255 il vise à organiser la « résistance populaire » dans l’éventualité d’une reprise des combats.
Une telle résistance doit être dirigée par des membres des forces armées (notamment des policiers nationaux, des soldats à la retraite et des réservistes, en particulier ceux qui vivent dans des zones civiles
plutôt que dans des camps militaires) ainsi que par des partisans des partis politiques qui « défendent le
principe de la république et la démocratie ». 256
Selon le compte rendu d’une réunion tenue le 29 mars 1994 à l’état-major des FAR et présidée par
son chef, le général Nsabimana, en présence du préfet de Kigali, Tharcisse Renzaho : « La réunion avait
pour but d’affiner le plan d’autodéfense populaire, dont l’ossature est constituée par les militaires [...] Pour
compléter la liste des militaires [composant cette ossature], il a été demandé au préfet de disponibiliser
également les listes des réservistes et autres civils fiables devant travailler avec les militaires pour la défense
de leurs quartiers. » Les « cellules opérationnelles » ainsi formées « recevront la mission », directement
du commandant militaire de Kigali, « pour la recherche et la neutralisation des infiltrés dans les différents
quartiers de la ville [...]. Il a été suggéré d’instruire la population par les bourgmestres sur le maniement
des armes traditionnelles (épées, lances, machettes, arcs et flèches) étant donné l’insuffisance des armes
à feu disponibles ». 257 L’objectif est clairement de rechercher l’ennemi à l’intérieur, les « infiltrés », par
un quadrillage de Kigali en quartiers et de les exterminer.
Une structure d’autodéfense civile qui ressemble fort à ce programme d’autodéfense populaire est mise
en place au début du génocide :
Moins d’une semaine après le début du génocide, le gouvernement intérimaire et les forces armées
mirent sur pied une structure formelle pour mobiliser et encadrer les civils, maintenant formés et
250 Discours de Juvénal Habyarimana devant les troupes à Gabiro le 7 décembre 1990 (traduction). Cf. TPIR, ICTR
98-41-T, exhibit D224. http://francegenocidetutsi.org/HabyarimanaDiscours7decembre1990.pdf
251 Voir le rapport du 30 avril 1991 du colonel Gilbert Canovas, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport,
p. 149].
252 L. Melvern [142, p. 21].
253 République rwandaise, ministère de la Défense nationale, Kigali le 26 août 1991. Objet : Autodéfense de la population.
Cf. Émission « La Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
254 Le ministre de l’Intérieur et du Développement communal, Faustin Munyazesa, Kigali, 20 janvier 1992. Message fax
No 41/04.09.01.
255 Organisation de l’Auto-Défense Civile, TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Bagosora et al. Exh. P 254 A. http://
francegenocidetutsi.org/OrgaAutoDefenseCivile.pdf
256 Human Rights Watch, Le génocide rwandais. Comment il a été préparé, avril 2006, pp. 12-13. http://
francegenocidetutsi.org/rwanda0406fr.pdf#page=12
257 Lettre de Deogratias Nsabimana au ministre de la Défense, 30 mars 1994, No 0599/G3.9.2, cf. TPIR, Affaire ICTR 98-41T, Exhibit P.38 (a). http://francegenocidetutsi.org/NsabimanaAutoDefensePopulaire30mars1994.pdf ; Jean-Philippe
Ceppi, L’armée rwandaise avait préparé la guerre civile, Libération, 13 septembre 1994, cité par François-Xavier Verschave
[213, p. 99].
690
15. LE GÉNOCIDE
dirigés par des soldats à la retraite. Une fois formées et engagées, les forces civiles d’autodéfense,
ainsi qu’on les avait nommées, permirent d’accroître la portée des milices et fonctionnèrent avec
une efficacité à la fois remarquable et sanguinaire. Les deux groupes civils opéraient de concert,
gardant les barricades, patrouillant et combattant ensemble. Elles se dotèrent même d’une structure
organisationnelle complexe. En créant ce système, le gouvernement intérimaire ajoutait une quatrième
chaîne de commandement après les structures militaires, politiques et administratives. 258
Le 15 avril 1994, l’autodéfense civile est organisée, puisque le ministre des Affaires étrangères du
gouvernement intérimaire se félicite du fait que la population se soit soulevée, qu’elle coopère avec l’armée
pour résister au FPR et qu’elle s’occupe de démasquer les infiltrés :
De son côté, la population civile qui s’est soulevée comme un seul homme oppose une résistance
farouche au FPR et a beaucoup contribué à assurer la sécurité des personnes et des biens ainsi qu’à
démasquer les combattants du FPR infiltrés dans plusieurs coins de la ville. L’appui de la population
civile est totalement acquis à l’armée. 259
Un nouveau programme d’autodéfense civile est annoncé sur Radio Rwanda le 26 avril. 260 Cette quatrième chaîne de commandement permet de court-circuiter ceux parmi les officiers des FAR qui sont peu
enclins à exécuter le génocide. Les officiers désignés pour diriger ce programme, souvent des retraités,
sont des proches du colonel Bagosora. Le siège du programme d’autodéfense civile est dans le bureau de
Bagosora. 261 Le commandant national est le colonel Gasake. Parmi les commandants régionaux figurent
le lieutenant-colonel Aloys Simba pour Butare et Gikongoro, le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita pour
Kibungo, le major Protais Bivambagara pour Kigali, le major Jean-Damascène Ukurukiyezu pour Gitarama, et le lieutenant-colonel Bonaventure Ntibitura pour Ruhengeri. Le colonel Laurent Serubuga est
pressenti pour Gisenyi mais il aurait refusé. Plusieurs d’entre eux dont Simba et Rwagafilita avaient déjà
participé à des massacres.
Le 25 mai, le Premier ministre, Jean Kambanda, adresse aux préfets ses directives pour l’organisation
de l’autodéfense civile. 262 Il appelle d’abord à la défense de la patrie en danger. Le Rwanda étant attaqué
par le FPR, « tout Rwandais a le devoir de le défendre ». « Pour le convaincre [vaincre] il devient impérieux
de mobiliser notre arme la plus efficace, c’est-à-dire le peuple Rwandais qui n’a pas cessé de montrer son
appui indéfectible au Gouvernement actuel pour la défense de la patrie en danger. Pour ce faire, la
population est appelée à se joindre à son armée pour lutter contre l’ennemi. »
Il enjoint aux autorités communales et préfectorales dans un délai de quinze jours de mobiliser,
organiser et entraîner des noyaux d’autodéfense civile dans chaque cellule en ville et dans chaque secteur
ailleurs. Les objectifs sont de sécuriser la population contre les attaques du FPR, obtenir des informations
sur la présence de l’ennemi, « dénoncer les infiltrés et les acolytes de l’ennemi », désorganiser toute action
ennemie avant l’intervention des forces armées.
Ces noyaux seront constitués d’au moins 20 jeunes entraînés par les policiers communaux et les
réservistes. Ces derniers entraînent aussi la population à des opérations techniques de défense. Des comités
d’autodéfense civile coordonnent ces actions au niveau secteur, commune et préfecture. Ils distribuent
armes et munitions. Les bourgmestres et conseillers de secteur sont membres d’office de ces comités. Les
autres membres sont élus.
Au niveau préfectoral siègent le commandant de la place, des officiers réservistes et les représentants
des partis politiques. Au niveau national, le comité de coordination a pour président le ministre de
l’Intérieur, comme vice-président le ministre de la Défense et comme membre le chef d’état-major des
FAR, avec un officier supérieur comme coordinateur et un major chargé des opérations. « L’organisation
tactique et stratégique de la résistance doit être la plus secrète possible ».
258 OUA, Le génocide au Rwanda et ses conséquences [97, section 14.49]. http://francegenocidetutsi.org/OUA-Rwanda.
pdf#page=118
259 Consignes du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire aux représentations diplomatiques rwandaises en date du 15 avril 1994. À l’attention des missions diplomatiques et consulaires du Rwanda (toutes). Objet : Mise
au point au sujet de la tragédie rwandaise. Cf. André Guichaoua, Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, 1995,
p. 680, section 20. http://francegenocidetutsi.org/MinafetGIR15avr1994.pdf
260 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 327].
261 Ibidem, p. 329.
262 République rwandaise, services du Premier ministre, « Directives du Premier ministre aux préfets pour l’organisation
de l’auto-défense civile. » Kigali, le 25 mai 1994, no 024-02.3. Signé : Jean Kambanda. http://francegenocidetutsi.org/
Kambanda25mai94.pdf
691
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
Le même jour, 25 mai, le ministre de l’Intérieur, Édouard Karemera, dans une note relative à la « Mise
en œuvre des directives du Premier ministre sur l’Auto-organisation de la Défense Civile », ordonne aux
administrateurs de contribuer immédiatement à la mise en place du programme « d’auto-défense civile ».
Ils doivent recruter des militaires en retraite, dresser l’inventaire des armes, en distribuer, organiser
les patrouilles et les barrières. 263 Karemera enjoint aux préfets d’identifier les autorités locales « qui
pourraient éventuellement handicaper la mise en œuvre de la stratégie d’auto-défense civile. » 264
Lorsque le Gouvernement intérimaire rwandais destitue le préfet de Gitarama, il le remplace par le
major Ukurukiyezu, conseiller local de « l’autodéfense civile ». De même à Butare, le préfet Sylvain
Nsabimana est remplacé le 20 juin par le lieutenant-colonel Alphonse Nteziryayo, chargé de coordonner
l’autodéfense civile. C’est une preuve de plus que cette nouvelle structure permettait de contrôler le
système administratif s’il s’avérait défaillant dans la chasse aux Tutsi.
Dans le cadre du programme de l’autodéfense civile, après cette date, les massacres se font plus
discrets. Ils s’opèrent la nuit, par sélection dans les lieux de rassemblement de Tutsi. Les Tutsi du stade
de Cyangugu sont transférés dans un lieu moins visible, le camp de Nyarushishi, d’autres sont renvoyés
dans leurs communes d’origine pour être exécutés plus discrètement.
Selon le général Dallaire, les groupes d’autodéfense étaient plus autonomes que les Interahamwe par
rapport aux dirigeants militaires, les colonels Bagosora et Bizimungu. À la question « Est-ce que Bagosora
pouvait contrôler les Interahamwe ? », Dallaire répond :
Les Interahamwe et l’organisation d’autodéfense œuvraient, et ils étaient plus présents ou moins
présents dépendant [sic] des situations. Et moi, j’avais clairement l’impression – comme d’autres de
mon quartier général – que lorsqu’on discutait pour apaiser les Interahamwe, pour faire des projets,
que le colonel Bagosora – et après ça, le général Bizimungu – pouvait et disait qu’il allait prendre
soin de mettre les Interahamwe ou les milices au pas. Ceux qui étaient plus difficiles à gérer, c’était
le groupe d’autodéfense qui était en banditisme et puis juste intéressé à maintenir les barrages et à
tuer. 265
15.6.3
Le marquage par la mention ethnique sur la carte d’identité
La mention ethnique sur les cartes d’identité permet d’identifier les Tutsi, ce qui est très utile aux
miliciens et autres tueurs qui ne sont pas de la région des victimes. En certaines circonstances, déjà
auparavant, la mention tutsi sur la carte d’identité signifiait la mort. Pendant le génocide, elle équivaut
à un certificat de décès :
Tutsi Identity Cards : A Certificate of Death [...] In the frenzied atmosphere that engulfed the
country after 7 April, the differences between a Hutu ID card and a Tutsi ID card was simple : it
was the difference between life and death. Getting a Hutu card was described by many Tutsis as “the
passport to life”. 266
Instituée par les Belges, 267 la carte d’identité ethnique a été maintenue sous les deux républiques.
L’Église catholique l’a toujours approuvée. 268
Le 13 novembre 1990, le Président Habyarimana promet d’instaurer le multipartisme et annonce la
suppression de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité. 269 Seule la première promesse fut tenue.
263 Edouard Karemera, ministre de l’Intérieur et du Développement communal, Lettre à tous les préfets. Objet : Mise en
œuvre des directives du Premier ministre sur l’Auto-organisation de la Défense Civile. TPIR, Procès Militaires I, ICTR-9841-T, Exhibit P.48(a). http://francegenocidetutsi.org/KaremeraAutoDefenseCivile25mai1994.pdf
264 Ibidem.
265 TPIR, Procès Bagosora, No ICTR-98-41-T, Audience du vendredi 23 janvier 2004.
266 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 642]. Traduction de l’auteur : Les cartes d’identité des Tutsi : Un certificat
de décès [...] Dans l’atmosphère de folie dans laquelle le pays sombra après le 7 avril, la différence entre une carte d’identité
hutu et une carte tutsi était simple : c’était la différence entre la vie et la mort. Obtenir une carte hutu c’était vu par
beaucoup de Tutsi comme “un passeport pour la vie”.
267 D. Franche [87, p. 41].
268 En 1958, le Conseil supérieur du pays demande que les termes bahutu, batutsi, batwa soient rayés de tous les documents
officiels. Mgr Perraudin s’y oppose et y voit « une façon de nier le problème ». Aux yeux des leaders hutu de cette époque,
« ce n’était pas du tout du racisme », poursuit-il, « c’était une affirmation de leur existence et de leur dignité au milieu
d’une société et d’un système où ils ne comptaient pas. » Cf. A. Perraudin [167, p. 170].
269 M. Mas [139, p. 45].
692
15. LE GÉNOCIDE
Radio Rwanda annonçait dès le 25 novembre 1990 que la mention de l’appartenance ethnique sur les
cartes d’identité serait maintenue. 270
Nous ne donnerons ici qu’un seul exemple, une lettre de la Commission internationale d’enquête, qui
exprime avec assez de clarté ce qui se passait en janvier 1993 et ce qui allait se passer par la suite :
Excellence, Monsieur le Président, [...]
Elle [la Commission internationale d’enquête] tient toutefois à vous saisir dès à présent des préoccupations suivantes :
1°) Deux membres de la Commission, à leur retour d’une mission effectuée en commune de
KAYOVE, le mardi 12 janvier, accompagnés d’un interprète, ont été arrêtés vers 19 H 00 au lieu-dit
KANAMA par des individus qui avaient établi un barrage en travers de la piste. Ils se sont présentés comme faisant partie des INTERAHAMWE, la milice du parti MRND, dont vous assumez par
ailleurs la présidence. Ils étaient armés de machettes. Ils ont procédé à la vérification des identités.
S’étant rendu compte à cette occasion que notre interprète appartient à l’ethnie tutsi, ils lui ont
demandé de sortir de la voiture pour laisser celle-ci poursuivre son chemin sans lui. Les délégués de
la Commission ont refusé. Après quinze minutes de discussion, ils ont finalement pu poursuivre leur
route avec l’interprète. L’un des deux délégués comprend suffisamment le kinyarwanda pour avoir
très bien saisi que l’intention première des INTERAHAMWE était de tuer l’interprète. 271
Durant le génocide, dans les lieux comme les églises où les réfugiés sont rassemblés, la carte d’identité
va être utilisée pour départager, avant le massacre, les Tutsi des Hutu qui, eux, ont la vie sauve. Les
cartes d’identité jonchent le sol après les massacres :
Un autre témoin, un cameraman britannique, Simon Cox, a filmé des cadavres dans plusieurs
églises, dans diverses localités du Rwanda, et parle de cartes d’identité qui jonchaient le sol et portaient
toutes la mention “Tutsi”. [...]
De nombreux témoins ont indiqué à la Chambre que la vérification systématique des cartes d’identité, avec la mention de l’ethnie qui y figurait, permettait de séparer les Hutu des Tutsi, ces derniers
étant immédiatement appréhendés et souvent tués, quelquefois sur place même, aux barrières qui
avaient été érigées à Kigali peu après la chute de l’avion du Président Habyarimana, puis partout
dans le pays par la suite. 272
Pendant le génocide, la carte d’identité est contrôlée aux barrières. Les Tutsi sont abattus à la machette
immédiatement. Voici ce que Jean-Hervé Bradol a vu à Kigali :
Dans la rue, des personnes hutues blessées et portant des pansements étaient massacrées par
les miliciens si elles ne pouvaient montrer leur carte d’identité. Un blessé ne pouvant présenter un
papier d’identité prouvant qu’il était hutu, était accusé d’être Inkotanyi, combattant du FPR, et était
exécuté sans autre forme de procès.
Les miliciens ciblaient les Rwandais tutsis et d’opposition, mais parfois de simples passants étaient
victimes de leur violence parce qu’ils n’étaient pas en mesure de justifier de leur appartenance à une
communauté. 273
15.6.4
Les distributions d’armes
Des armes ont été distribuées à la population à plusieurs occasions avant le génocide. Elles s’accélèrent
fin 1993 puisqu’elles suscitent la réprobation de l’évêque de Nyundo 274 et une lettre du Premier ministre
au Président Habyarimana. En janvier 1994, le colonel Alphonse Nteziryayo, détaché au ministère de
l’Intérieur, organise la distribution de nouvelles armes à certaines communes. 275 La MINUAR apprend
l’existence de caches d’armes. Elle n’obtient pas l’autorisation du DOMP de l’ONU de les confisquer,
270 Gérard Prunier, Rwanda : La crise Rwandaise : structures et déroulement, WRITENET, juillet 1994, p. 46. http:
//francegenocidetutsi.org/CriseRwandaiseStructureDeroulementPrunier.pdf#page=46
271 Lettre de la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH) au Président Habyarimana en date du 16 janvier
1993. Cf. Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le
1er octobre 1990 ; 7-21 janvier 1993, Annexe 1/2, p. 96. http://francegenocidetutsi.org/ComIntEnqMars1993.pdf#page=
96
272 TPIR, Jugement de Jean-Paul Akayesu, section 14, 18 no ICTR-96-4-T (non officiel, destiné à la presse, 2 septembre
1998).
273 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 400].
274 Voir l’intervention de Mgr Kalibushi section 4.3.5 page 209.
275 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 120].
693
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
mais elle est chargée d’en révéler l’existence au Président Habyarimana. Cela provoque la distribution
des armes aux miliciens. 276
Le 19 janvier, Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, écrit aux ministres MRND en accusant le
ministre de la Défense, Augustin Bizimana, de distribuer des armes aux populations et leur enjoint de les
récupérer. 277
Des volumes considérables de machettes, destinées à la force d’autodéfense civile, ont été importés
principalement par Félicien Kabuga, 278 riche homme d’affaires, proche de Habyarimana et actionnaire
de la RTLM :
Des demandes de licences d’importation datées de janvier 1993 jusqu’en mars 1994, montrent que
581 tonnes de machettes furent importées au Rwanda, au milieu de lots constitués d’un chargement
de 3 385 tonnes d’objets de quincaillerie parmi lesquelles des marteaux, des pics et des faucilles.
Considérant que le poids moyen d’une machette est de un kilo, cette quantité donnerait un chiffre de
581 000 machettes, soit une machette pour un homme hutu adulte sur trois au Rwanda. C’est à peu
près le double de ce qui avait été importé dans les années précédentes. Si cette quantité extraordinaire
est remarquable, l’identité des commanditaires ne l’est pas moins. Le plus significatif étant Félicien
Kabuga, un homme d’affaires originaire de Byumba, ami d’Habyarimana, auquel il était lié par le
mariage de l’un de ses enfants. Kabuga avait bâti sa fortune en exportant du café et en important
des marchandises diverses, principalement des vêtements d’occasion, des produits alimentaires et
ménagers. Durant cette période, Kabuga s’aventura dans l’importation massive d’objets en métal –
dont les machettes – pour lesquels il reçut sept licences d’une valeur totale de 95 millions de francs
rwandais, c’est-à-dire 525 000 dollars. Un cargo de 987 cartons de machettes, pesant environ 25 662
kilogrammes lui fut expédié du port kenyan de Mombasa le 26 octobre 1993 et la marchandise est
arrivée à Kigali début novembre. 279
Une étude des documents de la Banque nationale du Rwanda (BNR) montre que les achats de machettes et autres outils coupants ayant servi au génocide sont financés sur l’aide internationale pour des
produits de première nécessité. 280
Pendant le génocide, les armes sont distribuées directement par les FAR ou par l’intermédiaire de
l’organisation de l’autodéfense civile. 281
15.6.5
Les listes de personnes à abattre
L’existence de listes noires, de listes de personnes à abattre est exposée section 4.3.8 page 215. René
Degni-Ségui, qui n’en a pas eu en main, déclare au TPIR : « Je dis qu’il y avait des listes, à partir du
moment où l’on passait de maison en maison dès les premiers jours pour exécuter les personnes ». 282
Dès l’aube du 7 avril 1994, les organisateurs ont distribué des listes de noms aux tueurs. Le 7 à 7 h
30, un soldat rwandais entendit des coups de feu dans la banlieue de Kigali, il alla voir ce qui se passait
et témoigne :
J’ai vu neuf militaires du bataillon paras-commando et de la Garde Présidentielle et un civil qui
apparemment les guidait. Il tenait une liste de noms en mains. Ils sont passés chez un autre voisin
et ont lancé des grenades et forcé la porte à coups de feu. Ils ont tué les occupants. Ils sont repartis
à pied. Mon boy que j’avais envoyé pour les suivre me rapporta plus tard que ces militaires avaient
tiré sur une série de maisons (quatre familles). 283
Comme au Rwanda il n’y a pas de noms de rues ni de numéro aux maisons, certaines ont été marquées
avant le génocide comme à Byumba le 7 avril 284 :
Voir les révélations de l’informateur Jean-Pierre, section 4.3.10 page 219.
Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/8, section 4.5.2, p. 40]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=40
278 Félicien Kabuga a mis sa famille à l’abri à l’ambassade de France à Kigali quand les massacres ont commencé en avril
1994, voir section 12.3.1 page 610.
279 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 152] ; le fac-similé d’un bon de transport de 25 662 kg de machettes destinés à
Félicien Kabuga en provenance du port de Mombasa est publié Ibidem, p. 154.
280 Voir section 4.3.6 page 211.
281 Voir par exemple le rôle du colonel Simba dans les régions de Gikongoro et Butare section 26.27 page 1029.
282 Voir les preuves de l’existence de ces listes section 4.3.8 page 215.
283 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 240].
284 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 248].
276
277
694
15. LE GÉNOCIDE
Even on the Thursday, the military began to mark the homes of Tutsis to be killed. 285
Un médecin de Kigali, Kamaso Pie, adhérent au MDR, témoigne de l’existence de listes de personnes
à tuer et du marquage de leurs maisons :
The idea that killings were triggered by popular anger is laughable. If that is the case, can you
tell me how it is that peasants of Rwanda know exactly where the politicians, political activists,
journalists and human rights activists critical of the government live ? We don’t have street address
in Kigali or anywhere else in Rwanda for that matter. Those of us who lived in Kigali did not
see enraged peasants looking for these targets. What we saw were Presidential Guards, soldiers,
gendarmes and interahamwe attacking the homes of people who were known to be unpopular with
extremists. They have marked out these houses in advance. Otherwise how did they know the exact
houses to attack ? 286
15.6.6
La rapidité du déclenchement des massacres
Plusieurs témoins et observateurs soulignent que les massacres sont déclenchés aussitôt après, ou
quelques heures après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana. Ainsi Willy Claes, ministre
belge des Affaires étrangères :
Il est remarquable, a-t-il dit, que dans un pays qui n’est pas des mieux organisés, comme le
Rwanda, toutes les voies d’accès à l’aéroport aient été bouclées dans les dix minutes après l’attentat
contre l’avion de Habyarimana et que les massacres aient commencé jusqu’à 100 kilomètres de Kigali
une heure plus tard à peine. On aurait dit la phase numéro un d’un plan soigneusement préparé. 287
15.6.7
La synchronisation du début des massacres
C’est à tort qu’on a cru que les massacres ont démarré d’abord à Kigali puis, faute d’avoir été stoppés
par la MINUAR, se sont étendus à tout le pays. Les journalistes étrangers, peu nombreux et terrorisés,
sont restés à Kigali et ne sont pas allés voir ce qui se passait ailleurs. La concomitance des massacres le
7 avril, en différents endroits du Rwanda, est frappante. Elle constitue une preuve que les massacres ont
été préparés, qu’il y a une organisation et que les communications ont parfaitement fonctionné. 288
285 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 366]. Traduction de l’auteur : Le jeudi même [7 avril], les militaires ont
commencé à marquer les maisons des Tutsi à tuer.
286 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 248]. Traduction de l’auteur : L’idée que les massacres ont été provoqués
par la colère de la population est risible. Si tel était le cas, pouvez-vous expliquer comment se fait-il que des paysans
rwandais connaissent exactement le lieu où habitent les politiciens, les militants politiques, les journalistes, les militants des
droits de l’homme qui critiquent le gouvernement ? Nous n’avons pas de noms de rue à Kigali ni ailleurs au Rwanda. Ceux
d’entre nous qui habitent Kigali n’ont pas vu de paysans enragés cherchant leurs victimes. Ce que nous avons vu, ce sont
des gardes présidentiels, des soldats, des gendarmes et des Interahamwe qui attaquaient les maisons de gens connus comme
opposants des extrémistes. Ils avaient marqué leurs maisons à l’avance. Sinon, comment auraient-ils su exactement quelles
maisons attaquer ?
287 Pierre-André Chanzy, Rwanda : un complot exécuté par des mercenaires ?, L’Humanité, 20 avril 1994 ; Récits d’horreurs
à Kigali à la veille du retrait belge, L’Avenir du Luxembourg, 21 avril 1994.
288 Voir quelques exemples, tableau 15.1 page 696.
695
15.6. PREUVES DE LA PLANIFICATION DU GÉNOCIDE
Lieu
Région
Heure
Événement
Source
Nkuli
Ruhengeri
7à9h
Massacre des Tutsi de la
cellule de Kinyababa
TPIR, Jugement Kajelijeli
Mukingo
Ruhengeri
7à9h
Massacre des Tutsi des
cellules de Busogo et
Rwankari
TPIR, Jugement Kajelijeli
7 à 12 h
Massacres organisés par le
col. A. Nsengiyumva
TPIR, “Militaires II”,
Acte d’accusation, section 5.22 ; Dallaire [72,
pp. 398-399]
Gisenyi
Nyundo
Gisenyi
Soir du 7
Massacre de 50 pers. au
séminaire
Aucun témoin [86, p. 244]
Busasamana
Gisenyi
Soir du 7
Massacre de 150 pers. à la
paroisse
Aucun témoin [86, p. 244]
Busogo
Gisenyi
Soir du 7
Massacre de 43 pers. à
l’église
Aucun témoin [86, p. 244]
Rambura
Gisenyi
7 à 16 h
Assassinat de 3 Belges
Sénat belge [201, 1611/7, section 3.5.3,
p. 462]
Gisovu
Kibuye
7
Assassinats,
vols
St-Exupéry,
29/06/1994
Kamembe
Cyangugu
7
Tutsi brûlés vifs par des
soldats et miliciens
Afr. Rights [5, pp. 632,
980]
Gisuma
Cyangugu
7à5h
Des gendarmes tuent et
volent
L. Melvern [140, p. 119]
Bugarama
Cyangugu
7à8h
Yusuf organise les massacres
Death, Despair [5, p. 1028]
Nyamata
Bugesera
Matin du 7
Massacres
L. Melvern [140, p. 128]
Nyamata
Bugesera
7 à 14 h
Des Interahamwe tuent
Death, Despair [5, p. 270]
Nyamata
Bugesera
7
Massacres
J. Hélène,
8/6/1994
Ntarama
Bugesera
7
Maisons de Tutsi incendiées par des miliciens
L. Melvern [140, p. 128]
Murambe
Kibungo
Nuit du 6-7
Muko
Gikongoro
7 à 22 h
Massacre dirigé par le brigadier de police
Aucun témoin [86, p. 365] ;
Chrétien [57, p. 105]
Mubuga
Gikongoro
Nuit du 6-7
Enlèvement du mari de
Béata Kabagwira
Afr.
Rights,
Dossier
Unifem/Kigali-ville
incendies,
Le
Le
Figaro,
Monde,
L. Melvern [140, p. 128]
Table 15.1 – Concomitance des massacres dans tout le Rwanda autour du 7 avril
696
15. LE GÉNOCIDE
15.7
Les appels à la haine et au meurtre lancés par les radios
15.7.1
RTLM, la radio qui tue
À partir de l’automne 1993, la radio RTLM, soutenue en coulisses par l’Akazu, lance ses appels à
la haine. Elle rythmera les journées du génocide à partir du 6 avril 1994, en multipliant les appels à
l’extermination des Tutsi. Car, l’une des spécificités du génocide de 1994, est son caractère massif et
public.
Pour Jean-Pierre Chrétien, il ne s’agit pas, dans la propagande de la radio RTLM et des autres
organes de la même mouvance, d’une simple juxtaposition d’appels à la haine forgés pour une polémique
conjoncturelle mais d’un système cohérent, enraciné dans une idéologie prédéfinie, suivant quatre grandes
lignes directrices :
1) La diabolisation globale des Tutsi identifiés biologiquement et dénoncés sur les plans social,
politique et moral.
2) La nécessité impérative pour les Hutu de constituer un bloc homogène, garantissant [garant]
du « peuple majoritaire », fondement de la logique ethniste du Hutu Power.
3) La priorité de l’identification ethnique.
4) La légitimation de la violence absolue par l’autodéfense. 289
Dès ses premières émissions en 1993, la RTLM appelle à tuer les Tutsi :
M. Michel Cuingnet, ancien chef de la Mission de coopération au Rwanda, a affirmé que dès les
premières émissions de la RTLMC en avril 1993, « on annonçait sur les ondes qu’il fallait “terminer
le travail et écraser tous les cafards” ». 290
Fin 1993, la RTLM mène campagne contre les Accords d’Arusha, contre les Casques-bleus belges de
la MINUAR et appelle à assassiner le Premier ministre actuel, madame Agathe Uwilingiyimana, ainsi
que celui pressenti dans les accords de paix :
Le 26 novembre 1993 déjà, l’ambassadeur Swinnen envoie un télex à Minafet [ministère des Affaires
étrangères] Bruxelles, dans lequel il signale que RTLM a appelé à assassiner la Première ministre,
Mme Agathe [sic], et le ministre du gouvernement de transition désigné dans le cadre des accords
d’Arusha, M. Twagiramungu. 291
La radio RTLM n’hésite pas à imputer des crimes imaginaires aux Belges de la MINUAR. Un Casquebleu raconte :
Le 20 janvier, nous étions présents à une rencontre avec M. Twagiramungu. Les Belges étaient
obligés de tirer en l’air pour évacuer M. Twagiramungu. À RTLM, on a dit que les militaires belges
avaient tiré dans le tas et qu’il y avait eu des morts. 292
Le 7 avril, les Belges sont accusés par la RTLM d’avoir participé à l’attentat qui a provoqué la mort
du Président Habyarimana :
RTLM émettait régulièrement des critiques vis-à-vis des Belges. Par exemple les Belges sont à la
solde du FPR. À la mort du président, RTLM a diffusé : les Belges sont responsables de la mort du
président. Ils ont proposé que dans chaque ville, il fallait tuer un Belge. 293
Ces propos sont confirmés par le général Dallaire :
289 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, 3.6.5.2, p. 500]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
290 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 276].
291 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, 3.11.1.2, p. 599]. http://francegenocidetutsi.
org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf
292 Audition du lieutenant Nees, S2 KIBAT I, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section
3.3.2.1 (4), p. 257]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=257
293 Témoignage du lieutenant-colonel Vincent, coopérant militaire belge, Commission d’enquête parlementaire du
Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.3.2.1 (4), p. 260] http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.
pdf#page=260 ; Autres témoignages [201, 1-611/12, pp. 32, 72, 83, 95]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=32
697
15.7. LES APPELS À LA HAINE ET AU MEURTRE LANCÉS PAR LES RADIOS
Le 7 avril 1994, le commandant de la Force de la MINUAR était informé que RTLM faisait de la
propagande anti-belge en déclarant que les gardiens de la paix belges de la MINUAR avaient aidé le
FPR à abattre l’avion présidentiel. 294
Pour le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui,
« l’intention claire et non équivoque » de commettre le génocide « se trouve bien contenue dans les appels
incessants au meurtre lancés par les médias, en particulier la RTLM ». 295
La radio RTLM est très liée au gouvernement intérimaire, elle le suit dans ses différentes retraites. 296
Patrick de Saint-Exupéry trouve cette radio fin mai 1994 à côté des bâtiments du gouvernement intérimaire :
Arrivé à Gitarama, je m’étais rendu au campement du gouvernement fantoche rwandais, installé
dans la cour d’une caserne. Un car régie de la Radio-Télévision libres des mille collines (RTLM) était
là, retransmettant d’assassins programmes. 297
Le 21 avril, Jean Kambanda, Premier ministre, déclare que les émissions diffusées par la RTLM sont
« une arme indispensable pour combattre l’ennemi. » 298
La radio RTLM ne se limite pas à semer la haine. Elle pousse les Hutu à tuer les Tutsi. Elle joue
un rôle majeur dans l’organisation des massacres, en désignant les victimes aux tueurs, en donnant leur
nom, leur lieu de résidence et d’autres renseignements pour les identifier.
La RTLM est très liée à l’armée. Son directeur général, Phocas Habimana, rencontre le chef d’étatmajor chaque jour. Le studio de la radio est gardé par la garde présidentielle. Des locaux à l’hôtel
des Diplomates sont affectés aux journalistes qui bénéficient aussi de chauffeurs et de gardes du corps
militaires. Chaque jour, les journalistes de la radio RTLM et de Radio Rwanda ont un briefing au ministère
de la Défense. Des officiers des FAR téléphonent à la RTLM pour faire diffuser les noms et adresses de
personnes qui ont échappé aux recherches. Mais la source principale d’information vient des Interahamwe
qui font diffuser des bulletins de recherche. 299 Des demandes d’armes pour les miliciens sont diffusées
par RTLM comme celle d’Euphrasia Kamatamu, conseillère du secteur Muhima, Nyarugenge (Kigali). 300
L’interrogatoire par quatre officiers des FAR d’un prisonnier du FPR, Janvier Salongo, qui a participé à
l’attaque du mont Rebero, est diffusé le 15 avril par la RTLM. Le prisonnier aurait été ensuite liquidé. 301
Ces preuves du lien entre la RTLM, le gouvernement intérimaire et l’armée rwandaise, contredisent
les affirmations de responsables français selon lesquelles cette radio seraient aux mains des extrémistes,
donc non contrôlée par le GIR et les FAR, comme le laisse entendre Bernard Kouchner après l’échec de
sa tentative d’évacuer des orphelins en France. 302
Voici quelques exemples de ces appels au meurtre de la RTLM :
Le 7 avril 1994, la RTLM a appelé les Hutus à se venger de la mort du président rwandais. Elle
a annoncé : « Les tombes ne sont pas encore pleines. Qui va faire du bon travail et nous aider à les
remplir complètement ? » 303
Le 8 avril, Valérie Bemeriki dit au micro de la RTLM que des membres du FPR, cachés chez un homme
d’affaires tutsi, Antoine Sebera, ont été attaqués. « Là ils sont en train de griller », s’exclame-t-elle. En
fait, l’attaque n’avait pas eu lieu, mais la diffusion de cette nouvelle en faisait une cible. La maison fut
encerclée et incendiée peu après. Noël Hitimana annonça que la maison de Joseph Kahabaye à Kivugiza
était un bastion du FPR. Des miliciens attaquèrent le quartier dans les heures qui suivirent et tuèrent
Joseph Kahabaye. Charles Kalinjabo fut tué lui aussi après avoir été dénoncé par la RTLM. Le 10 avril,
294 Général Dallaire, réponse écrite aux questions soumises par la Commission d’enquête du Sénat belge, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.1, p. 516]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=516
295 René Degni-Ségui, témoignage au TPIR, procès Kayishema/Ruzindana.
296 Mais le studio de la radio RTLM à Kigali, protégé par les FAR, y reste jusqu’à la prise de la ville le 4 juillet.
297 Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable [188, p. 128].
298 TPIR, Acte d’accusation de Ferdinand Nahimana, Case No 96-11-T, section 6.14, p. 22. http://francegenocidetutsi.
org/NahimanaAccusation.pdf#page=22
299 L. Melvern [142, p. 208].
300
Article
19,
Broadcasting
Genocide
[27,
p.
80].
http://www.article19.org/pdfs/publications/
rwanda-broadcasting-genocide#page=80
301 Article 19, Broadcasting Genocide [27, p. 80].
302 Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7.
303 Acte d’accusation, Procès des médias, TPIR, Ubutabera no 55.
698
15. LE GÉNOCIDE
Valérie Bemeriki lut une liste de treize « responsables du FPR » avec leur adresse, leur lieu de travail et
ajouta :
Leurs noms, vous les avez entendus, avec leurs secteurs et leurs cellules, nous trouvons donc que
ces gens-là en réalité étaient de connivence avec les Inyenzi-Inkotanyi, pour qu’ils tuent... qu’ils tuent
les Rwandais. 304
Le médecin régional de Cyangugu a été tué le 7 avril, après avoir été traité de complice par la radio
RTLM 305 :
Par téléphone on avait déjà été mis au courant des massacres de Kamembe-Cyangugu, au cours
desquels par exemple le médecin régional de Cyangugu que nous connaissions avait été brûlé vif
devant sa maison. Sur la radio incendiaire RTLM du parti extrémiste CDR, juste trois jours plus
tôt, le lundi (4 avril), il avait été insulté comme complice des rebelles, organisateur de réunions des
rebelles à Cyangugu. Lors d’un entretien le mardi avant l’attentat, donc le 5 avril, je ne lui avais pas
parlé de ces diffamations, parce que je connaissais son honnêteté et que je tenais ces accusations pour
totalement absurdes. 306
Le 13 avril, Valérie Bemeriki exhorte les auditeurs à suspecter leurs voisins :
Les gens doivent observer leurs voisins, regarder s’ils ne sont pas en train de comploter contre eux.
Parce que ces comploteurs sont les pires. Les gens doivent se soulever pour démasquer les comploteurs,
ce n’est pas difficile de voir si quelqu’un est en train de comploter contre vous. 307
Toujours le 13 avril, Bemeriki accuse le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, de soutenir le
FPR :
I have told you, persistently, the Inkotanyi claimed they would make a breakthrough in Gitarama
and in Butare... especially in Butare... where they would find an opening. And we are aware of the
fact that they have accomplices everywhere – even the préfet of Butare – and I am not making this
up, he himself said that he is a member of the PL but that, when the RPF comes, he will become
a follower of the RPF. So, if he plans to become an RPF supporter, that means that he is already
working for the RPF. 308
Le 13 mai, le Premier ministre intérimaire, Jean Kambanda déclare sur les ondes de la radio RTLM
que le FPR « nous exterminera tous » :
[...] Sachons d’abord que, par rapport à cette guerre, si le FPR parvient à s’emparer du pays, il
ne t’épargnera pas, quelle que soit ton appartenance à un parti politique. Il nous exterminera tous
ensemble, comme il le fait déjà d’ailleurs. 309
Le 13 mai, alors que les massacres semblent à leur point culminant, Kantano Habimana exprime plus
clairement que jamais l’idéologie génocidaire. Les Tutsi nous attaquent, nous les combattons, leur combat
est suicidaire, ils sont en voie de disparition :
Nous les combattrons et nous les vaincrons, cela est plus qu’une certitude, tout doute est impossible
et s’ils ne font pas attention, ils seront tous exterminés, parce que moi je l’ai vu. Une famille menacée
de disparition... normalement dans la culture rwandaise... mais que faire puisque les inkotanyi ne
comprennent pas le kinyarwanda [...] mais dans la culture rwandaise, une famille en voie d’extinction
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 241].
Il s’agit du docteur Ignace Nagapfizi. Des Interahamwe et des soldats l’ont battu, lui demandant tout ce qu’il savait
sur les Inyenzi, lui ont jeté du pétrole et y ont mis le feu. Cela s’est passé devant sa maison à Kamembe. Cf. Rwanda :
Death, Despair and Defiance [5, pp. 141, 632, 980]. Siméon Nchamihigo, substitut du procureur de Cyangugu, a été reconnu
responsable, entre autres, de cet assassinat. Cf. TPIR, ICTR-2001-63, Summary of the Judgment, 24 Septembre 2008.
Édouard Bandetse est impliqué également.
306 Témoignage de Wolfgang Blam, médecin de la coopération allemande à Kibuye. Cf. J.-P. Chrétien [57, p. 106].
307 RTLM, 12 avril, enregistré par Faustin Kagame, Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 300].
308 Article 19, Broadcasting Genocide [27, pp. 77, 92]. Traduction de l’auteur : Je vous l’ai dit avec insistance, que les
Inkotanyi allaient faire une percée à Gitarama et à Butare, surtout qu’ils disaient que la préfecture de Butare, que c’est par
là qu’ils allaient faire leur percée, et que c’est là qu’ils trouveraient la faille, et nous n’ignorons pas qu’ils y ont des complices
de tous les côtés, surtout que même le préfet de Butare, et je n’en rajoute pas, lui-même a dit qu’il est membre du PL (Parti
Libéral) mais que pour lui quand le FPR viendra, il sera un supporter du FPR. Alors s’il veut devenir un supporter du FPR,
c’est qu’il travaille déjà pour le FPR. http://www.article19.org/pdfs/publications/rwanda-broadcasting-genocide#
page=77
309 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 239].
304
305
699
15.7. LES APPELS À LA HAINE ET AU MEURTRE LANCÉS PAR LES RADIOS
tire habituellement ses flèches en profitant de la protection d’un talus... afin qu’en cas d’extrême
nécessité elle s’y abrite... Je crois bien que ce proverbe est facile à comprendre...
La famille en voie d’extinction au Rwanda, c’est donc laquelle ? Ce sont les inkotanyi. Parce que
c’est une clique, qui est issue d’un petit groupe de la population... qu’on nomme les Tutsi. Les Tutsi
sont très peu nombreux. D’ailleurs, même si, en termes de pourcentage, nous les considérons comme
représentant 10 %, cette guerre a probablement, peut-être 2 %... elle a enlevé 2 %... alors ils ne
représentent plus que 8 %... Mais donc ! Ces gens vont-ils continuer à se suicider, à engager une
bataille suicidaire contre un groupe nombreux, ne vont-ils pas vraiment être exterminés ? 310
Le 15 mai, Kantano Habimana relance les appels au combat et fait des remontrances aux ministres
repliés à Gitarama qui devraient encourager la chasse aux Tutsi :
Combattez-les avec des armes à votre disposition, vous avez des flèches, vous avez des lances...
pourchassez ces Inkotanyi, dans leurs veines coule le sang et dans les vôtres également... Plutôt que
quelqu’un vous ravisse vos biens, mieux vaudrait une lutte à mort, mieux vaudrait y périr... Prenez
donc vos « outils » traditionnels, approchez les forces armées rwandaises, entraînez-vous pour que
lorsque vous aurez les outils [...] vous soyez en mesure de vous dépêcher pour protéger vos biens et
chasser ces satanés inkotanyi. [...]
Concernant le gouvernement des sauveurs (batabazi)... 311 les gens continuent à dire beaucoup
de choses... en se demandant « Qu’en est-il du gouvernement des sauveurs ? Va-t-il se retrancher
définitivement à Gitarama ? » [...]
Les ministres devraient aller partout où les Inkotanyi ne sont pas encore présents... aller sur les
collines, partout ailleurs, dire aux gens leur soutien, leur apprendre comment esquiver les Inkotanyi,
leur couper la route, les tuer avec des lances...
L’on doit comprendre, moi, j’estime qu’au lieu de fuir, mieux vaudrait mourir dans ce pays, se
battre contre les Inkotanyi... jusqu’à ce que les Inkotanyi s’épuisent... nous devons donc combattre les
Inkotanyi, en finir avec eux (tukazimara), les exterminer (tukazitsemba), les balayer, (tukazisakumba)
dans tout ce pays... parce qu’il n’y a pas de refuge, pas de refuge alors ! Il n’y en a pas, il n’y en a
pas ! 312
Le 23 mai, Kantano Habimana se réjouit des tueries en ces termes :
Kagame n’avait pas prévu que les complices (ibyitso), hommes et femmes, allaient disparaître sous
la poussée des citoyens, à Kigali et partout ailleurs. Les fosses qui avaient été creusées pour les Hutu
ont été utilisées pour les complices... Les choses sont donc allées vite. Et maintenant lorsque Kagame
téléphone partout, le téléphone ne répond pas. Lorsqu’il téléphone chez un complice comme Agathe,
huii ! il ne trouve rien ! 313
Ces propos font écho à la menace de Paul Dijoud à Paul Kagame, 314 à la lettre du 21 décembre 1992
définissant l’ennemi, à la technique consistant à accuser les Tutsi d’avoir préparé le génocide des Hutu.
Le 18 juin, Georges Ruggiu appelle à tuer des Tutsi à Gitwe, commune de Mutara. Ils sont massacrés
le 20 :
Le 18 juin 1994, Georges Henri Yvon Joseph Ruggiu a annoncé sur les ondes de RTLM que les
Tutsi qui résidaient à Gitwe n’étaient pas encore tués, et a ordonné que les barrages routiers soient
renforcés afin que personne ne puisse fuir.
Le 20 juin 1994, suite à l’émission à laquelle se réfère le paragraphe 5.9, les Interahamwe se sont
rendus sur la colline de Gitwe, dans la commune de Mutara, en compagnie du bourgmestre Georges
Rutaganda et ont massacré plus de 70 familles, appartenant, pour la plupart, au groupe ethnique
tutsi. 315
15.7.2
Radio Rwanda appelle aussi à tuer
Radio Rwanda, la radio d’État officielle, a déjà été utilisée pour semer la haine, lors des massacres du
Bugesera en mars 1992, par exemple. Suite aux protestations venant de l’étranger, Ferdinand Nahimana
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 80].
Le Gouvernement intérimaire rwandais a été appelé gouvernement des sauveurs, sous-entendu des Hutu.
312 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 304-305].
313 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 266]. Agathe, c’est Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre,
assassinée le 7 avril.
314 Voir section 4.2.5 page 191.
315 TPIR, Affaire No ICTR-97-32-I, Le Procureur du Tribunal contre Georges Ruggiu, Acte d’accusation amendé, 10
décembre 1998, p. 11, section 5.9-5.10. http://francegenocidetutsi.org/RuggiuActeAccusation.pdf#page=11
310
311
700
15. LE GÉNOCIDE
avait été révoqué de la direction de l’ORINFOR. 316 Jean-Baptiste Bamwanga qui, le 3 mars 1992, avait
répété à cinq reprises le communiqué annonçant que les Tutsi allaient tuer des personnalités hutu, avait
été mis au placard. 317 Il figure en position 47 dans la liste des fondateurs de la radio RTLM.
Le matin du 7 avril 1994, Radio Rwanda est occupée par les militaires putschistes pour que le Premier
ministre, madame Agathe Uwilingiyimana, ne puisse adresser son message à la nation par la radio. Radio
Rwanda passe alors aux mains des extrémistes. 318 Le directeur de l’ORINFOR, Jean-Marie-Vianney
Higiro, qui contrôle Radio Rwanda, menacé de mort par des émissions de la RTLM, s’enfuit. 319 JeanBaptiste Bamwanga s’autodésigne chef de Radio Rwanda. 320
Radio Rwanda a servi à l’exécution du génocide, même si M. Ayala Lasso, Haut commissaire aux
Droits de l’homme de l’ONU, le 12 mai, 321 et Bernard Kouchner, le 14 mai 322 peuvent y lancer des
appels à l’arrêt des massacres et des combats.
Si l’on croit les assertions des membres du Gouvernement intérimaire selon lesquelles les massacres
sont le fait de militaires incontrôlés et de miliciens qui veulent venger la mort du président, ils auraient
dû lancer des appels sur Radio Rwanda pour calmer la population. Ils ne l’ont pas fait.
Au contraire, Radio Rwanda lance des appels à la population pour débusquer l’Inyenzi et l’exterminer. 323
Radio Rwanda made statements like : « The ennemy, we know him. We only have one enemy, he
who has never accepted the 1959 republic [i.e. Tutsis] and his accomplices. » « The enemy is he who
comes from the outside and wants us to submit to foreign domination. » « You, the majority of the
population who have benefited from the 1959 revolution, rise up and make sure that the enemy and
his accomplices are not around you ». 324
Ces appels à pourchasser l’ennemi reprennent les termes de sa définition dans la lettre du 21 septembre
1992 diffusée dans l’armée. 325
Le 12 avril, le préfet de Kigali, le colonel Tharcisse Renzaho, invite sur Radio Rwanda la population
à fouiller les habitations, les vallées marécageuses, les égouts « pour s’assurer qu’il n’y a pas d’inyenzi qui
se sont faufilés pour s’y cacher. » 326
Le FPR est accusé de toutes les sauvageries. Le 15 avril, Radio Rwanda diffuse un communiqué du
ministre de la Défense, Augustin Bizimana :
Étant entendu que le FPR continue à tuer cruellement la population innocente dans les zones de
combat, qu’à l’heure actuelle il a déjà massacré plus de vingt mille personnes ; puisque par ailleurs cette
extrême cruauté a été également observée à Nyamirambo le 14 avril où il a massacré la population en
la brûlant à l’essence, le ministre de la Défense rappelle à tous les Rwandais qu’ils doivent comprendre
que l’ennemi n’abandonne pas ses prétentions et que, par conséquent ils doivent se solidariser avec
leur armée pour le mettre en fuite et l’exterminer. 327
ORINFOR : Office rwandais d’information dont dépend Radio Rwanda.
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 61].
318 La Première ministre Agathe appelle Dallaire dans la nuit au sujet de son discours. Celui-ci appelle le directeur de la
station qui est d’accord mais demande la protection de la MINUAR. Ce dernier rappelle Dallaire et lui dit que la garde
présidentielle occupe la radio. Dallaire avertit Agathe de l’annulation de son discours. Cf. R. Dallaire [72, p. 300].
319 Il est parti avec le convoi des États-Unis le 9 avril vers le Burundi. Cf. Jean-Marie-Vianney Higiro, Rwandan Private Print Media on the Eve of the Genocide [206, p. 73]. Higiro rejoint plus tard les FDLR, puis rompt en 2004 avec
Murwanashyaka.
320 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 57, 78].
321 Commission des Droits de l’homme E/CN.4/S-3/3, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-3.pdf#page=
4
322 « Samedi 14/5 : intervention de Bernard Kouchner à la radio gouvernementale rwandaise pour appeler à l’arrêt des
massacres ». Cf. A. Guichaoua [98, p. 529] ; Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16
mai 1994, p. 4. En 2004, Bernard Kouchner affirme qu’il a parlé sur radio RTLM. A-t-il aussi parlé sur Radio Rwanda ?
Renaud Girard l’affirme.
323 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 297].
324 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 245]. Traduction de l’auteur : Radio Rwanda a fait des déclarations
comme : « L’ennemi, nous le connaissons. Nous n’avons qu’un ennemi, celui qui n’a jamais accepté la république de 1959
[cad le Tutsi] et ses complices. » « L’ennemi est celui qui vient de l’extérieur et veut nous soumettre à une domination
étrangère. » « Vous le peuple majoritaire qui avez bénéficié de la révolution de 1959, levez-vous et assurez-vous que l’ennemi
et ses complices ne soient pas autour de vous. »
325 Voir section 4.3.2 page 203.
326 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 298].
327 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 299].
316
317
701
15.7. LES APPELS À LA HAINE ET AU MEURTRE LANCÉS PAR LES RADIOS
Le 15 avril, Donat Murego, 328 après avoir rappelé que la révolution de 1959 a permis au peuple
majoritaire de se débarrasser du double joug, féodal et colonial, l’invite à refuser de retourner sous ce
joug :
[...][les inkotanyi] ont repris les combats... pour replacer le peuple sous le joug féodal, pour reprendre le pouvoir dont ils ont été chassés par la révolution populaire de 1959. Pour nous, il est
regrettable de constater que la malice est ajoutée à la cruauté. Et cela nous rappelle l’histoire du
Rwanda, celle du comportement du régime monarchique. Ces gens sont toujours dans la ligne des
anciens monarques. Ils ignorent l’époque où nous sommes. Ils ignorent l’évolution du Rwanda. Ils ne
veulent pas savoir que le Rwandais qui aime le Rwanda n’acceptera jamais de retourner sous le joug,
le joug qui avait été rejeté par le peuple, le peuple majoritaire, celui que constituent les Rwandais qui
aiment leur Rwanda, leur Rwanda qui s’est débarrassé du joug et qu’ils veulent vraiment continuer
à bâtir. Ils veulent détruire ce que le peuple a construit. Mais ils se trompent. Que cette guerre ne
nous fassent donc pas peur. Parce que, même ceux-là qui ont engagé la première guerre sont encore
en vie. Ils sont encore en vie et ils sont les habitants du Rwanda et ils l’aiment. Ses ayant-droits (bene
rwo). 329
Le 17 avril, toujours sur Radio Rwanda, Froduald Karamira de l’aile Power du MDR, 330 exprime
clairement que l’armée rwandaise fait la guerre aux « gens du FPR » habillés en civils et que c’est à la
population de les rechercher. Selon lui, il n’y a pas de front précis et les FAR n’ont pas à se battre contre
des soldats. C’est la théorie justifiant le génocide. Il est clair ici que le génocide n’est pas une guerre et
n’en est pas une conséquence, mais c’est l’inverse :
Mais le principal problème – je veux dire en matière de sécurité – c’est que pour les forces armées
rwandaises elles-mêmes, il est difficile d’identifier celui contre lequel elles se battent... parce que les
gens du FPR qui sont ici en ville sont mêlés avec les civils ; ils sont habillés comme des civils ; ils ont
des fusils... Par conséquent les forces armées ne peuvent pas se résoudre à se battre sur tel ou tel
front précis, car ce ne sont pas des soldats qu’ils ont en face dans les combats...
La population, après avoir mis à l’abri les enfants et les femmes, est en train de procéder à la fouille
systématique de toutes les habitations à la recherche de toute personne cachée, toute personne qui n’a
pas fait la patrouille avec les autres, qu’on n’a pas vue avec les autres, puisqu’une telle personne est
soupçonnée de détenir les armes, comme les gens qui en détiennent ne sont pas en uniforme militaire
et sont cachés parmi la population... 331
Le 21 avril, Radio Rwanda retransmet le discours du Premier ministre, Jean Kambanda, à Butare,
où celui-ci déclare que le conflit actuel est la « guerre finale » et que le gouvernement ne tolérerait plus
ceux qui sympathisent avec l’ennemi. 332 Le discours du Président Sindikubwabo à Butare a aussi été
retransmis par la radio nationale. 333
Ce même 21 avril, dans un forum organisé par Jean-Baptiste Bamwanga, Shingiro Mbonyumutwa du
MDR 334 déclare, sur Radio Rwanda, que le FPR va exterminer tous les Hutu :
« Imaginez donc ces Tutsi qui viennent de l’extérieur et qui, arrivés au Rwanda se mettraient à se
venger contre les ennemis qui les ont retenus dehors pendant trente ans ! [...] Ils vont exterminer, exterminer, exterminer, exterminer, [ugutsembatsemba-tsembatsemba]. Et c’est pourquoi toi qui penses,
te disant qu’il suffira de te soumettre... qu’il te suffira d’applaudir pendant qu’ils attaquent... tu perds
ton temps ! Ils vont t’exterminer jusqu’à ce qu’ils restent seuls dans ce pays, pour que ce pouvoir que
leurs pères avaient gardé pendant quatre cent ans, eux ils le gardent pendant mille ans !... Et que
personne ne ralentisse l’effort... » 335
Dans son rapport de mai 1994, Human Rights Watch écrit :
328 Donat Murego, historien, ancien haut fonctionnaire, a été accusé de participation à la tentative de coup d’État en 1980
et emprisonné. Libéré en 1990, il devient vice-président du MDR et dirige la tendance Hutu Power avec Froduald Karamira.
Il participe au génocide. Il est en 1975 l’auteur d’une thèse, La Révolution rwandaise 1959-1962. Essai d’interprétation,
Publication de l’Institut des sciences politiques et sociales, Louvain. Mgr Perraudin s’y réfère abondamment dans son livre.
329 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 126].
330 Froduald Karamira, vice-président du MDR, a été condamné à mort par la justice rwandaise et exécuté le 24 avril 1998
à Kigali.
331 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 302].
332 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 528] ; J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 300].
333 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 385].
334 Shingiro Mbonyumutwa est le fils du premier président de la République, Dominique Mbonyumutwa, nommé le 28
janvier 1961 à Gitarama. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 116].
335 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 299-300].
702
15. LE GÉNOCIDE
La Radio Nationale Rwandaise a diffusé des messages contradictoires, quelquefois appelant au
calme, mais souvent encourageant la poursuite des massacres. Tout récemment le 19 mai, elle ordonnait aux auditeurs de tuer tous les rebelles jusqu’au dernier homme et d’éliminer toute personne
soupçonnée d’opposer le [de s’opposer au] régime. Elle pourrait avoir adopté un ton plus dur ces
dernières semaines parce qu’elle remplaçait la Radio des Mille Collines, dont la portée de diffusion
avait été limitée à la ville de Kigali suite aux attaques répétées dont son émetteur avait été l’objet. 336
Radio Rwanda est citée par le rapporteur spécial, René Degni-Ségui, comme ayant orchestré avec la
RTLM la campagne « d’exhortation à la haine ethnique et à la violence ». 337
15.8
La méthode d’extermination
La conduite du génocide a été pensée et expérimentée au préalable. La planification du génocide a
été mise sur pied par les membres de l’Akazu, des FAR, des partis MRND et CDR, par la fraction Power
des partis d’opposition et par certains membres de l’administration.
Le rôle des intellectuels a été primordial dans la propagande, qui vise à assimiler tout Tutsi à l’ennemi,
et pour appeler la population à tuer par des discours en public ou à la radio.
L’organisation de l’événement déclencheur du génocide, l’attentat du 6 avril, a été le fait d’un groupe
très restreint, fort probablement constitué de quelques extrémistes et officiers supérieurs, jouissant d’appuis extérieurs, déterminés à empêcher qu’Habyarimana mette en application les Accords d’Arusha.
Différent, mais lié à ce dernier, le groupe qui déclenche les massacres est constitué principalement
des militaires Théoneste Bagosora, Pierre-Célestin Rwagafilita, 338 Protais Mpiranya, Aloys Ntabakuze,
François-Xavier Nzuwonemeye, Léonard Nkundiye, Anatole Nsengiyumva, Augustin Bizimungu, Tharcisse Renzaho, les chefs des milices et quelques responsables du MRND et de la CDR. Ils sont peu
nombreux mais à Kigali, ils contrôlent les troupes d’élite.
Tous leurs actes ont été préparés, listes de personnes à tuer, repérage des maisons des victimes, caches
d’armes, entraînement des miliciens, accusations contre les Tutsi diffusées par les radios, provocation du
bataillon FPR au CND. Le couvre-feu obligeant les gens à rester à leur domicile est imposé à tout le
pays. 339 Les barrières sont mises en place. Il y en a à l’entrée et à la sortie de chaque localité. 340 Tout
Tutsi contrôlé aux barrières est exécuté. Une autorisation est nécessaire pour se déplacer d’une commune
à l’autre. Les frontières sont fermées.
Un dispositif semblable à celui de Kigali est mis en place simultanément le 7 dans toutes les communes
du Rwanda. Les Hutu d’opposition, les intellectuels ou hommes d’affaires tutsi sont visés nominativement
et tués à leur domicile. À la campagne, les maisons des Tutsi sont pillées et incendiées.
Après la mise en place du gouvernement intérimaire, l’exécution des massacres est pilotée par quatre
hiérarchies parallèles, celles de l’armée et de l’administration, celle des milices et celle de l’autodéfense
populaire. Le colonel Bagosora contrôle, de fait, le Gouvernement intérimaire, les FAR et les milices, et agit
aussi par l’organisation de l’autodéfense populaire. Le chef d’état-major des FAR, Augustin Bizimungu,
fournit des militaires pour exécuter les massacres et approvisionne en armes les milices et les couvre. Les
milices obéissent en fait à Bagosora, à Bizimungu et à leurs leaders MRND et CDR, mais prétendent être
un mouvement spontané de la population. Elles s’opposent aux quelques cadres administratifs et officiers
des FAR qui veulent empêcher les massacres. Enfin, le GIR et l’administration prennent la direction des
massacres quand, profitant du départ des militaires et observateurs étrangers, ils sont sûrs de pouvoir
agir dans l’impunité. Ils commandent à la gendarmerie et aux policiers locaux.
Ce système à quatre hiérarchies parallèles permet d’imposer les massacres partout, car, si un maillon
bloque dans une chaîne de commandement – un responsable administratif ou un officier qui s’oppose aux
massacres –, une autre chaîne est activée, soit les milices, soit l’autodéfense populaire. Les milices ayant
Human Rights Watch, May 1994, Vol. 6, No. 4. http://francegenocidetutsi.org/hrw-rwandamai94.htm
Assemblée générale ONU A/49/508, Conseil de sécurité, S/1994/1157. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf
338 Rwagafilita est décédé au Cameroun quand il s’y est réfugié, probablement en 1995. Cf. Audition de Joseph Ngarambe,
TPIR, Affaire No ICTR-99-50-T, Gouvernement II, 5 octobre 2004.
339 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 236, 385]. Voir le communiqué de Bagosora du 7 avril à 6 h 30, section 9.4
page 537.
340 Ces barrières, tenues par des civils ou des militaires, n’avaient aucun rapport avec les opérations militaires. Cf. Jugement
Kayishema TPIR, section 288.
336
337
703
15.8. LA MÉTHODE D’EXTERMINATION
le défaut de dépendre de partis, MRND et CDR, l’autodéfense populaire a l’avantage d’être au-dessus
des appartenances partisanes.
C’est le GIR qui décide d’écarter les opposants. C’est lui qui prend les décisions de déclencher les
massacres de masse. Il les prend en Conseil des ministres ou en réunissant les préfets comme le 11
avril. 341 Il n’y a pas d’ordre explicite de tuer les Tutsi. Mais aucune consigne n’est donnée pour arrêter
les tueurs et les responsables administratifs qui s’opposent aux massacres sont accusés d’être complices
de l’ennemi. Au niveau préfectoral, sous-préfectoral et communal, le déclenchement des massacres est
décidé en conseil de sécurité.
Les radios appellent à tuer. Radio Rwanda dépend du GIR et la RTLM des dirigeants MRND, CDR
et des FAR.
Les autorités encouragent les Tutsi à se regrouper. Guidés par l’expérience des massacres antérieurs, ils
vont se réfugier dans les centres paroissiaux. Mais on les pousse à aller aussi dans les stades, les écoles, les
centres de santé, les centres communaux, au prétexte que là, leur dit-on, il sera plus facile de les défendre.
Les bourgmestres envoient des gendarmes pour « protéger » les Tutsi. Les gendarmes désarment les Tutsi.
Ils leur interdisent de sortir. Les responsables locaux les affament et les privent d’eau pendant plusieurs
jours.
Quand ils sont bien affaiblis, la décision de l’extermination est prise en conseil de sécurité communal
ou préfectoral. Parfois, c’est un membre du GIR qui vient donner cet ordre. Des armes sont réunies, des
militaires, des gendarmes et miliciens sont acheminés sur les lieux. Des paysans, armés de machettes et de
gourdins cloutés, sont amenés là en camions. Des accusations contre les Tutsi sont lancées : ils cachent des
armes, ils écoutent la radio du FPR, ils menacent la sécurité des Hutu. Les paysans et miliciens chantent
des chants de guerre comme celui-ci, chanté lors de l’attaque de la grotte de Kigarama à Nyakavumu
(Gishyita), le 13 mai 1994 342 :
Est-ce que c’est un péché de tuer un Tutsi ? Non.
Exterminons-les, exterminons-les,
Tuons-les et enterrons-les dans les forêts,
Faisons-les sortir des forêts,
Ensevelissons-les dans les grottes,
Faisons-les sortir des grottes et massacrons-les.
Arrêtez-vous pour que nous puissions vous tuer,
Ne nous causez pas de difficultés,
Car votre dieu est tombé à Ruhengera,
Pendant qu’il se rendait au marché pour acheter des patates douces.
N’épargnez même pas les bébés,
N’épargnez pas les vieillards
Et n’épargnez pas non plus les vieilles femmes,
Car même Kagame était un bébé quand il est parti.
Nous notons qu’il est aussi chanté lors de l’attaque de l’église 343 et du Home Saint-Jean à Kibuye, 344
ainsi que lors de l’enfumage de la grotte de Kigarama à Nyakavumu (Gishyita). 345
Jean-Bosco Barayagwiza, idéologue de la CDR et fondateur de la Radio Mille collines, aurait lancé
au premier meeting de la CDR, en mars 1992 au stade de Nyamirambo, le slogan « tubatsembatsembe »,
« Exterminons-les », à propos des Tutsi. 346 Ce slogan est repris dans les manifestations de la CDR 347 et
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 382].
Déposition du témoin HH au procès Kayishema/Ruzindana au TPIR, ICTR-95-1-T, séance du 16 février 1998 [187,
no 31, 2 mars 1998].
343 Voir section 26.12.2 page 1000.
344 Voir section 26.12.3 page 1001.
345 Voir section 26.12.5 page 1001.
346 L. Melvern [141, p. 52] ; au procès des médias, le témoin X, le 26 février 2002, « déclare avoir vu Barayagwiza en compagnie de Nahimana, au mois de mars 1992, à Nyamirambo (Kigali) lors d’une “manifestation populaire”. Lors de celle-ci,
Barayagwiza aurait pris la parole et employé le mot Gutsembatsemba, qui signifie l’extermination totale des Tutsi, il aurait
dit “Abatutsi tuzaba tsembatsemba” (“Les Tutsi, nous les exterminerons tous”). Et ce déjà deux ans avant le génocide. »
Cf. TPIR, Case No ICTR-99-52-T, section 310, p. 104. http://francegenocidetutsi.org/MediasJugementEtSentence.pdf#
page=110
347 TPIR, Case No ICTR-99-52-T, Judgement, 6.1 section 697, p. 241, section 719, p. 251. http://francegenocidetutsi.
org/MediasJugementEtSentence.pdf#page=247
341
342
704
15. LE GÉNOCIDE
pendant le génocide dans les chants de marche des miliciens.
L’attaque commence avec des tirs d’armes à feu 348 par des gendarmes, des policiers, des militaires ou
des miliciens, car les Tutsi se défendent avec des pierres. Les grenades sont utilisées en particulier dans
les lieux fermés. Quand les Tutsi qui se défendent sont mis hors de combat ou ont épuisé leurs stocks de
pierres, l’assaut est donné à l’arme blanche par les miliciens. Les paysans bouclent le périmètre, abattent
ceux qui fuient, achèvent les blessés et délestent les cadavres de tout objet de valeur. 349
Les miliciens arrêtent le « travail » le soir à heure fixe. Cela permet aux rares survivants de tenter de
s’échapper dans la brousse. Les tueurs sont récompensés avec de la bière et ont le droit de prélever leur
butin sur les victimes. Les paysans mangent les vaches que les Tutsi ont amenées avec eux et pillent leurs
maisons.
Le lendemain, les tueurs reviennent achever les blessés, parfois ce sont des femmes ou des enfants qui
le font. Les cadavres sont abandonnés aux chiens. Au bout de quelque temps, l’administration décide de
les faire enlever par des prisonniers de droit commun et de les jeter dans des fosses avec des camions et
des engins des entreprises publiques. 350
Les exécutions sur les barrières continuent pendant toute la durée du génocide, y compris dans la zone
Turquoise contrôlée par l’armée française. Des battues sont organisées pour traquer les Tutsi cachés en
brousse.
Durant la campagne de pacification, des autorités locales font croire que tout est terminé, que la paix
est revenue, que les Tutsi n’ont plus rien à craindre. Ceux qui sortent de leurs cachettes sont abattus.
Aucun lieu, ni les églises, ni les hôpitaux, n’auront été un abri contre les massacres. Il y a eu des
camps de réfugiés où les massacres se sont faits par prélèvements sélectifs (Sainte-Famille, Kabgayi, stade
de Kamembe) mais le massacre total était prévu dans la plupart de ces camps.
15.9
Les opposants au génocide
Il y eut très peu de Hutu opposants au génocide. Ceux qui s’opposèrent au génocide y laissèrent le plus
souvent la vie, c’est pourquoi il faut évoquer leur courage. Grâce à eux, il est faux, complètement faux,
de dire que tous les Hutu, tous les militaires, tous les gendarmes, tous les responsables administratifs ou
politiques ont tué.
Des témoins ont vu au début des massacres en avril à Kigali, des uniformes sur les tas de cadavres.
C’étaient probablement des militaires ou des gendarmes qui avaient tenté de faire passer des barrières à
des Tutsi pour les mettre en lieu sûr. 351 Il y eut des Hutu pour cacher des personnes menacées. Même,
il ne fut pas rare que des tueurs ou leurs proches cachent chez eux des Tutsi. Ils acceptaient de cacher
leurs voisins, leurs proches, mais allaient massacrer des Tutsi plus loin sur d’autres collines.
Il y eut des responsables administratifs qui prirent la défense des Tutsi et tentèrent d’empêcher les
massacres. Ils furent démis et parfois même assassinés. Parmi eux, le préfet de Butare, Jean-Baptiste
Habyalimana, a été révoqué le 17 avril puis assassiné, ainsi que sa femme et ses enfants. 352
Justin Higiro, le bourgmestre de Musebeya (Gikongoro), a été démis le 28 mai par le sous-préfet
Hategekimana qui le remplace par le chef des assaillants, Jean-Chrysostome Ndizihiwe. 353
Justin Nyandwi, le bourgmestre de Musambira, s’opposa au génocide jusqu’au 18 avril. Il fut attaqué
le 20 avril puis remplacé par Abdrahman Iyakaremye, dirigeant du MRND. 354
Le bourgmestre de Nyamabuye (Gitarama) agit en secret pour sauver des Tutsi mais n’affronte plus
les tueurs après le 18 avril. 355
348 De l’artillerie aurait été parfois utilisée. Ainsi Israël D., conseiller communal de Nyabisindu (nord de Butare), qui
commandait aux tueurs, dit : « Arrivés dans mon secteur, ils [des militaires] ont installé les mortiers en dessous de chez
moi et ils ont commencé à mitrailler les réfugiés ». Cf. Y. Mukagasana [153, p. 154]. Mais il faut prendre garde à la fidélité
de la traduction : ici, il s’agit peut-être de mitrailleuses étant donné le verbe utilisé.
349 Vincent Hugeux donne une image des trois échelons d’une troupe de tueurs revenant du « travail » à Bisesero, d’abord
les soldats ou gendarmes munis de fusils, ensuite les miliciens équipés d’armes blanches, enfin les paysans chargés des objets
pillés. Voir section 29.6.1 page 1111.
350 Voir les témoignages de Jean-Philippe Ceppi, section 17.1 page 761, et de Jean-Marie Milleliri, section 17.1 page 760.
351 Témoignage de Xavier Anglaret et Valériane Leroy à l’auteur, Bordeaux, 28/10/2003.
352 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 516, 619-620].
353 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 369-384, 405-406].
354 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 323].
355 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 319, 321, 323].
705
15.10. LES VICTIMES
Jean-Marie Vianney Gisagara, bourgmestre de Nyabisindu (ex-ville royale de Nyanza) s’oppose à ceux
qui attaquent les Tutsi. Il est assassiné. 356
Narcisse Nyagasaza, bourgmestre de Ntyazo, décide de fuir plutôt que d’exécuter le génocide. Il est
assassiné également. 357
Callixte Ndagijimana, bourgmestre de Mugina (à l’est de Gitarama) est assassiné le 21 avril. 358
Le préfet de Gitarama, Fidèle Uwizeye, résiste jusqu’à fin mai puis s’enfuit. Le 18 mai, le GIR l’oblige
à tenir une réunion avec ses bourgmestres à Murambi, en présence de ministres et de dirigeants Hutu
Power. À sa demande de mesures pour faire cesser les massacres, Jean Kambanda répondit par la nécessité
de soutenir le nouveau gouvernement. S’étant retiré, des responsables communaux furent accusés par les
leaders Hutu Power d’être complices des Inkotanyi. Uwizeye est remplacé par le major Jean-Damascène
Ukurukiyezu. 359
Le préfet de Kibungo, Godefroid Ruzindana, tente aussi de s’opposer aux massacres, il est renvoyé le
17 avril et massacré avec ses proches. 360
Le bourgmestre de Giti (Byumba), Édouard Sebushumba, ordonna de tirer sur les Interahamwe qui,
venant de la commune de Murambi, menaçaient les réfugiés dans sa commune. Il n’y eut pas de massacre
et l’APR arriva rapidement. 361
Ils furent rares. D’autres responsables administratifs, plus opportunistes ou timorés, prirent d’abord
la défense des Tutsi, puis voyant que toute résistance était vaine, ils n’empêchèrent pas les massacres ou
même y participèrent.
Des officiers des FAR se sont opposés au génocide, comme le major Habyarabatuma à Butare. 362
Des officiers de gendarmerie se sont opposés au génocide comme le colonel Innocent Bavugamenshe.
Dans la plupart des cas, les Tutsi attaqués n’avaient aucun recours, sinon de se défendre avec des pierres
ou de fuir. Des prêtres, dans les paroisses desquels ils étaient réfugiés, téléphonaient aux autorités, préfets,
sous-préfets, bourgmestres. Ceux-ci envoyaient des gendarmes pour protéger les personnes traquées. Mais
au bout de quelques jours ces gendarmes participaient aux tueries ou en prenaient même la direction. Il
n’y avait plus rien à espérer, ce qui explique la citation de Dante en exergue à cet ouvrage.
15.10
Les victimes
15.10.1
Les Tutsi
Les victimes sont, dans leur grande majorité, des Tutsi. Les Hutu n’ont jamais fait l’objet de massacres
de masse. Les Tutsi ont été identifiés soit par le fait qu’ils étaient connus comme tels, soit par leur carte
d’identité ou par des critères morphologiques, ce qui provoqua des méprises. Dans le cas de couples
« mixtes » les enfants avaient l’ethnie du père. C’est ainsi que des femmes hutu enceintes furent tuées
parce que leur fœtus avait été conçu par le père tutsi. 363
La plupart des Tutsi du Rwanda furent exterminés. On compte 10 à 20 % de Tutsi survivants.
Ceux qui ont survécu, soit habitaient dans le Nord-Est et ont pu être sauvés par l’offensive du FPR,
soit se sont réfugiés dans des grands camps comme ceux de Kabgayi, de Nyarushishi, de la Sainte-Famille
à Kigali qui n’ont pas subi une extermination générale, soit ils ont pu fuir au Burundi, soit ils ont été
cachés par des Hutu, soit ils se sont cachés dans des marais ou dans la brousse, soit ils ont pu résister
jusqu’au bout comme à Bisesero – mais c’est le seul cas –, soit, pour les femmes, elles ont servi à satisfaire
les besoins sexuels des tueurs.
Géographiquement, les massacres eurent une ampleur variable. Dans le Nord-Ouest, la région du clan
présidentiel, il n’y avait presque plus de Tutsi à tuer en 1994 suite aux massacres et déportations des
356 Ibidem, pp. 538, 571-573 ; African Rights, The Nairobi Communique and the Ex-FAR/Interahamwe [21, p. 54]. http:
//francegenocidetutsi.org/AfricanRightsReportNairobiCommunique9November.pdf#page=54
357 Ibidem, p. 573 ; Y. Mukagasana [153, pp. 153-154] ; African Rights, Nairobi communiqué... [21, p. 55].
358 African Rights, Tribute to courage [19, p. 56] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 324] ; Sites du génocide [66, p. 241].
359 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 317-320, 324, 330].
360 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 311].
361 Mémorial du génocide [66, p. 27].
362 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 533].
363 Jugement Akayesu, TPIR, Case ICTR-96-4, 2 septembre 1998, section 121. http://francegenocidetutsi.org/
Akayesu-Judgment-en.pdf#page=37
706
15. LE GÉNOCIDE
années précédentes. Dans le Nord-Est, les massacres durèrent moins longtemps en raison de l’offensive
du FPR qui contrôlait la région de Byumba à Kibungo début mai.
Dans les régions de Butare et Gitarama, les massacres démarrèrent plus tard en raison de la résistance
des préfets mais furent d’autant plus intenses quand ces résistances furent vaincues. L’offensive du FPR
sur Gitarama permit de sauver les Tutsi encore vivants du camp de Kabgayi le 3 juin.
Dans les régions de Gikongoro, de Cyangugu, de Kibuye, les massacres commencèrent le 7 avril et,
lors de la fuite du GIR le 15 juillet, ils ont pu continuer, certes à une échelle réduite, car les troupes
françaises ne désarmèrent pas les assassins.
Chronologiquement, l’essentiel des massacres a été accompli au mois d’avril comme le souligne Wolfgang Blam, médecin allemand à Kibuye, rescapé du génocide :
Il est faux de parler de cent jours de génocide. Fin avril, la plus grande part de la population tutsi
avait été exterminée. 364
En effet, à l’exception de quelques camps de regroupement comme l’église Sainte-Famille à Kigali,
les camps de Kabgayi, le camp de Nyarushishi où les Tutsi furent l’objet de harcèlement et de meurtres
sélectifs mais ne furent pas tous massacrés, dans tous les autres lieux où ils furent regroupés il y a eu une
extermination quasi totale au mois d’avril.
Scott Straus a travaillé sur le « dictionnaire nominatif » des victimes du génocide dans la préfecture de
Kibuye entrepris par l’association Ibuka. Bien que celle-ci n’avait pas terminé le recueil, Straus a travaillé
sur les 59 050 cas enregistrés. 365 Dans 43 % des cas, la date de mort est indiquée dans le « dictionnaire
nominatif ». Straus a fait une courbe de l’évolution dans le temps du pourcentage de morts quotidien par
rapport au total. 366 Bien que nous n’aimions pas les statistiques sur les pourcentages, nous présentons
ce diagramme figure 15.2 page 708. 367 Le principal pic du 6 au 21 avril est l’illustration de ce que dit
Wolfgang Blam. Le pic de fin avril correspond à l’attaque de la milice de John Yusuf Munyakazi dans la
région de Kizenga-Rwamatamu les 27-28 avril. Le pic du mois de mai correspond à l’offensive sur Bisesero
des 13 et 14 mai au moment où Bernard Kouchner vient discuter avec le GIR et les chefs des FAR de
l’évacuation d’orphelins en France. Fin juin et début juillet, alors que les Français sont là, il y a toujours
des morts...
15.10.2
Les Hutu opposants
Les dirigeants politiques hutu favorables aux accords d’Arusha, donc à un gouvernement élargi au
FPR, furent les premiers ciblés par les assassins.
Des Hutu furent tués pour avoir protégé des Tutsi. Il y a aussi des cas de Hutu tués par erreur. Le
stéréotype du Tutsi long, mince, a trompé parfois les miliciens :
– Tu te souviens de K. ?
– Oui, bien sûr, c’était un Parmehutu féroce (actuellement Hutu Power)
– Il était avec l’ancien gouvernement jusqu’au bout. Puis il s’est fait tuer à Gisenyi parce que des
Interahamwe l’ont pris pour un Tutsi !
– Méprise ! 368
15.10.3
Évaluation du nombre de victimes
Le nombre de morts dus aux massacres a été constamment sous-estimé, à l’extérieur du Rwanda, par
manque d’information ou altération de celle-ci. Les observateurs étrangers ont connu l’ordre de grandeur
des victimes des massacres à Kigali mais ils ont complètement ignoré les massacres ailleurs qui ont
pourtant aussi démarré le 7 avril.
Philippe Gaillard, rentré de Kigali, déclare :
Wolfgang Blam, Conférence à Strasbourg, avril 2004.
Le rapport du MINALOC donne 84 341 morts déclarés pour Kibuye. Voir tableau 15.3 page 710.
366 S. Straus [200, p. 57].
367 Philip Verwimp obtient un diagramme de même allure avec le nombre de morts par jour. Il estime la date de la
mort pour ceux où elle n’est pas indiquée. Cf. Philip Verwimp, Death and survival during the 1994 genocide in Rwanda,
Population Studies, Vol. 58, No . 2, 2004, pp. 233-245. http://francegenocidetutsi.org/VerwimpKibuye.pdf
368 Albert Hilbold [103, p. 50].
364
365
707
15.10. LES VICTIMES
Figure 15.2 – Pourcentage du nombre de morts par jour dans la préfecture de Kibuye rapporté au total.
Source : Scott Straus [200, p. 57]
Je pense qu’il y a au bas mot un million de morts. Quand j’ai prononcé le chiffre de 500 000 morts
il y a deux mois, le général Dallaire [commandant les troupes à Kigali] m’avait dit que j’exagérais
et m’avait traité de fou. Depuis, ici, il n’est plus fou de dire qu’il y a eu en tout cas un million de
morts. 369
L’universitaire belge Filip Reyntjens avance, pour sa part, plus de 1 100 000 morts.
L’effectif de Tutsi dans la population rwandaise ne peut être connu exactement d’une part du fait que
des Tutsi devenaient Hutu ou se faisaient passer pour Hutu, d’autre part parce que les autorités sousestimaient la population tutsi pour faire baisser les quotas de Tutsi. Un démographe, William Seltzer,
estime la population tutsi en 1994 à 657 000. Il estime le nombre de tués lors du génocide à 500 000 soit
76 % des Tutsi. 370
S’appuyant sur des données de la préfecture de Butare, Alison Des Forges estime « qu’au moins 500 000
personnes, soit environ les trois quarts de la population tutsi du Rwanda ont été tuées dans le cadre du
génocide. » 371 Philip Verwimp retient aussi 75 % de Tutsi tués. 372
Jean-Paul Gouteux relève que, selon un recensement de la population financé par le PNUD en 1978,
il y aurait plus de 25 % de Tutsi. 373 Si on considère, poursuit-il, qu’il y avait 25 % de Tutsi sur les 7.5
millions de Rwandais et que 90 % d’entre eux ont été exterminés, le nombre de victimes du génocide
serait de 1 700 000. 374
Le 17 décembre 2001, le ministère de l’Administration locale et des Affaires sociales (MINALOC) du
Rwanda a publié un rapport intitulé « Dénombrement des victimes du génocide », présentant les effectifs
des personnes qui ont succombé pendant le génocide de 1990 à 1994. 375
Ce dénombrement effectué en juillet 2000 en collaboration avec plusieurs ministères et l’université
nationale du Rwanda, a permis l’enregistrement de 1 074 017 victimes déclarées et 934 218 effectivement
dénombrées. 376
369 Ayant évalué à un million le nombre de victimes le CICR appelle à une aide internationale massive, Le Monde, 14
juillet 1994, p. 5.
370 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 22].
371 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 23].
372 Philip Verwimp, Death and survival during the 1994 genocide in Rwanda, Population Studies, Vol. 58, No . 2, 2004,
pp. 233-245. http://francegenocidetutsi.org/VerwimpKibuye.pdf
373 Théo Karabayinga et José Kagabo, Les réfugiés, de l’exil au retour armé, Les Temps modernes, juillet 1995, pp. 63-90.
374 J.-P. Gouteux [96, p. 20].
375 Christophe Bazivamo, Dénombrement des victimes du génocide - Rapport final (complet), MINALOC Rwanda, 1 avril
2004. http://francegenocidetutsi.org/MinAlocStudy.pdf
376 Les victimes déclarées sont celles qui sont simplement déclarées décédées. Les victimes dénombrées sont celles pour
708
15. LE GÉNOCIDE
Date
Nombre de morts
Sources
11 avril
20 000
Associated Press [86, p. 235]
19 avril
100 000
Human Rights Watch Int., Herald Tribune, 21 avril 1994
21 avril
> 20 000
Ibrahim Gambari, représentant du Nigeria au Conseil de
sécurité
21 avril
100 000
Colin Keating, représentant de la Nouvelle-Zélande au
Conseil de sécurité, L’Humanité, 21 avril 1994
23 avril
100 000
Mark Doyle, journaliste de la BBC à Kigali, L. Melvern
[140, p. 176]
25 avril
500 000
Maurice Herson, Oxfam Rwanda, L. Melvern [140, p. 176]
27 avril
300 000
MSF, Le Figaro, 12 janvier 1998
28 avril
100 000
CICR, Le Monde, 30 avril 1994
28 avril
< 100 000
29 avril
200 000
Boutros-Ghali, Sec. Gen. ONU, S/1994/518
6 mai
200 000
ONU, Le Soir, 6 mai 1994
6 mai
500 000
David Bryer, Oxfam, Le Soir, 6 mai 1994
11 mai
> 200 000
15 mai
500 000
17 mai
100 à 200 000
Jean Hélène, Le Monde, 17 mai 1994
20 mai
200 à 500 000
Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994
31 mai
250 à 500 000
Boutros-Ghali, Sec. Gen. ONU, S/1994/640
28 juin
Proche du million
14 juillet
1 000 000
Philippe Gaillard, Le Monde, 14 juillet 1994
6 octobre
1 000 000
Boutros-Ghali, Sec. Gen. ONU, S/1994/1133
J. Bicamumpaka, Le Monde, 30 avril 1994
José Ayala Lasso, ONU, E/CN.4/S-3/3
Philippe Gaillard, Le Monde, 14 juillet 1994
René
Degni-Ségui
citant
S/1994/1157 sectionII-A-1
certains
observateurs,
Table 15.2 – Évolution de l’estimation du nombre de victimes depuis le 7 avril 1994
Les observations faites dans le rapport conduisent à penser que ces chiffres sont sous-estimés en raison
d’omissions liées aux oublis, à la peur de parler ou de révéler le nombre exact des victimes pour ne pas
être interpellé par la justice, en raison du manque d’information dans des zones où des familles entières
ont été décimées, etc. Tenu compte de ces remarques, il nous semble que le chiffre d’un million de morts
donné par Philippe Gaillard en juillet 1994 est plus proche de la réalité que les « 800 000 morts selon
l’ONU » que rabâchent les journalistes et les agences de presse depuis des années.
99,2 % des victimes dénombrées ont été tuées entre avril et décembre 1994.
Le nombre de victimes du génocide le plus élevé a été enregistré dans la province de Butare, où il
atteint 22,1 % du total des victimes du génocide, suivi de Kigali-Rural, 14,6 % et Gitarama 12,1 %. Voir
Tableau 15.3 page 710. PVK est la province de la ville de Kigali. 377
Les enfants et les jeunes jusqu’à 24 ans ont été la cible des génocidaires et représentent 53,7 % des
victimes alors que 41,3 % sont des adultes âgés de 25 à 65 ans, à l’exception des provinces de Kigali et
lesquelles les renseignements demandés dans le questionnaire, nom, sexe, âge, date, lieu, mobile du meurtre, moyen du
meurtre ont été obtenus.
377 N’ayant pas eu ce rapport en main nous ne pouvons en présenter tous les aspects. Mais ici, à l’aide des chiffres du
recensement de 1991, nous pourrions calculer le pourcentage de victimes par préfecture.
709
15.11. ÉTAPES DU DÉROULEMENT DU GÉNOCIDE
Province
Effectifs
%
déclarés
Butare
Effectifs
%
dénombrés
220 996
20.7
206 871
22.1
7 473
0.7
6 550
0.7
Cyangugu
59 786
5.6
55 271
5.9
Gikongoro
106 761
10
96 372
10.3
38 434
3.6
35 130
3.8
Gitarama
129 181
12.1
113 261
12.1
Kibungo
88 612
8.3
82 431
8.8
Kibuye
84 341
7.9
72 688
7.8
Kigali-Rural
165 480
15.5
136 359
14.6
PVK
130 249
12.2
98 131
10.5
Ruhengeri
16 014
1.5
11 925
1.3
Umutara
26 690
2.5
19 229
2.1
1 074 017
100
934 218
100
Byumba
Gisenyi
Total
Table 15.3 – Nombre de morts du génocide de 1990 à 1994 déclarés et effectivement dénombrés par
préfecture. Pourcentages par rapport au nombre total des morts. Source : MINALOC, 17 décembre 2001
de Byumba où ces proportions s’inversent.
Le génocide a frappé beaucoup plus les hommes que les femmes. Ainsi, la proportion du sexe masculin
est de 66,6 % à Byumba, 63,5 % à Cyangugu, 61,5 % à Ruhengeri, 60,6 % à Gitarama et 60,5 % dans la
province de Kigali.
Les victimes ont été massacrées en majorité parce qu’identifiées comme tutsi (93,7 %).
15.11
Étapes du déroulement du génocide
Les massacres commencent dans la nuit du 6 au 7 avril à Kigali et ailleurs. Les auteurs de ces massacres
sont la garde présidentielle, le bataillon paras-commando, le bataillon de reconnaissance et les milices.
Ils précèdent la reprise des combats par le FPR et non l’inverse. Le FPR, au contraire, a demandé au
général Dallaire de faire cesser les massacres. Il a proposé de former une force conjointe avec la MINUAR
et les FAR pour les arrêter. Son bataillon au CND à Kigali, après avoir été bombardé par la garde
présidentielle, a fait une sortie le 7 à 16 h 30 et non avant. Un bataillon supplémentaire du FPR parvient
à Kigali dans la nuit du 8 au 9 pour secourir le bataillon attaqué au CND. C’est le 12 au matin que trois
colonnes FPR arrivent à Kigali.
Le génocide n’est donc pas la conséquence de la reprise de la guerre comme l’ont soutenu les membres
du gouvernement intérimaire rwandais et des politiciens français comme Alain Juppé. C’est la guerre qui
est la conséquence du génocide comme le prouve l’ordre d’opération Amaryllis de l’armée française qui
établit que la garde présidentielle a attaqué la bataillon FPR au CND. 378
Wolfgang Blam distingue 4 phases dans le génocide dont il a été témoin à Kibuye, jusqu’à ce qu’il
réussisse à fuir le 20 mai. Rappelons qu’à Kibuye comme dans tout l’ouest du pays de Gisenyi à Cyangugu
jusqu’à Gikongoro, il n’y a jamais eu de combats avec le FPR qui n’est pas parvenu dans cette région
durant le génocide. La première phase est celle des rumeurs et de l’isolement des victimes, dont certaines
sont attaquées. La deuxième phase, du 12 au 15 avril, est celle du regroupement des victimes dans des
378 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
710
15. LE GÉNOCIDE
lieux qu’elles croient sûrs et que les autorités leur présentent comme tels. La troisième phase, du 16 au
27 avril, est celle des massacres des Tutsi dans les lieux où ils sont regroupés. La quatrième phase, du
28 avril au 20 mai est celle de la « normalité ordonnée », les autorités font rouvrir les écoles, les services
publics, les banques, comme s’il ne s’était rien passé, alors que la chasse aux Tutsi cachés continue et que
des têtes coupées sont exposées au carrefour central. 379
Au-delà de cette expérience vécue, nous distinguons les phases suivantes :
— 6 - 9 avril : Coup d’État, élimination des politiciens favorables aux accords de paix et début des
massacres contre les Tutsi indistinctement.
— 9 - 12 avril : Mise en place du gouvernement intérimaire et poursuite des massacres en présence
des troupes étrangères venues évacuer leurs ressortissants.
— 13 - 15 avril : Départ des troupes étrangères françaises, italiennes et belges. Regroupement des
Tutsi.
— 16 - 28 avril : Départ des Belges de la MINUAR. Réduction de la MINUAR à 270 hommes.
Le gouvernement Kambanda-Sindikubwabo endosse les massacres et les généralise aux régions
restées calmes (renvoi des contestataires : de Gatsinzi, chef d’état-major des FAR, de Jean-Baptiste
Habyalimana, préfet de Butare). Durcissement du génocide. Massacre des Tutsi regroupés dans
les stades, paroisses, écoles, centres de santé. Extension des massacres aux zones non touchées
jusqu’alors (Butare, Gitarama). Libération du Nord-Est par le FPR.
— 26 avril - 1er juin : Pacification et Normalisation. Organisation de l’autodéfense populaire pour
mieux contrôler les massacres. Liquidation de la résistance tutsi à Bisesero. Chasse aux Tutsi
cachés.
— 2 - 22 juin : Élimination des derniers témoins.
— 23 juin - 4 juillet : Malgré le soutien de l’armée française, les FAR ne peuvent arrêter l’offensive
du FPR.
— 5 - 14 juillet : Libération de Kigali et de Butare. L’armée française se voit contrainte de restreindre
la zone qu’elle contrôle, déclarée « Zone humanitaire sûre » (ZHS), au triangle Kibuye-CyanguguGikongoro. Elle y bloque l’offensive du FPR. Cette zone est sûre uniquement pour les Hutu, les
survivants tutsi y sont toujours pourchassés, sauf ceux regroupés dans trois camps.
— 15 - 17 juillet : Fuite des tueurs qui forcent la population hutu à les suivre au Zaïre ou en zone
humanitaire sûre (ZHS).
— 18 juillet - 20 août : Mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Profitant de la protection
française, les tueurs continuent leur « travail » en ZHS.
— Après le 21 août : Départ des Français, qui sont remplacés par la MINUAR II. Les génocidaires
font régner la terreur dans les camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie.
15.11.1
La normalisation
La phase de normalité ordonnée décrite plus haut par Wolfgang Blam est l’objet de la lettre du 27
avril du Premier ministre, Jean Kambanda, aux préfets. 380 Cette lettre affirme que l’avion du président
a été abattu le 6 avril par les ennemis. Le FPR a violé les Accords d’Arusha et a attaqué dès le soir de
l’attentat. La violence a aussitôt éclaté. Le Premier ministre est mort dans les troubles. Conformément
à l’article 42 de la Constitution du 10 juin 1991, le président du Conseil national pour le développement
(CND), l’assemblée nationale, est devenu président de la République. Il a nommé Jean Kambanda Premier
ministre et celui-ci lui a soumis une liste de ministres en accord avec les 5 partis, MRND, MDR, PSD, PL
et PDC. La lettre enjoint ensuite aux préfets d’organiser des conseils de sécurité de préfecture, avec les
responsables de l’administration, de l’armée et des partis. L’ennemi qui a attaqué le Rwanda est le FPRInkotanyi. Tout élément de division dans la population, qu’il soit ethnique, régional ou politique, fait le
jeu de l’ennemi. Néanmoins, la population doit rester vigilante pour démasquer l’ennemi et ses complices
et les livrer aux autorités. Les autorités des communes, des secteurs, des cellules doivent organiser les
Wolfgang Blam, Völkermord als “modernes” Politikinstrument. Eine vorbereitete Endlösung für die Opposition. Cf.
Hildegard Schürings [191, pp. 75-89]. Traduction de l’auteur : Le génocide comme instrument politique « moderne ». Cf.
J.-P. Chrétien, Témoignage à Kibuye [57, pp. 101-121].
380 Lettre de Jean Kambanda, Premier ministre à Monsieur Le Préfet de la Préfecture (tous), No 007/02-03-9/94, Kigali le
27 avril 1994. Objet : Instructions visant le rétablissement de la sécurité dans le pays. Source : TPIR, Case No ICTR-98-41-T,
Defence exhibit P402B déposée le 12/7/2006. http://francegenocidetutsi.org/Kambanda27avril1994.pdf
379
711
15.12. LES CRIMES DU FPR
barrières et les rondes pour empêcher l’ennemi de s’infiltrer. Ceux qui sont aux barrières ou font les rondes
ne doivent pas s’en prendre à la population innocente. Tous les actes de violence, vols et actes criminels
doivent cesser. La population doit collaborer avec le gouvernement et l’armée. Tout véhicule quittant une
commune ou une préfecture doit être muni d’un laissez-passer du bourgmestre ou du préfet. Dès que la
sécurité des personnes et des biens est rétablie, le travail doit reprendre et les commerces rouvrir, afin de
lutter contre la famine. Les préfets doivent informer la population de ces directives.
15.12
Les crimes du FPR
La thèse du « double génocide », accusant le FPR d’avoir massacré des Hutu visés en tant que tels,
n’a jamais été démontrée. Une étude statistique tend à prouver que cette accusation est fausse. 381
Les soldats du FPR ont fait la guerre et ont tué des membres des FAR et des miliciens. Ils ont
certainement exécuté sans jugement des gens pris les armes à la main. L’horreur créée par la vision des
tas de cadavres a certainement suscité chez certains soldats de l’APR des actes de vengeance.
Selon le rapport Gersony, le FPR aurait tué entre 25 000 et 45 000 personnes entre avril et août
1994. 382 Ce rapport, fait à la demande du HCR, a été contesté par la MINUAR. Il n’a jamais été rendu
public. 383 Dépêchés sur les lieux où, selon ce rapport, se trouvaient des fosses communes remplies de
victimes du FPR, les Casques-bleus n’ont rien trouvé de tel. La plupart des témoignages cités par les
enquêteurs du HCR ont été recueillis dans les camps de réfugiés hutu de Tanzanie, où se cachent des
auteurs du génocide. 384
Même non publié, le « rapport Gersony » a stoppé les opérations de retour des exilés hutu. Il a été
utilisé en France comme cheval de bataille contre le FPR. 385
Seth Sendashonga, membre du FPR, estime que 60 000 personnes ont été tuées durant la même
période. 386
Il y a eu des cas d’exécution sommaire comme celle des trois évêques à Kabgayi.
Les Interahamwe, qui ne savaient que tuer des gens désarmés, furent menés parfois sur le front face
au FPR. Selon un officier des ex-FAR, dix soldats encadraient une centaine d’Interahamwe. Ils servirent
surtout de chair à canon. À la fin du mois d’avril, le commandant Wilson Rutayisire, porte-parole du FPR,
déclara : « Nous tuons les Interahamwe que nous rencontrons et nous allons continuer à le faire. » 387
Quand les miliciens fuyaient, ils emmenaient la population en otage. Dans plusieurs cas, les troupes du
FPR ne firent pas la distinction entre miliciens – qui n’avaient pas d’uniforme – et civils. 388
Human Rights Watch décrit plusieurs massacres, comme celui de Nyagakombe. 389 Si ces allégations
sont vérifiées, elles constituent des crimes de guerre. Cela n’a néanmoins rien à voir avec le crime de
génocide.
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé le 8 novembre 1994 par la résolution 955 du
Conseil de Sécurité, est compétent pour juger de tels crimes.
381 Philip Verwimp, Testing the Double-Genocide Thesis for Central and Southern Rwanda, Journal of conflict resolution,
Vol. 47, no 4, August 2003, pp. 423-442. Sur 1 248 familles rurales de 1992 à 2000 dans les préfectures de Gitarama, Kibuye
et Gikongoro, 41 % des Tutsi et 83 % des Hutu ont survécu. Le fort taux de Tutsi survivants est dû au cas particulier de
la préfecture de Gitarama qui a été libérée assez tôt par le FPR, relativement aux deux autres préfectures. 89 % des Tutsi
décédés le sont en 1994 contre 27 % des Hutu. 85 % des Tutsi décédés ont été tués par les Interahamwe, 7,5 % par les FAR.
55 % des familles tutsi ont perdu au moins deux de leurs membres le même jour contre 1,6 % des familles hutu. L’enquête
révèle aussi que l’arrivée des Français en préfecture de Gikongoro a sauvé des vies de Hutu en différant l’arrivée des forces
du FPR. 0,6 % de Hutu y ont été tués contre 4,4 % en préfecture de Gitarama. Mais cela s’est fait au prix de la vie de
Tutsi, 89,2 % des Tutsi en préfecture de Gikongoro ont été tués. Mais l’échantillon étudié est faible, 90 familles hutu contre
5 tutsi en cette préfecture.
382 Rapport OUA [97, section 22.11]. http://francegenocidetutsi.org/OUA-Rwanda.pdf#page=235
383 Une lettre du Haut commissariat aux réfugiés signée W. R. Urasa au juge Ekoukou Aka Kablan, représentant du
rapporteur spécial pour le Rwanda en date du 4 avril 1996 et référencée RWA/HCR/REP/96/0409 lui précise que le
“Rapport Gersony” n’existe pas. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 846].
384 Alain Frilet, Polémique sur les représailles rwandaises, Libération, 27 octobre 1994.
385 Voir entre autres : Stephen Smith, Les rapports qui accusent Kigali, Libération, 1er octobre 1994 ; Stephen Smith,
Rwanda : enquête sur la terreur tutsie, Libération, 27 février 1996.
386 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 23].
387 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 819].
388 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 820].
389 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 824].
712
15. LE GÉNOCIDE
Les accusations de crimes commis par le FPR ne trouvent pas d’écho dans les articles de reporters sur
le terrain à cette époque, en particulier Jean Hélène du journal Le Monde, connu pour être un journaliste
embedded et n’avoir aucune sympathie pour le FPR. Dans son article du 4 mai 1994 « Fuyant les massacres
qui se poursuivent, 250 000 Rwandais ont trouvé refuge en Tanzanie », écrit à Rusumo, il ne se laisse
pas abuser comme le HCR et reconnaît que cette fuite des Hutu devant « l’avancée des maquisards »
est organisée et qu’ils ne sont pas « en mauvais état ». Il ne parle pas de personnes ligotées, jetées dans
l’Akagera par les soldats du FPR, ni de 4 000 autres massacrées, comme le prétend Abdul Ruzibiza. 390
Dans son article du 18 juin « D’où viennent les armes au Rwanda ? », Hélène ne met en cause le FPR en
zone libérée que pour ces camps où il soumet les gens à des « séances d’éducation qui rappellent, à tort ou
à raison, “un certain Cambodge” ». Ce n’est que le 7 septembre dans « Vengeances rwandaises » qu’il parle
d’exécutions sommaires, d’enlèvements, de massacres, de représailles qui incriminent les « vainqueurs de
la guerre civile ». Et encore là, Jean Hélène, après avoir cité des témoignages sur des exactions, a la
prudence d’écrire qu’ils « donnent de la crédibilité aux incessantes rumeurs d’exactions et d’enlèvements
commis par l’APR. »
Ajoutons qu’Abdul Ruzibiza a reconnu que, dans son livre, il avait tout inventé. 391
Nulle ombre d’exaction chez un autre journaliste français, qui dispose certainement d’une accréditation
Défense, Michel Peyrard. Dans Paris-Match, il décrit le 2 juin un combattant du FPR qui arrive dans son
village dans le secteur de Nyamata et apprend que toute sa famille a été massacrée sauf Haziza, sa petite
sœur, sauvée par des Hutu. Les officiers du FPR, les larmes aux yeux, découvrent les charniers laissés par
« les sinistres Interahamwé, les milices hutues formées par le président défunt ». Mais les soldats du FPR
restent sur leurs gardes, « hier, deux de leurs hommes sont morts, tombés dans une embuscade tendue
par des miliciens qui n’ont plus rien à perdre. » Aussi, effectivement, les combattants du FPR exécutent
ceux qui les menacent : « “On nous envoie de jeunes paysans, mal formés, mal équipés, que nous sommes
obligés de tuer”, constate avec regret Michel, un jeune caporal du FPR, né, comme la plupart des rebelles,
en exil à Brazzaville. Beaucoup de soldats des Forces armées rwandaises préfèrent pourtant se rendre,
proposant même de se rallier. » 392
Comme nous l’avons déjà dit par ailleurs, tout commence en avril 1994 par un coup d’État qui
déclenche le génocide des Tutsi. Le FPR a été fondé à intervenir pour mettre un terme à ces massacres
en vertu de la Convention contre le génocide de l’ONU. Il est la seule force qui soit intervenue contre les
massacres. Il a sans doute tué beaucoup de gens durant cette action. Mais nous ne voyons pas qui est en
droit de juger ses actes. Il faudrait juger d’abord tous les auteurs du génocide et en 2010 nous en sommes
loin, compte tenu des génocidaires avérés qui ont été acquittés.
15.13
L’arrêt du génocide
Le génocide s’arrêta soit faute de victimes, soit en raison de la fuite des tueurs devant l’offensive du
FPR. C’est elle principalement qui a mis fin au génocide :
En effectuant leur avancée vers le Sud par la partie orientale du pays puis en déferlant vers l’Ouest,
les soldats du FPR stoppèrent aussi les tueurs dans leurs attaques, ou empêchèrent les préparatifs des
attaques contre les Tutsi, dans plusieurs églises ou camps de déplacés. Le plus souvent ils sauvèrent
des Tutsi sans que de véritables confrontations aient lieu. Ils repoussèrent les militaires, les milices et
les autres assaillants hors de la région, permettant ainsi aux Tutsi de sortir des marais et des bois,
ou de quitter leurs cachettes. Les soldats du FPR sauvèrent des dizaines de milliers de personnes de
l’anéantissement et poursuivirent sans relâche ceux qu’ils considéraient comme étant responsables du
génocide. 393
Cela n’exclut pas que le FPR ait pu commettre des crimes, sans commune mesure, toutefois, avec le
génocide. Le génocide se prolongea dans la zone française, dite Zone humanitaire de sécurité (ZHS) ou
Zone humanitaire sûre. Les troupes françaises ont donné une certaine protection aux victimes qui ont
pu rejoindre les camps qu’elles gardaient. Protection toute relative d’ailleurs puisque, dans ces camps,
A. Ruzibiza, 30 avril-1er mai [185, pp. 289-290].
Felly Kimenyi, Rwanda : Key Bruguiere Witness Retracts Testimony, The New Times, 13 November 2008.
392 Michel Peyrard, Réfugiée dans une case hutue, Haziza la Tutsie devient le fragile symbole d’une chimérique réconciliation, Paris-Match, 2 juin 1994, pp. 102-103.
393 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 805].
390
391
713
15.14. LA RECONNAISSANCE A POSTERIORI DU GÉNOCIDE
bourreaux et victimes étaient mélangés. Mais, pour rejoindre ces camps, il fallait passer les barrières
toujours tenues par les miliciens que les Français ne désarmèrent pas.
15.14
La reconnaissance a posteriori du génocide
Durant les trois mois du génocide, les médias, les hommes politiques, en France notamment, répètent
que le chaos règne au Rwanda et que les massacres sont le fait d’éléments incontrôlés ou de luttes
interethniques. Tout sera fait pour que le mot génocide ne soit pas écrit dans une résolution du Conseil
de sécurité. On parlera de luttes tribales, de catastrophe humanitaire, afin d’éviter d’utiliser les termes
de la Convention de 1948 contre le génocide, qui oblige ses signataires à intervenir pour faire cesser les
massacres.
11 avril 1994 : Jean-Philippe Ceppi parle dans Libération du « génocide des Tutsis de Kigali. » :
La chasse aux Tutsis et aux membres de l’opposition a commencé dès l’annonce de la mort de
l’ex-Président Juvénal Habyarimana, le 6 avril. Munis de listes, les hommes de la Garde Présidentielle ont été les premiers à entamer la traque sanglante, rapidement rejoints par les Interahamé
[Interahamwe]. Maison par maison. Les Tutsis, dénoncés par les voisins ou par la police, sont massacrés par familles entières. En cas de doute, les assassins demandent la carte d’identité où est
mentionnée l’origine.[...]
Mais avant qu’ils [les rebelles du FPR] ne s’emparent de la ville, pour autant qu’ils le puissent,
le génocide des Tutsis de Kigali aura probablement eu lieu. 394
11 avril 1994 : Madeleine Mukabamano, journaliste à RFI, déclare au Parisien : « C’est un véritable
génocide » :
Ce qui se passe à Kigali n’est pas du tout un conflit ethnique. Certes, la garde présidentielle et
les milices comme le Comité de défense de la République – qui sont composés à 100 % de Hutus – se
livrent à des massacres de la minorité tutsie, mais ils tuent aussi des personnalités politiques hutues
comme le Premier ministre et tous les chefs de partis de l’opposition qui s’étaient ralliés à l’idée
d’un gouvernement d’union nationale. Ils tuent en réalité tous ceux qui œuvraient pour l’ouverture
politique du pays et le partage du pouvoir. C’est l’occasion pour eux d’éliminer tous les partisans
de la démocratie et de liquider définitivement, dans la foulée, tous les Tutsis, en commettant un
véritable génocide. 395
13 avril 1994 : Dans une lettre à Colin Keating, ambassadeur de la Nouvelle-Zélande, président du
Conseil de sécurité, Claude Dusaïdi, représentant du FPR auprès des Nations Unies, dénonce le
génocide en cours au Rwanda et déplore l’inaction de la communauté internationale. Le Front patriotique rwandais a l’intention, dit-il, de neutraliser les éléments de l’armée rwandaise responsables
des massacres. Il demande que la communauté internationale le soutienne plutôt que de réclamer
un cessez-le-feu qui ne ferait qu’autoriser les criminels au Rwanda à continuer de commettre des
atrocités. Il lui demande de constituer un tribunal pour juger les coupables de ces crimes contre
l’humanité. 396
13 avril 1994 : Le terme de « génocide » apparaît dans la presse belge dans un article de Jean-Paul
Duchâteau « Arrêter le génocide » publié par La Libre Belgique. 397
18 avril 1994 : Anatole Rubori, membre du FPR, dans une « carte blanche » du journal belge Le
Soir dénonce le génocide des Tutsi :
Au fait, pourquoi l’ethnie tutsie (avec les Hutus considérés comme alliés politiques) s’est-elle
fait massacrer pour expier la mort d’un président, dont pourtant personne ne l’accuse ? La réalité
est qu’il existait bel et bien un plan diaboliquement élaboré, une sorte de « solution finale » visant
394 Jean-Philippe Ceppi, Kigali livré à la fureur des tueurs hutus, Libération, 11 avril 1994. http://francegenocidetutsi.
org/KigaliLivreFureurTueursHutuLibe11avril1994.pdf
395 Bruno Fanucchi, « C’est un véritable génocide », Le Parisien, 11 avril 1994. Propos recueillis par Bruno Fanucchi.
http://francegenocidetutsi.org/1994-04-11LeParisienMukabamanoMilliersDeMortsKigali.pdf
396 Claude Dusaïdi à Colin Keating, New York, 13 avril 1994. Cf. From Annan to Booh-Booh/Dallaire, 13 April 1994,
TPIR. http://francegenocidetutsi.org/DusaidiKeating13avril1994Genocide.pdf
397 Emmanuel Freson, Le génocide au Rwanda et la presse francophone belge de référence : rencontre d’un pays meurtri
avec un média tâtonnant, 26 novembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/5581-5671-1-PB.pdf
714
15. LE GÉNOCIDE
à leur extermination. Sous d’autres cieux, cela s’appelle un génocide. Autrement dit, crime contre
l’humanité, donc imprescriptible ! Le Rwanda connaîtra-t-il le deuxième Nuremberg de l’histoire ?
Et pourquoi pas ? 398
19 avril 1994 : Human Rights Watch informe le président du Conseil de sécurité que les massacres
en cours au Rwanda constituent un génocide :
Le 19 avril, Human Rights Watch rapporta au président du Conseil de sécurité des nouvelles
données du terrain et l’informa que ces massacres constituaient un génocide. 399
22 avril 1994 : Philippe Gaillard, délégué du CICR à Kigali, parle de génocide :
« Il y aurait eu plusieurs centaines de milliers de morts depuis le début de la crise rwandaise, le
6 avril dernier. C’est ce qu’estime le CICR qui a donné une conférence de presse hier à Genève. On
ne connaîtra jamais le chiffre exact de victimes mais le carnage est sans trêve, a ajouté le CICR.
Le Rwanda mettra plusieurs années à se remettre de ce génocide, affirme pour sa part le délégué
du CICR à Kigali. » 400
26 avril 1994 : Claude Dusaïdi, représentant du FPR à l’ONU, écrit au président du Conseil de
sécurité, Colin Keating, qu’au Rwanda, une campagne soigneusement planifiée était en cours pour
éliminer le groupe ethnique tutsi. Il lui rappelle que l’ONU a été formée pour qu’un événement
comme l’extermination des Juifs par l’Allemagne nazie ne se reproduise plus. Il affirme que la
communauté internationale est légalement tenue d’agir conformément à la Convention de 1948. 401
23 avril 1994 : L’éditorial du New York Times commence par « What looks very much like genocide
has been taking place in Rwanda... » 402
24 avril 1994 : L’ONG Oxfam parle de « génocide » au Rwanda. 403
27 avril 1994 : Le pape utilise le terme de « génocide » dans sa déclaration dénonçant la violence. 404
27 avril 1994 : Maître Jacoby, président de la FIDH, relaie un appel de l’hôtel des Mille collines à
Kigali qui parle de génocide :
Je ne peux pas faire autrement que de répercuter cet appel au secours... Je vous donne quelques
extraits de ce message. Nous n’avions plus de communications avec Kigali. C’est le premier signe
depuis dix jours. « Ici, c’est la tragédie, le génocide continue. » 405
28 avril 1994 : L’association Oxfam publie un communiqué de presse : Oxfam fears genocide is
happening in Rwanda. 406
30 avril 1994 : Le président du Conseil de sécurité de l’ONU, Colin Keating, dans sa déclaration
sur la situation au Rwanda, utilise la définition juridique du génocide mais sans citer le mot. 407
3 mai 1994 : M. Michel Flueckiger, président de la Commission des migrations et des réfugiés du
Conseil de l’Europe, déclare que les États membres doivent, « de concert avec les Nations Unies,
tout mettre en oeuvre pour faire arrêter le génocide au Rwanda et pour prévenir une dégradation
de la situation au Burundi ». 408
Anatole Rubori, Un plan diabolique, Carte blanche, Le Soir, 18 avril 1994, p. 2.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 737].
400 RFI, Brèves, 22 avril 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Analyse du contenu
des journaux Afrique de RFI, 2 octobre 1990-18 juillet 1994, octobre 2006, p. 15. http://francegenocidetutsi.org/
RfiMissionEtudeRwanda.pdf#page=15
401 Claude Dusaidi, Lettre à l’ambassadeur Colin Keating, président du Conseil de sécurité. Objet : Genocide in Rwanda
, 26 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/DusaidiKeating26avril1994.pdf ; L. Melvern [140, p. 177].
402 L. Melvern [140, p. 176]. Traduction de l’auteur : Ce qui se passe au Rwanda ressemble beaucoup à un génocide...
403 R. Dallaire [72, p. 421]. Oxfam n’aurait pas utilisé le mot génocide dans un communiqué à cette date. Selon Linda
Melvern, Maurice Herson, membre d’Oxfam, interrogeant à la frontière du Rwanda et du Burundi les gens qui fuient, estime
que 500 000 personnes ont été tuées en 3 semaines. Il dit qu’il ne voulait pas utiliser le mot génocide mais qu’il était
approprié. Cf. L. Melvern [140, p. 176].
404 Reuters. « Vatican calls for Rwandan Peace Conference », Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 749].
405 V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Analyse du contenu des journaux Afrique de RFI, 2 octobre
1990-18 juillet 1994.
406 L. Melvern A people betrayed [140, p. 178]. Traduction de l’auteur : Oxfam craint qu’un génocide soit en cours au
Rwanda.
407 Voir section 19.16 page 805.
408 AFP, Conseil de l’Europe : appel en faveur d’un arrêt du “génocide” au Rwanda, Strasbourg, 3 mai 1994, 15 h 55.
398
399
715
15.14. LA RECONNAISSANCE A POSTERIORI DU GÉNOCIDE
4 mai 1994 : Boutros Boutros-Ghali déclare qu’« un véritable génocide » est en train d’être commis
au Rwanda. 409
9 mai 1994 : Le gouvernement canadien demande au Haut commissaire des Nations Unies aux
Droits de l’homme, de convoquer une session extraordinaire de la Commission des Droits de
l’homme des Nations Unies sur les violations des Droits de la personne au Rwanda. 410
11 mai 1994 : José Ayala Lasso, nouveau Haut commissaire des Nations Unies pour les Droits de
l’homme, qui vient de prendre ses fonctions le 5 avril, va en mission au Rwanda les 11 et 12 mai,
accompagné de M. Joinet. Il rapporte :
Ce sont plus de 200 000 personnes, en majorité des civils innocents, dont des femmes et des
enfants, qui auraient été tués. [...] Entre autres incidents récents qui se seraient produits dans les
zones contrôlées par le gouvernement, il est question de massacres de 4 000 civils dans la paroisse de
Shangi, de 2 000 personnes à Mbirizi, de 800 à Nkanka, toujours dans le diocèse de Gikongoro, de
4 000 réfugiés à Kibeho et de bien d’autres personnes blessées transportées à bord de véhicules de
la Croix-Rouge rwandaise à Kigali, de civils blessés enlevés de l’hôpital de Butare par des soldats,
etc. 411
15 mai 1994 : Le pape déclare à propos du Rwanda « Il s’agit d’un vrai génocide, dont sont responsables aussi et malheureusement les catholiques. (...) Ceux qui planifient ces massacres (...) sont
en train de mener le pays à l’abîme. » 412
16 mai 1994 : Lors du vote de la résolution 918, Karel Kovanda, représentant de la République
Tchèque, estime que ce qui se passe au Rwanda est un génocide :
Tous les rapports indiquent que ces atrocités ont été commises par des coupe-gorge hutus –
rarement, ce terme a été si littéralement exact – contre leurs voisins tutsis. [...] Cette situation
est décrite comme une crise humanitaire, comme s’il s’agissait d’une famine ou peut-être d’une
catastrophe naturelle. Ma délégation estime que le terme exact est génocide. [...] Qui a commis
ces atrocités innommables ? Certainement pas le peuple rwandais en général, hutu ou non. Ces
atrocités ont été commises par la Garde présidentielle créée par le Président Habyarimana. Elles
ont été commises par des éléments des Forces gouvernementales rwandaises qui lui étaient loyaux.
Elles ont été commises par la milice, la Gendarmerie. Elles ont été commises sur les ordres de
personnes proches du Président Habyarimana et à l’instigation des émissions incendiaires de Radio
Mille Collines. 413
17 mai 1994 : La résolution 918 414 du Conseil de sécurité sur la situation au Rwanda, prévoyant
une nouvelle MINUAR II et ordonnant un embargo sur les livraisons d’armes, utilise les mots qui
définissent le génocide sans le nommer et sans nommer les victimes :
Condamnant vigoureusement les violences en cours au Rwanda et réprouvant en particulier les
très nombreux massacres de civils qui ont été commis dans ce pays et l’impunité avec laquelle des
individus armés ont pu y opérer et continuent d’y opérer, [...]
Profondément préoccupé de ce que la situation au Rwanda, qui a causé la mort de nombreux
milliers de civils innocents, dont des femmes et des enfants, le déplacement à l’intérieur du pays
d’un pourcentage important de la population rwandaise et l’exode massif de réfugiés vers les pays
voisins, constitue une crise humanitaire d’une ampleur gigantesque,
Exprimant une fois de plus son inquiétude devant les informations qu’il continue de recevoir
concernant les violations systématiques, généralisées et flagrantes du droit international humanitaire au Rwanda, ainsi que les autres violations du droit à la vie et à la propriété,
409 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 334] ; « Here you have a real genocide, in Kigali ». Cf. E. David [201, 1-611/13,
p. 10]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-13.pdf#page=10
410 Lettre de Paul Dubois, représentant permanent par intérim du Canada à la Commission des Droits de l’homme
des Nations Unies, au Haut commissaire des Nations Unies aux Droits de l’homme, 9 mai 1994, ONU, E/CN.4/S-3/2.
http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-2.pdf
411 Rapport du Haut commissaire des Nations Unies pour les Droits de l’homme, M. José Ayala Lasso, sur sa mission
au Rwanda (11-12 mai 1994), Commission des Droits de l’homme de l’ONU, 19 mai 1994, E/CN.4/S-3/3, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-3.pdf#page=3 Ce rapport n’est diffusé par Boutros Boutros-Ghali que le 21
juillet (S/1994/867). Celui-ci semble organiser un retard systématique dans la diffusion de l’information.
412 Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 1994, p. 4.
413 Conseil de sécurité ONU S/PV.3377, pp. 16-17. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=16
414 ONU, S/RES/918 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf
716
15. LE GÉNOCIDE
Rappelant dans ce contexte que le fait de tuer les membres d’un groupe ethnique dans l’intention
de détruire totalement ou partiellement ce groupe constitue un crime qui tombe sous le coup du
droit international, [...]
Elle demande au Secrétaire général une enquête sur les massacres :
Prie le Secrétaire général de lui présenter aussi tôt que possible un rapport d’enquête sur les
violations graves du droit international humanitaire commises au Rwanda durant le conflit. 415
Ce n’est que le 4 octobre que Boutros Boutros-Ghali transmettra un rapport préliminaire d’enquête.
18 mai 1994 : Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, reconnaît, à la séance des
questions d’actualité de l’Assemblée nationale, qu’il y a un génocide au Rwanda de la population
tutsi par les troupes gouvernementales rwandaises. 416 Au Conseil des ministres le matin même, il
a déclaré que, « Au Rwanda le mot de génocide n’est pas trop fort. » 417
18 mai 1994 : Médecins sans frontières fait insérer dans Le Monde une lettre ouverte au président
de la République à propos du Rwanda qui déclare : « Il ne s’agit pas d’une guerre ethnique, mais
de l’extermination systématique et programmée, des opposants à une faction soutenue et armée
par la France : celle de l’ancien dictateur Juvénal Habyarimana dont la garde présidentielle est
la principale responsable des atrocités. Comment ne pas parler d’un crime contre l’humanité ?
Comment imaginer que la France ne dispose auprès de ses “protégés” d’aucun moyen pour faire
cesser ces massacres ? [...] Monsieur le Président, la communauté internationale et en particulier
la France doit prendre ses responsabilités politiques et imposer sans délai l’arrêt des massacres, la
protection des populations civiles et la poursuite des crimes de guerre. » 418
18 mai 1994 : De retour de Kigali, Bernard Kouchner parle de génocide le premier jour, mais, suite
à des réactions venant probablement de l’Élysée, il ne parle plus que de catastrophe humanitaire.
Les massacres seraient, d’après lui, le fait de milices « devenues incontrôlables. » 419
20 mai 1994 : Bernard Kouchner demande à Boutros Boutros-Ghali « d’envisager dès maintenant la
création d’un tribunal international chargé de juger les responsables d’un des plus grands massacres
de l’Histoire ». 420
23 mai 1994 : Amnesty International demande aux instances de l’ONU d’enquêter pour déterminer
s’il s’agit d’un génocide et si oui d’en poursuivre les auteurs. 421
Vers le 23 mai 1994 : Dans son rapport, « Génocide au Rwanda », Human Rights Watch déclare :
« La mort du Président Juvénal Habyarimana suite à l’écrasement de son avion dans des circonstances obscures le 6 avril 1994 a servi de prétexte aux extrémistes Hutu de déclencher un
génocide contre les Tutsi ». Le rapport fait remarquer que « tout comme l’Égypte, la France a
reçu des représentants du gouvernement fantoche [rwandais], les aidant ainsi à gagner le respect
de la communauté internationale. Les délégués reçus à Paris comptaient parmi eux Jean-Bosco
Barayagwiza, chef du parti CDR, responsable de la grande partie du génocide. » 422
Il nomme les organisateurs du génocide :
ONU S/RES/918 (1994) section 18. http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf
Rwanda - Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question d’actualité à l’Assemblée
nationale, 18 mai 1994 http://francegenocidetutsi.org/Juppe18mai1994.pdf ; André Guichaoua [98, p. 716].
417 Conseil des ministres du 18 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/MitterrandConseilDesMinistres18mai1994.
pdf
418 Médecins sans frontières à Monsieur le Président de la République, Le Monde, 18 mai 1994, p. 9. La dernière phrase
est ambiguë. Dans la lettre de Philippe Biberson à François Mitterrand du 16 mai, lui adressant ce texte, il est bien écrit :
« Monsieur le Président, la communauté internationale et en particulier la France doit prendre ses responsabilités politiques
et imposer sans délai l’arrêt des massacres, la protection des populations civiles et la poursuite des criminels de guerre. »
419 Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7.
420 Bernard Kouchner, Lettre à Monsieur Boutros Boutros-Ghali, 20 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
KouchnerBoutrosGhali20mai1994.pdf
421 Amnesty International, Rwanda : Mass murder by government supporters and troops in April and May 1994, 23 May
1994. http://francegenocidetutsi.org/amnesty-23may1994.pdf
422 Human Rights Watch, Génocide au Rwanda, May 1994, Vol. 6, No. 4. http://francegenocidetutsi.org/
hrw-rwandamai94.htm
415
416
717
15.14. LA RECONNAISSANCE A POSTERIORI DU GÉNOCIDE
Jean-Bosco Barayagwiza, chef du parti CDR ; Mathieu Ngirumpatse, président du parti du
MRND ; tous ceux qui revendiquent l’autorité dans le gouvernement fantoche : Théodore Sindikubwabo, Jean Kambanda, Augustin Bizimana, Eliezer Niyitegeka, Justin Mugenzi ; et les officiers
Bizimungu, Bagosora, Nkundiye, Mpiranya, et Simbikangwa doivent immédiatement mettre fin au
génocide et aux autres violations de la loi humanitaire internationale au Rwanda.
Les autorités du FPR, notamment son président, Alexis Kanyarengwe, et son commandant
militaire, Paul Kagame, doivent donner des ordres à leurs combattants pour qu’ils mettent fin
aux exécutions ou autres tueries des civils rwandais. Ils doivent arrêter tous ceux qui sont accusés
d’implication dans le génocide et autres crimes contre l’humanité et s’assurer qu’ils soient gardés
dans des conditions humaines dans l’attente de leur jugement.
La communauté internationale doit aussi condamner le génocide au Rwanda clairement et avec
force, en appelant l’horreur par son vrai nom. 423
24 mai 1994 : À la session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU sur
le Rwanda, réunie à la demande du Canada, madame Lucette Michaux-Chevry, ministre délégué
à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme, reconnaît qu’il y a génocide : « Dès le lendemain [de l’attentat du 6 avril], des Tutsis et des Hutus proches de l’opposition, dont le Premier
ministre, étaient massacrés par des éléments de la garde présidentielle et des troupes rwandaises.
Rapidement, les exterminations allaient prendre une ampleur effroyable. Les témoignages à cet
égard sont accablants pour les milices. Leur caractère systématique leur donne un nom dont Mme
Michaux-Chevry mesure parfaitement les conséquences juridiques : génocide. » 424
25 mai 1994 : La Commission des Droits de l’homme de l’ONU réunie en session extraordinaire sur
le Rwanda déclare que « des actes ressortissants au génocide se sont vraisemblablement produits
au Rwanda » et nomme un rapporteur spécial, René Degni Ségui, qui sera chargé d’enquêter. 425
25 mai 1994 : Le Secrétaire général de l’ONU déclare « Reconnaissons que [le Rwanda] est un échec.
[...] Nous sommes tous responsables de cet échec. [...] C’est un génocide. » 426
31 mai 1994 : Le Secrétaire général de l’ONU reconnaît dans son rapport sur la situation au Rwanda, 427
suite à la mission au Rwanda de ses collaborateurs, Iqbal Riza et J. Maurice Baril, qu’il y a peu
de doute que ces violences constituent un génocide dont la responsabilité écrasante pèse sur le
gouvernement intérimaire :
6. [...] le carnage et la tuerie systématiques se sont poursuivis dans l’ensemble du pays, en particulier dans les zones contrôlées par les membres ou les partisans des forces armées du gouvernement
intérimaire du Rwanda. [...]
36. [...] D’après les témoignages recueillis, il ne fait guère de doute qu’il y a génocide, puisque
des communautés et des familles appartenant à un groupe ethnique particulier ont été victimes de
massacres de grande ampleur. [...]
38. Cela étant, il est inacceptable que, près de deux mois après l’explosion de violence, les massacres se poursuivent. Les deux parties doivent immédiatement mettre fin à de tels agissements,
dont de nombreux témoignages indiquent que le “gouvernement intérimaire” et les forces gouvernementales sont en très grande partie responsables. Ceux-ci doivent donc sans délai faire le nécessaire
pour que cesse le carnage dans la zone qu’ils contrôlent. Il serait insensé de s’efforcer d’instaurer
un cessez-le-feu et de laisser se poursuivre le massacre systématique de civils dans la zone tenue
par les forces gouvernementales. [...]
8 juin 1994 : Le Conseil de sécurité utilise pour la première fois les mots « actes de génocide » dans
sa résolution 925 prolongeant le mandat de la MINUAR :
Prenant note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de
génocide ont été commis au Rwanda et rappelant dans ce contexte que le génocide constitue un
423 Human Rights Watch, Génocide au Rwanda - avril-mai 1994, May 1994, Vol. 6, No . 4. http://francegenocidetutsi.
org/hrw-rwandamai94.htm
424 Compte rendu analytique de la première séance de la session extraordinaire de la commission des droits de l’homme de
l’ONU sur le Rwanda, 24 mai 1994, ONU, E/CN.4/S-3/SR.1, section 32-33, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.
4-S-3-SR.1.pdf#page=9
425 ONU, E/CN.4/S-3/SR.4, pp. 4-15 http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR4.pdf#page=4 ; Isabelle Vichniac,
La Commission des Droits de l’homme de l’ONU a désigné un rapporteur spécial, Le Monde, 27 mai 1994, p. 6.
426 Boutros Boutros-Ghali : un « scandale » dont « tout le monde est responsable », Le Monde, 27 mai 1994, p. 6.
427 ONU S/1994/640. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-640.pdf
718
15. LE GÉNOCIDE
crime qui tombe sous le coup du droit international [...] 428
8 juin 1994 : Jean Hélène visitant le Sud-Est du Rwanda libéré par le FPR écrit : « Nyamata, village
martyr, symbolise aujourd’hui le génocide des Tutsis rwandais. » 429 C’est la première fois que le
journal Le Monde reconnaît le génocide des Tutsi et en fait un titre.
18 juin 1994 : Médecins sans frontières publie un « Appel Rwanda » adressé au Président de la
République, au Premier ministre et aux députés leur demandant d’appuyer l’intervention de l’ONU
pour arrêter le génocide :
Au Rwanda, en deux mois, des centaines de milliers d’êtres humains ont été massacrés. Plusieurs
dizaines de milliers de personnes sont en sursis. Leurs appels à l’aide désespérés nous parviennent
chaque jour.
Depuis la seconde guerre mondiale, il y a cinquante ans,
l’extermination planifiée et méthodique d’une communauté porte un nom : génocide.
Nous en sommes aujourd’hui les témoins directs. Les listes, soigneusement établies, des personnes à tuer ont été distribuées dès le premier jour. On tue sur ordre, on “nettoie” maison par
maison. Les auteurs des massacres sont connus : ils s’agit des milices dirigées par l’entourage du
dictateur défunt.
Après le Secrétaire général de l’ONU, le Conseil de sécurité des Nations Unies a reconnu qu’un
génocide était en train de se dérouler.
Aujourd’hui, les mots sans les actes deviennent indécents. Un génocide appelle une réponse
radicale, immédiate. La seule réponse apportée à ce jour relève du secourisme.
On n’arrête pas un génocide avec des médecins !
Il est urgent de tout mettre en œuvre pour stopper ces massacres, en appuyant une intervention
immédiate des Nations Unies qui s’oppose véritablement aux tueurs et protège les survivants. Or
depuis le 16 mai, la Mission des Nations Unies au Rwanda est autorisée à utiliser les armes pour
protéger les populations en danger. Elle ne le fait pas. Elle n’en a pas les moyens.
[...]
Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, Mesdames et Messieurs les Députés, vous
en avez le pouvoir :
arrêtez le génocide ! 430
20 juin 1994 : Dans sa lettre au Conseil de sécurité soutenant l’offre de la France d’une opération au
Rwanda sous chapitre VII de la charte des Nations Unies, le Secrétaire général Boutros BoutrosGhali parle de la nécessité d’arrêter le génocide :
Il va de soi que les efforts déployés par la communauté internationale pour ramener la stabilité
au Rwanda, en mettant un terme au génocide et en obtenant un cessez-le-feu, visent une
reprise du processus de paix d’Arusha. 431
22 juin 1994 : La résolution 929 du Conseil de sécurité, autorisant la France à intervenir au Rwanda
pour une opération « strictement humanitaire », ne parle pas de génocide mais de « massacres
systématiques et de grande ampleur de la population civile ». 432
28 juin 1994 : Le génocide est officiellement reconnu par la Commission des Droits de l’homme
de l’ONU : son rapporteur spécial, René Degni-Ségui, suite à sa visite au Rwanda et dans les
pays limitrophes du 9 au 20 juin, établit, dans son rapport rendu public, que les massacres ont
été planifiés et conclut au génocide des Tutsi du Rwanda. Il explique pourquoi, dans le cas des
événements du Rwanda, les trois éléments constitutifs du génocide sont remplis, en ce qui concerne
le massacre des Tutsi :
45. Il ressort de cette définition [du crime de génocide] trois éléments constitutifs du génocide,
qu’on pourrait schématiser ainsi :
ONU S/RES/925 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s925.pdf
Jean Hélène, Rwanda : sur la route du génocide. A mesure qu’ils avancent, les combattants du Front patriotique
rwandais découvrent l’étendue des massacres qui ont frappé la communauté tutsie, Le Monde, 8 juin 1994, p. 5.
430 Appel Rwanda (Publicité), Le Monde, 18 juin 1994, p. 22. Les passages en gras le sont dans l’original.
431 Lettre datée du 19 juin 1994, adressée au président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU, S/1994/728,
section 14, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-728.pdf#page=5 . C’est nous qui mettons en gras.
432 ONU, S/RES/929 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s929.pdf
428
429
719
15.14. LA RECONNAISSANCE A POSTERIORI DU GÉNOCIDE
i) Un acte criminel,
ii) “Dans l’intention ... de détruire tout ou partie”,
iii) D’un groupe donné et visé “comme tel”.
La première condition ne semble pas faire de doute eu égard aux massacres perpétrés et même
aux traitements cruels, inhumains et dégradants. La seconde n’est pas davantage difficile à remplir,
car l’intention claire et non équivoque se trouve bien contenue dans les appels incessants au meurtre
lancés par les médias (en particulier le RTLM) [sic] et transcrits dans les tracts. Et si ce n’était le cas,
l’intention aurait pu être déduite des faits eux-mêmes, à partir d’un faisceau d’indices concordants :
préparation des massacres (distribution d’armes à feu et entraînement des miliciens), nombre de
Tutsis tués, et résultat de la poursuite d’une politique de destruction des Tutsis. La troisième
condition qui exige que le groupe ethnique soit visé comme tel pose en revanche problème en raison
de ce que les Tutsis ne sont pas les seules victimes des massacres, les Hutus modérés n’étant pas
épargnés. Mais le problème n’est qu’apparent, et ceci pour deux raisons : d’abord, nombre de
témoignages révèlent que les tris opérés au cours des barrages pour la vérification des identités
visent essentiellement les Tutsis. Ensuite et surtout, l’ennemi principal, assimilé au FPR, reste le
Tutsi qui est l’inyenzi, c’est-à-dire « le cafard » à écraser à tout prix. Le Hutu modéré n’est que
le partisan de l’ennemi principal, et il n’est visé qu’en tant que traître à son groupe, auquel il ose
s’opposer.
Il existe un document émanant de l’état-major de l’armée rwandaise et daté du 21 septembre
1992, qui distingue bien l’ennemi principal de son partisan et qui chargeait la hiérarchie militaire
de « faire une large diffusion ». Selon les termes de ce document, le premier « est le Tutsi de
l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne
reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959, et qui veut conquérir le pouvoir
au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes ». Le second « est toute personne qui apporte
tout concours à l’ennemi principal ». De plus, le partisan peut être rwandais ou étranger. Il existe
un certain nombre de documents qui confirment cette distinction et qui attestent que les Hutus
modérés ne sont massacrés qu’en tant qu’associés ou partisans des Tutsis.
Les conditions prescrites par la Convention de 1948 sont ainsi réunies et le Rwanda, y ayant
accédé le 16 avril 1976, est tenu d’en respecter les principes qui se seraient imposés même en dehors
de tout lien conventionnel, puisqu’ils ont acquis valeur coutumière. De l’avis du Rapporteur spécial,
la qualification de génocide doit être d’ores et déjà retenue en ce qui concerne les Tutsis. Il en va
différemment de l’assassinat des Hutus. 433
Ce rapport et la constatation qu’il fait de l’évidence du génocide est publié. Il est connu en France,
en particulier par la relation qu’en fait la presse. 434
Me Gillet, à la session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme, le 31 mai 1994,
émet le vœu que :
Ce rapporteur spécial devrait présenter ses conclusions et recommandations également au
Conseil de sécurité. 435
La proposition est retenue. 436 Mais ce rapport n’est transmis par le Secrétaire général Boutros
Boutros-Ghali à l’Assemblée générale de l’ONU et au Conseil de sécurité que le 13 octobre 1994. 437
À cette date, l’opération « Turquoise » est terminée et les assassins sont en lieu sûr.
30 juin 1994 : Le génocide est reconnu par les USA. Le secrétaire d’État, Warren Christopher,
déclare au Sénat américain :
Il est clair qu’il s’agit d’un génocide. Des actes de génocide sont commis au Rwanda, et ils
doivent être châtiés. 438
433 René Degni-Ségui, 1er rapport du 28 juin 1994, ONU, A/49/508, S/1994/1157 ; Commission des Droits de l’homme de
l’ONU, E/CN.4/1995/7. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-1995-7.pdf#page=13
434 Le massacre des Tutsis au Rwanda constitue en termes légaux un « génocide », qui « semble avoir été programmé »,
a estimé le rapporteur spécial de la commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui, Le Figaro, 1er juillet
1994 ; Faisant état de « massacres programmés et préparés », un rapport de l’ONU dénonce un « génocide » au Rwanda,
Le Monde, 2 juillet 1994. Le titre du Figaro est exact, il indique les victimes, alors que celui du Monde reste dans le flou.
435 Commission des Droits de l’homme de l’ONU, E/CN.4/S-3/SR.3 section 25, p. 8. http://francegenocidetutsi.org/
E-CN.4-S-3-SR3.pdf#page=8
436 Commission des Droits de l’homme de l’ONU, Rapport sur les travaux de sa troisième session extraordinaire (Genève 24
et 25 mai 1994), 30 mai 1994, E/CN.4/S-3/4, section 20, p. 8. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-4.pdf#page=8
437 ONU, A/49/508, S/1994/1157. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf
438 3400e séance du Conseil de sécurité, 1er juillet 1994, ONU, S/PV.3400, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/
spv3400-1994.pdf#page=4
720
15. LE GÉNOCIDE
1er juillet 1994 : Le Conseil de sécurité, dans sa résolution 935, 439 fait un pas en arrière, il ne
retient pas qu’il y a un génocide, conclusion du rapporteur spécial René Degni-Ségui, qui exigeait
une action immédiate. Il ne fait que noter la nomination d’un rapporteur spécial pour le Rwanda.
Le Conseil de sécurité ne prend pas en compte le rapport que celui-ci vient de rendre public.
Il demande au Secrétaire général de former d’urgence une commission « impartiale » d’experts
chargés d’enquêter, de réunir des preuves sur « de possibles actes de génocide » et de fournir un
rapport « dans les quatre mois qui suivront sa mise en place ».
Le rapport de M. Degni-Ségui n’est pas cité. C’est donc qu’il n’a pas été transmis au Conseil de
sécurité. Pourtant, au cours de la séance du Conseil où la résolution 935 440 est votée, le représentant de l’Espagne, M. Yañez-Barnuevo 441 qui, prenant le premier la parole, semble présenter
la résolution, déclare que le rapporteur spécial « vient de publier un rapport intérimaire sur ses
travaux ». Manifestement il a lu ce rapport puisqu’il déclare :
Selon toutes les informations que l’on reçoit, les massacres se poursuivent au Rwanda, comme
l’indique le rapport du Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme, M. Degni
Ségui, qui devait être publié le 28 juin. Ce rapport corrobore l’ampleur des massacres et leur
caractère abominable. Pour le Rapporteur spécial, il ne fait aucun doute qu’un génocide a lieu au
Rwanda. 442
Sir David Hannay, représentant du Royaume-Uni, dit explicitement avoir reçu le rapport de M.
Degni-Ségui. M. Cárdenas, représentant de l’Argentine, y fait également allusion. 443
Il parle lui-même « des violations graves du droit international humanitaire, y compris des actes
de génocide, qui sont perpétrés en toute impunité au Rwanda » et qu’il faudrait « faire en sorte que
les responsables de ces crimes contre l’humanité soient traduits en justice ». Mais le jeu consiste
au Conseil de sécurité à s’exprimer fermement dans des déclarations orales et de ne pas aller audelà de déclarations de principe dans les résolutions écrites. Ainsi le représentant des États-Unis
reconnaît explicitement qu’il y a génocide au Rwanda, de même les représentants de la République
Tchèque, de la France, 444 de Nouvelle-Zélande et d’Argentine. Mais, ils parlent tous d’enquêter
afin de traduire en justice les coupables sans prendre de mesures pour arrêter ce génocide alors
que tous savent qu’il continue.
Aucune allusion n’est faite à l’opération Turquoise, qui est à ce moment-là au Rwanda avec un
mandat de l’ONU sous chapitre VII, et à qui il pourrait être précisé d’enquêter et d’arrêter les
coupables présumés.
Le jugement des coupables devant un tribunal international, présent dans le projet de résolution,
a disparu du texte final. La France est coauteur de cette résolution, ce dont se flatte Edouard
Balladur devant le Conseil de sécurité, le 11 juillet. 445
René Degni-Ségui expliquera : « Tout le monde n’était en effet pas prêt à utiliser ce terme [de
génocide]. Ainsi, lorsque mon rapport est sorti le 28 juin 1994, certains États n’étaient toujours
pas convaincus qu’il y avait eu génocide et ont demandé la création d’une commission d’enquête
pour être fixés. » 446 La France étant coauteur de cette résolution 935, fait donc partie de ces États
non convaincus qu’il y a génocide.
26 juillet 1994 : Boutros Boutros-Ghali précise le mandat de la Commission d’experts sans les nommer. Il écrit que « les membres du Conseil de sécurité se souviennent peut-être que la Commission
ONU S/RES/935 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s935-fr.pdf
La résolution 935 est adoptée à l’unanimité, y compris le représentant du Gouvernement intérimaire rwandais.
441 C’est vraisemblablement le représentant de l’Espagne qui est l’auteur de la résolution. Le représentant de l’Argentine
lui exprime sa gratitude pour avoir « joué un rôle de premier plan dans l’établissement de ce projet de résolution ». Cf.
S/PV.3402 p. 8. http://francegenocidetutsi.org/spv3402-1994.pdf#page=8
442 Procès-verbal de la 3402e séance du Conseil de sécurité S/PV.3402 p. 3. http://francegenocidetutsi.org/
spv3402-1994.pdf#page=3
443 Conseil de sécurité S/PV.3400 pp. 8-9. http://francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#page=8
444 M. Mérimée, représentant la France déclare : « Depuis plus de deux mois, des violations systématiques des
droits de l’homme et un véritable génocide sont commis au Rwanda. » Cf. Conseil de sécurité S/PV.3400 p. 5. http:
//francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#page=5
445 Procès-verbal de la 3402e séance du Conseil de sécurité S/PV.3402 p. 4. http://francegenocidetutsi.org/
spv3402-1994.pdf#page=4
446 Audition de M. René Degni-Ségui à la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA, 1-82, 17 juin
1997, p. 763]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition17juin1997DegniSegui.pdf#page=10
439
440
721
15.14. LA RECONNAISSANCE A POSTERIORI DU GÉNOCIDE
des droits de l’homme a pris une initiative parallèle. » Il ajoute que le rapporteur spécial qu’elle
a nommé a rendu son rapport le 29 juin, sans préciser sa conclusion, mais il en donne la cote,
E/CN.4/1995/7. Il souhaite que ce Rapporteur spécial coopère étroitement avec la Commission
d’experts. 447
1er août 1994 : Boutros Boutros-Ghali nomme enfin les membres de la commission d’experts créée
par la résolution 935. 448 Il a refusé une liste de personnalités proposées par la Commission des
Droits de l’homme au profit de trois juristes d’Afrique francophone : Togo, Guinée, Mali. 449 Ce
sont MM. Atsu-Koffi Amega, ancien président de la Cour suprême du Togo, Habi Dieng, ministre
de la Justice de Guinée, Salifou Fomba, professeur de droit international à Bamako. 450 Ce n’est
qu’en septembre que la commission se rend au Rwanda !
21 août 1994 : Alors que l’opération Turquoise se termine, Alison Des Forges, dans un article paru
dans Le Monde, rappelle que si la France n’arrête pas les présumés coupables de ce génocide
flagrant, elle nierait purement et simplement la ratification de la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide. 451
Début septembre 1994 : Arrivée des trois membres du groupe d’experts de l’ONU au Rwanda, « ils
parlent de massacres interethniques et demandent aux ONG présentes de leur transmettre toutes
les informations susceptibles de prouver l’existence du génocide. Le pays est encore un gigantesque
cimetière à ciel ouvert. » 452
Septembre 1994 : Les effectifs du représentant du rapporteur spécial de la Commission des Droits
de l’homme, René Degni-Ségui, chargés de préparer l’enquête sur la mort de près d’un million de
Rwandais ont été doublés : ils sont quatre désormais. 453
4 octobre 1994. : Le génocide des Tutsi est reconnu. La commission d’experts, formée par la résolution 935 du 1er juillet 1994 du Conseil de sécurité, conclut dans son rapport intérimaire du 4
octobre 1994 qu’il y a eu génocide des Tutsi mais pas de génocide des Hutu :
Après un examen approfondi, la Commission d’experts a conclu à l’existence de preuves accablantes attestant que des actes de génocide ont été commis à l’encontre du groupe tutsi par
des éléments hutus agissant de manière concertée, planifiée, systématique et méthodique. D’abondantes preuves montrent que ces exterminations massives perpétrées par des éléments hutus contre
le groupe tutsi comme tel, durant la période susmentionnée, constituent un génocide au sens de
l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948. À ce jour, la Commission n’a découvert aucune preuve indiquant que des éléments
tutsis avaient commis des actes dans l’intention de détruire le groupe ethnique tutu en tant que
tel, au sens où l’entend la Convention sur le génocide de 1948. 454
8 novembre 1994 : Dans sa résolution 955, le Conseil de sécurité décide de la création d’un Tribunal
international pour le Rwanda (TPIR), « chargé uniquement de juger les personnes présumées
responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire
commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes
ou violations commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994,
et d’adopter à cette fin le Statut du Tribunal criminel international pour le Rwanda annexé à la
présente résolution. » 455
447 Secrétaire général ONU, Rapport du Secrétaire général sur la constitution d’une Commission d’experts conformément
au paragraphe 1 de la Résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité en date du 1er juillet 1994, ONU, 26 juillet 1994,
sections 6-7. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-879.pdf
448 Rapport du secrétaire général sur la situation au Rwanda, 3 août 1994, ONU, S/1994/924, section 30, p. 9. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1994-924.pdf#page=9
449 Colette Braeckman [44, p. 219].
450 Monique Mas [139, p. 489].
451 Alison Des Forges, La France se doit d’arrêter les responsables du génocide, Le Monde, 21 août 1994, p. 4, Point de
vue. http://francegenocidetutsi.org/DesforgesLeMonde21aout1994.pdf
452 Françoise Bouchet-Saulnier, Les politiques de la haine - Rwanda, Burundi, 1994-1995, Les Temps modernes, juillet-août
1995, no 583, p. 277.
453 Colette Braeckman [44, p. 219].
454 ONU, S/1994/1125, section 148, p. 31. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1125.pdf#page=31
455 ONU, S/RES/955 (1994), section 1, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/94s955.pdf#page=2
722
15. LE GÉNOCIDE
11 novembre 1994 : Karen Kenny, seule et unique observateur des Droits de l’homme au Rwanda,
démissionne en raison du manque total de moyens mis à sa disposition. 456 Mi-novembre, il n’y a
que quatre observateurs ne disposant d’aucun moyen. 457
9 décembre 1994 : Le Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali transmet au président du Conseil
de sécurité le rapport final de la commission d’experts formée par la résolution 935 (1994). 458
27 février 1995 : Dans sa résolution 978, le Conseil de sécurité prie les États membres de mettre
en application dans leur droit interne les dispositions de la résolution 955 et du statut du Tribunal
international pour le Rwanda, d’arrêter les personnes présentes sur leur territoire contre lesquelles il
existe des preuves suffisantes qu’elles se sont rendues coupables d’actes entrant dans la compétence
du Tribunal international pour le Rwanda. 459
Le Secrétaire général de l’ONU et les membres permanents du Conseil de sécurité ont retardé le plus
longtemps possible la reconnaissance d’un génocide qui est apparu comme évident à nombre de Rwandais, d’ONG et d’observateurs dès le 10 avril 1994. La présence au Conseil de sécurité du représentant du
gouvernement qui organise ce génocide est tolérée jusqu’à ce que l’ambassadeur de France à l’ONU lui
demande de partir, le 19 juillet. L’emploi du mot génocide est refusé par la France qui soutient ce gouvernement rwandais et par la Grande-Bretagne et les États-Unis qui ne veulent pas être obligés d’intervenir.
Le mot n’est utilisé que début juin 1994 par le Conseil de sécurité. La reconnaissance du génocide des
Tutsi par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU le 28 juin n’est pas
prise en compte par le Conseil de sécurité, qui réclame le 1er juillet une autre commission d’experts. Ceci
permet à la France, qui a obtenu du Conseil de sécurité, quelques jours avant, un mandat d’intervention
sous chapitre VII, d’agir au Rwanda de façon neutre par rapport aux auteurs et commanditaires des
massacres, comme s’il n’y avait pas de génocide. La reconnaissance officielle du génocide des Tutsi du
Rwanda par le Conseil de sécurité de l’ONU ne se fera que le 8 novembre, sept mois après qu’il ait débuté
et plus de trois mois après la fuite de ses organisateurs.
15.15
La poursuite des coupables : le TPIR
L’intervention militaire française a permis à la plupart des organisateurs et exécutants du génocide
de s’enfuir. Les militaires français ne remirent aucun assassin, ou présumé tel, ni à la justice rwandaise
ni à l’ONU représentée par la MINUAR.
Le TPIR est régi par un statut annexé à la résolution 955 (1994) du 8 novembre 1994. 460 Le gouvernement rwandais, ayant demandé l’aide judiciaire de l’ONU pour juger les coupables de génocide,
est à l’origine de ce tribunal. Cependant, par la voix de son représentant au Conseil de sécurité, Manzi
Bakuramutsa, il est le seul à voter contre la résolution. 461 Cette résolution et le statut du TPIR ont pour
auteurs initiaux les USA et la Nouvelle-Zélande. La France s’y est jointe en tant qu’auteur.
Françoise Bouchet-Saulnier, ibidem, p. 282.
G. Prunier [175, p. 407].
458 ONU, S/1994/1405. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.pdf
459 ONU, S/RES/978 (1995). http://francegenocidetutsi.org/95s978.pdf
460 Résolution 955 (1994), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3453e séance, le 8 novembre 1994 ONU, S/RES/955
(1994). http://francegenocidetutsi.org/94s955.pdf#page=3 .
461 Conseil de sécurité, 3453e séance, S/PV.3453, p. 14. http://francegenocidetutsi.org/spv3453-1994.pdf#page=14 Le
gouvernement rwandais avait demandé que le tribunal soit compétent sur la période allant du 1er octobre 1990 au 17 juillet
1994. À ce propos, M. Manzi Bakuramutsa déclare : « Un tribunal international qui se refuse à considérer les causes et
la planification du génocide au Rwanda et qui se refuse à considérer les modèles pilotes qui ont précédé le grand génocide
d’avril 1994 ne serait d’aucune utilité pour le Rwanda, car il ne contribuerait pas à l’éradication de la culture d’impunité et
à créer un climat propice à la réconciliation nationale. » Il regrette le nombre insuffisant de juges et que le procureur et la
chambre d’appel soient communs avec le TPIY. Il regrette que le statut ne définisse pas de hiérarchie dans les crimes à juger
et que le tribunal puisse gaspiller ses ressources à juger des crimes mineurs et laisser au second plan le crime de génocide.
Étant donné que « certains pays, qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici, ont pris une part très active à la guerre civile
rwandaise », il regrette que ceux-ci puissent proposer des candidatures et participer à l’élection des juges. Il regrette que
les coupables puissent purger leur peine dans d’autres pays que le Rwanda et que ces pays puissent se prononcer sur cette
peine. Il regrette que le projet de résolution des États-Unis enjoignant aux États membres d’arrêter les criminels rwandais
sur leur territoire ait été étouffé dans l’œuf. Il regrette que la peine capitale soit exclue du statut du tribunal. Il estime que
le tribunal doit être installé au Rwanda afin de lutter contre l’impunité et d’œuvrer à la réconciliation nationale. Il constate
que « les auteurs de la résolution hésitent toujours à indiquer le futur siège du Tribunal. »
456
457
723
15.15. LA POURSUITE DES COUPABLES : LE TPIR
Le TPIR est mis en place sur le modèle du TPIY. Celui-ci est compétent pour juger des « violations
graves du droit humanitaire international » commises à partir du 1er janvier 1991 jusqu’à une date « que
déterminera le Conseil après la restauration de la paix ». 462 Le TPIR est « chargé uniquement de juger les
personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international
humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels
actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994
[...] ». 463
Le TPIR ne peut donc juger que des crimes commis entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Cette
limitation temporelle serait due au représentant de la France. 464 En effet, Jean-Bernard Mérimée déclare
à l’issue du vote de la résolution 955, le 8 novembre 1994 :
Le tribunal sera compétent pour les infractions commises entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.
Le choix de cette période de temps permet de prendre en compte d’éventuels actes de planification
et de préparation du génocide qui a eu lieu à partir du 6 avril de cette année. 465
Essoungou commente : « Drôle de planification d’un crime qui a fait entre cinq cent mille et un million
de morts et dont la préparation n’aurait tenu que sur quatre petits mois. » 466 Ajoutons que dans cette
période les militaires français sont absents, à l’exception des coopérants militaires et autres DAMI. Le
représentant de la France fait mieux encore. Laissant entendre publiquement qu’il accrédite la thèse du
double génocide, insinuation que Mitterrand lance le même jour à Biarritz, il envisage que la compétence
du tribunal soit étendue au delà de 1994 :
Il va de soi que, dans le cas où des troubles majeurs accompagnés de violations du droit humanitaire
viendraient à se reproduire après la fin de l’année 1994, le Conseil de sécurité serait fondé à étendre
la compétence temporelle du tribunal au-delà du terme actuellement fixé. 467
Selon le statut du tribunal annexé à la résolution 955, le tribunal est compétent pour juger du crime de
génocide (art. 2) et des crimes contre l’humanité (art. 3). Le tribunal est aussi compétent pour juger des
violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II, c’est-à-dire
des crimes de guerre (art. 4). Cette disposition vise le FPR et aurait été ajoutée à la demande de la
France qui s’appuie sur le rapport des experts publié en octobre 1994. 468
Les victimes ne peuvent se constituer parties civiles devant le TPIR ni réclamer des dommages et
intérêts.
Les tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie partagent la même chambre d’appel afin d’assurer
une unité de jurisprudence.
À l’origine le procureur est le même pour les deux tribunaux. 469 Siégeant à La Haye, il s’occupe plus
de l’ex-Yougoslavie. En août 2003, le Conseil de sécurité décide de séparer les deux fonctions. Carla del
Ponte reste procureur du TPIY, Hassan Bubacar Jallow est nommé procureur du TPIR. 470
Alors que le Conseil de sécurité s’est attaché à transposer le TPIR sur le modèle du TPIY, une
différence notoire entre les deux est que le TPIY a à juger essentiellement de crimes de guerre et non de
génocide. 471 La confusion entre les deux types de crime est manifeste chez Carla Del Ponte, qui donne à
son livre décrivant son expérience de procureur des deux tribunaux le titre « La Traque, les criminels de
guerre et moi » (2009).
Les juges des Chambres de première instance du Tribunal international pour le Rwanda sont élus par
l’Assemblée générale sur une liste présentée par le Conseil de sécurité.
Selon l’article 25 du statut du tribunal, un procès peut être révisé s’il est découvert un fait nouveau
qui n’était pas connu au moment du procès en première instance ou en appel.
ONU, S/RES/827 (1993), 25 mai 1993. http://francegenocidetutsi.org/93s827.pdf
ONU, S/RES/955 (1994) 8 novembre 1994, section 1.
464 A.-M. Essoungou [79, p. 74] ; L. Melvern [143, p. 374].
465 Conseil de sécurité, 3453e séance, S/PV.3453, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/spv3453-1994.pdf#page=3 M.
Mérimée est le premier orateur à intervenir.
466 Ibidem.
467 Conseil de sécurité, ibidem, p. 4.
468 L. Melvern [142, p. 275] ; A.-M. Essoungou [79, p. 74].
469 Richard Goldstone, Louise Arbour, Carla del Ponte.
470 Résolution 1503 du Conseil de sécurité, 28 août 2003.
471 ONU, S/RES/827 (1993), 25 mai 1993. http://francegenocidetutsi.org/93s827.pdf
462
463
724
15. LE GÉNOCIDE
Le siège du TPIR a été placé à Arusha en Tanzanie plutôt qu’à Kigali par la résolution 977 (1995)
du Conseil de sécurité en date du 22 février 1995, sur recommandation du Secrétaire général, Boutros
Ghali, en raison du mauvais état des immeubles à Kigali, pour assurer la sécurité du personnel et des
personnes participant aux procès, en particulier des accusés, et pour garantir l’impartialité des jugements,
le Rwanda n’étant pas jugé être un territoire neutre. 472 Essoungou montre que le choix de Kigali aurait
été beaucoup plus économique pour l’ONU et que c’est la règle du « partout sauf à Kigali » qui a présidé
au choix. 473
Les moyens financiers affectés au tribunal sont au départ très insuffisants et il faut noter que l’ONU
fait appel à de généreux donateurs, ce qui peut avoir influé sur les décisions et jugements du tribunal. 474
Le premier jugement du TPIR n’est rendu que le 4 septembre 1998. Il condamne le Premier ministre
du gouvernement intérimaire, Jean Kambanda, à la réclusion à vie.
ONU, S/RES/977 (1995) http://francegenocidetutsi.org/95s977.pdf ; rapport du Secrétaire général, ONU,
S/1995/134, section 45, p. 10. http://francegenocidetutsi.org/sg-1995-134.pdf#page=10 ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 859].
473 A.-M. Essoungou [79, p. 93].
474 Voir le rapport du Secrétaire général sur la mise en place du tribunal, ONU, S/1995/134, en particulier section 29,
p. 7. http://francegenocidetutsi.org/sg-1995-134.pdf#page=7
472
725
Chapitre 16
La France collabore avec le
Gouvernement intérimaire rwandais
16.1
Le FPR et le clan tutsi sont nos ennemis
Pendant toute la durée du génocide, le FPR reste l’ennemi aux yeux des dirigeants français. C’est
d’abord lui qui est tenu, avant toute enquête, pour l’auteur de l’attentat du 6 avril. 1 Pour le général
Quesnot, le FPR est l’ennemi. Il dit le 29 avril à une conseillère de François Mitterrand que « le FPR
est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique. Il peut être assimilé à des “khmers noirs”. » 2
Le 3 mai, Quesnot accuse le FPR de vouloir « imposer la loi minoritaire du clan tutsi » par une victoire
militaire :
Tous ces efforts [pour un cessez-le-feu] resteront vains si le F.P.R. remporte une victoire militaire sur le terrain et veut imposer la loi minoritaire du clan tutsi, ce qui aurait, par ailleurs, des
répercussions sérieuses au Burundi. 3
En présentant la lettre d’appel au secours du président intérimaire rwandais, il écrit le 24 mai à
François Mitterrand :
L’arrivée au pouvoir dans la région d’une minorité dont les buts et l’organisation ne sont pas sans
analogie avec le système des Khmers rouges est un gage d’instabilité régionale dont les conséquences
n’ont pas été anticipées par ceux, y compris en France, dont la complicité et la complaisance sont
patentes. 4
16.2
Recevant ses organisateurs, la France rend le génocide respectable
Alors que le génocide bat son plein au Rwanda, le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement
intérimaire rwandais, mis en place le 9 avril après la mort du Président Juvénal Habyarimana, Jérôme
Bicamumpaka, et Jean-Bosco Barayagwiza, directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires
étrangères, sont en visite à Paris du 24 au 29 avril. 5 Ils sont reçus officiellement par les autorités françaises,
le 26 au ministère de la Coopération, le 27 à l’Élysée et à Matignon. 6
Voir les accusations du général Quesnot et de Bruno Delaye section 7.17 page 425.
Bruno Delaye, Christian Quesnot, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. Objet : Situation au Rwanda, p. 2.
http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye29avril1994.pdf
3 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Votre entretien avec le
Premier ministre le mercredi 4 mai 1994, 3 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot3mai1994.pdf
4 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Correspondance du
docteur Théodore Sindikubwabo, président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot24mai1994.pdf
5 Monique Mas [139, pp. 389, 391].
6 Rwanda : Le rôle de la France dénoncé par les rebelles, Le Monde, 30 avril 1994, p. 6. http://francegenocidetutsi.
org/BicamumpakaLeMonde30avril94.pdf
1
2
727
16.2. RECEVANT SES ORGANISATEURS, LA FRANCE REND LE GÉNOCIDE RESPECTABLE
Qui sont ces deux personnalités rwandaises ?
Jérôme Bicamumpaka est membre du MDR tendance Hutu Power. C’est un extrémiste qui exposera
ses thèses délirantes et criminelles devant le Conseil de sécurité le 17 mai. 7
Jean-Bosco Barayagwiza est un idéologue extrémiste. Il est le principal responsable du parti hutu
extrémiste CDR et membre fondateur de la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), qui multiplie les appels au meurtre des Tutsi durant tout le génocide. 8 C’est lui qui aurait lancé le slogan
« Exterminons-les » à propos des Tutsi. 9 C’est un idéologue qui exerce un pouvoir certain sur le ministre
Bicamumpaka. Tant à l’ambassade de Kigali qu’à la cellule africaine de l’Élysée, les responsables français
ont témoigné de leur amitié à Jean-Bosco Barayagwiza, comme nous le montrons par ailleurs. 10 JeanBosco Barayagwiza a été condamné à la réclusion à perpétuité pour génocide par le TPIR. Mais sa peine
a été réduite à 32 ans en appel. 11
Quelles personnalités françaises ont rencontré les représentants du GIR ? Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement intérimaire rwandais, est d’abord reçu au ministère de
la Coopération à Paris le 26 avril par M. Jean-Marc Simon, directeur adjoint du cabinet du ministre.
Celui-ci rédige un compte rendu de cette rencontre. Selon son interlocuteur, « le gouvernement intérimaire du Rwanda souhaite sincèrement conclure un cessez-le-feu mais se heurte aux fins de non-recevoir
du FPR. » Celui-ci est soutenu notamment par l’Ouganda, « cinq ou six bataillons de l’armée ougandaise
seraient présents dans le Nord-Est du pays ». Bicamumpaka demande que la France envisage « de donner
des signaux forts, semblables à ceux qui au Tchad avaient été donnés à la Libye dans le passé, afin de
contenir les ambitions ougandaises. » 12
Sur les entretiens de cette délégation du gouvernement fantoche rwandais le 27 avril à Paris, la presse
française fait service minimum. Le journal Le Monde y consacre un petit article très vague et qui concerne
essentiellement les affirmations de Bicamumpaka à la conférence de presse : « En visite à Paris, où il
a été reçu par les autorités françaises, le ministre des affaires étrangères du gouvernement intérimaire
rwandais, mis en place après la mort du président Juvénal Habyarimana le 6 avril, Jérôme Bicyamhumaka
[Bicamumpaka], a jugé “exagéré” le chiffre de 100 000 morts, avancé comme bilan des massacres commis
dans son pays au cours des trois dernières semaines... ». 13 Les journalistes de L’Humanité se montrent
un peu plus curieux :
« J’ai été reçu au Quai d’Orsay et à l’Élysée. C’est normal, je représente le gouvernement du
Rwanda », avait déclaré, jeudi [28 avril], le « ministre » rwandais des Affaires étrangères, Jérôme
Bicamumpaka, en visite à Paris. Interrogé sur le nom de ses interlocuteurs français, celui-ci n’avait
pas donné de réponse, soulignant que « les institutions comptent plus que les hommes ».
Vendredi, nous avons donc voulu savoir qui a reçu M. Bicamumpaka.
A l’Élysée après recherche, on nous a confirmé qu’un « conseiller du président » avait rencontré le
« ministre ». Qui ? Le mystère reste entier puisque notre correspondante nous a indiqué qu’elle « n’en
dirait pas plus ». Au Quai d’Orsay, on nous a d’abord répondu tout de go : « Le ministre » (Alain
Juppé – NDLR). Mais après vérifications, il aurait été finalement reçu « par un fonctionnaire »...
Ce « ministre », d’un gouvernement nommé à la hussarde, semble avoir obtenu à Paris ce qu’on
lui refuse ailleurs : une reconnaissance officielle. [...]
De son côté, l’antenne africaine de l’organisation américaine Human Rights Watch a notamment
déclaré : « Pendant que les milices tuent, M. Bicamumpaka se réunit à Paris avec les fonctionnaires
du ministère de la Coopération, le directeur du Département africain, un conseiller du Quai d’Orsay
et des fonctionnaires de l’Élysée. » 14
Le Figaro révèle en 1998 qu’ils ont été reçus par Bruno Delaye et aussi par Edouard Balladur et Alain
Juppé :
Voir section 19.20 page 810.
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 387].
9 Voir section 15.8 page 703.
10 Voir section 2.14.1 page 136. Le site web de Jean-Bosco Barayagwiza affirmait qu’il était chevalier de l’Ordre du mérite
de la République française. Cf. J.-P. Gouteux [95, p. 384]. Nous n’en avons pas trouvé confirmation.
11 Jean-Bosco Barayagwiza est décédé le 25 avril 2010 au Bénin.
12 Jean-Marc Simon, Compte rendu de l’entretien avec le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du Rwanda,
27 avril 1994. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 492]. http://francegenocidetutsi.org/Simon27avril1994.pdf
13 Le rôle de la France dénoncé par les rebelles, Le Monde, 30 avril 1994, p. 6.
14 Paris soutient encore les fantoches rwandais, L’Humanité, 30 avril 1994.
7
8
728
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Alors que celles-ci [les tueries] commencent dans la nuit du 6 avril 1994, le 27 avril deux responsables rwandais se rendent à Paris et sont reçus officiellement à l’Élysée et Matignon. A cette
époque, et selon les archives, de nombreuses organisations humanitaires parlent déjà de « génocide ».
Médecins sans frontières (MSF) chiffre le nombre de morts à au moins 300 000 personnes.
Cela n’empêche nullement l’Élysée et plus précisément le responsable de la cellule africaine, Bruno
Delaye, de recevoir Jérôme Bicamumpaka, « ministre des affaires étrangères » du « gouvernement
intérimaire » et Jean-Bosco Barayagwiza, leader du CDR, l’un des partis hutus les plus extrémistes :
« J’ai dû recevoir dans mon bureau, dit aujourd’hui Bruno Delaye, devenu ambassadeur de France
au Mexique, 400 assassins et 2 000 trafiquants de drogue. On ne peut pas ne pas se salir les mains
avec l’Afrique. »
Peut-être, mais jusqu’où ? Etait-il vraiment nécessaire que cette délégation se rende, au sortir de
l’Élysée, à Matignon pour y rencontrer conjointement le premier ministre, Edouard Balladur, et le
ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé ? 15
Gérard Prunier confirme que la délégation du gouvernement génocidaire a été reçu par Edouard
Balladur et Alain Juppé :
Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio, M. Jean-Bosco Barayagwiza et M. Jérôme Bicamumpaka, deux grands coupables de génocide, dans leurs bureaux, à Paris, il
a ajouté que si l’on ne s’était pas rendu compte de la nature des crimes en train de se commettre, alors
qu’on recevait des génocidaires, c’est qu’il existait un problème de perception au sein du gouvernement
français. 16
Pierre Brana, rapporteur de la Mission d’information, confirme en 2003 qu’Alain Juppé a reçu cette
délégation :
La responsabilité politique de cette intervention revient bien à François Mitterrand. [...] Mais par
la suite, en 1994, les responsabilités se diluent beaucoup à l’échelon politique. Le gros problème, c’est
qu’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, a reçu des membres du gouvernement rwandais
par intérim en plein génocide, vers la fin avril. 17
À l’Élysée, ils ont été reçus, selon toute probabilité, par Bruno Delaye ; au Quai d’Orsay par le
directeur du département des Affaires africaines, Jean-Marc Rochereau de la Sablière. Alison Des Forges
de Human Rights Watch écrit en 1998 qu’ils ont rencontré Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères
et Bruno Delaye, conseiller aux Affaires africaines à l’Élysée. 18 Selon Gérard Prunier, ils ont été reçus
par le Président Mitterrand mais c’est une erreur, 19 par le Premier ministre Balladur et Alain Juppé. 20
La réception à Matignon est confirmée par le rapport de la Mission d’information parlementaire cité plus
loin. 21
Rien n’a filtré sur la teneur des discussions, si ce n’est dans le court article du Quotidien de Paris :
[...] Jérôme Bicamumpaka était à Paris dans le cadre d’une tournée européenne pour plaider la
cause de son gouvernement et demander le soutien de la France pour l’arrêt des combats entre Hutus
et Tutsis depuis presque trois semaines. Selon des sources informées, la France n’envisage pas pour le
moment d’autre intervention que des efforts d’encouragements diplomatiques. 22
L’analyse de ce journal est limpide. Les innombrables cadavres sont les victimes « des combats entre
Hutus et Tutsis ». Il nous apprend que la délégation rwandaise a eu la promesse que la France les soutiendrait diplomatiquement, sans qu’une autre forme d’aide soit exclue.
Le porte-parole du Quai d’Orsay, Catherine Colonna, déclare lors d’une conférence de presse que cette
rencontre fait partie des contacts pris dans le cadre de la recherche d’un cessez-le-feu :
15
5.
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, colonne
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 191].
Intervention de Pierre Brana dans l’émission Rwanda, un génocide oublié, La communauté internationale immobile,
France Culture, 6 août 2003. Cf. L. de Vulpian [217, p. 106].
18 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 766].
19 François Mitterrand est alors en visite au Turkménistan ! Cf. Sophie Shihab, François Mitterrand offre à l’Ouzbékistan des crédits et une leçon de démocratie, Le Monde, 27 avril 1994, p. 6 http://francegenocidetutsi.org/
MitterrandOuzbekistan27041994.pdf ; Sophie Shihab, Poursuivant sa visite en Asie centrale, François Mitterrand a rendu
hommage à la politique régionale du Turkménistan, Le Monde, 29 avril 1994, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/
MitterrandTurkmenistan29avril1994.pdf
20 G. Prunier [175, p. 331].
21 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 298-299].
22 Rwanda : Le gouvernement cherche un soutien français, Le Quotidien de Paris, 28 avril 1994, p. 14.
16
17
729
16.2. RECEVANT SES ORGANISATEURS, LA FRANCE REND LE GÉNOCIDE RESPECTABLE
(LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES RWANDAIS SE TROUVE À PARIS, VOUS
L’AVEZ REÇU. OR, IL SEMBLE QU’IL NE SOIT PAS LE BIENVENU EN BELGIQUE. POURQUOI L’AVEZ-VOUS REÇU ET VOUS ÊTES-VOUS CONCERTÉS AVEC LES BELGES ?)
“LE MINISTRE RWANDAIS DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. BICAMUMPAKA, SE TROUVE
À PARIS DEPUIS DIMANCHE DERNIER POUR UN SÉJOUR PRIVÉ, IL A DEMANDÉ À ÊTRE
REÇU AU QUAI D’ORSAY. IL L’A ÉTÉ HIER.
CELA A ÉTÉ POUR NOUS L’OCCASION DE RÉAFFIRMER LA PRIORITÉ QUI S’ATTACHE À LA CONCLUSION D’UN CESSEZ-LE-FEU ET À L’ARRÊT DES EXACTIONS ET
DES MASSACRES AU RWANDA.
NOUS AVONS ÉGALEMENT SOULIGNÉ QUE NOUS SOUTENIONS LES INITIATIVES
PRISES PAR LES PAYS DE LA RÉGION POUR PROMOUVOIR LA NÉCESSAIRE REPRISE
DU DIALOGUE, DANS L’ESPRIT DES ACCORDS D’ARUSHA.
J’AJOUTE QUE NOUS SOMMES EN CONTACT AVEC L’ENSEMBLE DES PARTIES RWANDAISES.
J’AJOUTE ÉGALEMENT QUE DEPUIS LE DÉBUT DE LA CRISE RWANDAISE, NOUS
SOMMES EN ÉTROIT CONTACT AVEC NOS PARTENAIRES BELGES”.
(QUE REPRÉSENTE CE MINISTRE ?)
“M. BICAMUMPAKA FAIT PARTIE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE. IL REPRÉSENTE L’UNE DES COMPOSANTES POLITIQUES DU PAYS.
JE VOUS DISAIS À L’INSTANT QUE NOUS MAINTENONS LE CONTACT AVEC L’ENSEMBLE DES PARTIES RWANDAISES. NOUS PENSONS QUE POUR ENCOURAGER UNE
REPRISE DU DIALOGUE AU RWANDA, IL EST IMPORTANT DE MAINTENIR DE TELS
CONTACTS”.
(QUI DOIT PARTICIPER À CE DIALOGUE ?)
“ON SAIT BIEN QUELLES SONT LES PARTIES RWANDAISES. IL EST NÉCESSAIRE DE
LES ENCOURAGER DANS LA VOIE DU DIALOGUE. C’EST CE QUE NOUS FAISONS, C’EST
CE QUE FONT ÉGALEMENT LES PAYS DE LA RÉGION, LA TANZANIE, L’OUGANDA, EN
PARTICULIER. AUSSI BIEN LA FRANCE QUE L’UNION EUROPÉENNE ONT LANCÉ DES
APPELS EN FAVEUR, D’UNE PART, BIEN SÛR, DE LA CESSATION DE LA VIOLENCE ET,
D’AUTRE PART, DE LA REPRISE DES DISCUSSIONS, DES NÉGOCIATIONS, DU DIALOGUE,
SUR LA BASE DES PRINCIPES DE L’ACCORD D’ARUSHA. POUR CONCRÉTISER CES ENCOURAGEMENTS, IL FAUT BIEN PARLER AVEC LES PARTIES RWANDAISES.” 23
Les deux visiteurs rwandais sont des plus compromis dans le génocide en cours. Alison Des Forges
estime que leur réception à Paris « rend le génocide respectable » :
Si les responsables français choisirent de garder le contact de manière aussi visible avec le gouvernement génocidaire, ils le firent en ayant pleinement conscience du message politique qu’ils transmettaient. Cela rendait le génocide respectable à Paris, ses partisans au Rwanda étaient encouragés et
le gouvernement intérimaire disposait ainsi d’un levier lui donnant accès à d’autres capitales étrangères. 24
Au cours d’un long entretien téléphonique la veille de cette « réception », Daniel Jacoby, président de
la FIDH, avait vainement tenté de dissuader l’Élysée d’accomplir ce geste. 25
Interrogé par Holly Burkhalter de Human Rights Watch sur cette visite à Paris, Alain Girma, diplomate à l’ambassade de France à Washington, déclare que les responsables français avaient profité de
l’occasion pour réclamer la fin des massacres. 26
La Mission d’information parlementaire sur le Rwanda s’interroge sur l’opportunité de cette réception
du 27 avril à Paris :
C’est dans ce contexte que se déroule, le 27 avril, la rencontre avec M. Jean Bosco Barayagwiza,
Chef de la CDR, et Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères, qui seront reçus à l’Élysée
et à Matignon. [...] La démarche de la France, consistant à maintenir le dialogue politique avec
les représentants de toutes les parties au conflit, s’inscrit bien dans la continuité de sa politique
diplomatique visant à amener les belligérants à la conclusion d’un accord négocié.
23 TD Diplomatie 12488, Rédacteur F. Desagneaux, 28/04/1994, 18 h 14, Objet : Déclarations du porte-parole : ExYougoslavie - Rwanda - France/Kurdes, signé : Colonna. http://francegenocidetutsi.org/Desagneaux29avril1994.pdf
24 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 767].
25 Éric Gillet, Le génocide devant la justice, Les Temps Modernes, juillet 1995, p. 241.
26 Alain Girma à Holly Burkhalter, Washington, 28 avril 1994, Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 766].
730
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Cette approche suppose toutefois que l’on se trouve dans une logique classique de guerre ou
d’affrontements. Or, en la circonstance, on peut s’interroger sur l’opportunité d’avoir, certes dans
la perspective louable de la conclusion d’un cessez-le-feu, reçu, le 27 avril, le représentant du parti
extrémiste hutu de la CDR, exclu des institutions d’Arusha, et le Ministre des Affaires étrangères
d’un Gouvernement intérimaire rwandais, sous la responsabilité duquel se déroulaient des massacres à
grande échelle qui seront, quinze jours plus tard, qualifiés officiellement par la France de génocide. 27
Le rapporteur de la Mission d’information ne relève pas que cette réception renforce la position de
ce gouvernement « sous la responsabilité duquel se déroulaient des massacres à grande échelle » et va lui
donner une caution de respectabilité vis-à-vis des autres capitales et du Conseil de sécurité de l’ONU. 28
Mais nous remarquons un point de vue critique derrière ces propos alambiqués. Il esquisse une analyse
nouvelle de la situation : nous ne serions pas au Rwanda dans « une logique classique de guerre ou
d’affrontements ». Dans quoi alors nous trouvons-nous ? Le rapporteur s’abstient de le dire. Mais en
parlant de la « perspective louable de la conclusion d’un cessez-le-feu », il oublie bien vite cette question.
Pourtant, c’est là le point déterminant. Un génocide se déroulait au Rwanda, les termes de la déclaration
du 30 avril du président du Conseil de sécurité ne laissent guère de doute là-dessus, et les dirigeants
français recevaient le 27 avril les organisateurs de ce génocide, en toute conscience. Le rapporteur de la
Mission d’information parlementaire y pense, mais il se garde bien de l’écrire.
Les entretiens avec les comparses rwandais à Paris ne visaient pas seulement à conclure un cessezle-feu, pour arrêter l’offensive du FPR. Ils avaient aussi pour but d’effacer les traces des massacres,
puisque le gros du génocide était accompli, et de secourir le régime hutu, diplomatiquement et surtout
militairement.
Cette entrevue à Paris se produit alors que sur le plan intérieur au Rwanda, une campagne de « pacification » est lancée à partir du 26 avril 1994 à l’initiative de Callixte Kalimanzira, qui fait fonction
de ministre de l’Intérieur. Elle vise à renforcer le contrôle sur le processus du génocide. 29 Le 27 avril,
Théodore Sindikubwabo, président intérimaire, se rend au Conseil préfectoral de sécurité de Butare et
invite à tuer les Tutsi plus discrètement. 30
Hasard de date ? Ce 27 avril, l’ex-capitaine Barril remonte le drapeau tricolore sur l’ambassade de
France à Kigali. 31 Tout un symbole...
La réception à Paris le 27 avril du ministre des Affaires étrangères du Gouvernement intérimaire
rwandais, flanqué d’un leader extrémiste, n’est pas seulement la preuve de la reconnaissance par la
France de ce gouvernement issu d’un coup d’État militaire. C’est, sur le plan intérieur du Rwanda, un
encouragement à terminer l’éradication des Tutsi et à en effacer les traces. Sur le plan international, c’est
un soutien diplomatique et une caution de respectabilité donnée par la France, membre permanent du
Conseil de sécurité des Nations Unies, aux organisateurs du génocide des Tutsi.
16.2.1
La conférence de presse de Bicamumpaka à Paris le 28 avril
Une conférence de presse de Jérôme Bicamumpaka se tient le 28 avril à l’ambassade du Rwanda. 32
Le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement intérimaire rwandais estime exagéré le chiffre des
victimes des massacres. 33 Selon lui, le gouvernement intérimaire est « un gouvernement de coalition formé
de cinq partis », conforme aux Accords d’Arusha. Il affirme que « l’armée gouvernementale tout entière
est derrière le gouvernement » et qu’« on n’a jamais rompu l’accord de paix d’Arusha violé par le FPR,
mais le peuple rwandais ne veut pas d’un diktat. Actuellement, ajoute-t-il, c’est le peuple rwandais qui se
défend. La population s’est mobilisée quartier par quartier... ». Quant à la France, « elle connaît les causes
profondes de cette crise, croit-il savoir. Elle souhaite que cela se dénoue par le dialogue. Il est normal
d’avoir été reçu. L’État rwandais a un président, un gouvernement, une armée, des frontières. Elle veut
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 298-299].
Voir section 19.15 page 805 pour leur tournée européenne et section 19.20 page 810 pour le discours de Bicamumpaka
au Conseil de sécurité le 17 mai.
29 À Gikongoro, le préfet Bucyibaruta réunit pour cela les sous-préfets et bourgmestres. Cf. Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 400].
30 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 593].
31 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
32 D’abord annoncée au Centre Jouffroy, avant que l’établissement religieux dont il dépend ne se ravise. Cf. M. Mas [139,
p. 389].
33 Voir l’article du Monde cité plus haut.
27
28
731
16.3. LA COOPÉRATION MILITAIRE SE POURSUIT
l’aider à résoudre la crise. La France ne va pas abandonner le Rwanda maintenant que la guerre a repris. »
Il dit avoir demandé à la France d’intervenir auprès du FPR pour lui faire accepter de négocier avec le
gouvernement intérimaire un cessez-le-feu immédiat et sans conditions, en vue, dit-il, d’une application
de l’accord de paix d’Arusha, sans conditions toujours. 34
16.2.2
L’éviction de l’ambassadeur du Rwanda à Paris
Dans un « message au gouvernement », Félicien Kabuga, financier de la RTLM et pourvoyeur de
machettes, replié à Gisenyi, demandait le 26 avril au Gouvernement intérimaire de prendre des mesures
de toute urgence contre Jean-Marie Vianney Ndagijimana, ambassadeur du Rwanda à Paris, qui avait
dénoncé le génocide sur la radio française. 35 Quatre jours plus tard, le 29 avril, le gouvernement intérimaire destituait l’ambassadeur Ndagijimana. 36 Plus précisément, Bicamumpaka et Barayagwiza, qui sont
à Paris, font changer les serrures de l’ambassade du Rwanda pour lui en interdire l’accès. 37 La France
tolère cette voie de fait. 38 Son remplacement par un chargé d’affaires, Martin Ukobizaba, est entériné
par le Quai d’Orsay. 39
16.3
La coopération militaire se poursuit
La coopération militaire entre la France et les Forces armées rwandaises (FAR), dont une grande
partie participe au génocide, se poursuit. L’attaché militaire rwandais, le colonel Sébastien Ntahobari, 40
est reçu plusieurs fois à la Mission militaire de coopération par le général Huchon et le colonel Dominique
Delort, comme il l’avoue lui-même :
Au cours des auditions, 41 je vous ai répété qu’à Paris nous ne savions pas que les massacres
étaient de caractère génocidaire. Même le général Huchon et le Col Delort ne me disaient [pas] de
dire à Kigali d’arrêter le génocide mais les massacres. 42
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, chef des services logistiques au ministère de la Défense rwandais – c’est lui qui se déclare partisan d’une prise de pouvoir des militaires dans la nuit du 6 au 7 avril
– séjourne à Paris fin avril durant 27 jours et une autre fois durant 24 jours. 43 Depuis l’ambassade du
Rwanda à Paris, il s’occupe d’achat d’armes pour ravitailler les FAR et il est probablement reçu plusieurs
fois à la Mission militaire de coopération. 44
16.4
Les entretiens du colonel Rwabalinda avec le général Huchon
En mai 1994, soit plus d’un mois après le début des tueries, alors qu’il y a déjà des centaines de milliers
de morts, des entretiens en vue d’un soutien militaire et de livraisons de matériels à l’armée gouvernemenM. Mas [139, pp. 389-390].
Félicien Kabuga, Message adressé au gouvernement, Gisenyi, 25 avril 1994, TPIR, Affaire ICTR-98-41-T, Exh. P.45
(a) http://francegenocidetutsi.org/Kabuga25avril1994doc34604.pdf ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 287].
36 Ibidem.
37 Alain Frilet et Sylvie Coma, Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus, Libération, 18 mai 1994, p. 5. http:
//francegenocidetutsi.org/ParisTerreDasileLiberation18mai1994.pdf
38 F.-X. Verschave [213, p. 116].
39 M. Mas [139, pp. 379, 391]. Premier conseiller de l’ambassade du Rwanda à Paris depuis le 30 décembre 1991, Martin
Ukobizaba est nommé chargé d’affaires par intérim le 24 avril 1994. Considéré comme complice du génocide, la commission
de recours des réfugiés lui refuse le droit d’asile le 31 octobre 2001. Cf. Brigitte Stern, Le génocide rwandais face aux
autorités françaises [49, p. 151]
40 L’attaché militaire rwandais à Paris, le colonel Sébastien Ntahobari, était informé avant le 6 avril de l’imminence d’un
changement d’équipe à Kigali selon Monique Mas [139, p. 379].
41 La Mission d’information parlementaire a organisé des auditions officieuses qui ne sont pas citées dans les documents
rendus publics, sauf indirectement comme dans cette lettre.
42 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, pp. 571-572]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
43 Lettre du colonel Cyprien Kayumba au ministre de la Défense de Bukavu, 26 décembre 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 563-567]. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf
44 Voir section 20.8.3 page 844.
34
35
732
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
tale rwandaise ont lieu à Paris. Les colonels rwandais Sébastien Ntahobari, Cyprien Kayumba et Ephrem
Rwabalinda rencontrent le général Jean-Pierre Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. 45 En
résultent des livraisons d’armes qui se font par le Zaïre pendant le génocide, des livraisons de matériels de
télécommunications et diverses actions de soutien militaire indirect et secret. Ce soutien apparaît comme
la mise en œuvre de la « stratégie indirecte » évoquée par le général Quesnot dans sa note du 6 mai à
François Mitterrand en vue de « rétablir un certain équilibre ». 46
La journaliste Colette Braeckman a publié lors du contre-sommet de Biarritz (8 et 9 novembre 1994) le
document suivant, qui est le compte rendu par le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda de ses entretiens
avec le général Huchon du 9 au 13 mai. 47
Ce compte rendu est adressé au ministre de la Défense, Augustin Bizimana, et au chef d’état-major,
Augustin Bizimungu. 48
Le fac-similé de ce rapport est très peu lisible. 49 Nous en donnons la transcription verbatim (l’orthographe originale est respectée) :
République Rwandaise
Ministère de la défense nationale
Armée rwandaise
Gitarama, le 16 mai 1994
Au ministre de la Défense
Au chef EM AR
Objet : Rapport de mission.
J’ai l’honneur de vous faire parvenir ci-joint
le rapport de visite que j’ai effectuée auprès de la maison militaire
de coopération Française à Paris du 09 au 13 mai 94.
Les promesses à court et à long terme contenues
dans le document sont à poursuivre activement.
RWABALINDA Ephrem
lieutenant-colonel BEM
Conseiller du chef EM AR
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 771-773].
Voir section 20.5 page 835. Il faut noter que Jean-Pierre Huchon a été l’adjoint du général Christian Quesnot à l’étatmajor particulier du président Mitterrand et qu’il a été nommé au ministère de la Coopération en avril 1993, au début de
la cohabitation. L’entente Quesnot-Huchon semble parfaite à propos du Rwanda, où ils se sont chacun rendus.
47 Colette Braeckman dit l’avoir obtenu en août 1994 d’un membre du FPR à Kigali lors de la fouille dans les ministères
abandonnés. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 57] ; audition de Colette Braeckman à la commission Mucyo, 14
juin 2007.
48 Lettre du lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda au ministre de la Défense, au chef d’état-major de l’armée rwandaise,
Gitarama, le 16 mai 1994. Objet : Rapport de visite fait auprès de la Maison militaire de coopération à Paris. Cette lettre
a été ramenée de Kigali durant l’été 1994 par la journaliste belge Colette Braeckman. Cf. L’Afrique à Biarritz [22, p. 129].
http://francegenocidetutsi.org/RapportRwabalinda16mai1994.pdf Elle a été publiée dans Dossiers noirs de la politique
africaine de la France [23, pp. 23-26] et dans L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 514-515] ; des citations en sont
faites par Patrick de Saint-Exupéry dans France-Rwanda : des silences d’État, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4.
49 Le fac-similé du rapport Rwabalinda est accessible à l’adresse http://www.francerwandagenocide.org/documents/
RapportRwabalinda16mai1994.pdf.
45
46
733
16.4. LES ENTRETIENS DU COLONEL RWABALINDA AVEC LE GÉNÉRAL HUCHON
RAPPORT DE VISITE FAIT AUPRES DE LA MAISON MILITAIRE DE COOPERATION A PARIS.
1. J’ai été reçu au bureau du Général HUCHON, lundi le 09 mai 1994 de
1500 h à 1700 heures.
2. Au cours de l’entretien, je lui ai fait le tour d’horizon sur la
situation Politico-Militaire de l’heure au Rwanda, en insistant
sur la reprise des hostilités initiées par le FPR, hostilités qui
ont alimenté vivement les affrontements inter-ethiniques...
[illisible]. J’ai insisté également sur le fait que la MINUAR a
exercé... empêchant le... de procéder au recrutement de
nouvelles troupes, de s’approvisionner en armes et munitions tandis
que le FPR agissait en toute liberté en préparation de l’offensive
générale qu’il mijotait.
3. Les priorités suivantes ont été abordées :
a. Le soutien du Rwanda par la France sur le plan de la politique
internationale.
b. La présence phyisique des militaires Français au Rwanda ou tout
au moins d’un contingent d’instructeurs pour les actions de coups
de main dans le cadre de la coopération.
c. L’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non.
d. Besoins urgents :
- Munitions pour la Bie 105~mm (2.000 coups au moins).
- Compléter les munitions pour les armes individuelles au besoin en
passant indirectement par les pays voisins amis du Rwanda.
- Habillement.
- Matériel de transmission.
e. Participation aux enquêtes visant à faire la lumière sur la mort
tragique du Président de la République rwandaise et celui du
Burundi.
4. Avis et considérations du général Huchon :
a. Il faut sans tarder fournir toutes les preuves prouvant la
légitimité de la guerre que mène le Rwanda de façon à retourner
l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir reprendre la
coopération bilatérale. Entre-temps, la maison militaire de
coopération prépare les actions de secours à mener à notre faveur.
Le téléphone sécurisé permettant au Général BIZIMUNGU et au Général
HUCHON de converser sans être écouté (cryptophonie) par une tièrce
personne a été acheminé sur KIGALI. Dix-sept petits postes à 7
fréquences chacun ont été également envoyés pour faciliter les
communications entre les Unités de la ville de Kigali. Ils sont en
734
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
attente d’embarquement à Ostende. Il urge de s’aménager une zone sous
contrôle des FAR où les opérations d’atterrissage peuvent se faire en
toute sécurité. La piste de KAMEMBE a été retenue convenable aux
opérations à condition de boucher les trous éventuels et d’écarter les
espions qui circulent aux alentours de cet aéroport.
b. Ne pas sous-estimer l’adversaire qui aujourd’hui dispose de grands
moyens. Tenir compte de ses alliés puissants.
c. Placer le contexte de cette guerre dans le temps. La guerre sera longue.
d. Lors des entretiens suivants au cours desquels j’ai insisté sur les
actions immédiates et à moyen terme attendues de la France, le
Général HUCHON m’a clairement fait comprendre que les militaires
Français ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention
quelconque en notre faveur à cause de l’opinion des médias que seul le
FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du pays
à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda
seront tenus responsables des massacres commis au Rwanda.
Il est revenu sur ce point plusieurs fois. Le gouvernement Français,
a-t-il conclu, n’acceptera pas d’être accusé de soutenir les gens que
l’opinion internationale condamne et qui ne se défendent pas. Le
combat des médias constitue une urgence. Il conditionne d’autres
opérations ultérieurs. Dès que le contact téléphonique protéjé sera
établi, une appréciation des problèmes relatés au point 3 ci-dessus
sera affinée et concrétisée en tenant compte de la position du
gouvernement Français sur le cas du Rwanda.
5. Conclusions :
a. Ces contacts m’ont permis de sonder combien la coopération
militaire Française est gênée de nous expliquer sa retenue en matière
d’intervention direct par souci de solidarité à l’opinion politique
Europèenne et Américaine.
b. Les essais de relance de médiatisation faits à Paris par la cellule
du Col NTAHOBALI, que j’ai enrichie par les articles ci-annexés
sont à stimuler et renforcer. A ce sujet, il urge d’y dépêcher un
attaché de presse à la hauteur de la situation. Soigner davantage
l’image du pays à l’extérieur constitue une des priorités à NE PAS
perdre de vue.
c. Les 2 appareils téléphoniques que j’apporte devraient nous aider à
sortir de l’isolement vis-à-vis de l’étranger.
d. Le comité consultatif de crise devrait épauler davantage l’autorité
politico-militaire par des propositions concertées allant même
au-delà du court terme.
e. Les amis contactés nous conseillent de faire un effort pour mettre
à l’oeuvre des équipes aux effectifs réduits pour saboter les arrières
de l’Eni et briser ainsi son élan.
735
16.4. LES ENTRETIENS DU COLONEL RWABALINDA AVEC LE GÉNÉRAL HUCHON
f. Il est à remarquer tant du côté Belge que du côté de la France,
l’hésitation d’envoyer tous les stagiaires au Rwanda même ceux pour
qui les cours prennent fin au début de juillet 94.
g. Une visite de haut niveau politique pourrait mieux cadrer les
orientations et les actions attendues.
RWABALINDA Ephrem
Lt-Col BEM
Ce document est accablant pour le général Huchon et ses supérieurs, son ministre, Michel Roussin, et
le gouvernement français. Un mois après le début des massacres organisés par l’armée et le Gouvernement
intérimaire rwandais, la France, par la bouche du général Huchon, propose une aide logistique à cette
armée, donne des conseils avisés en communication, et les assure de son soutien. Au plus haut niveau,
alors que les morts se chiffrent déjà par centaines de milliers, la France se montre plus préoccupée par
« l’opinion que le public pourrait avoir des tueries, que par les tueries elles-mêmes ». 50 Elle confirme
qu’elle a choisi son camp : celui des tueurs.
Au delà des paroles, il est bien question de fourniture de moyens de secours à une armée qui poursuit
un génocide à travers des milices qui dépendent étroitement d’elle. Il s’agit donc de fourniture de moyens
pour aider à la réalisation du génocide.
16.4.1
Rôle de Rwabalinda, sa disparition
Mais il faut d’abord établir l’authenticité de ce document et la véracité des faits qu’il relate. Son
auteur, le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, est, début avril, officier de liaison des FAR auprès de
la MINUAR. Dans la lettre d’accompagnement à son rapport, il se présente comme conseiller du chef
d’état-major de l’armée rwandaise. Auparavant, il avait donné des cours à l’École supérieure militaire
(ESM). 51
Le soir de l’attentat, le 6 avril à 22 h, Rwabalinda invite le général Dallaire à participer à une réunion
à l’état-major. 52 Il se rend la même nuit avec le colonel Bagosora et le général Dallaire chez M. BoohBooh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU. 53 C’est donc un des plus hauts responsables
des FAR. Ce n’est pas vraiment un extrémiste. Le lieutenant-colonel Gilles Chollet le considère comme
un « élément modérateur de l’état-major » avec le général Deogratias Nsabimana. 54
Il est signataire du Communiqué du commandement des Forces armées rwandaises du 12 avril avec
d’autres officiers « modérés » comme les colonels Gatsinzi et Rusatira. 55 Le 30 mai, il demande à Dallaire
de prendre des mesures contre les radios haineuses et d’organiser une rencontre entre le chef d’état-major
des FAR, Augustin Bizimungu, et Paul Kagame. 56
Les circonstances de la mort d’Ephrem Rwabalinda restent obscures et donnent lieu à des versions
contradictoires. Selon le général Dallaire, il est tué dans une embuscade, début juillet, « alors qu’il était
en route vers les lignes FPR ». 57 Cela laisserait entendre qu’il abandonne les FAR début juillet et tente de
rejoindre le FPR. Mais Henry Anyidoho affirme qu’il a été tué par le FPR : « lieutenant-colonel Rwabalinda
was killed in RPF ambush shortly before the civil war came to end ». 58 Faustin Twagiramungu affirme
également qu’il a été assassiné par le FPR. 59 Selon André Guichaoua : « Ephrem Rwabalinda [...] fut
assassiné à Gitarama dans une embuscade tendue avec la complicité des officiers extrémistes du nord en
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 773].
Selon Paul Rwarakabige. Cf. G. Périès [179, p. 164].
52 R. Dallaire [72, p. 290].
53 R. Dallaire [72, p. 295] ; F. Reyntjens [182, p. 54].
54 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 241].
55 R. Dallaire [72, pp. 373-374] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 238-239]. http://francegenocidetutsi.org/
CommuniqueCommandementFAR12avril1994.pdf
56 R. Dallaire [72, pp. 499, 513].
57 R. Dallaire [72, pp. 499, 670].
58 H. Anyidoho [25, p. 91, note 10]. Traduction de l’auteur : Le lieutenant-colonel Rwabalinda a été tué dans une embuscade
du FPR peu avant la fin de la guerre civile.
59 Faustin Twagiramungu, Le lieutenant-colonel Augustin Cyiza : victime des caprices de Kagame [71, p. 116].
50
51
736
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
juillet 1994 ». 60 De même pour James Gasana, « Il aurait été assassiné dans un complot des officiers
originaire de la région du Président. » 61 Luc Marchal reste dans le flou : « Le colonel Ephrem Rwabalinda
sera assassiné pour son engagement à la cause de la paix. » 62
Selon Jean-Paul Gouteux, Ephrem Rwabalinda « a été tué d’une balle dans la tête dans son camp au
Zaïre en 1995. » 63 François-Xavier Verschave écrit en 2004 :
Le lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda était l’adjoint du chef d’état-major des FAR. Selon le
lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, interrogé par la MIPR, 64 Rwabalinda est mort à Goma. Il
aurait été abattu par ses propres congénères qui l’auraient considéré comme un traître. [...] Rwabalinda
est mort en 1995, de manière étrange semble-t-il, dans un camp de l’Est du Zaïre. 65
À notre connaissance, le lieutenant-colonel Rwabalinda n’était pas l’adjoint du chef d’état-major
des FAR. En mars 1994, il est mis à la disposition du MINADEF (MINUAR), c’est-à-dire qu’il est le
représentant des FAR auprès de la MINUAR. 66 Verschave a dû voir une transcription de l’audition
du lieutenant-colonel Maurin à la Mission d’information parlementaire. Nous n’y avons pas eu accès et
Verschave est décédé.
Selon Jean-Loup Denblyden, colonel de réserve de l’armée belge, Ephrem Rwabalinda était en vie dans
un camp à Goma début septembre 1994. Il demande de l’aide dans la première quinzaine de septembre
pour se réfugier en Belgique avec sa famille. Sa demande est transmise par Caritas-Goma à l’état-major
de l’armée belge. En effet, d’anciens officiers belges comme le colonel (ER) Hubert de Maere d’Aertryck,
militaient à Caritas, nom du Secours catholique au niveau international. L’appel est transmis à Denblyden,
parce qu’il est connu à l’état-major pour se soucier des Rwandais. Celui-ci téléphone à Caritas-Goma.
Peu de temps après, il reçoit un appel d’Ephrem Rwabalinda qui lui explique sa situation.
Denblyden lui demande ce qu’il faisait pendant le génocide. Rwabalinda lui répond qu’il était en
France. Presqu’aussitôt après, Denblyden reçoit par fax de Caritas-Goma le compte rendu des entretiens
entre Rwabalinda et le général Huchon. C’est un texte qu’il connaît déjà, car Colette Braeckman l’a
ramené du Rwanda en août 1994 et lui a montré. À l’instar de Colette Braeckman, Denblyden montre
ce texte à plusieurs officiers belges et constate comme elle un manque total de réaction de la part des
autorités belges devant un document qui prouve la complicité de la France durant le génocide et dont il
a des raisons de croire à son authenticité.
Entre autres officiers à qui Denblyden a montré ce document, il y a le général André Desmet, attaché
militaire belge à Washington. 67 Celui-ci, discutant avec son homologue français à propos du Rwanda,
montre à ce dernier le texte de Rwabalinda pour lui démontrer que la France était impliquée du côté des
acteurs du génocide. Le surlendemain, Desmet retéléphone à Denblyden en disant que Bruxelles l’avait
contacté pour lui dire de se mêler de ses affaires.
Quelque temps après, Denblyden tente de reprendre contact par téléphone avec Rwabalinda à Goma.
Caritas lui répond que le problème de son évacuation en Belgique ne se pose plus, puisqu’il a été assassiné.
Il semble clair à Denblyden que l’information de la diffusion de ce document par Rwabalinda a été
transmise à Paris par l’attaché militaire français à Washington. Et de là, l’ordre de l’éliminer aurait été
donné. 68
Nous remarquons que les souvenirs de Denblyden sont marqués par l’émotion mais manquent de
précision.
A. Guichaoua [98, p. 770].
J. Gasana [89, p. 213].
62 L. Marchal [135, p. 315].
63 J.-P. Gouteux [95, p. 151].
64 MIPR : Mission d’information parlementaire.
65 L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 56, 63].
66 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars
1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf#page=2
67 André Desmet, général de brigade, est ancien chef de corps du 2e bataillon commando de Flawine, celui des 10 soldats
tués à Kigali le 7 avril 1994.
68 Audition de Jean-Loup Denblyden, 18 décembre 2006, Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 51] ; conversation de
l’auteur avec Jean-Loup Denblyden, 22 mai 2008.
60
61
737
16.4. LES ENTRETIENS DU COLONEL RWABALINDA AVEC LE GÉNÉRAL HUCHON
16.4.2
La Mission d’information escamote le rapport Rwabalinda
Ce rapport d’Ephrem Rwabalinda est cité par Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro, le 14 janvier
1998. 69 Ce sont ces articles du Figaro qui vont précipiter la décision de former une Mission d’information
parlementaire. Le rapport Rwabalinda a été porté à la connaissance de cette Mission par Mme Alison
Des Forges :
Elle [Mme Alison Des Forges] a attiré l’attention des membres de la mission sur une lettre dans
laquelle un militaire rwandais, Rwabalinda, faisant le rapport d’une mission à Paris, du 9 au 13 mai,
indique à ses supérieurs que le Général Jean-Pierre Huchon lui avait annoncé que des téléphones
pour des communications secrètes avaient déjà été envoyés d’Ostende, que les Français étaient prêts à
apporter leur aide mais qu’il fallait faire des efforts pour améliorer l’image du Rwanda dans le monde,
la France ne pouvant aider un pays nettement condamné par les autres. Mme Alison Des Forges a
estimé que le message, tel qu’il était rédigé, ne faisait pas état de la nécessité d’arrêter les tueries,
mais de cacher les tueries. [...]
M. Bernard Cazeneuve a demandé à Mme Alison Des Forges, s’il lui était possible de transmettre
certains documents qu’elle avait mentionnés, notamment la liste des militaires et fonctionnaires rwandais qui avaient résisté aux consignes données par le clan Bagosora au lendemain de l’attentat pour
déclencher le processus dont l’engrenage avait conduit au génocide, ainsi que la lettre de l’officier
rwandais Rwabalinda qui avait rencontré le Général Jean-Pierre Huchon. Mme Alison Des Forges a
répondu que si la transmission de la lettre de M. Rwabalinda ne posait aucun problème, il lui faudrait en revanche veiller à garantir l’anonymat de certains officiers qui avaient résisté et qu’elle avait
contactés, afin de protéger leurs vies. 70
La Mission ne publiera pas ce rapport de Rwabalinda. Pourtant, elle n’en conteste pas l’authenticité.
Au contraire, loin de le démentir, elle fournit des documents dans les annexes de son rapport qui confirment
la véracité des faits relatés. Ce document est donc une preuve de la complicité active du ministère français
de la Coopération avec les auteurs du génocide.
16.4.3
Preuves de l’authenticité du rapport Rwabalinda
Nous les avons résumées dans le tableau 16.1 page 754. Le voyage de Rwabalinda à Paris est attesté
par le général Dallaire, auprès de qui il est officier de liaison pour les FAR. À propos de la deuxième
visite de Bernard Kouchner à Kigali le 17 juin, Dallaire écrit que Rwabalinda s’est rendu à Paris pour
« discuter de l’intervention française en voie de préparation ». 71 Il sous-entend que d’autres membres des
FAR se sont aussi rendus à Paris.
C’est le juge Bruguière qui fournit la preuve de la rencontre Rwabalinda-Huchon. Il l’obtient notamment en interrogeant le colonel Bagosora :
Q : On peut revenir sur la mission du colonel Rwabalinda à Paris ?
R : Oui
Q : Dans quelles conditions s’y est-il rendu, et pourquoi ?
R : Vous savez, la France, nous avions une coopération en ce moment-là [...] il y avait à Kigali
une mission d’aide militaire. Et là, je vous parle d’un officier qui fut conseiller – longtemps conseiller
– à l’Etat-major de l’armée rwandaise, qui s’appelait le lieutenant-colonel Morin [...]
Donc, nous pensions que la France voulait nous aider à ce moment-là, et alors, il fallait une mission
pour expliquer nos besoins. Il fallait aller expliquer nos besoins là-bas et donner des renseignement
sur ceci ou ça. Alors la mission de Ephrem Rwabalinda... Rwabalinda a été choisi parce que c’était...
c’était un officier qui avait travaillé à l’Etat-major de l’armée, mais en tant que... dans le bureau des
opérations, qui avait travaillé au ministère en tant que chef de bureau d’études et des programmes
qui avait travaillé en tant qu’officier de liaison de l’armée de la MINUAR, entre la liaison entre la
MINUAR... etc
C’était un type – disons – qui était ouvert à tous les problèmes, à tous les débats, et on a pensé
que c’était lui qui convenait pour cette mission d’aller expliquer, d’abord, ce qui s’est passé, et fournir
des renseignements utiles, et en même temps, formuler nos besoins pour qu’on puisse se défendre.
Je dis qu’il est parti à Paris, je n’ai pas vu son rapport – je n’ai pas vu son rapport quand il est
revenu, mais ce que je sais c’est qu’il est revenu avec un poste satellitaire – satellitaire – qu’il a reçu
69
70
71
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des silences d’État, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 78].
R. Dallaire [72, p. 530].
738
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
du haut commandemant des forces armées françaises. Je ne sais quel général – le nom m’échappe
– mais il m’avait parlé d’un Général, je ne sais pas... est-ce Juchon [Huchon] ? (Phon.) Je ne sais
pas. Je n’ai pas ça en tête. Pour vous dire... vous dire, donc le type il est allé là-bas avec les photos
des missiles, avec les bandes sonores qui avaient été enregistrées à l’aéroport... les bandes sonores qui
étaient enregistrées au moment de... au moment de l’attentat de l’avion, les copies – les copies – parce
que... alors puisque nous parlons des missiles, je peux vous dire où les lance-missiles sont allés. 72
Bagosora affirme ici que la coopération militaire entre la France et le Rwanda n’était pas suspendue
et continuait. Rwabalinda apporte au général Huchon des pièces à conviction concernant l’attentat, des
photos de missiles et les bandes magnétiques de la tour de contrôle. Pourquoi les remettent-ils à un général
français et pas à un juge ? Il dit ne pas connaître l’issue de la mission de Rwabalinda, mais que celui-ci
revient avec un téléphone satellitaire. Il s’en est peut-être bien servi.
Des téléphones cryptés ont déjà été livrés par la France au Rwanda :
Outre les matériels conventionnels classiques, la France a également livré au Rwanda via la société
Thomson-CSF de nombreux équipements de cryptophonie avec accessoire et maintenance, plusieurs
centaines d’émetteurs-récepteurs, dont certains portatifs, ainsi que quatre postes téléphoniques numériques de haute sécurité TRC 7700 exportés le 4 mai 1992 d’après les statistiques douanières. 73
À une question de M. François Lamy concernant la fourniture de téléphones sécurisés par le général
Jean-Pierre Huchon à des responsables de l’état-major des forces armées rwandaises, ce qui aurait permis
d’établir des relations directes avec ce dernier, le général Quesnot n’oppose aucun démenti :
Sur la question des contacts directs entre l’état-major des forces armées rwandaises et le Général
Jean-Pierre Huchon pendant le génocide, le Général Christian Quesnot a rappelé que le Général
Jean-Pierre Huchon dépendait alors du ministre de la Coopération et qu’il serait de ce fait plus à
même de fournir une réponse. Il a cependant ajouté qu’à cette époque, tout le monde parlait avec
tout le monde, certains, y compris les politiques, ayant encore le sentiment que l’on pourrait peutêtre arriver à un cessez-le-feu et qu’il n’était pas impossible de ramener les différents protagonistes
autour de la table de négociation à Arusha, en distinguant peut-être les forces armées régulières de
la garde présidentielle, et en soutenant en particulier les Hutus modérés qui auraient pu établir un
gouvernement provisoire. 74
La lettre de Sébastien Ntahobari, ancien attaché militaire auprès de l’ambassade du Rwanda à Paris,
à Paul Quilès, atteste la réalité de la visite de Ephrem Rwabalinda au général Huchon et que celui-ci
aurait confié à Rwabalinda un téléphone satellite, qui devait être crypté par la suite afin de permettre au
général Bizimungu de communiquer avec Paris :
A la première audition, vous m’avez dit : Parlez-moi de Rwabalinda. Je vous ai répondu que
c’était un gars bien, un excellent officier. Vous avez dit : Oui, mais, pourquoi un téléphone crypté ?
Je pensais que vous parliez du téléphone par satellite qu’il a emmené pour le chef d’État-major
pour ses déplacements sur le terrain et je vous ai répondu : Pour communiquer avec l’État-major
et le ministère. Vous sembliez insatisfait mais êtes passé à une autre question. Dans la suite, en y
réfléchissant encore, j’ai réalisé que nous ne pensions pas à la même chose, car vous ne m’avez pas
dit qu’il s’agissait du téléphone que le Gén Huchon lui a confié pour le Chef d’État-major, le Gén
Bizimungu, afin que celui-ci puisse transmettre à Paris des renseignements protégés pour la sécurité
de militaires français de l’opération Turquoise qui était en préparation. Ce fut une confusion de ma
part sans volonté de dissimulation, je vous prie de m’en excuser, je n’étais pas bien aiguillé, alors que
le téléphone par satellite n’était même pas crypté, bien que, on avait décidé de le faire au plutôt (sic)
lorsque l’argent pour équiper au moins 5 téléphones de ce périphérique serait disponibilisé. 75
Notons qu’à la date du 13 mai, jour de la dernière rencontre de Rwabalinda avec Huchon, l’opération
Turquoise n’est pas envisagée, du moins publiquement. Il s’agit bien à cette date de soutien à l’armée
rwandaise qui a dû céder l’Est du pays au FPR et qui est encore occupée à éliminer des Tutsi, à Bisesero
72 Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par le juge Jean-Louis
Bruguière, 18 mai 2000, pp. 116-119. http://rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_53.
pdf#page=181 http://francegenocidetutsi.org/CommissionRogatoireBruguiereBagosoraArusha18mai2000.pdf
73 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 175].
74 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 348].
75 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, pp. 571-572]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
739
16.4. LES ENTRETIENS DU COLONEL RWABALINDA AVEC LE GÉNÉRAL HUCHON
par exemple. La situation des FAR est préoccupante. Elles reculent inexorablement et nécessitent une
reprise en main urgente.
Sébastien Ntahobari écrit aussi que le général Huchon le charge de dire à Kigali d’arrêter les massacres :
Au cours des auditions, je vous ai répété qu’à Paris nous ne savions pas que les massacres étaient
de caractère génocidaire. Même le général Huchon et le Col Delort ne me disaient [pas] de dire à
Kigali d’arrêter le génocide mais les massacres. 76
Dans sa lettre au général Mourgeon, le général Huchon confirme la fourniture d’un téléphone satellite
mais il affirme qu’il le confie à l’attaché militaire, le colonel Ntahobari, et non au colonel Rwabalinda
auquel il ne fait pas allusion :
La lettre de Monsieur NTAHOBARI jointe à la demande de Monsieur CAZENEUVE me cite à
deux reprises.
La première fait état de propos que j’aurais tenus, ainsi qu’un autre officier français, demandant
de « dire à Kigali d’arrêter les massacres ». C’est effectivement, résumé de manière très simplifiée mais
exacte sur le fond, la teneur des messages que les autorités gouvernementales françaises essayaient à
cette époque de transmettre à toutes les parties rwandaises en conflit en utilisant la moindre opportunité de contact. La visite que me rendait l’attaché rwandais à Paris était une de ces opportunités.
[...]
La seconde citation qui me concerne porte sur le téléphone protégé que j’ai confié au colonel
NTAHOBARI pour essayer de limiter les conséquences des écoutes des éléments extrémistes qui
tenaient les centraux téléphoniques au RWANDA. Je me suis déjà complètement expliqué sur ce
sujet lors de mon audition du 27 mai. Je réaffirme que je n’ai jamais eu de liaisons téléphoniques
protégées avec une quelconque autorité militaire rwandaise et que j’ignore ce qu’est devenu ce poste
téléphonique.
J’estime néanmoins qu’il est regrettable de ne pas avoir disposé d’une telle liaison car elle aurait certainement permis, sur ordre, de renforcer les messages de modération émis par les autorités
françaises puisque nous ne disposions plus de représentant sur place. Nous aurions très probablement
améliorer [sic] nos possibilités de sauver encore quelques vies humaines. Cela n’a malheureusement
pas été le cas. 77
Ainsi le général Huchon reconnaît-il avoir fourni un « téléphone protégé » au colonel Ntahobari.
C’est en fait au colonel Rwabalinda, comme Ntahobari le souligne dans la lettre que Huchon a sous les
yeux. Pourquoi le général Huchon se trompe-t-il ? Le motif de la livraison « pour essayer de limiter les
conséquences des écoutes des éléments extrémistes qui tenaient les centraux téléphoniques au RWANDA »
fait sourire. Le gouvernement intérimaire, son administration et les FAR, ont toujours contrôlé étroitement
la partie du Rwanda où le FPR n’est pas parvenu. Distinguer les extrémistes du GIR et des FAR, c’est
entretenir une fiction que certains hauts responsables français tels le général Huchon continuent à soutenir
en 1998. Bernard Kouchner utilise le même procédé dans son interview au Monde le 20 mai pour disculper
le GIR et les FAR, en faisant croire qu’ils ne maîtrisent pas la rue.
Plus étrange encore est le fait que Huchon jure qu’il n’a pas utilisé cette liaison protégée avec « une
quelconque autorité militaire rwandaise ». Il va même jusqu’à le regretter car, avance-t-il, cela aurait
permis de sauver des vies humaines. En quoi un téléphone crypté était-il nécessaire pour demander aux
responsables rwandais d’arrêter les massacres ? Prudence Bushnell a-t-elle eu besoin d’un téléphone crypté
pour demander à Bagosora, le 28 avril, d’arrêter les massacres ? 78 En revanche, un téléphone crypté était
nécessaire pour camoufler un soutien de la France aux auteurs du génocide.
Une lettre du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, venu à Paris négocier des livraisons d’armes, révèle
le paiement d’un téléphone satellite :
d. Un paiement de 120.000 FF a ete egalement effectue par notre Ambassade a PARIS pour
l’acquisition d’un telephone par satellite pour le Ministere de la DEFENSE. Le montant a ete transfere
par notre Ambassade au CAIRE (Voir copie en annexe) 79
Lettre de Sébastien Ntahobari, ibidem, p. 571. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
Lettre du général Huchon au général Mourgeon, en date du 10 décembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 574]. http://francegenocidetutsi.org/HuchonMourgeon10dec1998.pdf
78 Voir section 15.4.2 page 666.
79 Lettre de Cyprien Kayumba adressée au ministre de la Défense à Bukavu, 26 décembre 1994, Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 566]. Nous respectons la typographie originale. http:
//francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf
76
77
740
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Dans son ordonnance du 17 novembre 2006, le juge Jean-Louis Bruguière confirme la rencontre
Rwabalinda-Huchon :
[...] Qu’il est apparu que ces clichés [d’un lance-missiles qui aurait abattu l’avion de Habyarimana]
avaient été remis à Paris, courant mai 1994, au Général HUCHON alors affecté au Ministère de la
Coopération par le lieutenant-colonel Ephrem RWABALINDA, accompagné pour la circonstance par
le colonel Sébastien NTAHOBARI, attaché de Défense à l’Ambassade du Rwanda à Paris ; 80
Dans son audition du 20 juin 2000 par le juge Bruguière, Barril dit que Augustin Bizimungu disposait
d’un téléphone satellite :
Je me souviens avoir vu le chef d’État-major Bizimungu utiliser une valise pour liaison-satellite,
mais j’ignore son origine. 81
Nous trouvons par ailleurs confirmation d’opérations pour rouvrir l’aéroport de Kamembe. La suggestion du général Huchon de réparer la piste d’atterrissage de Kamembe (Cyangugu) a un écho dans Le
Soir du 20 juin 1994 :
Pourquoi la France, au lieu d’appuyer matériellement les forces africaines, a-t-elle choisi de bousculer l’agenda onusien, d’envoyer des troupes sur la frontière zaïroise avant même le feu vert du Conseil
de sécurité, de renforcer l’aéroport de Cyangugu, en face de Bukavu au Zaïre [...]
Le fait que la France, ces dernières semaines, ait renforcé la piste de Kamembe en face de Bukavu
inquiète également les opposants zaïrois de l’UDPS 82 qui accusent Paris de se préparer à soutenir,
avec armes et munitions, le tout nouveau et déjà contesté gouvernement de M. Kengo Wa Dondo. 83
Des Français avant l’opération « Turquoise » auraient travaillé, selon le journal Le Soir, à la réfection
de cette piste. Ce fait serait confirmé par le général Dallaire, qui envoie vers le 27 mai des observateurs
s’enquérir de la présence de mercenaires blancs dans la région de Cyangugu. 84 Cela est en parfaite
cohérence avec le rapport de Rwabalinda.
La lettre du Président Théodore Sindikubwabo du 22 mai à François Mitterrand 85 le remercie au
nom du « Peuple Rwandais », « pour le soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui avez assuré
jusqu’à ce jour ». Elle signifie que le soutien de la France au GIR n’a pas cessé et vient étayer la réalité
du rapport Rwabalinda. Invoquant la prise de l’aéroport de Kanombe la veille par le FPR, Sindikubwabo
y demande une nouvelle aide urgente.
16.4.4
Les conséquences des entretiens Huchon-Rwabalinda
Le rapport nous confirme que la coopération militaire entre la France et le Rwanda n’a pas cessé,
malgré le départ des troupes françaises et la fermeture de l’ambassade. Le général Huchon en apparaît
comme l’organisateur. La coopération française manifeste de la retenue pour une intervention directe.
Certes, mais cela signifie que pour des interventions indirectes, elle intervient sans retenue. Elle prépare
des actions de secours en faveur des FAR et du GIR.
L’urgence du combat dans les médias
Quelles actions vis-à-vis des médias vont être tentées pour :
1) fournir toutes les preuves prouvant la légitimité de la guerre que mène le Rwanda ;
2) montrer que les responsables militaires et politiques du Rwanda ne peuvent être accusés des massacres commis au Rwanda ?
Ce deuxième point semble être l’objectif réel de la mission de Bernard Kouchner. Celui-ci vient au
Rwanda dans le but d’organiser un « corridor humanitaire » pour transférer des orphelins vers la France. 86
80 J.-L. Bruguière, Ordonnance de soit-communiqué [47, p. 36]. http://francegenocidetutsi.org/OrdonnanceBruguiere.
pdf#page=36
81 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. Cf. Texte publié par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. Voir http://sites.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=955. http:
//francegenocidetutsi.org/BarrilAudition20juin2000.pdf
82 UDPS : Union pour la démocratie et le progrès social, principal parti d’opposition zaïrois, dirigé par Étienne Tshisekedi.
83 Colette Braeckman, L’enfer du Rwanda et les bonnes intentions de la France, Le Soir, 20 juin 1994, p. 7.
84 R. Dallaire [72, p. 498].
85 Voir section 16.6 page 746.
86 Voir l’analyse de cette première mission de Kouchner section 16.5 page 744.
741
16.4. LES ENTRETIENS DU COLONEL RWABALINDA AVEC LE GÉNÉRAL HUCHON
Prétextant avoir le soutien du Secrétaire général de l’ONU et ne poursuivre qu’un objectif humanitaire, il
est en fait envoyé par l’Élysée. Il rencontre le GIR à Gitarama le 15 mai. Le même jour, il dit au colonel
Augustin Bizimungu et au colonel Bagosora devant le général Dallaire que cette évacuation d’orphelins
« serait une excellente publicité pour le gouvernement intérimaire ». 87 De fait, le 16, Bagosora et Bizimungu montrent une apparente bonne volonté pour permettre cette évacuation d’orphelins, améliorant
ainsi l’image du GIR et des FAR dans les médias. 88 Finalement, le transfert échoue car les miliciens
ont « posé trente-cinq conditions, toutes inacceptables ». Cette mission semble s’inscrire dans le cadre
d’une action concertée entre la France et le GIR pour, suivant les termes du général Huchon, « retourner
l’image » du GIR et des FAR et également les laver de tout soupçon de participation aux massacres.
Peu après le retour de Rwabalinda au Rwanda, la radio RTLM se fait l’écho des recommandations du
général Huchon, comme Mme Alison Des Forges le signale à la Mission d’information parlementaire :
Elle a indiqué en outre que, deux jours plus tard, juste après la mission de M. Rwabalinda, des
annonces avaient été faites sur la radio RTLM, dont des citations ont été publiées dans le livre du
professeur Jean-Pierre Chrétien, et dont la teneur était la suivante : « nos amis, les Français vont
nous aider mais ils nous ont conseillé de ne pas montrer un comportement si désagréable ». Aussi la
radio RTLM avait-elle dit qu’il ne fallait pas de cadavres sur les routes, qu’il valait mieux les cacher
dans les bananeraies. 89
Le 13 mai, jour de la dernière rencontre de Rwabalinda avec Huchon et lendemain de l’arrivée de
Bernard Kouchner à Kigali, Kantano Habimana déclare sur les ondes de la RTLM que les tueries sont
terminées et accuse ceux qui dressent des listes de personnes à tuer d’être des complices des inkotanyi.
« Ceux-là, dit-il, veulent donc que le pays continue à avoir une mauvaise image, qu’il continue à être sali
à l’étranger, qu’il soit privé d’aide [...] ». 90 Voilà qui rappelle les propos que tient le général Huchon au
colonel Rwabalinda.
Le 18 mai, Kantano Habimana se réjouit, sur les ondes de la RTLM, de la reprise de l’aide de la
France :
Une bonne nouvelle... une bonne nouvelle pour les Rwandais... Les nouvelles commencent vraiment
à être bonnes, bonnes, bonnes... C’est que la France a accepté... après que l’ONU ait accepté d’envoyer
5 500 militaires au Rwanda en provenance des pays africains... la France a promis également d’y joindre
ses troupes, et en plus la France a recommencé de nous aider, avec une aide importante en plus, avec
des promesses de l’accroître. Seulement, afin que cette bonne nouvelle continue à nous parvenir, ils
demandent qu’il n’y ait plus de cadavre humain visible sur la route, et aussi qu’il n’y ait plus de
personnes tuant une autre pendant que d’autres assistent en riant sans la remettre aux autorités. 91
Effectivement, le Conseil de sécurité vient d’adopter la veille, le 17 mai, la résolution 918 prévoyant
l’envoi au Rwanda d’une force internationale d’interposition et d’aide humanitaire (5 500 hommes). La
France a effectivement envisagé de participer militairement à cette MINUAR 2, mais le FPR s’y est
opposé. 92
La date du 18 mai est cohérente avec la date de rédaction de la lettre de Rwabalinda à Gitarama, le
16 mai. L’annonce de la radio correspond à la teneur de l’entretien avec Huchon, promesse d’aide contre
engagement à fournir des preuves de la légitimité de la guerre que mène le Rwanda. La nécessité de
débarrasser les routes des cadavres, demandée par ces « ils » renvoie aux phrases mêmes de Huchon. Ce
« ils » désigne les Français. Les Français demandent donc aux braves tueurs de cacher les cadavres. Le
message du général Huchon est donc bien reçu.
À cette époque, la RTLM a un studio mobile à Gitarama auprès du GIR, comme le remarque Patrick
de Saint-Exupéry, fin mai 1994 :
Arrivé à Gitarama, je m’étais rendu au campement du gouvernement fantoche rwandais, installé
dans la cour d’une caserne. Un car régie de la Radio-Télévision libre des mille collines (RTLM) était
là, retransmettant d’assassins programmes. 93
R. Dallaire [72, p. 464].
R. Dallaire [72, pp. 462-467].
89 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 78].
90 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 201-204].
91 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 317] ; Transcription RTLM, TPIR, Affaire ICTR-99-52-T, P103/9C,
Cassette No 0009, p. 16. http://francegenocidetutsi.org/rtlm18mai1994.pdf#page=16
92 Voir section 19.22 page 813.
93 Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable [188, p. 128].
87
88
742
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
La présence de militaires français au Rwanda
La présence physique de militaires français au Rwanda a été évoquée au cours des entretiens, mais le
rapport ne contient aucune preuve qu’elle ait été effective. Tenu compte des pratiques antérieures, cette
présence était nécessaire. En plus de militaires français faisant du renseignement, ceux que les militaires
appellent en jargon les « sonnettes », le fonctionnement des FAR faisait appel au moins à quatre types
de conseillers militaires français :
1) Un conseiller auprès du chef d’état-major. Nous pensons qu’un officier français est resté pour cela.
Cependant, l’insistance mise par le rapport Rwabalinda sur la communication entre le chef d’état-major
des FAR et le général Huchon prouve, soit qu’il n’y a pas de conseiller français auprès du chef d’état-major
des FAR, soit que celui-ci n’est pas en mesure d’assumer son rôle, soit encore qu’il n’a pas de moyen de
communiquer avec Paris, ce qui nous paraît curieux.
2) Des conseillers artillerie faisant de l’instruction. Ce qui allait jusqu’à pointer les canons.
3) Des conseillers assurant la maintenance des blindés AML.
4) Des conseillers assurant la maintenance des hélicoptères.
Étant donné les combats, le matériel a été soumis à dure épreuve, que ce soit l’artillerie, les blindés
ou les hélicoptères. Il est probable que des militaires français soient restés pour son entretien et pour
l’instruction. Cependant, excepté l’artillerie, nous ne pouvons pas dire que les blindés et les hélicoptères
ont joué un rôle significatif. Dans l’état actuel de notre information, nous n’avons pas de preuve que
des hélicoptères Gazelle soient intervenus dans les combats. C’est étonnant. Les hélicoptères ont joué un
rôle comme moyen d’observation, lors du massacre de l’ISAR-Songa, par exemple, et pour le transport
d’officiers supérieurs et de personnalités.
Envoi d’instructeurs pour les actions de coups de main
L’envoi d’un contingent d’instructeurs pour les actions de coups de main évoqué avec le général Huchon
pourrait trouver un écho dans la mission confiée au capitaine Barril par le Premier ministre rwandais
Jean Kambanda et son ministre de la Défense Augustin Bizimana. 94 L’existence d’un contrat entre eux,
daté du 28 mai 1994, et le règlement d’une somme de 1 200 000 Dollars US au profit de Barril, serait la
preuve que celui-ci s’avère être l’exécution d’un accord entre le général Huchon et le colonel Rwabalinda.
De nombreux indices montrent que les actions de Paul Barril et de ses hommes sont commandées par le
ministère de la Coopération.
Utilisation indirecte de troupes étrangères
Nous n’avons pas de preuve d’utilisation indirecte des troupes étrangères. Cependant, l’aide logistique
de l’armée zaïroise a été abondamment sollicitée pour l’acheminement d’armes et de munitions. Le colonel
Dominique Bon, attaché militaire à Kinshasa, semble avoir joué un rôle essentiel. 95
Livraisons d’armes et de munitions
Les besoins urgents exprimés dans le rapport sont 2 000 obus minimum pour la batterie de 105 mm et
des munitions pour les armes individuelles. La note Nicoullaud du 6 août 1992 parlait déjà de l’opportunité
d’une livraison de 2 000 obus de 105 mm 96 et la France a livré au Rwanda 9 canons de 105 mm. 97 Le
DAMI Artillerie a fait de l’instruction sur ces canons en 1993. 98
Il est précisé « au besoin en passant indirectement par les pays voisins amis du Rwanda ». Ceci confirme
que la France utilise le Zaïre pour faire passer des armes et munitions vers les FAR pendant le génocide,
avant l’opération Turquoise. 99 L’envoi à Gbadolite, le 24 avril, d’une mission avec Jacques Foccart, Michel
94
95
96
97
98
99
Voir section 21.7 page 882.
Voir section 21.7 page 882.
Voir section 2.1.4 page 69.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 543-555].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 157].
Voir section 20.5 page 835.
743
16.5. LA MISSION « HUMANITAIRE » DE BERNARD KOUCHNER EN MAI
Aurillac, Robert Bourgi, 100 d’une autre du Gouvernement intérimaire rwandais le lendemain et enfin de
Dominique Pin de la cellule africaine de l’Élysée, 101 a pu aplanir les difficultés avec le maréchal Mobutu.
Livraisons de moyens de communication
Il est question dans le rapport de la fourniture par la France d’un téléphone sécurisé pour permettre au
chef d’état-major des FAR de communiquer avec le général Huchon. Il s’agit d’un téléphone par satellite,
comme le confirme la lettre du colonel Kayumba, déjà citée. Il a été acheminé sur Kigali probablement au
cours du séjour de Rwabalinda, donc avant le 13 mai. Comme Rwabalinda note dans sa conclusion « les
appareils téléphoniques que j’apporte devraient nous aider à sortir de l’isolement vis-à-vis de l’étranger »,
ce seraient plusieurs téléphones par satellite qui auraient été livrés.
Également 16 petits postes à 7 fréquences sont en attente d’embarquement à Ostende. 102 Ils doivent
permettre aux unité des FAR à Kigali de communiquer. Il s’agit probablement de téléphones cryptés.
Nettoyage des espions autour de l’aéroport de Kamembe
Il est permis de se demander si le « nettoyage » des Tutsi cachés à Kamembe (préfecture de Cyangugu)
le lundi 6 juin 1994 par les miliciens de John Yusuf Munyakazi 103 ne répond pas à la demande du général
Huchon « d’écarter les espions qui circulent aux alentours de cet aéroport. »
16.5
La mission « humanitaire » de Bernard Kouchner en mai
Notons aussi que Bernard Kouchner est venu à Kigali du 12 au 16 mai pour tenter de faire évacuer des
orphelins par la MINUAR vers la France. Les négociations échouent le 16 mai en raison de l’opposition
de miliciens « incontrôlés ». 104 Quoiqu’il dise à Dallaire être venu « de sa propre initiative », il semble
qu’il ait été chargé d’une mission par le gouvernement français. Il est en effet en liaison téléphonique
avec Bruno Delaye et Philippe Douste-Blazy. 105 Selon une note de Bruno Delaye à François Mitterrand,
Bernard Kouchner, ancien ministre et proche du président, est allé au Rwanda en concertation avec
l’Élysée :
Je viens d’avoir Bernard Kouchner au téléphone. Les négociations pour l’évacuation des orphelins
rwandais viennent d’échouer, elles ont buté sur l’intransigeance des milices hutues d’une part et du
FPR d’autre part. Désabusé, il s’apprête à quitter Kigali dès qu’un avion pourra l’évacuer. 106
L’expression « Mission de B. Kouchner » utilisée par Bruno Delaye dans l’objet de sa note à Mitterrand,
suggère même que Kouchner a été envoyé par l’Élysée et n’est pas venu à titre privé comme il l’a déclaré au
général Dallaire. 107 Selon Bruno Delaye, Bernard Kouchner désigne le FPR comme un des responsables
de l’échec. Bernard Kouchner n’en a jamais fait état publiquement. Mènerait-il un double jeu ? Le général
Dallaire ne fait aucune allusion dans son livre à un obstacle mis par le FPR.
Bernard Kouchner écrit lui-même qu’au cours de cette mission à Kigali il a téléphoné à François
Mitterrand :
Par téléphone satellite, dès ma première mission à Kigali, je sollicitai de François Mitterrand une
intervention humanitaire que d’habitude il décidait sur l’heure. Cette fois, je le sentis réticent. Il ne
voulait pas accorder à mes descriptions de l’horreur constatée le crédit suffisant. 108
M. Mas [139, p. 385] citant la Lettre du Continent.
M. Mas [139, p. 385].
102 L’aéroport d’Ostende est connu pour son activité de trafic d’armes.
103 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 74].
104 Voir section 17.4 page 767.
105 Le film de Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre, montre Bernard Kouchner téléphonant à
Bruno Delaye.
106 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Mission de B.
Kouchner, 16 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye16mai94MissionKouchnerEchec.pdf
107 R. Dallaire [72, p. 462].
108 Bernard Kouchner, Fragments de mémoire du génocide, préface au livre de l’Union des étudiants juifs de France,
Rwanda, pour un dialogue des mémoires, Albin Michel, 2007, p. 14.
100
101
744
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Bernard Kouchner, accompagné par le colonel Isoa Tikoka de la MONUOR, se rend à Gitarama
où il rencontre le Premier ministre, Jean Kambanda, et le président Sindikubwabo le 15 mai. 109 Il est
probable qu’il leur a remis un message du Président Mitterrand. Il est également accompagné par le
colonel Bagosora :
Il [Bagosora] a ajouté que vers le 13 mai, il avait également rencontré Bernard Kouchner en vue
d’étudier la question de l’évacuation des orphelins de certains endroits de Kigali. Cette assertion est
corroborée par un film vidéo dont les images le montrent en train de faire visiter l’hôtel des Mille
Collines à Kouchner, en vue de l’informer de la situation des réfugiés qui s’y trouvaient. Bagosora a
également fait savoir que vers le 14 mai, il avait accompagné Kouchner à Murambi, dans la préfecture
de Gitarama où le Gouvernement tenait une réunion, pour lui permettre d’entrer en contact avec le
Premier Ministre Kambanda. Selon lui, plus tard ce jour-là, il s’était réuni avec le colonel Yaache,
du contingent ghanéen de la MINUAR, pour discuter des voies et moyens à mettre en oeuvre afin de
permettre aux orphelins à évacuer de franchir les barrages routiers érigés à Kigali. 110
Au retour, le convoi de la MINUAR escortant Bernard Kouchner, a subi des tirs du FPR durant une
heure à l’approche de Kigali. Mark Huband, qui était du voyage, explique que des véhicules des FAR
avait accompagné le convoi et les forces du FPR ont cru que le gouvernement intérimaire profitait du
convoi des Nations Unies pour aller de Gitarama, où il était retiré, à Kigali. 111 Radio Muhabura, la radio
du FPR, a revendiqué la paternité de ces tirs en expliquant que des soldats gouvernementaux figuraient
au sein du convoi. 112 Effectivement, le colonel Bagosora était du voyage, ainsi que d’autres autorités du
gouvernement intérimaire. 113
Le double langage de Bernard Kouchner est manifeste dans ce que rapporte le général Dallaire sur les
propos que celui-ci tient le 15 mai, à son retour de Gitarama lors d’une réunion avec les chefs militaires
pour obtenir leur accord et leur coopération pour ce transfert d’orphelins :
A l’hôtel des Diplomates, nous avons fait le tour des questions habituelles, mais, à la fin, Bizimungu
a fait part de sa volonté de commencer les transferts le jour suivant, et Bagosora a déclaré avoir pris
les arrangements nécessaires avec l’Interahamwe, qui était d’accord pour donner un coup de main.
Lorsque Kouchner est arrivé à l’hôtel, nous nous sommes tous assis. Il n’a pas mis de gants blancs.
Même s’il était venu à titre privé, il leur a déclaré que la France et le monde entier étaient hors
d’eux et dégoûtés par ce qui se produisait dans ce pays d’Afrique. Les tueries devaient être stoppées.
L’ONU était sur le point d’approuver un nouveau mandat pour la MINUAR et allait clairement
identifier cette catastrophe comme un génocide et non comme une guerre ethnique. Kouchner ferait
un rapport de son voyage directement au Secrétaire général, qui avait personnellement facilité sa visite.
(Cela expliquait pourquoi ni moi ni le DOMP n’en avions été informés). Bagosora et Bizimungu ont
émis leurs protestations habituelles, et Ndindiliyimana a finalement été le seul à souligner qu’il était
impératif d’arrêter les massacres, mais qu’un cessez-le-feu constituait l’indispensable premier pas.
Kouchner l’a interrompu. « N’attendez pas le cessez-le-feu, a-t-il dit, faites preuve d’un peu de
bonne volonté et changez la psychologie de la situation. Montrez l’exemple, laissez-moi sortir ces
enfants des endroits contrôlés par la milice pour les emmener en sécurité en France. » J’ai admiré
son culot. Je me suis avancé en disant que la MINUAR pouvait collaborer, mais que j’avais besoin de
garanties de sécurité. Si cette tentative se soldait par un échec, cela s’avérerait désastreux pour les
enfants.
La réunion s’est terminée sur Bagosora et ses chefs promettant d’aider [à] l’évacuation des orphelins, alors que Kouchner était à la tête de sa pléthore de journalistes. J’ai détesté l’argument de
Kouchner qui estimait que ce genre d’action serait une excellente publicité pour le gouvernement
intérimaire. Je n’aimais déjà pas l’idée de faire sortir du pays des enfants rwandais, mais se servir
de ce geste pour montrer une meilleure image des extrémistes me donnait la nausée. [...] Ayant vécu
de nombreuses situations semblables, Kouchner avait la réputation d’être expérimenté en politique
Renaud Girard, Rwanda : la loi du sang, Le Figaro, 17 mai 1994, p. 4.
TPIR, Le Procureur c. Théoneste Bagosora, Gratien Kabiligi, Aloys Ntabakuze, Anatole Nsengiyumva, Affaire No .
ICTR-98-41-T, Jugement portant condamnation, 18 décembre 2008, section 2029, pp. 723-724.
111 Mark Huband, Rebel Forces tighten noose around Kigali, The Guardian, 17 mai 1994 ; Mark Huband, Convoy peppered
by bullets as Rwanda rebels fire on UN, The Guardian, 16 mai 1994.
112 Alain Frilet, MSF dénonce la politique française au Rwanda, Libération, 17 mai 1994, p. 19.
113 Ezakar Bigilinka, chef du département étranger à la Banque commerciale du Rwanda (BCR), confirme que le colonel Bagosora et d’autres responsables de la BCR, dont Ephrem Nkezabera, s’étaient joints au convoi de l’ONU pour
transférer des fonds de la BCR vers la BNR en vue d’achats d’armes. Cf. TPIR, Déclaration de témoin d’Ezakar Bigilinka, chef du département étranger à la BCR, 17/04/2003, 25/04/2003, Hôtel Holiday Inn, Lusaka, Zambie, p. 6.
http://francegenocidetutsi.org/EzakarBigilinkaTPIR17avril2003.pdf .
109
110
745
16.6. LA LETTRE DE SINDIKUBWABO À MITTERRAND
internationale. La manœuvre à laquelle il venait de se livrer et qui consistait à aider l’AGR 114 et le
gouvernement ne faisait pas partie du jeu qu’il m’avait dévoilé le jour précédent. J’ai pris mentalement
note de bien observer les motifs qui l’inspiraient ainsi que les actions qu’il entreprenait. 115
Officiellement, Kouchner est là pour sauver des orphelins en les évacuant vers la France. En fait son
opération vise à faire de la « publicité pour le gouvernement intérimaire », à « montrer une meilleure
image » de ce dernier. Il est difficile de ne pas voir là un écho à la nécessité exprimée par le général
Huchon de « retourner l’image du pays à l’extérieur ».
Lors de la réunion qui suit pour organiser l’évacuation des orphelins, Bagosora se montre soudain très
coopératif, ce qui intrigue Dallaire :
Le gouvernement par intérim, l’AGR, la Gendarmerie et même l’Interhamwe se montraient soudainement très coopératifs et semblaient ne parler que d’une seule voix, sous l’apparente direction de
Bagosora. Cela devait avoir une signification, ou bien quelque chose avait changé dans la stratégie des
extrémistes. Avaient-ils compris que le FPR ne se contenterait pas de la moitié du pays et avaient-ils
choisi d’afficher une attitude positive vis-à-vis de l’ONU et la communauté internationale tout en
essayant de gagner du temps ? L’apparition soudaine de Kouchner avait-elle eu un effet quelconque ?
Cette personnalité se trouvait très près du gouvernement français, et il pouvait fort bien avoir un
plan en préparation, dont je n’étais pas au courant. 116
Dallaire pressent ici que Kouchner est porteur d’un message du gouvernement français – en fait de
l’Élysée – et qu’il l’a remis à Bagosora et au gouvernement intérimaire, ce qui explique la soudaine bonne
volonté de ceux-ci. Le colonel Rwabalinda étant juste rentré à Gitarama, nous croyons reconnaître dans
cette nouvelle attitude du GIR et des FAR l’intention d’éviter que les « responsables militaires et politiques
du Rwanda » soient « tenus responsables des massacres commis au Rwanda. » 117
Il nous semble que la mission de Bernard Kouchner, présentée comme une tentative d’évacuer des
orphelins en danger de mort, répond à une demande de l’Élysée, qui vise essentiellement à retourner
l’image du GIR et des FAR vis-à-vis de l’opinion internationale et à permettre à la France de leur porter
secours, comme le général Huchon l’exprimait à son interlocuteur rwandais. 118
16.6
La lettre de Sindikubwabo à Mitterrand
Le 21 mai 1994, le FPR s’empare du camp de Kanombe et de l’aéroport de Kigali. Le 22 mai, le
Président intérimaire Théodore Sindikubwabo écrit au Président Mitterrand par fax, par l’intermédiaire
de l’attaché de Défense du Rwanda à Paris, une lettre qui ne laisse pas de doute sur le soutien que la
France a accordé jusqu’à cette date au gouvernement rwandais, organisateur du génocide. Il écrit :
Excellence, Monsieur le Président,
Je prends la liberté de vous informer que la situation militaire au Rwanda, spécialement à Kigali
est très grave et même inquiétante dans la mesure où nos forces armées, faute de munitions, ont dû
se retirer de l’aéroport international de Kigali.
Comme vous le savez, l’appui de l’Uganda au Front patriotique rwandais a été massif et déterminant. Les appels à la Communauté internationale, en vue d’inviter le Président MUSEVENI à mettre
fin à son intervention pour permettre les négociations sont resté vains.
Monsieur le Président,
Depuis que, de par la Constitution, j’ai remplacé le Regretté Président Juvénal Habyarimana à la
tête du pays, j’ai consacré mes efforts à pacifier le pays. En cela le Gouvernement et l’Armée m’ont
donné leur appui total et nous avons noté avec satisfaction l’arrêt des massacres interéthniques, du
moins dans la partie que nous contrôlons. Le Front Patriotique, lui, a poursuivi des massacres massifs
comme en a témoigné un représentant du Haut Commissariat aux Réfugiés. Les progrès militaires du
Front Patriotique risquent de rallumer le feu et de plonger le pays dans une crise plus grave que la
précédente.
Monsieur le Président,
AGR : Armée gouvernementale rwandaise. C’est le sigle utilisé par le général Dallaire pour désigner les FAR.
Roméo Dallaire [72, pp. 463-465].
116 R. Dallaire [72, p. 467].
117 Voir le rapport Rwabalinda section 16.4 page 732.
118 Voir notre article écrit avec Georges Kapler Concordances humanitaires et génocidaires, La Nuit Rwandaise, No 1,
p. 157.
114
115
746
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Le Peuple Rwandais Vous exprime ses sentiments de gratitude pour le soutien moral, diplomatique
et matériel que Vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce jour. En son nom, je fais encore une fois
appel à Votre généreuse compréhension et à celle du Peuple Français en vous priant de nous fournir
encore une fois Votre appui tant matériel que diplomatique. Sans Votre aide urgente, nos agresseurs
risquent de réaliser leurs plans et qui Vous sont connus.
C’est dans l’espoir que Vous nous manifesterez Votre habituelle compréhension que je vous prie
[...] 119
Dans sa note d’accompagnement à cette lettre, le général Quesnot, chef de l’état-major particulier,
écrit à François Mitterrand :
L’arrivée au pouvoir dans la région d’une minorité dont les buts et l’organisation ne sont pas sans
analogie avec le système des Khmers rouges est un gage d’instabilité régionale dont les conséquences
n’ont pas été anticipées par ceux, y compris en France, dont la complicité et la complaisance sont
patentes. 120
Le conseiller demande clairement au président d’empêcher ces « Khmers rouges » d’arriver à leur fin.
Il invite donc le président à organiser une intervention directe de la France. Ce sera l’opération Turquoise.
Un journaliste français écrit, fin mai, ce témoignage accablant sur la popularité de la France auprès
des tueurs :
A chaque barrage, il faut serrer la main de tous ces hommes, souvent d’excellente humeur, en se
demandant combien de Tutsis ils ont massacrés le mois dernier. Bien plus que le laissez-passer du
gouvernement, il y a, mot magique : France. Aussitôt les visages s’éclairent, les machettes se lèvent,
on crie bravo, et on se congratule. Les miliciens lèvent le barrage, on baisse les yeux, et on passe avec
un peu de honte sur le cadavre des Tutsis grâce au précieux passeport. 121
16.7
Paris empêche un massacre à l’hôtel des Mille Collines
Durant le génocide, le Rwanda restait un État très lié à la France. Une preuve ? Il a suffi notamment
d’une simple démarche de Bruno Delaye auprès des FAR pour que l’hôtel des Mille Collines soit épargné.
Cet hôtel, qui appartient à la Sabena, abrite un millier de personnes menacées de mort par l’armée et
les milices. Toutes les lignes téléphoniques sont coupées sauf celle du fax. Paul Rusesabagina, qui fait
fonction de directeur, va l’utiliser abondamment pour appeler à l’aide à l’étranger. La première menace
d’attaque est du 23 avril :
Le 23 avril, 122 un jeune lieutenant du département du Renseignement militaire, apparemment un
neveu de Bagosora, du nom de Iyakamuremye, 123 arriva à l’hôtel vers 6 heures du matin et ordonna à
Rusesabagina de remettre tous ceux qui s’y étaient abrités dans les trente minutes. Ce dernier monta
sur le toit et s’aperçut que le bâtiment était encerclé de militaires et miliciens. D’autres occupants ainsi
que lui-même téléphonèrent à des personnes influentes à l’étranger. Leurs appels furent probablement
relayés par des représentants de Sabena, soucieux de sauver des vies et de protéger leur investissement
onéreux. Selon Rusesabagina, l’une des personnalités françaises contactées fut le Directeur général
119 Dr Théodore Sindikubwabo, Président de la République, à Son Excellence Monsieur François Mitterrand, Kigali le
22 mai 1994. Lettre transmise par le général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet :
Correspondance du Dr Théodore Sindikubwabo, Président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. Note manuscrite : « Signalé/HV ». http://francegenocidetutsi.org/SindikubwaboMitterrand22mai1994.pdf Le fac-similé d’une lettre datée
de juin 1992 du Président du Conseil National de développement signée Sindikubwabo permet d’authentifier sa signature.
http://francegenocidetutsi.org/Sindikubwabo20Juin1992.pdf
120 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Correspondance du
docteur Théodore Sindikubwabo, Président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot24mai1994.pdf
121 Franck Johannès, Au camp de Kabgayi, ceux qui vont mourir, Le journal du Dimanche, 29 mai 1994.
122 Paul Rusesabagina, lors d’une interview le 19 juin 1994 à Kabuga, date cette première alerte au 18 avril. Cf. Rwanda :
Death, Despair and Defiance [5, p. 719], mais dans son livre il le place au 23, date que nous retenons. Cf. [184, p. 147].
123 Le lieutenant Iyakamuremye Théobald est affecté au 32e Bataillon (32 BN) service S2 - S3. Cf. République Rwandaise,
Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994 Objet : Situation officiers
armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 15. http://francegenocidetutsi.org/SituationOfficiersFAR1erMars1994.
pdf#page=15
747
16.7. PARIS EMPÊCHE UN MASSACRE À L’HÔTEL DES MILLE COLLINES
du ministère français des affaires étrangères. Moins d’une demi-heure plus tard, un colonel de la
Gendarmerie venait mettre fin au siège et obliger le lieutenant à se retirer. 124
Paul Rusesabagina écrit dans son livre qu’il n’a contacté que des « généraux » rwandais. Le colonel qui
vint à l’hôtel très rapidement est selon lui un chef d’état-major adjoint, un certain Ntiwiragabo, envoyé
par le chef de la « police », le général Ndindiliyimana. 125 Il s’agirait du colonel Aloys Ntiwiragabo,
responsable du bureau G2 de l’armée, c’est-à-dire le chef du renseignement militaire.
Selon le procureur François-Xavier Nsanzuwera, dont le récit correspond aux mêmes événements, ce
lieutenant était Apollinaire Hakizimana 126 :
One time, the Rwandese manager of the hotel told me that a certain Lt. Apollinaire Hakizimana,
charged with intelligence at the ministry of defence, had visited him and ordered him to chuck every
body out of the hotel. From my work, I knew that Hakizimana was a real assassin and had been
implicated in many of the political murders that I had been called upon to investigate. 127
Le 3 mai, la MINUAR et des gendarmes rwandais organisent l’évacuation de 62 réfugiés de l’hôtel
vers l’aéroport. Le convoi est attaqué par des miliciens Interahamwe. 128
Le général Dallaire avait pourtant, semble-t-il, donné des instructions précises en cas d’attaque.
Tous les passagers sont descendus et assis au sol sous la menace des miliciens. Aux différents appels
que recevra le QG de la MINUAR, la même réponse sera donnée : le convoi est en route vers l’aéroport
où un avion est prêt à décoller pour Nairobi... Les informations transmises par Paul Rusesabagina
contredisent l’optimisme affiché. Sollicité, M. Bruno Delaye, responsable de la cellule africaine de
l’Élysée, fera joindre, par un général et un colonel français de l’état-major, le général Augustin Bizimungu, commandant des FAR à Kigali. Vers 19 h, les 62 personnes regagneront l’hôtel « sauvées in
extremis » par l’intervention d’Augustin Bizimungu qui accompagnera lui-même le convoi. 129
Qui sont ce « général » et ce « colonel français de l’état-major » ? Seraient-ce le général Huchon et le
colonel Delort au ministère de la Coopération ?
Selon le témoignage du procureur François-Xavier Nsanzuwera, qui faisait partie de cette évacuation,
le chef d’état-major des FAR, le colonel Bizimungu, est venu à l’hôtel dire que le convoi ne pouvait pas
partir. 130 La MINUAR rétorqua que le gouvernement avait déjà donné son accord. Bizimungu accepta
le départ du convoi. Mais celui-ci a été arrêté plus loin par la garde présidentielle rejointe par des Interahamwe. Il suspecte le capitaine Gaspard Hategekimana, qui était présent avec Apollinaire Hakizimana à
l’hôtel lors du départ, d’être à l’origine de l’attaque de la garde présidentielle. Nsanzuwera est gravement
blessé, ainsi que sept autres personnes. Un Interahamwe qui l’a reconnu a voulu l’abattre, mais a mal
visé et a tué un garde présidentiel. C’est le préfet de Kigali, Tharcisse Renzaho, qui est intervenu et a
fait remonter les passagers dans les camions et les a renvoyés à l’hôtel. 131
André Guichaoua ne dit pas qui a demandé à Bruno Delaye d’intervenir et comment celui-ci a pu
agir en un temps aussi bref. À le relire, il semble sous-entendre que c’est Paul Rusesabagina qui a appelé.
Celui-ci raconte dans son livre que sa femme et ses enfants faisaient partie du convoi et qu’il s’est inquiété,
124 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 740]. Il n’y a pas de “directeur général du ministère français des Affaires
étrangères” mais un secrétaire général qui est Bertrand Dufourcq.
125 P. Rusesabagina [184, p. 149].
126 Apollinaire Hakizimana est responsable du renseignement (G2) de l’ALIR, quand celle-ci attaque le Nord-Ouest du
Rwanda en 1997-1998. Il est actuellement commissaire à la défense et à la sécurité des FDLR avec le grade de brigadiergénéral. Cf. African Rights, The Nairobi Communique and the ex-FAR/Interahamwe, décembre 2007, pp. 15, 25. http:
//francegenocidetutsi.org/AfricanRightsReportNairobiCommunique9November.pdf#page=15
127 Interview de François-Xavier Nsanzuwera, 28 mai 1994 à Kabuga, Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 721].
Traduction de l’auteur : Une fois, le directeur de l’hôtel me dit qu’un certain lieutenant Apollinaire Hakizimana, chargé du
renseignement au ministère de la Défense, était venu lui ordonner d’expulser tout le monde de l’hôtel. Par mon travail, je
savais que Hakizimana était un vrai assassin et avait été impliqué dans plusieurs affaires de meurtre sur lesquelles j’avais
été appelé à enquêter.
128 Le major canadien Don MacNeil, adjoint du colonel ghanéen Yaache, chef de la cellule humanitaire de la MINUAR,
participe à cette évacuation et en témoigne le 23 novembre 2005 au TPIR. Cf. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès
Bagosora, Transcription de l’audience du 23 novembre 2005.
129 A. Guichaoua [98, p. 708].
130 Le général Dallaire affirme que, par une lettre reçue la veille du gouvernement intérimaire signée par Bizimungu, celui-ci
donnait son accord pour le transfert des réfugiés des Mille Collines et du stade Amahoro. Cf. R. Dallaire [72, p. 441].
131 Interview de François-Xavier Nsanzuwera, 28 mai 1994 à Kabuga, Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 722723] ; A. Guichaoua, Les crises politiques... [98, p. 708] ; P. Gourevitch [92, p. 163] ; M. Mas [139, p. 394] ; P. Rusesabagina
[184, pp. 154-159].
748
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
car dès le départ il a entendu la Radio RTLM qui disait : « Les cafards s’échappent, empêchez tous les
cafards de quitter les Mille Collines » et la liste des noms des personnes évacuées a été lue à la radio dont
ceux de son épouse et de ses enfants. Il comprend qu’il y avait eu une fuite. « Une fois de plus, écrit-il, je
n’avais que le téléphone pour agir. » 132 Un fonctionnaire du Quai d’Orsay révèle que Bruno Delaye est
intervenu vers cette date du 3 mai :
A Paris, on se déclare impuissant face aux tueries en cours. Mais on ne conteste pas que le patron de
la cellule africaine de l’Élysée, Bruno Delaye, ait réussi, il y a moins de quinze jours, à faire intervenir
personnellement le chef d’état-major des forces armées rwandaises pour qu’il empêche les miliciens
hutus de massacrer les personnalités réfugiées à l’hôtel Mille Collines. « Une intervention ponctuelle,
mais qui montre à quel point Paris peut encore peser dans le déroulement des événements », confie
un fonctionnaire du Quai d’Orsay qui, dégoûté, trahit pour la première fois le devoir de réserve. 133
Cette intervention de Bruno Delaye est relatée par Vincent Hugeux qui la date du 2 mai :
Reste, de l’aveu même d’un haut fonctionnaire écœuré, que François Mitterrand porte dans ses
errements une « responsabilité directe, totale et écrasante ». Peut-il aujourd’hui plaider l’impuissance ?
Non. Le lundi 2 mai, une intervention de Bruno Delaye, chef de la cellule africaine à l’Élysée, auprès
du patron des FAR, le général Augustin Bizimungu, fit avorter la tuerie des Tutsi réfugiés à l’hôtel
des Mille-Collines. 134
Alain Frilet révèle qu’il a été lui-même témoin d’une intervention de Delaye sans donner toutefois de
date précise :
Je me souviens être dans le bureau du conseiller de Mitterrand [Bruno Delaye] au moment où
une attaque à la grenade s’est déclenchée sur l’Hôtel des Mille Collines dans lequel s’étaient réfugiés
des Tutsi. Le conseiller a pris son téléphone devant moi pour appeler Kigali puis il a raccroché en
disant : L’opération est stoppée. C’était incroyable : on était dans le bureau du conseiller de François
Mitterrand, responsable des affaires africaines, qui prend son téléphone et interrompt une attaque
des miliciens sur l’Hôtel des Mille Collines à cinq mille kilomètres de Paris ! 135
Le 12 mai, Augustin Bizimungu et Théoneste Bagosora accompagnent à sa demande José Ayala Lasso,
Haut commissaire aux Droits de l’homme, à l’hôtel des Mille Collines. Ils promettent de faire leur possible
pour son évacuation, mais utilisent l’échec du 3 mai pour prétendre qu’ils ne maîtrisent pas les milices. 136
Or, c’est la garde présidentielle qui a bloqué le convoi le 3 mai. Une menace de massacre se renouvelle le
13 mai :
Dans un incident similaire, advenu le 13 mai, un capitaine s’était rendu le matin à l’hôtel, pour
prévenir qu’une attaque devait avoir lieu à 16 heures. 137
Les réfugiés de l’hôtel des Mille Collines alertent des personnes à l’étranger par des fax dont voici un
exemplaire reçu le 13 mai à 13 h 55 :
Fax reçu de 32 2 3744626
13/05/94 13 :55
Hotel des Mille Collines
Fax to : Organisations de défense des droits de l’homme (toutes)
SOS
Nous sommes des réfugiés, rescapés momentanés des massacres en cours. Nous sommes placés sous
la protection de la MINUAR à l’Hôtel des Mille Collines au centre de la ville de Kigali, zone contrôlée
132 P. Rusesabagina [184, p. 157]. Voir aussi le témoignage du journaliste Thomas Kamilindi, évacué ce jour-là qui entend
RTLM dire son nom et celui de sa fille de 2 ans et appeler les Interahamwe à empêcher cette évacuation car « ils vont
revenir les armes à la main ». Cf. Thomas Kamilindi, Journalism in a Time of Hate Media [206, p. 137].
133 Alain Frilet, La France prise au piège de ses accords, Libération, 18 mai 1994, p. 3. http://francegenocidetutsi.
org/Liberation1994-05-18FriletFrancePriseAuPiegeDeSesAccords.pdf
134 Vincent Hugeux, La mort crie victoire, L’Express, 2 juin 1994, p. 82. La date du 2 mai est une erreur de Hugeux. Il n’y
avait pas que des Tutsi à être menacés : voir le cas de Nsanzuwera. http://francegenocidetutsi.org/Hugeux2juin1994.pdf
135 Interview de Alain Frilet par Sylvie Klinkemallie, Paris, 18 avril 2005 [118, p. 317].
136 ONU, E/CN.4/S-3/3 section 19, 21, 25. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-3.pdf
137 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 740].
749
16.7. PARIS EMPÊCHE UN MASSACRE À L’HÔTEL DES MILLE COLLINES
par l’armée gouvernementale. L’hôtel est gardé par les gendarmes (20) et une dizaine de soldats de
la MINUAR. Ce soir nous vous lançons un appel de détresse qui peut être le dernier. En effet, nous
apprenons de sources dignes de foi près du ministère de la défense et des gendarmes qui gardent
l’Hôtel que l’armée gouvernementale sur l’ordre du ministère de la défense et donc du gouvernement,
veut nous massacrer dans les heures qui viennent en tout cas avant la fin de la semaine. Ceci doit être
pris au sérieux car d’autres camps de réfugiés ont été attaqués avant. (Ex. Paroisse Sainte Famille,
Centre Christus, Byimana, Centre des sourds muets de Butare). La présence symbolique de la minuar
n’y changera rien. Ils seront massacrés avec nous au besoin.
Nous vous demandons de contacter au plus haut niveau la communauté internationale et en
particulier le gouvernement français pour empêcher la réalisation de ce massacre.
Nous vous remercions pour tout. Parions que nous nous reverrons.
Les réfugiés de l’Hôtel des Mille Collines. 138
En réaction, semble-t-il, à ce fax, un télégramme en date du 13 mai du Quai d’Orsay à son représentant
à l’ONU lui donne notamment pour instructions :
2) LE DÉPARTEMENT VOUS REMERCIE DE BIEN VOULOIR INTERVENIR À NOUVEAU
AUPRÈS DU SECRÉTARIAT POUR RÉATTIRER SON ATTENTION SUR LA SITUATION DES
RÉFUGIÉS DE L’HÔTEL DES MILLE COLLINES. NOUS VENONS DE RECEVOIR UN FAX DE
CET HÔTEL SELON LEQUEL LES FORCES GOUVERNEMENTALES RWANDAISES ENVISAGENT DE MASSACRER TOUS LES OCCUPANTS DE L’HÔTEL DANS LES PROCHAINES
HEURES. NOUS SOUHAITONS VIVEMENT QUE LA MINUAR PUISSE ASSURER UNE PRÉSENCE PERMANENTE RENFORCÉE À CET ENDROIT. 139
Le gouvernement français fait alors, sans doute, pression directement sur le GIR et les FAR puisque
l’hôtel des Mille Collines n’a pas été attaqué. 140 Remarquons que le 12 mai, le colonel Ephrem Rwabalinda, envoyé par l’état-major des FAR est encore dans le bureau du général Huchon au ministère de la
Coopération à Paris. Cela a pu faciliter le contact avec Kigali.
Philip Gourevitch date les faits de douze jours après le 3 mai, donc le 15 mai. Cela pourrait être une
erreur ou une autre alerte.
Douze jours après [le 3 mai], un officier des renseignements militaires se présenta à l’hôtel pour
annoncer à Paul que tous les résidents seraient massacrés cette nuit-là. Pas question de compter
sur l’aide de la MINUAR. Une fois de plus, Paul alerta toutes ses relations, au gouvernement et à
l’étranger, et demanda à tous les réfugiés connaissant des gens importants d’en faire autant. Paul se
souvient d’avoir parlé à Paris avec un directeur général des Affaires étrangères, et de lui avoir déclaré :
« Monsieur, si vous voulez que ces gens soient sauvés, ils seront sauvés. Mais si vous voulez qu’ils
meurent, ils vont mourir aujourd’hui, et vous les Français paierez d’une manière ou d’une autre pour
les gens qui seront tués aujourd’hui dans cet hôtel ». Presque aussitôt après cette conversation, le
général Bizimungu, du haut commandement des FAR, et le général Dallaire, de la MINUAR, venaient
lui assurer que l’hôtel ne serait pas touché. 141
Dans son témoignage à African Rights le 19 juin 1994, Paul Rusesabagina déclare :
Another time, another officer from the ministry of defence, in intelligence, came. It was on 15
May. He said he came to tell me that they were planning to kill everybody that night. I sent urgent
appeals by fax everywhere – to Belgium, France etc... I rushed around like a madman asking people
to put pressure on the government. Fortunately our efforts paid off. We got a good and encouraging
138 Mpore Rwanda [209]. Le numéro du téléphone étant 32, donc la Belgique, ce fax est une réémission. Il est donc
fort possible que ce fax ne corresponde pas aux événements du 13 mai. D’ailleurs, l’appel est lancé « ce soir », alors que
l’alerte du 13 mai est donnée le matin. Cette photocopie de fax est néanmoins un document à valeur de preuve. Les mots
« gouvernement français » sont soulignés dans le texte manuscrit.
139 TD Paris, 13 mai 1994, signé Rivasseau. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 307]. http://francegenocidetutsi.org/Rivasseau13mai1994.pdf
140 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 740].
141 Philip Gourevitch [92, p. 164]. Comme dit plus haut, il n’y a pas de directeur général au ministère des Affaires étrangères
mais un secrétaire général, à l’époque M. Bertrand Dufourcq. Le général Dallaire ne mentionne pas cet épisode dans son
livre. Notons la similarité avec l’alerte du 23 avril citée précédemment.
750
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
response from abroad. But those who had planned the attack were obviously frustated. A bullet hit
the hotel around 10:35 p.m., just to let us know their power and that the plan had been in place. 142
Dans son livre, Paul Rusesabagina date cet événement le 13 mai :
Le 13 mai, à dix heures du matin, je fus appelé dans le hall où m’attendait un agent de renseignement de l’armée rwandaise, le lieutenant Iradakunda [Iradukunda]. 143 [...]
« Écoutez, Paul, me dit-il, l’assaut contre votre hôtel sera donné aujourd’hui à seize heures.
– Qui est-ce ? demandai-je. Combien sont-ils ?
– Je n’ai aucun détail.
– Viennent-ils pour nous tuer ou pour nous évacuer ?
– Je ne sais rien de plus. Ne me demandez pas ce que vous devez faire. Mais c’est en ami que je
vous préviens : aujourd’hui, seize heures. » Sur ce, il tourna les talons. [...]
De toute évidence, j’allais devoir faire jouer des appuis étrangers pour éviter cette opération.
J’entrepris donc de faire le siège de la Maison-Blanche, du Quai d’Orsay, du gouvernement belge –
de tous ceux qui me venaient à l’esprit.
Évidemment j’appelai mes patrons de la Sabena qui partagèrent mon inquiétude et s’engagèrent
à faire une vie d’enfer au ministère des affaires étrangères. Ce lien avec la France était un atout
stratégique qui nous avait déjà évité la catastrophe un certain nombre de fois. J’allais le jouer une
fois de plus – et avec insistance. Là encore, un mot d’explication s’impose.
Le gouvernement du Hutu Power a entretenu d’étroites relations avec la France tout au long du
génocide. [...]
À quatre heures, j’étais dans l’entrée ; J’attendais. Rien. [...] Le soleil se coucha. Tout était calme.
[...]
Vers vingt-deux heures, une grenade autopropulsée s’écrasa contre le mur sud [...] Par bonheur
personne ne fut blessé. J’appelai le général Dallaire [...] Dallaire arriva environ une demi-heure plus
tard avec un groupe de subalternes et examina les dégâts. [...] 144
Selon toute vraisemblance, cette alerte est du 13 mai et non du 15. François-Xavier Nsanzuwera,
Procureur de Kigali, qui était réfugié à l’hôtel, déclare à propos de ce qui semble être le même événement
que c’est la seule fois où la France est intervenue :
Another time the manager received a tip that some extremist soldiers planned to attack the hotel
that night in order to kill the people who had taken refuge there. We spent a lot of time sending
SOS faxes to Europe. We knew that only France had influence with the killers. This was also the
only time that there was a reaction from France. That morning, the chief of staff came to the Mille
Collines together with General Dallaire of UNAMIR and apologized. The soldiers realized that they
could not kill us because of the reaction of the chief of staff. In frustation they shot a bullet at the
hotel. Fortunately, it did not cause much harm. 145
La venue du chef d’état-major avec le général Dallaire le matin ne figure pas dans les deux récits de
Rusesabagina, mais concorde avec ce qu’écrit Gourevitch. Le tir sur l’hôtel qui ne fit pas trop de dégâts
fait situer l’événement le même jour.
Un autre appel au secours de 550 réfugiés à l’hôtel a été lancé le 24 mai. 146
142 Interview de Paul Rusesabagina le 19 juin 1994 à Kabuga Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 720]. Traduction
de l’auteur : Une autre fois, un autre officier des renseignements au ministère de la Défense, arriva. C’était le 15 mai. Il dit
qu’il venait pour me dire qu’ils s’organisaient pour tuer tout le monde cette nuit. J’ai envoyé des appels urgents partout
– en Belgique, en France, etc. Je courus comme un fou disant à tout le monde de mettre la pression sur le gouvernement.
Heureusement, nos efforts ont payé. Une réponse positive et encourageante nous arriva de l’étranger. Mais ceux qui avaient
planifié l’attaque étaient frustrés. Une rafale toucha l’hôtel vers 10 h 35 du soir, juste pour nous faire savoir que leur pouvoir
et leur plan était toujours d’actualité.
143 Le lieutenant de gendarmerie Jean-Baptiste Iradukunda est juge au Conseil de guerre à l’état-major de la Gendarmerie. Cf. Ordre de bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 fev 1993 GdN, p. 1. http://francegenocidetutsi.org/
OrganigrameGDR15fev1993.pdf
144 P. Rusesabagina [184, pp. 160-161].
145 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 722]. Traduction de l’auteur : Une autre fois, le directeur reçut une
information selon laquelle des soldats extrémistes préparaient une attaque de l’hôtel la nuit suivante pour tuer toutes les
personnes qui y avaient trouvé refuge. Nous savions que seule la France avait une influence sur les tueurs. Nous avons passé
beaucoup de temps à envoyer des SOS par fax en Europe. C’est aussi la seule fois qu’une réaction est venue de France. Ce
matin-là le chef d’état-major vint au Mille Collines accompagné du général Dallaire de la MINUAR et s’excusa. Les soldats
comprirent qu’ils ne pouvaient pas nous tuer à cause de la réaction du chef d’état-major. Frustrés, ils tirèrent sur l’hôtel.
Heureusement ce tir ne fit pas trop de dégâts.
146 De violents combats ont eu lieu avant une trêve demandée par l’ONU, Le Monde, 24 mai 1994, p. 4.
751
16.7. PARIS EMPÊCHE UN MASSACRE À L’HÔTEL DES MILLE COLLINES
Les réfugiés de l’hôtel ont été évacués lors de transferts négociés par la MINUAR les 27 mai et 13
juin. 147
Une dernière attaque a lieu le 17 juin :
After killing people in St. Paul’s church [sixty two men were massacred on 14 June], the interahamwe came to kill people at Mille Collines. They came screaming : “We want the manager.” My
wife and chidren were hiding in the toilet. Fortunately, at that moment, I was at the Diplomate. I
came back. The Mille Collines was surrounded by about thirty armed interahamwe. UNAMIR called
their headquarters and the chief of staff. The chief of staff came to the hotel personally with a lot of
soldiers. He got them out of the hotel without any injuries and gave assurances of protection. 148
Dans son livre, Rusesabagina raconte qu’il était avec le général Bizimungu dans la cave de l’hôtel
des Diplomates quand celui-ci apprit que les miliciens attaquaient l’hôtel Mille Collines. Ils s’y rendirent
ensemble. Bizimungu menaça les miliciens qui se retirèrent. 149 Paul Rusesabagina est évacué avec d’autres
le 18 juin par la MINUAR.
Le gouvernement français a pu donc faire suspendre un massacre à l’hôtel Mille Collines, par trois
fois selon notre décompte (23 avril, 3 mai, 13 mai). 150 Cela démontre que le gouvernement français avait
une grande influence sur les autorités rwandaises pendant le génocide. Pourquoi n’a-t-il rien fait pour
l’arrêter ?
Ces faits contredisent Bruno Delaye, quand il affirme devant la Mission d’information :
De fait, après sa disparition [d’Habyarimana], la digue s’est rompue aussitôt et tout appel à la
raison ou toute pression sur le camp hutu devint inutile. 151
Le 19 mai 1994, Bruno Delaye prétend devant Jean-Hervé Bradol qu’il n’arrive pas à joindre les
responsables rwandais au téléphone, alors que lui, Bradol, peut téléphoner tous les jours à Kigali à cette
époque :
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été très surpris par la légèreté des réponses de M. Delaye
qui a précisé qu’il avait du mal à joindre au téléphone les responsables rwandais et qu’il avait de toute
façon peu de moyens de pression sur eux. 152
Selon Jean-Loup Denblyden, officier de liaison de l’opération Silver Back auprès des Français d’Amaryllis, les militaires français auraient eu une cellule de communication à l’hôtel Mille Collines ce qui
expliquerait pourquoi les personnes réfugiées-là n’ont pas été massacrées :
Le troisième point, je peux vous faire part des conversations des officiers français. Nous parlions
de la sécurité de « Mille Collines » [hôtel] et des gens qui y allaient vers le « Mille Collines ». Ils
nous disaient qu’il n’y avait pas de problème au « Mille Collines » parce qu’ils avaient une cellule
de communication. Je ne sais pas, j’ai retenu une suite dans le cinquième étage, je n’ai pas été au
Mille Collines, je n’ai pas vu une cellule française. Je peux dire que des officiers français à Kanombe
parlaient de ça. Et on se posait la question est-ce que le « Mille Collines » est vraiment une vraie
zone de refuge ou pas ? Ce n’est qu’une appréciation, on s’est demandé après les visites régulières
du général Bizimungu au « Mille Collines » que peut-être il pouvait avoir accès aux communications.
Mais c’est une appréciation. [...]
Le commentaire que j’ai retenu, c’est « Nous avons une cellule de communication » ; a dit un
officier français. Je crois que c’est le colonel Maurin mais je ne peux pas le garantir. 153
147 R. Dallaire [72, pp. 497, 523]. Philip Gourevitch, qui a interviewé Paul Rusesabagina, écrit : « La vérité, c’est qu’ils
furent sauvés par la menace du FPR de tuer ses otages. » [92, p. 165].
148 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 720]. Traduction de l’auteur : Après le massacre à l’église Saint-Paul [60
hommes ont été massacrés le 14 juin], les Interahamwe sont venus tuer des gens au Mille Collines. Ils arrivèrent en criant :
« Nous voulons voir le directeur. » Ma femme et mes enfants se cachaient dans les toilettes. Heureusement, à ce moment-là
j’étais à l’hôtel des Diplomates. Je revins. Le Mille Collines était entouré par environ 30 Interahamwe. La MINUAR a appelé
son QG et le chef d’état-major. Le chef d’état-major vint personnellement à l’hôtel avec plusieurs soldats. Il les fit sortir de
l’hôtel sans heurt et il donna des assurances pour la protection.
149 P. Rusesabagina [184, pp. 166-167].
150 Cependant, le procureur Nsanzuwera dit que le gouvernement français n’est intervenu qu’une fois.
151 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 319].
152 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 394-395].
153 Audition de Jean-Loup Denblyden par la Commission Mucyo, 19 décembre 2006 [65, Témoin no 51, Annexes, pp. 121122]. Denblyden fait remarquer que l’hôtel Mille Collines n’a que 4 étages.
752
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Chronologie des événements à l’hôtel des Mille Collines
Il reste un certain flou dans les dates. 154
Jeudi 7 avril Des militaires viennent examiner le registre des clients de l’hôtel. La salle du restaurant
est mitraillée.
7 avril au soir Les enfants d’Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre assassinée, sont transportés
à l’hôtel.
Samedi 9 avril Départ des États-Uniens, Canadiens et Allemands vers Bujumbura.
Dimanche 10 avril La garde présidentielle cherche à tuer les enfants d’Agathe Uwilingiyimana et
le procureur de la République de Kigali qui sont cachés dans l’hôtel. Le général Dallaire ne réussit
pas à évacuer les enfants d’Agathe.
Lundi 11 avril Évacuation des étrangers de l’hôtel par les militaires français. L’ambassade de France
finit par consentir à évacuer les enfants d’Agathe Uwilingiyimana mais refuse d’évacuer le procureur
François-Xavier Nsanzuwera. Le directeur de l’hôtel, Cornelius Bik, est évacué, Paul Rusesabagina
le remplace.
Samedi 23 avril Un lieutenant du nom de Iyakamuremye ordonne à Paul Rusesabagina de lui remettre tous les occupants. Après des appels à l’étranger, au Quai d’Orsay en particulier, le siège
de l’hôtel est levé.
Dimanche 1er mai Le général Dallaire rencontre Froduald Karamira du MDR-Power à l’hôtel des
Mille Collines. 155
Mardi 3 mai L’évacuation de 62 réfugiés par la MINUAR est bloquée à une barrière par la garde
présidentielle et les Interahamwe. Ils rentrent à l’hôtel après intervention de Bruno Delaye et du
chef d’état-major des FAR, Augustin Bizimungu.
Jeudi 12 mai Augustin Bizimungu et Théoneste Bagosora accompagnent à sa demande José Ayala
Lasso, Haut commissaire aux droits de l’homme, à l’hôtel des Mille Collines. Ils promettent de
faire leur possible pour son évacuation. 156
Vendredi 13 mai Un capitaine vient annoncer que l’hôtel sera attaqué à 16 h. Alerté, le Quai
d’Orsay demande à son représentant à l’ONU d’intervenir. Le général Bizimungu et le général
Dallaire viennent assurer que l’hôtel ne sera pas touché. 157
Samedi 14 mai L’effectif des réfugiés s’élève à 567 personnes dont 69 enfants de 0 à 5 ans. 158
Mardi 24 mai Nouvel appel au secours des réfugiés de l’hôtel.
Vendredi 27 mai Évacuation d’une partie des réfugiés de l’hôtel vers Kabuga à 20 kilomètres en
zone FPR dans le cadre d’un échange de prisonniers négocié par la MINUAR.
Mardi 31 mai François-Xavier Nsanzuwera écrit dans une lettre qu’il est en zone FPR. Le capitaine
Mbaye Diagne est tué.
Lundi 13 juin Évacuation d’une partie des réfugiés dans le cadre d’un échange de prisonniers négocié
par la MINUAR.
Vendredi 17 juin Des miliciens hutu font irruption dans l’hôtel et tirent des coups de feu sans faire
de victimes. 159
Samedi 18 juin Évacuation de Paul Rusesabagina, gérant de l’hôtel, après que 30 Interahamwe
furent venus pour le tuer. 160
154 Sources : Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 739-740] ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 719-724] ;
A. Guichaoua [98, pp. 695-696, 705-708] ; R. Dallaire [72, pp. 318, 384, 441, 497, 523] ; Paul Rusesabagina [184, pp. 149,
154-159, 160-161, 166-167].
155 R. Dallaire [72, p. 437].
156 Jean Hélène, L’enfance meurtrie du Rwanda, Le Monde, 15 mai 1994, p. 1, 5.
157 Selon Philip Gourevitch et Paul Rusesabagina, interviewé par African Rights, ce serait le 15 mai, ou bien il y a eu 2
alertes le 13 et le 15.
158 Relevé du 14 mai 1994. Archives du Comité de crise des réfugiés alors présidé par Tatien Ndolimana Miheto.
159 Le secrétaire général de l’ONU soutient la proposition de M. Juppé, Le Monde, 19 juin 1994, p. 4 ; A. Guichaoua [98,
p. 708].
160 L’échange du 18 juin est décrit par Henry Anyidoho [25, pp. 91-92].
753
16.7. PARIS EMPÊCHE UN MASSACRE À L’HÔTEL DES MILLE COLLINES
Le rapport est communiqué à la MIP qui ne le publie pas mais ne le dément pas.
Le général Dallaire écrit que Rwabalinda s’est rendu à Paris pour discuter de l’intervention française
en préparation (R. Dallaire, J’ai serré la main..., p. 530).
La lettre de Ntahobari (MIP, Annexes, p. 571) confirme la visite de Rwabalinda à Huchon et que
celui-ci lui a fourni un téléphone satellite pour communiquer avec le général Bizimungu.
Le général Huchon reconnaît qu’il a donné un téléphone satellite à Ntahobari, se trompant sur le
nom du destinataire (MIP, Annexes, p. 574).
Le colonel Kayumba signale l’achat d’un téléphone satellite (MIP, Annexes, p. 566.)
Le juge Bruguière atteste dans son ordonnance du 17 novembre 2006 la rencontre entre Ephrem
Rwabalinda et le général Huchon (p. 36).
Bagosora dit au juge Bruguière que Rwabalinda a donné au général Huchon des photos des missiles,
avec les bandes sonores enregistrées à l’aéroport. Huchon lui donne un poste satellitaire (18 mai
2000).
Barril dit que Bizimungu, le chef d’état-major des FAR, disposait d’un téléphone-satellite (Audition
Bruguière, 20 juin 2000).
La France renforce la piste de l’aéroport de Kamembe avant Turquoise (C. Braeckman, Le Soir,
20 juin 1994).
John Yusuf Munyakazi fait exterminer les Tutsi cachés à Kamembe le 6 juin. Huchon demandait
« d’écarter les espions qui circulent aux alentours de cet aéroport. »
Bernard Kouchner rencontre le GIR le 15 mai à Gitarama. Le 16, Bagosora et Bizimungu montrent
une apparente bonne volonté pour une évacuation d’orphelins, améliorant ainsi l’image du GIR
et des FAR (Dallaire, pp. 462-467). Huchon disait : « Si rien n’est fait pour retourner l’image du
pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus responsables des
massacres commis au Rwanda. »
L’émission de la RTLM du 18 mai annonce une aide de la France (J.-P. Chrétien, « Médias du
génocide », p. 317).
Le Président Théodore Sindikubwabo remercie le 22 mai François Mitterrand au nom du peuple
rwandais « pour le soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui avez assuré jusqu’à ce
jour. »
Le capitaine Barril obtient un contrat du gouvernement rwandais pour former des commandos à
des opérations en profondeur.
Table 16.1 – Preuves de l’authenticité du compte rendu des entretiens Rwabalinda-Huchon (9 - 13 mai
1994)
754
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
7 avril
Le gouvernement rwandais adresse au ministre de la Coopération,
Michel Roussin, une importante demande de munitions et de matériels (Audition de M. Roussin, MIP, Aud., Vol. 1, p. 106).
10 avril
Jean-Michel Marlaud rencontre Jérôme Bicamumpaka qui lui demande l’aide des forces françaises (Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 763]).
26 avril
Jérôme Bicamumpaka est reçu au ministère de la Coopération à
Paris.
27 avril
Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza sont reçus à
l’Élysée et à Matignon.
fin avril
Le colonel Kayumba séjourne 27 jours à Paris. Il rencontre le
général Huchon.
4 mai
Théodore Sindikubwabo téléphone à l’Élysée pour remercier Mitterrand de son aide et dénoncer le FPR qui ne cherche qu’à s’emparer du pouvoir par la force (Note Quesnot du 6/5/1994).
9-13 mai
Entretiens Huchon-Rwabalinda à Paris.
12-17 mai
Mission de Bernard Kouchner au Rwanda. Il rencontre le GIR le
15 à Gitarama (R. Dallaire p. 463 ; R. Girard, Figaro 17/5/1994).
22 mai
Théodore Sindikubwabo remercie François Mitterrand de son soutien « jusqu’à ce jour » et lui demande « un appui tant matériel
que diplomatique ».
15-17 juin
Mission de Bernard Kouchner, Jean-Louis Machuron et du directeur de la cellule d’urgence du Quai d’Orsay, M. Larôme à Kigali.
Kouchner demande à Dallaire de faire un appel en faveur d’une
intervention militaire française à Kigali.
2 juillet
Entretien de Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France au
Rwanda, avec Augustin Ngirabatware, ministre du Plan du GIR
(MIP, Annexes, p. 438).
9 juillet
Entretien de l’ambassadeur Yannick Gérard avec Stanislas Mbonampeka, Charles Nyandwi et M. Munyeshyaka (MIP, Rapport,
p. 322).
11 juillet
Jean Kambanda demande à Édouard Balladur d’étendre la ZHS
(MIP, Rapport, p. 323).
12 juillet
Demande analogue de Théodore Sindikubwabo à François Mitterrand (MIP, Rapport, p. 324).
Table 16.2 – Les contacts entre Paris et le Gouvernement intérimaire rwandais durant le génocide
755
16.8. LE MINISTÈRE DE LA COOPÉRATION, PIVOT DE LA STRATÉGIE INDIRECTE
16.8
Le ministère de la Coopération, pivot de la stratégie indirecte
Le lien entre le général Huchon et le général Quesnot, déjà souligné, 161 conduit à supposer que
l’organisateur des actions indirectes en faveur du GIR et des FAR, dont le général Quesnot entretient le
Président Mitterrand dans sa note du 6 mai, est le général Huchon. 162
Une preuve du rôle crucial joué par le ministère de la Coopération pendant le génocide est donnée
par François Mitterrand lui-même fin août à la conférence des ambassadeurs :
Mais la réaction de la France qu’on peut signifier par l’opération Turquoise a, je crois, rallié
aujourd’hui la plupart des pays du monde qui se sont rendus compte que notre langage était simple,
qu’il n’y avait pas de double langage, [...] mais que nous ne pouvions pas voir ce qui se déroulait au
Rwanda, qui nous était apporté par l’image dans tous les foyers européens et laisser faire.
C’est à ce moment là que, avec M. le Premier ministre spécialement, M. le ministre des Affaires
étrangères, M. le ministre de la Défense, M. le ministre de la Coopération, qui a eu un rôle
particulier et qui l’a joué dans cette affaire avec beaucoup de précision, nous avons
décidé cette opération Turquoise. 163
On ne voit pas quel rôle particulier a pu jouer le ministre de la Coopération, Michel Roussin, pendant
l’opération Turquoise. En revanche, ces éloges correspondent à la période avant Turquoise, celle de l’action
indirecte. 164 Cet hommage appuyé du président de la République suggère que cette action a été gérée par
le ministère de la Coopération en relation directe avec l’Élysée, le reste du gouvernement étant en quelque
sorte court-circuité. La Coopération dépendant du domaine réservé du président de la République, en
1994, période de cohabitation, il reçoit une grande partie de ses directives de l’Élysée.
Le ministère de la Coopération a une longue habitude de sous-traitance comme on le voit dans le cas
de la mise à disposition de l’équipage du Falcon employé par une société mystérieuse, la SATIF. Ancien
officier de gendarmerie et des services secrets, Michel Roussin se trouve à l’aise sur le dossier Rwanda où la
gendarmerie joue un grand rôle, puisque l’attaché militaire est toujours un gendarme. 165 Les coopérants
militaires au Rwanda (AMT) sont des militaires gérés par le ministère de la Coopération. C’est pourquoi
Michel Roussin préside avec François Léotard la cérémonie d’accueil des 6 victimes françaises le 15
avril au Bourget. Le ministre de la Coopération intervient de nombreuses fois publiquement pendant le
génocide. Le cabinet du ministre de la coopération, Michel Roussin, a confirmé aux journalistes du Monde
l’existence de « contacts » avec Paul Barril. 166 Il est clair que celui-ci agit pour le compte du ministère
de la Coopération. Barril confirme d’ailleurs ses contacts avec Michel Roussin dans son entretien avec
Raphaël Glucksmann :
En plus, le lendemain de l’attentat, la France, on a remballé, on s’est tiré. Moi, à l’époque, le
ministre de la Coopération, c’était Michel Roussin, je lui avais dit : il faut laisser la Légion, laissezmoi deux compagnies de Légion. La France, on serait restés, ils ne passaient pas. Ils ont profité d’une
débandade générale, on tue le chef, et tout le monde recule. C’est comme dans les films. 167
En dépit du décès de François de Grossouvre il a encore certainement des contacts à l’Élysée, probablement à travers le GSPR. La figure 16.1 page 757 est une esquisse de l’organigramme des actions
secrètes en faveur des Forces armées rwandaises durant le génocide.
Huchon a été l’adjoint de Quesnot à l’état-major particulier du président de la République d’avril 1991 à avril 1993.
Le 6 mai 1994, Quesnot écrit à Mitterrand : « A défaut d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître
politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient
rétablir un certain équilibre. » Voir section 20.5 page 835.
163 François Mitterrand, allocution à la conférence des ambassadeurs, 31 août 1994, Ministère des Affaires étrangères.
C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/Mitterrand31aout1994.pdf
164 Michel Roussin a un profil très particulier qui le prédisposait à ce genre de tâche dans une situation où foccartiens et
mitterrandiens ont coopéré. Né en 1939 au Maroc, il est officier de gendarmerie et, de 1977 à 1981, directeur de cabinet
d’Alexandre de Marenches, directeur du SDECE (maintenant DGSE), le service d’espionnage français, puis de 1984 à 1988,
chef de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris. Mis en examen dans plusieurs affaires de financement occulte du
RPR, il dut démissionner du ministère de la Coopération fin 1994. Il est devenu vice-président du groupe Bolloré pour
l’Afrique.
165 Charles Hernu avait décidé que quatre postes d’attaché militaire de Défense seraient confiés à des gendarmes.
166 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
167 Entretien de Raphaël Glucksmann avec Paul Barril, 2004. Rush du film « Tuez-les tous ». http://francegenocidetutsi.
org/EntretienBarrilGlucksman.pdf#page=5
161
162
756
16. LA FRANCE COLLABORE AVEC LE GIR
Figure 16.1 – Organigramme des acteurs de la stratégie indirecte de soutien aux FAR pendant le génocide
757
Chapitre 17
Refus de reconnaître le génocide des
Tutsi
« Pour M. Mitterrand, le génocide s’inscrit dans une logique de guerre. » 1
17.1
Dès le début, les massacres apparaissent comme un génocide
Deux médecins, Xavier Anglaret et Valériane Leroy, et une infirmière, Claire Gazille, travaillaient
à Kigali en avril 1994 dans le cadre d’une enquête épidémiologique sur la transmission mère-enfant du
virus VIH. Évacués le 11 avril, ils ont été stupéfaits à leur retour en France de constater que personne ne
réagissait devant ce qui était pour eux un génocide. Dans une lettre adressée « Aux responsables politiques
français » dont des extraits sont publiés par Libération le 14 juin 1994, ils témoignent des massacres à
caractère systématique qu’ils ont vu se perpétrer sous leurs yeux du 7 au 11 avril, jour de leur évacuation,
et interpellent les responsables français :
Pendant les cinq jours séparant la mort du Président Habyarimana et le départ des Français du
Rwanda, nos diplomates en poste à Kigali ont pourtant eu le temps de voir la même réalité que
nous. Dès les premières heures, nous avons assisté derrière nos fenêtres aux exécutions de civils par
des miliciens encouragés par les militaires. Nous les avons entendu échanger des consignes pour le
ratissage systématique des quartiers, maison par maison. Lorsque nous avons pu sortir, nous avons
vu les barrages tenus par des civils et par des militaires, et les tas de cadavres jalonnant les routes et
s’entassant à l’hôpital. Passée l’incrédulité des premiers moments, nous n’avons pu avoir aucun
doute sur le caractère organisé d’une extermination d’ampleur exceptionnelle et sur la
complicité de l’armée dans une tâche qui n’avait rien à voir avec des combats contre le
FPR. Tout ce qui a été dit depuis sur ce génocide dirigé contre la population tutsie et contre les
Hutus d’opposition était donc perceptible dès le début. En présence de tels faits que vous ne pouvez
ignorer, comment interpréter la pauvreté de vos explications ? Comment comprendre que vous gardez
le silence, quand on aurait pu attendre de vous la dénonciation rapide des responsables d’un des
plus grands crimes du siècle ? Pour tous les gens qui vivent douloureusement la tragédie du peuple
rwandais, un tel silence est assourdissant. 2
Jean-Marie Milleliri, médecin militaire, était à Kigali, détaché en coopération civile, affecté au Projet
d’appui à la santé publique. Habitant au « Village français » sur la colline de Kiyovu, il apprend le 6 la
nouvelle de l’attentat, et le 7, il est réveillé par le bruit des fusillades. 3 L’ambassade donne l’ordre de ne
1 Patrick Jarreau, “L’inauguration du Musée-mémorial d’Izieu par le président de la République”, Le Monde, 23 avril
1994, p. 14.
2 Courrier des lecteurs, Libération, 14 juin 1994, cité dans Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1143].
C’est nous qui mettons en gras. La lettre ouverte complète est lisible à l’adresse : http://francegenocidetutsi.org/
AnglaretGazilleLadnerLeroyLettreOuverte.pdf
3 Le bataillon FPR stationné au CND n’engagera le combat que le 7 à 16 h, donc les tirs entendus le matin proviennent
de l’armée rwandaise et des milices. Le Monde du 8 avril page 3 rapporte que des « affrontements à l’arme lourde ont éclaté,
759
17.1. DÈS LE DÉBUT, LES MASSACRES APPARAISSENT COMME UN GÉNOCIDE
pas sortir. Il est très étonné que pendant ce temps, l’électricité, l’eau, le téléphone ne soient pas coupés,
contrairement aux semaines précédentes :
Au matin du 7 avril, nous sommes réveillés vers les 5 heures 15 - 5 heures 30 par la reprise des
tirs d’armes automatiques [...]
Curieusement, nous avons de l’électricité alors que depuis près de quinze jours elle n’a été qu’intermittente. Le téléphone n’est pas coupé. [...] La télévision fonctionne et l’eau coule toujours de nos
robinets. 4
Le téléphone lui rapporte des nouvelles de massacres et d’affrontements entre la garde présidentielle
et des éléments des FAR :
Rapidement, nous apprenons que des massacres ont commencé. Comme ceux qui avaient ensanglanté le Burundi quelques mois plus tôt. Des militaires des Forces Armées Rwandaises (FAR) et de la
Garde Présidentielle, dont certains disent qu’ils s’affrontent, seraient en train de mener une recherche
active des opposants et des Tutsis pour les éliminer. Ils sont, semble-t-il, aidés dans leur tâche sordide
par des miliciens qu’ils arment, des « Interahamwe », jeunes adolescents souvent désœuvrés, élevés
dans la haine de l’ethnie minoritaire. 5
Toujours le 7 au matin, il aperçoit à la jumelle des cadavres tapisser une piste sur la colline de
Gikondo :
A l’extérieur du village [le Village français de Kigali], toujours les mêmes bruits de rafales et les
mêmes tirs parfois d’armes semblant plus lourdes. Je risque à travers les grilles du bas un regard aux
jumelles sur une colline voisine, celle de Gikondo. Au loin, face à notre colline de Kiyovu, face aux
maisons qui sont un refuge pour notre communauté, au loin serpente une piste qui monte au sommet
de la colline là-bas. D’ici, la piste semble goudronnée, fraîchement goudronnée...
Là où il n’y avait encore qu’une bande de terre marron, aujourd’hui « le bitume » est fait de
corps. Des corps laissés là à l’injure des éléments après avoir été frappés dans les chairs. Impuissance.
Sentiment révoltant qui oblige à des compromis avec sa conscience. Inaction. Aux jumelles, nous
observons des rassemblements qui se forment près d’une bâtisse blanche. Christian, un résident du
village me rejoint. Nous essayons de deviner, de comprendre comme des handicapés des sens, quels
drames nouveaux se jouent à quelques centaines de mètres de nous. Des hommes rassemblent d’autres
hommes. Difficile de distinguer si les uns sont armés et les autres pas. Difficile de savoir s’il s’agit
d’un groupement d’agneaux que l’on mène à l’abattoir, ou si les loups se sont regroupés pour fondre
sur quelque bergerie voisine. 6
Évacué à l’école française avec sa famille, il accompagne, le 10 avril, des militaires français des COS
pour exfiltrer des « ressortissants » isolés dans la ville. Il observe l’organisation du ramassage des cadavres :
La traversée des rues de la capitale rwandaise offre partout le même spectacle de désolation :
alignés selon une macabre organisation destinée à faciliter leur ramassage par les camions jaunes de
la voirie, des corps par dizaines jonchent les trottoirs. Les prisonniers rwandais de droit commun ont
été requis pour assurer ce travail. Leurs costumes carcéraux d’un rose bonbon dénotent [détonnent]
dans le paysage et l’ambiance générale. [...]
[lundi 11] Un Père avec qui j’ai partagé un repas chez des amis communs me dit que les services
d’urgence [du CHK] sont débordés, et qu’en ce lundi 11 avril plus de 1 000 cadavres ont été déposés
dans la cour près de la morgue. L’odeur qui se dégage près du bâtiment de médecine générale où je
me rends, est là pour attester de la véracité des faits. Devant cet afflux massif de corps, le préfet de
la ville 7 a lancé un appel radiodiffusé en kinyarwanda pour demander que les morts soient déposés
dans la rue dans le but d’un ramassage organisé. C’est la raison du ballet des camions jaunes aux
hommes en rose que nous apercevons à chacun de nos déplacements dans les rues. 8
Remarquons l’expression « macabre organisation » et le verbe « ont été requis ». Les services municipaux de nettoiement et l’administration pénitentiaire organisent le « ramassage ». Dans quel pays
jeudi dans la matinée ». Il s’agirait soit d’affrontements entre des éléments des FAR et la garde présidentielle, soit de tirs
de celle-ci sur le CND.
4 J.-M. Milleliri [147, pp. 20-21].
5 Ibidem, p. 22.
6 Ibidem, pp. 22-23.
7 Le préfet de la ville de Kigali est le colonel Tharcisse Renzaho, il a été condamné à perpétuité par le TPIR.
8 Ibidem, pp. 70, 80.
760
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
civilisé a-t-on vu des cadavres mis à la poubelle après un assassinat ? Comment, dans ce pays si chrétien, les prêtres et les évêques peuvent-ils laisser mettre à mort des baptisés, sans le recours des derniers
sacrements, et jeter aux ordures leurs corps, sans le rituel religieux requis par les canons de la sainte
Église ?
L’administration de la ville de Kigali, en particulier l’administration pénitentiaire, est indiscutablement impliquée dans les massacres puisqu’elle fait disparaître les cadavres sans autre formalité. Ainsi,
d’après le témoignage d’un militaire français, les autorités rwandaises ne font rien, le 11 avril, pour arrêter les massacres mais, en revanche, elles organisent la disparition des preuves de ce qui apparaît dès
ce jour-là comme une opération planifiée de massacres commanditée par elles-mêmes. Tout cela se fait
en présence de l’ambassadeur de France, par ailleurs si soucieux de maintenir la crédibilité de la France
vis-à-vis des Forces armées rwandaises, 9 et d’un contingent de militaires français qui ont ordre de ne pas
réagir.
Milleliri voit les milices tenir les barrières, mais il remarque qu’elles agissent de concert avec des
soldats rwandais :
Derrière le magasin Manumetal, nous trouvons notre jeune ressortissant accompagné de sa fiancée
africaine. Leurs traits tirés portent les stigmates des peurs qu’ils ont dû traverser dans un quartier
particulièrement mis en coupe réglée par les soldats rwandais et surtout les milices. Ces dernières
tiennent les barrages, mais elles nous laissent facilement les franchir, relevant avant notre arrivée les
troncs qui obstruent la chaussée. Des « Arma Faranga » 10 nous sont parfois lancés avec des cris qui
se voudraient de joie. Mais celle-ci, nous ne la partageons pas.
[lundi 11]
Nous repartons par le quartier de Bilyogo vers le Stade Régional sur l’avenue de Nyabarongo.
Nos véhicules qui filent écartent quelques Rwandais, qui ont tous un objet à la main. Devant nous
quelques barrages s’ouvrent sans problème. Sur le bord de la chaussée, toujours les mêmes alignements
de corps. Nous devons aller près de Sun-City Hôtel, où une famille a été signalée comme isolée. 11
Remarquons la pudeur dans la description « qui ont tous un objet à la main » et l’absence d’émotion
du narrateur devant « toujours les mêmes alignements de corps ». Mais les tueurs saluent les Français
par des cris de joie...
Jean Hélène, devant les cadavres de centaines de Tutsi réfugiés dans l’église catholique de Gikondo et
massacrés le 9, jour de la prestation de serment du nouveau gouvernement, rapporte que les militaires
rwandais participent aux massacres et décrit le génocide des Tutsi de Kigali sans toutefois le nommer :
M. Kambanda affirme contrôler l’armée, dont « quelques éléments indisciplinés seulement se sont
livrés aux pillages et aux massacres », et assure que, dès dimanche, des patrouilles militaires ont
commencé à restaurer l’ordre. Mais l’annonce de l’avancée du FPR rend les militaires nerveux. Samedi
soir, des soldats ont tué sept blessés dans l’enceinte de l’hôpital.
Dimanche, des militaires ont frappé des rescapés au centre de Médecins sans frontières, les menaçant de revenir pendant la nuit pour les achever. On craint ici que les derniers Tutsis de la
capitale soient massacrés avant que les troupes du FPR ne l’aient atteinte. 12
Il ressort de ces lignes, écrites le 11 avril par le correspondant du journal Le Monde, que le génocide
des Tutsi est en cours, que l’armée rwandaise y participe et qu’il a démarré avant que l’armée du FPR
soit arrivée à Kigali. Le nouveau Premier ministre, Jean Kambanda, est chargé de minimiser, à l’adresse
des journalistes étrangers, la participation des militaires rwandais aux massacres.
Jean-Philippe Ceppi fait un récit semblable du massacre à l’église de Gikondo avec plus de détails
poignants et conclut qu’à l’arrivée du FPR, s’il arrive, « le génocide des Tutsis de Kigali aura probablement
eu lieu » :
Les grilles de la paroisse de Gikondo sont encore entrouvertes et des taches de sang maculent le
gravier, devant le parvis de l’église catholique. Deux cadavres en barrent l’entrée. Le crâne béant, la
gorge ouverte d’un coup de machette, les yeux qui disent encore l’épouvante des derniers instants. Au
bas des escaliers, une lourde porte de métal, fermée à clé. Des faibles appels au secours. Derrière la
porte, un tas de cadavres gisant dans les détritus, les bris de verre, que les pillards ont laissés derrière
Voir section 14.8 page 641.
Amafaranga se traduit par argent et signifie littéralement franc et pas français qui se dit igifaransa en kinyarwanda.
11 Ibidem, pp. 71, 80. Le quartier de Bilyogo est entre la colline de Kiyovu et celle de Gikondo. Le stade régional se trouve
à Nyamirambo, quartier qui sera le dernier bastion tenu par les forces génocidaires jusqu’à leur fuite début juillet.
12 Jean Hélène, Le Rwanda à feu et à sang, Le Monde, 12 avril 1994, pp. 1, 6. C’est nous qui mettons en gras.
9
10
761
17.1. DÈS LE DÉBUT, LES MASSACRES APPARAISSENT COMME UN GÉNOCIDE
eux. De la masse des corps lacérés s’extirpe avec douleur une main qui se tend : Pierre, jeune Tutsi,
le visage criblé d’éclats. [...]
Samedi matin [9 avril], à l’heure de la messe, quatre militaires ont pénétré dans l’église et ont jeté
deux grenades. Puis les jeunes fanatiques extrémistes hutus du parti du Président, qu’on appelle les
Interahamwe, sont entrés, armés de machettes, de couteaux, de sagaies, de tournevis. « Nous avons
entendu des cris d’horreur, des rafales », raconte un coopérant français, dont la maison se trouve
à proximité. « C’était insoutenable. » Les corps des hommes qu’on évacue n’ont plus de pénis, les
femmes les seins coupés, les enfants égorgés. Pour échapper au massacre, quelques paroissiens ont
tenté de s’enfuir par une rue transversale, à la sortie de l’église. Ils ont été bloqués par d’autres
fanatiques, et leurs corps mutilés s’amoncellent sur la route. Au total 70 personnes ont péri, et seules
une douzaine respirent encore. [...]
L’armée rwandaise boucle les quartiers, assiste et participe aux meurtres et aux pillages. Le soir,
les cadavres qui jonchent les rues, jusque devant les portes de l’ambassade de France, sont laissés aux
chiens affamés. Les prisonniers ont été sortis des cellules pour ramasser les corps, les empiler dans les
camions à ordures du ministère des Transports et tenter de les enterrer quelque part. [...]
La chasse aux Tutsis et aux membres de l’opposition a commencé dès l’annonce de la mort de
l’ex-Président Juvénal Habyarimana, le 6 avril. Munis de listes, les hommes de la Garde Présidentielle
ont été les premiers à entamer la traque sanglante, rapidement rejoints par les Interahamwé. Maison
par maison. Les Tutsis, dénoncés par les voisins ou par la police, sont massacrés par familles entières.
En cas de doute, les assassins demandent la carte d’identité où est mentionnée l’origine. Parfois les
seuls signes extérieurs de richesse, un visage un peu fin et le nez moins épaté, caractéristiques des
Tutsis, suffisent à liquider les malheureux. Les meurtriers ne prennent pas la peine de donner des
explications. La mort du Président a déclenché la curée. [...]
Les petits groupes qui parviennent à se cacher attendent avec terreur leur tour, n’espérant plus
qu’une entrée dans la ville des rebelles du FPR, le Front patriotique rwandais, à majorité tutsi. [...]
L’ampleur du massacre est impossible à chiffrer. A l’hôpital central de Kigali, où pourrissent près
de 400 cadavres, il a fallu entasser les corps mutilés dans la cour. Dimanche matin, une mère nous
a désigné son fils, encore vivant, enseveli par erreur et dans la panique sous la pile des cadavres.
Difficile extraction pour réussir enfin à l’amener au bloc opératoire. Hier matin toujours, l’armée est
entrée dans l’hôpital et a sorti des blessés à coups de crosses. Sept d’entre eux ont été exécutés sur
le champ. Les médecins européens, exténués, tentent d’évacuer l’hôpital central et de le déplacer. Au
regard de ces exactions, la peur des Européens, qui ont pour la plupart été évacués hier, semble un
peu dérisoire. [...]
Le matin et l’après-midi, les Français ont été évacués par avion. Quelques minutes après, les
bombardements d’artillerie lourde et les rafales ont repris aux portes de la ville, sans qu’il soit possible
de savoir si les rebelles du FPR arrivent en force pour prendre la ville ou s’il ne s’agit que de combats
avec les forces rebelles ayant évacué la capitale. Les contacts radio avec l’extérieur donnent à penser
qu’ils sont à quinze kilomètres de la capitale. Mais avant qu’ils ne s’emparent de la ville, pour autant
qu’ils le puissent, le génocide des Tutsis de Kigali aura probablement eu lieu. [...] 13
Là encore, le rôle moteur de l’armée rwandaise dans les massacres, celui de la garde présidentielle en
particulier, est démontré. Le qualificatif de génocide utilisé par Jean-Philippe Ceppi, ce 10 avril, n’est
pas choisi au hasard, ce sont bien les Tutsi qui sont exterminés, femmes et enfants compris. Les tueurs
s’acharnent en particulier sur les organes sexuels. En plus de l’armée, des services d’État, prisonniers,
camions d’ordures, policiers et parti du président, sont mobilisés pour les tueries. Le journaliste ignore
qu’en beaucoup d’autres lieux du Rwanda, des massacres se déroulent comme à Kigali.
Le génocide est évident dès le 9 avril. Jean-Hervé Bradol de MSF constate le 14 avril que les tueurs
viennent massacrer les blessés tutsi à l’hôpital de Kigali :
Le vendredi 9 avril 1994, l’équipe MSF, présente à Kigali pour l’assistance aux réfugiés burundais,
se rend au centre Hospitalier de Kigali (CHK) pour apporter des soins aux très nombreux blessés. De
retour, le lendemain, ils constatent que les blessés soignés la veille ont été exécutés. [...] Le 13 avril
1994, nous arrivons à Kigali, avec une équipe chirurgicale de cinq personnes. [...] Le jeudi 14 avril
nous visitons le CHK [...] Les jours précédant notre arrivée, la morgue de l’hôpital comptait jusqu’à
mille morts. Lors de notre visite, quatre cents corps sont toujours dans la morgue. Ces constatations
et un rapide interrogatoire des rares blessés tutsis épargnés nous oblige à nous rendre à l’évidence :
l’hôpital sert d’abattoir. 14
13
gras.
14
Jean-Philippe Ceppi, Kigali livré à la fureur des tueurs hutus, Libération, 11 avril 1994. C’est nous qui mettons en
Jean-Hervé Bradol, Rwanda, avril-mai 1994, limites et ambiguïtés de l’action humanitaire [216, pp. 129-130].
762
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
Il le répète devant la Mission d’information parlementaire :
L’équipe de Médecins Sans Frontières sur place à cette époque était composée de 50 expatriés,
ce qui est un effectif assez important. Une partie de cette équipe s’est rendue le 9 avril au CHK
pour soigner les blessés. Quand elle est revenue le lendemain, elle a constaté qu’une partie des blessés
soignés la veille avait été massacrée. 15
17.2
Les responsables français savent dès le début que c’est un
génocide mais le nient
L’Élysée s’attend à des massacres dès la nouvelle de l’attentat du 6 avril. Le général Christian Quesnot
le reconnaît devant la Mission d’information parlementaire :
Il [le général Quesnot] a souligné que, du moins pour l’état-major particulier, la question rwandaise
n’était plus un sujet d’intérêt quotidien, à partir de décembre 1993, moment où Noroît avait été retiré,
mais qu’elle l’était redevenue lorsque le Président Habyarimana avait été assassiné, les politiques
comme les militaires ayant tout de suite compris qu’on allait vers des massacres sans commune
mesure avec ce qui s’était passé auparavant. 16
Le général Christian Quesnot savait donc qu’il y avait un risque de génocide dès le 6 avril au soir. Il
en a confirmation les 7 et 8 avril.
François Mitterrand dit à Hubert Védrine, le 6 avril, « cela va être terrible » :
M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du Président Habyarimana. Il a
souligné le contraste existant entre la réponse des différents responsables politiques déjà entendus, qui
ont indiqué qu’ils ne disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la Coopération,
M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui, que le FPR aidé par les Américains
était responsable de l’attentat. Il a souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert
Védrine sur ce dossier.
M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune information si ce n’est le souvenir, ce
jour là, du commentaire du Président François Mitterrand lui disant « cela va être terrible ». 17
Le 7 avril au matin, le général Huchon, très bien informé, prévoit 50 à 100 000 morts :
Le 7 avril, la première réunion de crise a lieu au Quai d’Orsay, dans la matinée. Le général Huchon,
patron de la coopération militaire au ministère de la Coopération, formule des prévisions pessimistes :
il parle de 50 000 à 100 000 morts. Les présents – Alain Juppé, Dominique de Villepin, Jean-Marc
Rochereau de la Sablière, Emié, 18 Bruno Delaye... – sont unanimes : la France ne doit pas se mettre
en première ligne. 19
Bruno Delaye précise que malgré l’ampleur prévisible des massacres, Matignon et le Quai d’Orsay
refusent d’intervenir :
Une réunion interministérielle s’est tenue ce matin au Quai d’Orsay. Les points suivants ont été
abordés :
Position française : Matignon et le Quai d’Orsay souhaitent, dans cette nouvelle crise rwandaise
qui risque d’être meurtrière, que la France ne soit pas en première ligne et limiter notre action à des
interventions à l’ONU pour que la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR) remplisse sa
mission de sécurité à Kigali (ce qu’elle n’a pas réellement fait jusqu’ici). 20
L’ordre d’opération Amaryllis, rédigé le 8 avril, reconnaît implicitement qu’un génocide est en cours :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 392].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 344].
17 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 204].
18 M. Bernard Emié est membre du cabinet d’Alain Juppé.
19 P. Péan [177, p. 289]. Alain Juppé n’a pu assister à cette réunion. Il est en voyage en Chine ! Cf. Paris “a pris des
dispositions” pour évacuer ses ressortissants du Rwanda, selon M. Juppé, AFP, Shanghai (Chine), 9 avril 1994.
20 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les présidents du
Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. Le commentaire entre parenthèses est de Bruno Delaye. http://francegenocidetutsi.
org/Delaye7avril1994.pdf
15
16
763
17.2. LES RESPONSABLES FRANÇAIS SAVENT QUE C’EST UN GÉNOCIDE
OBJ/OPÉRATION AMARYLLIS
TXT
PRIMO : SITUATION :
POUR VENGER LA MORT DU PRÉSIDENT HABYARIMANA, DU CHEF ET DE L’ADJOINT DE LA SÉCURITÉ PRÉSIDENTIELLE TUÉS DANS L’ÉCRASEMENT DE L’APPAREIL
SURVENU LE 06 AVRIL AU SOIR, LES MEMBRES DE LA GARDE PRÉSIDENTIELLE ONT
MENÉ DÈS LE 07 MATIN DES ACTIONS DE REPRÉSAILLES DANS LA VILLE DE KIGALI :
- ATTAQUE DU BATAILLON FPR,
- ARRESTATION ET ÉLIMINATION DES OPPOSANTS ET DES TUTSI,
- ENCERCLEMENT DES EMPRISES DE LA MINUAR ET LIMITATION DE SES DÉPLACEMENTS. 21
Que signifie la phrase « Arrestation et élimination des opposants et des Tutsi » ? Le terme « élimination » est clair ; en plus, il est tout à fait approprié à la situation. Associé à « opposants », nous sommes
dans l’ordre du crime et du coup d’État. Mais associé à « Tutsi », nous sommes là dans la définition d’un
génocide des Tutsi.
Autre détail à relever, les auteurs de ce génocide ne sont pas des membres mais « les membres de la
garde présidentielle ». Il ne s’agit donc pas de quelques éléments indisciplinés de la garde présidentielle
mais de toute l’unité dans son ensemble.
L’état-major de l’armée française, qui est l’auteur de cet ordre d’opération, reconnaît également que
la garde présidentielle a attaqué le bataillon FPR stationné au CND, dès le matin du 7 avril. Cet aveu
est important car les politiciens français prétendront ultérieurement que c’est l’attaque du FPR qui a
provoqué les massacres, inversant ainsi l’ordre des événements, donc l’ordre des causalités.
Pour le reste du texte, nous constatons que l’état-major français adopte la phraséologie des auteurs
du génocide. Les massacres sont exécutés pour « venger la mort du Président » ou comme une « action
de représailles ».
L’ordre d’opération Amaryllis reconnaît de fait qu’un génocide est en cours. Il n’ordonne aucune
mesure pour y mettre un terme. Les auteurs de ce texte et ceux qui en ont pris connaissance sont vraisemblablement, le général Germanos, l’amiral Lanxade, le général Quesnot, Edouard Balladur, François
Léotard, François Mitterrand et Bruno Delaye.
Dans leur compte rendu, l’attaché militaire Bernard Cussac et son adjoint Jean-Jacques Maurin
signalent à la date du 8 avril « Nuit très agitée, ponctuée de nombreux tirs au niveau du CND mais aussi
dans toute la ville (exécution des tutsi et des personnalités de l’opposition ». 22 Le même constat que pour
l’ordre d’opération Amaryllis peut être fait avec ce document. Exécution des Tutsi signifie que le génocide
des Tutsi est constaté dans la nuit du 7 au 8 avril par le responsable militaire français en poste à Kigali
qui est Jean-Jacques Maurin, puisque Bernard Cussac ne revient que le 9 avril.
L’amiral Lanxade prétend qu’au moment de cette opération, la France n’était pas informée des massacres :
Plus tard, on reprochera à notre pays de ne pas avoir mis à profit l’opération Amaryllis pour
s’interposer dans le génocide rwandais. Trois éléments permettent de répondre à cette critique. Le
tout premier est que nous n’avions pas, alors, d’information sur un début des massacres. Au
moment où nos troupes intervenaient, les combats entre les deux factions étaient violents et avaient,
certes, des conséquences sur les populations civiles mais la perception d’un génocide ne s’est faite que
quelques jours plus tard. 23
Cette affirmation est totalement fausse. Les responsables français savaient dès le 8 que le génocide
des Tutsi était enclenché, en particulier par la garde présidentielle. Mais ils ne veulent voir à l’origine
que la reprise des combats par le FPR. Selon Lanxade, les massacres auraient commencé après. L’ordre
d’opération Amaryllis aurait-il été écrit à son insu ?
Les récits des témoins sont unanimes pour dire que vers le 10, au plus tard le 12 avril, le génocide
est évident, tant par le fait que les massacres visent un groupe « ethnique », que par l’organisation et
Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
22 Compte rendu du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
23 J. Lanxade [126, p. 174]. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/LanxadeQuandLeMonde174.
pdf
21
764
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
la planification de ces massacres par des organismes d’État. Cependant, les responsables français vont
feindre de l’ignorer. Ainsi le Président de la République, François Mitterrand, discutant avec Bernard
Debré, futur ministre de la Coopération, à l’hôpital Cochin, en juillet 1994, joue à celui qui ne savait pas :
Voulant savoir si la France avait continué à livrer des armes aux FAR après l’attentat contre
l’avion présidentiel du 6 avril 1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M.
François Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : « Vous croyez », a-t-il dit, « que le monde
s’est réveillé le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui, le génocide commence ? Cette notion
de génocide ne s’est imposée que plusieurs semaines après le 6 avril 1994. » M. Bernard Debré a
déclaré avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible affirmation que des aides
en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril 1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le
croire, qu’à l’époque, la communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des
armes aux FAR. 24
Pourtant, le même Mitterrand déclare en Conseil restreint le 22 juin :
Il ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par les Hutus. La folie s’est emparée
d’eux après l’assassinat du Président Habyarimana. 25
Gérard Prunier déclare que le 10 ou le 11 avril 1994, il avait compris que c’était le génocide des Tutsi
qui était en route :
Sur ce point, il s’est déclaré effaré par le témoignage de M. Juppé devant la mission. Rappelant
que celui-ci avait repoussé l’accusation selon laquelle le gouvernement français avait hésité devant la
qualification de génocide en soulignant qu’il avait employé le terme dès le 15 mai, il a affirmé qu’en
tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu environ trois jours pour comprendre
ce qui était en train de se dérouler et que le 10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles
venaient de sauter et que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il n’avait ni
disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des ambassadeurs. 26
17.3
Des massacres « interethniques »
Les massacres planifiés d’individus sans défense vont être camouflés. Le 12 avril au journal de 13 h sur
France 2, le présentateur déclare : « Après le départ des expatriés, à Kigali, les combattants sont désormais
face à face, livrés à eux-mêmes et à leur folie sanguinaire. » L’envoyé spécial sera plus précis en nommant
les protagonistes : « Une armée rwandaise tentée de se mettre sous la protection des forces françaises
[...] face au FPR, des soldats très déterminés et prêts à faire payer au prix du sang les massacres de ces
derniers jours. » Mais la conclusion ira dans le même sens : « Après le départ des étrangers, le Rwanda
semble plus que jamais promis au chaos. » 27
Cette description ne sort pas du schéma des luttes interethniques. L’affirmation qu’il y a eu des
massacres perpétrés du côté de l’armée rwandaise est modulée par le fait que le FPR va les faire payer
dans le sang. Elle est totalement inexacte car, partout au Rwanda, sauf dans le Nord-Est et à Kigali, les
massacres se déroulent “tranquillement”, hors de tout combat avec le FPR.
Les dirigeants français assimilent les Tutsi au FPR. Alors que la reprise des massacres de Tutsi
depuis le 7 avril est connue, ils affirment que maintenant, ce sont les Tutsi qui vont massacrer les Hutu.
C’est l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, qui utilise en Conseil restreint, le 13 avril, ce type
d’accusation en miroir auquel les organisateurs du génocide des Tutsi ont constamment recours :
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
On voit bien de quelle manière cet attentat meurtrier contre le président Habyarimana a donné
le signal du déclenchement du massacre collectif.
Amiral, pouvez-vous nous faire le point de la situation sur le terrain ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Le FPR va contrôler très vite la plus grande partie de Kigali mais il est difficile de prévoir ce qu’il
va faire maintenant. Le gouvernement intérimaire a quitté la ville. Nos ressortissants sont évacués.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 414].
Conseil restreint du 22 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint22juin1994.pdf
26 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 191]. C’est nous qui mettons en gras.
27 Danielle Birck, La télévision et le Rwanda, Les Temps modernes, juillet 1995, p. 187.
24
25
765
17.3. DES MASSACRES « INTERETHNIQUES »
C’est maintenant la phase de retrait de nos troupes. La dernière compagnie partira ce soir. Un élément
des forces spéciales restera jusqu’à demain avec les Belges.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Les massacres vont s’étendre ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Ils sont déjà considérables. Mais maintenant ce sont les Tutsis qui massacreront les Hutus
dans Kigali. 28
Fin avril, l’ambassadeur Marlaud reconnaît que les massacres ont précédé l’intervention du FPR du
7 avril, contrairement à des affirmations ultérieures, mais selon lui les « massacres ethniques » ont pour
cause la volonté du FPR de prendre le pouvoir :
S’il est exact qu’à l’annonce de la mort du Président les exactions ont tout de suite commencé
et donné un fondement à l’intervention armée du FPR, aujourd’hui la situation est plutôt inverse :
les Hutu, tant qu’ils auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des
massacres ethniques. 29
Notons que les massacres de personnes innocentes sont qualifiés par l’ambassadeur de France d’« exactions », terme qui, en France, est utilisé pour des bris de vitrines, des voitures brûlées ou des heurts avec
la police.
René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, met en
garde contre « l’erreur de dire que le génocide a été commis par des Hutus. Il ne s’agit pas d’un conflit
entre Hutus et Tutsis. Ce génocide a été commis par des gens qui l’ont conçu et qui l’ont fait, mais pas
par un groupe ethnique. » 30
A contrario, les dirigeants français présentent les événements comme une guerre tribale dans laquelle
des massacres sont commis également par les deux camps. Alain Juppé déclare le 28 avril :
Des combats et des massacres d’une très rare violence se poursuivent dans ce malheureux pays
déchiré par une guerre tribale. Le Front patriotique rwandais contrôle le nord et le nord-est du pays ;
les forces gouvernementales tiennent le sud et le nord-ouest. A Kigali, le FPR détient des positions
stratégiques, sans pour autant avoir réalisé une percée décisive. 31
Michel Roussin écrit le 22 avril que l’attentat du 6 a ressuscité les vieux démons rwandais :
Un déchaînement de violence frappe le Rwanda depuis la disparition brutale du président Habyarimana. [...]
La France n’a cessé d’œuvrer sur le plan diplomatique pour une solution de paix. C’est ainsi
qu’ont pu être signés avec le soutien des Nations unies, de l’OUA et celui des pays africains de la
région (Tanzanie, Ouganda, Burundi, Zaïre...) les accords qui prévoyaient un retour progressif des
éléments du FPR dans la vie politique. Ce retour devait s’effectuer sous le contrôle d’une force des
Nations unies. Nous avons aussitôt réduit notre présence militaire, revenue en 1994 à une vingtaine de
coopérants. La paix signée et le FPR réintégré dans le jeu politique, c’était désormais aux Rwandais
de gérer leurs problèmes intérieurs. Si notre devoir était de faciliter le dialogue, nous n’avions pas à
nous immiscer dans la gestion intérieure du pays.
Les événements du 6 avril ont hélas ressuscité les vieux démons rwandais. 32
Certains responsables français, et en premier lieu François Mitterrand, s’autorisent à ne pas condamner
les massacres commis par le Gouvernement intérimaire rwandais et ses partisans en affirmant qu’il y a
autant de massacres du côté du FPR sans apporter d’autre preuve que l’animosité qu’ils nourrissent à
son égard. François Mitterrand (FM) déclare à Helmut Kohl (HK) le 31 mai qu’au Rwanda « tout le
monde tue tout le monde » :
28 Conseil restreint du 13 avril. Secrétariat : Colonel Bentégeat. C’est nous qui mettons en gras. http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint13avril1994.pdf
29 Ministère des Affaires étrangères, l’ambassadeur de France au Rwanda, 25 avril 1994, A/S : Rwanda
RW/DIVERS/940422A. Cf. Mission d’information parlementaire [180, Tome II, Annexes, p. 276]. http://
francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
30 TPIR, Procès Kayishema/Ruzindana, Ubutabera, 16 mars 1998, No 32.
31 Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question d’un député breton à l’Assemblée nationale,
28 avril 1994 ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 766].
32 Déclaration de Michel Roussin, ministre de la Coopération au Nouvel Economiste, 22 avril 1994.
766
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
H.K. : Et en Rwanda ?
F.M. : Comment faire ? Les Nations Unies peuvent commencer à rentrer. Comment faire la différence entre Hutus et Tutsis sans lunettes spéciales ? On nous a accusé [sic] d’avoir soutenu le régime
précédent. On a un récit unilatéral du massacre. La réalité est que “tout le monde tue tout le monde”.
Où envoyer du monde ? C’est un petit pays. Mais c’est à l’ONU de faire quelque chose. 33
Le 3 juin, devant le Dr Granjon, président de Médecins du Monde, François Mitterrand néglige les
massacres commis dans la zone gouvernementale en raison des « exactions » que le FPR commettra quand
il arrivera au pouvoir :
Nous avons soutenu le gouvernement légitime contre une agression venue de l’extérieur. Nous
avons obtenu les accords d’Arusha, organisant un partage du pouvoir. Après l’assassinat du Président
Habyarimana, le FPR va arriver au pouvoir : pour les exactions, on va bien voir ce qui va se passer
alors ! 34
Le 15 juin, Michel Roussin déclare que les Tutsi tuent comme les Hutu :
La situation ne s’améliore pas. Les massacres se poursuivent côté Hutu et côté Tutsi. 35
Au Conseil restreint du 29 juin, on assiste à ce dialogue hallucinant entre François Mitterrand et
l’amiral Lanxade :
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Que se passe-t-il en zone tutsie ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Ils ont fait le vide. Les Hutus ont fui vers la Tanzanie et l’Ouganda. La zone tutsie devient un
Tutsiland.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Il n’y a pas de journalistes en zone FPR. Sait-on s’il y a des massacres ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Oui, sans doute, et d’une certaine ampleur si on en juge par les cadavres du Lac Victoria. 36
À cette date, de nombreux journalistes, 37 qui ont parcouru l’Est du Rwanda, ont rapporté que tous les
cadavres découverts par les troupes du FPR sont le résultat des massacres opérés par l’armée, la gendarmerie et les milices du Gouvernement intérimaire rwandais. Ceux qui sont jetés à la rivière Nyabarongo,
qui devient après l’Akagera, arrivent au lac Victoria. Comme l’a dit publiquement Léon Mugesera, les
concepteurs du génocide voulaient renvoyer les Tutsi là d’où ils viennent, en Éthiopie, par « un raccourci »
la rivière Nyabarongo, qui est la source du Nil. 38
17.4
Des milices « incontrôlables »
Bernard Kouchner est allé au Rwanda du 12 au 18 mai pour tenter d’organiser l’évacuation d’orphelins
vers la France, en particulier ceux de Marc Vaiter que l’armée française refusa d’évacuer le 11 avril. 39
Après avoir négocié avec toutes les parties, l’accord paraissait être conclu le 16 mai, mais en dernier lieu
les miliciens s’y sont opposés. Il fait le récit de sa mission dans une interview publiée par Le Monde le 20
mai :
– Combien y a-t-il de miliciens ?
– Il y a des milliers de miliciens, difficiles à dénombrer. Ils tiennent vingt-deux barrages rien
qu’entre l’orphelinat au sud de Kigali, dont nous devions évacuer les enfants, et l’aéroport où devait
33 Petit-déjeuner entre H. Kohl - F. Mitterrand. Sommet franco-allemand à Mulhouse, mardi 31 mai 1994. http://
francegenocidetutsi.org/KohlMitterrand31mai1994.pdf
34 Bruno Delaye, Christian Quesnot, Situation au Rwanda, 8 juin 1994. Récit noté par Françoise Carle. http:
//francegenocidetutsi.org/DelayeQuesnot8juin1994.pdf
35 Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint15juin1994.pdf#page=2
36 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf#page=2
37 Nous pensons aux reportages en zone FPR de Jean Chatain pour l’Humanité, de Patrick de Saint-Exupéry dans Le
Figaro du 24 mai, de Jean Hélène dans Le Monde du 2 juin, de Michel Peyrard dans Paris-Match du 2 juin, etc.
38 Voir section 15.2.2 page 658.
39 Voir section 11.4.2 page 591.
767
17.4. DES MILICES « INCONTRÔLABLES »
avoir lieu l’évacuation. Vingt-deux barrages tenus par des civils armés de machettes et de grenades,
qui fouillent les véhicules de l’ONU. [...] Ces milices, issues des partis politiques et des organisations
de jeunesse, en particulier les plus extrémistes, sont devenus incontrôlables. La radio les excite, en
particulier la station Radio Mille Collines qui a appelé plusieurs fois au meurtre.
Le lundi 16 mai, nous avions réussi notre négociation sur l’évacuation des orphelins et l’ouverture
d’un corridor humanitaire. Nous avions reçu le feu vert de toutes les autorités, du Front patriotique
rwandais au président du gouvernement provisoire [Théodore Sindikubwabo], en passant par le chef
d’état-major [Augustin Bizimungu] et tous les ministres, et jusqu’au chef des milices [Robert Kajuga]
– tout avait été méticuleusement programmé avec le général Dallaire. On n’aurait pas touché à un
cheveu des enfants. Eh bien, ce jour-là, après trois heures de réunion, les officiers de l’ONU se sont
levés en demandant : « Plus de questions ? ». Alors des miliciens, en tee-shirt et en jeans, devant
les chefs militaires, ont levé la main et posé trente-cinq conditions, toutes inacceptables. Et pas un
militaire n’a parlé.
C’est la rue qui commande, ce sont les miliciens qui commandent, voilà la réalité. Pendant que
nous négociions – on l’a découvert après – la Radio Mille Collines appelait à ne laisser passer personne.
Dans ces conditions, avec seulement 400 hommes, on ne pouvait pas évacuer les enfants. Il faut donc
absolument qu’arrive très vite le supplément d’hommes avec lesquels le général Dallaire pourra faire
baisser la tension. 40
Kouchner conclut que les miliciens sont « devenus incontrôlables ». Étaient-ils contrôlables avant ? En
réalité, ces milices obéissent aux ordres du gouvernement intérimaire et de l’état-major des FAR.
Bernard Kouchner n’est pas le seul à croire ou feindre de croire à l’impuissance du GIR et des FAR.
Relatant cet échec, Renaud Girard, qui l’accompagnait, écrit : « Le gouvernement et l’état-major ruandais
semblent avoir perdu le contrôle des milices qu’ils ont armées. » Mais Girard perçoit plus loin, dans les
exigences inacceptables des miliciens, une manœuvre pour « se servir du rempart des enfants et des
Casques bleus pour sortir de la capitale et apporter un renfort à la base des paras-commando ruandais de
Kanombé ». 41 En effet, l’armée gouvernementale rwandaise est en train d’abandonner le camp militaire
de Kanombe encerclé par l’armée du FPR.
Un article du 29 avril de Jean Hélène, dans Le Monde, montrait bien ce lien entre l’armée gouvernementale et les milices :
Aux barrages, les miliciens disent traquer les rebelles. Ils se livrent à toutes les atrocités sur la
population civile. Des bourgmestres ont été tués parce qu’ils tentaient de s’opposer aux massacres.
Le chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin Bizimungu, admet en
privé qu’il ne contrôle pas toutes ses troupes et encore moins les miliciens. Mais il reconnaît aussi
qu’il a besoin de ces derniers pour contrôler les infiltrations du FPR. 42
Et trois jours avant, l’interview du chef des Interahamwe, Robert Kajuga, par le même Jean Hélène,
le démontrait de manière éclatante. 43
Bernard Kouchner affirme que les miliciens sont incontrôlables, pourtant il a eu l’occasion de vérifier
lui-même qu’ils obtempéraient aux injonctions de l’armée. Au retour de sa rencontre avec le gouvernement
intérimaire à Gitarama, le 15 avril, son convoi de la MINUAR a été pris sous le feu du FPR aux abords
de Kigali. Le journaliste Mark Huband, se demandant pourquoi le FPR a pris pour cible le convoi des
Casques-bleus, écrit :
As the returning convoy approached the outskirts of the capital, several government army cars
pushed their way in, just before a steep pass.
On that occasion a government army pickup with a mounted gun and five soldiers, which was
to escort the convoy through roadblocks manned by the youth militias responsible for much of the
violence, had returned fire. 44
Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7.
Renaud Girard, Rwanda : la loi du sang, Le Figaro, 17 mai 1994, p. 4.
42 Jean Hélène, Des affrontements à l’arme lourde continuent d’opposer Hutus et Tutsis, Le Monde, 29 avril 1994, p. 5.
43 Jean Hélène, En dépit de nombreux témoignages, le chef des milices rwandaises réfute les accusations de génocide, Le
Monde, 17 mai 1994. Voir des extraits section 15.5.3 page 677.
44 Mark Huband, Convoy peppered by bullets as Rwanda rebels fire on UN, The Guardian, 16 mai 1994. Traduction de
l’auteur : Les rebelles rwandais tirent sur l’ONU, le convoi est criblé de balles. Alors que le convoi au retour approchait
la périphérie de la capitale, plusieurs véhicules de l’armée rwandaise se sont intercalés juste avant une pente raide. À cette
occasion un pickup de l’armée gouvernementale muni d’un canon avec 5 soldats a répliqué en ouvrant le feu. Il escortait le
convoi pour faire ouvrir les barrières gardées par les milices des mouvements de jeunesse.
40
41
768
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
Donc le convoi de Kouchner était accompagné par des véhicules des FAR, que le responsable du convoi,
le colonel Tikoca, n’avait pas empêchés de les suivre. 45 Un des véhicules avait pour rôle de faire ouvrir
les barrières gardées par les miliciens. Ceux-ci obéissaient donc aux ordres des militaires. Les chefs des
FAR pouvaient enjoindre aux miliciens d’établir des barrières ou les leur faire démonter. Ça, Kouchner
l’a vu.
De même, Bernard Kouchner laisse entendre que la radio RTLM est hors contrôle et que c’est elle qui
a autorité sur les milices. Pourtant il reconnaît en 2004 avoir pu intervenir sur les ondes de cette radio :
« Je me suis même adressé aux Hutus assassins par le canal du média de la haine par excellence, la radio
“Mille collines”. Nous étions entourés par les génocideurs et nous les insultions. Ce fameux journaliste
belge 46 inculpé de génocide était là. Nous l’avions échappé belle ce jour-là. » 47
Par ailleurs, le 14 mai, Bernard Kouchner a pu faire un appel sur les ondes de la radio rwandaise.
Est-ce Radio Rwanda ou la RTLM ?
L’ancien ministre a été longuement interviewé hier au siège de la radio rwandaise. Il n’a pas mâché
ses mots : « C’est un génocide qui restera gravé dans l’histoire... La communauté internationale et
la France vous regardent... Que les assassins des rues rentrent chez eux... Rangez vos machettes !
Ne vous occupez pas de la guerre des militaires ! Comme à Nuremberg, il y aura des enquêtes et les
criminels de guerre seront punis. » Signe encourageant : la déclaration du docteur Kouchner a été
diffusée intégralement. 48
Il est certain que Bernard Kouchner est intervenu sur la radio RTLM. Elle n’est donc pas incontrôlable
comme il le dit. Or c’est elle qui contribue à faire échouer son projet de transfert d’orphelins. Il n’a pas
dit ce qui s’est passé réellement.
Derrière de bonnes intentions humanitaires, Bernard Kouchner manœuvre pour exonérer les autorités
rwandaises, gouvernement et chefs militaires, de la responsabilité des massacres. À aucun moment dans
son interview dans le Monde du 20 mai, il n’emploie le mot « génocide ». Il parle de « catastrophe
humanitaire » :
– Vous rentrez du Rwanda. Quel est l’état des lieux ?
– Indescriptible et tragique. Entre deux cent mille et cinq cent mille morts. Des chiffres hallucinants, des tombereaux de cadavres : 60 000 morts ramassés dans les rues de Kigali, la capitale et je
ne parle pas des autres villes ; 25 467 corps arrivés dans le lac Victoria après avoir été charriés par
la rivière Akagera. Et puis il y a les fosses communes connues ou inconnues. Un exemple : au village
de Kipaga-paga [Kibagabaga], nous marchions sur les cadavres d’enfants décapités. Il y en avait sans
doute 2 000.
Un à deux millions de réfugiés et de personnes déplacées dans toutes les zones ; des camps très
difficiles comme Kapgai [Kabgayi], 49 où il y a 25 000 personnes, dont la moitié de Tutsis, et où l’on
nous a fait le récit des assassinats nocturnes. Des yeux tellement apeurés et des détresses si grandes,
j’en ai rarement vus. C’est une vraie catastrophe humanitaire. Les réfugiés qui s’installent dans la
région de Gitarama ont été déplacés quatre fois depuis le Nord. Ils n’ont rien, rien à manger.
La Croix-Rouge internationale, dont il faut saluer le courage, a été la seule à rester. Ils tiennent
leur hôpital, ont préservé leur neutralité. [...] Voilà la situation, elle est horrible, mais le plus horrible
reste à venir. 50
La sollicitude de Bernard Kouchner va ici à toutes les victimes, Hutu déplacés ou Tutsi massacrés. Il
est difficile de distinguer dans ses propos quels sont les tueurs et quelles sont les victimes. 51 Nous sommes
45 Un témoin du TPIR confirme que le colonel Bagosora et des responsables de la Banque commerciale du Rwanda (BCR),
dont Ephrem Nkezabera, s’étaient joints au convoi de l’ONU. Cf. TPIR, Déclaration de témoin d’Ezakar Bigilinka, chef du
département étranger à la BCR, 17/04/2003, 25/04/2003, Hôtel Holiday Inn, Lusaka, Zambie.
46 Il s’agit de Georges Ruggiu.
47 Bernard Kouchner : « Un échec terrible des humanitaires », Humanitaire no 10, Printemps/été 2004, p. 45.
48 Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 1994, p. 4.
49 Mgr Perraudin siégeait à Kabgayi qui est le haut lieu de l’Église catholique au Rwanda. Il s’y trouve des couvents,
des séminaires et des écoles. Pendant le génocide, trois évêques s’y trouvent. De plus, ils y logent le président intérimaire
Théodore Sindikubwabo. Dans de véritables camps de concentration que Kouchner a visités se trouvent plus de 20 000
Tutsi. Chaque nuit des Interahamwe ou des militaires viennent en chercher et les exécutent sans que les évêques protestent.
Cf. Hildebrand Karangwa Le génocide au centre du Rwanda. Quelques témoignages des rescapés de Kabgayi.
50 Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, p. 7.
51 Reconnaissons qu’à son retour du Rwanda, le 18 avril, Bernard Kouchner déclare au journal de 20 h de TF 1 « c’est
un génocide ». Mais il n’utilise plus ce terme par la suite et en particulier dans cette interview au Monde. Lui aurait-on fait
des remontrances en haut lieu ?
769
17.5. PAS DE MISE EN DEMEURE DU GIR
à cent lieues de la « politique délibérée, systématique, planifiée d’extermination » que dénonçait un autre
french doctor, certes moins médiatique, Jean-Hervé Bradol, quatre jours plus tôt, le 16 mai sur TF 1. 52
17.5
La France ne met pas le GIR en demeure de faire cesser
les massacres
Pour faire cesser les massacres, le gouvernement des États-Unis, en la personne de Prudence Bushnell,
sous-secrétaire d’État délégué pour l’Afrique, téléphone au colonel Bagosora, directeur de cabinet au
ministère de la Défense, le 28 avril. 53 Nous n’avons aucun indice qu’une telle démarche ait été faite par
les autorités françaises. Dans tous les documents officiels disponibles, nous n’avons trouvé que deux appels
à mettre un terme aux massacres, ce qui ne nous dit pas si une démarche plus directe a été faite. Un
communiqué du ministère des Affaires étrangères du 17 mai constate :
Le Rwanda continue de connaître une véritable tragédie. Le nombre de victimes se compte par
centaines de milliers. Face à ce drame, la France renouvelle son appel à une cessation des hostilités et
enjoint les parties rwandaises, en particulier le gouvernement intérimaire, à condamner fermement les
massacres et à s’engager à y mettre un terme. Il est nécessaire et urgent qu’une enquête soit menée,
que les coupables soient désignés et punis et que la communauté internationale tire les conséquences
de ces violations des droits de l’homme d’une exceptionnelle gravité. 54
Le même jour 17 mai, Jean-Bernard Mérimée, représentant de la France au Conseil de sécurité,
déclare : « La France demande instamment la cessation des massacres. » 55 Puis il appelle les parties à
conclure un cessez-le-feu, ce qui laisse entendre que les massacres sont liés aux combats et qu’ils sont
commis autant d’un côté que de l’autre.
Le 16 mai 1994, Jean-Hervé Bradol, membre de MSF, interviewé à son retour du Rwanda par Patrick
Poivre d’Arvor (PPDA) en ouverture du journal de TF 1, constate que la France n’a jusqu’ici pas demandé
aux « bourreaux de Kigali à se modérer » :
PPDA : Avec nous un médecin qui a ouvert l’antenne chirurgicale de MSF donc de Médecins sans
frontières à Kigali le 13 avril. Vous pouvez témoigner de ce que vous avez vécu. Pour vous c’est une
guerre d’une sauvagerie atroce.
Bradol : Oui. La plupart des victimes que nous traitons, d’ailleurs ne sont pas des victimes de
guerre ce sont des gens qui sont victimes de massacres. La plupart des blessures sont dues à des coups
de machettes. ils sont achevés sauvagement après au fusil automatique. Mais on ne peut même pas
parler de victimes de guerre. Ce sont uniquement des victimes de massacres.
PPDA : Des massacres parfois même sous vos yeux alors que vous les transportez dans les ambulances...
Bradol : Tout à fait. C’est extrêmement dur de prendre en charge les blessés, de les ramener à
l’hôpital pour pouvoir les traiter puisque les miliciens les extraient, les arrachent des ambulances pour
les achever dans la rue. Ça c’est vraiment la...
PPDA : Et ça se passe de manière systématique à Kigali, puisque ça..., ça vous l’avez vu ?
Bradol : Mais vraiment depuis un mois, la ville de Kigali a été complètement quadrillée. Les
maisons sont fouillées une par une pour en extraire toute la partie de la population suspectée d’être
hostile au courant le plus extrêmiste de l’armée. Et là, les gens qui sont suspects de cette hostilité
sont exécutés avec toute leur famille. C’est-à-dire que l’exécution, ça veut dire les bébés, les femmes,
les vieillards, absolument tout le monde. Il n’y a pas un survivant. Et quand on retournait dans les
quartiers pour essayer de ramasser les blessés, les miliciens se vantaient en disant : « Il n’y a plus
personne à ramasser, on a tué tout le monde ». Et c’est effectivement ce qu’ils font. Cette politique,
on peut parler d’une politique, c’est une politique délibérée, systématique, planifiée d’extermination
et...
PPDA : C’est le génocide absolu ?
Bradol : C’est vraiment, c’est vraiment un massacre planifié de très très grande ampleur.
Voir plus loin, section 17.5 page 770.
US Department of State, cable number 113672, date 29 April 94 [83, Document 7]. Voir section 15.4.2 666.
54 Communiqué du ministère des Affaires étrangères, Situation au Rwanda - aide humanitaire, 17 mai 1994. On devrait
dire enjoint aux parties rwandaises. http://francegenocidetutsi.org/MinAfEt17mai1994.pdf
55 Conseil de sécurité, 3377e séance, 16 mai 1994, p. 12. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=12
52
53
770
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
PPDA : On a tendance ou on a eu un petit peu tendance au début à essayer dire « ce sont les
Hutus contre les Tutsis, donc de dire que ce n’était finalement que des guerres ethniques ». Or en fait
c’est beaucoup plus compliqué que ça.
Bradol : C’est ce qu’on essaye de nous faire croire pour peut-être justifier la passivité des uns et
des autres. On essaye de nous décrire les Rwandais comme des tribus en train de se massacrer entre
elles. Je pense que c’est vraiment le dernier affront fait aux victimes de donner cette description.
Il y a un conflit politique au Rwanda. Il y a une lutte féroce pour le pouvoir et les victimes sont
dues à ce conflit politique. Qu’on arrête de nous décrire le Rwanda comme des tribus en train de
se massacrer. Et je pense que cette présentation n’est pas tout à fait anodine. Le rôle de la France
dans ce pays et particulièrement les responsabilités de la France sont particulièrement écrasantes.
Les gens qui massacrent aujourd’hui, qui mettent en œuvre cette politique planifiée et
systématique d’extermination, sont financés, entraînés et armés par la France. Et ça, c’est
quelque chose qui ne transparaît absolument pas en ce moment. On n’a pas entendu pour l’instant
aucun responsable français condamner clairement les auteurs de ces massacres. Et pourtant ces
gens sont bien connus de l’État français puisqu’ils sont équipés par eux.
PPDA : C’est la raison pour laquelle vous avez décidé d’écrire une lettre ouverte au Président
Mitterrand...
Bradol : Tout à fait. C’est pour cette raison que nous avons décidé d’écrire une lettre ouverte
au Président de la République, puisque le travail des organisations humanitaires ne peut, bien sûr,
pas tout compenser quand il y a une telle horreur. De plus, aujourd’hui, pour nous, c’est quasiment
presque impossible de pouvoir travailler correctement au Rwanda et de couvrir les besoins que vous
avez décrit dans votre reportage. Et s’il n’y a pas une intervention vigoureuse de la communauté
internationale, et particulièrement de la France, qui connaît bien les assassins, qui les
arme, qui les équipe. Nous, nous considérerons que c’est une véritable politique d’incitation à ce
que le meurtre et les massacres continuent. Et pour l’instant, ces déclarations de l’État français, nous
ne les avons pas entendues. Ces prises de position, incitant les bourreaux de Kigali et de Butare à
se modérer, nous ne les avons pas entendues de la part de l’État français et nous devons souligner
que nous sommes extrêmement choqués de cet aspect des choses. PPDA : Et pour l’instant vous ne
pouvez pas évidemment comptabiliser le nombre de morts parce que les sources sont extrêmement
éloignées les unes des autres d’une part et il y a très peu de journalistes qui peuvent voir ce qui se
passe. Vous chiffreriez à combien ?
Bradol : Je pense que de parler de plus de cent mille morts au Rwanda... Il faut souligner que le
Rwanda c’est un pays de sept millions d’habitants. Quand on cite de tels chiffres, quand on décrit
la capitale du pays comme complètement quadrillée, fouillée maison par maison pour exterminer
les gens, je ne sais pas, c’est comme si aujourd’hui on était en train de parler en France de quatre
millions de morts en un mois, à la suite d’un conflit politique. C’est... Nous, on a jamais assisté à
ça... Le compte qu’on fait des morts qu’on a eu des employés rwandais travaillant pour Médecins sans
frontières on en est à dire aujourd’hui qu’il y a certainement plus d’une centaine d’employés rwandais
travaillant de Médecins sans frontières qui ont été assassinés par les forces armées gouvernementales
au Rwanda aujourd’hui. Ça nous est jamais arrivé dans notre histoire. C’est un drame d’une ampleur
sans précédent et pourtant la guerre, les blessés, la mort, la révolte que ça occasionne, nous y sommes
quand même habitués depuis vingt ans dans notre association.
PPDA : Je vous remercie beaucoup, Jean-Hervé Bradol, parce que je crois qu’il fallait vraiment
témoigner, témoigner très très fort, parce que ce qui se passe là-bas est en effet un véritable génocide. 56
Le 18 mai, Le Monde publie une lettre de MSF à François Mitterrand.
Monsieur le Président de la République,
Parce que la France des Droits de l’Homme a une responsabilité écrasante dans les événements
honteux qui se déroulent au Rwanda depuis le 6 avril, nous vous rappelons les faits suivants :
- 200 000 Rwandais, peut-être beaucoup plus, appartenant aux communautés hutue et tutsie, ont
été massacrés sans que la communauté internationale ne réagisse, à l’exception de l’évacuation très
médiatique de ses ressortissants. Plus de 350 000 Rwandais ont dû fuir leur pays provoquant l’un des
plus grands exodes de l’histoire contemporaine.
56 Médecins sans frontières [39, p. 36] ; Michel Sitbon [198, p. 71] ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1108].
C’est nous qui mettons en gras.
771
17.5. PAS DE MISE EN DEMEURE DU GIR
- Il ne s’agit pas d’une guerre ethnique, mais de l’extermination, systématique et programmée,
des opposants à une faction soutenue et armée par la France : celle de l’ancien dictateur Juvenal
Habyarimana dont la garde présidentielle est la principale responsable de ces atrocités.
Comment ne pas parler d’un crime contre l’humanité ?
Comment imaginer que la France ne dispose auprès de ses “protégés” d’aucun moyen pour faire
cesser ces massacres ?
Comment comprendre vos propos trop diplomatiques lors de votre récente apparition télévisée
prétextant que “nos soldats ne peuvent devenir les arbitres des passions qui déchirent tant de pays” ?
Monsieur le Président, la communauté internationale et en particulier la France doit prendre ses
responsabilités politiques et imposer sans délai l’arrêt des massacres, la protection des populations
civiles et la poursuite des crimes de guerre. 57
Médecins sans frontières. 58
En plus de la coquille de la dernière phrase, cette lettre n’est pas claire. Les 200 000 victimes sont dites
appartenir « aux communautés hutue et tutsie », ce qui ressemble plus à une lutte interethnique qu’à un
génocide. La réalité est que ce sont en grande partie des Tutsi. Les 350 000 Rwandais qui ont dû fuir leur
pays sont pour la plupart des Hutu qui, encadrés par les tueurs, ont fui en Tanzanie devant l’avancée
du FPR. L’expression : « Il ne s’agit pas d’une guerre ethnique, mais de l’extermination, systématique
et programmée, des opposants à une faction soutenue et armée par la France » met en cause la France
comme l’avait fait Jean-Hervé Bradol sur TF 1. Mais elle fait croire qu’il s’agit de l’élimination d’opposants
politiques, ce qui est très différent d’un génocide. Éliminer un opposant politique c’est le tuer pour ce
qu’il fait ou pense et non pour ce qu’il est. Bradol d’ailleurs n’utilise pas le mot génocide, c’est Patrick
Poivre d’Arvor qui le prononce. Enfin, l’important est que cette lettre et l’intervention de Bradol à TF 1
expliquent que la France soutient les tueurs au Rwanda et ne fait rien pour qu’ils arrêtent de massacrer.
La déclaration sur TF 1 et cette lettre de MSF ne sont pas appréciées à l’Élysée. La cellule africaine
convoque le 19 mai Bradol et Biberson. À leur demande d’une intervention française appelant les alliés
de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils, ils se voient répondre par Bruno Delaye qu’il
est difficile de joindre au téléphone les responsables rwandais :
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté, qu’une fois rentré à Paris, lui-même et M. Philippe Biberson,
président de Médecins Sans Frontières, avaient été convoqués le 19 mai à la cellule africaine de l’Élysée
par MM. Delaye et Pin, qui semblaient très énervés par les déclarations dans la presse de Médecins
Sans Frontières condamnant l’implication de la France au Rwanda et la passivité des responsables
français, auxquels Médecins Sans Frontières reprochait pour le moins de ne pas condamner publiquement l’extermination en cours à Kigali. Ce n’est en effet que le 15 mai que M. Alain Juppé avait
fait une déclaration pour caractériser clairement le génocide. A l’époque, Médecins Sans Frontières
était excédé par la passivité de la France. Au cours de l’entretien, MM. Delaye et Pin ont exposé la
thèse selon laquelle la France avait beaucoup œuvré pour la paix et la conclusion des accords d’Arusha, discussion dans laquelle MM. Bradol et Biberson ont refusé d’entrer, au motif qu’ils n’étaient
pas là pour discuter de politique étrangère, mais pour réclamer une intervention publique française
appelant les alliés de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils. M. Jean-Hervé Bradol
a déclaré avoir été très surpris par la légèreté des réponses de M. Delaye qui a précisé qu’il avait du
mal à joindre au téléphone les responsables rwandais et qu’il avait de toute façon peu de moyens de
pression sur eux. L’entretien s’est donc terminé de façon peu amène. 59
Jean-Hervé Bradol affirme qu’à ce moment-là, il pouvait téléphoner tous les jours à Kigali. 60
C’est à cette époque que Paris se préoccupe de « sécuriser » ses conversations téléphoniques avec les
dirigeants du génocide, ainsi que cela apparaît dans le rapport de mission du lieutenant-colonel Rwabalinda, rendant compte de ses entretiens avec le général Huchon à Paris du 9 au 13 mai. 61
Cette phrase est ambiguë. Il faut probablement lire « et la poursuite des auteurs des crimes de guerre » ou bien « et
la poursuite des criminels de guerre ».
58 Lettre ouverte de Médecins sans frontières à François Mitterrand, Le Monde, 18 mai 1994, p. 9.
59 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, pp. 394-395].
60 Bradol l’affirme dans le film Tuez-les tous de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette.
61 Voir section 16.4 page 732.
57
772
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
Alors que François Mitterrand n’a fait aucune démarche pour que ceux qu’il soutient cessent les
massacres, l’Élysée, dans un communiqué du 18 juin réagissant contre les accusations de représentants de
la Fédération internationale des Droits de l’homme relatives à la politique française au Rwanda, déclare :
[La France] à chaque fois qu’elle a eu connaissance d’exactions et d’atteintes aux droits de l’homme
est aussitôt intervenue, multipliant les démarches pour que les responsables soient recherchés et
poursuivis. 62
17.6
La reconnaissance de génocides avec un « s »
C’est à la mi-mai que les responsables français, par la bouche d’Alain Juppé, ministre des Affaires
étrangères, commencent à utiliser le mot génocide, mettant en cause le camp gouvernemental. Mais les
déclarations ultérieures deviennent beaucoup plus ambiguës. Soit elles ne désignent ni les auteurs ni
les victimes comme Philippe Douste-Blazy le 24 mai 1994, soit elles accusent autant le FPR que les
milices Interahamwe d’en être les auteurs. Le rapport de la Mission d’information résume bien l’attitude
française :
Sur le plan diplomatique, la France est le premier pays, le 15 mai, à avoir qualifié le drame
rwandais de génocide en même temps qu’elle a condamné les massacres perpétrés tant par les milices
Interahamwe que par le FPR. Enfin, insistant plus particulièrement sur le génocide commis par les
milices dans la zone gouvernementale, la France a demandé que les responsables de ces massacres
soient sanctionnés et a soutenu l’enquête internationale décidée par la Commission des droits de
l’homme des Nations-Unies les 24 et 25 mai. 63
Notons que pour la France à ce moment-là seules les milices Interahamwe sont responsables de génocide. Le Gouvernement intérimaire rwandais et l’armée gouvernementale sont exemptés de toute responsabilité, comme dans l’interview de Bernard Kouchner au Monde.
Alain Juppé parle, le 16 mai, de génocide au Rwanda, mais il le présente comme la conséquence de
la guerre entre les deux camps. Outre de pousser un cri d’indignation, les seules actions qu’il envisage
sont l’aide humanitaire et l’action diplomatique en vue d’un cessez-le-feu, ce qui ne répond pas à la
reconnaissance qu’il vient de faire d’un génocide en cours d’exécution. Certes, il évoque les poursuites
auxquelles s’exposent ceux qui se livrent à de tels massacres et va jusqu’à préciser qu’ils se produisent
dans la zone tenue par l’armée gouvernementale rwandaise :
Q - Le Rwanda. Vous avez parlé tout à l’heure de génocide. Qu’est-ce qu’on peut faire pour le
Rwanda, qu’est-ce que la communauté internationale peut faire ?
R - D’abord, pousser un véritable cri d’indignation parce que ce qui se passe là-bas mérite, je
crois en effet, le nom de génocide. On compte les morts par dizaines de milliers, et même selon
certaines informations, par centaines de milliers, les réfugiés par millions. Nous n’arrivons pas à
arrêter le carnage puisque malgré toutes les pressions qui ont été faites, les deux camps s’obstinent
dans la guerre et refusent tout cessez-le-feu. Il faut donc que la communauté internationale passe
maintenant à la vitesse supérieure. D’abord pour l’aide humanitaire : la France a fait, pour sa part,
un gros effort vis-à-vis des réfugiés qui sont au Burundi, mais également par le biais de la Croix rouge
internationale au Rwanda même. Il faut que l’Union européenne, elle l’a décidé aujourd’hui, mais
également les autres grands pays, puissent intensifier cette aide humanitaire.
Deuxièmement, il faut obtenir, le plus vite possible, un cessez-le-feu en utilisant la médiation
des pays de la région, certains s’y emploient. J’ai envoyé notre ambassadeur 64 faire la tournée des
principales capitales et nous suggérons maintenant un Sommet des pays principalement concernés
dans la région pour qu’ils puissent peser de tout leur poids.
Et puis enfin, il faut annoncer très clairement que nous sommes décidés à sanctionner, à punir –
c’est le mot qui convient – ceux qui se livrent à de tels massacres, notamment à Kigali, dans les zones
qui sont tenues par les forces armées rwandaises. 65
62
Communiqué de la Présidence de la République, 18 juin 1994 http://francegenocidetutsi.org/
CommuniquePresidenceRepublique18juin1994.pdf#page=2 ; L’Élysée réagit aux accusations concernant la politique
française au Rwanda, AFP, 18 juin 1994, 17 h 43 ; Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans
importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, colonne 5.
63 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 296].
64 Il s’agit de Jean-Michel Marlaud.
65 Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux radios françaises, Bruxelles, 16 mai 1994.
773
17.6. LA RECONNAISSANCE DE GÉNOCIDES AVEC UN « S »
Notons qu’à cette date, le 16 mai, l’essentiel des massacres a été accompli. Remarquons aussi qu’Alain
Juppé et ses collègues du gouvernement ne feront rien pour sanctionner et punir ceux qui se livrent ou se
sont livrés à de tels massacres. Le communiqué du ministère des Affaires étrangères du 17 mai ne comporte
pas le mot génocide et ne parle que de « violations des droits de l’homme d’une exceptionnelle gravité ». 66
Le même jour, au Conseil de sécurité, M. Mérimée, représentant de la France, parle de « déferlement de
violence », de « catastrophe humanitaire », 67 mais ne parle pas de génocide.
Le 18 mai 1994, Alain Juppé reconnaît à la séance des questions d’actualité de l’Assemblée nationale
qu’il y a un génocide au Rwanda :
Destruction systématique d’un groupe ethnique, telle est la définition du génocide. C’est la raison
pour laquelle, tout comme vous, monsieur Millon, j’ai moi-même utilisé ce terme il y a quelques jours,
puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au Rwanda. Face à l’offensive du Front patriotique rwandais, les
troupes gouvernementales rwandaises, se sont livrées à une élimination systématique de la population
tutsi, ce qui a provoqué ensuite la généralisation des massacres.
La France a dénoncé avec la plus grande fermeté cette situation. Mais nous ne nous sommes pas
contentés d’une dénonciation, nous avons également demandé qu’une enquête internationale, conduite
par la commission des droits de l’homme des Nations unies, soit diligentée dans les plus brefs délais,
pour établir les faits et punir les coupables. 68
On notera la clarté de la mise en cause de l’armée gouvernementale rwandaise (FAR) dans le génocide
et la nécessité, pour Alain Juppé, de punir les coupables. Cependant, il prétend que les massacres sont
la conséquence de l’offensive du FPR. Ce qui est faux. La garde présidentielle commence les massacres
dans la nuit du 6 au 7 avril alors que le bataillon FPR de Kigali ne fait sa sortie que le 7 à 16 h pour
répliquer aux attaques de celle-ci et arrêter le massacre des Tutsi. 69 L’offensive du FPR est du 10 avril,
ses troupes arrivent près de Kigali le 11 avril.
Concrétisant l’intention du ministre des Affaires étrangères, le 24 mai 1994, à la session extraordinaire
de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU sur le Rwanda, réunie à la demande du Canada,
madame Lucette Michaux-Chevry, ministre délégué à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme,
reconnaît qu’il y a génocide :
Dès le lendemain [de l’attentat du 6 avril], des Tutsis et des Hutus proches de l’opposition, dont
le Premier Ministre, étaient massacrés par des éléments de la garde présidentielle et des troupes
rwandaises. Rapidement, les exterminations allaient prendre une ampleur effroyable. Les témoignages
à cet égard sont accablants pour les milices. Leur caractère systématique leur donne un nom dont
Mme Michaux-Chevry mesure parfaitement les conséquences juridiques : génocide. 70
Elle se demande ensuite pourquoi le gouvernement intérimaire ne condamne pas, avec toute la vigueur
qui s’impose, tous les massacres. Elle dénonce les violations du droit humanitaire dans la zone contrôlée
par le FPR, mais elle reconnaît, ce 24 mai, qu’il y a un génocide au Rwanda dans la zone contrôlée par
le Gouvernement intérimaire rwandais.
Ces paroles sont plutôt claires et courageuses. L’ambassadeur Marlaud qui l’accompagne n’a pas dû
apprécier. Trop claires sans doute, car madame Michaux-Chevry ne prendra plus la parole publiquement
à propos de génocide par la suite. Son ministre le lui interdit-il ? Et les prises de position ultérieures vont
être beaucoup plus ambiguës. Il faut constater que l’utilisation du mot génocide par Alain Juppé les 15
et 18 mai était à usage interne, dans un cadre franco-français. Le mot génocide sera encore utilisé dans
les discours, mais par écrit les responsables français lui ajoutent un « s ». Ils utiliseront en juin le mot
génocide pour justifier leur droit à intervenir.
66 Communiqué du ministère des Affaires étrangères, Situation au Rwanda - aide humanitaire, 17 mai 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/MinAfEt17mai1994.pdf
67 Conseil de sécurité 3377e séance 16 mai 1994, p. 11. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=11
68 Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question d’actualité à l’Assemblée nationale, Paris,
18 mai 1994 http://francegenocidetutsi.org/Juppe18mai1994.pdf ; André Guichaoua [98, p. 716]. Dans la suite de son
intervention, Alain Juppé souhaite l’envoi d’une force d’interposition, sans préciser entre qui et qui, il évoque ensuite l’action
humanitaire de la France et ses efforts pour obtenir un cessez-le-feu. Il ne parle donc pas d’une action armée pour mettre
fin aux massacres.
69 Voir l’ordre d’opération Amaryllis section 17.2 page 763.
70 Compte rendu analytique de la première séance de la session extraordinaire de la commission des droits de l’homme
de l’ONU sur le Rwanda, 24 mai 1994, ONU, E/CN.4/S-3/SR.1, section 32-33. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.
4-S-3-SR.1.pdf#page=10 La représentante des États-Unis à cette session, madame Ferraro, est moins explicite, elle parle
de la nécessité d’enquêter sur « des atrocités qui incluent probablement des actes ressortant au génocide ». Cf. ibidem section
44.
774
17. REFUS DE RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI
D’ailleurs, déjà le 24 mai à cette session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme de
l’ONU, on apprend que la France propose Bernard Kouchner comme rapporteur spécial :
La commission a donné son accord à l’envoi sur le terrain d’un rapporteur spécial, mais celui-ci
n’a pas été désigné. Parmi les noms qui circulent dans les couloirs du Palais des nations figure celui
de Bernard Kouchner. 71
C’est René Degni-Ségui qui sera choisi.
Le 24 mai 1994, Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la Santé, en mission humanitaire dans la
région des Grands-Lacs, interviewé à Info-Matin, parle d’un vrai génocide mais se refuse à nommer les
auteurs et les victimes pour ne pas prendre parti :
Douste-Blazy : Nous sommes devant le plus grand massacre de la fin du vingtième siècle. Il y a
entre 200 000 et 500 000 morts, 2 millions de réfugiés et des centaines de gens qui passent tous les
jours la frontière... C’est terrible. C’est un vrai génocide. On a tué délibérément, non seulement les
adultes, mais aussi les enfants, y compris les nourrissons [...] le camp de Ngara, à la frontière avec la
Tanzanie, où je me suis rendu, est probablement le camp de réfugiés [réfugiés hutu dont certains ont
massacré] le plus grand du monde, avec sur 3 kilomètres carrés, 250 000 à 300 000 personnes [...]
J’ai visité aussi des camps de réfugiés tutsis, c’est-à-dire des gens qui ont vécu les massacres. Ces
camps-là sont silencieux. Et les gens y ont un regard vide.
Info Matin : Vous avez parlé de génocide. S’agit-il du génocide des Tutsis par les Hutus ou bien
y a-t-il eu massacres des deux côtés ?
Douste-Blazy : Cela n’est pas à moi de prendre parti. Mais il faut vraiment que la Commission des
droits de l’homme des Nations unies, qui se réunit spécialement mardi, à Genève, montre du doigt les
coupables. Quant à nous, nous devons réfléchir à ce que nous avons fait depuis quarante ans là-bas.
C’est un tournant pour l’Afrique. [...]
Info Matin : Avez-vous le sentiment que les 5 500 Casques bleus que l’on s’apprête à envoyer au
Rwanda vont pouvoir servir à quelque chose ?
Douste-Blazy : Le problème que vous posez est celui de l’action de l’ONU, et il n’est pas propre
au Rwanda. Quand le feu couve la communauté internationale peut être efficace. Mais, quand ce feu
est devenu un incendie, les Casques bleus peuvent-ils vraiment l’éteindre ?
Ceci dit, je crois qu’il faut amener ces 5 500 hommes au Rwanda. Il faut que l’on soit présent. Il
faut mettre en place, comme le prévoit la résolution 918, des zones de protection. Et puis nous savons
qu’il y a des armes qui rentrent. Il faut aussi que les observateurs de l’ONU puissent nous dire d’où
elles viennent. 72
Philippe Douste-Blazy fait allusion aux fournitures d’armes destinées au FPR qui arrivent par la
frontière du Rwanda avec l’Ouganda où sont disposés des observateurs de l’ONU (MONUOR). Il se
garde bien d’évoquer que la France continue à pourvoir les FAR en armes via Goma.
Le 3 juin, dans une tribune au Figaro, Michel Roussin parle d’« une gigantesque chasse à l’homme »,
de « tragédie » mais déclare :
Enfin, la France a demandé à la commission des droits de l’homme de l’ONU que les responsables
de ce génocide soient identifiés, jugés et condamnés. 73
Annonçant le 16 juin l’intervention militaire française dans un « Point de vue » publié dans Libération,
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, reconnaît qu’il y a génocide, et condamne ses auteurs, les
milices dans les zones gouvernementales :
Aujourd’hui, le Rwanda affronte un conflit à la fois ethnique et politique. Il faut parler de génocide,
car il y a bien volonté délibérée des milices actives, dans les zones gouvernementales, d’abattre les
Tutsis, hommes, femmes, enfants, blessés, religieux, en raison de leur seule origine ethnique. 74
Il présente comme simultanée à ce génocide la lutte sans merci pour le pouvoir à laquelle se livre le
FPR, ce qui est inexact puisque les massacres ont précédé l’intervention militaire du FPR qui vise à y
mettre un terme :
Isabelle Vichniac, Réunion à Genève de la commission des droits de l’homme, Le Monde, 26 mai 1994, p. 6.
Rwanda : “Le plus grand massacre de la fin du vingtième siècle”, Info matin, 24 mai 1994, (propos recueillis par
Dominique Lagarde) ; Monique Mas [139, p. 412].
73 Michel Roussin, Tribune à propos du Rwanda, Le Figaro, 3 juin 1994.
74 Alain Juppé, « Point de vue » Intervenir au Rwanda, Libération, 16 juin 1994.
71
72
775
17.6. LA RECONNAISSANCE DE GÉNOCIDES AVEC UN « S »
Mais dans le même temps se livre une lutte sans merci pour le pouvoir, où les modérés ont été les
premières victimes des extrémistes hutus et où la branche militaire du FPR a choisi la victoire totale
et sans concession. 75
« Rien de cela n’est tolérable » poursuit Juppé, considérant avec une égale répréhension le génocide
perpétré par les extrémistes hutu et la lutte armée du FPR pour y mettre fin.
Alors qu’il a reconnu qu’il y avait génocide des Tutsi par les milices dans les zones gouvernementales,
Alain Juppé écrit plus loin ce 16 juin dans Libération « les responsables de ces génocides » :
La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou de leurs commanditaires. La
France, seul pays occidental représenté au niveau ministériel à la session extraordinaire de la Commission des droits de l’homme à Genève, exige que les responsables de ces génocides soient jugés. 76
Ce pluriel suggère que le FPR est tout autant coupable des massacres que les milices opérant en zone
gouvernementale. Alain Juppé confirme ce point de vue au Conseil des ministres du 22 juin, en assimilant
de plus les Tutsi au FPR :
Des massacres ont été perpétrés tant du côté hutu que du côté tutsi. La Communauté internationale s’est révélée incapable de faire cesser ces massacres. 77
Les massacres sont apparus comme un génocide des Tutsi à partir du 9 avril, notamment aux yeux
de témoins français, médecins, journalistes, sur place à Kigali. Les responsables français savaient depuis
le 8 que le génocide des Tutsi, dont ils connaissent parfaitement le projet, est commencé. Jamais ils ne
le reconnaîtreront. Pas une seule fois, la France ne mettra en demeure publiquement le Gouvernement
intérimaire rwandais, qu’elle a reconnu, de faire cesser les massacres. Au contraire, les responsables français
ne cesseront de dissimuler ce génocide et ses auteurs. Lors d’Amaryllis, l’état-major de l’armée française
fait passer la consigne de ne pas laisser les journalistes constater que les militaires français assistent aux
massacres sans réagir. Les dirigeants politiques français ou leurs porte-paroles vont recourir à toutes
sortes de périphrases, massacres ethniques, luttes interethniques, catastrophe humanitaire, pour éviter
de parler de ce génocide en cours. Ils font croire que, si les massacres ont été initiés par des militaires et
des milices du camp gouvernemental, maintenant ce sont les Tutsi qui vont massacrer les Hutu ou encore
que tout le monde tue tout le monde. Quand ils sont obligés de parler de génocide, c’est pour y mettre
un « s », admettant d’une part qu’un génocide est en cours en zone gouvernementale, mais avec pour
seuls auteurs des miliciens « incontrôlables », et d’autre part, accusant le FPR de perpétrer le génocide
des Hutu, en citant comme preuve les cadavres qui s’échouent sur les bords du lac Victoria.
75 Alain Juppé, ibidem. Les forces alliées en 1945 se sont aussi battues jusqu’à « la victoire totale et sans concession »
contre l’Allemagne nazie.
76 Alain Juppé, ibidem.
77 Communication du ministre des Affaires étrangères sur la situation internationale, Conseil des ministres, 22 juin 1994.
http://francegenocidetutsi.org/ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=2
776
Chapitre 18
La France demande un cessez-le-feu,
alors qu’un génocide s’accomplit
18.1
« L’offensive du FPR est la cause des massacres »
Pour les dirigeants français, la reprise des combats au Rwanda est due au FPR, soutenu par l’Ouganda,
et les massacres sont la conséquence de cette reprise des combats. C’est le FPR qui est, selon eux, l’auteur
de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. C’est le FPR qui a attaqué le matin du 7. Il a, prétendent-ils,
donné ordre à ses troupes de faire mouvement dès le 6 avril. C’est donc lui, le FPR, le responsable du
génocide. Ces affirmations sont totalement fausses. 1
Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, fait la même inversion chronologique que Boutros Boutros-Ghali dans sa lettre du 20 avril. 2 Il fait de l’offensive du FPR la cause des massacres.
Reconnaissant à la séance des questions d’actualité de l’Assemblée nationale qu’il y a un génocide au
Rwanda, il déclare le 18 mai 1994 :
Destruction systématique d’un groupe ethnique, telle est la définition du génocide. C’est la raison
pour laquelle, tout comme vous, monsieur Millon, j’ai moi-même utilisé ce terme il y a quelques jours,
puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au Rwanda. Face à l’offensive du Front patriotique rwandais, les
troupes gouvernementales rwandaises, se sont livrées à une élimination systématique de la population
tutsie, ce qui a provoqué ensuite la généralisation des massacres. 3
L’ambassadeur Marlaud, plus subtilement, reconnaît le 25 avril 1994 que les massacres qui ont suivi
la mort du président ont pu justifier la reprise des combats par le FPR, mais il estime qu’à présent, c’est
la volonté, prêtée au FPR par les Hutu, de prendre le pouvoir par la force qui les incite à réagir « par
des massacres ethniques » :
C’est le FPR qui refuse un cessez-le-feu comme l’avait fait l’UNITA en Angola. L’argument selon
lequel il ne cessera les combats que lorsque les exactions et les massacres s’interrompront renverse la
chaîne des causalités. S’il est exact qu’à l’annonce de la mort du Président les exactions ont tout de
suite commencé et donné un fondement à l’intervention armée du FPR, aujourd’hui la situation est
plutôt inverse : les Hutu, tant qu’ils auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir,
réagiront par des massacres ethniques. Seul un arrêt des combats pourrait permettre une reprise
progressive de la situation en mains [sic]. 4
Voir section 7.13.17 page 387.
ONU S/1994/470. Voir section 19.12 page 800.
3 André Guichaoua [98, p. 716].
4 Note du ministère des Affaires étrangères, 25 avril 1994, Attentat du 6 avril 1994. RW/DIVERS/940422A. Signée JeanMichel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda, Paris, 25 avril 1994, pp. 4-5. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 276-277]. http://francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
1
2
777
18.2. UNE AGRESSION DE L’OUGANDA
18.2
Une agression de l’Ouganda
La thèse de l’agression extérieure du Rwanda par l’Ouganda n’est pas retenue par la commission
d’experts de l’ONU :
Le conflit armé qui s’est déroulé entre le 6 avril et le 15 juillet 1994 constitue bien un conflit armé
de caractère non international. La force armée a été employée à l’intérieur des frontières territoriales
du Rwanda sans la participation active d’un autre État. L’intervention d’un État tiers s’est inscrite
dans le cadre du maintien de la paix et de fonctions humanitaires et non d’une action de guerre. 5
Pourtant, depuis 1990, la France ne cesse de dénoncer le soutien de l’Ouganda au FPR « en hommes
comme en armements et munitions » et qu’en conséquence, l’attaque du FPR est une agression du
Rwanda par l’Ouganda. Ce qui était présenté par Georges Martres dans son télégramme du 7 octobre
1990 comme un choix à faire pour justifier l’aide militaire de la France au Rwanda, 6 est en 1994, dans
la bouche des dirigeants français, une vérité scientifique, alors qu’elle est la répétition d’un argumentaire
des services de communication de l’armée française. Ainsi, pour François Mitterrand, les troupes du FPR
étaient formées d’Ougandais :
M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François Mitterrand considérait que les troupes
tutsies du FPR étaient en majorité composées d’Ougandais et qu’il s’agissait en conséquence d’une
invasion extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux. 7
François Léotard soutient, lors de son audition en 1998, que des troupes ougandaises intervenaient
directement dans les affrontements :
M. François Léotard a rappelé qu’au plus fort de l’offensive on a estimé à 10 000 le nombre
d’Ougandais présents avec du matériel dans l’armée du FPR. 8
La France tente de faire pression sur Museveni, le président ougandais, le 29 avril :
C’est dans le droit fil de cette politique que se situe notamment la rencontre le 29 avril avec le
Président Museveni pour tenter d’obtenir un règlement du conflit au niveau régional ; il est demandé au
président ougandais de faire pression sur les belligérants. La France considère, en effet, que le soutien
du FPR en hommes comme en armements et munitions dépend pour une large part de l’Ouganda
et elle estime qu’elle doit appeler l’attention du Président Museveni sur les risques d’instabilité au
Rwanda si une solution politique équilibrée n’est pas trouvée. 9
Comment la France peut-elle prôner une « solution politique équilibrée » alors qu’elle soutient des
extrémistes qui ont entrepris le massacre systématique de centaines de milliers d’êtres humains ?
Le 10 mai 1994, sur les chaînes de télévision TF 1 et France 2, François Mitterrand accuse publiquement
l’Ouganda de soutenir le FPR :
Les Nations unies, qui s’étaient emparées de ce problème, devant la violence des combats, l’assassinat des deux Présidents du Rwanda et du Burundi et les avancées du mouvement d’opposition,
appuyé par un pays voisin, l’Ouganda (tout cela à cause des affinités ethniques), les Nations unies se
sont retirées. Eh bien ! Nous n’avons pas à nous y substituer, ce n’est pas notre rôle. 10
D’après les termes exacts utilisés ici par François Mitterrand, il ne s’agit pas d’une agression extérieure
mais de la lutte armée d’un mouvement d’opposition, donc de Rwandais, s’appuyant sur un pays voisin,
mais non d’un conflit armé international.
Le 16 mai, les responsables français disent en privé partager le point de vue du Gouvernement intérimaire rwandais concernant le soutien de l’Ouganda aux rebelles :
5 Rapport final de la Commission d’experts présenté conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité,
ONU, S/1994/1405, 9 décembre 1994, section 108, p. 23. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.pdf#page=23
6 Voir ce télégramme du 7 octobre 1990 plus haut, section 2.1.3 page 65. http://francegenocidetutsi.org/
Martres7octobre1990.pdf
7 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 413].
8 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 102].
9 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 298]. Quel représentant français a rencontré Museveni ?
Ce serait Jean-Michel Marlaud car il dit avoir rencontré le président ougandais à Kampala avant le 13 mai. Cf. Ibidem [180,
Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 301].
10 Entretien accordé par le Président de la République, M. François Mitterrand, à TF 1 et France 2, 10 mai 1994.
778
18. LA FRANCE DEMANDE UN CESSEZ-LE-FEU
Des responsables français estiment que le FPR cherche à prendre Kigali avant d’accepter l’arrêt des
combats après avoir tenté l’encerclement de la capitale en descendant du nord vers le sud et partagent
en privé l’analyse des autorités gouvernementales rwandaises concernant le soutien de l’Ouganda aux
rebelles. 11
Les militaires français « informent » les journalistes de la participation de l’armée ougandaise dans
les combats au Rwanda :
Paris avait justifié son engagement par une ingérence ougandaise supposée au côté du FPR. Certes,
Paul Kagamé, le chef du FPR, est l’ancien no 2 des services secrets de l’Ouganda, où sa famille s’était
réfugiée en 1963, après les premiers massacres des Tutsis. Certes, le gouvernement de Kampala a
toujours fermé les yeux sur les infiltrations des guerilleros au Rwanda à partir de son territoire et il a
même procuré une aide logistique au FPR. Mais le président ougandais Museveni, l’un des rares sages
de l’Afrique, est trop fin politique pour compromettre son pays, à peine pacifié, dans une aventure
extérieure.
Il y a deux raisons à l’attitude française. D’abord le syndrome de Fachoda : Kagamé l’anglophone
(élevé en Ouganda et ancien stagiaire de l’école de guerre américaine) était accusé d’être le « pion
des intérêts anglo-saxons » en Afrique centrale. Il était donc un adversaire. [...]
Il y a quinze jours encore, des généraux français nous approchaient en privé pour nous « informer »
que des bataillons ougandais participaient, avec leurs armes lourdes, à l’offensive du FPR contre
Kigali. Or, dans le sud ougandais, sur la frontière et à l’intérieur de la zone FPR – où nous avons pu
circuler librement – nous n’avons pas constaté la présence de la moindre section, du moindre véhicule
ougandais. 12
Des journalistes plus dociles publieront texto les informations communiquées par les militaires français. 13
18.3
L’obsession du Tutsiland
Comme les dirigeants et les militaires français confondent FPR et Tutsi, il est difficile de voir dans
l’offensive du FPR une agression extérieure. C’est là qu’ils recourent au concept de « Tutsiland ». Ce serait
un plan de Museveni, de Kagame et de Pierre Buyoya au Burundi de constituer un « Empire tutsi » qui
dominerait les populations bantoues de la région des Grands Lacs.
Le général Quesnot, le 6 mai, voit ce plan se réaliser :
Sur le terrain le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre : le
contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale afin d’assurer une continuité territoriale
entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le Président Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un
“Tutsiland” avec l’aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux intellectuels remarquables
relais d’un lobby tutsi auquel est également sensible une partie de notre appareil d’État. 14
Le 22 juin, François Mitterrand s’érige en défenseur de la démocratie contre ce Tutsiland :
Si ce pays [le Rwanda] devait passer sous la domination tutsie ethnie très minoritaire qui trouve sa
base en Ouganda où certains sont favorables à la création d’un “Tutsiland” englobant non seulement
ce dernier pays mais aussi le Rwanda et le Burundi, il est certain que le processus de démocratisation
serait interrompu. 15
Pour l’amiral Lanxade, le 29 juin, le Tutsiland est en train de se constituer au Rwanda en zone FPR :
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Que se passe-t-il en zone tutsie ?
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES ARMÉES
Monique Mas citant Marie Johannidis de l’AFP, 16 mai 1994 [139, p. 405].
Renaud Girard, Rwanda : les faux pas de la France, Le Figaro, 19 mai 1994.
13 Jean Hélène, D’où viennent les armes au Rwanda ?, Le Monde, 18 juin 1994, p. 3.
14 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le chef de l’État
intérimaire du Rwanda, 6 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot6mai1994StrategieIndirecte.pdf Quesnot
joint à cette note pour le président une carte du Rwanda avec la délimitation du Tutsiland à l’Est, joignant l’Ouganda au
Burundi. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotTutsiland6mai1994.pdf
15 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=4
11
12
779
18.4. LE PROJET DE PARTITION DU RWANDA
Ils ont fait le vide. Les Hutus ont fui vers la Tanzanie et l’Ouganda. La zone tutsie devient un
Tutsiland. 16
En considérant que la France doit empêcher la formation de ce Tutsiland, le Président de la République,
son chef d’état-major particulier et le chef d’état-major des armées, reprennent à leur compte le fantasme
de l’empire hima, cher aux idéologues hutu, que le journal extrémiste Kangura a réactualisé en novembre
1990. 17 L’Élysée et l’état-major des armées seraient-ils de fidèles lecteurs de Kangura et d’autres feuilles
hutu extrémistes ? Le texte suivant est un exemple de cette littérature. Publié en février 1991, pratiquant
l’accusation en miroir, il dévoile les « enjeux réels » de l’action du FPR, « l’extermination de la majorité
hutu » :
« Restaurer la dictature des extrémistes de la minorité tutsi assise sur un génocide, l’extermination
de la majorité hutu. Instituer dans la zone bantoue de la région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi,
Zaïre, Tanzanie, Uganda) un vaste royaume Hima-Tutsi, ethnie qui se considère supérieure, à l’instar
de la race aryenne et qui a pour symbole la croix gammée de Hitler. » 18
Force est de constater que ces dirigeants français ont adhéré à l’idéologie extrémiste hutu qui a mené
au génocide des Tutsi.
18.4
Le projet de partition du Rwanda
Un projet de partition du Rwanda est souvent évoqué à Paris pendant le génocide. Il répond au
projet de « Tutsiland » que les dirigeants français attribuent au FPR. Il va de soi que le Hutuland qu’ils
voudraient constituer en face serait débarrassé de tout Tutsi. Le 13 avril, François Mitterrand évoque
l’idée d’une zone refuge pour « le gouvernement d’Habyarimana » – qui ne serait pas mort ! – :
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Il serait quand même étonnant que le gouvernement d’Habyarimana ne trouve pas un endroit sûr
dans le pays où il puisse tenir quelque temps. On aura un éclatement et une guerre civile comme au
Liberia et en Angola. Mais le territoire est plus étroit et très cultivé. Il est difficile de s’y dissimuler. 19
18.5
Les appels au cessez-le-feu et au respect des Accords d’Arusha
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire caractérise ainsi l’action diplomatique de la
France durant le génocide :
Punition des coupables, mais également arrêt des massacres : la France continue de considérer que
rien de solide et de durable ne pourra être obtenu, même avec l’aide de la communauté internationale,
sans un minimum d’accord des parties.
Il est, selon la France, indispensable de poursuivre la recherche d’un cessez-le-feu et de continuer à
soutenir une solution politique respectant l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient un réel partage
du pouvoir et une victoire des modérés. 20
La France fait sien l’argument des organisateurs du génocide selon lequel les massacres ne cesseront
que s’il y a un minimum d’accord entre les parties et un cessez-le-feu. 21 Elle fait preuve d’un certain
16 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf
17 Voir le fantasme de l’empire hima in J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 162].
18 Dépliant intitulé « Toute la vérité sur la guerre d’octobre 1990 au Rwanda » édité par l’Association des femmes
parlementaires pour la défense des droits de la mère et de l’enfant (AFEPADEM) en collaboration avec Léon Mugesera, Kigali, février 1991. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 165]. http://francegenocidetutsi.
org/TouteLaVeriteSurLaGuerreDoctobre.pdf#page=5 On se reportera aussi au discours de Léon Mugesera, section 15.2.2
page 658.
19 Conseil restreint du 13 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint13avril1994.pdf
20 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 297].
21 Voir la réponse du colonel Bagosora à Prudence Bushnell le 29 avril, section 15.4.2 page 666, et celle d’Augustin
Bizimungu, chef d’état-major des forces armées rwandaises, à René Degni-Ségui, entre le 16 et le 20 juin, section 15.4.3
page 668.
780
18. LA FRANCE DEMANDE UN CESSEZ-LE-FEU
cynisme en souhaitant « une victoire des modérés » alors qu’elle a laissé les organisateurs du coup d’État
les assassiner du 7 au 14 avril.
Le 13 avril, une note de la direction des Affaires africaines du Quai d’Orsay invoque le partage du
pouvoir, seule solution politique possible :
Les événements ont ainsi fort ébranlé les accords de paix d’Arusha ; il faut pourtant qu’ils restent
la référence dans la mesure où ils prévoient un partage du pouvoir, seule solution politique possible. 22
Alors que la France n’a pas joué de rôle moteur dans la négociation des Accords d’Arusha, qu’elle
en a dénigré les clauses militaires, qu’elle les a délibérément violés en continuant des livraisons d’armes,
qu’elle a contribué fortement à la formation le 8 avril d’un gouvernement qui contrevient radicalement
à ces accords, la diplomatie française, pendant tout le génocide, va se faire le champion de l’application
de ceux-ci alors qu’ils ne sont plus vraiment d’actualité. La France se soucie comme d’une guigne de ces
accords de paix, mais ils vont être son cheval de bataille pour obtenir une négociation entre les tueurs
qu’elle protège et le FPR qui défend leurs victimes. Une note du 18 avril de la même direction des Affaires
africaines rappelle que les Accords d’Arusha doivent demeurer la référence :
Les FAR semblent décidées à résister au FPR... Les menaces politico-ethniques vont probablement
continuer... La sortie de la crise passe par un compromis qui ne se dessinera cependant que dans un
relatif équilibre des forces... Bien que le FPR refuse le retour aux positions du cessez-le-feu et un accord
politique avec les partisans d’Habyarimana, les accords d’Arusha doivent demeurer la référence dans
la recherche d’une solution à la crise actuelle. 23
Le 21 avril, après le vote de la diminution des effectifs de la MINUAR, Hervé Ladsous, représentant
de la France à l’ONU, 24 dit que « la France est consternée par l’ampleur de la violence qui a suivi »
l’attentat du 6 avril et déclare notamment :
Mon pays souligne qu’aucune solution militaire n’est acceptable ni même réalisable. Toute victoire d’une partie sur l’autre serait une victoire à la Pyrrhus, et le pays se trouverait plongé plus
profondément encore et indéfiniment dans la violence. L’Accord de paix d’Arusha reste le seul cadre
légitime pour la recherche d’une solution politique au Rwanda. 25
Il démontre ainsi que la France ne veut voir au Rwanda qu’un affrontement militaire et veut ignorer
l’organisation systématique des massacres par le gouvernement autoproclamé qu’elle soutient. La France,
le 21 avril, rejette toute solution militaire, mais deux mois plus tard, le 21 juin, elle intervient militairement
en obtenant l’accord de l’ONU sous chapitre VII. Par ailleurs, la France va brandir l’Accord de paix
d’Arusha dans la perspective d’une victoire militaire du FPR pour obliger ce dernier à accepter de
partager les portefeuilles du gouvernement avec ses adversaires, qui sont toujours affairés à zigouiller les
Tutsi restants.
Le 27 avril, Jean-Bosco Barayagwiza, idéologue de la CDR, et Jérôme Bicamumpaka, ministre des
Affaires étrangères, sont reçus à l’Élysée et à Matignon dans « l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu ». 26
Le 1er mai, la France encourage les efforts de la MINUAR pour obtenir un cessez-le-feu et veut
organiser un sommet régional :
Des discussions se sont ouvertes lundi 30 avril entre des représentants des FAR et du FPR à Kigali,
sous l’égide de la MINUAR, en vue de la conclusion d’un cessez-le-feu. Il faut persévérer dans cette
voie... Le projet de sommet régional que nous envisagions et pour lequel l’Ambassadeur de France au
Rwanda avait été envoyé en mission dans les pays voisins du Rwanda, a été repris par le Kenya... Il
est essentiel que les États concernés au premier chef et susceptibles de faire pression sur les parties
en conflit montrent leur volonté d’agir ensemble. 27
Les 3 et 4 mai, l’ambassadeur Marlaud est à Arusha pour convaincre les parties de signer un cessezle-feu et d’arrêter les massacres, comme si c’était le FPR qui organisait ceux-ci :
22
23
24
25
26
27
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 297].
Ibidem.
Hervé Ladsous est l’adjoint de Jean-Bernard Mérimée.
ONU, Conseil de sécurité S/PV.3368 p. 7. http://francegenocidetutsi.org/spv3368-1994.pdf#page=7
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 299].
Ibidem.
781
18.5. LES APPELS AU CESSEZ-LE-FEU ET AU RESPECT DES ACCORDS D’ARUSHA
L’ambassadeur à Kigali, M. Jean-Michel Marlaud, effectue une mission dans les pays de la région.
Après être allé tout d’abord à Arusha les 3 et 4 mai pour essayer, en vain, d’obtenir des parties en
conflit la signature d’un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres, il s’est ensuite rendu au Burundi, au
Zaïre et en Tanzanie. 28
Cette démarche est dans la logique des dirigeants français qui estiment que les Tutsi massacrent autant
les Hutu que ceux-ci les Tutsi.
Le 9 mai, la France veut imposer le parti MRND dans un accord sur le partage du pouvoir, alors que
c’est ce même MRND qui est le principal organisateur des massacres :
Sur le plan politique, tout en se prévalant de « l’esprit d’Arusha », le FPR refuse les dispositions
des accords relatifs au partage du pouvoir... Pour que la solution à la crise s’avère durable, il faudra
que l’ensemble des forces politiques, y compris donc le MRND du Président Juvénal Habyarimana, y
participent. 29
Le 13 mai, l’ambassadeur Marlaud, faisant son rapport sur sa tournée dans la région, suggère d’ajouter
à la recherche d’« une solution politique négociée », la « recherche et le châtiment des responsables de
ces massacres » :
Notre pays doit rester animé par les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit :
refus de la logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de
la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique, mobilisation de la
communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient
nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de ces massacres. 30
Le 16 mai, au Conseil de sécurité, après la déclaration de Jérôme Bicamumpaka qu’il ne conteste pas,
Jean-Bernard Mérimée déclare :
La France demande instamment la cessation des massacres. Elle appelle les parties à conclure un
cessez-le-feu et à coopérer avec la MINUAR pour restaurer la paix dans ce pays. 31
Le 19 mai, Faustin Twagiramungu, Premier ministre pressenti par les Accords d’Arusha, qui a échappé
à l’assassinat le 7 avril grâce à la MINUAR, est reçu au Quai d’Orsay. Il est favorable à un partage du
pouvoir, « un gouvernement excluant le FPR est inconcevable », estime-t-il. 32 Il sera reçu de nouveau à
Paris le 26 mai.
Le 11 juin, après l’assassinat de 170 personnes par les milices à Kigali, vendredi 10 juin 1994, le Quai
d’Orsay écrit dans un communiqué :
L’annonce d’un nouveau massacre à Kigali avec, parmi les victimes, de nombreux enfants, suscite
l’émotion et l’indignation de la France qui condamne ces actes de barbarie.
Il est urgent qu’au sommet de l’OUA à Tunis, les pays de la région exercent toutes les pressions
pour obtenir des parties en conflit au Rwanda l’arrêt immédiat des combats. (...) Il faut par ailleurs
que la MINUAR renforcée puisse se déployer sans délai pour s’interposer entre les parties. La France
confirme qu’elle est prête à contribuer à l’équipement de cette force des Nations unies. [...] 33
Commentant la réaction française à ce massacre, Jean Chatain, dans l’Humanité, constate que « les
massacres ne se sont jamais arrêtés au Rwanda, sauf dans les zones libérées par le Front patriotique ».
Il reproche à cette proposition du Quai d’Orsay de laisser « toute latitude » aux forces gouvernementales
« pour poursuivre le génocide » :
Que signifie le terme « s’interposer » ? S’il veut dire geler les positions entre les forces gouvernementales et celles du FPR, on peut craindre que les premières garderont toute latitude pour poursuivre
le génocide. 34
Le 12 juin, la France envoie une délégation au sommet de l’OUA à Tunis, où le Rwanda est représenté
par le Président intérimaire Théodore Sindikubwabo :
Ibidem, p. 298.
Ibidem, p. 297.
30 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 298] ; Audition de Jean-Michel Marlaud, 13 mai 1998,
ibidem [180, Tome III, Vol. 1, pp. 300-301]. Ce rapport de l’ambassadeur Marlaud n’est pas publié in extenso.
31 Conseil de sécurité de l’ONU, S/PV.3377 p. 12. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=12
32 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 298-299].
33 M. Mas [139, p. 417].
34 Jean Chatain, Rwanda : massacre à l’orphelinat, L’Humanité, 13 juin 1994.
28
29
782
18. LA FRANCE DEMANDE UN CESSEZ-LE-FEU
M. Bruno Delaye, lors de son intervention devant la Mission, confirme l’engagement français en
déclarant : « Nous avons également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un cessez-lefeu tout d’abord sous l’égide des États de la région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud,
puis sous l’autorité de l’OUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le
12 juin ». 35
Le 14 juin, un accord de cessez-le-feu négocié par le Président Mobutu et ses quatre autres pairs
voisins du Rwanda est annoncé lors de la clôture du sommet de l’OUA par le Président tunisien Ben Ali.
Il prend effet le lendemain 15 juin. 36 Il ne sera pas appliqué.
Le 16 juin, selon le Quai d’Orsay, la France travaille pour que « les modérés l’emportent » :
Nous encourageons les pays de la région à jouer un rôle actif [...]
Nous travaillons pour que les modérés l’emportent dans l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient
un réel partage du pouvoir. 37
Rappelons que les principaux leaders modérés ont été assassinés par des gens que la France protège
et sans que le représentant de la France à Kigali ne bouge le petit doigt. Il faut donc concevoir qu’aux
yeux de la France, il existe des génocidaires modérés, ceux qu’elle va continuer de protéger et pousser
vers la table de négociation. Comme on le voit plus loin, ce sont des militaires, avec à leur tête le chef
d’état-major Augustin Bizimungu qui commandait les milices.
Le 24 juin, une analyse du Times constate qu’en dépit des preuves de génocide, la France s’est
maintenue dans une position neutre entre les belligérants :
Despite overhelming evidence of rampant genocide against civilians, orchestrated by those in the
interim government, France has resolutely maintained the “even-handed” approach of condemning
killings on both sides and proposing a ceasefire. A military ceasefire will entrench the legitimacy of
the rump government and is unlikely to save those at risk of genocide in government-held areas. 38
Le 1er juillet, Alain Juppé écrit que la seule solution est dans le « partage du pouvoir » et pour y
parvenir, « il convient d’aider les parties à reprendre le dialogue ». 39
Le 2 juillet, la France, devant l’intensification des combats et surtout l’imminence de la prise de
Kigali par le FPR, demande un cessez-le-feu dans une lettre au Secrétaire général de l’ONU, Boutros
Boutros-Ghali :
[...] La France considère qu’il est de sa responsabilité d’alerter la communauté internationale à
travers vous-même, afin de l’informer de la situation, qui exige, comme cela avait été demandé par
les Nations Unies et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), un cessez-le-feu immédiat. L’arrêt des
combats est en effet le seul moyen véritablement efficace pour stabiliser la situation humanitaire et
ouvrir la voie à une reprise des discussions avec l’aide des pays de la région en vue d’un règlement
politique, à partir des Accords d’Arusha, dont, bien entendu, doivent être exclus les responsables des
massacres et notamment des actes de génocide. 40
L’arrêt des combats est présenté comme le seul moyen, non pas d’arrêter les massacres, mais de
« stabiliser la situation humanitaire », terminologie des plus floues. Ainsi, la France refuse de prendre
en compte qu’un génocide des Tutsi est en cours, comme le rapporteur spécial Degni-Ségui vient de le
reconnaître. Ceci démontre que les propos de certains dirigeants comme Alain Juppé n’étaient que des
paroles pour créer un prétexte pour la France d’intervenir militairement avec un mandat de l’ONU. La
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 298].
M. Mas [139, p. 418].
37 Note de la direction des Affaires africaines du Quai d’Orsay, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport,
p. 297].
38 Cameron Rose, Hostility towards French intervention in Rwanda, The Times, 24 juin 1994, p. 17. Traduction de
l’auteur : En dépit de l’abondance de preuves qu’un génocide est orchestré contre des civils par les membres du gouvernement
intérimaire, la France maintient une approche impartiale, condamnant les tueries perpétrées de part et d’autre et proposant
un cessez-le-feu. Un cessez-le-feu militaire renforcera la légitimité du gouvernement croupion et ne sauvera probablement
pas les personnes menacées de génocide dans la zone gouvernementale.
39 Alain Juppé, La responsabilité de tous, Le Monde, 2 juillet 1994, p. 4.
40 Lettre de Jean-Bernard Mérimée, représentant permanent de la France à l’ONU, au Secrétaire général Boutros BoutrosGhali, 1er juillet 1994, ONU S/1994/798. http://francegenocidetutsi.org/S1994-798.pdf#page=2 Cette lettre est antidatée à l’ONU puisque le télégramme du Quai d’Orsay donnant à M. Mérimée le texte du projet de lettre et le chargeant
de l’adresser au Secrétaire général est daté du 2 juillet. Voir Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, pp. 408-409].
35
36
783
18.6. LE GIR FAIT D’UN CESSEZ-LE-FEU UN PRÉALABLE
lettre ajoute que, en l’absence d’un cessez-le-feu, la France, engagée dans cette opération militaire au
Rwanda, devra, soit se retirer, soit créer une zone humanitaire sûre.
La France mise toujours sur le président Museveni pour faire pression sur Kagame. Mitterrand reçoit
Museveni le 1er juillet. Le 4 juillet, ce dernier organise une entrevue entre Kagame et l’ambassadeur à
Kampala, François Descoueyte. « J’ai demandé à Paul Kagame, rapporte Descoueyte, s’il envisageait
l’arrêt des combats, seul moyen vraiment efficace de stabiliser la situation humanitaire désastreuse du
Rwanda. » 41 Courtois, Kagame ne se formalise pas d’être considéré comme responsable par son offensive
de cette situation humanitaire désastreuse. Il ne s’oppose pas à la création de zones humanitaires et
promet d’annoncer un cessez-le-feu.
Le 6 juillet, le général Dallaire rencontre le général Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR,
qui souhaite un cessez-le-feu très rapide. Cela permettrait de maintenir les FAR au nord-ouest du Rwanda.
La France, contrainte d’abandonner le gouvernement intérimaire, mise sur le chef d’état-major Augustin
Bizimungu. Yannick Gérard télégraphie à Paris le 8 juillet :
SELON LE GÉNÉRAL LAFOURCADE, LE GÉNÉRAL AUGUSTIN BIZIMUNGU CONSERVE
UNE CERTAINE AUTORITÉ SUR LES MILICES MAIS IL SERAIT TRÈS SOUHAITABLE QUE
LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DES FAR SE DÉSOLIDARISE TRÈS VITE POLITIQUEMENT DES
AUTORITÉS DE GISENYI AFIN DE RENFORCER SA POSITION D’INTERLOCUTEUR ET
DE NÉGOCIATEUR. 42
Le 14 juillet, alors que les génocidaires, concentrés dans la région de Gisenyi, fuient vers le Zaïre
ou la zone Turquoise, « face à la rapide dégradation de la situation au Rwanda », 43 la France tente
une dernière fois de leur sauver la mise et demande une réunion du Conseil de sécurité qui, dans une
déclaration présidentielle, « exige un cessez-le-feu immédiat et sans préalable » et lance un « appel pressant
à la relance du processus politique dans le cadre de l’Accord de paix d’Arusha ». 44
18.6
Le GIR fait d’un cessez-le-feu un préalable pour arrêter les
massacres
L’analyse du Gouvernement intérimaire rwandais et celle de la France diffèrent peu sur le fond. Dans
la version du gouvernement intérimaire, le FPR, aidé par les Belges, est l’auteur de l’attentat du 6 avril.
Les massacres sont des réactions de colère de la population face à l’assassinat du président et à la tentative
des Tutsi de reconquérir le pouvoir pour remettre les Hutu en esclavage. Le préalable est donc la cessation
des opérations militaires du FPR.
Le colonel Bagosora répond à Mme Bushnell que l’offensive du FPR provoque les massacres et qu’il faut
d’abord obtenir un cessez-le-feu, quand celle-ci l’appelle le 28 avril pour qu’il fasse cesser les massacres. 45
Lors de son séjour au Rwanda du 16 au 20 juin 1994, le rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme, René Degni-Ségui, rencontre Augustin Bizimungu, chef d’état-major des Forces armées
rwandaises :
Ce dernier lui a expliqué que les autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations pour
qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les écouteraient, mais que la conclusion d’un
accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un tel appel. 46
41 TD Kampala 562 4/7/1994, 15 h 39, signé Descoueyte. Objet : Entretien avec le Président Museveni et Paul Kagame
(4 juillet). http://francegenocidetutsi.org/Descoueyte4juillet1994.pdf
42 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 412]. http://francegenocidetutsi.org/
Gerard7juillet1994.pdf
43 Hervé Ladsous, Lettre au Président du Conseil de sécurité, 14 juillet 1994. Cf. ONU, S/1994/823. http://
francegenocidetutsi.org/S1994-823.pdf
44 3405e séance du Conseil de sécurité S/PV.3405 http://francegenocidetutsi.org/spv3405-1994.pdf#page=2 ; ONU,
S/PRST/1994/34.
45 Voir section 15.4.2 page 666.
46 Rapport sur la situation des Droits de l’homme au Rwanda établi par le Rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme S/1994/1157, section 65, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=17
784
18. LA FRANCE DEMANDE UN CESSEZ-LE-FEU
18.7
Demander un cessez-le-feu, c’est assurer les criminels de
l’impunité
Demander un cessez-le-feu paraît raisonnable, mais dans le contexte d’un génocide, cela revient à
donner aux massacreurs un statut de belligérant normal. C’était demander un cessez-le-feu entre ceux
qui commettaient le génocide et ceux qui luttaient pour l’arrêter.
Pierre Gakumba, militant de l’Association rwandaise pour la défense des droits de l’homme (ARDHO),
déclare le 25 mai 1994 devant la Commission des Droits de l’homme de l’ONU à Genève :
If people were dying in Rwanda, it was not because of the war between the RPF and the government army. The genocide, which had been prepared long before, was occuring even in regions
that had been spared by the fighting. As long as emphasis was placed on cease-fires and negotiations
rather than punishing the criminals, impunity would continue to reign and the massacres would only
recur. 47
Mme Des Forges, de Human Rights Watch, demande à la Commission des Droits de l’homme, lors de
sa session extraordinaire le 25 mai 1994 :
[...] d’insister pour que l’impunité ne soit pas accordée aux accusés [de génocide] dans le cadre
d’un règlement de paix et de déléguer à cet effet aux négociations de paix un représentant pour faire
en sorte qu’aucun marché ne soit conclu avec les personnes accusées de génocide, [...] 48
« Comment ignorer, écrit Rony Brauman, que le principe d’un cessez-le-feu remettait en selle les
auteurs du génocide puisque c’est avec eux qu’il aurait fallu le signer. » 49
Nous constatons que l’action diplomatique de la France est en parfaite symbiose avec celle du Gouvernement intérimaire rwandais. Elle considère que c’est le FPR qui est la cause des massacres. Jamais elle
ne conjure le GIR de les arrêter. Elle ne reconnaîtra jamais qu’il commet un génocide contre les Tutsi. La
France dénoncera sans cesse une agression de l’Ouganda, et, se donnant un rôle de conciliateur, œuvrera
pour un cessez-le-feu entre les parties et pour un partage du pouvoir conforme aux Accords d’Arusha, qui
accordaient un rôle majeur à des dirigeants politiques et des partis coupables maintenant de génocide.
Elle appuiera toujours les organisateurs du génocide et, quand ceux-ci deviennent trop connus, elle met
en avant le chef d’état-major des FAR, accréditant, contre toute évidence, que celui-ci n’est pour rien
dans les massacres.
Mais la France ne sera pas seule à ne voir qu’un conflit armé plutôt qu’un génocide. La plupart
des diplomates, que ce soit dans le cadre de l’ONU ou de l’OUA, quoique pour la plupart moins liés
au Gouvernement intérimaire rwandais que la France, dépenseront beaucoup d’énergie à considérer des
assassins comme des interlocuteurs valables pour une négociation.
Une telle critique est formulée par le rapporteur de la Mission d’information parlementaire, non pas
à l’égard de la France, mais à l’égard de l’ONU et de Boutros Boutros-Ghali. Quoique le Secrétaire
général soit très lié à la France, comme nous le voyons par ailleurs, il est vraiment trop facile de reporter
sur l’ONU les fautes de notre pays. Nous pensons que cette critique est vraiment très pertinente pour
caractériser l’action diplomatique du gouvernement français :
Que fait donc la MINUAR après le 6 avril 1994 ? Le Secrétaire général retrace ainsi ses actions
dans son rapport du 20 avril :
« Pour faire face à cette situation de profonde insécurité et de crise humanitaire, la MINUAR,
s’est employée à :
a) Obtenir un accord sur un cessez-le-feu, devant être suivi de négociations politiques entre les
deux parties afin de relancer le processus de paix prévu par l’Accord d’Arusha ; » [...]
Il ajoute immédiatement après cette énumération : « De toutes ces tâches, la première était la
plus urgente : obtenir un accord de cessez-le-feu en se mettant en rapport avec des représentants des
47 Session spéciale de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU sur le Rwanda E/CN.4/S-3/SR.4 section 15, p. 5.
Traduction de l’auteur : Si les gens meurent au Rwanda, ce n’est pas à cause de la guerre entre le FPR et l’armée rwandaise.
Le génocide, qui a été préparé longtemps à l’avance, a été exécuté aussi dans des régions épargnées par les combats. Tant
qu’on insiste pour obtenir un cessez-le-feu et des négociations plutôt que de punir les criminels, l’impunité continuera à
régner et les massacres se reproduiront. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR4.pdf#page=5
48 Commission des Droits de l’homme, E/CN.4/S-3/SR.3, p. 15. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR3.
pdf#page=15
49 Rony Brauman, Devant le mal - Rwanda - un génocide en direct [46, p. 34].
785
18.7. UN CESSEZ-LE-FEU, C’EST ASSURER LES CRIMINELS DE L’IMPUNITÉ
forces armées et du FPR, dans l’espoir que s’ensuivraient des initiatives politiques en vue de relancer
le processus de paix prévu par l’Accord d’Arusha ».
Cette dernière remarque montre à quel point le schéma de pensée qui prévaut à l’époque au
sein de l’ONU est en total décalage avec la réalité. Le Secrétaire général estime à l’évidence que les
massacres ne sont que la conséquence de la reprise des combats alors même qu’ils les ont précédés
et qu’ils obéissent à leur propre logique, celle d’un génocide. Il est pour le moins étonnant de voir
le Secrétaire général continuer d’analyser la situation comme un retard supplémentaire dans la mise
en œuvre du processus d’Arusha alors même qu’elle a fondamentalement changé de nature. Il est
au reste assez choquant de lire que l’action politique est la véritable priorité alors que l’urgence, à
l’évidence, consistait en la préservation de la vie des personnes. 50
Les dirigeants français ne se sont, eux aussi, pas fait de souci pour la préservation de la vie des Tutsi
et de ceux qui ont voulu les défendre.
50
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 284].
786
Chapitre 19
Soutien sur la scène internationale
du gouvernement qui organise le
génocide
Il est souvent avancé en France que l’Organisation des Nations Unies, qui avait envoyé une force de
maintien de la paix au Rwanda (la MINUAR), a été incapable, devant les massacres d’avril, de prendre
les décisions qui s’imposaient et n’a pas empêché le génocide des Tutsi.
C’est tout à fait exact. Hormis les actes courageux des membres de la MINUAR restés au Rwanda
après le 21 avril, le rôle de l’ONU a été honteux. En particulier, pendant tout le génocide, le Conseil de
sécurité a toléré la présence d’un représentant du Gouvernement intérimaire rwandais qui organisait ce
génocide.
Nous avons montré que c’est la France qui a impliqué l’organisation des Nations Unies au Rwanda. 1
Mais sa participation à la force de maintien de la paix a été refusée par le FPR.
De 1990 à 1994, la France est maître du jeu au Rwanda. Elle accorde au gouvernement d’Habyarimana
un soutien indéfectible. À la mort de ce dernier, la France contribue à former et soutient le Gouvernement
intérimaire rwandais qui organise le génocide. Elle est en grande partie responsable de l’impuissance de
l’ONU à arrêter ce génocide.
19.1
Le rôle majeur de la France au Conseil de sécurité
Membre permanent du Conseil de sécurité, 2 la France joue un rôle majeur dans les décisions de ce
Conseil, donc de l’ONU. Les décisions du Conseil sont contrôlées par trois grandes puissances, les ÉtatsUnis, la Grande-Bretagne et la France, les deux autres membres permanents, la Russie et la Chine jouant,
à cette époque, un rôle beaucoup plus effacé. La France a plusieurs cartes dans son jeu. D’une part, elle
bénéficie du soutien d’États amis, ceux de son pré-carré africain et quelques autres. En 1994, ce sont le
Rwanda, Djibouti et Oman qui ont un siège au Conseil de sécurité. D’autre part, elle dispose d’une carte
maîtresse en la personne du Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali, diplomate égyptien francophone,
qu’elle a contribué à faire élire à ce poste, en dépit des États-Unis. 3 Une troisième carte qui va être
déterminante, c’est le choix par Boutros-Ghali de Jacques Roger Booh-Booh, ancien ambassadeur du
Cameroun en France, comme représentant spécial au Rwanda.
Au Conseil de sécurité, la France a défendu le point de vue du Gouvernement intérimaire rwandais. Elle
Voir section 2.18 page 153.
Ce serait Winston Churchill qui aurait obtenu pour la France, à la conférence de Yalta, un siège de membre permanent du Conseil de sécurité. La survivance de cette anglophobie appelée « complexe de Fachoda » en est d’autant moins
compréhensible.
3 Boutros Boutros-Ghali est élu secrétaire général, le 21 novembre 1991. Le président George Bush père, soutenant la
candidature du prince Sadruddin Aga Khan, les USA se sont abstenus sur le choix de Boutros-Ghali. La première personne
qu’appela l’heureux élu après Hosni Mubarak, fut François Mitterrand. Cf. L. Melvern [140, p. 75].
1
2
787
19.2. LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL BOUTROS BOUTROS-GHALI EST ACQUIS À LA FRANCE
Résolution
Date
Pour
Contre
Abst.
France
Rwanda
Djibouti
Oman
893
06/01/94
15
0
0
P
P
P
P
909
05/04/94
15
0
0
P
P
P
P
912
21/04/94
15
0
0
P
P
P
P
918-B
17/05/94
14
1
0
P
C
P
P
918
17/05/94
15
0
0
P
P
P
P
928
20/06/94
15
0
0
P
P
P
P
929
22/06/94
10
0
5
P
P
P
P
935
01/07/94
15
0
0
P
P
P
P
Table 19.1 – Vote des résolutions sur le Rwanda au Conseil de sécurité par la France et ses alliés (P
= pour, C = contre. La résolution 918-B concerne l’embargo sur les armes, la résolution 929 concerne
l’opération sous chapitre VII proposée par la France (Turquoise)
l’a fait défendre également par Oman et Djibouti. 4 On peut le vérifier d’après les votes, voir tableau 19.1
page 788, quoique, d’une manière générale, les votes se fassent à l’unanimité, sans quoi la résolution n’est
pas présentée.
19.2
Le Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali est acquis à
la France
La France – Mitterrand en particulier – est très liée au Secrétaire général de l’ONU, Boutros BoutrosGhali, un homme politique égyptien parlant très bien français. Elle a soutenu contre les États-Unis
sa candidature au poste de Secrétaire général. Lui devant son poste, Boutros-Ghali est un obligé de
François Mitterrand. Durant toute la crise rwandaise, il se montre favorable au point de vue français et
il « bénéficiait d’un soutien appuyé de la France ». 5 Quand il quitte ses fonctions à l’ONU, la France le
remercie de ses bons services en lui offrant le poste doré de Secrétaire général à la francophonie.
Par ailleurs, Boutros Boutros-Ghali est lié au Président Habyarimana. Alors qu’il était ministre des
Affaires étrangères de l’Égypte, le 16 octobre 1990, Boutros-Ghali a une entrevue avec l’ambassadeur du
Rwanda, Célestin Kabanda, à la suite de laquelle un accord de vente d’armes de l’Égypte au Rwanda
est conclu. 6 Ainsi, par l’intermédiaire de Boutros Boutros-Ghali, l’Égypte devient un des principaux
fournisseurs d’armes du Rwanda. 7
Durant le génocide, Boutros-Ghali défend le point de vue français en faveur du GIR. Son absence du
siège de l’ONU 8 témoigne du peu de cas qu’il fait du génocide en cours. Le 13 avril 1994 à Bonn, il se
prononce en faveur d’un retrait de la MINUAR. Au ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes,
qui lui dit que le gouvernement belge retire ses troupes de la MINUAR parce que la mission de celle-ci
est devenue sans objet et qu’elle est en danger, Boutros-Ghali répond : « Je partage votre analyse », 9 et
il écrit au Conseil de sécurité :
Puisque les Belges s’en vont et que je me rends compte que je ne pourrai pas les remplacer, j’en
tire toutes les conséquences. 10
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 745].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 732].
6 L. Melvern [140, p. 31]. http://francegenocidetutsi.org/CoopMilitaireRwandaEgypte1991.pdf
7 C. Braeckman [44, p. 215].
8 Il n’interrompt pas son voyage de trois semaines en Europe et il est en général absent de New York d’avril à juin, en
dépit de la gravité des événements au Rwanda. Cf. L. Melvern [140, pp. 139, 149 note 11].
9 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.2, p. 522]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=522
10 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.2, p. 523] http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=523 ; Blue book [164, p. 259].
4
5
788
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Les dirigeants français rencontrent Boutros-Ghali à plusieurs occasions durant le génocide :
- François Mitterrand à Paris, le 11 mai 1994. 11
- Bernard Kouchner à Johannesbourg, le 9 mai 1994. 12
- Alain Juppé à Paris. 13
19.3
Le représentant spécial Booh-Booh, grand ami de BoutrosGhali et de la France
Le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Rwanda, Jacques-Roger Booh-Booh, est
parent du président Biya, grand ami du président Habyarimana, il est ancien ministre des Affaires étrangères du Cameroun et ancien ambassadeur en France. Il partage le point de vue de la France sur le
Rwanda. 14
Il serait lié au Président Habyarimana :
Il semble que Jacques-Roger Booh-Booh accordait souvent le bénéfice du doute à Habyarimana
et à son groupe. 15
Quatre jours avant l’attentat du 6 avril 1994, Booh-Booh était en visite à la résidence présidentielle
de Gisenyi en compagnie du colonel Bagosora et de Joseph Nzirorera, 16 tous deux accusés de génocide
devant le TPIR. 17
Au Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (DOMP), on considère que BoohBooh est pro-Habyarimana et que, à l’opposé, Dallaire, qui ne s’entend pas avec Booh-Booh, est pro-FPR.
Cela amènera à douter des informations données par Dallaire. Voici comment, d’après le rapport de l’OUA,
ils sont vus par les responsables du DOMP au moment de l’affaire de l’informateur Jean-Pierre en janvier
1994 :
Booh-Booh et Dallaire ne s’entendaient pas, il leur arrivait souvent de faire des analyses différentes
de la situation locale et ils avaient tous deux accès à des groupes d’informateurs différents dans une
société fortement polarisée. Booh-Booh était largement considéré comme proche du camp gouvernemental, ce qui lui attirait l’animosité du FPR, et Dallaire comme proche du FPR, ce qui le rendait
suspect aux yeux du gouvernement ; les critiques de Booh-Booh croyaient qu’il était aveuglé par ses
liens avec le cercle présidentiel, alors que Dallaire était simplement appelé « le Tutsi ». On nous a
suggéré que Booh-Booh estimait que le maintien de bonnes relations personnelles avec Habyarimana
permettrait de faciliter la mise en œuvre des Accords d’Arusha. Son point de vue était donc souvent
moins pessimiste et moins apocalyptique que celui de Dallaire [...] 18
Dans la nuit du 6 au 7 avril, il ne proteste pas quand Bagosora lui dit
le Premier ministre. Il se réfugie le 8 à l’hôtel Méridien après avoir refusé
MINUAR, car il se méfie du général Dallaire. 19
En guise de Mémoire sur ces jours tragiques, Booh-Booh publie un livre
cule contre le général Dallaire, qui était son subordonné et ne lui obéissait
que les militaires rejettent
de s’installer au QG de la
en 2005, un pamphlet ridipas selon lui. Insistant sur
11 Jean Vidal, conseiller diplomatique, Note pour le président de la République, 11 mai 1994. Objet : Entretien avec M.
Boutros-Ghali (mercredi 11 mai à 19 h).
12 Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 1994, p. 4.
13 Bruno Delaye, Point hebdomadaire de situation sur l’Afrique. Mardi 14 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye14juin1994.pdf#page=2
14 Gérard Prunier dit de lui : « Il essaie de ne pas choisir son camp ; un jour il critique sévèrement le Président (et
à juste titre) pour sa manie systématique de faire traîner, et l’autre jour il exaspère le FPR et l’opposition démocrate en
soutenant le CDR qui exige de faire partie du gouvernement. » [175, p. 247].
15 OUA, Le génocide au Rwanda et ses conséquences [97, section 13-30, p. 105]. http://francegenocidetutsi.org/
OUA-Rwanda.pdf#page=105
16 F. Reyntjens [182, p. 22]. Durant le week-end de Pâques Booh-Booh rencontre deux fois Habyarimana. Sont également
présents, l’épouse du président, Alphonse Higaniro, gendre du médecin du président, Pasteur Musabe, frère de Bagosora,
le colonel Anatole Nsengiyumva, commandant de Gisenyi, Joseph Nzirorera, secrétaire général du MRND, coordonnateur
des opérations des Interahamwe. Cf. G. Prunier [175, p. 288]. Le général Dallaire tente de dissuader Booh-Booh d’accepter
l’invitation d’Habyarimana. Cf. R. Dallaire [72, pp. 277-278].
17 Linda Melvern [140, p. 135, note 44].
18 OUA, Le génocide au Rwanda et ses conséquences [97, section 13-29, p. 105]. http://francegenocidetutsi.org/
OUA-Rwanda.pdf#page=105
19 R. Dallaire [72, pp. 341-342].
789
19.3. J.-R. BOOH-BOOH, GRAND AMI DE BOUTROS-GHALI ET DE LA FRANCE
les conquêtes féminines de Dallaire, il cite un tract contre lui qui lui reproche de ne pas voir des jeunes
partir « au renflouement des rangs du FPR » et au contraire courir enquêter « après des camps d’entraînement imaginaires » de miliciens. Ce tract, cité dans le but d’accabler Dallaire, reprend les thèmes de
la propagande raciste des extrémistes hutu :
Pressé comme la diarrhée pour accourir
Au moindre appel des nobles d’Antan,
Mais froid comme la mort s’il faut secourir,
Les descendants des serfs de l’ancien temps,
Comme si leur sang différait de couleur,
Pourquoi et pour qui es-tu là Brigadier ? 20
Ce faisant, l’ancien représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, trahit son affinité pour les
thèses Hutu Power des extrémistes organisateurs du génocide. 21
Le conseiller politique de Booh-Booh, Mamadou Kane, partage la même inimitié pour Dallaire.
Booh-Booh aurait assisté à la prestation de serment du gouvernement intérimaire le 9 avril. 22
Le général Dallaire a été obligé d’assumer les responsabilités politiques, à partir de la nuit du 6 au 7
avril, selon le rapport du Sénat belge :
– M. Booh Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies.
La commission estime que le représentant spécial n’a pas été à la hauteur de sa mission. À partir du
6 avril, il a été totalement passif. Concrètement, cela a eu pour conséquence que le général Dallaire, le
Force Commander, a dû s’occuper également des aspects politiques de la mission MINUAR, l’aspect
militaire ayant été relégué au second plan. 23
Le rapport Carlsson le dit de manière à peine plus diplomatique :
La MINUAR se serait ressentie du manque d’ascendant politique du Représentant spécial [...] 24
Booh-Booh transmet à l’ONU des informations exprimant le point de vue du Gouvernement intérimaire rwandais, contredisant celles données par le général Dallaire :
Pendant les premières semaines de violence, le Conseil de sécurité a apparemment reçu des rapports inadéquats sur la situation, spécialement ceux qui étaient basés sur l’information fournie pas le
représentant spécial du Secrétaire-général, Jacques-Roger Booh-Booh. Qualifiés par The Washington
Post du 8 mai de « confus, embellis, décrivant des tueries réciproques et chaotiques », ces rapports
ne faisaient pas état de la nature systématique et organisée du génocide qui à ce moment était déjà
établie par les reportages dans la presse. 25
Lors des discussions sur l’avenir de la MINUAR entre le 12 et le 21 avril, Booh-Booh se révèle partisan
du retrait complet de la MINUAR. 26
Fin avril, alors que le génocide est patent, le personnel des Nations Unies au Rwanda continue de
prétendre que l’ONU est « neutre » au Rwanda et tente de négocier un cessez-le-feu :
Le Représentant spécial Jacques-Roger Booh-Booh refusait de critiquer le gouvernement intérimaire, alors même que ses principaux membres incitaient activement la population au génocide ; à
l’inverse, si l’une des parties faisait l’objet de critiques, il s’employait scrupuleusement à rééquilibrer la
situation en critiquant l’autre partie. Nous regrettons profondément que Booh-Booh n’ait pas insisté
et qu’il ait échoué à faire comprendre à New York que les génocidaires devaient être amenés à assumer
leurs agissements haineux. 27
20
138].
Anémone Mbonabucya, Au brigadier Dallaire, l’impénitent, Kigali, 26 février 1994. Cf. J.-R. Booh-Booh [43, pp. 137-
J.-R. Booh-Booh était bien vu de la RTLM. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 272].
Voir section 10.4 page 573.
23 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 4.11, p. 716]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=716
24 Ingvar Carlsson, Rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, 16 décembre 1999, ONU, S/1999/1257, section 15, p. 52. http:
//francegenocidetutsi.org/Carlsson-fr.pdf#page=52
25 Human Rights Watch, Génocide au Rwanda, May 1994 Vol. 6, No. 4.
26 R. Dallaire [72, p. 376].
27 OUA, Le génocide au Rwanda et ses conséquences [97, section 15.19, p. 129]. http://francegenocidetutsi.org/
OUA-Rwanda.pdf#page=129
21
22
790
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
J.-R. Booh-Booh fuit à Nairobi. Il démissionne le 15 juin. 28 Il est remplacé le 1er juillet par Mohamed
Shaharyar Khan du Pakistan. 29
19.4
Les États-Unis et la Grande-Bretagne en spectateurs
Les mêmes qui accuseront l’ONU de son incapacité à arrêter les massacres montrent du doigt les
États-Unis et la Grande-Bretagne pour avoir empêché tout renforcement de la MINUAR et avoir plaidé
pour son retrait total. Certains vont même les désigner comme les responsables de la paralysie de l’ONU.
Cependant, ces analyses passent sous silence le fait que ces deux pays, États-Unis et Grande-Bretagne,
n’avaient pas d’intérêt particulier pour le Rwanda, contrairement à ce que représentaient pour eux le riche
Zaïre et les États de l’Est africain. Ils considéraient que le Rwanda était dans la zone d’influence de la
France. Ce n’est bien sûr pas une excuse pour ces deux membres permanents du Conseil de sécurité
d’avoir entravé l’action de l’organisation internationale.
Nous divergeons ici totalement avec l’opinion répandue en France, de l’extrême droite à l’extrême
gauche, selon laquelle le génocide des Tutsi s’intégrerait dans un « grand jeu géopolitique » où par « une
stratégie sans scrupule » les États-Unis d’Amérique cherchent à prendre en main l’Afrique médiane. 30
Cette analyse peut trouver quelques justifications dans les événements à partir de 1996, mais jusqu’à
1994, nous ne voyons aucune trace d’un intérêt quelconque des États-Unis pour le Rwanda.
Au contraire, nous observons François Mitterrand faire appel par deux fois au président des États-Unis
pour qu’il intervienne à propos du Rwanda. Le 15 janvier 1993, il écrit au président Bush (père) pour
lui demander de venir en aide aux déplacés de guerre au Rwanda, 31 et le 27 septembre 1993, il écrit au
Président Clinton pour qu’il accepte de voter en faveur de la résolution créant la MINUAR. 32
19.5
Fin mars, Boutros-Ghali omet d’évoquer le risque de génocide
Dans son 2e rapport sur le déploiement de la MINUAR, 33 avant la réunion du Conseil de sécurité du
5 avril 1994 qui va proroger le mandat de la MINUAR, Boutros Boutros-Ghali n’aborde que la question
de la mise en place des institutions de transition prévues par les Accords d’Arusha et le déploiement de la
MINUAR et de la CIVPOL. Il omet de parler des risques de génocide évoqués pourtant par M. Waly Bacre
Ndiaye, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, dans son rapport publié
le 11 août 1993 et passé sous silence depuis. 34 Il omet de parler des révélations de l’informateur JeanPierre, vérifiées par la MINUAR 35 et transmises à son secrétariat le 11 janvier 1994. Alors qu’il confirme la
préparation du massacre des Tutsi, le contenu de ce fax n’a pas été rendu public et les membres du Conseil
de sécurité n’en n’ont pas eu connaissance. Boutros-Ghali évoque cependant la tension grandissante, les
graves troubles de fin février à Kigali 36 et les distributions d’armes à la population, 37 mais sans les
replacer dans le cadre de la planification d’un génocide qui est pourtant déjà dénoncée dans le rapport
de M. Waly Bacre Ndiaye.
M. Mas reproduit le communiqué où Booh-Booh justifie sa démission [139, p. 421].
L. Melvern [140, p. 248].
30 F. Arzalier [28, pp. 190-191].
31 Le Président de la République à S.E. Monsieur George Bush, Président des États-Unis d’Amérique, 15 janvier 1993.
http://francegenocidetutsi.org/MitterrandBush15janvier1993.pdf
32 Le Président de la République à S.E. Monsieur William J. Clinton, Président des États-Unis d’Amérique, 27 septembre
1993. http://francegenocidetutsi.org/MitterrandClinton27septembre1993.pdf
33 ONU, S/1994/360, 30 mars 1994. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-360.pdf
34 Voir section 4.2.9 page 196.
35 Voir section 4.3.10 page 219.
36 ONU, S/1994/360 section 13, 27. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-360.pdf#page=3
37 Ibidem, section 28. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-360.pdf#page=8
28
29
791
19.6. LA FRANCE SOUTIENT LA CDR DEVANT LE CONSEIL DE SÉCURITÉ
19.6
La France soutient la CDR devant le Conseil de sécurité
Le 28 mars 1994, la France s’est associée à l’« Appel solennel » de la communauté diplomatique,
réunie autour de M. Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU qui demandait
l’intégration de la CDR dans les institutions de transition. 38 La France a sans aucun doute fait plus que
de s’associer à cet appel.
Le 5 avril 1994, veille de l’attentat, lors de la discussion au Conseil de sécurité à propos de la prolongation de quatre mois du mandat de la MINUAR, le représentant de la France, Jean-Bernard Mérimée,
est le seul, avec le représentant du Rwanda, à évoquer le problème de la participation de la CDR, Coalition pour la défense de la République, aux institutions de transition et soutient même explicitement la
participation de cette organisation raciste. 39
Rappelons que la CDR a été créée en 1992 pour entraver les négociations de paix d’Arusha et empêcher leur application. Elle incite ouvertement à la haine et à l’élimination des Tutsi. Mais, début 1994,
pour continuer à faire obstruction à l’application des accords, la CDR revient sur son refus de signer le
Code d’éthique. Certains partis d’opposition et le FPR rétorquent alors que la philosophie de la CDR est
incompatible avec des institutions démocratiques. Ce refus fournit à Habyarimana un argument supplémentaire pour bloquer la mise en œuvre des accords. Le soutien à la CDR, le parti hutu le plus extrémiste,
est une constante de la politique française. 40 Il se manifestera publiquement par l’accueil de son dirigeant
Jean-Bosco Barayagwiza le 27 avril 1994 à Paris, pendant le génocide. 41
À cette séance du 5 avril, le Conseil de sécurité prolonge de quatre mois le mandat de la MINUAR
mais ne renforce pas son mandat, alors que les distributions d’armes à la population se multiplient, qu’il
y a eu de nombreux attentats et assassinats, à Kigali en particulier au mois de février, et que la mise en
place des accords est bloquée par ceux qui ne veulent pas voir le FPR au gouvernement ni dans l’armée.
19.7
La déclaration du président du Conseil de sécurité du 7
avril
Le 6 avril 1994 à 19 h 10, heure de New York, le Conseil de sécurité rend hommage à la mémoire
des Présidents du Rwanda et du Burundi. Le 7 avril, le président du Conseil de sécurité, Colin Keating, ambassadeur de Nouvelle-Zélande, fait, à 19 h 40, une déclaration présidentielle particulièrement
énergique :
Le Conseil de sécurité condamne fermement tous les actes de violence et en particulier ces attaques
contre le personnel des Nations Unies et demande aux forces de sécurité rwandaises et aux unités
militaires et paramilitaires de mettre fin à ces attaques et de coopérer pleinement avec la MINUAR
pour mettre en œuvre son mandat. 42
Cette déclaration, qui met directement en cause les « forces de sécurité rwandaises » et les « unités
militaires et paramilitaires », tranche avec l’attitude du Conseil de sécurité dans la suite. Elle accuse
ouvertement les forces de sécurité rwandaises de la dégradation de la situation. Certes, la véhémence du
texte est plus inspirée par la mise à mort de soldats de l’ONU que par l’assassinat de nombreux Rwandais.
Mais elle est d’autant plus étonnante que les déclarations présidentielles sont rédigées à l’unanimité des
membres. Nul doute que ce jour-là, certains représentants sont occupés ailleurs. On ne voit d’ailleurs pas
bien au nom de qui M. Bizimana, le représentant du Rwanda, pourrait s’exprimer, ce 7 avril.
19.8
La France soutient le GIR à l’ONU
Peu de textes publics du Conseil de sécurité expriment réellement la position française. D’une manière
générale, les positions des représentants de la France et du Rwanda au Conseil de sécurité ne divergent
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 207] ; L. Melvern [140, p. 106].
Voir section 2.14.1 page 141.
40 Voir section 2.14.1 page 136.
41 Voir section 16.2 page 727.
42 3361e séance du Conseil de sécurité de l’ONU, S/PV.3361, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/spv3361-1994.pdf#
page=2 La déclaration présidentielle est publiée. Cf. ONU, S/PRST/1994/16, 8 avril 1994. http://francegenocidetutsi.
org/sprst1994-16.pdf
38
39
792
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
pas. De nombreux éléments démontrent que le représentant de la France pèse de tout son poids sur celui
du GIR.
Le gouvernement intérimaire n’a pas encore été installé officiellement qu’il s’exprime déjà par la voix
de l’ambassadeur de France, le 8 avril au soir :
Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris d’une éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants, le Gouvernement intérimaire et les Forces armées
rwandaises, extrêmement méfiants à l’égard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette opération. Il a indiqué que des interventions de diplomates français auprès des FAR et du Gouvernement
intérimaire avaient été nécessaires pour que l’autorisation soit accordée aux autorités belges. 43
On ne peut exprimer plus clairement comment la France contrôle la représentation du GIR au Conseil
de sécurité que ce télégramme du 16 juin qui demande à la représentation française à l’ONU d’enjoindre
au représentant du Rwanda de se taire au cours des discussions sur le mandat à donner à l’intervention
militaire française :
- VIS-À-VIS DU REPRÉSENTANT DU RWANDA :
LE DÉPARTEMENT VOUS DEMANDE D’APPROCHER CONFIDENTIELLEMENT M. BISIMANA [sic] POUR LUI FAIRE COMPRENDRE QUE NOUS ATTENDONS DE LUI QU’IL
N’INTERVIENNE PAS DANS LES DISCUSSIONS À VENIR AU CONSEIL.
SIGNÉ : LAPOUGE. 44
On verra plus loin que c’est la France qui demande le 19 juillet au représentant du GIR de se retirer. 45
19.9
Comment le GIR est-il resté membre du Conseil de sécurité ?
À partir du 1er janvier 1994, le Rwanda siège pour deux ans au Conseil de sécurité en tant que membre
non permanent, suite à un vote de l’assemblée générale de l’ONU. L’anomalie est que, le Rwanda faisant
l’objet d’une opération de maintien de la paix de l’ONU suite à un conflit dont le gouvernement rwandais
était l’une des parties, celui-ci soit élu membre du Conseil de sécurité.
Le rapport de la commission Carlsson juge anormale la présence du gouvernement rwandais au Conseil
de sécurité :
Le fait que le Rwanda, représenté par le gouvernement Habyarimana, était membre du Conseil de
sécurité depuis janvier 1994 a compliqué la tâche du Conseil. En effet, l’une des parties à l’Accord de
paix d’Arusha avait ainsi pleinement accès aux discussions du Conseil et pouvait essayer d’y influer
sur la prise de décisions. Que l’une des parties à un conflit inscrit à l’ordre du jour du Conseil ait été
le pays hôte d’une opération de maintien de la paix, à l’encontre duquel un embargo sur les armes a
par la suite été imposé par cet organe dont il était membre, voilà qui ne pouvait avoir que des effets
malencontreux. 46
Il considère que la présence du Rwanda a nui au bon fonctionnement du Conseil de sécurité :
Les dommages causés ressortent clairement du comportement des représentants du Rwanda au
Conseil de sécurité pendant la période considérée. Fonctionnaires du Secrétariat et représentants des
États membres du Conseil à l’époque ont les uns et les autres informé la Commission que la présence
du Rwanda avait influé de façon préjudiciable sur la qualité de l’information que le Secrétariat estimait
pouvoir apporter au Conseil, aussi bien que sur la nature des débats de cet organe. 47
Après l’attentat qui a coûté la vie au président rwandais et les assassinats qui ont éliminé les ministres, le Premier ministre en particulier, et de nombreuses personnalités de l’opposition, la France use
certainement de son influence pour que le siège du Rwanda au Conseil de sécurité reste occupé par le
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 297].
Jacques Lapouge, TD diplomatie, 16 juin 1994, Objet : Intervention à des fins humanitaires au Rwanda, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/Lapouge16juin1994.pdf
45 Voir section 19.30 page 827.
46 I. Carlsson, Rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation des Nations
Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, 16 décembre 1999, ONU, S/1999/1257, III-Conclusion, section 18. http:
//francegenocidetutsi.org/Carlsson-fr.pdf#page=54
47 I. Carlsson, ibidem.
43
44
793
19.9. COMMENT LE GIR EST-IL RESTÉ MEMBRE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ ?
représentant du Gouvernement intérimaire formé le 8 avril, lors du putsch. L’opération est d’autant plus
facile que le représentant du Rwanda, Jean-Damascène Bizimana, est lui-même acquis à la cause des
extrémistes qui ont pris le pouvoir.
Apporter la preuve directe du rôle de la France n’est pas possible, vu l’opacité du fonctionnement
des réunions informelles du Conseil de sécurité, vu le filtrage des documents communiqués à la Mission
d’information parlementaire et celui que celle-ci a exercé avant publication.
Néanmoins, il est certain que le gouvernement rwandais issu du coup d’État a été mis en place dans
les plus brefs délais, à l’issue de plusieurs réunions dont au moins deux ont été tenues à l’ambassade
de France. 48 Vraisemblablement, certaines formulations dans les documents qui ont annoncé la création
du GIR ont été suggérées par l’ambassadeur de France à Kigali pour présenter la naissance du nouveau
gouvernement dans un cadre légal, celui des Accords d’Arusha, créer l’illusion de la continuité, masquer
le coup d’État, et obtenir l’aval du Conseil de sécurité.
Ainsi, les circonstances du putsch sont gommées. La constitution de 1991 est invoquée pour justifier
la nomination du président intérimaire, alors que depuis les accords de paix d’Arusha, elle n’est plus en
vigueur. Les partis d’où proviennent les ministres du nouveau gouvernement sont les mêmes que l’ancien.
Mais tous proviennent de la tendance Power, ce qui depuis New York, n’apparaît que comme une nuance,
et aucun n’est tutsi. De plus, une large place est réservée aux Hutu du Centre et du Sud, au MDR en
particulier, qui garde le poste de Premier ministre. Le protocole d’accord, signé par ces cinq partis le 8
avril en vue de la mise en place du gouvernement, stipule :
Article 4 - Les Partis signataires de ce protocole additionnel se sont mis d’accord pour assigner
au Gouvernement à mettre en place la mission suivante :
a) Assurer la gestion effective des affaires de l’État en mettant un accent particulier sur le rétablissement rapide de l’ordre et de la sécurité des personnes et des biens.
b) Poursuivre les discussions avec le Front patriotique rwandais pour la mise en place des Institutions de la Transition à base élargie, dans un délai ne dépassant pas six semaines. [...] 49
L’application des Accords de paix d’Arusha est toujours à l’ordre du jour de ce gouvernement alors
que, d’une part, la procédure suivie pour le former est une violation de ces accords et que, d’autre part,
la garde présidentielle a ouvert le feu le matin même sur le FPR, partie à cet accord. La mise en place
des institutions de transition est prévue pour dans moins de six semaines, délai qui n’est pas donné au
hasard puisqu’il est stipulé par la résolution 909 du Conseil de sécurité, votée le 5 avril :
2. Décide de prolonger le mandat de la MINUAR jusqu’au 29 juillet 1994, étant entendu que le
Conseil de sécurité procédera dans les six semaines à venir à un réexamen de la situation au Rwanda,
y compris le rôle joué dans ce pays par les Nations Unies, si le Secrétaire général l’informe par un
rapport que les institutions transitoires prévues par l’Accord de paix d’Arusha n’ont pas été mises
en place et que des progrès insuffisants ont été réalisés pour l’entrée en application de la phase 2 du
plan du Secrétaire général contenu dans son rapport du 24 septembre 1993 (S/26488). 50
Dans les journées des 7 et 8 avril, les diplomates français assurent la représentation d’un gouvernement
rwandais qui n’existe pas dans les instances internationales. L’intervention du représentant français à
l’ONU auprès de son homologue belge M. Noterdaeme pour lui signifier que les Belges ne sont pas
bienvenus à Kigali en est un exemple. 51
Le Secrétaire général de l’ONU, Boutros-Ghali, a personnellement contribué au maintien du siège du
Rwanda au Conseil et à son attribution au représentant du gouvernement issu du putsch 52 :
Le vocabulaire utilisé par le Secrétaire général semble cependant refléter le point de vue du gouvernement intérimaire, renforcé sans nul doute par la France. Selon Claes, c’est le Secrétaire général
lui-même qui aurait aussi décidé de permettre au Rwanda de rester présent à la table du Conseil, une
décision de grande importance politique, qui aurait été dictée par des considérations juridiques. 53
Voici les propos exacts de Willy Claes, ministre belge des Affaires étrangères :
Voir section 10.1 page 565.
Filip Reyntjens [182, p. 134].
50 Résolution 909 du Conseil de sécurité, ONU, S/RES/909 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s909.pdf
51 Voir section 14.8 page 640.
52 Le crédit diplomatique du représentant du Rwanda, Jean Damascène Bizimana, est pourtant « assez bas », au dire du
représentant belge à l’ONU, voir section 14.8 page 640.
53 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 734].
48
49
794
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
M. Anciaux (VU). – Des questions n’ont-elles pas été posées lorsque le Rwanda devint membre
du Conseil de sécurité le 1er janvier 1994 ?
M. Claes. – A ce moment, certainement pas. Plus tard, lorsque le drame éclate, il y eut évidemment
de nombreuses questions.
M. Anciaux (VU). – Donc, la Belgique n’a pas davantage réagi en janvier ?
M. Claes. – N’oubliez pas que le Conseil de sécurité est constitué en vertu d’une décision souveraine
de l’assemblée générale de l’ONU. Plus tard, lorsque les difficultés ont commencé au Rwanda, le
Secrétaire général a finalement décidé de ne rien changer à la composition du Conseil de sécurité, et
cela sur la base d’un avis juridique.
M. Anciaux (VU). – Après six mois, le Rwanda a quand même quitté le Conseil de sécurité ?
M. Claes. – Oui, mais c’était sur sa propre décision. 54
Une décision fortement suggérée par la France ! 55
Le maintien du siège du Rwanda au Conseil de sécurité et son occupation par le représentant du GIR
sont d’autant plus étonnants que le Secrétaire général, Boutros-Ghali lui-même, écrit, dans sa lettre du
20 avril, que ce gouvernement n’a aucun pouvoir :
Un gouvernement intérimaire a été proclamé le 8 avril 1994, mais s’est révélé incapable d’asseoir
son autorité et le 12 avril il a quitté la capitale à la suite de l’intensification des combats entre forces
armées et FPR. Depuis, il semble que, du côté du gouvernement, les seuls interlocuteurs soient le
Ministre de la défense et le haut commandement des forces gouvernementales, dont la direction a
récemment changé. 56
Le 29 avril, il parle de « l’effondrement de l’ordre public » :
Les événements de ces derniers jours ont toutefois confirmé que le mandat révisé de la MINUAR ne
lui permet pas d’empêcher les massacres. Certains d’entre eux sont l’œuvre de militaires incontrôlés,
mais la plupart ont été commis par des groupes de civils armés qui profitent de l’effondrement de
l’ordre public à Kigali et dans de nombreuses autres parties du Rwanda. 57
Cette description est complètement fausse, puisque le GIR organise les massacres. La fiction de militaires incontrôlés et de l’effondrement de l’ordre public est propagée par le Secrétaire général lui-même.
Le 13 mai, il poursuit :
La situation au Rwanda demeure extrêmement instable et, la violence régnant partout, il n’y a
aucune sécurité. [...] Des miliciens armés et autres éléments indisciplinés continuent de sévir, quoique
moins fréquemment qu’au début du conflit, massacrant et terrorisant des civils innocents. 58
Le siège du Rwanda au Conseil de sécurité est mis en question le 16 mai par M. Colin Keating,
représentant de la Nouvelle-Zélande, après l’intervention de Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires
étrangères du GIR :
Je regrette de devoir commencer par dire que ma délégation estime que le premier orateur dans
ce débat n’aurait pas dû prendre la parole, et cela, pour deux raisons. Premièrement, de l’avis de
ma délégation, il ne représente pas un État, il n’a aucune légitimité et n’est que le porte-parole
d’une faction. Il n’aurait pas dû prendre place à cette table, et y occuper une position privilégiée.
Deuxièmement, ma délégation estime qu’il a, de façon éhontée, donné une version déformée des
faits. 59
54 Audition de W. Claes par la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-57, 18 avril 1997,
pp. 302-303]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition18avril1997Claes.pdf#page=14
55 C’est le représentant français qui conseille au représentant du GIR de quitter le Conseil de sécurité, voir section 19.30
page 827.
56 Secrétaire général de l’ONU, S/1994/470, 20 avril 1994, section 3. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-470fr.
pdf
57 Lettre en date du 29 avril 1994, adressée au président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU, S/1994/518.
http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-518fr.pdf#page=2
58 Rapport du Secrétaire général sur la situation au Rwanda, 13 mai 1994, ONU, S/1994/565, section 3. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1994-565.pdf
59 3377e séance du Conseil de sécurité, S/PV.3377, p. 12. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=12
795
19.10. LE TÉLÉGRAMME DE BOOH-BOOH ET DALLAIRE DU 8 AVRIL
19.10
Le télégramme de Booh-Booh et Dallaire du 8 avril
Les informations envoyées par Dallaire et Booh-Booh parvenaient au DOMP dont Kofi Annan était
le responsable. Plus précisément c’est Iqbal Riza, son adjoint, qui participait aux réunions informelles
du Conseil de sécurité. Très peu de documents furent portés à la connaissance des membres non permanents du Conseil de sécurité, qui n’avaient pas d’autres moyens d’information. Un des rares documents
communiqués fut ce code cable de J.-R. Booh-Booh du 8 avril adressé à M. Kofi Annan 60 :
1. La sécurité se dégrade à Kigali à mesure que les combats entre la Garde présidentielle et le
FPR s’intensifient. Le reste du pays reste calme bien que la tension soit perceptible.
2. À la suite du décès des présidents du Rwanda et du Burundi dans la nuit du 6 avril, des éléments
de la Garde présidentielle ont attaqué la résidence de plusieurs personnalités politiques et enlevé
le Premier ministre, le juge-président de la Cour constitutionnelle, les ministres de l’Information,
du Travail et des Affaires sociales, et de l’Agriculture. Nous avons ensuite reçu des rapports non
confirmés selon lesquels ces dirigeants auraient été tués par leurs kidnappeurs. On rapporte que la
Garde présidentielle a également attaqué plusieurs autres résidences et assassiné plusieurs personnes
suspectées d’être des sympathisants du FPR.
3. Un important effectif de personnel militaire du FPR a quitté le complexe CND (ancien siège
du parlement) le 7 avril à 16 h 00 (heure locale) pour se rendre dans les zones occupées par la Garde
présidentielle, où ont eu lieu d’importants accrochages entre ces militaires et la Garde présidentielle.
L’UNAMIR a observé plusieurs patrouilles armées du FPR se déplaçant à pied dans les zones jouxtant
le QG de l’UNAMIR et du bataillon bangladais, qui sont aux mains des partisans du gouvernement.
4. Dans l’intervalle, un groupe d’officiers supérieurs des forces armées rwandaises s’est constitué en
« Comité de crise » pour tenter de stabiliser la situation sur le plan de la sécurité. Ils ont demandé à
l’UNAMIR d’arranger un cessez-le-feu entre le FPR et la Garde présidentielle. Ils ont également invité
les partis politiques de l’actuel gouvernement de transition à se réunir pour instituer l’autorité légale et
pour accélérer la mise en place des institutions transitoires évoquées dans l’accord de paix d’Arusha.
L’UNAMIR soutient activement ces efforts et participe en qualité d’observateur aux réunions du
« Comité de crise ». Veuillez trouver ci-joint une copie émanant dudit « Comité de crise ».
5. Nous avons organisé une réunion entre les membres du « Comité de crise » et le FPR. Cette
réunion est prévue aujourd’hui à 14 h 00 (heure locale) et se tiendra au QG UNAMIR. Nous avons
également noué des contacts avec le FPR et la Garde présidentielle afin de tenter de négocier un
cessez-le-feu. Les négociations se poursuivent.
6. La mort du président de la République et la mort non confirmée du Premier ministre et du
juge-président de la Cour constitutionnelle ainsi que de plusieurs ministres a créé une vacance du
pouvoir qui risque de poser de nouveaux problèmes dans le processus de paix. Le Premier ministre
désigné a été évacué par l’UNAMIR vers notre quartier général où il a trouvé refuge et nous assurons
sa protection dans le site UNAMIR.
7. Aujourd’hui à douze (12) heures (heure locale), nous avons reçu le message suivant du général
Kagame, à remettre au « Comité de crise » indiquant :
1) qu’il était prêt à participer à une rencontre à Kigali afin de poursuivre le processus de paix ;
2) qu’il envoyait un bataillon à Kigali pour aider les forces gouvernementales à empêcher les forces
renégates de tuer des innocents ;
3) que le Comité de crise pouvait prouver son sérieux en n’ouvrant pas le feu sur son bataillon
FPR en phase d’approche ;
4) que le FPR n’autorisera aucun appareil à atterrir sur l’aéroport international Kayibanda de
Kigali et que cette mesure est d’effet immédiat.
8. Notre réaction immédiate à ce message a été d’informer le général Kagame qu’à ce stade,
l’introduction de nouvelles forces à Kigali risque de provoquer un résultat inverse à celui escompté
et d’entraver les efforts en cours visant à négocier un cessez-le-feu entre la Garde présidentielle et le
FPR. Nous lui avons exprimé notre appréciation du fait qu’il soit disposé à participer à une rencontre
à Kigali en vue de poursuivre le processus de paix et avons transmis le message au Comité de crise
conformément à sa requête.
8. 61 Je poursuis mes efforts auprès de toutes les forces politiques pour établir la sécurité à Kigali
afin de créer le contexte nécessaire à la reprise des efforts visant à mettre en place les institutions de
60 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.1, p. 508]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf La date d’envoi de ce télégramme n’est pas indiquée. Son contenu
montre qu’il a été rédigé le 8 entre midi et 14 h. La Mission d’information parlementaire française omet de citer ce texte.
61 Trois paragraphes ont le numéro 8 dans la version incluse dans le rapport de la Commission d’enquête du Sénat belge.
796
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
transition. À ce sujet, la position de la direction du nouveau « Comité de crise » a été portée à ma
connaissance et nous avons pu procéder à un échange de vues.
8. Au nom du secrétaire général et de tous les membres de l’UNAMIR, j’ai lancé un appel national
à la restauration de la loi et de l’ordre et à la coexistence pacifique entre toutes les forces vives du pays.
J’ai également diffusé la déclaration du président du Conseil de sécurité condamnant les meurtres et
lançant un appel au calme.
9. J’ai le regret de confirmer la mort de dix (10) militaires du contingent belge qui ont été capturés
et maintenus en détention par des éléments de la Garde présidentielle.
10. Le texte qui suit est une évaluation militaire de la situation actuelle et une mise à jour des
aspects militaires de la mission.
11. Mandat et missions. [...]
12. À l’extérieur du KWSA. Les rapports de nos équipes UNMO dans les secteurs FAR, SUD et
DMZ rapportent tous une situation générale calme, à l’exception de quelques réactions très négatives
à la mort du président à Gisenyi. Dans le secteur FPR, d’importants préparatifs sont en cours en vue
d’une offensive imminente. Nos contacts UNDP confirment également cette situation générale.
13. À l’intérieur du KWSA. L’apparition d’une campagne de terreur bien planifiée, organisée,
délibérée et savamment orchestrée, menée principalement par la Garde présidentielle depuis le matin
qui a suivi la mort du chef de l’État a complètement modifié la situation à Kigali. Des agressions ont
été dirigées non seulement contre les leaders de l’opposition, mais aussi contre le FPR (tirs prenant
pour cible le CND), contre des groupes ethniques particuliers (massacre de Tutsis à Remera), contre
la population civile en général (banditisme) et contre l’UNAMIR (tirs directs et indirects sur les
installations, les véhicules, le personnel et les agences liées aux Nations Unies (à savoir l’UNDP),
faisant plusieurs victimes dont certaines mortelles. Le meurtre particulièrement barbare des 10 soldats
belges capturés souligne cette situation. Le mandat de l’UNAMIR est-il toujours valable ?
14. Les missions du KWSA et la situation actuelle à la lumière du mandat sont abordées cidessous :
A. Stockage des armes des parties en lieu sûr. Ce stockage n’a manifestement pas lieu étant donné
que les parties ont retiré leurs armes et qu’elles ont ouvert les hostilités. Nos observateurs ont dû se
retirer et cette mission ne peut plus être remplie dans la situation actuelle.
B. Maintien de la sécurité à Kigali. Le maintien de la sécurité était assuré à Kigali par deux
petits bataillons d’infanterie mais le bataillon est à présent morcelé dans des camps confinés coupés
de l’extérieur par les combats, les tirs et les barrages routiers et les éléments de ces bataillons se
concentrent sur l’autodéfense. De plus, ces éléments sont coupés de leur appui logistique, [...] Il s’agit
d’un exercice de survie défensive pour l’UNAMIR.
C. Maintien de la sécurité de la zone FPR BN dans le CND. Pas assuré étant donné que le FPR
est sorti de ses installations et conduit des opérations militaires offensives et défensives à Kigali. Le
GD de la zone UNAMIR RPF BN s’est retranché dans son camp et a adopté une position défensive.
La surveillance du FPR n’est donc pas assurée ni sa sécurité à Kigali.
D. Récupération des armes. Manifestement impossible puisque la Garde présidentielle et le FPR
sont engagés dans des hostilités complètes et ouvertes et que la Garde présidentielle lance fréquemment
des attaques contre l’UNAMIR. Cette mission n’est pas remplie et n’est ni possible ni viable dans la
situation actuelle.
[...]
F. Surveillance et vérification. Vu la situation actuelle et les événements des dernières 48 heures,
la conduite de ces opérations avec des UNMO désarmés ou même avec des troupes légèrement armées
constitue un risque inacceptable. De plus, il y a une nouvelle armée dans le pays. Certains éléments de
l’ancienne armée ont exprimé leur loyauté envers le gouvernement transitoire encore à former, dans
un front contre la Garde présidentielle et l’ancienne Garde armée. On ne sait cependant pas avec
certitude quelle attitude cette armée adoptera au cas où le FPR ouvrirait les hostilités. Kigali ne fait
donc l’objet d’aucune surveillance (sauf à l’intérieur et à proximité de notre base) ni observation ou
vérification.
G. Sécurité des individus. C’est devenu la principale mission de l’UNAMIR. Mais compte tenu de
la situation, cela n’a pas permis de sauver la vie du Premier ministre Agathe ni des autres ministres
enlevés, mais le dispositif fonctionne pour d’autres VIP. Comme l’UNAMIR tente d’organiser un
cessez-le-feu, cette mission nécessitera des escortes, des gardes et une protection générale. Compte
tenu des événements des dernières 24 heures, cette mission exposera la vie du personnel de l’UNAMIR.
Ce risque doit être mis en balance avec la nécessité de sauver les derniers moyens de mettre en place
le BBTG et de sauver le processus de paix. Ce risque sera accepté.
H. Sécurité de l’aéroport. Une sous-unité de la compagnie est à l’aéroport de même qu’une poignée
797
19.10. LE TÉLÉGRAMME DE BOOH-BOOH ET DALLAIRE DU 8 AVRIL
de membres de la Garde présidentielle et un nombre plus important de combattants de troupes
gouvernementales incertaines. L’aéroport peut être mis sous surveillance mais il est impossible d’en
assurer la sécurité. Vu la taille de la zone d’intérêt de l’aéroport, la présente force ne peut accomplir
cette mission dans la situation actuelle. En effet, la piste est bloquée par des membres de la Garde
présidentielle.
I. Protection de la communauté UN et des expatriés. Cette communauté est en sécurité jusqu’ici
dans les maisons ou localisations (à l’exception de l’UNDP). Cependant, une fois que les réserves
d’eau et de nourriture seront épuisées, l’UNAMIR risque de devoir évacuer ces personnes vers un
ou plusieurs endroits. Vu la situation actuelle dans les rues, cette évacuation risque d’être entravée
ou retardée et très dangereuse. Un plan d’évacuation a été élaboré et coordonné mais il repose sur
l’hypothèse que l’UNAMIR sera autorisée par les parties à mettre ce plan à exécution, en comptant
sur un aéroport sûr et opérationnel jouissant de l’immunité contre les attaques. Cette mission sera
possible à la condition que certaines conditions préalables soient réunies.
15. Soutien. La mission manque cruellement de soutien logistique et opérationnel de base. Les
réserves demandées par les Nations Unies pour cette mission n’ont soit pas été fournies par les
troupes des États participants, soit n’ont pas été fournies à cette mission. Il faut se rendre compte
que Kigali est une ville en état de guerre. L’économie locale ne fonctionne pas. Les magasins, stationsservice, fournisseurs, etc. sont fermés et leurs propriétaires et leur personnel se cachent. La mission est
actuellement en train d’évaluer ses réserves logistiques. La compagnie logistique et un des principaux
dépôts où sont stockées les fournitures sont coupés de l’extérieur et le personnel logistique au QG de
la force est bloqué à l’Hôtel Méridien malgré des tentatives de les amener à forcer le QG à fournir
son appui à ce processus, étant donné que la majorité des combats se déroulent le long de la route.
Selon une estimation optimiste, l’UNAMIR dispose des réserves suivantes :[...]
E. Munitions. Ce poste critique compte tenu de notre situation actuelle et de notre futur incertain
est notre plus grande faiblesse. Un inventaire complet du stock est en cours et les chiffres ne sont
pas encore disponibles. Cette mission ayant été conçue comme une opération de maintien de la paix,
nous ne disposons que d’armes légères et d’une quantité très limitée de munitions pour armes légères.
L’UNAMIR pourra se défendre pendant une durée limitée.
[...]
17. Les dirigeants RGF ont demandé au FPR (via l’UNAMIR) de consentir à un cessez-le-feu
et à un retrait (désengagement) étant donné qu’ils essaient d’obtenir la même chose de la Garde
présidentielle. Nous avons passé le message au FPR qui nous a dit être prêt à signer un cessezle-feu si la Garde présidentielle fait de même. Les négociations ont été freinées par la coupure du
réseau téléphonique local. D’importantes échauffourées se poursuivent, les axes de communication
sont bloqués, des barrages routiers barrent la route et empêchent tout mouvement dans la ville, les
balles et cartouches perdues, les ricochets et parfois les tirs directs et indirects requièrent de prendre
des mesures défensives et retardent les activités, en particulier les déplacements à pied ou à bord
d’un véhicule non protégé. Nous essayons d’assurer la sécurité du QG de la force et de la zone du
stade Amahoro pour en faire le point de départ de nos opérations, mais les combats en cours entre le
FPR et la Garde présidentielle dans cette région ont empêché de mener cette opération à bien. (...)
D’autres localisations à Kigali sont sur la défensive et ont réduit leurs activités au minimum et aux
activités vitales ou de maintien de la paix.
18. Le FC de l’UNAMIR doit connaître les intentions des principaux pays concernant une évacuation éventuelle, en particulier des expatriés et des Nations Unies ou de l’UNAMIR. Nous avons une
compagnie légère à l’aéroport mais nous ne contrôlons pas les routes et la sécurité n’est pas garantie
sur le parcours jusqu’à l’aéroport. L’aéroport ne permet pas d’atterrir ou de décoller en sécurité étant
donné que nous ne connaissons pas les instructions des forces adverses ni à qui va leur loyauté.
19. Le FC de l’UNAMIR a assisté à une réunion du comité de crise (...). Nous ne connaissons pas
les détails de ce plan ni son calendrier d’exécution.
20. L’UNAMIR reste attachée à son mandat bien que la situation actuelle ne permette pas à notre
mission de remplir les tâches qui nous ont été assignées ou pour lesquelles nous avons été créés. Mais
il ne fait aucun doute que la situation à Kigali aurait été pire sans la présence de l’UNAMIR. Tous
les efforts visent à présent à assurer notre propre protection, la survie et la sécurité des personnes clés
du processus de paix, une aide humanitaire limitée et l’utilisation de toutes nos compétences pour
amener les parties à un cessez-le-feu et à se rasseoir à la table de négociation pour faire avancer le
processus politique.
[...] 62
62 Code Cable From Booh-Booh UNAMIR to Annan/Goulding Unations , An Update on the Current Situation in Rwanda
and Military Aspects of the Mission, 8 April 1994, TPIR, Case No : ICTR-98-41-T Exhibit No : P. 43 (a) Date admitted :
798
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Il est clair que les point 1 à 11 sont rédigés par Booh Booh, le reste étant de la main de Dallaire.
Leurs points de vue sont très différents. Pour Booh Booh, le fait majeur (point 1) est celui des
« combats entre la Garde présidentielle et le FPR ». Pour Dallaire (point 13), c’est : « L’apparition d’une
campagne de terreur bien planifiée, organisée, délibérée et savamment orchestrée, menée principalement
par la Garde présidentielle depuis le matin qui a suivi la mort du chef de l’État, a complètement modifié
la situation à Kigali. »
Certes J.-R. Booh-Booh ne cache pas que tout a commencé avec les assassinats (ou enlèvements, il
n’est pas certain) de plusieurs personnalités politiques. Mais il dit que leurs auteurs sont « des éléments »
de la garde présidentielle, alors que Dallaire dit que cette campagne de terreur est menée principalement
par la garde présidentielle. L’attention de J.-R. Booh-Booh se focalise sur l’ouverture du combat par le
FPR et le refus de ce dernier d’accepter un cessez-le-feu que lui propose le Comité de crise (point 4). Il
omet de dire que le FPR n’a fait que répliquer à des tirs de la garde présidentielle signalés dans le point
13 par Dallaire.
Seul Dallaire parle de massacres ethniques (très brièvement au point 13).
Aucun des deux ne parle du refus des militaires du Comité de crise, censé « stabiliser la situation sur
le plan de la sécurité », de reconnaître l’autorité du Premier ministre. Aussi, il est étrange d’apprendre
que la MINUAR participe en qualité d’observateur aux réunions du Comité de crise.
Booh-Booh ne voit pas de coup d’État mais parle de « vacance du pouvoir » (point 6). Aucun des
deux ne parle de la prise en main du pouvoir par le colonel Bagosora.
Tous les deux disent que la situation en dehors de Kigali est calme à l’exception de Gisenyi. Cela
révèle une grave méconnaissance de la situation.
La proposition du FPR d’envoyer un bataillon à Kigali « pour aider les forces gouvernementales à
empêcher les forces renégates de tuer des innocents » est notée mais rejetée, alors que, l’un comme l’autre,
ils se laissent abuser par le Comité de crise.
Booh-Booh dialogue avec les forces politiques pour « établir la sécurité à Kigali afin de créer le contexte
nécessaire à la reprise des efforts visant à mettre en place les institutions de transition » (2e point 8). En
réalité, il est en train de cautionner le gouvernement intérimaire qui va organiser le génocide. Dans ce 2e
point 8, nous apprenons la formation d’un nouveau Comité de crise.
Nous n’avons pas d’autres documents originaux envoyés par J.-R. Booh-Booh à New York. Mais nous
savons qu’ils furent nombreux. Ils ont constitué la source d’information des lettres du Secrétaire général
Boutros Boutros-Ghali au Conseil de sécurité sur la situation au Rwanda. 63 Les collaborateurs de ce
dernier ne retiennent que le point de vue de J.-R. Booh-Booh, favorable au gouvernement intérimaire :
Le personnel du secrétariat après le 7 avril, privilégiait l’interprétation de Booh-Booh sans évoquer
le rôle du gouvernement rwandais dans les violences. 64
19.11
Maintenir la MINUAR ?
Le Conseil de sécurité regrette bien sûr les massacres, mais, mal informé, car le secrétariat de l’ONU
filtre les informations, et influencé par les rapports de Booh-Booh, représentant spécial de Boutros-Ghali,
il ne voit que des massacres interethniques et une guerre civile. Il n’a pas l’intention d’aller au-delà des
habituelles déclarations, « bouleversé », « atterré », « déplore », « condamne énergiquement », « restons
activement saisis », qui fleurissent la littérature des diplomates. En conséquence, il ne veut rien faire
contre les massacres, alors qu’il a envoyé là-bas une force de maintien de la paix qui n’arrive même
pas à assurer la sécurité de ses propres troupes. Le retrait de la MINUAR est donc à l’ordre du jour.
Pendant que le massacre des Tutsi, femmes, enfants, vieillards compris, se poursuit méthodiquement, les
diplomates vont discuter pendant des jours du maintien ou non de la MINUAR.
18-09-2002. http://francegenocidetutsi.org/BoohBoohAnnan8avril1994.pdf
63 En particulier les lettres suivantes du Secrétaire général : 30 mars 1994, S/1994/360 http://francegenocidetutsi.
org/sg-1994-360.pdf ; 20 avril 1994, S/1994/470 http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-470.pdf ; 29 avril
1994, S/1994/518 http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-518fr.pdf ; 13 mai 1994, S/1994/565. http://
francegenocidetutsi.org/sg-1994-565.pdf
64 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 733].
799
19.12. LA FAUSSE RELATION DES ÉVÉNEMENTS FAITE PAR BOUTROS-GHALI LE 20 AVRIL
19.12
La fausse relation des événements faite par Boutros-Ghali
le 20 avril
À la réunion du Conseil de sécurité du 21 avril, aucune intervention ne met en cause l’analyse erronée
faite par le Secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, dans sa lettre du 20 avril. 65 Il y écrit notamment :
2. Cet incident tragique [l’attentat du 6 avril] a déclenché une tuerie généralisée, principalement
à Kigali, mais également dans d’autres régions du pays. La violence semble avoir une dimension tant
politique qu’ethnique. On n’a pas encore pu évaluer avec certitude le nombre des victimes, mais il
pourrait être de l’ordre de dizaines de milliers.
3. Des rapports dignes de foi indiquent clairement que des éléments insubordonnés de la Garde
présidentielle ont été à l’origine du massacre et que la violence s’est rapidement propagée à toute
la ville. En dépit de tous les efforts déployés par la Mission des Nations Unies pour l’assistance au
Rwanda (MINUAR), le bataillon des forces de sécurité du Front patriotique rwandais (FPR) cantonné à l’intérieur du complexe du Conseil national de développement a fait une sortie et entrepris
d’attaquer des troupes gouvernementales, notamment des éléments de la Garde. Des unités du FPR
venant de la zone démilitarisée ont également gagné Kigali où elles sont venues grossir les rangs des
combattants. Le pouvoir s’est effondré et on a assisté à la désintégration du gouvernement provisoire
dont quelques membres ont été tués. Un gouvernement intérimaire a été proclamé le 8 avril 1994,
mais s’est révélé incapable d’asseoir son autorité et le 12 avril il a quitté la capitale à la suite de
l’intensification des combats entre forces armées et FPR. Depuis, il semble que, du côté du gouvernement, les seuls interlocuteurs soient le Ministre de la défense et le haut commandement des forces
gouvernementales, dont la direction a récemment changé. La violence a eu pour conséquence particulièrement tragique l’assassinat sauvage par des éléments insubordonnés des forces gouvernementales
d’Agathe Uwilingiyimana, premier ministre, d’autres membres du gouvernement et de 10 soldats du
contingent belge de la MINUAR. 66
Ce texte est extrêmement troublant quant à son auteur. Il falsifie les faits et leur succession historique,
alors que l’ONU dispose sur place, à Kigali, de plus de 2 500 personnes dont les responsables peuvent
communiquer avec New York. Ce qui frappe le plus, c’est cette inversion chronologique. L’assassinat du
Premier ministre est rejeté à la fin, l’attaque du FPR est placée au début en deuxième rang du point
3. Le but est clair, il s’agit de renverser les causalités. Ce faisant, Boutros Boutros-Ghali ne veut-il pas
insinuer l’inverse, que le FPR a attaqué d’abord et que les massacres s’en s’ont suivis ? La réalité est que
le colonel Bagosora et sa bande ont déclenché les massacres et attaqué le FPR au CND.
Pour faire croire que le FPR est l’agresseur, il passe sous silence les tirs de la garde présidentielle
sur le FPR, les affrontements entre cette garde présidentielle et des éléments des FAR, les offres du FPR
d’intervention avec les FAR pour arrêter les massacres, trois faits pourtant signalés par le général Dallaire
dans le télégramme du 8 avril.
Ensuite le texte fait d’une violence indéfinie la cause de tout : « la violence s’est rapidement propagée »,
« la violence a eu pour conséquence particulièrement tragique l’assassinat sauvage... ». La violence n’existe
pas en soi. Boutros-Ghali voudrait faire croire qu’il y a un fatum, un esprit du Mal, le Diable, comme
disent les missionnaires. Ce n’est pas un incident tragique qui a déclenché une tuerie généralisée. La
tuerie est déclenchée par plusieurs hommes, dont l’un, qui dirige le coup d’État, est très bien connu du
commandant de la force de l’ONU comme du représentant spécial.
Il n’y a pas d’éléments insubordonnés des forces gouvernementales. Il y a des militaires qui exécutent
froidement les ordres ; qui tuent parce que leurs supérieurs leur disent de tuer. L’expression « tuerie
généralisée » manque de précision. Elle peut faire penser à une tuerie interethnique, ce qui est faux mais
que la propagande voudra accréditer.
L’expression « éléments insubordonnés » est vague. Insubordonnés à qui ? Qui exerce le pouvoir ? La
mort du président n’est pas celle du gouvernement. Le Premier ministre doit exercer le pouvoir. Or les
deux représentants de l’ONU à Kigali savent que des officiers, et en premier, le colonel Bagosora, font acte
d’insubordination en affirmant que le Premier ministre n’est pas crédible et en lui interdisant de prendre
la parole à la radio. Cela se passe avant que « des éléments insubordonnés de la Garde présidentielle »
soient « à l’origine du massacre ».
ONU, S/1994/470. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-470fr.pdf
Rapport spécial du Secrétaire général sur la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda, 20 avril 1994,
ONU, S/1994/470. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-470fr.pdf
65
66
800
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Pourquoi ce fait grave est-il caché délibérément aux membres du Conseil de sécurité qui, excepté les
représentants de la France, des États-Unis et du Rwanda, ne sont pas au courant ?
Le coup d’État est escamoté, « le pouvoir s’est effondré », écrit Boutros-Ghali, tout seul sans doute,
et « on a assisté à la désintégration du gouvernement provisoire dont quelques membres ont été tués ».
Par qui donc et sur ordre de qui ?
Le summum est atteint quand Boutros-Ghali déclare qu’« un gouvernement intérimaire a été proclamé
le 8 avril 1994, mais s’est révélé incapable d’asseoir son autorité », qu’il a fui et qu’« il semble que, du
côté du gouvernement, les seuls interlocuteurs soient le ministre de la Défense et le haut commandement
des Forces gouvernementales ».
Mais alors, que fait là à siéger au Conseil de sécurité M. Jean-Damascène Bizimana ? Qui représentet-il ? La première conclusion à tirer du rapport du Secrétaire général devrait être de demander à ce
monsieur de quitter les lieux.
Que s’est-il passé ? La France a tout fait pour faire accepter comme légal le gouvernement né du
putsch et des assassinats et a usé de son influence pour que ce monsieur Bizimana reste au Conseil de
sécurité, exerce son droit de vote et ait accès à toutes les informations concernant la MINUAR.
Alison Des Forges analyse ainsi ce texte :
Le Secrétaire général [...] évita toute description précise du génocide. Il attribua les premiers
massacres à « des éléments insubordonnés de la Garde présidentielle » [...]. Il indiqua que « le
pouvoir s’était effondré » et que l’on avait « assisté à la désintégration du gouvernement provisoire
dont quelques ministres avaient été tués », description des plus indirectes et trompeuses du meurtre
délibéré du Premier ministre et d’autres membres du gouvernement. 67
Le reste du rapport est une suite de subterfuges. Il n’est pas demandé à la MINUAR d’arrêter les
massacres. Sa première tâche est d’obtenir un cessez-le-feu entre les FAR et le FPR. Les massacres sont
escamotés. Si l’objectif de l’ONU était de négocier un cessez-le-feu, il serait normal que la partie au
conflit qui siège au Conseil de sécurité ne participe pas aux décisions concernant le Rwanda. La question
a probablement été posée. Mais le représentant du Rwanda a continué à siéger.
Suivant ce renversement des causalités fait par Boutros-Ghali, Alain Juppé verra aussi dans l’offensive
du FPR la cause des massacres. 68
19.13
La France vote la réduction des effectifs de la MINUAR
Alors que, devant les massacres qui ont déjà fait des dizaines de milliers de morts, il aurait fallu,
pour y mettre un terme, renforcer la MINUAR et changer son mandat de manière à lui donner le droit
d’utiliser la force pour faire cesser le génocide, c’est la décision contraire qui est prise.
Du 7 au 21 avril, « le Conseil était empêtré dans des discussions sur la MINUAR ». 69 Le Nigeria voulut
demander le renforcement de la MINUAR et la révision de son mandat. « Cette initiative trouva si peu
de soutien qu’elle ne fut même officiellement jamais présentée. » 70 Durant tous ces débats les membres
du Conseil de sécurité se « concentrèrent sur la guerre et sur la manière dont la MINUAR pourrait aider
à obtenir un cessez-le-feu. » 71 « Dès l’annonce du retrait du contingent belge, les États-Unis déclarèrent
au Conseil de sécurité que la MINUAR n’avait plus rien à faire au Rwanda, puisqu’il n’y avait plus de
cessez-le-feu à faire respecter. [...] Le 15 avril, ils se prononcèrent pour un retrait complet. » 72 « Le
Nigeria, d’autres pays et le Secrétariat s’opposèrent au retrait complet proposé par les États-Unis et le
Conseil se sépara le 15 avril sans avoir donc pris de décision. » 73
Suite au retrait du contingent belge de la MINUAR, le Secrétaire général de l’ONU propose trois
options :
1. Renforcement de la MINUAR avec « peut-être » un mandat sous chapitre VII.
67
68
69
70
71
72
73
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 733].
Voir section 17.6 page 773.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 734].
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem p. 735.
Ibidem, p. 736.
801
19.13. LA FRANCE VOTE LA RÉDUCTION DES EFFECTIFS DE LA MINUAR
2. Maintien d’une MINUAR réduite à 270 hommes pour négocier un cessez-le-feu et aider à la reprise
des secours humanitaires.
3. Retrait complet de la MINUAR.
Le Secrétaire général dit être contre l’option 3. 74
La position de la France en faveur de la réduction des effectifs de la MINUAR (option 2) est arrêtée
dès le Conseil restreint du 13 avril :
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES [Alain Juppé]
Aux Nations-Unies, le Secrétaire général doit rendre demain son rapport. Trois solutions sont
envisageables : le maintien de la MINUAR, sa suspension avec le maintien éventuel d’un contingent
symbolique ou un retrait total.
Les Belges sont favorables à une suspension et c’est aussi mon avis.
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Je suis d’accord. Le Burundi est-il calme ? 75
Alain Juppé et François Mitterrand sont donc pour une suspension de la MINUAR. Ce compte rendu
ne dit pas s’il sont pour le maintien d’un contingent symbolique. Ils y sont favorables selon Jean-Bernard
Mérimée. Interrogé en 1999, il déclare :
There was an Anglo-saxon opposition which did not want any obstacle to the Tutsi advance
because... a strong UN force stationned in Kigali would have meant that the Tutsi would have been
prevented to seize the capital... There was a “politically correct” vision that... it was a good thing
that they [Tutsi] reconquer Rwanda which would escape French influence. 76
Lors de la séance du 21 avril, le représentant de la France, M. Hervé Ladsous, vote pour la résolution,
c’est-à-dire pour la diminution des effectifs de la MINUAR. Dans une déclaration très générale faite après
le vote, il dit que « la France est consternée par l’ampleur de la violence ». « Il n’y a malheureusement
toujours pas de cessez-le-feu, et le Conseil de sécurité a été contraint de réexaminer les conditions de la
présence de la MINUAR en la réduisant à un niveau minimal. » La seule issue est pour lui un accord de
cessez-le-feu. Il ne parle pas de renforcement ultérieur de la MINUAR. 77
Le représentant du Rwanda, Jean-Damascène Bizimana, déclare :
L’assassinat du chef de l’État rwandais a créé un sentiment de consternation et de stupeur au sein
de la population rwandaise, et cet événement tragique a suscité une fureur qui a entraîné des actes
de violence ayant coûté la vie, malheureusement, à certaines personnalités ainsi qu’à des milliers de
civils, ce que nous déplorons aujourd’hui. 78
Paradoxalement, il plaide pour l’augmentation des effectifs de la MINUAR. 79 Cette demande est
stupéfiante – mais ce qui se passe à New York est un vaudeville macabre – parce que nous savons que les
putschistes ont fait assassiner les 10 paras belges pour faire partir les Belges de la MINUAR. Rêve-t-il
au remplacement des Casques-bleus belges par des Casques-bleus français ? Est-ce une manœuvre pour
démontrer la bonne foi du GIR et garder son siège au Conseil de sécurité ? Elle ne coûte rien car il sait
que ce renforcement de la MINUAR n’a pas de partisan sérieux. Il vote d’ailleurs comme tous les autres
pour la diminution. Il accuse le FPR :
Le Front patriotique rwandais doit être tenu responsable de cette attitude de vouloir poursuivre
les hostilités en vue de perpétuer la situation actuelle de violence et poursuivre les massacres dans
les zones sous son contrôle. 80
74 Hervé Ladsous dans son télégramme du 22 avril affirme que le Secrétaire général a présenté trois options tout en
écartant la première (Chapitre VII et plusieurs milliers de troupes supplémentaires) et la troisième (retrait complet de la
MINUAR) [180, Tome II, Annexes, p. 305].
75 Conseil restreint du 13 avril 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint13avril1994.pdf
76 Interview de Jean-Bernard Mérimée par Daniela Kroslak, Paris, 6 octobre 1999 [120, p. 336]. Traduction de l’auteur : « Il
y avait une opposition anglo-saxonne qui ne voulait aucun obstacle à l’avance des Tutsi car... une force onusienne puissante
stationnée à Kigali aurait empêché les Tutsi de s’emparer de la capitale... Il y avait un point de vue « politiquement correct »
favorable à la conquête du Rwanda par les Tutsi, ce qui l’aurait soustrait à l’influence française. »
77 3368e séance du Conseil de sécurité, 21 avril 1994, S/PV.3368, p. 7. http://francegenocidetutsi.org/spv3368-1994.
pdf
78 Ibidem, p. 6.
79 Hervé Ladsous écrit « [il] est venu me trouver le 19 avril pour me demander que l’on renforce la MINUAR pour lui
permettre de mettre fin au chaos qui règne dans le pays. » Télégramme du 22 avril ibidem.
80 3368e séance du Conseil de sécurité, 21 avril 1994, S/PV.3368, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/spv3368-1994.
pdf
802
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
La résolution 912, réduisant l’effectif de la MINUAR à 270, est adoptée à l’unanimité le 21 avril par
le Conseil de sécurité. 81 « C’est l’une des décisions les plus désastreuses qu’ait jamais prise le Conseil de
sécurité des Nations Unies, dira le président tanzanien, Ali Hassan Mwinyi, et elle contraste brutalement
avec les efforts de maintien de la paix déployés ailleurs par l’Organisation des Nations Unies. » 82
En fait, le général Dallaire et son adjoint, Henry Anyidoho, commandant des troupes ghanéennes,
n’appliquèrent pas les directives du Conseil de sécurité. Les difficultés d’atterrissage des avions ne favorisaient pas non plus une évacuation rapide. Après avoir laissé à chacun la liberté de partir, 456 hommes
sont restés. Le général Dallaire avait demandé 1 200 hommes comme effectif minimum. 83
Plus tard, les responsables français font endosser aux autres leur lâcheté. Alors que la France a voté
la diminution des effectifs de la MINUAR, cela n’empêche pas Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur de
la France à l’ONU, de la dénoncer a posteriori 84 :
Il a estimé qu’en décidant de modifier le mandat de la MINUAR et d’en réduire la taille, le Conseil
de Sécurité avait atteint des sommets de lâcheté et de cynisme : lâcheté, parce que les pays avaient
peur d’envoyer des troupes au Rwanda, des soldats belges ayant été massacrés et les Américains
restant affectés par le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était
considérée par la plupart des membres du Conseil de Sécurité comme un obstacle à la progression du
Front patriotique. Le Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand-chose, soupçonné
a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes, qui auraient évidemment arrêté les
massacres mais qui auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique. 85
Et l’ambassadeur Marlaud de réviser l’histoire de la même manière :
A cela s’est ajouté, après l’assassinat des Casques bleus belges, la décision prise par le Conseil
de sécurité, malgré l’opposition française, de réduire considérablement les effectifs de la MINUAR au
lieu de la renforcer et d’étendre son mandat, ce qui n’est de la faute, ni du Général Roméo Dallaire,
ni des militaires de la MINUAR. 86
Le Quai d’Orsay se redonne ultérieurement un beau rôle :
Après un long silence vient l’heure des repentirs et des autocritiques : Kofi Annan reconnaît que
l’ONU dont il est le secrétaire général a failli à sa mission ; Bill Clinton lui emboîte le pas allant faire
son mea culpa à Kigali [...]
Paris s’est félicité la semaine dernière de l’aveu de Clinton, en l’interprétant comme un argument
pour sa propre réhabilitation. Le ministère des affaires étrangères a rappelé que, dès le 6 avril 1994
(date de l’attentat contre le président rwandais Habyarimana qui allait donner le signal des massacres),
la France fut la seule à plaider pour le maintien des « Casques-bleus » au Rwanda et à réclamer des
renforts. 87
Aucun document accessible ne vient prouver que la France a demandé le renforcement de la MINUAR
« dès le 6 avril 1994 ». A contrario, il est prouvé que la France était pour la réduction de celle-ci. Le 15
avril 1994, M. Noterdaeme, ambassadeur belge à l’ONU, consulte les membres du Conseil de sécurité sur
le retrait des troupes de la MINUAR. Son adjoint M. Brouhns rapporte :
La France a été directement partisane du maintien de la MINUAR sans les Belges, sans plaider
pour un renforcement de cette MINUAR. 88
La Mission d’information confirme :
ONU, S/RES/912, 21 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/94s912.pdf
Ulli K. Mwambulukutu, Lettre Datée du 2 Mai 1994, Adressée au Président du Conseil de Sécurité par le Chargé
d’Affaires par Intérim de la Mission Permanente de la République-unie de Tanzanie Auprès de l’Organisation des Nations
Unies, ONU, S/1994/527, 2 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/S1994-527.pdf
83 L. Melvern [140, p. 174]. La MINUAR continua à fonctionner avec un contingent d’environ 540 hommes, Aucun témoin
ne doit survivre [86, p. 738]. Dallaire écrit que le 19 juin, sa « force de combat » est réduite à 503 hommes [72, p. 538].
84 Est-ce un méchant coup de patte à son collègue Ladsous qui a voté cette décision honteuse ?
85 Audition de Jean-Bernard Mérimée, 23 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 139].
86 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 312].
87 Tout dire sur le Rwanda, Le Monde, 31 mars 1998, éditorial, p. 18.
88 Commission d’enquête du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.8.3.3, pp. 547-548] http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-7.pdf ; Audition de M. Brouhns devant la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge
[201, CRA 1-92, 25 juin 1997, p. 834].
81
82
803
19.14. LE RETRAIT DE L’ONU PERMET L’EXTENSION DU GÉNOCIDE
Résolution
Date
Objet
812
12 mars 1993
Cessez-le-feu Rwanda - FPR, projet de déploiement d’observateurs
à la frontière ougandaise
846
22 juin 1993
Création MONUOR
872
5 octobre 1993
Création MINUAR
893
6 janvier 1994
Recommande application intégrale des accords d’Arusha. Déploiement 2e bataillon Minuar
909
5 avril 1994
Prorogation du mandat de la MINUAR jusqu’au 29 juillet 1994 45 policiers supplémentaires
912
21 avril 1994
Réduction des effectifs de la MINUAR à 270
918-B
17 mai 1994
Embargo sur les armes
918
17 mai 1994
Création de la MINUAR II avec 5 500 hommes
925
8 juin 1994
« Des actes de génocide ont été commis au Rwanda ». Prolongation
MINUAR jusqu’au 9 décembre 1994
928
20 juin 1994
Prorogation du mandat de la MONUOR
929
22 juin 1994
Autorisation de l’opération Turquoise
935
1er juillet 1994
955
8 novembre 1994
Création d’une commission d’experts chargée d’enquêter sur les
massacres
Création du TPIR et statut du tribunal
Table 19.2 – Résolutions du Conseil de sécurité sur le Rwanda
Dès le 14 avril, Paris envoyait des instructions à New York selon lesquelles la France devait se
montrer favorable au maintien de la présence de la MINUAR aussi longtemps que ceci s’avérera
possible et marquer sa préférence pour une réduction significative de la force. 89
Le télégramme de Ladsous relatant la séance du Conseil de sécurité du 21 avril qui a réduit les
effectifs de la MINUAR, ne fait pas allusion à une demande de renforcement de la MINUAR qu’il aurait
exprimée. 90
Les dirigeants français vont refaire l’histoire en prétendant que la MINUAR est partie :
M. Alain Juppé est revenu sur la soi-disant [sic] contradiction qui aurait consisté, pour les Français,
à partir puis à revenir. Le retrait du dispositif français au Rwanda, relayé par la MINUAR I, est un
élément d’accompagnement des accords d’Arusha. Le retour des Français fait suite au départ
des Casques bleus, au début du génocide et à l’impuissance de la communauté internationale
à substituer la MINUAR II à la MINUAR I. Il faut être cohérent : on ne peut à la fois reprocher à
la France d’avoir favorisé le génocide et être allée au Rwanda pour l’arrêter. 91
Alain Juppé passe ainsi à la trappe l’opération Amaryllis, ces quelques 500 parachutistes bien vite
repartis le 13 avril laissant la MINUAR et les militaires belges seuls devant les assassins et leurs victimes.
19.14
Assuré de la non-intervention de la communauté internationale, le GIR étend le génocide à la région de Butare
Les organisateurs du génocide, bien renseignés par leur représentant au Conseil de sécurité, JeanDamascène Bizimana, comprennent alors, qu’assurés de l’impunité, ils peuvent généraliser les massacres.
Ils vont devancer le vote du Conseil de sécurité.
89
90
91
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 288].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 305].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 113]. C’est nous qui mettons en gras.
804
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Le gouvernement intérimaire aurait été informé le matin du 16 avril de la position ferme prise
par les États-Unis, en faveur d’un retrait total. Ce jour-là, les dirigeants civils et militaires prirent la
décision d’étendre le génocide et de l’intensifier. 92
Le 16 avril, le génocide va commencer à Butare. Le 17, les responsables militaires ou administratifs
qui s’opposaient au génocide sont démis.
Jean-Hervé Bradol, qui était à Kigali à ce moment-là, écrit :
Le 22 avril, [...] les effectifs de la MINUAR sont réduits de deux mille cinq cents à deux cent
soixante-dix hommes. C’est la démission totale. [...] Les résultats sont affligeants : triste spectacle
de soldats professionnels, représentant la communauté internationale, obligés de reculer face à des
groupes de miliciens principalement armés de machettes. 93
19.15
La tournée européenne des organisateurs du génocide
La manifestation la plus éclatante du soutien de la France au Gouvernement intérimaire rwandais
pendant le génocide dont il est l’organisateur est la réception de Jérôme Bicamumpaka, ministre des
Affaires étrangères, et de Jean-Bosco Barayagwiza, leader du mouvement extrémiste CDR, à l’Élysée et
à Matignon le 27 avril 1994. 94 Cette réception à Paris va permettre à Jérôme Bicamumpaka d’intervenir
au Conseil de sécurité le 16 mai.
La Belgique et les États-Unis ont refusé d’accueillir cette délégation. 95 En revanche, Jérôme Bicamumpaka rencontre le 28 avril à Paris Mme Avis Bohlen, ministre conseiller de l’ambassade des États-Unis en
France. Dans un communiqué, celle-ci demande au gouvernement intérimaire « une déclaration claire et
sans équivoque condamnant les auteurs des massacres » et indique que le gouvernement américain s’interroge pour savoir si « les événements survenus au Rwanda peuvent être définis comme un génocide ». 96
Cependant le Département d’État refuse de leur accorder un visa pour les États-Unis. 97
Jérôme Bicamumpaka se rend à Bonn le 30 avril. Il déclare : « Si Museveni mourrait maintenant, la
guerre ne durerait pas quinze jours. » 98 Il est interviewé sur la chaîne de télévision allemande N-TV le 3
mai à Berlin. 99
19.16
Les manœuvres pour empêcher la reconnaissance d’un génocide
Dans sa résolution 912 du 21 avril, le Conseil de sécurité se refuse à parler de génocide ou de crimes
contre l’humanité, se contentant de parler de « violence » et de « carnage insensé » sans en désigner les
auteurs. Il est pourtant clair qu’un génocide s’accomplit. Human Rights Watch informe le président du
Conseil de sécurité que ces massacres constituent un génocide. 100
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 736].
Jean-Hervé Bradol, Rwanda, avril-mai 1994, limites et ambiguïtés de l’action humanitaire, Les Temps modernes,
no 583, juillet 1995, p. 136.
94 Voir section 16.2 page 727.
95 Le gouvernement belge refuse de reconnaître le gouvernement intérimaire rwandais – qui accuse toujours des Belges
d’avoir participé à l’attentat du 6 avril – et d’accorder un visa à ses membres. Cf. C. Braeckman [44, p. 214] ; F. Reyntjens
[182, p. 89] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 750]. Cependant, l’ambassadeur du Rwanda en Belgique, François
Ngarukiyintwali, reste à Bruxelles et s’exprime au nom du gouvernement intérimaire rwandais le 3 mai. Cf. M. Mas [139,
p. 393]. http://francegenocidetutsi.org/NgarukiyintwaliAmbassadeurBelgique5mai1994.pdf François Ngarukiyintwali
était ministre des Affaires étrangères en 1987 et à ce titre il rencontre Jacques Foccart.
96 Le ministre rwandais des Affaires étrangères reçu à l’ambassade des Etats-Unis à Paris, AFP, 29 avril 1994.
http://francegenocidetutsi.org/BicamumpakaAvisBohlenParisAFP29avril1994.pdf ; Harriman, Meeting with the Rwandan Interim Government Foreign Minister in Paris, US DOS, 29 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
BicamumpakaParis29April1994.pdf ; M. Mas [139, p. 390].
97 Visa Application/proposed Visit to U.S. by Rwanda Interim Government FM Bicamumpaka. and Pol.
Dir. Barayagwiza, US DOS, 29 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/VisaApplicationProposedVisittoU.S.
byRwandaInterimGovernmentFMBicamumpakaandPol.Dir.Barayagwiza162575.pdf
98 Le ministre rwandais des AE accuse le président ougandais et les rebelles, AFP, 2 mai 1994. http://
francegenocidetutsi.org/BicamumpakaBonn2mai1994.pdf ; M. Mas [139, p. 391].
99 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 245-246].
100 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 737].
92
93
805
19.16. LES MANŒUVRES POUR EMPÊCHER LA RECONNAISSANCE D’UN GÉNOCIDE
17 février 1994
Déclaration présidentielle déplorant le retard de la mise en place du gouvernement de transition
5 avril 1994
Examen du 2e rapport du Secrétaire général sur le Rwanda. Résolution 909
6 avril 1994
Hommage à la mémoire des présidents du Rwanda et du Burundi tués dans
l’attentat du 6 avril à Kigali
7 avril 1994
Déclaration présidentielle : le Conseil de sécurité demande aux FAR de mettre
fin aux attaques et de coopérer avec la MINUAR
30 avril 1994
Déclaration présidentielle reconnaissant que les attaques sur des civils sans
défense, en particulier dans la zone gouvernementale, ont le caractère d’un
génocide, mais le mot n’est pas cité
3 mai 1994
Déclaration présidentielle faisant des considérations générales sur les opérations
de maintien de la paix, S/PRST/1994/22
11 juillet 1994
Discours d’Edouard Balladur au Conseil de sécurité, S/PV.3402
14 juillet 1994
Déclaration présidentielle
S/PRST/1994/34
10 août 1994
Déclaration présidentielle en faveur des déplacés. Appel au nouveau gouvernement rwandais à ne pas exercer de représailles, S/PRST/1994/42
:
demande
d’un
cessez-le-feu
immédiat,
Table 19.3 – Autres réunions et actes du Conseil de sécurité à propos du Rwanda
La présence des représentants du Gouvernement intérimaire rwandais au secrétariat de l’ONU fait
privilégier la question du cessez-le-feu par rapport à la condamnation des massacres :
La Commission est troublée de constater que les comptes rendus des réunions tenues entre des
membres du Secrétariat, y compris le Secrétaire général, et des responsables de ce qu’on appelait
le Gouvernement intérimaire, montrent que la volonté d’instaurer un cessez-le-feu a toujours pris le
pas sur l’indignation morale de plus en plus profonde que les massacres suscitaient au sein de la
communauté internationale. 101
Patrick Mazimhaka, représentant du FPR, affirme que le Secrétariat de l’ONU ne prenait ses informations qu’auprès du représentant du GIR au Conseil de sécurité :
Je me suis rendu à New York pour expliquer au Conseil de sécurité ce qui se passait au Rwanda,
mais le représentant du gouvernement a nié tout ce que j’ai dit. 102
Fin avril, l’ambassadeur de la République tchèque à l’ONU, Karel Kovanda, met en doute l’interprétation de la crise donnée par le Secrétariat. Il rédige un projet de déclaration présidentielle qui emploie
le terme de génocide. 103 Cette tentative pour amener le Conseil à qualifier les massacres de génocide
provoque, en réunion informelle, un débat très âpre qui dure huit heures. 104
Karel Kovanda déclare que c’est un scandale que le Conseil ait passé 80 % de ses efforts au retrait
des Casques-bleus et 20 % à essayer d’obtenir un cessez-le-feu dans la guerre civile, ce qui « était comme
demander à Hitler de négocier un cessez-le-feu avec les Juifs », déclare-t-il. 105 Le représentant français
s’oppose avec obstination à l’emploi du terme de génocide, de même que les représentants des États-Unis,
de la Grande-Bretagne et de la Chine. Le président du Conseil de sécurité, Colin Keating, ambassadeur
de Nouvelle-Zélande, les menace d’un vote en public.
101
Rapport Carlsson, ONU, S/1999/1257, III, section 8, p. 45. http://francegenocidetutsi.org/Carlsson-fr.pdf#page=
45
Interview du ministre Mazimhaka, Kigali, 7 juin 1995. Cf. J. Castonguay [54, p. 131].
But the council did not use the word “genocide” to condemn the massacres as proposed by Ambassador Karel Kovanda
of the Czech Republic, who also wanted a stronger condemnation of the hardline Hutu army and militia. Cf. Evelyn Leopold,
UN council issues statement, no troops for Rwanda, Reuters, 30 Avril 1994. Traduction de l’auteur : Mais le conseil n’utilisa
pas le mot « génocide » pour condamner les massacres, comme le proposait l’ambassadeur de la République tchèque, Karel
Kovanda, qui demandait également une condamnation ferme de l’armée hutu extrémiste et des milices.
104 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 745].
105 L. Melvern [140, p. 179].
102
103
806
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Le Rwanda profite de son siège au Conseil pour retarder les débats et tente d’édulcorer la déclaration.
Il est soutenu dans cette entreprise par Djibouti, dont l’ambassadeur Roble Olhaye explique par la suite
que certains membres du Conseil avaient souhaité ne pas « faire du sensationnel » avec la situation au
Rwanda. « La France continua sa campagne consistant à minimiser la responsabilité du gouvernement
intérimaire dans les massacres. » 106 Le représentant du Royaume-Uni juge que si le mot génocide est
utilisé dans un texte officiel de l’ONU, alors le Conseil apparaîtra comme « a laughing stock » (une bande
de rigolos). 107
Le lendemain 29 avril, Colin Keating, dont le mandat de président du Conseil se termine le 30 à
minuit, propose un texte de déclaration présidentielle reconnaissant le génocide. Keating croyait que si le
Conseil de sécurité reconnaissait qu’il s’agit d’un génocide, alors, suivant les termes de la Convention de
1948 contre le génocide, tous ses membres, à l’exception de trois – Djibouti, le Nigeria et Oman –, qui ne
l’avaient pas signée, seraient tenus légalement d’agir. 108
L’Argentine, l’Espagne et la République tchèque soutiennent Keating. Finalement, l’ambassadeur
britannique, David Hannay propose un compromis. Les pays les plus opposés à une déclaration ferme
sont contraints de se rallier à un texte qui reprend la formulation de la Convention contre le génocide,
sans toutefois employer le terme lui-même.
La déclaration présidentielle du 30 avril précise que :
Le Conseil de sécurité est atterré d’apprendre que le massacre de civils innocents à Kigali et dans
d’autres régions du Rwanda se poursuit et que de nouvelles hécatombes seraient en préparation. [...]
Des attaques contre des civils sans défense ont été lancées dans tout le pays, et en particulier dans
des zones contrôlées par des membres ou des partisans des forces armées du Gouvernement intérimaire
du Rwanda. Le Conseil de sécurité exige que le Gouvernement intérimaire du Rwanda et le Front
patriotique rwandais prennent des mesures effectives pour empêcher toute nouvelle attaque contre
les civils dans les zones qu’ils contrôlent. Il demande aux dirigeants des deux parties de condamner
publiquement ces attaques et de s’engager à faire en sorte que les personnes qui les fomentent ou qui
y participent soient poursuivies et punies.
Le Conseil de sécurité condamne toutes ces violations du droit international humanitaire au
Rwanda, en particulier celles commises à l’encontre de la population civile, et rappelle que les personnes qui fomentent de tels actes ou qui y participent en portent individuellement la responsabilité.
Dans ce contexte, il rappelle que l’élimination des membres d’un groupe ethnique avec l’intention de
détruire ce groupe totalement ou partiellement constitue un crime qui tombe sous le coup du droit
international. 109
Selon Linda Melvern, 110 qui a eu accès au compte rendu des réunions secrètes du Conseil de sécurité,
c’est pour satisfaire à la demande française qu’il est demandé au FPR, comme au gouvernement intérimaire, de faire cesser les massacres dans la zone qu’il contrôle. La proposition initiale de Keating ne
mettait en demeure que le Gouvernement intérimaire rwandais de faire cesser les massacres.
Une note du 2 mai du général Quesnot à François Mitterrand vient confirmer cette obstruction française :
Aux Nations-unies, la France a du [dû] s’opposer à une condamnation partisane des seules exactions
commises par les forces gouvernementales. Cependant nos partenaires au Conseil de Sécurité soucieux
de l’impact sur l’opinion publique mondiale des images d’horreurs véhiculées par les médias, souhaitent
favoriser une initiative régionale pour imposer la paix. 111
Le Conseil de sécurité envisage dans la déclaration présidentielle de décider un embargo sur les armes :
Le Conseil de sécurité met en garde contre le fait que la situation au Rwanda serait encore considérablement aggravée si l’une ou l’autre des parties devait avoir accés à des armes supplémentaires.
Il demande instamment à tous les États de s’abstenir de fournir des armes ou une assistance militaire
106
Aucun témoin ne doit survivre, ibidem.
L. Melvern [140, p. 180].
108 L. Melvern [140, p. 179].
109 ONU, S/PRST/1994/21. http://francegenocidetutsi.org/sprst1994-21.pdf
110 L. Melvern [140, p. 180].
111 Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier, Note du 2 mai 1994 à l’intention de Monsieur le Président de
la République. Objet : Votre entretien avec M. Léotard, lundi 2 mai. Situation. Note manuscrite : « Vu. HV », p. 2.
http://francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf
107
807
19.17. LES SCRUPULES DE BOUTROS-GHALI
de quelque ordre que ce soit aux parties au conflit. Il se déclare prêt en principe à envisager sans
tarder un embargo sur les armes au Rwanda. 112
La déclaration présidentielle est adoptée le 30 à 1 h 15.
Quatre ans après, cette déclaration scandalise le rapporteur de la Mission d’information parlementaire
qui ne veut pas savoir que son pays, la France, s’est opposé à l’emploi du mot génocide et a refusé que
son auteur soit désigné. « L’hypocrisie la plus totale avait été atteinte », juge-t-il, « l’emploi du terme de
génocide aurait entraîné, en vertu de l’article VIII de la Convention des Nations Unies sur la prévention et
la répression du crime de génocide de 1948, une obligation pour les organes compétents de l’Organisation
des Nations Unies de prendre « les mesures appropriées pour la prévention et la répression des actes
de génocide ». Or la communauté internationale, et plus précisément les États-Unis, n’y étaient pas
prêts. » 113 Comme à l’habitude, il accuse les États-Unis mais pas son propre pays. Cette interprétation
est fausse car l’obligation d’intervenir quand il y a génocide incombe à tout signataire de la Convention
de 1948, elle n’est pas réservée aux organes de l’ONU et il n’est pas nécessaire qu’un organe de l’ONU
dise qu’il y a génocide pour que les signataires de la Convention puissent intervenir. En effet, si l’article
VIII de la Convention donne la possibilité à une partie contractante de saisir des organes compétents
de l’ONU afin que ceux-ci prennent des mesures appropriées, chaque partie contractante s’engage dans
l’article premier « à prévenir et à punir » le crime de génocide. 114
Le rapporteur nous laisse entendre que la France, elle, était prête à intervenir au contraire des ÉtatsUnis. Prête à quoi ? À intervenir militairement ? Oui, mais était-ce pour remplir les obligations de la
Convention, à savoir faire cesser les massacres, arrêter les présumés assassins ?
Les membres non permanents, la République Tchèque, la Nouvelle-Zélande, l’Espagne et l’Argentine
insistent sur la nécessité de prendre des mesures pour tenter de mettre un terme au génocide. Le 2 mai,
Kovanda organise une réunion avec Human Rights Watch. 115
D’autres membres du Conseil comme la France continuent la routine diplomatique, c’est-à-dire la recherche d’un cessez-le-feu, donc continuent à traiter le gouvernement génocidaire comme un interlocuteur
valable.
Jusqu’au 16 juin, la France, comme d’autres pays, empêche que le mot de génocide soit utilisé par
l’ONU. C’est le 16 mai que Alain Juppé parle de génocide au Rwanda, 116 mais le représentant de la
France au Conseil de sécurité évite soigneusement d’utiliser ce terme jusqu’à la séance du 22 juin, où il
sollicite du Conseil un mandat pour intervenir sous chapitre VII. 117
19.17
Les scrupules de Boutros-Ghali
Le 29 avril, le Secrétaire général des Nations Unies, Boutros-Ghali, reconnaissait finalement que le
massacre de civils devait être distingué de la guerre, même s’il lui était lié, et qu’il fallait y mettre un
terme :
In considering what action should be taken, it has to be recognized that the disastrous incident of
6 April which cause the deaths of the Presidents of Rwanda and Burundi has had two consequences
which require different responses from the international community. First, that incident sparked a
resumption of fighting between the Rwanda Government Forces (RGF) and the Rwandese Patriotic
Front (RPF). Secondly, it reawakened deep-rooted ethnic hatreds, which have plagued Rwanda in the
past and which have again led to massacres of innocent civilians on a massive scale. [...]
The events of the last few days have confirmed, however, that UNAMIR’s revised mandate is
not one which enables it to bring the massacres under control. Some of these have been the work of
uncontrolled military personnel but most of them have been perpetrated by armed groups of civilians
taking advantage of the complete breakdown of law and order in Kigali and many other parts of
ONU S/PRST/1994/21.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 292].
114 Voir la discussion sur l’interprétation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
section 44.2 page 1421.
115 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 747].
116 Voir section 17.6 page 773.
117 Voir section 26.1 page 976.
112
113
808
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Rwanda. It has become clear that the horrors for which they are responsible can be ended only if law
and order is restored, a task which is far beyond UNAMIR’s present capacity. 118
Dans cette lettre, le Secrétaire général ne propose aucune action, alors que certains s’attendaient à
ce qu’il propose un renforcement de la MINUAR et un nouveau mandat. Il prétend que la loi et l’ordre
n’existent plus au Rwanda. Pourquoi alors continuer à laisser siéger au Conseil de sécurité le représentant
d’un État qui n’existe plus ?
19.18
La France favorable à une MINUAR renforcée sous chapitre VII
La France, début mai, réclame le renforcement de la MINUAR en effectifs et demande, avec Djibouti
et, convergence étonnante, la Nouvelle-Zélande, un mandat sous chapitre VII.
Le 13 mai, ce dernier [le Secrétaire général Boutros Ghali] propose l’augmentation des effectifs de
la MINUAR à 5 500 (ils sont descendus sur le terrain à 444) et un mandat centré sur la protection
des civils et l’aide humanitaire. Il ne propose pas toutefois pour ce faire de placer la MINUAR sous
chapitre VII, car il estime que l’efficacité de la force doit d’abord reposer sur la dissuasion.
C’est là une conception qui suscite l’opposition de la France. Dans un télégramme adressé au
Représentant permanent de la France au Conseil de sécurité le 13 mai 1994, le Ministère des Affaires
étrangères exprime clairement sa position : « le département vous demande de marquer de la manière
la plus nette que nous estimons le recours au chapitre VII nécessaire dans cette affaire. Nous n’entendons pas en faire un motif de blocage, mais nous voulons prendre date et placer le Conseil devant
ses responsabilités. On ne peut à la fois demander à la MINUAR d’assurer des conditions sûres pour
des personnes déplacées et lui refuser les moyens de se préparer, à l’avance, de manière efficace et
systématique, à un usage de la force pour dissuader ou repousser militairement sur le terrain ceux qui
assailliraient les réfugiés pour les massacrer. Placer la MINUAR sous chapitre VI risque, au nom du
réalisme, d’accroître encore la déception de ceux qui estiment que les Nations Unies doivent être en
mesure de remplir pleinement leur mandat ». 119
Le projet de la MINUAR II est adopté le 17 mai 1994 par la résolution 918 du Conseil de sécurité. Le
projet porte les effectifs à 5 500 hommes. Au mandat de la MINUAR est ajouté notamment de « contribuer
à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y
compris par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones humanitaires sûres ». Par ce mandat,
la MINUAR reste placée sous chapitre VI mais elle « peut se voir contrainte d’agir dans l’exercice de la
légitime défense contre des personnes ou des groupes qui menacent des secteurs et populations protégés... »
Il y eut un débat à propos de la localisation des zones humanitaires :
Washington veut déployer les « Casques-bleus » à la frontière du pays créant des « zones humanitaires sûres » pour protéger les réfugiés, tandis que le secrétariat ainsi que plusieurs membres du
Conseil, y compris la France, souhaitent les déployer dans Kigali où les combats sont très intenses. 120
Il semble que la France aurait été prête à participer à cette MINUAR II si elle avait été sous chapitre
VII et si des « zones humanitaires sûres » avaient été autorisées dans Kigali. Elle souhaite en réalité une
force d’interposition qui gèlerait les positions et maintiendrait le GIR en place. Elle se soucie moins des
118 Lettre du Secrétaire général Boutros-Ghali au président du Conseil de sécurité S/1994/518, 29 avril 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1994-518fr.pdf Traduction de l’auteur : En réfléchissant aux mesures qui devraient être
prises, il faut être conscient que l’incident du 6 avril, qui a causé la mort des Présidents du Rwanda et du Burundi, a eu
deux conséquences qui appellent des réactions différentes de la communauté internationale. Premièrement, cet incident a
déclenché une reprise des combats entre les forces gouvernementales et le Front patriotique rwandais (FPR). Deuxièmement,
il a réveillé des haines ethniques profondes, qui ont déjà été une source de calamité pour le Rwanda et qui ont, une fois de
plus, provoqué des massacres à grande échelle de civils innocents. [...]
Les événements de ces derniers jours ont toutefois confirmé que le mandat révisé de la MINUAR ne lui permet pas d’empêcher
les massacres. Certains d’entre eux sont l’œuvre de militaires incontrôlés, mais la plupart ont été commis par des groupes
de civils armés qui profitent de l’effondrement de l’ordre public à Kigali et dans de nombreuses autres parties du Rwanda.
Il est évident que seul le rétablissement de l’ordre public peut mettre fin à ces horreurs, tâche qui nécessite des moyens
autrement plus importants que ceux dont dispose actuellement la MINUAR.
119 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 290].
120 Asfané Bassir Pour, Le Conseil de sécurité de l’ONU préconise le déploiement de 5 500 « Casques-bleus » au Rwanda,
Le Monde, 18 mai 1994, p. 4.
809
19.19. LE 17 MAI, LE CONSEIL DE SÉCURITÉ DEMANDE UNE ENQUÊTE
Tutsi encore en vie. Ainsi, Marie-France Cros commentera : « Le président Mitterrand n’est pas d’accord :
il réclame, lui, une force qui puisse “s’interposer entre les combattants”, dira-t-il le 6 juin. Qui puisse
donc non pas mettre fin au génocide perpétré hors des zones de combat, mais arrêter la guerre que ses
alliés rwandais sont en train de perdre face au FPR. » 121
Date
Autorisé
Réel
27 octobre 1993
2 548
23
27 décembre 1993
2 548
1 260
31 mars 1994
2 548
2 539
20 avril 1994
2 548
1 706
13 mai 1994
270
444
18 juin 1994
5 500
503
11 juillet 1994
5 500
650
17 août 1994
5 500
1 727
3 octobre 1994
5 500
4 270
15 novembre 1994
5 500
5 606
5 janvier 1995
5 500
6 800
31 mars 1995
5 500
5 884
Table 19.4 – Variation des effectifs de la MINUAR. Source : J. Castonguay [54, p. 201]
19.19
Le 17 mai, le Conseil de sécurité demande une enquête
sur les massacres
À noter que la résolution 918, ce 17 mai 1994, demande au Secrétaire général d’enquêter sur les
massacres :
Prie le Secrétaire général de lui présenter aussi tôt que possible un rapport d’enquête sur les
violations graves du droit international humanitaire commises au Rwanda durant le conflit. 122
Ce n’est que le 4 octobre que Boutros-Ghali transmet un rapport, le rapport préliminaire de la
Commission d’experts. Le 13 octobre, il transmet au Conseil de sécurité le rapport de René Degni-Ségui,
publié fin juin mais non transmis officiellement au Conseil de sécurité.
19.20
Le discours d’un génocidaire au Conseil de sécurité
L’impact du refus des USA et de la Belgique de recevoir la délégation du GIR fut amoindri par
l’accueil qu’elle reçut aux Nations Unies. Le 16 mai, jour du vote de la résolution 918, quatorze membres
du Conseil de sécurité tolèrent la présence d’un représentant du gouvernement intérimaire rwandais
pendant les réunions, faisant ainsi passer le respect des règles de procédure avant la nécessité de dénoncer
un gouvernement qui orchestrait un génocide. 123
L’ignoble ministre des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, soutenu et conseillé par le dirigeant
de la CDR, l’extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza, occupe le siège du Rwanda à la réunion du Conseil de
Marie-France Cros, Rwanda : pour ne pas oublier la tragédie, La Libre Belgique, 5 avril 1995.
ONU S/RES/918 (1994) section 18. http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf#page=5
123 Cette 3377e séance du Conseil de sécurité est datée dans le compte rendu du lundi 16 mai 1994 à 23 h 10 mais la séance
est ouverte à 0 h 5. Bicamumpaka fait donc son discours le 17 mai. Cf. ONU, S/PV.3377. http://francegenocidetutsi.
org/spv3377-1994.pdf#page=2
121
122
810
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
sécurité qui se déroule le 16 mai. Dans un discours haineux et mensonger, Bicamumpaka tente de justifier
ce qui est un génocide, répétant devant les diplomates bon nombre des mensonges et altérations de la
vérité, propagés d’ordinaire par la RTLM. 124
Il justifie les massacres actuels par des rappels historiques sur la domination tutsi : « La haine qui éclate
maintenant s’est forgée au cours de quatre siècles de domination cruelle et impitoyable de la majorité
hutue par une minorité tutsie altière et dominatrice. » 125
Outre les affirmations habituelles sur les centaines de milliers de Hutu tués par le FPR « du fait
qu’ils étaient hutus », 126 il accuse le FPR « fortement soutenu par l’Ouganda » d’avoir « pris sur lui
la responsabilité de tuer le Chef de l’État rwandais », d’avoir repris les hostilités et d’avoir perpétré
des « massacres systématiques et sélectifs de populations civiles ». 127 Ces événements auraient « libéré
l’instinct animal d’un peuple qui a peur d’être de nouveau asservi, instinct animal ou plutôt instinct de
survie, c’est ainsi en fait que s’expliquent les violences interethniques [...] ». 128
Il reprend la thèse, démentie par les faits, de l’attaque immédiate du FPR le 6 avril, aussitôt après
l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Le FPR a, selon lui, « profité de ce moment de stupeur et de
douleur pour lancer ses bataillons renforcés par les soldats de l’armée régulière ougandaise sur la capitale
du Rwanda et toutes les autres positions des Forces armées rwandaises. » 129
Il justifie le génocide par ces mots terrifiants : « Le mal rwandais doit être bien diagnostiqué pour
le détruire dans ses racines. Le peuple rwandais a fait une révolution sociale en 1959, dirigée contre le
pouvoir autocratique de la minorité tutsie et le joug étouffant de la féodalité. Aucun peuple, si docile
soit-il, ne peut accepter le retour à l’asservissement. » 130
Il prétend que « l’une des missions essentielles du Gouvernement rwandais, c’est d’assurer la paix et
la sécurité de la population. » 131 Il déclare que la radio rwandaise diffuse des messages de pacification
et que les responsables gouvernementaux sillonnent le pays pour tenir des « réunions de pacification ».
Enfin, il prétend que les massacres ont pris fin, hormis dans les régions où les affrontements avec le FPR
se poursuivaient.
À l’opposé, le FPR décline les offres de cessez-le-feu. « La prise du pouvoir par la force est devenue
une obsession pour le FPR. Ses dirigeants n’hésitent pas à procéder à des massacres systématiques de
populations, surtout hutues, qui refusent de le soutenir. Dans les zones où ils se sont infiltrés, c’est
l’hécatombe. » 132
« L’on dit même que certains des combattants du FPR mangent le cœur des hommes tués pour acquérir
le don d’invincibilité », 133 lâche-t-il.
Il demande au Conseil de sécurité de contraindre « le FPR au dialogue avec le Gouvernement rwandais » en vue d’un cessez-le-feu immédiat avec retour des deux armées sur les positions qu’elles occupaient
avant le 6 avril 1994. Il réclame « la mise en place au Rwanda d’une force internationale d’interposition. »
Il s’oppose à l’embargo sur les armes prévu par la résolution 918 soumise au vote ce jour-là, il dénonce
l’agression de l’Ouganda contre le Rwanda et demande d’imposer à ce pays un embargo militaire.
Les représentants de la Nouvelle-Zélande, de la République Tchèque, de la Grande-Bretagne, de l’Argentine, de l’Espagne contestent la teneur des propos du représentant rwandais. Colin Keating déclare de
plus que « le premier orateur [Bicamumpaka] [...] n’a aucune légitimité et n’est que le porte-parole d’une
faction. » 134 M. Kovanda pour la République Tchèque déclare que « Tous les rapports indiquent que ces
atrocités ont été commises par des coupe-gorge hutus – rarement, ce terme a été si littéralement exact –
contre leurs voisins tutsis. » 135 Il constate que les accusations de massacres formulées contre le FPR ne
sont pas prouvées. Il poursuit :
124
125
126
127
128
129
130
131
132
133
134
135
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 750].
Conseil de sécurité, 16 mai 1994, ONU S/PV.3377, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=3
Ibidem, p. 3.
Ibidem, p. 4.
Ibidem p. 4.
Ibidem, p. 4.
Ibidem, p. 5.
Ibidem, p. 5.
Ibidem, p. 5.
Ibidem, p. 5.
Ibidem, p. 12.
Ibidem, p. 16.
811
19.21. L’EMBARGO SUR LES LIVRAISONS D’ARMES
Cette situation est décrite comme étant une crise humanitaire, comme s’il s’agissait d’une famine
ou peut-être d’une catastrophe naturelle. Ma délégation estime que le terme exact est génocide. 136
M. Mérimée, représentant de la France, n’exprime aucune critique sur l’intervention du représentant
du GIR, il se borne à regretter les massacres, dit que la communauté internationale ne peut « rester sans
réagir devant une catastrophe humanitaire d’une telle ampleur », il rappelle que c’est à « contrecœur »
que sa délégation avait accepté de diminuer les effectifs de la MINUAR à titre de mesure provisoire, il
approuve le renforcement de la MINUAR dont « l’objectif est d’abord humanitaire », il se préoccupe de
l’acheminement de l’aide humanitaire, l’ONU doit contribuer, selon lui, à « la reprise du processus de
paix dans le cadre des Accords d’Arusha, qui demeurent la seule solution pour le règlement de la crise au
Rwanda. » Il termine par :
La France demande instamment la cessation des massacres. Elle appelle les parties à conclure un
cessez-le-feu et à coopérer avec la MINUAR pour restaurer la paix dans ce pays. 137
Dans un télégramme diplomatique à diffusion restreinte, il ne cache pas ce qu’il a entendu :
LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE RWANDAIS, M. BICAMUMPAKA A PRONONCÉ UN DISCOURS EXTRÊMEMENT VIRULENT ET À
CONNOTATION RACISTE EN ÉVOQUANT NOTAMMENT “LA DOMINATION CRUELLE ET
IMPITOYABLE DE LA MAJORITÉ HUTU PAR UNE MINORITÉ TUTSI ALTIÈRE ET DOMINATRICE”. IL A ÉGALEMENT DÉNONCÉ L’OUGANDA CONTRE LEQUEL IL A DEMANDÉ
L’IMPOSITION D’UN EMBARGO.
CE DISCOURS A CHOQUÉ LES MEMBRES DU CONSEIL DONT CERTAINS ONT REGRETTÉ DANS LEURS INTERVENTIONS LE TON ET LE CONTENU, LE REPRÉSENTANT
PERMANENT DE NOUVELLE-ZÉLANDE AYANT MÊME CONTESTÉ LA LÉGITIMITÉ DE M.
BICAMUMPAKA, QUI SELON LUI REPRÉSENTAIT UNE FACTION ET NON UN ÉTAT. 138
19.21
L’embargo sur les livraisons d’armes
Le Conseil discuta d’un embargo sur les armes à la fin du mois d’avril mais il ne fut imposé, sous
chapitre VII, que le 17 mai par la résolution 918-B. Jérôme Bicamumpaka protesta contre cet embargo :
« Ce n’est pas l’agressé qu’il faut sanctionner mais bien l’agresseur », dit-il en réclamant un embargo
militaire sur l’Ouganda. 139
En dépit des protestations « virulentes » de l’ambassadeur du Rwanda, la deuxième partie de la
résolution, adoptée dans le cadre du chapitre 7, impose un embargo strict sur les armes à l’encontre du
pays. Le Zaïre et l’Ouganda sont soupçonnés de fournir des armes aux belligérants. A la demande du
Rwanda, cette partie de la résolution a été votée séparément et adoptée par quatorze voix favorables
contre celle du Rwanda. Prenant la parole lors de la réunion formelle, l’ambassadeur français, JeanBernard Mérimée, a souligné le caractère non seulement humanitaire mais politique de l’opération de
l’ONU. Selon lui, la MINUAR devrait contribuer à la reprise du dialogue entre les parties. 140
La France ne s’oppose pas à un embargo sur les armes :
- S’AGISSANT DE L’EMBARGO SUR LES ARMES, NOUS POUVONS ACCEPTER L’UNE
OU L’AUTRE DES DEUX OPTIONS EN COURS DE DISCUSSION (EMBARGO IMMÉDIAT
SOUS CHAPITRE VII OU INDICATION DE LA VOLONTÉ DU CONSEIL D’ADOPTER RAPIDEMENT UNE TELLE DÉCISION). 141
Ibidem, p. 16.
Conseil de sécurité, 16 mai 1994, ONU S/PV.3377, pp. 11-12. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#
page=11
138 Jean-Bernard Mérimée, TD New York 2383, 17/05/1994, 08 h 48. Objet : Rwanda Résolution 918. http://
francegenocidetutsi.org/Merimee17mai1994.pdf#page=2
139 Conseil de sécurité, S/PV.3377, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/spv3377-1994.pdf#page=6
140 Asfané Bassir Pour, Le Conseil de sécurité de l’ONU préconise le déploiement de 5 500 « Casques-bleus » au Rwanda,
Le Monde, 18 mai 1994, p. 4.
141 TD Paris, 13 mai 1994, signé Rivasseau. Objet : Rwanda. Instructions sur le projet de renforcement de la MINUAR.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 307]. http://francegenocidetutsi.org/
Rivasseau13mai1994.pdf
136
137
812
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Mais il semble qu’avant le vote de la résolution 918, le 17 mai, « Paris aurait de son côté fait de
la résistance vis-à-vis du second volet du texte, l’embargo sur les armes [...]. Pour les Français, qui ont
soutenu en cela la position du représentant rwandais, l’embargo ne pénaliserait que les forces gouvernementales. » 142 Selon Linda Melvern, la France ne voyait pas d’intérêt à un embargo puisque « la plupart
des massacres se faisaient à la main. » 143 Le général Quesnot, chef d’état-major particulier du Président
de la République, désapprouve l’embargo. 144
19.22
La France ne fait rien de concret pour la MINUAR II
La France a envisagé de participer à cette MINUAR II en y envoyant des troupes, ce qui fait trépigner
de joie Kantano Habimana sur la RTLM. 145 Mais, après refus du FPR, elle envisage de lui apporter un
soutien logistique :
Le vice-président adjoint du Front patriotique rwandais (FPR), Denis Polisi, a écarté la participation à la MINUAR de pays voisins du Rwanda et de la France, accusant Paris d’être favorable au
gouvernement hutu. Paris envisage d’apporter un soutien logisitque [logistique] à la MINUAR et a
préconisé l’organisation d’un « sommet » des chefs d’État de la région. 146
Il était question de soldats principalement africains. Ces pays-là demandaient de l’équipement. Paris
en promet :
Le gouvernement français souhaite que l’augmentation des effectifs de la MINUAR puisse intervenir le plus rapidement possible, afin que les populations rwandaises les plus menacées puissent être
efficacement protégées sans délai. Nous sommes prêts pour notre part à examiner une contribution à
l’équipement de contingents africains appelés à participer à la MINUAR renforcée. 147
Mais ces promesses de la France, émises pour faire bonne figure au plan diplomatique, ne se concrétiseront pas. Madame Michaux-Chevry, ministre délégué à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme,
confirme à la session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, tenue à Genève
le 24 mai 1994, que la France va fournir un soutien en équipement à la MINUAR :
Une augmentation rapide des effectifs de la MINUAR, à laquelle la France a promis un soutien
en équipement, doit faciliter les secours et éviter de nouveaux massacres. 148
Le 16 mai, le général Quesnot conseille de ne pas répondre à la demande de véhicules du Sénégal :
Le gouvernement sénégalais qui envisage de contribuer à la mise sur pied de cette force nous a
demandé de lui fournir 50 véhicules de l’avant blindés (VAB). Cette requête pourra être difficilement
honorée compte-tenu de nos propres besoins en Yougoslavie. 149
Le 31 mai, Edouard Balladur accepterait d’équiper les soldats sénégalais avec des camions et trois
VAB :
A l’incitation de MM. Juppé et Roussin, le Premier ministre a donné son accord pour que la
France équipe une compagnie sénégalaise avec des camions tactiques et trois véhicules de l’avant
blindés (VAB) pour un coût de 22 millions de francs. 150
Le 3 juin, Michel Roussin répète dans Le Figaro la promesse d’aider à la constitution de la MINUAR II :
Henri Vernet, Rwanda : les remords de l’ONU, Le Quotidien, 18 mai 1994. Cf. F.-X. Verschave [213, p. 116].
Linda Melvern [141, p. 222].
144 Voir section 20.5 page 835.
145 Voir section 16.4.4 page 742.
146 Plusieurs pays excluent de participer à la force des Nations Unies, Le Monde, 20 mai 1994, p. 7.
147 Communiqué du ministère des Affaires étrangères, Situation au Rwanda - aide humanitaire, 17 mai 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/MinAfEt17mai1994.pdf
148 Compte rendu analytique de la première séance de la session extraordinaire de la commission des Droits de l’homme
de l’ONU sur le Rwanda E/CN.4/S-3/SR.1 section 35. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR1.pdf#page=10
149 Note du 16 mai 1994 du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Votre entretien
avec M. Léotard le lundi 16 mai à 17 h 00. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot16mai1994.pdf#page=2
150 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 31 mai 1994. Objet : Votre entretien
avec le Premier ministre le mercredi 1er juin. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot31mai1994.pdf#page=2
142
143
813
19.22. LA FRANCE NE FAIT RIEN DE CONCRET POUR LA MINUAR II
La France, convaincue de la nécessité d’une action diplomatique, a pesé de tout son poids au
Conseil de sécurité pour que les Nations unies prennent leurs responsabilités. Elle est disposée à aider
les pays africains qui veulent mettre des contingents à la disposition des Nations unies. La France est
prête à faire tout ce qui sera utile pour hâter le déploiement de cette force ou son renforcement. Je
souhaite que nos autres partenaires fassent de même. 151
Le Quai d’Orsay renouvelle la promesse le 11 juin :
La France confirme qu’elle est prête à contribuer à l’équipement de cette force des Nations unies. 152
Le 15 juin, Alain Juppé déclare en Conseil restreint que la France prévoit d’équiper 200 soldats
sénégalais sur 800 :
La mise en place de la MINUAR a pris un retard inacceptable. Je l’ai dit à M. Boutros-Ghali.
Alors que faire ?
- accélérer notre contribution à l’équipement des contingents africains – Sénégal, éventuellement
Gabon –. Le premier crédit de 20 millions de francs permettra d’équiper 200 hommes. Mais il y a 800
Sénégalais. 153
François Mitterrand manifeste son désintérêt pour la MINUAR, lors de l’échange suivant au Conseil
restreint du 29 juin :
MINISTRE DE LA COOPÉRATION [...]
J’ai obtenu des engagements du Niger (une compagnie), du Mali, du Congo (une compagnie),
de la Mauritanie (40 hommes) et de la Guinée Bissao (40 hommes). Nous sortons du tête à tête
franco-sénégalais. Ils ont donné leur accord pour participer à la MINUAR II.
PREMIER MINISTRE
Je pense qu’il conviendrait de donner suite aux propositions du ministre de la Coopération et de
faire acter les engagements africains pour la MINUAR II. [...]
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Oui, mais nous ne devons pas nous substituer à l’ONU. Nous avons donné l’élan. Nous ne pouvons
pas nous charger de la suite. 154
Finalement, la France ne fournira rien à la MINUAR II. Les soldats sénégalais seront en fait affectés
à Turquoise, puis passeront à la MINUAR. Une note du Quai d’Orsay, en date du 19 juillet 1994, aborde
la question de laisser des troupes africaines et du matériel au profit de la MINUAR, lors du retrait de la
force Turquoise :
Le Ministère de la Défense n’envisage pas de laisser à la MINUAR du matériel, comme le lui
demande le général Dallaire.
- Le FPR reste ferme sur son refus d’accepter dans la MINUAR les contingents africains de la
force Turquoise. Ceci amène à plusieurs considérations :
. Il conviendra d’insister auprès de l’ONU pour qu’elle convainque le FPR d’accepter les Sénégalais
(800 en tout), quitte à ce qu’il y ait un certain habillage pour le transfert de ceux (250) qui auront
servi dans la force Turquoise.
. S’agissant des autres éléments du bataillon interafricain l’approche est désormais la suivante :
déploiement immédiat du détachement tchadien porté à 130 hommes, étant entendu que le Tchad ne
veut pas participer à la MINUAR ; équipement des éléments nigériens et congolais pour leur remise
directe à la MINUAR. 155
De même, les États-Unis traîneront le plus possible pour fournir les véhicules demandés par l’ONU.
Le rapport Carlsson regrette que la France n’ait pas affecté à la MINUAR II les moyens qu’elle a
engagés pour Turquoise :
Michel Roussin, Tribune à propos du Rwanda, Le Figaro, 3 juin 1994.
Communiqué du Quai d’Orsay, 11 juin 1994. Cf. M. Mas [139, p. 417].
153 Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat.
ConseilRestreint15juin1994.pdf#page=2
154 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf#page=3
155 Ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires africaines et malgaches,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 464-465].
MinAffEtDAM19juillet1994.pdf#page=2
151
152
814
http://francegenocidetutsi.org/
(état-major particulier). http://
No 1993/DAM, A/S : Rwanda. Cf.
http://francegenocidetutsi.org/
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
De même que le déploiement rapide de forces nationales d’évacuation, la mobilisation soudaine de
milliers d’hommes pour l’opération Turquoise, alors que le Département des opérations de maintien de
la paix s’efforçait depuis plus d’un mois d’obtenir les troupes nécessaires pour renforcer la MINUAR
II, a montré à quel point la volonté politique d’engager du personnel au Rwanda était inégale. La
Commission juge regrettable que les ressources affectées à l’opération Turquoise par la France et
d’autres pays n’aient pas plutôt été mises à la disposition de la MINUAR II. 156
L’initiative française va nuire à la MINUAR en dégarnissant ses troupes. Lors de l’annonce de l’opération Turquoise, le FPR demande que les soldats ressortissants de pays qui s’engagent avec la France
quittent la MINUAR :
En juin, l’opération Turquoise, l’intervention humanitaro-militaire française, lui [Dallaire] complique encore la tâche. Tout ce qui est proche des Français, et notamment les contingents de l’Afrique
francophone de la Minuar, est alors considéré comme ennemi par les troupes rebelles de Kagame. Au
moment même où il a besoin de reconstituer ses forces, Dallaire est obligé, pour les protéger, de faire
partir une partie de ses troupes. 157
Quarante-deux officiers francophones de la MINUAR quittent Kigali le 21 juin. 158
19.23
La France veut la tête de Dallaire
L’antipathie que la France ressent pour le commandant de la MINUAR, le général Dallaire, est évident.
Déjà en mars 1994, elle a demandé son remplacement au gouvernement canadien. 159 Linda Melvern, bien
informée des réunions informelles du Conseil de sécurité, note que début mai 1994 :
The French were putting pressure on the Canadian government to remove Dallaire from command. 160
À ce moment-là, la RTLM accusait Dallaire d’être complice du FPR. 161
19.24
Mitterrand : « Nous n’avons pas à nous substituer à
l’ONU »
Interviewé à la télévision le 10 mai 1994, François Mitterrand estime que la France n’a pas à intervenir
au Rwanda :
On parle de deux cent mille morts (...). Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout,
même lorsque c’est l’horreur qui nous prend au visage. Nous n’avons pas le moyen de le faire et nos
soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui, aujourd’hui, bouleversent,
déchirent tant et tant de pays. Alors, nous restons à la disposition des Nations unies. Les Nations
unies qui s’étaient emparées de ce problème, devant la violence des combats, l’assassinat des deux
présidents du Rwanda et du Burundi et les avancées du mouvement d’opposition, appuyé par un pays
voisin, l’Ouganda – tout cela à cause des affinités ethniques –, les Nations unies se sont retirées. Eh
bien, nous n’avons pas à nous y substituer, ce n’est pas notre rôle. 162
C’est donc un net refus d’intervenir et l’expresion d’une certaine distanciation par rapport à l’ONU.
L’acrimonie de Mitterrand est évidente quand il évoque « les Nations Unies qui s’étaient emparées de ce
problème », comme si l’ONU constituait une puissance concurrente de la France. Il feint d’oublier que la
France en fait partie, qu’elle a demandé en 1993 l’envoi par l’ONU d’une force de maintien de la paix,
puis qu’elle a voté la diminution des effectifs de la MINUAR. Il prêche le faux quand il dit « les Nations
Unies se sont retirées. » Il oublie que la MINUAR n’est pas complètement partie, grâce au courage de
156 Rapport Carlsson, ONU, S/1999/1257, section 17. Opération Turquoise, p. 53. http://francegenocidetutsi.org/
Carlsson-fr.pdf#page=53
157 TPIR, Témoignage du général Dallaire au procès Akayesu, mars 1998, Libération, 26 février 1998.
158 R. Dallaire [72, p. 540].
159 R. Dallaire [72, p. 274]. Voir section 5.3 page 239.
160 Linda Melvern [140, p. 179]. Traduction de l’auteur : Les Français exerçaient des pressions sur le gouvernement canadien
pour qu’il rappelle Dallaire.
161 Linda Melvern, ibidem.
162 « J’ai fait ce que j’ai cru devoir faire », déclare François Mitterrand, Le Monde, 12 mai 1994, pp. 8-9.
815
19.25. LE SOMMET DE L’OUA À TUNIS
quelques d’hommes comme Roméo Dallaire, le Ghanéen Henri Anyidoho, le Sénégalais Mbaye Diagne et
bien d’autres Casques-bleus. Mais la France a demandé le rappel de Dallaire.
Le 11 mai à Washington, Alain Juppé soutient que la communauté internationale ne peut intervenir
partout :
Le ministre français des affaires étrangères « planche » à Washington devant un parterre d’experts
réunis à l’université John Hopkins. Interpellé à propos de la passivité de la France dans le drame du
Rwanda, il répond notamment : « C’est vrai qu’on nous reproche de ne pas avoir débarqué en force
pour nous interposer entre les combattants. Je voudrais dire quelque chose qui va sans doute vous
choquer profondément. Je ne crois pas que la communauté internationale puisse aller faire la police
partout sur la planète et envoyer, partout où les gens se battent, des forces d’interposition. » 163
Alors que Mitterrand se décharge de ses responsabilités sur l’ONU, son ministre des Affaires étrangères,
Alain Juppé, justifie la passivité de celle-ci... devant un public états-unien ! Cette déclaration montre qu’il
est loin d’avoir reconnu qu’un génocide est en cours au Rwanda, comme on veut nous le faire croire depuis
sa déclaration du 18 mai à l’Assemblée nationale, puiqu’il parle ici d’« interposition » entre des gens qui
se battent.
19.25
Le sommet de l’OUA à Tunis
L’OUA montre qu’elle n’est pas plus disposée que les Nations Unies à appeler le génocide par son nom.
Elle proteste certes contre la diminution des effectifs de la MINUAR. Quatorze chefs d’États africains
condamnent finalement le génocide au début du mois de juin. Mais au sommet de l’OUA qui s’ouvre le
13 juin à Tunis, le Président par intérim, Théodore Sindikubwabo, occupe le siège de représentant du
Rwanda. Le FPR est présent en tant qu’observateur. Boutros Boutros-Ghali a fait le déplacement. La
délégation française, dont l’ambassadeur Marlaud, compte sur Omar Bongo et le maréchal Mobutu pour
obtenir le cessez-le-feu que réclame Sindikubwabo. 164 Un accord de cessez-le-feu et d’arrêt des massacres
est signé le 14 juin à l’issue de ce sommet. 165
19.26
L’urgence d’intervenir
Début juin, la situation des FAR s’est dégradée. Le 21 mai 1994, le FPR s’empare du camp de Kanombe
et de l’aéroport de Kigali. Nyanza est libérée le 29 mai par le FPR, Kabgayi le 2 juin, Gitarama le 13.
Le GIR s’est replié le 10 juin à Gisenyi. La prise de Kigali et de Butare paraissent inéluctables. Est-ce la
déroute de leurs amis qui amènent les dirigeants français à changer d’avis et à vouloir intervenir ou bien,
comme ils le clament, est-ce l’urgence d’arrêter les massacres ?
Le 22 mai, le Président intérimaire du Rwanda, Théodore Sindikubwabo, écrit au Président Mitterrand
une lettre le remerciant « pour le soutien moral, diplomatique et matériel que Vous lui avez assuré depuis
1990 jusqu’à ce jour » et il le prie « de nous fournir encore une fois Votre appui tant matériel que
diplomatique. Sans Votre aide urgente, nos agresseurs risquent de réaliser leurs plans. » 166
Peu avant le 15 juin, Alain Juppé propose une intervention aéroterrestre :
M. Juppé juge scandaleux l’immobilisme des nations occidentales et africaines face au drame
rwandais.
Il estime intolérable que le déploiement des renforts de la MINUAR ne soit pas envisagé avant un
ou deux mois alors que les combats et les massacres se poursuivent. [...]
Par ailleurs, il a proposé de faire étudier la possibilité d’une intervention aéroterrestre francoeuropéano-africaine afin de sauver les enfants massacrés et d’arrêter les combats.
M. Balladur a demandé que le Ministre des Affaires étrangères en parle discrètement à nos partenaires et que la Défense étudie la faisabilité technique d’une telle opération. Il compte vous en parler
au cours de votre entretien car il estime que nous ne pouvons rester inactifs dans ce dossier. 167
Jacques Almaric, Les raisons d’un revirement français, Libération, 22 juin 1994, p. 3.
Stephen Smith, Le Rwanda au cœur du sommet africain, Libération, 13 juin 1994, p. 19.
165 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 751].
166 Voir section 16.6 page 746.
167 Note du général Quesnot et de Dominique Pin à l’attention de Monsieur le Président de la République, 15
juin 1994. Objet : Votre entretien avec le Premier ministre et Conseil restreint du mercredi 15 juin. Situation. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotPin15juin1994.pdf#page=2
163
164
816
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
La décision d’intervenir est prise en Conseil restreint le 15 juin. Les interventions à ce Conseil ont
toutes en commun de motiver l’obligation d’intervenir par celle de sauver des enfants. 168 Ainsi, Michel
Roussin, ministre de la Coopération, déclare :
J’ai eu le général Dallaire au téléphone. Il est très préoccupé car il n’a plus les moyens de protéger
les orphelinats la MINUAR étant sous le feu des combattants. 169
Cela fait plus de deux mois que la MINUAR est sous le feu des combattants !
Après avoir évoqué le cessez-le-feu conclu à Tunis, le retard inacceptable de formation de la MINUAR
II – la France ne finançant que l’équipement de 200 soldats sénégalais sur 800 –, le transfert de soldats
des Nations Unies de Somalie au Rwanda, Alain Juppé évoque une initiative française en deux volets :
- Faut-il aller plus loin et envisager une opération pour exfiltrer les populations ?
Nous étudions une opération pacifique avec les O. N. G. pour évacuer 200 à 300 enfants dans les
48 heures. 170
Au delà, il faut une opération plus musclée, si la MINUAR tarde à se déployer. J’y suis favorable
sans en nier la difficulté. 171
Edouard Balladur, Premier ministre, approuve la décision d’intervenir :
Nous ne pouvons plus quels que soient les risques rester inactifs. Pour des raisons morales et non
pas médiatiques. [...] Mais il faut faire quelque chose. Dans des cas aussi affreux, il faut savoir prendre
des risques. 172
François Mitterrand ne reprend pas le terme d’« opération plus musclée » d’Alain Juppé. Il n’évoque
que des opérations de protection de certains sites. Certains se trouvant à Kigali, cela rend l’opération
beaucoup plus offensive qu’il ne le laisse paraître 173 :
J’approuve cette façon de voir. Nous pourrions limiter nos objectifs. J’ai reçu des organisations
humanitaires et hier soir, Médecins sans Frontières. J’en tire la conclusion que notre effort pourrait
être limité à la protection de certains sites, des hôpitaux ou des écoles, sans entrer dans une opération
militaire d’ensemble qui serait difficile car il n’existe pas de front continu.
A Kigali même il y aurait deux ou trois sites et il faudrait examiner cas par cas d’autres villes.
Certes il faut essayer de faire venir de Somalie tout ce que l’on peut. Mais nous n’aurions pas
besoin de déploiement de forces très conséquent [sic]. Car il ne semble pas que les deux camps soient
agressifs vis-à-vis des Européens ; ce n’est pas leur préoccupation principale. Ils ne sont pas prêts à
nous affronter en bataille rangée. Quelques centaines d’hommes concentrés sur quelques sites devraient
suffire.
Si vous mettez autour d’un point une compagnie résolue, il n’y aura pas d’assaut. Il faut une
protection ciblée pas une campagne d’ensemble ni une intervention générale et indistincte. 174
François Mitterrand prend la décision de cette intervention et déclare en assumer la responsabilité.
Celle-ci sera donc à la fois humanitaire et « musclée ». Bernard Kouchner va être envoyé par l’Élysée pour
négocier avec le général Dallaire le débarquement de militaires français pour protéger les sites évoqués
par François Mitterrand. 175
Le 16 juin, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, après avoir reconnu qu’« il faut parler de
génocide », déclare dans Libération :
C’est un véritable devoir d’intervention que nous avons au Rwanda. Il n’est plus temps de déplorer
les massacres les bras croisés mais de prendre des initiatives. L’urgente nécessité de l’intervention
internationale doit nous conduire à faire preuve d’imagination et de courage. Si la MINUAR tarde à
168 On pourrait observer que c’est un peu tard pour se préoccuper des enfants et se souvenir que les militaires français ont
refusé d’évacuer les orphelins de Marc Vaiter le 11 avril, voir section 11.4.2 page 591.
169 Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint15juin1994.pdf#page=2
170 La mission de Bernard Kouchner, Jean-Louis Machuron, accompagnés de Gérard Larôme du Quai d’Orsay, à Kigali le
17 juin, est manifestement en rapport avec cette opération évoquée par Alain Juppé. Voir section 22.6.3 page 909.
171 Conseil restreint du 15 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint15juin1994.pdf#page=3
172 Ibidem.
173 Des militaires français présents à Kigali pour des raisons humanitaires permettraient aux FAR de se maintenir dans la
ville, voir l’analyse d’Alison Des Forges section 22.6.3 page 908.
174 Ibidem.
175 Voir section 22.6.3 page 909.
817
19.26. L’URGENCE D’INTERVENIR
arriver au Rwanda, pourquoi ne pas utiliser une partie des 18 000 Casques bleus encore présents en
Somalie et qui pourraient rapidement rejoindre Kigali ? J’ai proposé ce schéma au Secrétaire général
des Nations unies, qui y est favorable dans son principe. Nous œuvrons par l’entremise de notre
représentant permanent à New York.
Si tout cela ne suffisait pas, la France est prête avec ses principaux partenaires européens et
africains, à préparer une intervention sur le terrain afin de mettre fin aux massacres et de protéger
les populations menacées d’extermination.
Aucune solution ne doit être écartée pour que cesse la tragédie rwandaise. La France entend
prendre toute sa part à cet effort. 176
La décision d’intervenir n’est annoncée que le 18 juin, date symbolique :
L’Élysée et Matignon ont annoncé samedi [18 juin], dans un communiqué conjoint publié à l’issue
d’une réunion interministérielle, que la France avait décidé d’envoyer aux frontières du Rwanda « les
moyens nécessaires » à une opération internationale à but humanitaire « destinée à sauver des vies
humaines et à mettre fin aux massacres ». « Ces forces, conjointement avec celles de pays africains et
occidentaux qui s’y joindront, assumeront leurs missions en attendant que la MINUAR soit en mesure
de remplir le mandat qui lui a été confié par le Conseil de sécurité », poursuit le communiqué. 177
Le 18 juin, François Mitterrand évoque longuement cette décision d’intervenir au Rwanda dans un
discours à l’UNESCO :
Que faire maintenant ? Je pense qu’il est bon d’utiliser cette tribune, pour faire avancer la réflexion
sur ce point douloureux, et qui touche au sujet même dont nous nous occupons. La France a demandé
aux Nations unies, après le départ de la plupart des casques bleus, de renvoyer une force de protection
à Kigali. Elle a été obtenue le 17 mai au Conseil de sécurité par la résolution 918.
Et pourtant, les combats et les massacres se sont poursuivis. Garde présidentielle ou partisans des
Présidents disparus, désormais sans frein, de la façon la plus sauvage et à cette date - au moment
où je m’exprime - les contingents sollicités par le Secrétaire général des Nations unies n’ont toujours
pas été mis en place, alors que l’on ne peut plus attendre, on le voit bien ! Il reste des hôpitaux, des
églises, quelques lieux, quelques sites où tout n’a pas été massacré. Il y a donc une extrême urgence.
Dès que j’ai appris qu’un cessez-le-feu de principe avait été obtenu à Tunis lors de la réunion des
chefs d’État de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine), mais qu’il fallait attendre encore quelques
semaines avant la mise en place des Casques-bleus, j’ai réuni un Conseil restreint des ministres,
mercredi dernier, qui a chargé M. le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, de rendre compte
que la France était prête sans attendre l’arrivée de la force des Nations unies, à envoyer avec ceux de
ses partenaires européens ou africains qui le voudraient, une force de protection humanitaire destinée
à assurer la sécurité des populations civiles qui ont échappé à l’extermination. Cela se met en train.
C’est désormais une affaire d’heures et de jours.
Nous en sommes là. Je dois dire que deux ou trois pays africains ont répondu favorablement et
j’attends encore les réponses fermes de pays européens. Quoi qu’il en soit, nous le ferons.
Je le répète : chaque heure compte. 178
Divers arguments sont invoqués pour justifier l’intervention française. Alain Juppé, le 21 juin, invoque
un risque de contagion au Burundi :
Si la France n’intervenait pas au Rwanda, il y aurait un risque de contagion au Burundi et même
un risque d’explosion », a affirmé Alain Juppé, mardi, devant le groupe RPR de l’Assemblée nationale,
selon des propos rapportés par Bernard Pons. 179
La journaliste se demande si ce n’est pas précisément cette intervention de la France qui risque de
provoquer une explosion au Burundi.
Colette Braeckman s’interroge le 20 juin sur la soudaine détermination de la France à intervenir au
Rwanda :
176 Alain Juppé, « Point de vue », Intervenir au Rwanda, Libération, 16 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
JuppeIntervenirRwandaLiberation16juin1994.pdf
177 Marie-Pierre Subtil, La détermination de la France se heurte à l’opposition du Front patriotique rwandais, Le Monde,
21 juin 1994, p. 3.
178 Discours du Président de la République, M. François Mitterrand, à l’UNESCO, Paris, 18 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/MitterrandUnesco18juin1994.pdf
179 Marie-Pierre Subtil, Le projet d’intervention française au Rwanda suscite de plus en plus de critiques, Le Monde, 23
juin 1994, pp. 1, 4.
818
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Pourquoi la France, au lieu d’appuyer matériellement les forces africaines a-t-elle choisi de bousculer l’agenda onusien, d’envoyer des troupes sur la frontière zaïroise avant même le feu vert du Conseil
de sécurité, de renforcer l’aéroport de Cyangugu, en face de Bukavu au Zaïre, de marteler, comme le
président Mitterrand, « C’est désormais une affaire d’heures et de jours. Quoi qu’il en soit, nous le
ferons. Chaque heure compte. » ? Pourquoi, alors que depuis deux mois et demi les images de l’holocauste rwandais éclaboussent les écrans de télévision et les reportages quotidiens, sans provoquer
de réactions à Paris, l’urgence est-elle soudain devenue une question d’heures ? La seule chose qui a
changé, c’est le rythme de la situation sur le terrain : le général Dallaire, commandant de la Minuar,
s’est déclaré surpris de la vitesse avec laquelle le FPR progressait désormais. Si le gouvernement
français est peut-être mû très tardivement par un sentiment humanitaire, il en convainc difficilement
le Front patriotique qui se demande s’il ne s’agit pas plutôt, in extremis, de venir au secours du
gouvernement intérimaire en déroute. 180
Pourquoi la France intervient-elle maintenant et pour quel motif ? Il y a eu de nombreuses pressions
pour que la France intervienne afin d’arrêter le massacre, comme les appels de Médecins sans frontières
parus dans Le Monde des 18 mai et 18 juin 1994.
L’argument humanitaire ne paraît pas être en fait le motif de l’intervention militaire française :
On l’a dit : si l’argument humanitaire avait été déterminant, il aurait joué beaucoup plus tôt. Il
aurait prévalu bien avant le génocide, par exemple lors des « répétitions générales » que furent les
massacres de 1991, 1992, 1993, 1994... 181
Le général Philippe Mercier, chef du cabinet militaire du ministre de la Défense, reconnaîtra qu’il
était un peu tard pour arrêter les massacres. Il a déclaré devant la Mission d’information à propos de
Turquoise :
Il a ajouté qu’il était déjà un peu tard pour mettre fin aux massacres au moment où la décision
a été prise et qu’il aurait fallu la prendre plus tôt, sans doute au mois d’avril. 182
Compte tenu que la plupart des massacres ont eu lieu en avril, on appréciera le « déjà un peu tard ».
La vraie raison paraît être que la France ne peut tolérer une victoire du FPR.
Un communiqué de l’Élysée du 18 juin 1994, répondant à des accusations exprimées par Daniel Jacoby
de la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH), justifie dans un argumentaire la politique
passée de la France au Rwanda et laisse entendre qu’aujour’hui la France ne peut laisser s’accomplir la
prise de pouvoir par les armes d’une minorité s’appuyant sur une puissance extérieure :
SUR L’INTERVENTION FRANÇAISE EN 1990
En octobre 1990, une offensive militaire, lancée depuis le territoire d’un pays voisin menaçait
gravement les fragiles équilibres du Rwanda.
La France et la Belgique envoyèrent à Kigali un détachement pour protéger et évacuer leurs
ressortissants. La France est ensuite restée sur le terrain pour éviter la reprise des combats tout en
menant une action diplomatique en vue d’un accord politique entre les deux parties.
Ceux qui critiquent aujourd’hui, quatre ans après, cette décision, considèrent-ils qu’il fallait laisser
cette intervention s’accomplir ? Si telle avait été la décision des autorités françaises, que n’eût-on pas
entendu sur l’abandon par la France de ses amis africains.
Considèrent-ils également que toute minorité, quelle que soit la légitimité de ses droits, peut les
faire prévaloir par les armes avec le soutien de tel pays extérieur ? On imagine aisément à quel chaos
conduirait l’application d’un tel principe en Afrique. 183
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères aurait déclaré, deux jours avant la décision d’intervenir
[le 13 juin ?] :
Une victoire du FPR serait intolérable. 184
L’intervention de François Mitterrand au Conseil des ministres du 22 juin révèle que le but essentiel
de l’opération est d’empêcher que le Rwanda passe « sous la domination tutsie » :
Colette Braeckman, L’enfer du Rwanda et les bonnes intentions de la France, Le Soir, 20 juin 1994, p. 7.
Colette Braeckman [44, p. 276].
182 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 432].
183
Communiqué de la Présidence de la République, 18 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
CommuniquePresidenceRepublique18juin1994.pdf
184 Colette Braeckman [44, p. 272].
180
181
819
19.27. LE RECOURS À MOBUTU
Le Président de la République rappelle que le Rwanda, comme le Burundi, est essentiellement peuplé de Hutus. La majorité des habitants a donc soutenu naturellement le gouvernement du président
Habyarimana. Si ce pays devait passer sous la domination tutsie ethnie très minoritaire qui trouve sa
base en Ouganda où certains sont favorables à la création d’un “Tutsiland” englobant non seulement
ce dernier pays mais aussi le Rwanda et le Burundi, il est certain que le processus de démocratisation
serait interrompu. 185
Le thème qu’il faut empêcher une victoire tutsi, que les Tutsi sont une minorité, qu’ils ne peuvent
donc pas exercer le pouvoir à eux-seuls, qu’ils doivent négocier avec les Hutu est repris durant l’opération
Turquoise. 186
19.27
Le recours à Mobutu
Quel rôle joue le maréchal Mobutu dans l’attentat contre Habyarimana ? Selon certaines informations,
il est désigné comme partie prenante d’un complot pour empêcher l’application d’accords de paix qui créeraient un fâcheux précédent pour lui, selon d’autres informations, au contraire, il prévient Habyarimana
du danger qui le guette. Quoi qu’il en soit, le génocide et la reprise des hostilités qui en résultent vont lui
donner un rôle central dans les opérations de secours au profit du Gouvernement intérimaire rwandais.
Le 24 avril, une délégation constituée de Herman Cohen, ancien secrétaire d’Etat adjoint en charge des
Affaires africaines, Michel Aurillac, ancien ministre de la Coopération, Robert Bourgi (Aurillac et Bourgi
sont en relation constante avec Matignon, l’Élysée et Jacques Foccart) et Max-Olivier Cahen rencontre
le maréchal Mobutu à Gbadolite en vue de le réhabiliter sur la scène internationale. 187 Cette rencontre
a eu lieu en réalité dimanche 17 avril, ainsi que le rapporte le chargé d’affaires John Yates à l’ambassade
des USA au Zaïre. Cohen, Cahen et Bourgi sont reçus ensemble par Mobutu. Celui-ci reçoit Aurillac à
part. Foccart n’est pas cité. 188 Foccart aurait-il été reçu par Mobutu à une autre date ? Le 24 avril ?
Foccart dit qu’il est allé en août à Gbadolite pour réconcilier Mobutu et son Premier ministre Kengo. 189
Lors de cette rencontre du 17, Mobutu aborda en premier la tragédie du Rwanda, disant que le FPR
ne pourrait gouverner tout le Rwanda à moins de tuer un million de Hutu par an pendant huit ans. Il
faut, dit-il reprendre les négociations d’Arusha. Il a été aussi probablement question de la nomination de
Kengo Wa Dondo comme Premier ministre.
Cette démarche démontre l’influence importante que les milieux gaullistes autour de Jacques Foccart
ont gardé en Afrique, auprès de Mobutu en particulier. Au moins à partir de cette date, nous assistons à
une cogestion du dossier rwandais avec Mitterrand.
Le 28 avril, Bruno Delaye conseille à François Mitterrand de réhabiliter Mobutu qui était boycotté à
ce moment-là par Paris, Bruxelles et Washington :
3) Les Nations Unies sont silencieuses, humiliées et dépassées. Les tentatives de règlement
régional (Museveni d’un côté, Mobutu de l’autre) n’ont rien donné car contradictoires, Mobutu
étant sur une ligne pro-hutue et anti-belge, Museveni cherchant à tirer les marrons du feu pour le
compte du FPR. [...]
5) Que peut faire la France ?
On ne peut pas traiter le problème du Rwanda en dehors de son contexte général (Ouganda,
Burundi, Zaïre)
a) faire pression sur Museveni (il doit recevoir prochainement un protocole financier de 40 MF)
pour qu’il “raisonne” les gens du FPR.
185 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=4
186 Voir section 23.4 page 947.
187 M. Mas [139, p. 385] citant la Lettre du Continent ; Gérard Prunier [175, p. 377] ; Alain Frilet,
La France prise au piège de ses accords, Libération, 18 mai 1994, p. 1. http://francegenocidetutsi.org/
Liberation1994-05-18FriletFrancePriseAuPiegeDeSesAccords.pdf Jeune Afrique cite cette mission de discrets émissaires sans donner de date, en fournissant tous les noms ci-dessus, sauf celui de Jacques Foccart. Cf. Géraldine Faes, Le
retour du dinosaure, Jeune Afrique, 22 septembre 1994, p. 10.
188 Yates, Former A/S Cohen meets Mobutu , US DOS, 18 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
CohenMobutu18April1994.pdf
189 Philippe Gaillard [88, p. 409].
820
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
b) introduire Mobutu (malgré les réticences du Quai, des Belges et des Américains) dans le jeu
régional. Pas question de laisser les initiatives de règlement entre les mains des seuls anglophones
(Ouganda, Tanzanie) sans y associer le principal voisin francophone, à savoir le Zaïre. 190
La « francophonie » est en danger ! Delaye répète le 29 avril :
Et il faudrait traiter le Zaïre de façon différente. Je vais horrifier par mes propos, mais on a besoin
de Mobutu : il faut le sortir de son relatif isolement. 191
Jacques Depaigne, ambassadeur au Zaïre, rencontre le 29 avril le chef de cabinet du Président Mobutu,
M. Vunduawe Te Pemako, qui lui fait part de l’assentiment de celui-ci à « notre conception du règlement
politique de la crise rwandaise. » M. Honoré N’Gbanda a été dépêché en Ouganda, Tanzanie et au Kenya
pour les mettre en garde contre toute ingérence au Rwanda. 192
Fin avril, Dominique Pin, chargé de mission à la Cellule africaine de l’Élysée, ancien premier conseiller
à l’ambassade de France à Kinshasa, rencontre à Gbadolite le maréchal Mobutu. 193
Le 9 mai 1994, Bruno Delaye déclare à Gérard Prunier :
Nous ne voulons aucune de ces rencontres en Tanzanie. La prochaine doit avoir lieu à Kinshasa.
Nous ne voulons pas laisser les pays anglophones décider du futur d’un pays francophone. En tout cas,
nous voulons que Mobutu revienne au premier plan, il est incontournable et nous allons y parvenir
avec cette histoire du Rwanda. 194
En mai 1994, Kengo wa Dondo qui sera nommé Premier ministre par Mobutu en juin, est reçu
secrètement à Matignon, au Quai d’Orsay et par Jacques Foccart. 195
Quand la France discute-t-elle avec Mobutu de la mise à disposition des aéroports de Kisangani, Goma
et Bukavu pour Turquoise ? Selon Colette Braeckman « l’autorisation accordée à la France d’opérer depuis
le Kivu a été négociée par Jacques Foccart lui-même lors d’un bref aller et retour à Gbadolite en juin
1994. » 196 Mais, il est vraisemblable que la discussion a commencé plus tôt. Il nous paraît étonnant que
Mitterrand confie cette mission à Foccart. La cogestion du dossier rwandais entre le RPR et Mitterrand
aurait été beaucoup plus loin que nous avons pu l’imaginer.
Au sommet de l’OUA à Tunis, le 13 juin, le « Guide » fait son retour en médiateur. En novembre il
sera au sommet de Biarritz. La France ne pourra plus rien lui refuser. Mobutu est le grand gagnant du
génocide des Tutsi. Aurait-il trempé dans sa planification ?
19.28
L’adoption de la résolution 929 autorisant l’opération
« Turquoise »
La diplomatie française fait preuve d’une grande maîtrise pour faire cautionner par l’ONU son intervention militaire au Rwanda. Le soutien du Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali est acquis facilement. Au téléphone, le 17 juin, il exprime au ministre Juppé :
[...] son soutien pour tout effort permettant de mettre fin aux massacres et de protéger la population rwandaise du génocide. 197
Ledit Juppé court à Dakar, chercher comme en 14 à recruter des tirailleurs, non cette fois-ci comme
chair à canon, mais pour marquer, par une participation symbolique, le caractère multinational de la
force. 198
190 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda, 28 avril 1994.
http://francegenocidetutsi.org/Delaye28avril94.pdf
191 Bruno Delaye, Christian Quesnot, Situation au Rwanda, Entretien avec Françoise Carle, 29 avril 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye29avril1994.pdf
192 TD Kinshasa 529, 29 avril 1994, 14 h 23. Signé Depaigne.
193 M. Mas [139, p. 385].
194 G. Prunier [175, p. 333].
195 Géraldine Faes, Le retour du dinosaure, Jeune Afrique, 22 septembre 1994, pp. 10-13.
196 C. Braeckman [45, p. 254].
197 Le secrétaire général de l’ONU soutient la proposition de M. Juppé, Le Monde, 19 juin 1994, p. 4.
198 Le 27 juin, une section de quarante Sénégalais rejoint les Français à Goma. Deux cent quarante hommes sont attendus,
d’après Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
821
19.28. L’ADOPTION DE LA RÉSOLUTION 929
L’annonce de la participation de pays africains francophones dont le Sénégal à l’opération sous commandement français provoque, à la demande du FPR, le départ de 44 officiers « franco-africains » de la
MINUAR le 21 juin. 199 Le premier effet de l’opération Turquoise est donc d’affaiblir la MINUAR.
Le 19 juin, dans une lettre qu’il adresse au président du Conseil de sécurité, Boutros-Ghali constate
que seul un pays, l’Éthiopie, propose une compagnie toute équipée pour la MINUAR II. 200 Les autres
pays demandent que leurs troupes soient équipées en tout ou partie (la France offrant d’équiper 200
soldats sénégalais). Il prévoit que la 1re phase de la MINUAR II ne commencera, dans le meilleur des cas,
que début juillet. L’ensemble de la force ne sera pas déployée avant trois mois en raison de la défaillance
des États membres. Dans ces conditions, poursuit-il, le Conseil de sécurité peut prendre en considération
l’offre d’une force multinationale commandée par la France sous chapitre VII afin d’assurer la sécurité
et la protection des personnes déplacées et des civils menacés au Rwanda. Il suggère que cette force soit
autorisée à rester trois mois jusqu’au déploiement de la MINUAR II.
Le représentant de la France, Jean-Bernard Mérimée, dans une lettre datée du 20 juin, donc postérieure, propose au nom de la France et du Sénégal d’envoyer une force dont les objectifs seraient les
mêmes que ceux de la MINUAR, c’est-à-dire « de contribuer à la sécurité et à la protection des personnes
déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là
où ça sera possible, de zones humanitaires sûres ». Se référant à la résolution 794 du 3 décembre 1992
qui avait autorisé une opération militaire en Somalie dirigée par les États-Unis sous chapitre VII, 201 il
demande que cette opération soit placée dans le cadre du chapitre VII de la charte de l’ONU, c’est-à-dire
d’avoir le droit de recourir à la force. 202
Alors que le génocide des Tutsi est presque achevé et que le FPR est proche de remporter une victoire
militaire, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise, par sa résolution 929 en date du 22 juin 1994, une
opération temporaire de deux mois à but « strictement humanitaire » proposée par la France, « qui sera
menée de façon impartiale et neutre et ne constituera pas une force d’interposition entre les parties ». Elle
visera « à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des
réfugiés et des civils en danger au Rwanda, étant entendu que le coût de la mise en œuvre de cette offre
sera à la charge des États Membres concernés ». Elle sera placée sous commandement français et agira
au titre du chapitre VII, c’est-à-dire pourra employer la force, contrairement à la MINUAR. 203
La résolution a été adoptée de justesse : 10 voix pour, 5 abstentions, 204 juste 2 voix de plus que la
majorité nécessaire, celle de la France et celle du Gouvernement intérimaire rwandais.
Cette intervention proposée par la France va à l’encontre des principes de l’ONU. C’est une opération
militaire unilatérale, menée de plus par un pays qui est sérieusement compromis dans le génocide en
cours.
Certains membres du Conseil de sécurité ne cachent pas leur réserve vis-à-vis d’une telle opération
menée par la France, regrettant que l’ONU tarde à mettre sur pied l’opération multinationale, MINUAR
II, et que la France refuse de fournir des moyens à cette MINUAR II. Colin Keating, représentant de la
Nouvelle-Zélande, motive ainsi son abstention à la résolution :
We are not convinced that this operation will be able to protect civilians from massacres. We are
thinking that there is, to the contrary, a very grave risk that the operation will become bogged down
and, worse still, that it will undermine the United Nations attempt to put in the field the kind of
operation that will work.[...]
We have strongly urged that France redirect the energy, enthusiasm and resources which it is
employing in this initiative to support the one operation that we believe would be effectively able to
curtail the genocide – and that is UNAMIR. If that energy, enthusiasm and money were put at the
disposal of the United Nations, we have no doubt that the delays that UNAMIR is currently facing
would disappear overnight. 205
R. Dallaire [72, pp. 540-541].
ONU, S/1994/728. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-728.pdf#page=2
201 ONU, S/RES/794 (1992), section 7. http://francegenocidetutsi.org/92s794.pdf#page=2
202 Jean-Bernard Mérimée, Lettre datée du 20 juin 1994, adressée au Secrétaire général. Proposition des gouvernements
français et sénégalais d’une intervention au Rwanda sous chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Cf. ONU, S/1994/734.
http://francegenocidetutsi.org/S1994-734.pdf
203 ONU, S/RES/929 (1994) http://francegenocidetutsi.org/94s929.pdf
204 5 membres du Conseil de sécurité sur 15 s’abstiennent : Brésil, Chine, Nouvelle-Zélande, Nigeria, Pakistan.
205 Conseil de sécurité de l’ONU, S/PV.3392, p. 7. http://francegenocidetutsi.org/spv3392-1994.pdf#page=7 Traduction de l’auteur : Nous ne sommes pas convaincus que cette opération sera en mesure de protéger les civils contre les
199
200
822
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
L’ambassadeur Jean-Bernard Mérimée, dans son intervention après le vote du Conseil de sécurité,
reconnaît qu’il y a génocide, il assure que la mission donnée aux soldats ne sera pas de s’interposer entre
les belligérants mais de faire cesser les massacres :
Depuis deux mois maintenant, la population du Rwanda est victime de massacres d’une ampleur
inégalée, à tel point que l’on n’hésite plus à employer pour les qualifier le terme de génocide. [...]
L’initiative française poursuit un but exclusivement humanitaire ; elle est motivée par la détresse
des popula- tions, devant laquelle la communauté internationale ne peut ni ne doit, selon nous, rester
passive. Nos soldats au Rwanda n’auront pas pour mission de s’interposer entre les belligérants et
encore moins d’influer de quelque manière que ce soit sur la situation militaire et politique. Notre
objectif est simple : secourir les civils menacés, faire cesser les massacres, et cela de manière impartiale. 206
En réalité cette opération Turquoise est conçue pour apporter un soutien aux Forces armées rwandaises
en déroute et au gouvernement « légal », le gouvernement intérimaire, face au FPR. Ce soutien vise
sinon à rétablir la situation, du moins à éviter une victoire totale du FPR, à maintenir le gouvernement
intérimaire au Rwanda et à l’imposer au nom des principes démocratiques dans des négociations.
Par cette résolution 929, l’ONU accorde à la France un mandat très flou : 207
Le mot génocide n’y est pas cité. La résolution se limite à dire que le Conseil de sécurité est « profondément préoccupé par la poursuite des massacres systématiques et de grande ampleur de la population
civile au Rwanda ». Certains s’imaginent que le mot génocide est sous-entendu, c’est là l’important. Il
l’est, car c’est le génocide qui est le motif de la résolution et la justification du recours au chapitre VII
de la charte. Le Secrétaire général Boutros-Ghali parle dans sa lettre du 20 juin au Conseil de sécurité
« d’arrêter le génocide ». 208 L’ambassadeur de France à l’ONU, M. Mérimée, parle de génocide au début
de son intervention, ce 22 juin au Conseil de sécurité :
For two months now, the population of Rwanda has been the victim of unprecendented massacres,
of such magnitude that no longer hesitates to describe them as genocide. 209
Mais M. Mérimée ne paraît pas connaître la définition du génocide faite dans la Convention de 1948. 210
Les responsables français n’ont pas hésité aussi à parler de génocide, 211 comme Alain Juppé le 16
mai, et continueront à en parler comme Edouard Balladur devant le Conseil de sécurité le 11 juillet. Mais
ils veilleront à éviter que le terme soit écrit dans un document qui engage leur responsabilité.
On a vu par ailleurs 212 que les responsables français utilisent le mot génocide tout en y mettant un
« s », comme Alain Juppé le 16 juin, considérant que le FPR commet pour sa part un génocide contre
les Hutu.
Les auteurs de cette résolution ont donc déclaré par ailleurs qu’ils sont bien conscients qu’il y a
génocide, mais ils n’utilisent pas le mot. C’est une entourloupe ! On sous-entend qu’il y a génocide. C’est
d’ailleurs pour cette raison-là que la France intervient, qu’elle seule a le courage d’intervenir ! Mais on
ne va pas utiliser le terme génocide dans la résolution. En effet, la présence du mot génocide dans la
massacres. Nous croyons au contraire que l’on court sérieusement le risque que l’opération s’enlise et, pis, qu’elle déjoue les
tentatives faites par les Nations Unies pour mettre en place sur le terrain le genre d’opération susceptible de fonctionner.
[...]
Nous avons lancé un appel pressant pour que la France consacre l’énergie, l’enthousiasme et les ressources engagés dans
cette initiative à l’opération qui peut, selon nous, effectivement arrêter le génocide : la MINUAR. Si cette énergie, cet
enthousiasme et cet argent étaient mis à la disposition des Nations Unies, il ne fait aucun doute pour nous que les retards
que la MINUAR connaît actuellement disparaîtraient du jour au lendemain.
206 3392e séance du Conseil de sécurité, 22 juin 1994, ONU, S/PV.3392, pp. 5-6.
207 La résolution mise au vote (S/1994/737) est présentée et rédigée uniquement par la France. http://
francegenocidetutsi.org/S1994-737.pdf
208 ONU, S/1994/728, 20 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-728.pdf
209 Conseil de sécurité, 22 juin 1994, S/PV.3392, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/spv3392-1994.pdf#page=5 Traduction de l’auteur : Depuis deux mois maintenant, la population du Rwanda est victime de massacres d’une ampleur
inégalée, à tel point que l’on n’hésite plus à employer pour les qualifier le terme de génocide.
210 Ce n’est pas le nombre de morts qui distingue un génocide des autres crimes, mais le fait que les victimes sont visées
en tant que membres d’un groupe dont l’extermination est planifiée. Par ailleurs, ce n’est pas la « population du Rwanda »
qui est victime. Bien que dans la suite de son intervention M. Mérimée désigne les milices : « Des orphelinats, même, sont
la cible des attaques et des exactions des miliciens », il a tendance à confondre les bourreaux et les victimes.
211 La réalité du génocide est communément admise dans la presse au début de Turquoise. Ainsi, dans son éditorial du
23 juin, Le Monde parle à propos de l’initiative française d’« une opération dénoncée par le FPR tutsi, c’est-à-dire par les
premières victimes du génocide auquel elle prétend mettre fin ».
212 Voir section 17.6 page 775.
823
19.28. L’ADOPTION DE LA RÉSOLUTION 929
résolution aurait contraint la France à respecter les engagements pris en signant la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, c’est-à-dire arrêter les assassins, les
désarmer, les emprisonner afin de les remettre à un tribunal. 213 Cette question est d’ailleurs directement
posée à l’ONU par Antoine Bernard, le représentant de la Fédération internationale des Droits de l’homme
(FIDH) :
M. Bernard se demande pourquoi la France ne demande pas l’autorisation du Conseil de sécurité
pour arrêter « sur place » les responsables des crimes de guerre au Rwanda. 214
Non seulement le mot génocide n’est pas cité, mais il est précisé que l’opération sera « impartiale
et neutre ». Bourreaux et victimes sont confondus, rejetés dos à dos par la phrase : « Exige que toutes
les parties au conflit et autres intéressés mettent immédiatement fin à tous les massacres de populations
civiles dans les zones qu’ils contrôlent ». Ainsi, devant des faits de génocide déjà amplement connus, les
troupes envoyées avec un mandat de l’ONU resteront neutres, donc n’interviendront pas, n’enquêteront
pas, ne désarmeront pas les meurtriers, ne feront pas d’arrestations, alors que, agissant sous chapitre VII,
elles ont le droit de recourir à la force. La neutralité et l’impartialité devant un génocide nie la réalité du
crime, trompe l’opinion publique sur les intentions affichées et viole la Convention sur la répression et la
prévention du crime de génocide.
Philippe Biberson, président de Médecins sans frontières, mesurant le 15 juillet l’étendue du désastre
que l’opération Turquoise a contribué à aggraver, dénonce l’hypocrisie du texte de la résolution que la
France a fait adopter par le Conseil de sécurité :
De fait, la résolution 929 du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Rwanda qui autorise
l’opération « Turquoise », est un modèle de duplicité. Tout en laissant entendre qu’il s’agit bien
d’un génocide – c’est ce qui légitime l’initiative –, elle évite soigneusement de l’expliciter et dans le
même mouvement enlève, par avance, à l’intervention armée toute chance de résultat, en précisant le
« caractère strictement humanitaire d’une opération qui sera menée de façon impartiale et neutre ».
La neutralité et l’impartialité devant un génocide constituent une attitude honteuse qui nie la réalité
du crime et trompe l’opinion publique sur les intentions affichées. 215
Si la résolution 929 évite le mot génocide, en revanche, le mot « humanitaire » est utilisé à satiété.
Il est cité quatre fois dans le texte de la résolution. C’est le concept flou par excellence. Il permettra de
venir au secours des auteurs du génocide en pleine défaite militaire.
Parmi les objectifs humanitaires assignés, il y a ceux des alinéas a) et b) du paragraphe 4 de la
résolution 925 en particulier : « Contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des
réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là où il sera possible,
de zones humanitaires sûres ». 216
Le texte de la résolution est rédigé de manière à permettre de considérer que les masses de Hutu fuyant
l’avance du FPR sont les victimes. En effet, compte tenu de la progression victorieuse des troupes du
FPR, devant laquelle les auteurs du génocide ne savent que fuir, compte tenu du nombre considérable de
Rwandais qui ont mis la main aux massacres, il est clair que ces assassins se retrouvent dans la situation
des « personnes déplacées », des « réfugiés » et des « civils en danger » que les militaires français vont
se faire un devoir de protéger conformément à cette résolution 929. 217 Le concept de zones humanitaires
sûres pourra permettre de les protéger plus efficacement.
Enfin, dans cette résolution, le Conseil de sécurité dit vouloir contribuer à la reprise du processus
de règlement politique dans le cadre de l’Accord de paix d’Arusha. Feignant d’ignorer le génocide, le
Conseil de sécurité de l’ONU souhaite l’instauration au Rwanda d’un gouvernement où le MRND, ses
partis satellites et les fractions Hutu Power des autres partis, qui sont tous organisateurs du génocide,
auraient plus de la moitié des portefeuilles. La France, qui ne laisse pas tomber ses amis, ne va pas cesser
d’invoquer cet Accord d’Arusha pour empêcher le FPR de transformer sa victoire militaire en victoire
politique.
Voir le texte de la Convention section 44.1 page 1419.
Afsané Bassir Pour, Le projet français se heurte à de nombreux obstacles, Le Monde, 23 juin 1994.
215 Philippe Biberson, Rwanda : le piège « humanitaire », Figaro, 15 juillet 1994, p. 2.
216 ONU, S/RES/925 (1994), p. 3. http://francegenocidetutsi.org/94s925.pdf#page=3
217 Cette confusion entre assassins et victimes a déjà été exploitée abondamment fin avril - début mai lors de la déroute des
tueurs de la région de Kibungo au sud-est vers la Tanzanie. De nombreux reportages présenteront les auteurs du génocide,
qui ont entraîné dans leur fuite le reste de la population hutu, comme des victimes d’atrocités commises par le FPR. Voir
par exemple le reportage de Paris-Match Rwanda, l’enfer vu par Salgado, 26 mai 1994, p. 44.
213
214
824
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
19.29
Création unilatérale d’une « zone humanitaire sûre »
Face à l’avancée du FPR qui prend Butare le 3 juillet et Kigali le 4, face à la débâcle des FAR, alors
que le génocide des Tutsi est reconnu par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme
de l’ONU, la France impose le 5 juillet une « zone humanitaire sûre » sans l’accord du Conseil de sécurité.
La France en avertit le Secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, par une lettre de JeanBernard Mérimée, en date du 1er juillet (en réalité du 2 juillet), où il écrit que si l’ONU rejetait cette
« zone humanitaire sûre », la France retirerait la force « Turquoise » du Rwanda :
Si le cessez-le-feu ne pouvait être obtenu immédiatement, la France se trouverait confrontée au
choix suivant : soit se retirer en dehors du territoire rwandais [...], soit en s’appuyant sur les résolutions
925 (1994) du 8 juin 1994 et 929 (1994), organiser une zone humanitaire sûre où les populations
seraient à l’abri des combats et des conséquences dramatiques qui en découlent dans ce pays. Les
forces franco-sénégalaises veilleraient, dans le cadre du mandat qui est le leur, à ce que ne s’exerce
dans cette zone ou à partir de cette zone aucune activité de nature à porter atteinte à la sécurité de
ces populations. Cette zone devrait être centrée sur la région où les problèmes humanitaires sont les
plus aigus, suffisamment vaste compte tenu du nombre de personnes concernées et d’un seul tenant
pour stabiliser les populations sur place et faciliter l’acheminement des secours humanitaires.
Sur la base des informations en notre possession, cette zone devrait comprendre les districts de
Cyangugu, Gikongoro et la moitié sud de celui de Kibuye, incluant l’axe Kibuye-Gitarama jusqu’au
col de N’daba compris.
La France estime que, sur la base des résolutions 925 (1994) et 929 (1994), elle est autorisée
à organiser cette zone humanitaire sûre. Elle souhaiterait néanmoins que, par votre intermédiaire,
l’Organisation des Nations Unies exprime son appui à la création d’une telle zone.
Je me permets d’attirer à nouveau votre attention sur l’urgence de la situation et de souligner
qu’à défaut de pouvoir organiser une zone humanitaire sûre avec le soutien de la communauté internationale, la France n’aurait d’autre choix que celui de se retirer très rapidement du territoire
rwandais.
Je ne verrais que des avantages à ce que cette lettre soit diffusée aux membres du Conseil de
sécurité. [...] 218
On retrouve dans ce texte la thèse propagée par la France selon laquelle les massacres sont la conséquence des combats, sous-entendu entre FPR et FAR. C’est exactement la thèse du Gouvernement intérimaire rwandais. Dans la définition des buts de la « zone humanitaire sûre », il n’est pas question de
génocide, 219 le mot même de massacres n’est pas utilisé. Il est juste question de « conséquences dramatiques ». L’interdiction de la zone humanitaire sûre à toute armée ou groupe armé est contournée par la
périphrase : « que ne s’exerce dans cette zone ou à partir de cette zone aucune activité de nature à porter
atteinte à la sécurité de ces populations. » Le terme de « populations » englobe bourreaux et victimes.
Comme une grande part des massacres a été exécutée par des civils qui se sentent menacés par l’offensive
des troupes FPR, l’usage de cette terminologie est particulièrement habile.
Certes, en délimitant cette zone, la France a dû faire des concessions territoriales. D’une part, elle a dû
reconnaître que les positions du FPR étaient beaucoup plus avancées qu’elle ne voulait bien l’admettre.
Kigali et Butare passent d’ailleurs au FPR à ce moment-là. D’autre part, elle a abandonné le NordOuest, le sanctuaire du régime hutu d’Habyarimana. Cette transformation de toute la zone encore tenue
par le Gouvernement intérimaire rwandais en « zone humanitaire », aurait pu être mal perçue à l’ONU,
puisque que ce gouvernement vient d’être désigné dans le rapport de René Degni-Ségui comme le principal
responsable du génocide des Tutsi. Mais nous pensons que cet abandon du Nord-Ouest est un engagement
pris par la France dans une négociation qui a été menée secrètement pour obtenir la libération de militaires
du COS faits prisonniers par le FPR le 1er juillet ou peu avant.
218 Lettre de Jean-Bernard Mérimée, représentant permanent de la France à l’ONU, au Secrétaire général Boutros BoutrosGhali, 1er juillet 1994, ONU S/1994/798. http://francegenocidetutsi.org/S1994-798.pdf Cette lettre est antidatée à
l’ONU puisque le télégramme du Quai d’Orsay donnant à M. Mérimée le texte du projet de lettre et le chargeant de
l’adresser au Secrétaire général est daté du 2 juillet. Ce télégramme, signé Verdière, publié dans les annexes du rapport de
la Mission d’information parlementaire, contient le texte de la lettre en son intégralité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 408-410]. http://francegenocidetutsi.org/Verdiere2juillet1994.pdf
219 Plus haut dans la même lettre, il est question de « risques d’élimination physique des minorités sur place qui se sont
déjà matérialisés au cours des mois d’avril et mai » dans la zone reconnue par les Français, au Sud et à l’Ouest. Il est
précisé également que seront exclus des discussions en vue d’un règlement politique « les responsables des massacres et
notamment des actes de génocide ».
825
19.29. CRÉATION UNILATÉRALE D’UNE « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
L’autorisation du Conseil de sécurité pour créer cette zone humanitaire sûre n’est pas demandée :
Après discussion avec Boutros Boutros-Ghali, le secrétaire général de l’ONU, il est apparu que la
création de cette zone n’exigeait pas un nouveau vote du Conseil de sécurité, mais était compatible
avec la résolution 929 autorisant la France à intervenir. 220
Boutros-Ghali aurait fait savoir qu’une résolution du Conseil de sécurité n’était pas nécessaire :
Le FPR s’est déclaré hier soir hostile au projet français en estimant qu’une telle enclave permettrait
de protéger les auteurs des massacres attribués aux forces et aux milices hutues.
Mais le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a affirmé sur l’antenne de France
2 qu’un émissaire français devait rencontrer dimanche soir le représentant à Bruxelles du FPR pour
le tenir informé des intentions de la France. La partie diplomatique qui se joue est extrêmement
importante et d’une grande urgence.
De son côté, M. Boutros-Ghali a fait savoir à Paris qu’une résolution du Conseil de sécurité n’était
pas nécessaire pour créer une « zone humanitaire protégée » au sud du lac Kivu, le long de la frontière
zaïroise. Boutros-Ghali estime qu’une lettre du président du Conseil de sécurité suffirait, a déclaré le
haut responsable. Si le Conseil (de sécurité) n’est pas d’accord, nous nous replierons sur la frontière,
a-t-il ajouté.
Les quinze membres du Conseil de sécurité ont été informés samedi soir [2 juillet] de l’initiative
française visant à mettre en place une « zone humanitaire sûre ». Une réponse officielle est attendue
mardi prochain. 221
Une résolution du Conseil de sécurité aurait pris du temps ; or là, il fallait faire vite pour empêcher
le FPR d’arriver à Gikongoro. De plus, la discussion d’une résolution risquait de faire capoter le projet
en obligeant à préciser ce qu’était exactement une « zone humanitaire sûre », en particulier une zone
interdite à toute armée ou groupe armé. Ce que les responsables militaires français ne souhaitaient pas.
Enfin, la résolution 929 spécifiait que l’opération « ne constituera pas une force d’interposition entre les
parties » 222 et Jean-Bernard Mérimée avait déclaré lors de l’adoption de cette résolution que « nos soldats
n’auront pas pour mission de s’interposer entre les parties en conflit, encore moins d’influer de quelque
manière que ce soit sur la situation militaire et politique dans ce pays ». 223 Ce qui vient en contradiction
avec cette « zone humanitaire sûre » conçue par la France, précisément pour faire interposition devant
le FPR.
Les militaires français établissent leur « zone humanitaire sûre » lundi 4 juillet. 224 Ce n’est que le 6
juillet que le Conseil de sécurité accuse réception de la lettre de Jean-Bernard Mérimée :
Les membres du Conseil de sécurité ont officiellement autorisé, le 6 juillet, le Président à accuser
réception de la lettre de M. BOUTROS GHALI, l’informant de la création d’une zone sûre (seule la
Chine a fait une déclaration rappelant son abstention sur la résolution 929). 225
Selon le général Quesnot, la proposition de la France aurait été adoptée au Conseil de sécurité par la
« procédure dite de silence » :
La zone humanitaire a été approuvée hier soir par le Conseil de sécurité (procédure dite de silence
ou de non-objection). Le Secrétaire général a appuyé publiquement notre initiative. 226
Il nous semble que cette procédure dite de silence n’existe pas. On voudra présenter comme un aval
de l’ONU ce qui est la mise devant un fait accompli grâce à l’entremise du Secrétaire général. À l’ONU,
ce fait accompli est vu par certains comme un alignement de la France derrière le GIR :
Jacques Almaric et Jean Guisnel, Le piège se referme sur les soldats français, Libération, 4 juillet 1994.
AFP, Reuter, Le Soir, 4 juillet 1994.
222 ONU, S/RES/929 (1994), p. 1, 6e paragraphe. http://francegenocidetutsi.org/94s929.pdf
223 Conseil de sécurité de l’ONU, 22 juin 1994, S/PV.3392, pp. 5-6. http://francegenocidetutsi.org/spv3392-1994.
pdf#page=5
224 Stephen Smith et Jean Guisnel, De la protection à l’interposition, Libération, 5 juillet 1994, p. 3.
225 Ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires africaines et malgaches, Paris, 7 juillet 1994, A/S : Rwanda.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 447]. http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtDAM7juillet1994.pdf#page=2
226 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 6 juillet 1994, Objet : Votre entretien
avec le Premier ministre, mercredi 6 juillet - Situation. Note manuscrite : « Vu ». http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot6juillet1994.pdf
220
221
826
19. LA FRANCE SOUTIENT LE GIR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Mais d’ores et déjà, l’opération française est perçue par certains, à New York, comme une intervention militaire visant à sauver les Hutus, « y compris, remarquait un diplomate, les responsables
des crimes contre les Tutsis ». 227
Cette décision unilatérale de la France d’imposer une « zone humanitaire sûre » est à retenir, car à
l’inverse, la France n’arrêtera pas les assassins, n’arrêtera pas les membres du GIR, ne désarmera ni les
milices ni les FAR, ne démantèlera pas les émetteurs de la radio RTLM au prétexte qu’elle n’en a pas
reçu le mandat du Conseil de sécurité. La Convention contre le génocide de 1948, les résolutions 929 et
935 du Conseil de sécurité, le rapport de René Degni-Ségui lui en donnaient et le droit et le pouvoir.
19.30
La France demande au représentant du GIR de quitter le
Conseil de sécurité
Une preuve que la France tenait à bout de bras la représentation du Gouvernement intérimaire rwandais à l’ONU est donnée par les circonstances de son départ : en juillet, alors que, devant l’armée du
FPR, l’armée rwandaise et le Gouvernement intérimaire ont fui au Zaïre le 17 juillet, le représentant de
ce gouvernement, Jean-Damascène Bizimana, siège toujours au Conseil de sécurité. C’est le représentant
français qui le fait partir. Une note du ministère des Affaires étrangères français en date du 19 juillet
1994 indique :
Représentation du Rwanda à l’ONU :
A l’issue d’un contact avec notre mission à New York, le Représentant actuel du Rwanda, M.
BIZIMANA, s’est dit prêt à renoncer informellement à siéger au Conseil de Sécurité. Il pourrait
l’annoncer rapidement au Président du Conseil. 228
Il semble donc que le représentant du Gouvernement intérimaire rwandais au Conseil de sécurité se
soit retiré, suite à une démarche française. Cela démontre l’importance du soutien que la France lui a
accordé pendant tout le génocide.
Afsané Bassir Pour, Le secrétaire général de l’ONU soutient l’initiative française, Le Monde, 6 juillet 1994, p. 3.
Ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires africaines et malgaches, Paris, 19 juillet 1994, No 1991/DAM,
A/S : Rwanda, réunion du 19 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 462].
http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAMnote19juillet1994.pdf#page=2
227
228
827
24 septembre 1993
S/26488
Déploiement de la MINUAR
30 décembre 1993
(S/26927
1er rapport sur la MINUAR
30 mars 1994
S/1994/360
2e rapport sur la MINUAR
20 avril 1994
S/1994/470
Impossibilité de la MINUAR de remplir son mandat - Proposition
de réduction de son rôle et de ses effectifs
29 avril 1994
S/1994/518
Demande de renforcement de la MINUAR
13 mai 1994
S/1994/565
Projet d’une MINUAR II
31 mai 1994
S/1994/640
Rapport de la mission au Rwanda de Iqbal Riza et J. Maurice
Baril
16 juin 1994
S/1994/715
2e rapport de la Mission d’observation Ouganda-Rwanda
19 juin 1994
S/1994/728
Constat du retard de la mise en place de la MINUAR II. Proposition d’accepter l’offre d’une opération conduite par la France sous
chapitre VII
26 juillet 1994
S/1994/879
Mandat de la commission d’experts chargés d’enquêter sur les
massacres
30 août 1994
S/1994/1003
Reconnaissance des pouvoirs du nouveau représentant du Rwanda
au Conseil de sécurité
4 octobre 1994
S/1994/1125
Rapport préliminaire de la Commission d’experts
6 octobre 1994
S/1994/1133
Rapport sur la situation au Rwanda
13 octobre 1994
S/1994/1157
Transmission aux membres de l’assemblée générale et du Conseil
de sécurité des 1er et 2e rapports de René Degni-Ségui, rapporteur
spécial de la Commission des Droits de l’homme
Table 19.5 – Lettres et rapports du Secrétaire général de l’ONU sur le Rwanda
Chapitre 20
Fourniture d’armes pendant le
génocide
Les dernières livraisons d’armes à l’armée rwandaise contre l’offensive ougando-FPR ont continué
quelques jours après le début des massacres, mais
bien sûr ceux-ci n’ont pas eu lieu avec des armes
françaises.
Hubert Védrine, Rwanda : les faits, La lettre de l’Institut François Mitterrand no 8, juin 2004.
Depuis 1990, la France est un des principaux fournisseurs d’armes du Rwanda. L’article de Jacques
Isnard du 23 juin 1994 vient très tardivement le rappeler. 1 De plus, la France contribue indirectement à
des fournitures d’armes via des pays tiers comme l’Égypte ou l’Afrique du Sud.
Le Rwanda regorge d’armes, des armes françaises en particulier. Ainsi, Gérard Prunier a vu vendre
des grenades sur un marché en juin 1993 :
Les livraisons françaises d’armes pendant l’alerte de février [1993] sont tellement généreuses que
les grenades, revendues en cachette par l’armée, sont ouvertement remises en vente sur les marchés
publics. L’auteur en a vu quelques-unes, à côté d’avocats et de mangues, sur un marché près de Kigali,
en juin 1993, mais un policier l’a empêché de les photographier en lui disant que “ce n’est pas bien
de prendre de telles photos”. 2
La France a retiré ses troupes en décembre 1993, en vertu des Accords d’Arusha qu’elle a appuyés
de tout son poids selon le Quai d’Orsay. Elle n’a donc plus livré d’armes depuis leur signature puisque
ces accords les proscrivaient. Elle a de plus, comme si sa sincérité pouvait être mise en doute, décrété un
embargo sur les livraisons d’armes le 8 avril 1994, au début du génocide. Elle n’a donc pas livré d’armes
durant le génocide. A fortiori après l’embargo de l’ONU du 17 mai 1994. C’est du moins la version
officielle. La réalité est tout autre.
20.1
La France livre des armes en dépit des Accords de paix
d’Arusha
Les livraisons d’armes sont proscrites par les Accords d’Arusha du 4 août 1993 3 et par l’accord sur
la zone libre d’armes établie dans la ville de Kigali et aux alentours, signé sous l’égide de l’ONU le 22
décembre 1993 (KWSA agreement). Mais, en dépit de ces accords de paix et de l’interdiction qui en
1 Jacques Isnard, Une aide militaire intense et souvent clandestine, Le Monde, 23 juin 1994, p. 4. http://
francegenocidetutsi.org/IsnardJacquesAideMilitaireIntenseLeMonde23juin1994.pdf
2 G. Prunier [175, p. 223].
3 Voir section 5.5 page 250.
829
20.2. Y A-T-IL EU UNE DÉCISION D’EMBARGO SUR LES LIVRAISONS D’ARMES LE 8 AVRIL 1994 ?
découle d’alimenter les belligérants en armes, la France continue imperturbablement à fournir des armes
aux Forces armées rwandaises. Ainsi la MINUAR intercepte une cargaison d’armes en provenance de
France le 21 janvier 1994 4 et, début mars, en provenance de DYL-INVEST basée près d’Annecy. 5
20.1.1
Les armes consignées par la MINUAR vont être utilisées pendant le
génocide
Les livraisons d’armes bloquées par la MINUAR sont en fait débarquées et mises sous la garde conjointe
de la MINUAR et des FAR. Ainsi, Filip Reyntjens note pour la livraison du 21-22 janvier 1994 en
provenance de Châteauroux :
Ces munitions seront mises sous scellés au camp de Kanombe et resteront sous contrôle de la
MINUAR jusqu’au 7 avril 1994. 6
Nous savons par le général Dallaire que les FAR ont tenté de récupérer ces armes. Le 1er mars 1994,
il est invité par Habyarimana, qui le reçoit en compagnie du ministre de la Défense et des deux chefs
d’état-major :
Bizimana croyait arriver à me convaincre de remettre à l’AGR la cargaison aérienne de bombes,
de mortiers et d’obus d’artillerie que nous avions saisie en janvier. Il s’est obstiné me disant que cette
commande avait eu lieu avant la signature du traité de paix, en me montrant les documents pour
preuve. Je lui ai rétorqué qu’il n’en était pas question. 7
Il semble clair qu’à partir du 7 avril, les FAR vont avoir la libre utilisation de ces armes. À l’attention
de ceux qui douteraient que ces armes françaises ont été utilisées par les FAR pendant le génocide,
remarquons que la paralysie de la MINUAR et son retrait quasi complet, le 21 avril, ont permis aux FAR
d’en disposer librement.
20.2
Y a-t-il eu une décision d’embargo sur les livraisons d’armes
le 8 avril 1994 ?
Le 8 avril 1994, Edouard Balladur, Premier ministre, aurait décidé de suspendre toute exportation de
matériels de guerre à destination du Rwanda :
1994
8 avril : décision du PM, M. Balladur, de suspendre toute exportation de matériels de guerre à
destination du Rwanda. 8
Il le rappelle lors de son audition en 1998 :
En avril 1994, il a précisé que la décision de ne plus livrer d’armes, sous aucune forme, fut prise
par son Gouvernement avant l’embargo décidé par les Nations Unies. 9
Il précise, en réponse à une question, que sa décision est du 8 avril :
Il a précisé qu’à sa connaissance la CIEEMG n’avait pas délivré d’autorisation d’exportation de
matériels de guerre depuis le mois d’avril 1993, mais que quelques livraisons de peu d’importance
avaient été effectuées en vertu d’autorisations accordées antérieurement. En conséquence, s’il n’y a
pas eu de décision d’interrompre les livraisons avant 1994 c’est qu’il n’y avait pas de raisons de le
faire.
C’est le 8 avril 1994, que le Secrétaire général pour la Défense nationale, haut fonctionnaire placé
sous l’autorité directe du Premier Ministre, a pris la décision de stopper toute livraison, quelle qu’elle
soit. Il a estimé qu’il excluait totalement que les fonctionnaires français, militaires ou civils, n’aient
pas respecté les décisions prises en la matière. 10
Voir section 5.5 page 248.
Voir section 2.7.1 page 111.
6 F. Reyntjens [182, p. 19].
7 R. Dallaire [72, p. 265] ; Roméo Dallaire, Resuply of ammunitions for government army, MINUAR, MIR 491, 7 March
1994. http://francegenocidetutsi.org/DallaireAnnan7mars1994.pdf
8 Chronologie de la crise rwandaise, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 41].
9 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 87].
10 Ibidem, p. 106.
4
5
830
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Cependant, on ne trouve aucune trace d’une telle décision, ni dans la presse, ni au Journal Officiel. 11
Cette absence de publicité ne signifierait pas que la décision n’a pas été prise. Edouard Balladur se
trouve d’ailleurs à ce moment-là en Chine ! 12 Mais il paraîtrait que le Secrétaire général pour la Défense
nationale (SGDN) a délégation d’autorité pour décider des autorisations.
Alain Juppé, présent à la même audition, confirme cette date :
M. Alain Juppé a précisé que le ministère des Affaires étrangères est représenté au sein de la
CIEEMG. 13 Il a rappelé que le 8 avril 1994 le SGDN avait décidé la suspension de la validité de
toute exportation d’armes et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi, y
compris la validité des procédures en cours, et a indiqué que cette mesure conservatoire avait été
confirmée le 28 avril par la CIEEMG et le 5 mai par le cabinet du Premier Ministre, conformément
à la décision du comité restreint du 3 mai 1994, alors que le 17 mai seulement une résolution no 918
du Conseil de Sécurité déclarait l’interdiction de la vente et de la livraison d’armes et de matériels
de guerre au Rwanda. 14
Pourquoi donc le cabinet du Premier ministre éprouve-t-il le besoin de confirmer le 5 mai la « suspension de toute exportation d’armes et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi » ?
C’est que, soit cette décision d’embargo du 8 avril est une fiction, soit elle n’a pas été appliquée jusqu’au
5 mai.
Michel Roussin, ministre de la Coopération, faisant état d’une demande de livraison d’armes du
gouvernement rwandais du 7 avril 1994, évoque cette suspension des livraisons d’armes au Rwanda mais
écrit que le SGDN « a alors confirmé les décisions antérieures » :
S’agissant des livraisons d’armes au Rwanda, M. Michel Roussin a précisé que la décision du
Secrétaire général de la Défense nationale de les suspendre, le 8 avril 1994, faisait suite à une importante demande du Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France, passée dans le cadre de
nos accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons de munitions ou de matériels. Le
Secrétaire général a alors confirmé les décisions antérieures et refusé cette livraison. 15
Quelles sont ces décisions antérieures, qui ont été confirmées par le SGDN ? Il y a deux possibilités :
- Soit ce sont des interdictions. Si donc les exportations d’armes étaient interdites avant le 8 avril, il
y a contradiction avec ce qu’affirment M. Balladur et M. Juppé, selon qui une décision de suspension des
exportations a été prise le 8 avril.
- Soit ce sont des autorisations, les livraisons correspondant à des commandes d’armes antérieures au
7 avril auraient été autorisées. Le ministre de la Coopération contredit alors le Premier ministre et le
ministre des Affaires étrangères. Les exportations auraient continué.
Par ailleurs, nous nous demandons qui représentait le gouvernement rwandais ce 7 avril. Le président et
le Premier ministre sont tués, le ministre de la Défense est en déplacement. La demande est probablement
envoyée par un officier des FAR sur l’ordre de Bagosora, qui a pu évoquer cette question lors de sa
rencontre avec l’ambassadeur Marlaud et l’attaché de Défense par intérim, J.-J. Maurin.
Bernard Debré avance, lui, qu’Edouard Balladur avait ordonné l’arrêt des fournitures d’armes au
Rwanda, dès 1993 :
M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard Balladur lui avait affirmé qu’il avait ordonné,
dès 1993, l’arrêt des fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet
arrêt. 16
Cette décision d’arrêter les fournitures d’armes au Rwanda serait conforme aux accords de cessez-lefeu qui font partie des Accords d’Arusha. Mais si les livraisons d’armes étaient arrêtées, pourquoi cette
décision d’embargo du 8 avril 1994 ? 17
11 Le Journal Officiel a été consulté par http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/RechercheExperteLegi.jsp, du 8 au
19 avril 1994.
12 Thierry Bréhier et Francis Deron, La visite à Pékin d’Edouard Balladur et la question des droits de l’homme - La
réconciliation franco-chinoise demeure entachée de quelques divergences, Le Monde, 9 avril 1994, p. 6.
13 Rappelons qu’une exportation légale d’armes nécessite une autorisation de la CIEEMG puis, au moment de la livraison,
d’une AEMG.
14 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 100].
15 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 106].
16 Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 414].
17 Notons que l’audition de Bernard Debré, du 2 juin 1998, est postérieure à celle d’Edouard Balladur, François Léotard,
Alain Juppé, Michel Roussin, qui ont été entendus ensemble, le 21 avril 1998.
831
20.3. LE 9 AVRIL, UN AVION FRANÇAIS DÉBARQUE DES ARMES POUR LES FAR
Les livraisons ne sont pas vraiment arrêtées puisque Edouard Balladur précise en 2004 que la dernière
AEMG date du 6 avril :
Le 8 avril 1994, la France décide de mettre l’embargo sur les ventes d’armes à destination du
Rwanda. De fait, la dernière autorisation d’exportation des matériels de guerre (AEMG), déjà limitée
depuis 1993 aux seules ventes de pistolets et de parachutes, remonte au 6 avril 1994. 18
Cette tribune d’Edouard Balladur permet de résoudre toutes les contradictions relevées plus haut
entre les déclarations des différents ministres. Nous relevons que ni Edouard Balladur, ni Alain Juppé,
ni Michel Roussin ne tiennent compte ici des Accords d’Arusha et de celui sur la zone libre d’armes de
Kigali (KWSA) qui interdisent les livraisons d’armes.
La livraison interceptée du 21 janvier et cette décision – réelle ou inventée a posteriori – d’embargo du
8 avril démontre que la France ne respectait pas les Accords de paix d’Arusha et en a violé tant l’esprit
que la lettre. Ces livraisons d’armes sont la preuve que la France œuvrait contre les accords de paix. Quel
meilleur soutien aux extrémistes que de leur livrer des armes ?
De plus, cette décision d’embargo du 8 avril, dont personne n’a entendu parlé sur le moment, n’a pas
empêché des livraisons d’armes pendant le génocide. Ainsi, un haut responsable militaire aurait donné
l’ordre de cesser les livraisons d’armes vers le 23 mai :
Un haut responsable militaire a admis auprès du Figaro qu’il avait « donné l’ordre d’interrompre
les livraisons d’armes un mois avant le début de l’opération Turquoise », lancée le 23 juin 1994. 19
L’affirmation de Philippe Jehanne que nous citons plus loin montre que les livraisons d’armes ont
continué secrètement par l’intermédiaire du ministère de la Coopération. 20
Mais puisqu’il faut jouer sur les mots, livraisons d’armes ne signifie pas nécessairement exportation.
Une cession d’armes ou de munitions à titre gratuit de l’armée française à l’armée rwandaise est-elle une
exportation ? De même, le ministère de la Coopération a fait des dons d’armes au Rwanda.
20.3
Le 9 avril, un avion français débarque des armes pour les
FAR
Juste quelques heures après la prétendue décision d’embargo de M. Balladur, un avion français, venu
pour évacuer des civils dans le cadre de l’opération Amaryllis, débarque des armes pour les FAR le 9 avril
vers 3 h du matin, d’après le témoignage du colonel belge Luc Marchal affecté à la MINUAR :
Le 8 avril, en début de nuit, le général Charlier 21 m’annonce l’imminence d’une opération francobelge d’évacuation des expatriés. Elle devait se mettre en place dès le lendemain à l’aube avec l’arrivée
des Français et 24 heures plus tard avec celle des Belges. [...] Le temps d’informer Jo Dewez de ce
qui se prépare et de lui donner quelques directives, le chef de l’équipe des observateurs installés à
l’aérodrome de Kanombe me signale l’arrivée du premier Transall C-160, suivi à quelques secondes
par deux autres. Tout se passe en parfaite coordination avec les FAR [Forces armées rwandaises].
D’un des trois avions sont déchargées des caisses de munitions qui prennent aussitôt la direction du
camp de Kanombe. Il est 3 heures 45 du matin et je n’ai même pas eu le temps de mettre le général
au courant de l’opération en cours (nom-code « Amaryllis »). D’autres avions suivront durant toute
la journée, amenant personnel et matériel. 22
L’information est donnée par le colonel Marchal lors de son audition par la Commission d’enquête
« Kigali », la commission d’enquête interne de l’armée belge :
09345 Avr. 94 : Arrivée du premier C160 français (plein Mun pour F.A.R. ! ) 23
L’information est relayée par un député belge, Armand De Decker :
Edouard Balladur, L’opération Turquoise : courage et dignité, Le Figaro, 23 août 2004.
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4.
20 Voir section 20.8 page 838.
21 Le général Charlier est chef d’état-major de l’armée belge.
22 Luc Marchal [135, pp. 246-247].
23 Rapport de la commission Kigali - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/12, p. 45].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-12.pdf#page=45
18
19
832
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Selon le député libéral belge Armand De Decker, le premier avion français qui atterrit à Kigali
est bourré d’armes qui seront immédiatement remises aux FAR. 24
Le colonel Luc Marchal en parle sur BBC-TV. 25 Le démenti du gouvernement français ne tarde pas :
Le gouvernement français a démenti, dimanche 20 août, avoir livré des munitions à l’armée rwandaise, au début du génocide, dans la nuit du 8 au 9 avril 1994. Il répondait ainsi aux accusations
d’un officier belge, alors membre de la mission de l’ONU, qui dans des déclarations faites, pendant le
week-end, à des télévisions britannique et belge, avait affirmé que des munitions se trouvaient dans
un des avions envoyés pour le rapatriement des ressortissants français au Rwanda. Un porte-parole
du Quai d’Orsay a déclaré que ces appareils « transportaient uniquement des personnels militaires
français et leur matériel pour l’opération d’évacuation. » 26
Mais qu’en sait au juste le Quai d’Orsay ?
Le colonel Marchal confirme ses accusations au correspondant du Monde. L’atterrissage des avions
français s’est fait en coordination avec l’armée rwandaise. Cinq tonnes de munitions ont été débarquées
et emportées par les militaires rwandais au camp de Kanombe :
Malgré le démenti du Quai d’Orsay, le colonel Luc Marchal a confirmé au Monde, en les précisant,
ses récentes déclarations à la BBC au sujet de l’aide militaire française au Rwanda pendant les
affrontements interethniques d’avril 1994, bien après la date limite de 1993 avancée par Paris. [...]
« Nous avons été informés, le 8 [avril 1994], assure-t-il, que des avions français atterriraient
le lendemain vers 6 heures. En réalité, ils se sont présentés à 3 h 45. Manifestement, il y avait
une coordination entre les Français et les Rwandais. Les véhicules qui obstruaient la piste ont été
retirés en pleine nuit. Je n’étais pas personnellement à l’aéroport, mais j’y avais des observateurs
de quinze nationalités différentes. C’étaient des militaires, et ils savaient ce qu’ils disaient. Certains
furent formels : des caisses de munitions – probablement 5 tonnes – ont été déchargées d’un avion et
transportées par des véhicules de l’armée rwandaise dans son camp de Kanombe qui servait d’appui à
la garde présidentielle. » Le colonel Marchal en fut avisé oralement dans son PC de Kigali. Il n’y eut
aucun rapport écrit dont on pourrait retrouver la trace. « Le 9 avril, ça tirait de partout. J’ai peu
apprécié le fait accompli, mais s’appesantir là-dessus n’était pas la priorité ». 27
« Trois observateurs de l’Onu ont remarqué ce transport : un Russe, un Bangladeshi et, si mes souvenirs sont bons, un Sénégalais. »
Interrogé par les rapporteurs de la Mission d’information parlementaire, le ministère belge de la
Défense envoie la réponse suivante :
Le Colonel Marchal a bien accordé une interview à la BBC en août 1995. Il confirme qu’un des
observateurs des Nations unies sous ses ordres à l’aéroport de Kigali, un officier sénégalais, lui a
rapporté oralement, dans le courant de la nuit du 8 au 9 avril 1994, que des caisses de munitions de
mortiers avaient été débarquées d’un des trois avions militaires français ayant atterri cette nuit là à
Kigali et qu’elles avaient été chargées sur des véhicules de l’armée rwandaise. 28
En réponse à cette correspondance, que lui transmet la Mission parlementaire d’information, le colonel
Henri Poncet nie avoir remis des munitions aux FAR :
« – Les unités sous mes ordres n’étaient pas équipées de mortiers et n’ont donc pas déchargé de
munitions.
« – J’ai effectivement procédé à la “réquisition” de quelques véhicules militaires rwandais le 9 avril
au matin afin d’acheminer un détachement à l’ambassade de France.
« – A ma connaissance, seul un officier uruguayen, observateur militaire, était présent sur l’aéroport mais il m’a été impossible de le localiser et de le rencontrer. Un capitaine sénégalais s’est par
contre présenté à mon PC le 11 ou le 12 avril. » 29
Colette Braeckman [44, p. 210].
Film Bloody tricolor (Le drapeau tricolore sanglant), BBC-TV, 1995 ; Interview de Luc Marchal extrait de ce film
diffusé sur France 3, 21 août 1995 ? Cf. Dossier Noir [23, p. 13].
26 La France en accusation, Le Monde, 22 août 1995, p. 3.
27 Jean de la Guérivière, Un officier belge maintient ses déclarations sur l’attitude de la France lors du génocide rwandais,
Le Monde, 23 août 1995, p. 3.
28 Lettre du général Mourgeon à M. Bernard Cazeneuve, 22 octobre 1998, transmettant une réponse de Jacques Bernière, chargé au ministère des Affaires étrangères de coordonner les relations avec la Mission d’information parlementaire.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 356]. http://francegenocidetutsi.org/
Berniere13octobre1998.pdf
29 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 264-265].
24
25
833
20.4. PENDANT LE GÉNOCIDE, LES ARMES ARRIVENT PAR GOMA POUR LES FAR
La Mission d’information ne fait aucun commentaire, semblant donner raison à l’officier français.
Alors qu’officiellement « l’importante demande du Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la
France, passée dans le cadre de nos accords » n’est pas honorée, suite à la décision du Premier ministre,
le 8 avril, de suspendre les livraisons d’armes, le 9 avril au matin, un avion militaire français débarque
des armes pour les FAR.
20.4
Pendant le génocide, les armes arrivent par Goma pour les
FAR
Le service de renseignement de l’armée belge note une livraison d’armes pour les FAR le 16-17 avril
1994 par Goma en provenance d’Israël :
L’info du 29 avril 1994 du SGR (qualification B-2) qui signale que, vers le 16-17 avril 1994, 40
tonnes de munitions en provenance d’Israël ont été livrées par avion à Goma. Ces munitions étaient
destinées à l’armée rwandaise. 30
Le colonel Bagosora déclare au TPIR qu’il se rend à Kinshasa deux fois entre le 25 avril et la fin
du mois d’avril. Il rencontre le général Baramoto et l’amiral Mudima Mavua, ministre de la Défense du
Zaïre. La deuxième fois, il est rentré avec 10 tonnes de munitions. 31
20.5
La France livre des armes aux FAR pendant le génocide
Selon Bernard Debré, François Mitterrand lui-même n’a pas exclu que la France ait livré des armes
après le 7 avril :
Voulant savoir si la France avait continué à livrer des armes aux FAR après l’attentat contre
l’avion présidentiel du 6 avril 1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M.
François Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : « Vous croyez », a-t-il dit, « que le monde
s’est réveillé le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui, le génocide commence ? Cette notion
de génocide ne s’est imposée que plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ». M. Bernard Debré a
déclaré avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible affirmation que des aides
en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril 1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le
croire, qu’à l’époque, la communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des
armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard Balladur lui avait affirmé qu’il
avait ordonné, dès 1993, l’arrêt des fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient
confirmé cet arrêt 32
Dans une lettre à Bernard Debré, Edouard Balladur lui reproche ses déclarations devant la Mission
d’information parlementaire :
Je n’ai pas d’avis à porter sur les « confidences » que vous a faites le Président Mitterrand, mais
je peux vous dire que la présentation que, si j’en crois la presse, vous faites de sa position et de la
mienne n’est pas exacte [...]
Tout cela m’autorise à vous dire que je regrette profondément que vos déclarations puissent ternir
la réputation de notre pays et de notre armée [...] 33
Hubert Védrine reconnaît que la France a livré des armes après le début des massacres d’avril 1994 :
[...] les dernières livraisons d’armes à l’armée rwandaise contre l’offensive ougando-FPR ont continué quelques jours après le début des massacres, mais bien sûr ceux-ci n’ont pas eu lieu avec des
armes françaises. 34
30 Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, p. 81].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=81
31 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), Audience du 9 novembre 2005.
32 Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, pp. 413-414]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDebreBernard2juin1998.pdf
33 Lettre d’Edouard Balladur à Bernard Debré du 9 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, pp. 378-379]. http://francegenocidetutsi.org/BalladurDebre9juin1998.pdf
34 Hubert Védrine, Rwanda : les faits, La lettre de l’Institut François Mitterrand no 8, juin 2004, p. 24. http://www.
mitterrand.org/Rwanda-les-faits.html
834
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
La livraison d’armes du 9 avril est donc reconnue à demi-mot par le secrétaire général de l’Élysée de
l’époque. Combien de temps ont duré ces livraisons d’armes ?
Le 3 mai, le général Quesnot appréhende une victoire militaire du FPR et signale au président Mitterrand que les FAR sont à court de munitions :
Tous ces efforts [pour un cessez-le-feu] resteront vains si le F.P.R. remporte une victoire militaire
sur le terrain et veut imposer la loi minoritaire du clan tutsi, ce qui aurait, par ailleurs, des répercussions sérieuses au Burundi. Or les forces gouvernementales rwandaises sont à court de munitions
et d’équipements militaires.
Mais le Quai d’Orsay, faisant état de l’opinion publique et de la nécessité de ne pas alimenter le
conflit, estime nécessaire d’appuyer la proposition américaine d’embargo sur les armes et les munitions
à destination du Rwanda. 35
Commentant le 6 mai 1994 dans une note au Président de la République l’appel au secours du 4
mai du Président intérimaire Sindikubwabo devant la probable prise de pouvoir par le FPR, le général
Quesnot recommande un retour à « l’équilibre » par l’emploi d’une stratégie indirecte :
Sur le terrain le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment [sic] atteint ses buts de
guerre : le contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale afin d’assurer une continuité
territoriale entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le Président Museveni et ses alliés auront ainsi
constitué un “Tutsiland” avec l’aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux intellectuels
remarquables relais d’un lobby tutsi auquel est également sensible une partie de notre appareil d’État.
L’instabilité de la région (Rwanda, Burundi, Zaïre et Tanzanie) est assurée pour des années : les
Hutus majoritaires (85 %) au Rwanda et au Burundi n’accepteront pas le contrôle tutsi.
Est-ce vraiment ce que nous voulons ? [...]
A défaut d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre
en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un
certain équilibre. 36
Il semble que cette stratégie indirecte englobe des livraisons d’armes organisées par la France mais
exécutées par des tiers. Cet entretien Quesnot-Sindikubwabo a peut-être conduit à la visite d’Ephrem
Rwabalinda au général Huchon le 9 mai. 37
Michel Roussin dément le 28 mai que la France fournisse des armes aux FAR :
Q. Et pourtant, devant la poursuite des massacres, on a le sentiment que la France est aujourd’hui
« hors jeu » au Rwanda. Sentiment confirmé par les déclarations, jeudi, d’un porte-parole du FPR
s’opposant à une participation française à la MINUAR, cela parce que, toujours selon le FPR, la
France aurait fourni des armes à l’armée gouvernementale.
M. R. Je coupe les ailes de ce canard : par où pourrions-nous fournir des armes et par quel moyen ?
Cela serait en totale contradiction avec la politique africaine du gouvernement. Selon les gens du FPR
– qui sont d’ailleurs prudents dans leurs dernières déclarations – des armes transiteraient par la petite
ville frontière de Goma au Zaïre. C’est méconnaître nos relations avec ce dernier pays que tous les
spécialistes de politique africaine connaissent bien. Si l’on connaît un peu la situation tactique sur le
terrain on sait bien qu’il est impossible d’avoir par cette zone-là le moindre contact avec les forces
armées du gouvernement rwandais. C’est une manipulation et une désinformation : ces affirmations
ne tiennent pas la route, ni politiquement, ni techniquement. 38
Ce qu’affirme le ministre est complètement faux. Jusqu’à la prise de Gisenyi, le 17 juillet, les FAR
acheminaient des armes par l’aéroport de Goma au Zaïre. Même après, il était encore possible de transporter des armes soit par Bukavu au Zaïre vers Cyangugu par le pont sur la rivière Rusizi, ou bien par
l’aéroport de Kamembe à Cyangugu, ou bien encore avec des barges sur le lac Kivu.
Alain Juppé, le 12 juin 1994, déclare que, pour son ministère des Affaires étrangères, il n’y a plus de
livraisons d’armes au Rwanda depuis fin mai mais qu’en ce qui concerne l’Élysée, il n’en sait rien :
35 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Votre entretien avec le
Premier ministre le mercredi 4 mai 1994, 3 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot3mai1994.pdf
36 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Entretien avec le chef de
l’État intérimaire du Rwanda, 6 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot6mai1994StrategieIndirecte.pdf
37 Voir section 16.4 page 732.
38 Michel Roussin : « La communauté africaine doit condamner ce génocide », Le Quotidien de Paris, 28 mai 1994,
propos recueillis par Paul Cambon et Alain Barluet.
835
20.6. L’EMBARGO DE L’ONU SUR LES LIVRAISONS D’ARMES
J’étais chez Juppé avec Brigitte deux jours avant d’aller chez Mitterrand. On lui a posé la question :
« On dit qu’il y a des livraisons d’armes au gouvernement rwandais ou au gouvernement intérimaire
ou au gouvernement en fuite, est-ce qu’il est exact que la France continue des livraisons d’armes
à Goma ? » Juppé dit : « Écoutez, tout ça c’est très confus, il y avait effectivement des accords
de coopération ou de défense avec le gouvernement, il y a peut-être eu des reliquats mais en ce qui
concerne mes services, je peux vous dire que depuis fin mai il n’y a certainement plus aucune livraison
d’armes au régime Habyarimana ». Mais en même temps il a dit en regardant de l’autre côté de la
Seine, donc vers l’Élysée : « Mais ce qui peut se passer là-bas, moi je n’en sais rien. » 39
Donc, d’après Juppé, les dernières livraisons d’armes datent de fin mai.
Bernard Debré signale une fourniture d’armes fin avril, en provenance des Seychelles :
Pour connaître la vérité, M. Debré s’est efforcé de reconstituer le cheminement éventuel de certaines livraisons d’armes françaises, tout en constatant que l’opacité restait grande sur ce sujet et a
donné l’exemple suivant. A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un pseudonyme,
aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui serait passé par les Seychelles, puis par
la Suisse ou la Belgique. L’argent aurait été déposé dans une banque française. Les armes étaient
officiellement destinées au Zaïre. Il s’agissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux FAR.
L’opacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer qu’il s’agit de la France officielle ou
de trafiquants français ou européens ? La presse française a accusé la France officielle, sans se poser
de questions. 40
Cette livraison d’armes ressemble fort à celle en provenance des Seychelles des 16 et 18 juin. 41 L’officier
des FAR serait le colonel Bagosora, la banque, la BNP et l’intermédiaire sud-africain, Petrus Willem
Ehlers. Y aurait-il eu également une livraison d’armes fin avril en provenance des Seychelles ?
Le 3 mai une livraison d’armes de MIL TEC aux FAR est financée à hauteur de 450 000 Dollars US
par la société DYL-INVEST alors basée à Cran-Gévrier (Haute-Savoie). 42
20.6
L’embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes
Le 17 mai 1994, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte sa résolution 918 qui décrète un embargo sur
les armes :
Considérant que la situation au Rwanda constitue une menace à la paix et à la sécurité dans la
région,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
13. Décide que tous les États empêcheront la vente ou la livraison au Rwanda, par leurs nationaux
ou à partir de leur territoire, ou au moyen de navires battant leur pavillon ou d’aéronefs ayant leur
nationalité, d’armements et de matériels connexes de tous types, y compris les armes et les munitions,
les véhicules et le matériel militaires, le matériel de police paramilitaire et les pièces de rechange ; 43
Un comité est chargé par le Conseil de sécurité de veiller au respect de cet embargo par les États. 44
En 1995, devant les allégations de vente et de fourniture d’armes et de matériels connexes aux anciennes
forces gouvernementales rwandaises, en violation de l’embargo décrété par ses résolutions 918 (1994), 997
(1995) et 1011 (1995), la résolution 1013, adoptée par le Conseil de sécurité le 7 septembre 1995, prie le
Secrétaire général d’établir d’urgence une commission internationale d’enquête chargée de recueillir des
renseignements et d’enquêter sur les informations faisant état de la vente ou de la fourniture d’armes et
de matériels connexes aux anciennes forces gouvernementales rwandaises dans la région des Grands Lacs,
en violation des résolutions 918 (1994), 997 (1995) et 1011 (1995) du Conseil de sécurité. 45
39 Compte rendu de son entrevue avec Alain Juppé le 12 juin 1994 par Philippe Biberson, président de Médecins sans frontières France. Cf. Génocide des Rwandais tutsi 1994 - Prises de parole de MSF [39, pp. 48-49]. http:
//francegenocidetutsi.org/MsfGenocideRwandaisTutsis1994.pdf#page=47
40 Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, pp. 413-414].
41 Voir section 20.9 page 844.
42 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, colonne
4. http://francegenocidetutsi.org/GenocideSansImportanceFigaro12janvier1998.pdf
43 ONU, S/RES/918 (1994), B section 13. http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf http://francegenocidetutsi.
org/94s918fr.pdf
44 Ibidem, B section 14-15.
45 ONU, S/RES/1013 (1995). http://francegenocidetutsi.org/95s1013.pdf
836
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Le rapport final de cette commission d’enquête, l’UNICOI, 46 a été publié le 18 novembre 1998. 47
20.7
Les livraisons d’armes continuent malgré l’embargo
L’embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes n’interrompt pas leur afflux par l’aéroport de Goma à
destination des FAR. Vers le 27 mai, le général Dallaire envoie des observateurs militaires dans la région
de Gisenyi « car j’avais, écrit-il, également entendu parler du transit de grandes quantités d’armes et
de munitions à cet endroit-là ». 48 Relatant son entretien du 30 mai à Nairobi avec Brian Atwood, sous
secrétaire d’État étatsunien à l’Aide étrangère, le général Dallaire écrit :
Je lui appris que les combats se poursuivent à Kigali, et que les munitions lourdes arrivaient encore
au Rwanda, surtout chez les partisans de l’AGR. L’embargo décrété le 17 mai était inutile car non
respecté. 49
Un Boeing 707, transportant 39 tonnes d’armes venant de Madrid et de Malte avec à son bord le
colonel Bagosora, est arrivé à Goma le 24 mai 1994 :
L’ONU a ouvert une enquête sur un trafic d’armes présumé, en mai 1994, entre l’Espagne et la
dictature rwandaise de l’époque, alors que l’ONU avait (théoriquement) décrété un embargo international sur la vente d’armes au Rwanda, affirme hier le journal madrilène El Pais.
Selon ce quotidien, citant un rapport d’une commission de l’ONU, un avion nigérien, un Boeing
707, transportant 30 tonnes d’armes, avait quitté l’aéroport de Madrid-Barajas le 24 mai 1994 pour
Goma (Zaïre), à proximité de la frontière rwandaise, via Malte. La cargaison comprenait notamment
des fusils d’occasion venant du Portugal, ajoute El Pais. Lors d’une escale à Malte, 9 tonnes supplémentaires d’armes ont été chargées dans l’appareil à bord duquel est monté un seul passager, le
colonel Théoneste Bagosora, ancien chef du cabinet du ministère rwandais de la Défense, précise le
journal. Ce militaire est actuellement détenu au Cameroun après avoir été accusé, notamment, de
l’assassinat de 10 Casques-bleus belges au Rwanda en avril 1994.
Dans son rapport, la commission chargée d’enquêter sur les violations de l’embargo quant à la
vente d’armes au Rwanda affirme « avoir des raisons de croire que le Boeing 707 transportait 39
tonnes d’armes et de munitions pour les troupes de l’ancien gouvernement rwandais ». Le rapport
de l’ONU cité par El Pais dénonce aussi la complicité du gouvernement zaïrois dans le réarmement
de groupes terroristes issus des anciennes milices de la dictature et son implication dans des trafics
d’armes en provenance de Bulgarie, de la République tchèque, de France, de Belgique, d’Italie, de
Grande-Bretagne et d’ex-Yougoslavie. 50
Selon Le Figaro, à la fin du mois de mai, un avion se pose à Butare, amenant des armes qui sont
distribuées dès le lendemain aux miliciens :
A la fin mai un avion sud-africain bourré d’armes s’est posé à Butare : « Les caisses ont été
débarquées devant la préfecture. Les Rwandais les ont caressées, contemplées, tellement ils trouvaient
ça beau. Le lendemain, tous les miliciens aux barrages avaient des armes neuves... » 51
Jean Hélène écrit, le 23 juin 1994, que Mobutu permet des livraisons d’armes à destination du Rwanda :
Mais, pour le moment, le chef de l’État zaïrois se contente de permettre la livraison d’armement,
malgré l’embargo, au gouvernement rwandais.
Depuis le 7 avril, les résidents ont compté jusqu’à 7 avions-cargos, dont le dernier en date a atterri
le 17 juin. L’origine de ces armes reste mystérieuse, mais il est clair que le gouvernement rwandais,
frappé d’embargo, s’approvisionne maintenant sur le marché parallèle ; peut-être même au Zaïre, où
les chefs de l’armée prélèvent dans les stocks d’armes américaines destinées, à l’époque, aux rebelles
angolais, via Kinshasa. 52
UNICOI : United Nations International Commission of Inquiry (Rwanda).
ONU, S/1998/1096. http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-1096.pdf
48 R. Dallaire [72, p. 498].
49 R. Dallaire [72, p. 500]. L’AGR désigne l’Armée gouvernementale rwandaise.
50 Rwanda 1994 : trafic d’armes confirmé, L’Humanité, 11 novembre 1996.
51 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4, colonne 7. Aucun
témoin ne doit survivre reproduit cette information et donne en plus la référence de bordereaux de livraison et de reçus
d’armes à feu datées des 15, 18, 27 et 28 mai. Cf. [86, pp. 601-602, 760].
52 Jean Hélène, Un Zaïre providentiel et inquiet, Le Monde, 23 juin 1994, p. 3.
46
47
837
20.8. LA FRANCE LIVRE DES ARMES AUX FAR MALGRÉ L’EMBARGO
Ainsi sept avions-cargos auraient débarqué des armes à Goma pour le Rwanda. Leur origine est
mystérieuse nous dit Hélène, et l’allusion à des stocks d’armes américaines invite le brave lecteur français
à regarder ailleurs.
L’arrivée des Français de Turquoise ravive l’ardeur au combat des FAR. Le GIR envoie certains de
ses membres à l’étranger pour rééquiper les FAR :
Le ministre de la défense est parti mardi [28 juin] « faire du commerce » à Kinshasa. Et le
directeur des télécommunications, Assumani Bizimana, est parti à Paris, via Nairobi, pour acheter
deux téléphones satellites. 53
Le 30 juillet 1994, Le Figaro publie des extraits d’une lettre prouvant que des armes pour les FAR
arrivent fin juin en provenance du Zaïre et d’Afrique du Sud, contournant l’embargo de l’ONU :
Jusqu’au dernier moment, les ex-autorités rwandaises ont forcé l’embargo imposé par les Nations
unies. Des sociétés zaïroises et sud-africaines, contactées par deux émissaires du gouvernement aujourd’hui en fuite, avaient accepté à la fin juin – quelques jours avant la chute de Kigali – de répondre
positivement à cet appel d’offres.
C’est ce qui ressort en tout cas d’un courrier daté du 20 juin et adressé au président du gouvernement intérimaire, aujourd’hui en exil. Les deux émissaires, Joseph Nzirorera, secrétaire national du
MRND (ancien parti unique), et le lieutenant-colonel Jean-Bosco Ruhorahozara, 54 rendent compte
dans ce rapport des résultats de leur mission « de prospection effectuée au Zaïre et en Afrique du Sud
à partir du 23 mai 1994 » et dont l’objet était « l’acquisition de matériel destiné à la défense civile ».
Ils expliquent : « Malgré l’embargo imposé par le conseil de sécurité de l’ONU et grâce aux excellentes relations avec la République sœur du Zaïre, une partie du matériel est déjà sur place. » La
lettre indique également que « des contacts ont été menés pour l’acquisition des munitions pour les
forces armées rwandaises et les livraisons ont été effectuées à partir du 17 juin 1994 ».
Les deux émissaires terminent leur compte rendu sur une recommandation : « L’embargo qui frappe
notre pays restant en vigueur, il est recommandé de maintenir cette filière et d’alléger les procédures
de règlement des commandes. » 55
La libération des camps du Zaïre, fin 1996, provoque la fuite des ex-FAR qui abandonnent des documents faisant état de livraisons d’armes pendant le génocide par la société anglaise Mil-Tec 56 :
Toutefois, la France n’est pas la seule en cause dans cette série de sinistres découvertes. La GrandeBretagne, où une enquête a été ouverte, a également livré des armes aux milices hutu par l’intermédiaire d’une société britannique, la Mil-Tec Corporation.[...]
Le fait que la plupart des livraisons d’armes aient été acheminées au Zaïre a permis aux pourvoyeurs de contourner l’embargo, sans techniquement le violer. Cela a été particulièrement vrai pour
la série de livraisons de Mil-Tec Corporation entre avril et juillet 1994 et portant sur des transactions
de plus de 27 millions de francs. Cette société opérait depuis le paradis fiscal de l’île de Man. Les
avions ayant assuré en secret le transport de plusieurs tonnes d’armes et de munitions provenaient
notamment d’Israël et d’Albanie. Pour le plus grand drame de tout un peuple. 57
20.8
La France livre des armes aux FAR malgré l’embargo
Philippe Jehanne, ancien des services secrets, servant au cabinet du ministre de la Coopération, Michel
Roussin, déclare à Gérard Prunier, le 19 mai 1994 :
Nous livrons des munitions aux FAR en passant par Goma. Mais bien sûr nous le démentirons si
vous me citez dans la presse. 58
Le 31 mai 1994, L’Humanité fait état d’une lettre du 25 mai de Jean-Baptiste Zikamabamali, deuxième
secrétaire de l’ambassade du Rwanda au Caire, adressée au ministre de la Défense rwandais, Augustin
Bizimana, qui lui annonce des livraisons d’armes aux FAR par la France via le Zaïre à qui elles sont
Corine Lesnes, Gisenyi, capitale de l’arrière, Le Monde, 30 juin 1994, p. 3.
Il s’agit probablement du lieutenant-colonel Jean-Bosco Ruhorahoza.
55 Patrick de Saint-Exupéry, Les vaincus violent l’embargo, Le Figaro, 30 juillet 1994.
56 La société Mil-Tec est enregistrée à l’île de Man, les propriétaires sont inconnus. Se sont manifestés en son nom, Anoop
Vidyarthi, Trevor et John Donelly. Cf. Jacques Duplouich, L’énigme Mil-Tec Corporation, Le Figaro, 22 novembre 1996.
57 Bernard Duraud, Rwanda : deux documents mettent la France en accusation, L’Humanité, 20 novembre 1996.
58 Gérard Prunier [175, p. 332].
53
54
838
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
faussement destinées. Le journaliste se demande si cette cargaison n’a pas été transportée par des avions
destinés officiellement à envoyer des secours d’urgence au Rwanda :
Le 25 mai 1994, c’est-à-dire mercredi dernier, le deuxième secrétaire de l’ambassade du Rwanda
au Caire adressait à son ministère de la Défense à Kigali un message (voir le fac-similé ci-dessous) lui
annonçant une livraison d’armes et de munitions. Voici les principaux extraits de ce document :
« Honneur vous communiquer ce qui suit :
1. M. Anoop dispose pour le moment d’une licence d’exportation pour le stock suivant :
40.000 Hand Grenade (défensive),
3.000.000 rounds 7,62 x 39. 59
Au cas où la BBL avait exécuté le transfert en sa faveur, il aurait déjà livré de 25/05/1994 le
chargement suivant avec 365.000 USD de crédit :
760.000 rounds 7,62 x 39
20.000 H.G. (...)
(soit) un chargement net de 33 tonnes (avec possibilité de chargement des deux avions en même
temps). »
Le coût total de ce « chargement » s’élève, selon la note de l’ambassade rwandaise au Caire à un
total de 765.000 dollars.
La fin du document est ainsi rédigée : « Pour les produits 5,56 mm, il (M. Anoop) peut les apprêter
à condition qu’on ait les certificats de destination finale faits à Kinshasa-Zaïre (par via ambassades)
et que les fonds nécessaires soient disponibles avant livraison.
Je l’ai déjà contacté pour être prêt dès que votre messager parvienne à Paris. »
Cette dernière partie du message soulève des questions graves. Observons tout d’abord que ces
armements livrés ou en cours de livraison, destinés directement aux auteurs du génocide qui continue
à être perpétré au Rwanda, sont des balles de 7,62 mm et des grenades dites défensives, les plus
meurtrières. La « BBL » citée comme étant l’organisme transférant les fonds à destination de « Mr
Anoop » serait-elle la Banque belgo-luxembourgeoise ?
Il y a plus grave : les « certificats de destination finale faits à Kinshasa » sont les documents exigés
habituellement par les autorités françaises auprès du client « final » officiel – en l’occurrence, ici, le
Zaïre – de tout envoi d’armes à partir du territoire français.
A cela s’ajoutent deux autres interrogations particulièrement inquiétantes : quel est ce « messager »
qui doit « parvenir » à Paris ? Avec qui a-t-il des contacts ? Uniquement des trafiquants ? Et, surtout,
par qui sont affrétés les « deux avions » sur lesquels le « chargement » pourrait se faire « en même
temps » ? D’où partent-ils ? Serait-ce d’une base gouvernementale française ?
On se souvient que, fin avril, le gouvernement français avait annoncé l’envoi d’au moins un avion,
officiellement chargé de secours d’urgence à destination du Rwanda. Aucune organisation humanitaire
n’a, à notre connaissance, été en mesure de réceptionner le contenu de cet appareil qui aurait atterri
au Zaïre ou en Tanzanie. Il est aussi de notoriété publique que l’aide militaire française à la dictature
était organisés ces dernières années à partir du Caire et était garantie par une banque nationalisée
française, le Crédit lyonnais. 60
Dominique Bon, attaché militaire à l’ambassade de France à Kinshasa, paraît très informé des livraisons d’armes aux FAR :
Le 21 Juin [1994][...] Quelques jours plus tôt, le colonel Dominique Bon, attaché militaire à l’ambassade de France à Kinshasa, a plus ou moins reconnu que les livraisons d’armes aux FAR n’ont pas
cessé et qu’elles passent par l’aéroport de Goma, et c’est d’autant plus embarrassant que l’aéroport
est censé servir à une intervention humanitaire. 61
Stephen Smith, le 4 juin 1994, décompte cinq livraisons d’armes « payées par la France » par un
Boeing 707 atterrissant à Goma :
Longue de 3 200 mètres, la piste de l’aéroport international de Goma sert beaucoup. [...]
Enfin, depuis le début du drame rwandais, l’aéroport de Goma est la base arrière du gouvernement
du pays voisin, le Rwanda. C’est d’ici que les responsables du génocide ont été approvisionnés, en
armes notamment, jusqu’à il y a dix jours. Depuis la déroute des Forces armées rwandaises (FAR) à
Kigali, le dimanche 22 mai, 62 les « vols spéciaux » sur Goma ont en effet cessé. Auparavant, à cinq
59
60
61
62
3 millions de balles de calibre 7,62 mm x 39. C’est le calibre d’armes comme la kalachnikov AK 47.
Michel Muller, Trafic d’armes via Paris, L’Humanité, 31 mai 1994.
La lettre du Continent, 16 juin 1994. Cf. G. Prunier [175, p. 342].
Les 21 et 22 mai, le FPR s’empare de l’aéroport de Kigali et du camp militaire de Kanombe.
839
20.8. LA FRANCE LIVRE DES ARMES AUX FAR MALGRÉ L’EMBARGO
reprises, un Boeing 707 à l’immatriculation soigneusement effacée s’était posé trois fois de jour et
deux fois de nuit. Sa cargaison : chaque fois quelque 18 tonnes d’armes et de munitions, « d’origine
serbe » selon les uns, dans des caisses estampillées « Bulgarie », selon d’autres. Au moins une fois,
des témoins affirment avoir identifié des pilotes sud-africains. Malgré le foisonnement de détails et de
versions parfois contradictoires, toutes les sources sur place – y compris des expatriés français bien
placés – expriment leur « certitude » que ces livraisons d’armes ont été « payées par la France ».
Personne, cependant, n’est en mesure d’étayer par une preuve matérielle cette affirmation. 63
Pour ne prendre aucun risque, le journaliste conclut qu’il n’a pas de preuve de ce qu’il avance. Mais,
après avoir noté le démenti de Michel Roussin, il reprend les propos d’un « attaché de Défense d’une
ambassade française » qui ne cache pas que les FAR peuvent être alimentées en armes par une officine
de trafic d’armes de Paris :
En recevant récemment à Paris le Premier ministre désigné d’un futur « gouvernement d’union nationale » au Rwanda, Faustin Twagiramungu, le ministre français de la Coopération, Michel Roussin,
s’est insurgé contre ces accusations. Il a mis son interlocuteur au défi d’en apporter la preuve. « Après
avoir catégoriquement rejeté une demande d’aide militaire formulée dès la mi-avril, je ne vois pas le
gouvernement Balladur envoyer des armes via Goma où, en plus, tout finit par se savoir », explique
également l’attaché de défense d’une ambassade française dans la région. En ajoutant : « Mais une
aide en sous-main par des circuits parallèles, c’est toujours possible. Vous savez des officines de trafic
d’armes à Paris, je pourrais vous en parler »... 64
Cet attaché de Défense d’une ambassade française dans la région est-il le colonel Dominique Bon ?
Quel rôle a-t-il joué dans l’approvisionnement en armes des FAR ?
Le consul de France à Goma, Jean-Claude Urbano, laisse débarquer des armes sans intervenir :
Bisesero (Rwanda)
En mai, plus d’un mois après le début des massacres et alors que 10 000 personnes avaient été
tuées à Gisenyi [tout près de Goma], les Français laissèrent débarquer une cargaison d’armes à Goma
au Zaïre. Tandis que l’odeur des cadavres entassés dans une fosse commune à la frontière envahissait
l’aéroport, les armes destinées aux meurtriers étaient entassées sur la piste. Le consul de France à
Goma dit qu’il n’était pas en mesure d’intervenir : il s’agissait de l’application d’un contrat de droit
privé, passé avant l’interdiction des ventes d’armes au Rwanda. 65
Avant l’opération Turquoise, l’approvisionnement en armes des FAR a commencé à la mi-avril. Des
Boeing 707 du Nigeria se posaient tous les soirs vers 20 h 30. Un numéro d’immatriculation, 5 B-DAZ,
a été relevé et une mystérieuse compagnie Avistar Airlines. Le pasteur Dany Bimbo, travaillant pour le
SNIP, un service secret zaïrois, 66 réceptionnait la marchandise, rejoint parfois par le général Tembele,
commandant la région militaire de Goma. Des militaires rwandais venaient prendre les armes et les
emmenaient à Gisenyi dans cinq bus rwandais. 67 Pendant l’opération Turquoise, le ministre des Travaux
publics, Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva, répond à Franck Johannès qui l’interroge sur l’approvisionnement
en armes : « Nous avons des voies souterraines ». Le Premier ministre, Jean Kambanda, lui dit : « Le
problème de l’embargo ne se pose plus de la même manière qu’il y a un mois », 68 laissant entendre que
c’est l’armée française qui pourvoit maintenant à l’approvisionnement de ses troupes.
L’enquête de Human Rights Watch de 1995 relève cinq livraisons d’armes pour les FAR à Goma après
le 17 mai qui émanent du gouvernement français :
Arms flows to the FAR were not suspended immediately by France after the imposition of the
arms embargo on May 17, 1994. Rather, they were diverted to Goma airport in Zaire as an alternative
to Rwanda’s capital, Kigali, where fighting between the FAR and the rebel RPF as well as an international presence made continued shipments extremely difficult. Some of the first arms shipments to
arrive in Goma after May 17 were supplied to the FAR by the French government. Human Rights
Watch learned from airport personnel and local businessmen that five shipments arrived in May
and June containing artillery, machine guns, assault rifles and ammunition provided by the French
government (Interviews with airport staff, local businessmen and air cargo company crews over the
63
64
65
66
67
68
Stephen Smith, Les mystères de Goma, refuge zaïrois des tueurs rwandais, Libération, 4 juin 1994, p. 15.
Stephen Smith, ibidem.
Des armes pour les meurtriers, The Economist, Londres. Cf. Courrier International, 7 juillet 1994.
SNIP : Service national d’intelligence et de protection de la population, ancienne Agence nationale de documentation.
Franck Johannès, Les Kalachnikov de l’étrange pasteur, Le journal du dimanche, 3 juillet 1994.
Franck Johannès ibidem.
840
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
period of the field investigation. The precise dates of two of these shipments are known : May 25 and
May 27, 1994.) These weapons were taken across the border into Rwanda by members of the Zairian
military and delivered to the FAR in Gisenyi. 69
Le consul de France à Goma, Jean-Claude Urbano, confirme que ces cinq livraisons proviennent du
gouvernement français et en signale d’autres qui émaneraient d’officines françaises privées :
The French consul in Goma at the time, Jean-Claude Urbano, has justified the five shipments
as a fulfillment of contracts negotiated with the government of Rwanda prior to the arms embargo
(Interview with Jean-Claude Urbano, Goma, February 15, 1995).
In an interview with the Human Rights Watch researcher, the French consul also mentioned
several other shipments of arms that arrived at Goma airport for the FAR in the May to July period
from sources other than the French government. (According to Urbano, the weapons were of Israeli,
South African and Soviet manufacture. He also said that he was unaware of who had supplied the
weapons or had facilitated their transfer, but that they “could have” come from private French arms
dealers. Even private transfers must, however, be licensed by the French government.) Despite this,
the government of France is not known to have reported these shipments to the Committee set up
by the U.N. Security Council under Resolution 918 (1994). 70
Le consul Jean-Claude Urbano a intenté un procès contre Human Rights Watch puis s’est désisté. Le
ministère de la Coopération a reconnu de telles livraisons, mais a prétendu dans La Croix (31/05/1995)
qu’elles était destinées aux forces africaines de l’opération Turquoise. 71
20.8.1
Les sociétés Luchaire et Sofremas ont-elles violé l’embargo ?
La libération des camps du Zaïre, fin 1996, par l’armée rebelle de l’AFDL provoque la fuite des exFAR qui abandonnent une masse de papiers. Parmi ceux-ci, L’Humanité reproduit le 19 novembre 1996
des documents relatifs à des livraisons d’armes aux forces génocidaires par deux entreprises françaises, la
Sofremas et la société Luchaire, preuves compromettantes retrouvées à Goma, au Zaïre, dans l’enceinte
d’un camp de réfugiés rwandais. La Sofremas (Société d’exploitation de matériels et de systèmes d’armement) est une société parapublique française qui travaille pour le compte du groupe public GIAT. 72 La
société Luchaire a été reprise par GIAT. Ces documents laissent apparaître notamment que les sociétés
Sofremas et Luchaire ont rompu l’embargo des Nations Unies sur les livraisons d’armes, décrété le 17 mai
1994 :
Le trésor de guerre constitué par une masse de papiers a été laissé sur place, dans les camps
de réfugiés, par les Interahamwe et ex-militaires rwandais après l’intervention des rebelles zaïrois
la semaine dernière. Les documents se rapportant à la SOFREMAS ont été trouvés entre Zake et
Mugunga, au Zaïre, non loin de Goma, dans un bus abandonné, ayant probablement servi pendant
deux ans comme centre d’archives militaires pour l’ancienne armée rwandaise.
69 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, II The role of France]. Traduction de l’auteur :
Les livraisons d’armes aux FAR ne furent pas suspendues immédiatement par la France après l’imposition de l’embargo sur
les armes le 17 mai 1994. Elles furent plutôt déroutées par l’aéroport de Goma au Zaïre à défaut de l’aéroport de Kigali, où
les combats entre les FAR et le FPR ainsi que la présence internationale rendaient des livraisons régulières très difficiles.
Certaines livraisons d’armes à Goma parmi les premières après le 17 mai étaient des envois du gouvernement français pour
les FAR. Human Rights Watch apprit auprès du personnel de l’aéroport et d’hommes d’affaires locaux que cinq livraisons
arrivèrent en mai et juin, comprenant de l’artillerie, des mitrailleuses, des fusils d’assaut et des munitions fournies par le
gouvernement français. (Interviews du personnel de l’aéroport, d’hommes d’affaires et des équipages d’avions cargos durant la
période d’enquête. Les dates précises de deux livraisons sont connues : les 25 et 27 mai 1994.) Ces armes étaient transportées
au Rwanda par des militaires zaïrois et livrées aux FAR à Gisenyi. http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm
70 Human Rights Watch Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, II The role of France]. Traduction de l’auteur : Le
consul de France à Goma à l’époque, Jean-Claude Urbano, a justifié les cinq livraisons en expliquant qu’elles correspondaient
à l’exécution de contrats négociés avec le gouvernement rwandais avant l’embargo sur les armes. (Interview de Jean-Claude
Urbano, Goma, 15 février 1995.) Dans une interview avec l’enquêteur de HRW, le consul français a signalé d’autres livraisons
d’armes à l’aéroport de Goma pour les FAR de mai à juillet, provenant d’autres sources que le gouvernement français. (Selon
lui, les armes étaient de fabrication israélienne, sud-africaine et soviétique. Il a ajouté qu’il ne savait pas qui avait fourni
ces armes et qui en assurait le transport mais qu’elle pourraient provenir de marchands d’armes français opérant à titre
privé. Les ventes d’armes, même par des sociétés privées, doivent être autorisées par le gouvernement français.) En dépit
de cela, il ne semble pas que le gouvernement français ait signalé ces livraisons d’armes à la Commission mise en place par
la résolution 918 du Conseil de sécurité.
71 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 126].
72 J.-P. Gouteux [93, p. 76].
841
20.8. LA FRANCE LIVRE DES ARMES AUX FAR MALGRÉ L’EMBARGO
Il laisse apparaître que la SOFREMAS, société française d’exploitation de matériels et systèmes
d’armement contrôlée par l’État, a rompu l’embargo des Nations unies sur les livraisons d’armes au
Rwanda, décrété le 17 mai (quatre semaines après le début du génocide) et entré en vigueur le 26
juin 1994, 73 a indiqué Channel Four. Ce sont des factures en français, à en-tête de la SOFREMAS,
qui ont été montrées par cette chaîne de télévision. De son côté, Nicolas Poincaré pour France Info
a fait état hier de bordereaux de livraisons et de factures émanant de la société Luchaire, dépendant
maintenant à 100 % de GIAT Industries.
Les entreprises concernées ont démenti ces informations (voir ci-dessous). Le gouvernement français a affirmé pour sa part qu’aucune société française n’avait passé de contrats d’armement ou livré
des armes au Rwanda ou aux milices hutu rwandaises depuis avril 1994, c’est-à-dire avant l’embargo
décrété par l’ONU. Il y a eu « un arrêt complet des livraisons et des agréments dès avril 1994 », a
assuré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Jacques Rummelhardt, dans une justification quelque peu embarrassée. A propos des documents exhumés par la presse, il a déclaré qu’« il
s’agit d’une offre du 5 mai 1994 non suivie d’effets ». Quant à la société Luchaire, « la dernière
livraison date du début 1994 », a encore affirmé M. Rummelhardt.
Malgré toutes les affirmations officielles, c’est un secret de Polichinelle dans toute la région des
Grands Lacs que les étroites relations de Paris avec le régime de Kigali (par le truchement notamment
de la DGSE et du ministère de la Coopération relevant du gouvernement de cohabitation de Balladur)
se sont poursuivies jusqu’à la veille de l’opération Turquoise, au début de juillet 1994. La commission
française Justice et Paix notait ainsi, dans une étude de novembre 1994 : « Officiellement le Quai
d’Orsay disait appliquer l’embargo depuis le 17 mai. Mais, en privé, le ton était moins affirmatif.
En effet, selon un ancien correspondant de la DGSE, au début de juin 1994, alors que la guerre
faisait rage, des contacts avaient été pris par les forces gouvernementales rwandaises avec la France
pour qu’elle fournisse des munitions, soit 3.500 obus pour les chars, des roquettes pour hélicoptères,
10.000 munitions de 20 mm fabriquées par GIAT Industries, 1.000.000 de munitions pour fusils
et mitrailleuses et du matériel de transmission radio fabriqué par Thomson CSF. » L’ordre ayant
été donné de couper le contact avec les intermédiaires rwandais, cette commande n’aurait pas été
honorée. 74
Il est curieux que le ministère français des Affaires étrangères se sente obligé de démentir ces allégations.
L’affaire est reprise dans Le Figaro :
Lundi [18 novembre 1996], la chaîne de télévision britannique Channel Four affirmait, documents
à l’appui, que la France avait livré des armes au Rwanda après la décision de l’ONU de placer le pays
sous embargo. Hier, c’est un document d’une commission d’enquête de l’ONU – non publié mais dont
l’AFP a obtenu une copie – qui mettait en cause une vingtaine de pays, dont la France.
La première affaire se fonde sur des documents trouvés dans des camps évacués par l’ex-armée
rwandaise et les miliciens hutus, fuyant devant l’avancée des rebelles tutsis. Il s’agit notamment de
factures du fabricant d’armes Luchaire et surtout d’une lettre adressée à l’ambassade du Rwanda
par la Société française d’exploitation de matériels et systèmes d’armement (Sofremas). L’entreprise
proposait des pièces détachées pour des blindés rwandais.
La date de l’envoi est importante : le 5 mai 1994. Or le 17 mai, l’ONU décrétait un embargo
entré en vigueur le mois suivant. Mardi, le Quai d’Orsay a formellement démenti, assurant « qu’il y
a eu arrêt complet des livraisons et des agréments dès avril 1994 ». Et si des contacts ont été pris, ils
« n’ont pas été suivis d’effets ». Des munitions et des pièces de rechange ont bien été livrés à l’armée
rwandaise, mais avant la fin avril. 75
L’offre de la Sofremas, d’un montant de 8 028 000 dollars US, comprend 12 000 obus de 90 mm pour
F1-AML (automitrailleuse légère) et 20 000 obus de mortiers de 60 mm, ces munitions sont d’origine
sud-africaine. L’offre précise « livraison immédiate par voie aérienne dès réception de l’acompte de 30 %
et de l’EUC/ZAIRE correspondant ». Elle est adressée au lieutenant-colonel Cyprien Kayumba à l’ambassade du Rwanda, 12 rue Jadin à Paris. L’EUC est le Certificat de l’utilisateur final, 76 délivré par un
gouvernement qui atteste avoir acheté les armes pour les utiliser lui-même et non pour les revendre, ou les
réexpédier dans un pays tiers. Cet EUC doit être fourni par le Zaïre pour dissimuler, de toute évidence,
l’identité du véritable acquéreur des armes qui devaient être livrées à Goma et non à Kigali.
73
74
75
76
C’est une erreur, l’embargo est immédiatement applicable dès le 17 mai 1994, date de l’adoption de la résolution 918.
Bernard Duraud, Rwanda : deux documents mettent la France en accusation, L’Humanité, 20 novembre 1996.
Arnaud de La Grange, L’ONU accuse Paris et Londres, Le Figaro, 22 novembre 1996.
EUC : End User Certificate.
842
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Quand Le Figaro revient sur cette affaire en publiant, le 12 janvier 1998, 77 le fac-similé de l’offre de
la Sofremas en réponse à la « confirmation de commande » du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba 78 à
l’ambassade du Rwanda à Paris, le directeur de la Sofremas, Germinal Güell répond au Figaro :
Le courrier dont vous faites état n’était qu’une offre proforma datée du 5 mai 1994 en réponse à
la réception d’une commande spontanée émanant de l’ambassade du Rwanda datée du 29 avril 1994.
Cette commande sans valeur juridique, et formulée auprès de plusieurs sociétés françaises, n’était en
fait qu’une intention d’achat. L’offre proforma que vous mentionnez ne faisait qu’enregistrer cette
intention d’achat et indiquait ses conditions d’exécution.
Compte tenu de l’entrée en vigueur de l’embargo décrété par la résolution 918 des Nations unies
le 17 mai 1994, notre offre est devenue automatiquement caduque et ce dossier classé sans suite.
En conclusion, la Sofremas n’a procédé à aucune livraison d’armement à destination du Rwanda
à compter du 17 mai 1994 et ne saurait en aucun cas être associée aux livraisons détaillées dans votre
article. 79
Mais Patrick de Saint-Exupéry ajoute :
Le Figaro a publié ce document parce qu’il met en exergue une question essentielle : à quelle date
les autorités françaises ont-elles interdit officiellement les ventes d’armes ? Selon nos informations,
cette interdiction n’est tombée qu’à la fin mai. Ce que confirme – en partie – le courrier publié qui
prouve, qu’à la date du 6 mai 1994, un mois après le début du génocide, une société d’armement
parapublique n’avait reçu aucune instruction de ses autorités de tutelle... 80
La réponse du directeur de la Sofremas n’exclut pas des livraisons d’armes au Zaïre. Il se garde
d’ailleurs d’expliquer pourquoi il demande, dans sa lettre du 5 mai 1994, un EUC/ZAIRE (c’est-à-dire
un certificat d’utilisateur final pour le Zaïre) pour des armes à destination des Forces armées rwandaises.
20.8.2
Une livraison d’armes organisée par la DGSE
Dans une étude sur les transferts d’armes de la France, Bruno Barrillot écrit :
Malgré la résolution du Conseil de sécurité du 17 mai imposant un embargo sur les armes à
destination du Rwanda, les livraisons d’armes françaises se sont poursuivies par le truchement de la
DGSE et du ministère de la Coopération. Ainsi le 25 mai, une cargaison d’armements – quelques 18
tonnes d’armes et de munitions – « organisée par la DGSE, en route pour le Rwanda » est arrivée à
Goma au Zaïre et a été récupérée par les militaires des Forces armées rwandaises (Ouest France du
29 septembre 1994). 81
Cet article d’Ouest France, La France armait le Rwanda fin mai, reprend une information d’African
Rights. Dans la première édition de « Rwanda : Death, Despair and Defiance » parue en septembre 1994,
African Rights affirme que des armes auraient été livrées aux FAR par la DGSE :
In Rwanda, it appears that the DGSE, headed at the time by General Jacques Dewatre, 82 and the
ministry of Cooperation, headed during the genocide by Michel Roussin (formerly of DGSE) 83 were
most active in supporting the interim government. Arms supplies acquired by the DGSE certainly
arrived in Rwanda as late as the end of May and may be even well into June. [...]
A shipment of arms arranged by the DGSE arrived in Goma on 25 May en route to Rwanda. 84
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : Un génocide sans importance..., Le Figaro, p. 4.
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba est chef des services logistiques au ministère de la Défense. Il est de ces
militaires qui veulent prendre le pouvoir le soir du 6 avril. Voir section 9.1 page 531 et section 9.7 page 543.
79 Encadré “Précisions” dans Patrick de Saint-Exupéry France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier
1998, p. 5.
80 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
81 B. Barrillot [35, pp. 65-66].
82 Jacques Dewatre n’est pas général mais préfet.
83 Michel Roussin a été directeur de cabinet d’Alexandre de Marenches, directeur du SDECE, Service de documentation
extérieure et de contre-espionnage (maintenant DGSE).
84 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1 107, 1 109]. Traduction de l’auteur : Au Rwanda, il apparaît que
la DGSE, dirigée par Jacques Dewatre et le ministère de la Coopération dirigé par Michel Roussin (ancien de la DGSE)
ont contribué activement au soutien du gouvernement intérimaire. Des armes acquises par la DGSE sont arrivées à Goma
jusqu’à la fin mai et peut-être même en juin. [...] Une livraison d’armes organisée par la DGSE est arrivée le 25 mai à Goma
à destination du Rwanda.
77
78
843
20.9. UNE LIVRAISON D’ARMES FINANCÉE AVEC LA BNP
20.8.3
Les achats d’armes du lieutenant-colonel Kayumba depuis Paris
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba s’occupe particulièrement des achats d’armes au ministère
de la Défense. Dans un document du 10 octobre 1992, il est destinataire d’une fourniture d’armes en
provenance d’Afrique du Sud pour un montant de 5 901 031 $ US. 85
En 1998, Patrick de Saint-Exupéry écrit qu’il est en possession d’une lettre du lieutenant-colonel
Cyprien Kayumba qui a négocié des achats d’armes depuis l’ambassade du Rwanda à Paris pendant
le génocide. 86 Deux jours après, il publie en fac-similé une page de cette lettre relative aux livraisons
d’armes de MIL-TEC aux FAR. 87
Selon cette lettre du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, lors de deux séjours à Paris, l’un fin avril
de 27 jours, l’autre de 24 jours, il négocie en toute quiétude des achats d’armes pour l’armée rwandaise
qui est en train d’exécuter le génocide des Tutsi du Rwanda. Il séjourne à l’ambassade du Rwanda.
Son activité n’a pas pu passer inaperçue. Lors de son deuxième séjour, l’embargo de l’ONU était en
vigueur et la France avait le devoir de le respecter et de le faire respecter. Le lieutenant-colonel Kayumba,
dans la lettre où il se défend contre des accusations de détournements, se félicite de son action, qu’il a
menée principalement depuis Paris :
Ce que j’ai fait c’est la programmation des livraisons avec le seul fournisseur qui a pu nous livrer
6 chargements d’avion soit 240 Tonnes de munitions a savoir MIL-TEC CORPORATION et je ne
sais pas s’il y a quelqu’un d’autre qui a pu realiser plus de recettes que moi parmi d’autres equipes
qui ont ete envoyees ailleurs pour la meme mission d’approvisionnement. 88
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba a-t-il rencontré le général Huchon, chef de la « mission militaire » de la coopération ?
Tout au long de cette période, le général Huchon reçoit régulièrement, semble-t-il, le « chargé
d’affaires » de l’ambassade rwandaise à Paris, le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, dont le titre
officiel est celui de « directeur du service financier du ministère de la Défense Rwandais ». 89
Alison Des Forges l’affirme aussi :
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba passa vingt-sept jours à Paris, pour tenter d’accélérer les
fournitures d’armes et de munitions à l’armée rwandaise. À cette occasion, il se serait régulièrement
rendu dans les bureaux du service de la coopération militaire française, où il rencontrait fréquemment
son chef, le général Jean-Pierre Huchon. 90
Dès lors, il est probable que Kayumba ait bénéficié de l’aide de services français pour ses achats
d’armes auprès de MIL-TEC. Mais il n’a pas limité les achats d’armes à MIL-TEC. C’est lui qui passe
une commande à la Sofremas le 29 avril et qui est destinataire de la réponse de celle-ci en date du 5 mai
1994.
La Mission d’information parlementaire publiera cette lettre de Cyprien Kayumba dans les annexes
de son rapport, sans la commenter ni en tirer les conséquences.
20.9
La livraison d’armes des Seychelles financée par l’intermédiaire de la BNP
Deux avions en provenance des Seychelles débarquent à Goma 80 tonnes d’armes pour les FAR, les
17 et 19 juin avant l’aube. Le colonel Bagosora, se faisant passer pour un officier zaïrois, a négocié cet
achat d’armes par l’intermédiaire d’un sud-africain Ehlers, lui-même en lien avec Jean-Yves Ollivier, 91
Human Rights Watch - Arms Project [105, p.68].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4.
87 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des silences d’État, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4.
88 Lettre du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba au ministre de la Défense à Bukavu en date du 26 décembre 1994 Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 566]. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.
pdf#page=4
89 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des silences d’État, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4, col. 7. http://
francegenocidetutsi.org/SilencesEtatStEx14janvier1998.pdf
90 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 770] ; Agnès Callamard, « French policy in Rwanda », 1995, pp. 22, 36.
91 Très lié à l’establishment sud-africain, Jean-Yves Ollivier est un personnage-clef de la Françafrique, des Comores au
Congo-Brazzaville, de l’Angola à la Libye. Cf. F.-X. Verschave, La Françafrique [214, pp. 192, 196, 220].
85
86
844
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
une connaissance de Michel Roussin, ministre de la Coopération. La BNP alimente le compte bancaire
d’Ehlers en Suisse, sur ordre de la Banque nationale du Rwanda :
In one important shipment, two planes of Air Zaire, a Zairian state company, flew weapons,
reportedly antitank and fragmentation grenades, as well as high-calibre ammunition, to Goma from
the Seychelles on the nights of June 16-17 and 18-19, 1994. These weapons were then transferred to
the FAR in Gisenyi. A Zairian government functionary negotiated and accompanied the shipment
from the Seychelles to Zaire (Interview with Col. Theoneste Bagosora of the ex-FAR, Goma, February
15, 1995 ; and interview with Fred Zeller, Kinshasa, March 9, 1995.) These weapons were part of a
stockpile that the Seychelles government had confiscated from a ship called The Malo. This ship
was intercepted by the Seychelles navy in March 1993, reportedly on charges of illegally importing
military arms and ammunition into the country (“The Seychelles : Merchants of Death”, Indian
Ocean Newsletter, July 2, 1994). The shipment was consigned for Somalia, where an international
arms embargo was in place at the time. According to the Seychelles minister of defense, James Michel,
end-user certificates for the shipment were provided by Zaire (Telephone interview, January 26, 1995.
According to Michel, the FAR had paid $300,000 for this shipment of arms. Michel was also quoted in
the local press on this issue. (“Pitiful Denial : Sale of Malo Arms”, Regar (Seychelles), July 8, 1994).
In this instance, end-user certificates served to conceal the ultimate destination of the weapons and
provide a means of deniability for those involved in breaking the arms embargo against Rwanda. 92
Patrick de Saint-Exupéry revient sur cette affaire dans Le Figaro du 3 avril 1998. Il publie un certificat
ainsi libellé :
TO WHOM IT MAY CONCERN
L. Colonel T. BAGOSORA hereby certify that the Military Command of the Republic of Zaire
has chartered aircraft QC9LV for military purposes. The said aircraft will be transporting arms and
ammunitions from Seychelles to Zaire directly, and during the course of this flight, will be under full
military responsability of the Ministry of Defence of the Government of Zaire.
Signed : Col. T. BAGOSORA
Dated : 16th June, 1994 93
Le rapport de la commission internationale d’enquête, ayant notamment pour mandat de recueillir
des renseignements sur la vente ou la fourniture d’armes et de matériel connexe aux anciennes forces
gouvernementales rwandaises dans la région des Grands Lacs, en violation des résolutions 918 (1994) du
17 mai 1994, 997 (1995) du 9 juin 1995 et 1011 (1995) du 16 août 1995 du Conseil de sécurité, précise les
faits suivants 94 : le colonel Bagosora est venu aux Seychelles avec le Sud-Africain Petrus Willem Ehlers,
92 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, III. The role of Zaire]. http://
francegenocidetutsi.org/HRWrearmingWithImpunityMay1995.pdf Traduction de l’auteur : Lors d’une importante livraison, deux avions d’Air Zaïre, une compagnie d’État zaïroise, transportèrent des armes, selon certaines informations, des
armes antichars et des grenades à fragmentation, de même que des munitions de gros calibres, vers Goma en provenance
des Seychelles dans les nuits des 16-17 et 18-19 juin 1994. Ces armes furent remises aux FAR à Gisenyi. Un fonctionnaire de
l’État zaïrois négocia et accompagna la livraison (Interview du colonel Théoneste Bagosora des ex-FAR à Goma, 15 février
1995 ; et interview de Fred Zeller à Kinshasa, 9 mars 1995.) Ces armes faisaient partie d’un stock que le gouvernement
seychellois avait confisqué à bord d’un bateau appelé Le Malo. Ce bateau avait été arraisonné par la marine seychelloise en
mars 1993, pour, selon certaines informations, importation illégale d’armes et de munitions (« Les Seychelles : Marchands
de Mort », Indian Ocean Newsletter, 2 juillet 1994). La livraison était destinée à la Somalie, frappée alors d’un embargo
international sur les armes. Selon le ministre de la Défense des Seychelles, James Michel, les certificats d’utilisateur final
avaient été délivrés par le Zaïre (interview par téléphone). Selon lui, les FAR ont payé 300 000 $ pour cet achat d’armes.
Michel a été cité par la presse locale à propos de cette affaire (« Pitoyable dénégation : la vente des armes du Malo », Regar
(Seychelles), 8 juillet 1994). Dans cet exemple, le certificat d’utilisateur final servit à camoufler la destination ultime des
armes et fut un moyen de nier le contournement de l’embargo sur les armes à destination du Rwanda.
93 Caroline Dumay et Patrick de Saint Exupéry, Les armes du génocide, Le Figaro, 3 avril 1998, p. 4. Traduction
de l’auteur : À qui de droit. Le lieutenant-colonel T. Bagosora soussigné, certifie que le commandement militaire de la
République du Zaïre a affrété l’avion QC9LV pour des besoins militaires. Lequel avion transportera des armes et munitions des Seychelles vers le Zaïre, et durant le vol sera sous l’entière responsabilité militaire du ministre de la Défense
du gouvernement du Zaïre. Signé : Col. T. BAGOSORA, en date du 16 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SeychellesArmes16-18juin1994doc56401.pdf#page=2
94 Additif au troisième rapport de la Commission internationale d’enquête (Rwanda). Cf. Lettre datée du 22 janvier
1998, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU, 26 janvier 1998, S/1998/63. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.pdf
845
20.9. UNE LIVRAISON D’ARMES FINANCÉE AVEC LA BNP
le 4 juin 1994, 95 négocier la livraison de 80 tonnes d’armes. 96 Ehlers a payé pour cela 180 000 $ le 15
juin, puis 150 000 $ le 17, soit 330 000 $ en tout. Son compte en Suisse no 82 113 CHEATA, agence de
Lugano, Union Bancaire Privée (UBP), a été crédité le 14 juin 1994 de 592 784 $, puis le 16 juin de
734 099 $, soit plus d’un million trois cent mille dollars US.
Ces fonds lui ont été versés par la Banque nationale de Paris (BNP), agissant sur ordre de la Banque
nationale du Rwanda à Kigali :
D’après une lettre datée du 30 octobre 1997 que le Ministre suisse de la justice a adressée au
Président de la Commission internationale, les ordres de virement au compte de M. Ehlers des 14 et
16 juin 1994 avaient été donnés par la Banque nationale du Rwanda à Kigali. Les fonds émanaient
de la Banque nationale de Paris, SA, à Paris. 97
Le Gouvernement français n’a pas répondu à la lettre du 13 août 1998 du président de la commission
internationale d’enquête de l’ONU. 98
Pour convertir ces deux sommes en francs, nous observons qu’en mai 1994, 1 dollar US vaut 5,67801
FF et en juin 5,56757 FF. 99 Le 14 juin, 592 784 $ ont un équivalent en francs compris entre 3 295 879
et 3 361 085 FF. Dans le tableau du rapport Galand-Chossudovsky « Prélèvements sur compte BNR »,
le versement de 3 330 063,34 FF daté du 15 juin, correspond à cette fourchette. 100 De même, le 16 juin,
734 099 $ ont un équivalent en francs compris entre 4 081 590 et 4 162 341 FF. Le versement de 4 123 890,50
FF daté du 15 juin dans le même tableau Galand correspond à cette fourchette. Nous présentons les 2
lignes de ce tableau Galand-Chossudovsky « Prélèvements sur compte BNR » qui correspondent à l’achat
d’armes aux Seychelles des 17 et 19 juin dans le tableau 20.1 page 846.
PRELEVEMENTS SUR COMPTE BNR chez les correspondants (du 7/4 au 28/10/94)
Date
Correspondant
15/6/94
BNP Paris
"
"
Monnaie
Montant
C/V en FRW
FRF
3.330.063,34
86.092.794
"
4.123.890,50
106.615.766
DESTINATION
Peu connue
"
Table 20.1 – Les deux versements en règlement de l’achat d’armes aux Seychelles dans les prélèvements
à la BNP sur compte BNR, remarqués par Pierre Galand et Michel Chossudovsky
Selon M. Ehlers, « la transaction en question concernait l’achat d’un lot de poisson frais » ! Un autre
homme, M. Hunda Nzambo, est impliqué dans la transaction, selon la commission d’enquête : « Toujours
selon les relevés bancaires, le 28 juin 1994, un montant de 97 024 dollars a été viré du compte No 82113
CHEATA à la Kredietbank NV de Bruxelles, pour être versé au compte de “M. Nzambo Hunda”. » 101
Le général Baoko Yoka, vice-ministre zaïrois de la Défense, a délivré un permis de transport et
d’affrètement à Ehlers en date du 13 juin 1994. 102
95 Petrus Willem Ehlers a été secrétaire de P. W. Botha, Premier ministre d’Afrique du Sud pendant dix ans. Il a travaillé
avec la société GMR dont la branche sud-africaine a été créée par un ancien des services secrets de Pretoria. Ehlers connaît
bien la France : de 1970 à 1972, il a suivi un entraînement militaire sur les sous-marins à Toulon et Lorient, et il est en
contact avec Jean-Yves Ollivier, une relation de Michel Roussin. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 128], Patrick
de Saint-Exupéry [188, pp. 203-204].
96 The arms fixers, chapter 3.
97 Additif au troisième rapport de la Commission internationale d’enquête (Rwanda). Cf. Lettre datée du 22 janvier
1998, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU S/1998/63, Annexes, section 21. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.pdf#page=6
98 Rapport final de la Commission internationale d’enquête (Rwanda). Cf. Lettre datée du 18 novembre 1998, adressée
au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU S/1998/1096, Annexes, section 73, p. 16. http://
francegenocidetutsi.org/sg-1998-1096.pdf#page=16
99 http://www.developpement-durable.gouv.fr/energie/petrole/textes/se_dollar2.htm.
100 Voir section 20.1 page 864.
101 Lettre datée du 22 janvier 1998, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU, 26 janvier
1998, S/1998/63, section 22, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.pdf#page=6
102 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur la fourniture d’armes aux anciennes forces armées
gouvernementales rwandaises, ONU, S/1996/195, 14 mars 1996, section 33, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/
BaokoYoka13juin1994.pdf ; L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 128].
846
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Le colonel Bagosora est interrogé par le TPIR, les 9 et 10 novembre 2005, à propos de cet achat
d’armes :
M. LE PRÉSIDENT : Donc, la conséquence de vos achats de munitions ou d’armes... En fait,
quand est-ce que cela est arrivé au Rwanda, ce que vous avez acheté ?
COLONEL BAGOSORA : Les... Les munitions... Le dossier... le dossier de ces achats-là, si je
pouvais l’avoir, si j’avais tout le dossier... quand j’étais encore aux Seychelles, dans la période du 4 au
19, il y a un envoi, un avion qui vient aux Seychelles, je le charge, armes et munitions, il va à Goma.
Moi, je reste aux Seychelles, je ne pars pas avec. Il vient, je le charge, je reste aux Seychelles, il va
à Goma. Il revient pour le deuxième tour – à ce moment-là, je vous ai dit que j’ai été « dépisté »
par la CIA – je le charge. Et je pensais que je pouvais rester encore pour le troisième tour. Un autre
courtier, qui savait bien comment... qui était renseigné, il me dit : « Si vous ne partez pas avec cet
avion, on va vous arrêter. » Donc, je suis rentré avec l’avion. Le deuxième tour de l’avion, le 19,
j’arrive à Goma, on décharge sur place, je continue à Kinshasa avec l’avion vide. Les munitions vont
être récupérées par le Rwanda après. Ce sont les deux tours. 103
Interrogée par Le Figaro sur cette transaction, la BNP n’a pas répondu. 104 Il s’agit là d’une violation de l’embargo sur les armes à destination du Rwanda. « Fait troublant, écrit Saint-Exupéry, le
lot d’armes négocié aux Seychelles par le colonel Bagosora et Willem Petrus Ehlers correspond presque
exactement à une commande (Indian Ocean Newsletter, 2 juillet 1994.) adressée, à la mi-mai, au gouvernement français par le “ministre intérimaire des affaires étrangères du Rwanda”, Jérôme Bicamunpaka
[Bicamumpaka]. » 105
La France n’a toujours pas répondu aux questions de la Commission internationale d’enquête de
l’ONU (UNICOI) :
Le 13 août 1998, le Président a écrit au Ministre français des affaires étrangères 106 pour demander si le Gouvernement français était au courant des constatations du Ministre suisse de la justice
concernant la Banque nationale de Paris et un courtier sud-africain en armements, Willem Ehlers, qui
étaient exposées dans le rapport de la Commission (S/1998/63, par. 16 à 27). La Commission a demandé également si le Gouvernement français faisait une enquête sur cette question. La Commission
n’a pas encore reçu de réponse du Gouvernement français. 107
La République des Seychelles fournit à la commission d’enquête de l’ONU les deux certificats de
livraison signés par le lieutenant-colonel Leopold Payet et le colonel Bagosora. La cargaison du 16 juin
1994 comprenait :
1- AK 47 Rifles : 2,500 units
2- 7.62 mm Ammunitions : 500,220 pcs
3- Hand grenades : 2,560 pcs
4- 12.7 mm HE Ammunition : 33,696 pcs
La cargaison du 18 juin comprenait :
1- 60 mm Mortar : 6,000 pcs
2- 82 mm Mortar : 624 pcs
3- 12.7 mm HE Ammunition : 4,800 pcs
4- 37 mm + Fuse : 5,440 pcs
5- 14.5 mm : 7,600 pcs
6- Fragmentation Rifle grenades : 5,600 pcs. 108
TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 10 novembre 2005.
La Banque nationale de Paris (BNP) a été privatisée par Edouard Balladur en 1993. Son PDG est alors Michel Pébereau,
qui succède à René Thomas.
105 Caroline Dumay et Patrick de Saint-Exupéry, Les armes du génocide, Le Figaro, 3 avril 1998, p. 4 ; Lettre datée du
22 janvier 1998, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, additif au troisième rapport de la
Commission internationale d’enquête (Rwanda), ONU, S/1998/63.
106 Hubert Védrine était ministre des Affaires étrangères.
107 Rapport final de la Commission internationale d’enquête, 18 novembre 1998, ONU, S/1998/1096, L, section 73, p. 16.
http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-1096.pdf#page=16
108
TPIR,
Procès
Bagosora,
pièce
à
conviction
P300.
http://francegenocidetutsi.org/
SeychellesArmes16-18juin1994doc56401.pdf#page=3
103
104
847
20.10. PENDANT TURQUOISE, LES FAR REÇOIVENT DES ARMES PAR GOMA
20.10
Pendant Turquoise, les FAR reçoivent des armes par Goma
L’approvisionnement des FAR par Goma se poursuit pendant l’opération Turquoise, alors que l’armée
française contrôle l’aéroport :
For the duration of Operation Turquoise, the FAR continued to receive weapons inside the Frenchcontrolled zone via Goma airport. Zairian soldiers deployed in Goma at the time assisted in the
cross-border delivery of arms.
Some of these weapons arrived from Kinshasa, the Zairian capital, apparently from Zairian stocks,
while others came from outside Zaire.
It is unlikely that the French military authorities present in the zone, who conducted regular
patrols at the border post between Goma and Gisenyi, and had a continuous presence at Goma
airport, were not aware of these weapons entering the safe zone. Yet the French authorities neither
made an attempt to interdict these shipments nor reported them to the Committee set up by the
Security Council under Resolution 918. 109
Des avions débarquent des armes à Goma en juillet et août 1994 :
In early July, three planeloads of weapons arrived at Goma airport from the N’Djili airport in
Kinshasa, the Zairian capital. The weapons were carried by private cargo companies under contract
with the FAZ, and were accompanied by representatives of the FAR. Upon arrival in Goma, the
weapons were loaded onto trucks by Zairian troops and members of the FAR, and taken across
the border into Gisenyi. A fourth planeload of arms arrived at Goma on July 17. The weapons
from this shipment were unloaded by Zairian soldiers and escorted by Zairian and Rwandan soldiers
to an unknown destination. According to eyewitnesses, the four shipments included assault rifles,
ammunition, mortars, grenades and landmines, and derived from Zairian stocks (interviews with
airport staff, local businessmen, air cargo company crews and Zairian officials over the period of the
field investigation. According to these witnesses, the cargo plane carrying arms on July 17 came under
fire by the RPF as it took off for Kinshasa later that day.)
In late July and August, four more planes landed at Goma carrying weapons for the ex-FAR,
according to eyewitnesses. The Boeing 707 planes carrying these weapons were not registered in Zaire,
and the origins of the weapons are not known. One shipment arrived on a Lebanese-registered plane
which on previous occasions also had carried weapons for the ex-FAR. Ex-FAR officers and Zairian
soldiers took delivery of this particular shipment, though onward destination of these weapons remains
unclear (interviews with airport staff, local businessmen, air cargo company crews and Zairian officials
over the period of the field investigation.) 110
109 Human Rights Watch, RWANDA/ZAIRE, Rearming with Impunity [106, II. THE ROLE OF FRANCE]. http://
francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm Traduction de l’auteur : Pendant toute la durée de l’opération Turquoise,
les FAR ont continué à recevoir des armes dans la zone contrôlée par les Français via l’aéroport de Goma. Des soldats
zaïrois en poste à Goma à cette époque ont assisté à des livraisons d’armes au travers de la frontière. Certaines de ces armes
arrivaient de Kinshasa, venant apparemment de stocks zaïrois, alors que d’autres venaient d’ailleurs. Il est improbable que
les autorités militaires françaises, qui faisaient des patrouilles régulières au poste frontière et étaient présentes en continu
sur l’aéroport de Goma, n’aient pas été au courant de ces arrivées d’armes dans la zone humanitaire sûre. Les autorités
françaises ne prirent aucune initiative pour interdire ces transferts, de même qu’elles ne les signalèrent pas au Comité mis
en place par le Conseil de sécurité en vertu de la résolution 918.
110 Human Rights Watch, RWANDA/ZAIRE, Rearming with Impunity [106, III. The role of Zaire]. http://
francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm Traduction de l’auteur : Début juillet, trois avions chargés d’armes arrivèrent à Goma en provenance de l’aéroport de N’Djili à Kinshasa, la capitale zaïroise. Les armes étaient transportées par
des compagnies de fret privées sous contrat avec les Forces armées zaïroises, et étaient accompagnées par des représentants
des FAR. À l’arrivée à Goma, les armes ont été chargées dans des camions par des militaires zaïrois et des membres des FAR
et emmenés à Gisenyi de l’autre côté de la frontière. Un quatrième avion chargé d’armes est arrivé le 17 juillet. Les armes de
cette livraison ont été déchargées par des soldats zaïrois et escortées par des soldats zaïrois et rwandais vers une destination
inconnue. Selon des témoins oculaires, les quatre livraisons comportaient des fusils d’assaut, des munitions, des mortiers, des
grenades et des mines et provenaient de stocks zaïrois (Interviews du personnel de l’aéroport, d’hommes d’affaires locaux,
d’équipages d’avions cargo et de responsables zaïrois durant la période d’enquête. Selon ces témoins, l’avion cargo qui livra
des armes le 17 juillet fut la cible du FPR quand il décolla pour rentrer à Kinshasa.)
Fin juillet et en août, quatre autres avions atterrirent à Goma selon des témoins oculaires. Les avions Boeing 707 transportant
ces armes n’étaient pas enregistrés au Zaïre, et l’origine des armes n’était pas connue. Une livraison arriva dans un avion
enregistré au Liban qui dans le passé avait déjà transporté des armes pour les FAR. Des officiers des ex-FAR et des soldats
zaïrois réceptionnèrent ce chargement particulier, bien que la destination de ces armes ne soit pas claire (Interviews du
personnel de l’aéroport, d’hommes d’affaires locaux, d’équipages d’avions cargo et de responsables zaïrois durant la période
d’enquête.)
848
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Le colonel Bagosora déclare avoir fait depuis Gisenyi via Goma plusieurs déplacements à Kinshasa
pour chercher des armes entre le 22 juin et le 14 juillet et que des armes sont arrivées par cette voie début
juillet :
Me CONSTANT :
Q. Pendant la période qui va du 22 juin, date de votre retour au Rwanda, jusqu’au 14 juillet,
qu’est-ce que vous avez comme fonction ?
R. Reprenez la question.
Q. Du 22 juin 1994 au 14 juillet 1994, qu’est-ce que vous avez comme fonction et comme activité ?
R. Le gouvernement a fui Murambi. 111 Le gouvernement se trouve à Gisenyi. Ils sont là... pratiquement, ils se débattent... ils se débattent dans ce que je peux dire, la défaite... La défaite est là,
manifestement, tout le monde la vit. J’arrive là-bas, pendant cette période, à Gisenyi. Du 22 juin au
14 juillet, je suis allé... j’ai fait trois, quatre voyages à Kinshasa pour aller demander... chercher des
munitions. [...] je fais trois ou quatre missions à Kinshasa pour chercher des munitions, je n’en trouve
pas assez, et même les munitions que nous avons pu obtenir début juillet, on n’a pas pu les utiliser
parce que toute la population nous a submergés et tout le monde a commencé à fuir. Je dis que je
suis resté donc à Gisenyi dans ces circonstances, en attente d’une défaite et d’une fuite. [...]
M. LE PRÉSIDENT :
Q. Vous avez fait allusion aux munitions qui sont arrivées au début du mois de juillet. Elles sont
arrivées tellement tard que vous n’avez même pas pu les utiliser, c’est ce que vous avez dit ?
R. C’est exact.
Q. Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que cela était la conséquence de vos voyages antérieurs, c’està-dire acheter le matériel nécessaire, ce dont on a parlé hier ou, alors, vous parlez de quelque chose
de différent ?
R. C’est quelque chose de différent, parce que le Zaïre, quand il a vu... le Président Mobutu,
quand il a vu que nous étions très submergés, il a ordonné au général Baramoto de nous donner les
munitions nécessaires, mais c’était trop tard. Ce sont ces munitions, là-bas, que j’allais chercher à
Kinshasa ; c’était gratuit. Mais c’était trop tard. 112
Le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba, chargé par le ministère de la Défense rwandais des approvisionnements en armes auprès de MIL-TEC CORPORATION, révèle une livraison d’armes à Goma par
ce fournisseur le 18 juillet 1994 :
A la derniere minute, alors que la ville de KIGALI venait de tomber, le Ministere de la DEFENSE
a tire la sonnette d’alarme chez ce même fournisseur lui demandant de reprendre les livraisons mais a
credit ! Il l’a accepte mais c’etait trop tard car la derniere cargaison est arrivee a GOMA le 18/7/94
alors que les hommes avaient deja commence a franchir la frontiere vers le ZAIRE. 113
L’ambassade du Rwanda à Paris a financé ce vol pour un montant de 175 000 dollars, l’ambassade du
Rwanda au Caire a financé le reste, soit 578 645 dollars.
Le 18 juillet, les troupes françaises de l’opération Turquoise contrôlent entièrement l’aéroport de
Goma et sont totalement en mesure d’empêcher cette livraison d’armes aux FAR qui enfreint l’embargo.
L’ont-elles empêchée ? L’ont-elles signalée à la commission de l’ONU chargée de contrôler le respect de
l’embargo ? La réponse est non. Interrogé par la Commission internationale d’enquête sur la fourniture
d’armes aux anciennes forces armées gouvernementales rwandaises, le colonel Zurlinden, commandant
de la base aérienne de Goma déclare qu’il a été « en poste à Goma du 22 juin au 30 septembre 1994 »
et que « durant cette période il n’avait constaté aucune livraison aérienne d’armes destinées aux forces
gouvernementales rwandaises. » 114
Patrick de Saint-Exupéry, qui publie cette information en janvier 1998, commente :
A cette époque, les forces françaises déployées à Goma agissent sous mandat de l’ONU et sont
censées participer, entre autres, à la surveillance de l’embargo sur les armes. Plus tard, à Paris, et alors
111 Murambi est un écart de Gitarama où le GIR, après avoir quitté Kigali, s’était installé dans un centre de formation de
cadres administratifs.
112 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Bagosora, Transcription de l’audience du 10 novembre 2005, pp. 15-17. http:
//francegenocidetutsi.org/TPIRmilitairesI-10novembre2005.pdf
113 Lettre du 26 décembre 1994 de Cyprien Kayumba, adressée au ministre de la Défense à Bukavu. Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 567]. Ce texte est tapé par Kayumba en français sans accents.
http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf#page=5
114 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur la fourniture d’armes aux anciennes forces armées gouvernementales rwandaises, ONU, S/1996/195, 14 mars 1996, section 13, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1996-195.
pdf#page=5
849
20.11. LA FRANCE LAISSE DES CACHES D’ARMES DANS LA ZONE TURQUOISE
que plusieurs organisations humanitaires mettront en cause les Français, de nombreux responsables
politiques évoqueront un « complot anglo-saxon » ou des « rumeurs malveillantes ». Aux accusations
formulées en termes précis, aucun responsable n’opposera de véritable démenti, mais chacun à son
niveau jouera du ressort de l’« union sacrée ». 115
La Mission d’information parlementaire publie cette lettre de Cyprien Kayumba que Le Figaro avait
révélée le 12 janvier 1998, mais ne relève pas la livraison du 18 juillet à Goma et conclut péremptoirement :
En revanche, la violation de l’embargo et les exportations illégales d’armements, qui auraient été
connues des autorités françaises et qu’elles auraient laissé se produire n’ont pas été démontrées. 116
Le fait que MIL-TEC soit une société britannique ne diminue en rien la complicité des autorités et
de l’armée françaises.
Cela fait neuf livraisons d’armes aux FAR par l’aéroport de Goma alors qu’il est contrôlé par les forces
françaises de Turquoise.
M. François Léotard, ministre de la Défense, prétendra en 1998 que la France n’avait pas de mandat
pour contrôler les avions atterrissant à Goma :
Il [M. François Léotard] a rappelé que les forces françaises présentes à l’aéroport civil de Goma au
Zaïre n’avaient pas pour mandat de contrôler les arrivées d’avions privés qui auraient pu transporter
des armes. 117
La France, membre de l’ONU, et de plus, membre permanent du Conseil de sécurité, se devait de
respecter et de faire respecter l’embargo sur les armes décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU. Mais
M. Léotard n’en a cure.
20.11
La France laisse des caches d’armes dans la zone Turquoise
Moreover, Human Rights Watch was able to confirm that French forces left behind at least one
weapons cache in the Rwandan town of Kamembe in the safe zone for militia and ex-FAR personnel
who remained. Our researcher viewed this cache in Kamembe, which contained over fifty assault
rifles and several machine guns, on two occasions in August and September 1994, after having been
informed of its existence by members of the defeated Rwandan army and gendarmerie, as well as
UNAMIR officials. 118
On pourrait rétorquer que les Français n’étaient pas en mesure de trouver toutes les caches d’armes.
Mais ils n’ont pas désarmé les FAR ni les milices, alors qu’ils devaient le faire en raison de la définition
même de la zone humanitaire. De plus, ils contrôlaient la ville de Kamembe, ou étaient censés le faire.
20.12
La mystérieuse société DYL-INVEST
Un contrat de vente d’armes est conclu le 3 mai 1993 entre le gouvernement rwandais et une société
française, DYL-INVEST, mais celle-ci n’aurait pas entièrement honoré son contrat. 119
115
4.
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, colonne
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 177].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 101].
118 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, II. The role of France]. http://
francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm Traduction de l’auteur : De plus, Human Rights Watch est en mesure
de confirmer que les forces françaises ont laissé derrière elles en partant au moins une cache d’armes dans la ville rwandaise
de Kamembe dans la zone sûre pour des miliciens et ex-FAR. Notre enquêteur a vu cette cache à Kamembe, elle contenait
plus de cinquante fusils d’assaut et plusieurs mitrailleuses, ceci à deux occasions en août et septembre 1994, après avoir été
informé de son existence par des membres de l’armée vaincue et de la gendarmerie, de même que par des responsables de
la MINUAR.
119 Voir section 2.7 page 106.
116
117
850
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
20.12.1
Qui est Dominique Lemonnier ?
— Dominique Yves Lemonnier est né le 2 juin 1953 à Bagnères de Luchon (Haute-Garonne) de André
Lemonnier et Mania Szager. Il est de nationalité française, divorcé, directeur de société. 120 Il
demeurerait UL MALAVKIEGO à Varsovie en Pologne et serait agent commercial. 121
— Dans un autre document, son adresse est : route Quarts 74320 Sévrier. 122
— Son père, André Lemonnier, préside une société suisse, VALCOM SA. 123
— Dominique Lemonnier crée une société en 1991, SA Lemex, qu’il met en liquidation le 9 juillet
1991, six mois après l’avoir immatriculée au registre du commerce. 124
— Contrat de vente d’armes : No 01/93 Dos 0384/06.1.9, signé le 3 mai 1993, à Kigali entre le ministère de la Défense rwandais et DYL-INVEST LIMITED, Britannic House, Provinciales, TURKS
AND CAICOS ISLANDS, Registered No E.11091, Téléphone (033) 50.52.49.48, Télécopie (033)
50.52.62.79. 125
— Le numéro de téléphone de DYL-INVEST est celui d’un centre d’aide par le travail (CAT), l’Association départementale pour le travail protégé à Cran-Gevrier (Haute Savoie). 126
— DYL-INVEST a ouvert le compte no 301540 à la Banque internationale de Commerce, rue du
Rhône, 1211 Genève 3, Suisse. 127
20.12.2
Lemonnier n’aurait pas livré toutes les armes payées
Dominique Lemonnier a perçu 4 258 100 $ d’acompte en 1993. Il n’aurait livré qu’une partie des armes
correspondant à cette somme :
Mais selon les autorités rwandaises, un tiers seulement du matériel promis aurait été livré. Pire :
« L’essentiel de l’armement acheminé jusqu’à Kigali était défectueux », assure l’ex-capitaine de gendarmerie Paul Barril, chargé dès avant la chute du régime du président Habyarimana de recouvrer
les créances gouvernementales. [...]
Devant les policiers, l’homme d’affaires a affirmé que les deux tiers des livraisons annoncées avaient
été effectuées. [...]
Une partie de ces armes ont été livrées à Kigali à bord d’avions de la compagnie aérienne East
African Cargo en provenance de Varsovie. 128 Mais les firmes polonaises ne pouvaient satisfaire dans
les temps la totalité de la commande rwandaise, a expliqué Dominique Lemonnier.
Ce dernier s’est alors tourné vers la société israélienne Universal, pour assurer le complément. Un
officiel rwandais s’est ensuite rendu en Israël avec lui, afin de prendre matériellement possession du
stock d’armes. Sans doute mis en condition par les « cadeaux » en nature dont Dominique Lemonnier
n’était pas avare (pots-de-vin, prostituées), ce responsable rwandais – aujourd’hui introuvable – ne
s’est apparemment guère fait prier pour signer les certificats de conformité qui permettaient à la
DYL-INVEST Limited d’empocher sa rémunération. Ces armes israéliennes ne sont jamais arrivées
au Rwanda, l’émissaire de Kigali s’étant avéré incapable de trouver une compagnie aérienne autorisée
à survoler les pays situés sur le parcours entre Tel Aviv et Kigali. La guerre civile rwandaise devait
éclater peu après...
120 Extrait des minutes de la Cour d’appel de Chambéry, 23 mars 1995, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 592]. http://francegenocidetutsi.org/LemonnierAppelChambery23mars1995.pdf
121 Sommation interpellative à M. Paul Barril faite par l’huissier de justice Mme Raphaëlle Dieÿ à la demande de M. Dominique Lemonnier, 19 août 1994, Ibidem, p. 579. http://francegenocidetutsi.org/LemonnierSommationBarril19aout1994.
pdf
122 Sommation interpellative faite par les huissiers de justice, Jean-Michel Morand, Patrick Coulon et Éric Laurent à la
requête du ministère de la Défense de la République du Rwanda à M. Lemonnier Dominique, 18 août 1994, Ibidem, p. 582.
http://francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf
123 P.-A. Bertoni, Le Doumeng junior de la Pologne, Le Faucigny, 11 février 1995.
124 P.-A. Bertoni, Ibidem.
125 Sommation interpellative faite par les huissiers de justice, Jean-Michel Morand..., ibidem, p. 583. http://
francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf
126 Ibidem.
127 Ibidem, pp. 582, 584.
128 Nous avons déjà noté que cette compagnie aérienne East African Cargo, basée à Bruxelles, a transporté des armes
fournies par l’armée française. En effet, un vol de cette compagnie apporte à Kigali une cargaison de 900 obus de mortiers de
60 mm qui est interceptée le 21 janvier 1994 par la MINUAR. Ces armes ont été chargées à la base militaire de Châteauroux
et sont donc fournies par l’armée française.
851
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
« Vous savez très bien que le pays a un besoin pressant de ce matériel, suite à la reprise de la guerre
depuis le 6 avril 1994, et que de multiples demandes vous ont été adressées pour nous le livrer de
toute urgence, écrivait alors à Dominique Lemonnier le ministre de la Défense du Rwanda, Augustin
Bizimana. Et voilà qu’aujourd’hui, rien ne nous est encore parvenu... » 129
Selon Lemonnier, il aurait traité avec la société israélienne Consultant Top Security, et le colonel
Sébastien Ntahobari serait venu réceptionner le matériel à Tel Aviv :
N’étant jamais parvenu à obtenir auprès de Mesko, la manufacture polonaise dont il était l’intermédiaire, la totalité des armes, munitions et explosifs promis au Rwanda, Dominique Lemonnier
avait trouvé en Israël les bombes pour les mortiers de 60 mm (5 000 projectiles, selon le contrat signé
avec le gouvernement hutu). Le businessman s’était adressé à la société Consultant Top Security qui
– à l’entendre – est habilitée par le gouvernement hébreu pour le commerce des matériels de guerre.
Lemonnier affirme s’être rendu à Tel Aviv pour réceptionner la commande en compagnie de son
interlocuteur privilégié : le colonel Sébastien Natobari [Ntahobari], attaché militaire à l’ambassade
rwandaise à Paris. 130
S’agit-il de la même réception de munitions que celle évoquée ci-dessus par Hervé Gattegno et Érich
Inciyan ?
Ce contrat, même partiellement réalisé, aurait rapporté 300 000 $ à Dominique Lemonnier. Sur cette
somme, il dit avoir versé 120 000 $ pour « remercier » les Rwandais qui lui ont facilité la signature et
l’exécution de ce contrat. 131 La liste des personnes remerciées, découvertes par les policiers, contient
plusieurs proches du président rwandais. 132 M. Jean-Paul Chirouze et Mme Violaine Courcelles se voient
gratifiés de la somme de 150 000 F, en tant qu’« apporteur d’affaires » et « mise en relation ». 133
Vu les difficultés rencontrées par Lemonnier et DYL-INVEST pour remplir son contrat, un avenant
aurait été signé le 3 novembre 1993, spécifiant que « seul serait livré du matériel correspondant en valeurs
aux sommes déjà versées. » 134
20.12.3
La France sollicitée pour le transport de munitions
Une fiche en date du 15 avril 1994 rédigée par le colonel Vaganay 135 à l’attention du général Heinrich,
chef de la Direction du renseignement militaire français (DRM), lui fait part de demandes du colonel
Ntahobari, attaché militaire du Rwanda à Paris :
[...]
2. Demande d’assistance Transport
Le Rwanda ne peut obtenir la livraison par les compagnies de transport aérien d’armements
achetés et payés en Israël et en Pologne. L’état-major demande si la France pourrait transporter à
son profit jusqu’à Goma au Zaïre :
– depuis Tel Aviv, 5 000 obus de mortier de 60 mm. Poids estimé : 13 T !
– depuis Varsovie d’autres munitions (grenades) moins urgentes. Détails pouvant être obtenus
auprès du fournisseur, M. Lemonnier, tel. 16.50.52.49.48. 136
129 Hervé Gattegno et Érich Inciyan, Un Français est écroué pour trafic d’armes de guerre avec le Rwanda, Le Monde, 2
février 1995, p. 11. Les journalistes tiennent probablement leurs informations de l’ex-capitaine Barril.
130 P.-A. Bertoni, Bombes d’Israël, Le Faucigny, 11 mars 1995.
131 P.-A. Bertoni, Tintin au Rwanda, Le Faucigny, 18 février 1995.
132 H. Gattegno, E. Inciyan, ibidem.
133 Attestation sur papier à en-tête de DYL-INVEST du 26 novembre 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, p. 591]. http://francegenocidetutsi.org/Chirouze26novembre1994.pdf
134 Sommation interpellative du ministère de la Défense du Rwanda à l’encontre de la société DYL-INVEST et de la Banque
internationale du commerce, 18 août 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 584].
http://francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf
135 Le colonel Christian, Luc Vaganay, des troupes de marine, est promu au grade d’officier de la Légion d’honneur le 8
juillet 1998 (J.O. no 157 du 9 juillet 1998 page 10491).
136 Colonel VAGANAY, Direction du Renseignement militaire, No 1234/DEF/DRM/SITU/CD, Paris, le 15 avril 1994,
Fiche à l’attention du général Heinrich. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 490]. Document montré par un élu
français en 1999 au journaliste Mehdi Ba qui en a communiqué la teneur à la CEC. Cet élu serait l’ancien juge Thierry
Jean-Pierre, décédé depuis. http://francegenocidetutsi.org/Vaganay15avril1994.pdf
852
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Un numéro de téléphone identique, au préfixe 16 près, se retrouve sur le papier à en-tête de la société
DYL-INVEST. 137
Les 5 000 obus de mortier de 60 mm semblent correspondre à la fourniture de la société Consultant
Top Security citée plus haut.
Rien ne permet d’affirmer qu’une suite a été donnée par l’armée ou les services secrets français à cette
demande de transport du colonel Ntahobari. Il faut toutefois noter que le SGR belge cite une livraison à
Goma pour les FAR de 40 tonnes de munitions vers le 16-17 avril en provenance d’Israël. 138 Pour ce qui
est du contrat DYL-INVEST, c’est 13 tonnes qui étaient en instance à Tel Aviv.
Selon le journal Libération, cette partie israélienne du contrat n’aurait pas été livrée :
Il y a un litige sur une cargaison de 5 millions de francs achetées en Israël qu’une compagnie
aérienne locale n’a jamais acheminée à Kigali. 139
Nous croyons savoir qu’effectivement, cette cargaison était encore en Israël fin 1994.
20.12.4
Lemonnier fournit des armes via MIL TEC
Le contrat de fournitures d’armes n’aurait pas été honoré par Lemonnier. Cependant, le 3 mai 1994,
en plein génocide, une livraison d’armes de MIL TEC aux FAR est financée à hauteur de 450 000 dollars
par la société DYL-INVEST alors basée à Cran-Gévrier (Haute-Savoie). 140
20.12.5
Lemonnier reçoit de l’argent du GIR en avril 1994
Par ailleurs Lemonnier reçoit de l’argent du GIR en avril 1994, pendant le génocide. Pierre Galand et
Michel Chossudovsky ont relevé dans les comptes de la Banque Nationale du Rwanda (BNR) un paiement
de 2 097 864 $ US pour un achat d’armes chez « Byl Invest » en avril 1994. 141
PRELEVEMENTS SUR COMPTE BNR chez les correspondants (du 7/4 au 28/10/94)
Date
Correspondant
avr-94
Banque Internationale
du Commerce Genève
Monnaie
Montant
USD
2.097.864
C/V en FRW
DESTINATION
Achat d’armes chez Byl Invest
Table 20.2 – Achat d’armes chez DYL-INVEST en avril 1994 remarqué par Pierre Galand et Michel
Chossudovsky
Or, Dominique Lemonnier dispose bien d’un compte no 301540 à la Banque Internationale du Commerce, rue du Rhône, 1211 Genève 3, Suisse. Cette banque est poursuivie avec Lemonnier dans la plainte
du 18 août 1994 de Me Hélène Clamagirand au nom du ministère de la Défense de la République du
Rwanda. 142 Il est donc probable qu’il s’agisse de Dyl Invest et non de Byl Invest. Ce versement à DYLINVEST pose deux questions. Comment se fait-il qu’il n’y soit pas fait allusion dans les poursuites engagées ultérieurement contre Lemonnier ? Pourquoi, alors que Lemonnier n’aurait pas honoré totalement
son contrat, le ministère de la Défense rwandais lui verse-t-il cette somme de 2 097 864 $ ?
Lemonnier évoqué dans l’agenda de Pauline Nyiramasuhuko ?
Voir un exemplaire de lettre de la société DYL-INVEST publié par la Mission d’information parlementaire.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 591]. http://francegenocidetutsi.org/
Chirouze26novembre1994.pdf
138 SGR 29 avril 1994, Rapport du groupe ad hoc Rwanda, Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201,
1-611/8, p. 81]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=81
139 Patricia Tourancheau, Paul Barril balance un trafiquant d’armes, Libération, 1er février 1995, p. 18.
140 Lettre du colonel Kayumba du 26 décembre 1994, publiée par Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : un génocide
sans importance..., Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4, colonne 4. Voir aussi Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 565]. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf#page=3
141 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 524].
142 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 581-589]. http://francegenocidetutsi.
org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf
137
853
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
L’agenda de Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille, comporte à la date du 1er et du 3 juin
1994 des notes prises lors d’un Conseil des ministres à Murambi (Gitarama) où il est question d’achat
d’armes : 143
9.000.000 $ <→ Égypte – Tchad
4.200.000 $ → intwaro [les armes]
Bagosora + Ruhorahoza [Jean-Bosco]
b le Mounier
2.200.000 $ depuis 7 mois
Garantie de livraison
l’adresse du fournisseur
prix FOB - où
Le lieutenant-colonel Jean-Bosco Ruhorahoza appartient au bureau G1 de l’état-major des FAR (personnel et administration). Il fournit des traveller’s cheque à Bagosora pour des achats d’armes. 144 Il se
rend en Afrique du Sud et au Zaïre avec Joseph Nzirorera à partir du 23 mai pour acheter des armes. 145
Ruhorahoza s’occupe donc d’achat d’armes. Un symbole en forme d’équerre met « Le Mounier » en
relation avec Jean-Bosco Ruhorahoza. Il est probable que ce « Le Mounier » soit Dominique Lemonnier.
Lemonnier était donc encore en affaire le 1er juin avec le gouvernement intérimaire rwandais pour
l’approvisionner en armes. La phrase « 2.200.000 $ depuis 7 mois » concerne-t-elle Lemonnier ?
20.12.6
Les poursuites contre Lemonnier
En avril Jérôme Bicamumpaka aurait redemandé à Paul Barril de récupérer l’argent « dû » par
Lemonnier :
Vous m’avez appris que le Col Sagatwa avait écrit à Barril en novembre 1993 lui demandant de
récupérer l’argent du contrat Dyl Invest. [...] Sachant les directives antérieures de Sagatwa, quelle a
était [sic] l’attitude de Barril avec Bicamumpaka en avril 1994 lorsqu’il lui demandait à nouveau la
même chose ? Tant d’interrogations auxquelles je ne peux trouver de réponse. 146
Barril a-t-il rencontré Bicamumpaka à Paris fin avril ? Non, puisqu’il aurait monté le drapeau tricolore
à l’ambassade à Kigali le 27 avril. Le GIR charge Paul Barril de récupérer sur Lemonnier le reste de
l’acompte versé :
Le 20 mai 1994, M. Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération
du Gouvernement intérimaire hutu aurait donné procuration à M. Paul Barril afin qu’il mette en
œuvre toutes les démarches nécessaires pour récupérer l’acompte versé en novembre 1993. Paul Barril
n’ayant pas réussi à obtenir satisfaction, a diligenté une procédure judiciaire devant le tribunal de
grande instance d’Annecy contre Dominique Lemonnier, M. Sébastien Ntahobari étant intervenu dans
cette procédure au nom du Gouvernement rwandais. Or, M. Ntahobari a bénéficié pour ce faire du
concours de maître Hélène Clamagirand, avocate du groupe de Paul Barril mais aussi avocate de Mme
Agathe Habyarimana consécutivement à l’attentat. Ceci témoigne des relations ayant pu exister entre
ces différents protagonistes. 147
Barril met en demeure Lemonnier, le 13 juillet 1994, de rembourser le solde du contrat en le menaçant
de poursuites judiciaires. 148 Il lui fait remarquer que la société DYL-INVEST n’est immatriculée aux
Iles Turques et Caïques que le 19 mai 1993, donc qu’à la signature du contrat, elle n’a pas d’existence
légale. Par conséquent, son représentant, Dominique Lemonnier, domicilié en France, n’a pas respecté la
législation sur le commerce des armes.
A. Guichaoua [99, pp. 411-412].
Interrogatoire principal de Théoneste Bagosora, par Me Constant, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora..., Audience du 9 novembre 2005.
145 Patrick de Saint-Exupéry, Les vaincus violent l’embargo, Le Figaro, 30 juillet 1994.
146 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 570]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
147 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 244]. Barril exhibe une procuration de Bicamumpaka, le 27 octobre 1994, quand il est entendu comme témoin dans la plainte de Lemonnier contre lui.
148 Lettre de Paul Barril à Dominique Lemonnier : Contrat de vente de matériels de guerre du 3 mai 1993. Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 575]. http://francegenocidetutsi.org/
BarrilLemonnier13juillet1994.pdf
143
144
854
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
À cette date, Barril menace Lemonnier, mais cherche un règlement amiable. Les sommes qui peuvent
être récupérées sur Lemonnier ne doivent pas être créditées au compte du nouveau pouvoir qui va être
mis en place à Kigali, mais à celui de l’ambassade à Paris encore tenue par le GIR et Mme Agathe
Habyarimana qui est dans le besoin.
Barril fait poursuivre Lemonnier en justice au nom du ministère de la Défense du Gouvernement
intérimaire rwandais par Me Hélène Clamagirand le 18 août 1994, date où ce gouvernement a fui et
n’existe plus en tant que tel. On lit notamment dans les attendus l’énoncé des préjudices causés par la
non-exécution de ce contrat :
Que ce préjudice s’est traduit pour l’armée régulière du Rwanda en une impossibilité d’opposer
à l’agression extérieure menée par les représentants du Front Patriotique Rwandais les moyens de
défense qu’une armée régulièrement constituée aurait pu opposer ;
Qu’il en est résulté la déroute de l’armée et de multiples pertes en vies humaines ; 149
La déroute des FAR serait due en quelque sorte à Lemonnier. Dans son interview par Raphaël Glucksmann, Paul Barril abonde dans ce sens. Il prétend que « Lemonnier travaillait pour le FPR ». Il laisse
entendre que Lemonnier a empoché 12 millions de dollars et n’a livré que pour 200 000 dollars. Mais plus
loin il dit que Lemonnier « s’est pris 4 ou 5 millions de dollars ». 150 Il semble que ces propos de Barril
soient assez incohérents. Il a dû se trouver en concurrence avec Lemonnier pendant le génocide, comme le
prouve le contrat qu’il décroche le 28 mai 1994 auprès du Gouvernement intérimaire rwandais. 151 Il n’est
pas impossible que celui-ci lui ai promis qu’une partie de sa rétribution pour ce contrat serait constituée
par la somme qu’il récupérerait sur Lemonnier.
Le colonel Kayumba dans sa lettre du 26 décembre 1994 note 152 :
c. Situation financiere du contrat avec la société DYL INVEST LTD
- Montant global du contrat
: 12.166.000 USD
- Acompte verse
:
4.258.100 USD
- Valeur de la marchandise livree en 93 :
1.946.136 USD
- Autres paiements effectues par
DYL INVEST pour le compte du
MINADEF
- Solde sur l’acompte verse
:
699.000 USD
:
1.612.964 USD
Ma mission consistait à approcher le fournisseur pour qu’il nous livre
le materiel restant a concurrence de ce solde encore disponible. Comme
je l’ai detaille dans mon rapport de mission, le fournisseur n’a pas
pu livrer le materiel preconisant l’embargo et il n’a pas voulu
rembourser le montant total restant du. Toutefois il a accepte de
rembourser une petite partie de 450.000 USD qu’il a transfere sur le
compte de la societe MIL-TEC CORPORATION pour permettre le paiement du
vol du 3 mai 94. Cette societe reste donc redevable envers l’État
Rwandais d’un montant de 1.612.964 USD pour lequel un dossier a deja
ete depose au tribunal par l’avocat a qui j’ai remis l’affaire pour
une poursuite judiciaire. Notre attache militaire a Paris reste en
149 Sommation interpellative du ministère de la Défense du Rwanda à l’encontre de la société DYL-INVEST et de la Banque
internationale du Commerce, 18 août 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 588].
http://francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf#page=8
150 Entretien de Raphaël Glucksmann avec Paul Barril, 2004. Rush du film « Tuez-les tous ». http://francegenocidetutsi.
org/EntretienBarrilGlucksman.pdf#page=7
151 Voir section 21.7 page 882.
152 Lettre du colonel Kayumba à Monsieur le ministre de la Défense (Bukavu), 26 décembre 1994, Objet : Suspicion
de détournement de fonds publics, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 566]. http:
//francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf#page=4
855
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
contact avec l’avocat pour mener a bout cette affaire, toutefois il
n’a pas encore pu verser une avance d’honoraires reclamee par l’avocat
pour les investigations deja accomplies suite au probleme de
tresorerie a l’Ambassade.
Lemonnier aurait donc, selon Kayumba, livré de la marchandise pour 45 % de l’acompte versé.
Alors que ce gouvernement est, d’une part, accusé de génocide par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU et, d’autre part, n’existe plus de facto, le procureur de la République
d’Annecy, Jean-Claude Berlioz, 153 dès réception de la lettre de Barril, ordonne au juge Marie-Gabrielle
Philippe d’instruire la plainte. Le procureur a-t-il été agi sur ordre du ministre de la Justice, Pierre Méhaignerie ? Lemonnier est arrêté le 25 janvier 1995 154 et mis en examen pour « Commerce de matériels
de guerre ou d’armes ou de munitions de défense sans autorisation de l’État ». 155 Charlie Hebdo fait
remarquer : « Attention, Lemonnier n’a pas été jeté en prison [...] parce qu’il a fourni aux Hutus de
quoi massacrer les Tutsis, non. Lemonnier a été arrêté uniquement parce qu’il a vendu des armes sans
autorisation [...] Quand bien même Lemonnier aurait été reconnu complice du génocide des Tutsis par la
terre entière, la justice française ne le chatouillerait pas pour ça, quelle idée ! [...] La justice française est
très tatillonne, elle exige que les meurtriers aient les papiers en règle [...] » 156
Les avocats de Lemonnier font une requête en annulation auprès de la Cour d’appel de Chambéry.
Celle-ci annule le réquisitoire contre Lemonnier au motif que la plainte doit être déposée par les ministres
compétents (du gouvernement français) et le fait remettre en liberté. 157 Le procureur général auprès de
la Cour d’appel de Chambéry ayant introduit un pourvoi en cassation, la Cour de cassation le rejette le
5 décembre 1996. Lemonnier fait alors une demande en dédommagement, mais il meurt subitement le 11
avril 1997 « au sortir d’un déjeuner d’affaires ». 158
Patrick de Saint-Exupéry résume ainsi l’affaire Lemonnier :
Nous avons ainsi remonté la trace de Dominique Lemmonier [Lemonnier], fondateur de la société
DYL-INVEST, fournisseur d’armes et de munitions pour le Rwanda. Celui-ci était mort d’une crise
cardiaque le 11 avril 1997, après un déjeuner d’affaires à Annecy. Nous avons rencontré son avocat,
et celui-ci nous a conté une bien étrange histoire. Au moment de sa mort, Dominique Lemmonier
[Lemonnier] se trouvait aux prises avec la justice française. Neuf mois après le début du génocide, celleci l’avait mis en examen le 27 janvier 1995 « pour commerce illégal d’armes de guerre ». Seulement,
il y avait un détail : ce n’était pas l’État français qui avait engagé des poursuites contre lui, comme
l’aurait voulu la loi, mais un « privé », l’ancien gendarme de l’Élysée Paul Barril. Ce dernier affirmait
avoir reçu mandat du gouvernement responsable du génocide, afin de récupérer, auprès de Dominique
Lemonnier, 1 650 000 dollars de trop-perçu.
Neuf mois après le début de l’extermination, donc, la justice française reconnaissait toujours
les autorités responsables du génocide comme légitimes. Elle se montrait soucieuse de leurs intérêts
financiers. Et un « privé » pouvait se permettre d’agir en lieu et place des autorités françaises. C’était
simplement ahurissant. 159
153 « Jean-Claude Berlioz, adhérent du progressiste syndicat de la magistrature, évolue sur un sol majeur : la défense des
droits de l’homme, note ironiquement P.-A. Bertoni. Le procureur Berlioz avait “percuté” après avoir reçu une dénonciation
signée du capitaine Paul Barril, l’un des anciens supergendarmes postés à l’Élysée sous le règne de François Mitterrand.
Une référence qui avait conduit le magistrat à démarrer les poursuites en fanfare. Et à oublier quelque peu les rudiments
du code pénal. » Cf. P.-A. Bertoni, La symphonie inachevée, Le Faucigny, 14 décembre 1996.
154 Lemonnier est arrêté par des membres du SRPJ de Lyon accompagnés de collègues de l’Office central pour la répression
du trafic d’armes et de matières nucléaires. Cf. P.-A. Bertoni, Un procureur désarmant, Le Faucigny, 8 avril 1995.
155 Patrick-Alain Bertoni, La mort du vrai-faux trafiquant, Le Faucigny, 17 avril 1997.
156 Charb, Trafiquant d’armes en prison, Dassault en liberté, Charlie Hebdo, 8 février 1995.
157 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 594-595]. http://francegenocidetutsi.
org/LemonnierAppelChambery23mars1995.pdf#page=3
158 Patrick-Alain Bertoni, La mort du vrai-faux trafiquant, Le Faucigny, 17 avril 1997.
159 Patrick de Saint-Exupéry L’Inavouable [188, pp. 171-172].
856
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
20.12.7
Les livraisons de Lemonnier dépassent en valeur les acomptes versés
en 1993
Les annexes de l’étude de Pierre Galand et Michel Chossudovsky 160 contiennent sous la rubrique
“INFORMATIONS COMPLEMENTAIRES VI” un tableau imprimé en 5 pages 161 qui concerne les
livraisons du contrat 01/93 DOS 0384/06.1.9, donc le contrat conclu le 3 mai 1993 entre le gouvernement
rwandais et DYL-INVEST. Le numéro du contrat et les coordonnées de cette société sont les mêmes
que celles signalées plus haut provenant des pièces judiciaires publiées par la Mission d’information
parlementaire. Nous ne relevons qu’une faute de frappe sur un chiffre du numéro de téléphone. La valeur
du total des quantités livrées s’élève à 4 310 772 $ US, tel qu’indiqué sur la page 5. Mais cette valeur
n’est que le total des quantités livrées des pages 1 et 4. En effet, aux pages 2 et 3, les auteurs disent
que les prix unitaires ne sont pas indiqués. Ils n’ont donc pas pu évaluer la valeur de la quantité livrée.
Lemonnier avait reçu du Rwanda 4 258 100 $ US d’acompte. En conclusion, Lemonnier a livré des armes
pour une valeur supérieure aux acomptes versés par le Rwanda entre le 26 mai et le 24 septembre 1993.
Remarques :
— Les prix unitaires indiqués par Galand sont toujours identiques à ceux du contrat. Quand Galand
dit ne pas connaître le prix unitaire, nous prenons celui du contrat pour calculer la valeur de la
fourniture.
— Des articles du contrat initial sont livrés en plusieurs fois et constituent plusieurs entrées dans le
tableau de Galand. Exemple : MUNIT 7.62mmX39 AP 1
— Des entrées multiples pour un même article semblent redondantes. Ainsi pour :
— BOMBE 82 mm MOR H.P. (lignes 12, 17)
— TNT Pqts 200 grs (lignes 7, 22). Il est possible que les paquets de 250 grammes aient été
remplacés par des paquets de 200 grammes.
— MECHES Lentes (ML) (lignes 8, 23)
— DETO simple PYROTECH (lignes 10, 25)
— MINES SIGNALETIQUE (lignes 6, 27)
— Bombe 120 mm MOR/LIS : 6 000 commandées dans le contrat. Galand dit 800 (article 44).
— Galand note Bombes 82 mm NOR HD en ligne 4. Le contrat spécifiait BOMBE 82 mm MOR H.P.
Le prix unitaire 95 $ est le même. Il s’agit donc d’une faute de frappe de Galand.
— Galand note BOMBE 82 mm MOR/LIS en ligne 12. Le contrat spécifiait BOMBE 82 mm MOR
H.P. Faute de frappe ?
— Pistolet 9 mm COURT/ORD. Galand note pistolet 9 mm MAKAR. Le prix unitaire est le même.
160 Pierre Galand et Michel Chossudovsky, L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994) - La responsabilité des
bailleurs de fonds - Analyse et recommandations, Rapport préliminaire, Bruxelles - Ottawa, Novembre 1996.
161 Malheureusement la page 4 contenant 14 articles de 28 à 42 nous manque. Mais la valeur totale livrée figure en page 5.
857
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
Désignation
N
OBUS EXP 122mm D30
OBUS EXP 75mm B10
AML EXP 90mm H.E
AML EXP 60mm H.E
BOMBE 120mm MOR/LIS
BOMBE 82mm MOR H.P.
BOMBE 82mm MOR/LIS
5
ROCKET 107mm
ROCKET ANTIPER 40mm
GRENADE FAL/DEF 5.56
GRENADE DEF/FR
GRENADE DEF/FR (M) F1
GRENADE LACRYM (F) MGL
GRENADE LACRYM (M)
MUNIT
MUNIT
MUNIT
MUNIT
MUNIT
12,7mmx107
12,7mmx99 BROW
7,62mmx51 AP
7,62mmx51 APP
7,62mmx39 AP 1
TNT Pqts 200 grs
TNT Pqts 250 grs
MECHES Lentes (ML)
CORDON DET (ML)
DETO simple PYROTECH
DETO ELECTR HW
MINES SIGNALETIQUE
JUMELLES V/NOCT
VISEURS V/NOCT
MATRAQUE FL/EL
MUNIT 45mm SetW ACP
MUNIT 9mm H.P. PARABEL
AK MS (Kalasch)
PISTOLET H.P. 9mm HERST
PISTOLET 9mm COURT/ORD
44
4
12
17
43
13
18
14
19
15
20
1
2
16
21
7
22
8
23
9
24
10
25
11
26
6
27
3
46
45
Quantité
comm.
3.000
5.000
5.000
5.000
6.000
5.000
5.000
5.000
2.500
5.000
10.000
10.000
10.000
10.000
5.000
5.000
2.000
2.000
200.000
500.000
1.000.000
2.000.000
3.000.000
3.000.000
3.000.000
1.000
1.000
1.000
1.000
1.000
10.000
10.000
1.000
1.000
500
500
1.000
1.000
50
50
1.000
10.000
50.000
5.000
1.000
100
Quantité
livrée
1.000
800
2.300
2.500
2.500
2.500
10.000
10.000
5.000
5.000
2.000
2.000
200.000
300.000
838.000
838.600
1.000
1.000
1.000
1.000
10.000
10.000
1.000
1.000
500
500
1.000
1.000
20
2.000
40
PU/US$
300,00
66,00
170,00
130,00
225,00
95,00
95,00
95,00
95,00
265,00
92,50
26,60
18,90
18,90
29,50
29,50
9,00
9,00
1,32
0,85
0,32
0,40
0,16
0,16
0,16
2,50
2,50
3,50
2,20
2,20
1,50
1,50
64,80
64,80
238,00
238,00
66,50
66,50
6.250,00
1.300,00
178,00
1,15
0,38
180,00
670,00
220,00
Total livré
US$
300.000,00
Date
livraison
7/7/93
180.000,00
218.500,00
237.500,00
15/10/93
7/7/93
24/6/93
01/93-01/94
15/10/93
189.000,00
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
28/8/93
147.500,00
18.000,00
264.000,00
48.000,00
134.080,00
134.176,00
2.500,00
28/8/93
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
2.200,00
125.000,00
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
24/6/93
01/93-01/94
28/8/93
760,00
15/10/93
8.800,00
15/10/93
15.000,00
64.800,00
119.000,00
66.500,00
Table 20.3 – Contrat 01/93 DOS 0384/06.1.9 - Quantités commandées et livrées selon le rapport Galand.
La colonne “N” renvoie au numéro de ligne dans les tableaux
858
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
De quand datent ces livraisons ? Le tableau 20.4 page 859 reprend les dates indiquées dans le tableau
de Galand. Comme c’est un numéro de certificat d’inspection qui est indiqué, il faut en déduire qu’il
s’agit de la date de réception par un représentant rwandais et non de la livraison effective au Rwanda. À
ceci près et sans tenir compte de la page manquante, toutes les livraisons recensées par Galand semblent
avoir été faites en 1993. Remarquons que les trois dates indiquées, 24 juin, 7 juillet, 28 août 1993, ne
correspondent pas aux dates de versement des acomptes, 26 mai, 14 juin, 30 juin et 24 septembre 1993
citées plus haut d’après l’article de Gattegno. 162
Facture no
Date
Certificat
d’inspection no
250/72433
24/6/93
01/93-01/94
01/93-02/14
7/7/93
01/93-03/14
28/8/93
Table 20.4 – Date des livraisons, no de facture et no du certificat d’inspection
Quelle est la valeur totale des livraisons d’armes de Lemonnier ? Nous totalisons 5 203 528 US $ en
procédant ainsi :
— quand le prix unitaire n’est pas indiqué par Galand nous prenons celui du contrat ;
— nous éliminons ce qui semble être des redondances, la colonne “total” n’est pas remplie ;
— la page 4 est absente mais la valeur totale de la quantité livrée est de 2 928 212 $.
Ces livraisons auraient eu lieu en 1993. Du moins elles ont été réceptionnées par un représentant
rwandais. Cette valeur de 5 441 028 US $ est bien supérieure à 1 946 136 US $, valeur de la marchandise
livrée, reconnue par le colonel Kayumba dans sa lettre du 26 décembre 1994. La différence est-elle due à
un problème de transport ?
Nous devons émettre un doute sur cette estimation des livraisons de Lemonnier en 1993 pour un
montant total de 5 441 028 US $. Lemonnier n’a certainement pas fait de cadeau au Rwanda. Il n’a pas
pu fournir pour une valeur supérieure à celle qu’il a reçu.
À ce montant des armes livrées par Lemonnier en 1993, il faut ajouter les 450 000 $ payés à MIL
TEC pour la livraison du 3 mai. Remarquons que Kayumba note dans sa lettre que le montant des autres
paiements effectués par DYL-INVEST pour le compte de MINADEF est de 699 000 USD donc supérieur
de 250 000 $. La plainte en justice contre Lemonnier reconnaît également qu’il a versé cette somme. 163
D’où une valeur totale fournie par Lemonnier de 5 902 528 $.
Combien Lemonnier a-t-il reçu en échange ? Si nous totalisons les 4 258 100 US $ d’acomptes de 1993
avec les 2 097 864 US $ versés en avril 1994, Lemonnier a reçu un total de 6 355 964 US $. Il resterait
donc débiteur de 453 436 US $.
Dans les attendus de la citation du ministère de la Défense rwandais (MINDEF) à l’encontre de
Lemonnier, il est dit :
Attendu qu’en dépit de la modification intervenue, ni la société DYL-INVEST, ni Monsieur Lemonnier n’ont livré le matériel convenu ;
Qu’il ressort d’un arrêté de compte arrêté à la date du 19 juillet 1994, que la société DYL-INVEST
reste devoir au Ministère de la Défense, sur l’acompte de 4 258 100 dollars, la somme de 1 882 964
dollars après déduction d’une somme de 699 000 dollars correspondant à des règlements effectués par
Monsieur Lemonnier pour le compte du Ministère de la Défense ;
162 Hervé Gattegno et Érich Inciyan, Un Français est écroué pour trafic d’armes de guerre avec le Rwanda, Le Monde, 2
février 1995, p. 11.
163 Sommation interpellative du Ministère de la Défense du Rwanda à l’encontre de la société DYL-INVEST et de la Banque
internationale du Commerce, 18 août 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 584].
http://francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf#page=4
859
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
Attendu que cette somme correspond, avant déduction de 699 000 dollars, à hauteur de 1 401 091,20
dollars à l’écart entre le montant réglé à titre d’acompte sur commande et le montant total des mainlevées autorisées et à hauteur de 1 180 872,80 dollars à du matériel non livré au Ministère de la
Défense en dépit des mainlevées consenties.
Il apparaîtrait donc que :
— Le MINDEF a versé 4 258 100 dollars d’acompte sur un compte à la Banque Internationale de
Commerce.
— Cet argent devait être versé à DYL-INVEST au vu des mainlevées accordées.
— Lemonnier s’est vu accorder 2 857 009 dollars de mainlevées.
— Là-dessus il n’a effectivement livré que pour une valeur de 1 676 137 dollars.
— Il a versé par ailleurs 699 000 dollars pour le compte du MINDEF.
— DYL-INVEST et la banque doivent 1 882 963 dollars.
— DYL-INVEST n’ayant reçu que 2 857 009 dollars n’en doit que 481 872.
— 1 401 091 dollars restent en dépôt sur le compte de la banque.
Acompte versé par le MINDEF
Mains levées autorisées 2857009
Livré par DYL-INVEST
Non livré :
2857009 - 1676137
1180872
Solde :
4258100 - 2857009
1401091
DYL a payé pour le MINDEF
DYL doit en tout
4258100 dollars
- 1676137
-
699000
------1882963
Selon ces attendus de Barril et consorts, DYL-INVEST n’aurait livré que pour une valeur de 1 676 137
dollars alors que d’après les relevés de Galand nous totalisons 6 140 028 dollars. L’écart est considérable.
De plus ces attendus ne font pas allusion à un versement du MINDEF à Lemonnier en avril 1994 !
Conclusion
Dominique Lemonnier aurait été mis en contact avec l’entourage d’Habyarimana lors des pourparlers
FPR-gouvernement rwandais qui se tiennent à Dakar le 30 juin 1992, probablement par l’intermédiaire
de Jean-Christophe Mitterrand.
Il signe un contrat de fournitures d’armes le 3 mai 1993 avec le ministère de la Défense rwandais
pour douze millions de dollars. Il reçoit 4,2 millions de dollars d’acompte. En août 1994, alors que le
gouvernement intérimaire rwandais a fui le Rwanda, l’attaché militaire de ce “gouvernement” à Paris,
conseillé par l’ex-capitaine Barril, introduit une plainte contre Lemonnier devant le Tribunal d’Annecy,
l’accusant de ne pas avoir livré toutes les armes correspondant à cet acompte versé.
Selon les relevés du rapport Galand-Chossudovsky, DYL-INVEST aurait livré en 1993 les armes
correspondant à cet acompte. Les accusations de l’ex-capitaine Barril et du colonel Ntahobari dans les
attendus de la plainte de l’ex-ministère de la Défense rwandais, reprises par la presse et la Mission
d’information parlementaire française, semblent être inexactes. Le litige provient peut-être du fait que
les livraisons ont été réceptionnées par un représentant rwandais qui a signé les mainlevées avant d’être
transportées au Rwanda et que ce transport n’a pas été totalement effectué. Au mois d’avril 1994, le
colonel Ntahobari demande de l’aide aux services secrets français pour le transport d’un chargement de
5 000 obus de mortier en instance en Israël. Cela paraît faire partie de l’exécution du contrat DYLINVEST.
Il ne semble pas cependant que le litige Lemonnier-GIR ait été très grand car en avril 1994, d’après le
même rapport Galand, le ministère de la Défense rwandais verse deux millions de dollars supplémentaires
à DYL-INVEST. Au final, DYL-INVEST resterait débiteur d’environ 453.000 dollars alors que la plainte
de Ntahobari lui réclame 1.882.963 dollars.
Les livraisons d’armes et de munitions par DYL-INVEST ont été plus importantes qu’il a été dit. Elles
ont servi directement au génocide. La procédure contre Lemonnier, intentée par Barril et Ntahobari, a
860
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
été annulée car seuls les ministères français concernés peuvent déposer plainte pour trafic d’armes. La
justice française et la presse ont joué le jeu de l’ex-capitaine Barril qui lui-même s’occupait de soutenir
en hommes et munitions l’armée rwandaise qui exécutait le génocide directement ou par l’intermédiaire
des milices.
Lemonnier est mort subitement le 11 avril 1997 alors qu’il s’apprêtait à introduire une procédure en
dommages et intérêts. Il n’y a pas eu d’autopsie. Une mort qui tombe opportunément pour les responsables
français impliqués dans le génocide des Tutsi. Et l’ex-capitaine Barril de conclure, sarcastique :« Lemonnier a été détenu, il est sorti de prison et bizarrement, comme toutes ces affaires, il est mort quelque
temps après, d’un arrêt cardiaque. L’attaché militaire de l’ambassade qui avait été corrompu, qui travaillait avec Lemonnier, est mort aussi d’arrêt cardiaque. Il n’y a que moi qui suis resté vivant dans toute
cette affaire. » 164
20.12.8
Chronologie de l’affaire DYL-INVEST
30 juin 1992. Dominique Lemonnier est mis en contact avec l’entourage d’Habyarimana lors de la
rencontre FPR-gouvernement rwandais qui se tient à Dakar. 165
3 mai 1993. Contrat de vente d’armes entre le gouvernement rwandais et une société française DYLINVEST pour une valeur de 12 166 000 $ (plus de 66 millions de francs). 166 Un acompte de
4 528 100 $ lui est versé.
19 mai 1993. La société DYL-INVEST est immatriculée aux Îles Turques et Caïques. Elle n’avait
donc pas d’existence légale le 3 mai, jour de la signature du contrat.
3 novembre 1993. Avenant au contrat. Vu les difficultés rencontrées par Lemonnier, seul sera livré
le matériel correspondant à la somme déjà versée. 167
Novembre 1993. Le colonel Sagatwa écrit à Barril, lui demandant de récupérer l’argent du contrat
DYL-INVEST. 168
Premier trimestre 1994. Selon Ntahobari, DYL-INVEST a arrêté les livraisons au premier trimestre 1994. 169
15 mars 1994. L’ambassadeur Swinnen signale à Bruxelles que la MINUAR a bloqué le déchargement d’armes envoyées par DYL-INVEST. 170
Avril 1994. Le ministre Bicamumpaka refait la même demande à Barril de récupérer l’argent du
contrat DYL-INVEST. 171
Avril 1994. Versement de 2 097 864 $ US de la BNR à la Banque Internationale du Commerce à
Genève pour achat d’armes chez Byl Invest [sic]. 172
15 avril 1994. Le colonel Ntahobari, attaché militaire rwandais à Paris, rencontre le colonel français
Vaganay et lui demande que la France transporte au Rwanda des armes et munitions commandées
à Lemonnier. 173
164 Entretien de Raphaël Glucksmann avec Paul Barril, 2004. Interview non intégrée dans le film « Tuez-les tous ».
http://francegenocidetutsi.org/EntretienBarrilGlucksman.pdf#page=7
165 Jean-Christophe Mitterrand ayant quitté ses fonctions de conseiller aux affaires africaines en juillet, il n’est pas exclu
qu’il ait introduit Lemonnier auprès des Rwandais.
166 Hervé Gattegno et Érich Inciyan, Un Français est écroué pour trafic d’armes de guerre avec le Rwanda, Le Monde, 2
février 1995 ; Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 583]. http://francegenocidetutsi.
org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf#page=3
167 Plainte Ntahobari-Clamagirand contre Lemonnier, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 584]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariSommationLemonnier18aout1994.pdf
168 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 570]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf
169 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 569]. http://francegenocidetutsi.org/
NtahobariQuiles20nov1998.pdf
170 Rapport du groupe ad hoc Rwanda, Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8, p. 81]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=81
171 Sébastien Ntahobari, ibidem.
172 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 524].
173 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/Vaganay15avril1994.pdf
861
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
29 avril-3 mai 1994. Livraison de munitions, mortiers, grenades, fusils. Montant : 942 680 $ dont
450 000 $ versés par DYL-INVEST. Origine : Tirana. Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC
+ DYL-INVEST. 174
20 mai 1994. Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du GIR, donne procuration à
Paul Barril pour récupérer l’acompte versé à Lemonnier en novembre 1993. 175
13 juillet 1994. Paul Barril, se disant mandaté par « le Gouvernement de la République du Rwanda »,
écrit à Dominique Lemonnier pour le mettre en demeure de lui verser la somme de 1 647 864 $,
solde d’un contrat de vente de matériels d’armement. Il lui fait remarquer qu’il est en infraction quant à la réglementation française sur le commerce des armes et le menace de poursuites
judiciaires. 176
28 juillet 1994. Plainte pour tentative d’extorsion de fonds de Dominique Lemonnier à l’encontre du
capitaine Barril qui, « se prétendant investi d’un mandat de la République du Rwanda, harcèle M.
Lemonnier téléphoniquement depuis le 25 mai 1994, le menaçant des pires sévices s’il ne restituait
pas au mandataire la somme de 1 647 864 Dollars américains. » 177
18 août 1994. Signification de la plainte du MINDEF rwandais contre Lemonnier auprès du procureur de la République d’Annecy. 178
19 août 1994. Plainte du capitaine Barril au nom du Gouvernement intérimaire rwandais contre
Dominique Lemonnier auprès du procureur de la République d’Annecy. 179
Sommation par voie d’huissier de Dominique Lemonnier à Paul Barril de lui donner copie du
mandat du Gouvernement rwandais que celui-ci invoque dans sa lettre du 13 juillet pour réclamer
à Lemonnier la somme de 1 647 864 $.
23 août 1994. Enquête préliminaire.
14 septembre 1994. Lettre de Patrick-François Pouzelgues, avocat de Lemonnier, à Alain Juppé :
« Il est indispensable, écrit l’avocat de Dominique Lemonnier, que je puisse obtenir de vos services
une réponse quant à la confirmation ou à l’infirmation du statut du lieutenant-colonel Kayumba
comme personne habilitée à représenter sur le territoire français le gouvernement rwandais à compter du 13 juillet 1994. » 180
20 octobre 1994. Paul Barril est entendu par le juge d’instruction Xavière Simeoni comme « témoin
assisté » dans le cadre d’une plainte déposée à Paris par Dominique Lemonnier contre lui pour
« extorsion de fonds ». 181
27 octobre 1994. Paul Barril est entendu comme témoin dans le cadre de la plainte de Lemonnier
pour extorsion de fonds.
8 novembre 1994. Ouverture d’une information judiciaire contre Lemonnier.
16 janvier 1995. Paul Barril bénéficie d’un non-lieu suite à la plainte de Lemonnier pour extorsion
de fonds. 182
25 janvier 1995. Arrestation de Lemonnier. Il est mis en examen et écroué pour : « Commerce de
matériels de guerre ou d’armes ou de munitions de défense sans autorisation de l’État ». 183
27 février 1995. Requête en annulation des défenseurs de Lemonnier. 184
The arms fixers, ibidem ; Lettre Kayumba, ibidem.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 244].
176 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 575-577]. http://francegenocidetutsi.
org/BarrilLemonnier13juillet1994.pdf
177 Tribunal de grande instance de Paris, 17e chambre, No d’affaire : 9510902776, Jugement du 28 novembre 1995, p. 3.
178 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 581].
179 Jugement de la Cour d’appel de Chambéry, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 593].
180 Patrick de Saint-Exupéry France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998, p. 5, col. 7.
181 Hervé Gattegno, ibidem.
182 Hervé Gattegno, ibidem.
183 Patrick-Alain Bertoni, La mort du vrai-faux trafiquant, Le Faucigny, 17 avril 1997 ; Marcel Legendre, Annecy : un
trafiquant d’armes arrêté, Le Progrès de Lyon, 28 janvier 1995.
184 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 593].
174
175
862
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
3 mars 1995. Le juge Marie-Gabrielle Philippe refuse la mise en liberté de Dominique Lemonnier. 185
23 mars 1995. Annulation de la procédure contre Lemonnier par la Cour d’appel de Chambéry. 186
28 novembre 1995. Le Tribunal de grande instance de Paris rejette une demande de dommages et
intérêts présentée par le capitaine Barril à l’encontre de Dominique Lemonnier qui l’avait poursuivi
pour tentative d’extorsion de fonds, laquelle plainte contre Barril s’était soldée par un non-lieu. 187
5 décembre 1996. Confirmation de cette annulation par la Cour de cassation.
Les avocats de Lemonnier sont Jean-Pierre Bozon d’Annecy et Patrick-François Pouzelgues de
Paris.
Vendredi 11 avril 1997. Dominique Lemonnier meurt subitement « au sortir d’un déjeuner d’affaires » à Annecy. Il a été inhumé à Montpellier. 188
185
186
187
188
P.-A. Bertoni, Les mésaventures du capitaine Barril et du procureur Berlioz, Le Faucigny, 1er avril 1995, p. 14.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 592-595].
TGI de Paris, 17e chambre, affaire no 9510902476.
Patrick-Alain Bertoni, La mort du vrai-faux trafiquant, Le Faucigny, 17 avril 1997.
863
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
Figure 20.1 – Paiements par la BNR relevés par la mission Galand-Chossudovsky
864
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Figure 20.2 – Rapport Galand-Chossudovsky. Exécution du contrat DYL-Invest. Feuille 1
865
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
Figure 20.3 – Rapport Galand-Chossudovsky. Exécution du contrat DYL-Invest. Feuille 2
866
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
Figure 20.4 – Rapport Galand-Chossudovsky. Exécution du contrat DYL-Invest. Feuille 3
867
20.12. LA MYSTÉRIEUSE SOCIÉTÉ DYL-INVEST
Figure 20.5 – Rapport Galand-Chossudovsky. Exécution du contrat DYL-Invest. Feuille 5. La feuille 4
manque
868
20. FOURNITURE D’ARMES PENDANT LE GÉNOCIDE
20.13
Chronologie des livraisons d’armes aux FAR durant le
génocide
9 avril 1994 Des caisses de munitions sont déchargées d’un Transall de Amaryllis et sont emportées
par les FAR au camp de Kanombe. 189
16-17 avril 1994 40 tonnes de munitions destinées aux FAR. Origine : Israël. Destination : Goma. 190
17-18 avril 1994 Munitions. Montant : 853 731 $. Origine : Tel Aviv. Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC. Avion : Okada Air Cargo (Lagos). 191
22-25 avril 1994 Munitions et grenades. Montant : 681 200 $. Origine : Tel Aviv. Destination :
Goma. Fournisseur : MIL TEC. 192
29 avril-3 mai 1994 Munitions, mortiers, grenades, fusils. Montant : 942 680 $ dont 450 000 $
versés par DYL-INVEST. Origine : Tirana. Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC + DYLINVEST. 193
1-2 mai 1994 40 tonnes de munitions. Origine : Bulgarie. Destination : Goma. 194
9 mai 1994 Fusils, munitions, mortiers. Montant : 1 093 840 $ (ou 1 023 840 $). Origine : Tirana.
Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC. 195
18-20 mai 1994 Fusils, munitions, mortiers, roquettes RPG. Montant : 1 074 549 $. Origine : Tirana.
Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC. 196
24 mai 1994 39 tonnes d’armes. Origine : Madrid + Malte. Bagosora monte à Malte dans l’avion,
un Boeing 707 immatriculé 5N-OCL au Nigéria. 197 Il n’y a pas de trace d’un tel voyage sur le
passeport du colonel Bagosora. 198
25 mai 1994 Artillerie, mitrailleuses, fusils d’assaut et munitions. Destination : Goma. Fournisseur :
Gouvernement français. 199
27 mai 1994 Artillerie, mitrailleuses, fusils d’assaut et munitions. Destination : Goma. Fournisseur :
Gouvernement français. 200
Voir section 20.3 page 832.
SGR, 29 avril 1994. Cf. Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge
[201, 1-611/8, 1997-1998, p. 81]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=81
191 Lettre du lieutenant-colonel Kayumba (date au 19), Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 565] http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf ; Brian Wood, Johan Peleman The arms
fixers - Controlling the Brokers and Shipping Agents, Chapter 3 Brokering arms for genocide, note 46. http://
francegenocidetutsi.org/TheArmsFixers.pdf
192 The arms fixers, ibidem ; La lettre du lieutenant-colonel Kayumba, ibidem date au 20 et fait une interversion de
chiffres 861 200 au lieu de 681 200. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf Voir la facture publiée dans
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 611, 618]. http://francegenocidetutsi.org/
MilTecMinDefBukavu611.pdf http://francegenocidetutsi.org/MilTecMinDef25avril1994.pdf
193 The arms fixers, ibidem ; Lettre Kayumba, ibidem.
194 Alain Frilet, La France prise au piège de ses accords, Libération, 18 mai 1994, p. 1. http://francegenocidetutsi.
org/Liberation1994-05-18FriletFrancePriseAuPiegeDeSesAccords.pdf
195 The arms fixers, ibidem ; Lettre Kayumba, ibidem.
196 The arms fixers, ibidem ; Lettre Kayumba, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf Selon
ONU, S/1998/63, G, section 15, p. 5, l’avion transportait du thon. http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.pdf#
page=5
197 Rwanda 1994 : trafic d’armes confirmé, L’Humanité, 11 novembre 1996 ; Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 770], date
au 25 mai ; Troisième rapport de la Commission internationale d’enquête (Rwanda), ONU S/1997/1010, 24 décembre 1997,
section 57, p. 14, http://francegenocidetutsi.org/sg-1997-1010.pdf ; Additif au troisième rapport de la Commission
internationale d’enquête (Rwanda). Cf. Lettre datée du 22 janvier 1998, adressée au Président du Conseil de sécurité par le
Secrétaire général, ONU, 26 janvier 1998, S/1998/63, G, section 15, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.
pdf#page=5 Le gouvernement maltais affirme à la commission d’enquête que le 25 mai cet avion, avec un seul passager et 4
membres d’équipage, dont aucun ne s’appelait Bagosora, transportait des caisses de billets de banque destinées au Nigeria.
198 http://francegenocidetutsi.org/BagosoraPasseport1992-1994.pdf .
199 Ouest France, 29 septembre 1994 ; Human Rights Watch, Rearming with impunity - International Support for the Perpetrators of the Rwandan Genocide, May 1995, Vol. 7, No. 4, II, note 23. http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.
htm
200 Human Rights Watch, Rearming with impunity, ibidem II, note 23. http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.
htm
189
190
869
20.13. CHRONOLOGIE DES LIVRAISONS D’ARMES AUX FAR DURANT LE GÉNOCIDE
Mi juin 1994 Artillerie, munitions, fusils. Origine : Libye. Avion : enregistré au Liberia, équipage
belge. Destination : Goma. 201
Nuit 16-17 juin 1994 Armes antichars et grenades à fragmentation. Origine : Seychelles. Destination : Goma. Avion : Air Zaïre. 202 Selon l’ambassade étasunienne aux Seychelles, cet avion serait
parti vers Goma le 17 juin. 203
17 juin 1994 « Depuis le 7 avril, les résidents [de Goma] ont compté jusqu’à 7 avions-cargos, dont
le dernier en date a atterri le 17 juin. » 204
Nuit 18-19 juin 1994 Armes antichars et grenades à fragmentation. Origine : Seychelles. Destination : Goma. Avion : Air Zaïre. 205 Selon l’ambassade étasunienne aux Seychelles, cet avion serait
parti vers Goma le 19 juin. 206
Début juillet 1994 Fusils d’assaut, munitions, mortiers, grenades et mines. Destination : Goma.
Avion : 3 avions. Fournisseur : Forces armées zaïroises. 207
17 juillet 1994 Fusils d’assaut, munitions, mortiers, grenades et mines. Destination : Goma. Fournisseur : Forces armées zaïroises. 208
13-18 juillet 1994 Munitions et roquettes. Montant : 753 645 $. Origine : Tirana-Kinshasa. Destination : Goma. Fournisseur : MIL TEC. 209
Fin juillet - début août 1994 Destination : Goma. Avion : 4 Boeing 707. 210
Remarques :
— Une livraison peut être indiquée plusieurs fois à des dates différentes.
— Quand la date est donnée sous forme d’une fourchette, cela indique soit les dates de départ et
d’arrivée, 211 soit une incertitude sur la date d’arrivée.
— 5 livraisons d’armes, artillerie, mitrailleuses, fusils d’assaut et munitions venant du gouvernement
français en mai et juin ont été signalées aux enquêteurs de Human Rights Watch et justifiées par
le consul de France à Goma, M. Jean-Claude Urbano, comme la réalisation de contrats antérieurs
à l’embargo. 212 Nous n’en signalons que 2, les 25 et 27 mai, n’ayant pas les dates exactes pour les
autres.
Rearming with impunity, ibidem III.
Rearming with impunity, ibidem III.
203 Malott, Seychelles arms for Rwanda , US DOS, Victoria, 28 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SeychellesArmsforRwanda164068.pdf
204 Jean Hélène, Un Zaïre providentiel et inquiet. Les forces gouvernementales rwandaises s’approvisionnent à la frontière
du grand pays voisin où l’on redoute les risques de contagion et l’intervention française..., Le Monde, 23 juin 1994, p. 3.
205 Rearming with impunity, ibidem III.
206 Malott, ibidem.
207 Rearming with impunity, ibidem III.
208 Rearming with impunity, ibidem III.
209 The arms fixers, ibidem ; Lettre Kayumba, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/Kayumba26dec1994.pdf
210 Rearming with impunity, ibidem III. http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm
211 Voir The arms fixers, chapitre 3, note 46.
212 Rearming with impunity II section 24. http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm
201
202
870
Chapitre 21
Des Français participent aux
opérations militaires pendant le
génocide
Cette guerre était une vraie guerre,
totale et très cruelle.
Général Quesnot.
(Audition MIP, 19 mai 1998)
Il est certain que plusieurs dizaines de militaires français ont été présents au Rwanda pendant le génocide, soit pour conseiller l’état-major de l’armée rwandaise, pour faire du renseignement ou reconstituer
des commandos intervenant sur les arrières de l’ennemi. Des informations convergentes tendent à prouver
que des militaires français, ou des mercenaires – ce qui est peu différent –, auraient donné des coups de
main pour faire la chasse aux Tutsi sur des barrières ou lors de véritables battues comme à Bisesero.
21.1
Des conseillers militaires français, en mauvaise posture en
juin
Le Dr Jacques Bihozagara, membre du bureau politique du FPR, interviewé par Le Soir lors de
l’annonce par la France de l’opération Turquoise, y voit aussi une tentative pour récupérer des conseillers
militaires français en mauvaise posture parmi les FAR en déroute :
Mais nous pensons aussi que dans les troupes en débandade, il se trouve des témoins gênants qui
pourraient mettre la France en cause et qu’il s’agirait d’éliminer.
– Disposez-vous d’éléments suivant lesquels des militaires français se trouveraient au Rwanda, et
seraient bloqués aux côtés des forces gouvernementales ?
– Oui, nous aussi nous disposons d’informations suivant lesquelles des militaires français seraient
traqués dans des camps militaires à Kigali et nous croyons que l’opération actuelle a aussi pour but
de les faire sortir. Nous croyons même que c’est cela la raison déterminante de l’opération prévue,
c’est pour cela qu’il faut aller si vite. 1
Colette Braeckman revient sur l’urgence de ces exfiltrations, le 29 juin :
Turquoise, malgré ses effets positifs auprès des victimes, pourrait être considérée comme une
entreprise humanitaire dissimulant d’autres objectifs. Il s’agirait entre autres de retirer des hommes
restés aux côtés des gouvernementaux ou d’extraire de l’enfer rwandais des collaborateurs locaux,
qui ne sont pas les plus menacés mais qui savent beaucoup de choses. Des messages radio ont été
1
Colette Braeckman, Le « non » du FPR à la France, Le Soir, 20 juin 1994, p. 7.
871
21.2. DES MILITAIRES FRANÇAIS SONT RESTÉS APRÈS L’OPÉRATION AMARYLLIS
lancés, invitant ceux qui le peuvent à gagner Kibuye. Les membres de la radio des Mille Collines se
prépareraient aussi à être évacués par les Français. 2
Selon Colette Braeckman, l’offensive du FPR et la débâcle des FAR mettait en mauvaise posture les
militaires français restés au Rwanda pour renseigner l’état-major à Paris et conseiller les FAR :
Certaines informations m’étaient parvenues selon lesquelles deux groupes de trois à cinq « spécialistes » français se trouvaient toujours bloqués dans des camps de l’armée gouvernementale et de la
gendarmerie encerclés par le FPR. 3
Une des tâches des militaires de l’opération Turquoise sera effectivement de récupérer leurs camarades
qui étaient au Rwanda pendant le génocide. 4
Afin de vérifier que Colette Braeckman est assez bien informée, nous renvoyons le lecteur à la confession
de Georges Ruggiu, journaliste à la radio RTLM, qui révèle qu’il était protégé par des militaires ou
mercenaires français. 5
21.2
Des militaires français sont restés après l’opération Amaryllis
Il y a des indices que des militaires français sont restés au Rwanda après l’opération Amaryllis.
Un détachement du COS de 33 hommes est maintenu à Kigali le 12 avril sous le commandement du
lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, commandant les opérations spéciales ; il serait parti le 14 avril
en raison de l’aggravation de la situation, 6 mais sont-ils tous vraiment partis ? Jean-Dominique Merchet
laisse entendre que certains sont restés :
Le 17 avril, les derniers Français quittent Kigali, hormis quelques éléments des forces spéciales. 7
21.2.1
Des « sonnettes »
Après l’opération Amaryllis, des militaires français sont restés au Rwanda, lit-on dans Raids : « Seuls
quelques éléments des forces spéciales vont rester en “sonnettes” afin de rendre compte des événements à
l’état-major de l’armée de terre. » 8
Le colonel Martin-Berne reconnaît qu’il ne s’agit pas de sornettes, mais il parle d’autre chose, une
mission de reconnaissance en mai :
« Nous avons envoyé des éléments au Rwanda, en reconnaissance. Je suis formel, il y a eu une
mission de reconnaissance. Un mois et demi avant Turquoise ». En mai... 9
Un Français, faisant du renseignement, est resté durant tout le génocide à Butare. Des soldats français
du 8e RPIMa avaient mis un coopérant français, Pierre Galinier, en contact avec lui :
Alain Bossac [Baussac], garagiste français qui se disait ancien pilote d’avion, ancien militaire et au
moment de l’opération Amaryllis « consul honoraire de Butare », a été un des trois Européens (avec
un couple de pasteurs suisses) à rester à Butare pendant le génocide. Il a été en relation permanente
avec les responsables des FAR pendant trois mois. Il a été évacué par des militaires de l’opération
Turquoise la veille de la prise de Butare par le FPR. 10
Raphaël Kirenga, Interahamwe, condamné à la prison pour crime de génocide, parle de ce Baussac
durant le génocide :
2 Colette Braeckman, L’ancien supergendarme français veut à tout prix impliquer des Belges dans l’attentat du 6 avril,
Le Soir, 29 juin 1994, pp. 1, 7.
3 C. Braeckman [44, p. 193].
4 Voir section 22.8 page 940.
5 Voir section 21.3.2 page 877.
6 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 264].
7 Jean-Dominique Merchet, Mission Amaryllis, un sauvetage sélectif par l’armée française, Libération, 2 février 1998,
p. 11. Ce témoignage contredit le rapport du lieutenant-colonel Maurin qui dit qu’ils sont partis le 14 et non pas le 17, et
qu’ils sont tous partis.
8 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids no 97, juin 1994, p. 14. http://
francegenocidetutsi.org/raids97p14.pdf
9 Entretien du 9 février 2006, G. Périès, D. Servenay [179, p. 316].
10 Témoignage de Pierre Galinier. Cf. J.-P. Gouteux [95, p. 436].
872
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
A Butare, il y avait également quelqu’un qui s’appelait Baussac dont on disait qu’il était un
militaire français. Il était garagiste et propriétaire du garage MCM en face de l’ESO. Il se mêlait des
activités de la préfecture, et quand tout le monde avait fui, il était resté à Butare. Il veillait sur les
maisons des Français. Toutes les autres maisons ont été pillées, mais celles gardées par Baussac sont
restées intouchées, car on avait peur de lui ; il avait un fusil et on pensait qu’il pourrait tirer sur ceux
qui viendraient voler. Une sentinelle originaire de Save qui gardait les maisons des Français intimidait
les gens en leur disant qu’il allait les dénoncer à Baussac. Je l’ai revu vers le 15 juillet 1994 à Kibeho
accompagné d’une sœur blanche et des soldats français quand les Inkotanyi avaient déjà pris Butare.
Ils étaient venus prendre des documents à l’école secondaire Marie Merci. 11
Alain Baussac, ancien mécanicien de l’armée de l’air, était ami avec le mécanicien du Falcon 50, JeanMichel Perrine et avec Sébastien Ntahobari, attaché militaire à Paris. Son garage à Butare appartenait à
Désiré Mageza, officier d’ordonnance de Juvénal Habyarimana. 12
Vers le 27 mai, le général Dallaire envoie des observateurs s’enquérir de la présence de mercenaires
blancs dans la région de Cyangugu :
Dans le sud, je m’inquiétais de conserver un certain contrôle sur la situation humanitaire. Je
voulais aussi vérifier la véracité d’une rumeur faisant état de la présence de Blancs francophones
dans la région de Cyangugu. Je me demandais si nous n’allions pas assister à un accroissement du
nombre de mercenaires blancs au service de l’AGR. Pour obtenir des données plus fiables, j’envoyai
dans ces deux zones [Gisenyi et Cyangugu] deux imposantes équipes de reconnaissance composées
d’observateurs militaires. [...] L’équipe qui alla à Cyangugu eut à subir les tracasseries de 52 barrages
routiers. 13
Dallaire ne dit pas ce que son équipe envoyée à Cyangugu a observé. Mais le lien peut être fait entre
cette rumeur et l’envoi de Français pour réparer la piste de l’aérodrome de Kamembe. 14
21.3
Des conseillers militaires
En mars 2004, le général Dallaire affirme que des conseillers militaires français sont restés « tout au
long » dans les entrailles des unités d’élite dont la garde présidentielle. Mais il se reprend, « c’est une
spéculation » dit-il, tout en attestant que lui ou ses hommes ont vu des Blancs en uniforme rwandais
pendant le génocide sans toutefois pouvoir les reconnaître :
D. Mermet (M) : Alors, vous parlez assez peu de la France dans votre bouquin. Mais quand
même, quand vous arrivez, quelle est l’influence de la France ? On sait que la France a soutenu,
financièrement, militairement, politiquement, on pourrait dire, le régime Habyarimana.
R. Dallaire (D) : Oh mon Dieu, quand vous dites que j’ai parlé peu. J’avais l’impression que
j’ai tout de même été assez catégorique dans l’implication de la France au Rwanda, qui était une
implication qui n’était pas franche, ni transparente, c’est une implication qui avait à l’extérieur tout
le bon vouloir, mais selon moi, il y avait des aspects qui étaient moins clairs comme, par exemple, je
trouvais ça impossible que la France avec ses systèmes d’information, avec son attaché militaire avec
les 20 [et] quelques officiers, sous-officiers, qui étaient dans les entrailles des unités, particulièrement
les unités d’élite, dont la garde présidentielle, ne pouvaient...
M : À quel moment ça, à quel moment ?
D : Tout au long.
M : Dans les entrailles même, on avait des officiers supérieurs français ?
D : Oui, ils étaient des aviseurs techniques pour aider à entraîner, constituer l’armée rwandaise et
aussi de leur montrer comment se servir des armements français dont ils possédaient sur le terrain.
Donc, ils savaient qu’est-ce qu’il se passait, les Belges en avaient autant, et même dans les quartiers
généraux, il y avait des aviseurs dans la gendarmerie, alors ils étaient disposés partout, il y avait un
réseau très solide d’information qui... [...]
M : Donc, ils ont été là avant, pendant, ce qu’on a appelé le génocide et on va y venir...
D : Ah, non pendant, c’est une spéculation. Ils étaient là avant, jusque même le soir du début...
de la guerre civile et des problèmes. On a vu quelques gens blancs, habillés d’un uniforme euh des...
11 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 80, p. 191]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.
pdf#page=191
12 Interview de Michel Campion par l’auteur, Butare, 20 juillet 2007.
13 R. Dallaire [72, p. 498].
14 Voir section 16.4.3 page 741.
873
21.3. DES CONSEILLERS MILITAIRES
M : gouvernemental
D : des forces gouvernementales. Bien que il y avait des gens qui disaient qu’il y avait des Blancs
qui œuvraient avec le FPR, on n’a jamais vu de c’te côté là. Mais les officiers français dans leur
concept de aider, conseiller les armées des pays dont ils étaient appelés à le faire, souvent portaient
l’uniforme de c’t’armée-là. Donc on voyait des officiers français avant la guerre en uniforme des FAR.
M : des forces gouvernementales.
D : des forces gouvernementales. Donc après le début de la guerre on voit des gens des Blancs
habillés en uniforme, on peut extrapoler ce qu’on veut...
M : Ça peut être des mercenaires.
D : Oui, on ne peut pas vraiment, à moins de reconnaître les visages spécifiquement, ce qu’on n’a
pas pu reconnaître, s’ils étaient encore les aviseurs ou les conseillers. 15
Le général Dallaire revient sur cette présence française au Rwanda pendant le génocide dans une
interview au Figaro en avril 2004. 16
Après le départ des Européens, des « Blancs en uniforme rwandais » sont soit des Belges soit des
Français. Officiellement, aucun coopérant militaire belge n’est resté au Rwanda après la fin de Silver
back. Et pour de nombreuses raisons, dont les accusations contre les Belges d’avoir abattu l’avion et
l’assassinat des 10 paras-commandos, la Belgique refuse de coopérer avec le GIR et les FAR. Donc ces
Blancs-là ne peuvent être belges. Donc ce sont des Français.
Olivier Lanotte rapporte que « des personnalités politiques et militaires ayant occupé des fonctions
significatives à l’époque des faits » confirment que des militaires français sont restés après le départ d’Amaryllis. « Ces conseillers ont été maintenus sur place conformément aux accords d’Arusha qui prévoyaient
le maintien de l’Assistance militaire technique. Ils ont été évacués par les troupes du Commandement des
Opérations spéciales dans les premiers jours de l’opération Turquoise. » 17
Le général Quesnot concède qu’une dizaine de militaires français sont restés :
Le général Quesnot confirme le maintien au Rwanda d’un petit nombre de militaires – « une
dizaine » – sans pour autant apporter la moindre précision sur ce qu’ils ont fait au cours de leur
présence entre la mi-avril et la fin juin. Il précise cependant que ce maintien d’une petite équipe de
militaires français aurait fait l’objet d’un consensus entre l’Élysée et le gouvernement. 18
Le général Lafourcade le confirme en 2006. Déplorant la pauvreté des renseignements dont disposait
l’opération Turquoise, il déclare :
Cela prouve que l’on n’avait plus grand monde au Rwanda, nulle part. À part ceux qui étaient
enfermés à Kigali, mais ceux-là, ils ne savaient pas grand-chose et ils n’avaient pas le droit d’aller se
balader à droite et à gauche, donc on ne savait rien et c’était un sacré problème. 19
Le général Lafourcade confirme dans son livre qu’il reste une vingtaine de militaires français à Kigali
pendant le génocide. Il rapporte que l’amiral Lanxade, lui décrivant la situation le 17 juin, déclare : « Nous
n’avons plus qu’une vingtaine d’hommes sur place à l’ambassade de France à Kigali ». Et à l’attention du
lecteur qui s’imagine qu’il parle de la situation d’avant le 12 avril, Lafourcade précise page suivante : « A
l’heure où l’amiral Lanxade me parle, il est très difficile d’obtenir des informations sur ce qui se passe
sur le terrain, car nous n’avons pas de relais militaire fiable sur place en dehors de la capitale Kigali. » 20
Il est probable qu’un officier français soit resté pour conseiller le chef d’état-major des FAR. Qui est
cet officier ? Il ne pouvait pas être un coopérant militaire, sinon il risquait d’être reconnu par la MINUAR.
Ce serait donc un officier venu avec Amaryllis. Ce n’est pas le colonel Poncet, pour la même raison.
Nous nous posons des questions sur le lieutenant-colonel Jacques Balch. Pourquoi Jean-Jacques Maurin prend-il le commandement du détachement COS le 12 avril et quitte Kigali avec ce groupe COS le 14,
alors que c’est Jacques Balch qui le commandait précédemment ? Pourquoi le nombre d’hommes de ce
15 Daniel Mermet, Entretien avec le lieutenant-général Roméo Dallaire, auteur du livre : “J’ai serré la main du diable :
la faillite de l’humanité au Rwanda” aux éditions Libre Expression. Émission “Génocide au Rwanda”, « Là-bas s’y suis »,
France-Inter, lundi 8 mars 2004. Transcription faite par l’auteur. http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=225.
16 Voir section 13.1 page 617.
17 O. Lanotte [125, p. 369].
18 Entretien d’Olivier Lanotte avec le général Quesnot, janvier 2006. Cf. O. Lanotte, ibidem, note 107.
19 Entretien du 16 février 2006 à son domicile. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 324]. http://francegenocidetutsi.
org/PeriesServenayGuerreNoire.pdf#page=6
20 Général Lafourcade [123, pp. 29-30]. http://francegenocidetutsi.org/LafourcadeOperationTurquoise.pdf
874
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
détachement, 33, a-t-il été effacé de la version papier du rapport de la Mission d’information parlementaire ? Pourquoi Jacques Balch est-il promu officier de la Légion d’honneur avec traitement, comme les
colonels Jacques Hogard et Jean-Jacques Maurin, le 11 mai 2009 ? La Mission d’information parlementaire
publie des extraits d’une lettre de Jacques Balch protestant contre le retrait des troupes françaises et
affirmant que « quelques conseillers militaires français auraient suffi pour renverser la situation en faveur
des FAR. » 21 Le lieutenant-colonel Jacques Balch est donc parti, c’est du moins ce que dit la Mission.
Le commandant Erwan de Gouvello, assistant militaire technique affecté au bataillon de reconnaissance, aurait pu rester, car il n’est pas très connu. Cependant la mission était plutôt de type COS, étant
donné son caractère secret. Il n’est pas exclu aussi que des militaires français soient restés dans un camp
au Nord-Ouest, Bigogwe et surtout Mukamira où les Français se sentent chez eux.
Un officier, qui était antérieurement en poste au Rwanda, aurait pu également tenir cette fonction de
conseiller du chef d’état-major. Par exemple, nous voyons réapparaître le colonel Canovas en compagnie
du chef d’état-major des FAR, Augustin Bizimungu, au camp de Mugunga à Goma pendant l’opération
Turquoise. 22
Un article de Africa international nous apprend qu’un officier français est resté :
[...] « Kigali, c’est comme Dien-Bien-Phu », témoigne un officier français resté sur les lieux. « Qui
tient le haut, tient le bas ». L’armée rebelle protège ses positions en hauteur avec des milliers de mines
anti-personnelles disséminées au pied des collines. L’officier français verra des soldats des FAR sauter
par dizaines sur ces mines – provoquant ainsi un effet totalement dissuasif sur les autres soldats qui
ne tiennent plus que le mont Kigali. Les hommes du FPR patrouillent par petits groupes offensifs et
mobiles tandis que les FAR, installés sur la défensive, sont cantonnées dans les casernes où ils sont
globalement désorientés... Dépourvus d’un commandement cohérent et abandonnés de leurs alliés
français, ils n’ont pas de plan d’attaque, se contentant de riposter autant que faire se peut. Le FPR
veille à économiser ses hommes. « Pour éviter les tirs, leur technique de défense était de s’enterrer
dans des trous », indique l’officier. Paul Kagame, qui dirige les opérations, fixe habilement dans leurs
positions les seules unités qui pouvaient résister. « Les FAR en prennent plein la gueule. Pilonnage
au mortier et au canon, pneux crevés. Le FPR n’a pas hésité à tirer sur le marché et l’Église. Les
FAR n’auraient pas pu le faire : elles n’avaient plus de munitions ! » Le reste de l’armement n’est
guère plus brillant. Sur les 10 automitrailleuses en leurs possessions (AML-Panhard à canon 90), trois
étaient immédiatement tombées en panne, et les autres étaient dispersées, au lieu d’être utilisées en
groupe. Avec le général Bizimungu se distingue le général Kabiligui [Kabiligi], commandant du G3
(défense de la ville). Mais son grand courage ne suffira pas à compenser le manque de formation des
troupes. Contre toute pratique en situation de guerre, les FAR communiquent notamment en clair,
sans code, par talkie-walkie ! Une aubaine inattendue pour le FPR qui connaît toutes leurs positions
et pratique l’infiltration à haute dose...
La troisième arme du FPR est médiatique. [...] Plus question de livrer à l’armée officielle la
moindre arme qui servirait à “continuer les massacres”. Paul Kagame, en revanche, continue de recevoir
d’Ouganda, par convois entiers, ravitaillements, armements et munitions en flots continus. La situation
se dégrade. « Très vite, il n’y avait plus d’eau et cela sentait le cadavre, raconte le militaire français.
Et les FAR, démoralisées, commençaient à fuir dans le désordre, en abandonnant des positions, sans
rien détruire et faisant ainsi cadeau de tous leurs équipements et archives au FPR. » Ce dernier
les contraint au repli vers Gitarama où s’est réfugié le gouvernement provisoire. La défaite était
consommée... « Le problème des FAR, de surcroît soumis au choc psychologique de la décapitation
totale du commandement, est de n’avoir pas envisagé une seule seconde que les militaires français, qui
gardaient par exemple l’aéroport depuis 1991, pouvaient les laisser en plan. Ils ont trop fait confiance
à la France. » 23
Cet article apporte un indice supplémentaire qu’un officier français est resté à Kigali pendant le
génocide mais il ne nous apprend rien sur son identité. Une photo de l’ex-capitaine Barril pourrait faire
croire qu’il s’agit de lui. La légende de cette photo indique que Paul Barril « s’efforce de faire ouvrir
une enquête officielle sur l’attentat qui a coûté la vie à deux chefs d’État [...] ». Paul Barril est allé à
Kigali mais n’y est pas resté constamment. Ce témoignage est-il une invention ? La ligne générale de cette
21 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 263]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMIP.
pdf#page=277
22 Voir section 26.36 page 1043.
23 La bataille de Kigali. Comment la capitale rwandaise est tombée après avoir résisté plus de trois mois, Africa international, no 282, avril 1995. http://francegenocidetutsi.org/AfricaInternational282avril95p10.pdf
875
21.3. DES CONSEILLERS MILITAIRES
publication, Africa international, est favorable aux auteurs du génocide, négationniste à souhait, nous ne
lui accordons pas de confiance, mais rien ne dit que les propos de cet officier n’aient pas été tenus.
La référence à Dien-Bien-Phu où le Viet-Minh tenait les collines qui dominaient le camp retranché
et remporta la victoire, comme le FPR à Kigali, semble pertinente. Elle a laissé un souvenir cuisant aux
militaires français. Ils se sont sentis trahis par les politiques. La même conclusion est tirée ici. C’est bien
là, la psychologie d’un officier français. Mais peu de détails précis nous permettent d’authentifier ces
paroles. La tactique des FAR sur la défensive semble exacte. L’utilisation de moyens de communication
non cryptés, nous en avons entendu parler dans le rapport de Rwabalinda sur ses entretiens avec le
général Huchon. Le nombre d’AML 90, 10, semble bien faible. 24 Pour donner ce chiffre, il faut vraiment
être de l’intérieur. L’état des engins blindés en août 1993, publié dans le compte rendu d’activités du
DMAT-Terre du 1er avril au 30 septembre 1993, 25 indique 13 AML 90 dont 3 hors services, 7 réparables,
2 opérationnelles. Compte tenu qu’une nouvelle équipe de coopérants militaires français a été mise en
place au bataillon de reconnaissance (Recce), 26 nous considérons comme plausible que, début avril 1994,
il y eut 10 AML 90 en état de marche. Les propos de cet « officier français » ne semblent donc pas être de
l’affabulation. La comparaison des thèmes abordés dans le récit de cet officier et ceux de Paul Barril dans
l’interview qu’il accorde à Raphaël Glucksmann ne permet pas de distinguer cet officier de Paul Barril.
D’ailleurs lors de son audition du 20 juin 2000 par le juge Bruguière, Barril dit qu’il était en relation
avec le chef d’état-major des FAR, Augustin Bizimungu :
Je me souviens avoir vu le chef d’État-major Bizimungu utiliser une valise pour liaison-satellite,
mais j’ignore son origine. 27
Paul Barril a-t-il été envoyé au Rwanda pour conseiller le chef d’état-major des FAR ? Nous ne pensons
pas qu’il ait été en mesure de le faire.
Eff.th.
H.S.
Réparables
Opérationnels
AML 60
26
13
7
6
AML 90
13
3
7
2
Table 21.1 – État des automitrailleuses légères Panhard (AML) en août 1993. Source : lieutenant-colonel
Maurin, chef du DMAT-terre, Compte rendu d’activités, 2 octobre 1993. Annexe 2 - Activité du bataillon
Recce
21.3.1
Le colonel Cussac est-il resté pendant le génocide ?
Le colonel Bernard Cussac, attaché de défense et chef de la mission d’assistance militaire au Rwanda,
est-il resté au Rwanda pendant la durée du génocide ?
Rwanda.
L’ONG française du nom de Survie vient de publier un curieux écho sur le colonel Bernard Cussac,
chef de la coopération militaire française avec le régime hutu de Habyarimana. Comme chacun le
sait, Paris nie avoir aidé le régime génocidaire autrement que par la livraison d’armes, avançant
notamment que ses soldats étaient absents du Rwanda pendant le génocide, d’avril à juillet 1994. Or,
notre fameux colonel vient de gagner devant le Conseil d’État un procès qui l’opposait à sa hiérarchie :
celle-ci refusait de payer son indemnité de résidence à Kigali jusqu’au « 12 juillet 1994 ». Étrange,
non ? 28
Il a prouvé lors de sa requête « qu’il a exercé ces fonctions » de chef de la mission d’assistance militaire
et d’attaché de défense jusqu’au « 9 octobre 1994 » :
AML : Automitrailleuse légère.
Voir tableau 21.1 page 876.
26 En 1994 ce sont le major De Gouvello et les adjudants chefs Teura Salomora Jacques et Ducourtioux André JeanFrançois. Voir section 38.2 page 1378.
27 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. Cf. Texte publié par Benoît Collombat de
France Inter le 16 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition20juin2000.pdf#page=2
28 Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin, Liberté(s), L’Humanité, 17 juillet 2004, p. 16.
24
25
876
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Or, le 26 juillet 1996, le colonel Cussac a gagné en Conseil d’État (arrêt no 165521) une requête
contre l’État français. Celui-ci a été condamné à lui verser (plus les intérêts) « une somme de 900 000 F
correspondant à la différence entre l’indemnité de résidence qu’il a perçue lorsqu’il était attaché de
défense au Rwanda du 15 juillet 1991 au 12 juillet 1994 et celle qu’il aurait dû percevoir en cette
qualité ». Que faisait-il, en « résidence » au Rwanda, dûment constatée et facturée par le Conseil
d’État, pendant toute la durée du génocide ? Mieux, il a prouvé, à l’appui de sa requête, « qu’il
a exercé ces fonctions » de chef de la mission d’assistance militaire et attaché de défense jusqu’au
« 9 octobre 1994 ». La Mission d’information parlementaire s’est bien gardée de l’interroger sur ces
fonctions prolongées... 29
L’arrêt se contente de faire référence aux pièces du dossier et ne fournit aucun élément qui permette
d’affirmer que Bernard Cussac était présent physiquement à Kigali jusqu’au 9 octobre 1994 ! Nous ne
pensons pas que le colonel Cussac soit resté à Kigali après l’opération Amaryllis. 30
21.3.2
Georges Ruggiu rencontre des militaires ou mercenaires français
Logeant au camp militaire « Kigali », l’animateur italo-belge de la RTLM, Georges Ruggiu, reconnaît
avoir rencontré quatre militaires français au camp Kigali puis à Gisenyi. Ils sont arrivés vers le 16 avril
et sont restés jusqu’au 21 mai, date de la chute du camp de Kanombe. Ils semblent avoir été conseillers
des généraux Bizimungu et Kabiligi :
Pendant cette période où je me trouvais au camp Kigali et je logeais chez ce garçon qui s’appelait
Jean-Bosco il y a eu deux arrivées importantes au Camp Kigali. la première c’est l’arrivée du général
BIZIMUNGU Augustin, qui venait d’être nommé chef d’état-major par le Gouvernement intérimaire.
Quand il avait été nommé il était cantonné à Ruhengeri et il est arrivé à Kigali dans cette période-là,
je dirai entre le 15 et le 20 avril à peu près. [...] La deuxième arrivée, et c’est un peu plus étonnant
ou un peu plus surprenant c’est des Blancs. Le général Dallaire était déjà venu au Camp Kigali, je
l’avais vu de loin aller se rendre à l’état-major et retourner, mais là je parle de soldats blancs français.
Alors ils sont arrivés un petit peu avant ou un petit peu après le bombardement de la RTLM [samedi
16 avril], dans cette période-là, ils sont arrivés au camp Kigali et sont restés au Rwanda, je ne dis
pas au camp Kigali, et sont restés au Rwanda jusqu’au lendemain de la prise de Kanombe [21 mai],
c’est-à-dire le jour où je me suis rendu à Gisenyi. Je les ai rencontrés là-bas moi-même à Gisenyi et ils
étaient sur le chemin du retour. Bon ! Qui sont ces gens, je veux dire des Français, pourquoi ? Parce
qu’ils parlaient français et qu’à leur accent j’avais compris qu’ils étaient français, mais l’on me l’a pas
dit, mais enfin bon, c’était comme ça. C’était des militaires. Qu’est-ce qu’ils étaient venu faire ? Ça, ils
étaient venus pour faire des opérations militaires. Ces quatre militaires français circulaient par groupe
de deux, deux et deux. Et circulaient la plupart du temps avec soit le général BIZIMUNGU, soit le
général KABILIGI qui était également présent au camp Kigali. Ils partaient avec eux et circulaient
dans des véhicules avec forte escorte et dans des véhicules camouflés. Où est-ce qu’ils allaient et ce
qu’ils faisaient ? J’en sais rien. 31
Ruggiu assiste une fois à une démonstration de balles fumigènes faite par ces militaires au mess des
officiers. Il croit que ce sont des militaires envoyés par le gouvernement français mais un avocat belge,
rencontré à Nairobi en 1995, lui dit que ces militaires français étaient envoyés par le capitaine Barril. Il
est possible que cet avocat soit Me de Temmerman, que nous avons cité précédemment à propos de Barril.
Ruggiu précise qu’un de ces militaires s’appelait Joël, mais ajoute que ce devait être un pseudonyme.
Ruggiu les rencontre à nouveau à Gisenyi, où ils lui font une lettre au commandant du camp de
Bigogwe pour que celui-ci attribue à Ruggiu une escorte permanente. C’est alors qu’il apprend qu’ils sont
allés former des CRAP dans ce camp :
François-Xavier Verschave, Billets d’Afrique, no 126, juin 2004, pp. 2-3.
La note no 3 de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve indique que le colonel Cussac a quitté Kigali le 12 avril.
Cf. La Nuit Rwandaise, no 2, 7 avril 2008, p. 236. Nous croyons reconnaître le colonel Cussac sur une photo prise au
Bourget le 15 avril, lors de la cérémonie devant les cercueils des six victimes françaises. Cf. Photos de Thierry Orban/CORBIS SYGMA 0000295432-007.jpg http://francegenocidetutsi.org/0000295432-007.jpg , 0000295432-010.jpg
http://francegenocidetutsi.org/0000295432-010.jpg . Le colonel Cussac porte une gabardine claire. Mais il a pu revenir...
31 TPIR, Case No ICTR-97-32-I, Interrogatoire de Georges Ruggiu, Cassette no 43 transcrite par IB, Face B, page 12-13.
Texte publié par Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009. Cf. ibidem. http://francegenocidetutsi.org/
RuggiuCassette43.pdf
29
30
877
21.4. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Il y a également une deuxième chose que je voulais dire. Nous avons parlé hier de ces mercenaires
qui parlaient français. Il y a une précision supplémentaire que je voudrais donner quand je les ai
rencontrés à Gisenyi, ils étaient sur le point du retour et ils m’ont confié une personne pour me servir
d’escorte, je dirais.
Cette personne, pour me la confier, ils ont fait une lettre au camp Bigogwe. Et vous vous rappelez
que j’avais dit que ces militaires-là, ils avaient disparu à un certain moment, je les avais vus au camp
Kigali et puis je ne les ai plus vus. Je sais en tous les cas que dans leur temps d’absence, ils ont fait
– parce qu’ils me l’ont dit ce jour-là au soir – ils ont fait, ils sont allés organiser des entraînements
de militaires au camp Bigogwe. Et pas n’importe quel type d’entraînement, des entraînements de
militaires CRAP, et j’épelle C-R-A-P. Pourquoi ? Et qu’est-ce que ça signifie CRAP ? Ça signifie
commando de recherche et d’action en profondeur. Et le militaire qu’ils avaient assigné à mon escorte,
pour lequel ils avaient demandé qu’on assigne à mon escorte, était une de ces personnes-là.
Plus tard, le général Kabiligi décidera d’utiliser cet... ces militaires à notre usage et affectera à
mon escorte un... un soldat, je dirais normal, un simple soldat. 32
21.4
Des Français participent aux opérations militaires
Des Français se battent à la mi-mai aux côtés des FAR dans la région de Butare :
A la mi-mai 1994, soit cinq semaines après le début du génocide, des Français sont présents dans
la région de Butare. Le Figaro dispose d’un témoignage précis : « Des Français se battaient à la
mi-mai aux côtés des Forces armées rwandaises (FAR) dans la région de Butare. » Interrogé, un haut
responsable militaire français déclare : « C’est possible. Il s’agit peut-être de mercenaires. » 33
21.5
Des Français participent au génocide
21.5.1
Des Français sur une barrière à Gikongoro
Une rescapée du massacre de Murambi (Gikongoro), le 21 avril, dit en 2004 à Catherine Ninin de
RFI avoir vu des militaires français pendant le génocide avant l’opération Turquoise vers le 25 avril. Un
participant aux massacres dit que les Français étaient là avant le 21 avril :
Dans le même temps la traque aux Tutsi continue. Immaculée l’une des rares rescapées se souvient :
« Je suis la seule rescapée de toute ma famille. Après le massacre je me suis cachée dans un champ
de sorgho. J’étais en sous-vêtements parce qu’on m’avait arraché tous mes habits, j’étais comme folle.
Dans ma fuite je suis arrivée sur une barrière, là on m’a totalement dévêtue. Heureusement je suis
tombée sur quelqu’un qui m’a prêté une jupe. Mais en même temps il a refusé de me cacher alors
j’ai continué à errer. Et c’est là que je suis tombée sur une autre barrière tenue par des militaires
français. Ils disaient à tout le monde “fuyez, fuyez” »
– C’était combien de jours après le massacre ?
– « À peu près 4 jours. »
Mais que font ces Français à cette époque, ils ne sont pas censés être dans la région ni même
au Rwanda. Les militaires français arriveront fin juin avec l’opération Turquoise. Et pourtant Navi
[ ?], un ex-tueur et ex-prisonnier, les a aussi rencontrés, c’était quelques temps avant le massacre de
Murambi :
« Avant le massacre de Murambi je voyais les soldats français à Gatyazo, 34 ils étaient là, ils
patrouillaient sur les routes et c’est même eux qui nous ont encadrés quand on a fui vers le Zaïre. »
– Il y avait des soldats français qui étaient déjà là, avant le 21 avril ?
– « Oui, les soldats français étaient bien là avant le massacre de Murambi. Et les Tutsi qui ont
été massacrés là-bas c’était d’abord des réfugiés auprès des soldats français. » 35
Interrogée sur cette présence de militaires français près de Gikongoro en plein génocide, Catherine
Ninin répond :
32 TPIR, Case No ICTR-97-32-I, Interrogatoire de Georges Ruggiu, 20 novembre 1999, LK/Cassette 50 A, page 11-12.
Texte publié par Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009. Cf. ibidem. http://francegenocidetutsi.org/
Ruggiu11.pdf
33 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4, colonne 7.
34 Gatyazo se trouve près de Gikongoro.
35 Catherine Ninin, Le massacre de Murambi, RFI, 30 mars 2004.
878
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Officiellement, à cette époque il n’y a pas de militaires français au Rwanda. Ils ont quitté le pays
en décembre 1993 et ne reviennent que fin juin 1994 avec l’opération Turquoise. Ces témoignages
sont troublants. J’aurais souhaité pouvoir rencontrer ces Rwandais qui se sont réfugiés auprès des
Français. Malheureusement, vous l’avez entendu, il y a très peu de rescapés de Murambi. Il pourrait
s’agir d’un commando spécial opérant dans la région. Ce n’est pas improbable puisque par ailleurs
j’ai recueilli d’autres témoignages à la prison de Kigali, des ex-FAR, des Interahamwe qui attestent
d’une présence française à cette époque. 36
21.5.2
Des Français au pont de la Nyabarongo entre Kigali et Gitarama
Tharcisse Nsengiyumva, ancien chauffeur de Bagosora, membre du bataillon léger antiaérien, est
handicapé suite à un accident. Transporté en autocar de Kanombe à Butare le 24 avril 1994, il voit deux
militaires français sur le pont de la Nyabarongo en sortant de Kigali vers Gitarama. 37 Cécile Grenier
l’interroge :
Q : Est-ce que les soldats français eux aussi ont tenu des barrières ?
R : Oui. Lorsque nous les militaires handicapés nous avons fui le 24/04/1994, nous avons trouvé
les Français sur une barrière au pont de Nyaruteja, en direction de Gitarama.
Q : Vous êtes donc passés par le Bugesera ?
R : Non. C’est le pont de la Nyabarongo. C’est comme ça qu’il s’appelle.
Q : Vous les y avez vus ?
R : Tout à fait. Ils s’y trouvaient.
Q : Avec qui étaient-ils ?
R : Ils étaient avec des soldats ex-FAR et des Interahamwe. De telle sorte qu’ils demandaient aux
passagers des cartes d’identité et les tutsi étaient mis d’un côté, les hutu de l’autre.
Q : Ça tu l’as vu toi-même ?
R : Cela je l’ai vu de mes propres yeux. Car nous nous y sommes arrêtés. Nous y avons passé
environ une vingtaine de minutes.
Q : Les Tutsi qu’ils séparaient des Hutu, que faisaient-ils d’eux ?
R : Ils les tuaient !
Q : C’est-à-dire que vous avez vu des cadavres ?
R : Ils les emmenaient plus loin à l’écart et c’est là qu’ils les tuaient. Les corps, ils les jetaient
dans la Nyabarongo, nous avons vu ça.
Q : C’est les Français eux-mêmes qui demandaient la carte d’identité ?
R : Une personne venait et passait devant les militaires en tenant bien en évidence sa carte
d’identité. Les Français alors eux aussi consultaient cette carte d’identité et vérifiaient la mention
ethnique « Tutsi, Hutu » et ils les séparaient. Pour l’exécution, cela était fait par les Interahamwe.
Q : Ces Français relevaient de quel corps d’armée ?
R : Les corps d’armée, je ne les connais pas, toutefois je me souviens de la tenue qu’ils portaient.
Ils avaient des bérets verts et leurs chemises étaient d’un vert foncé, avec de poches par devant et un
cordon élastique sur le bas, (qui faisait le tour de la taille), ainsi que des pantalons également vert
foncés ordinaires.
Q : Tu ne sais pas si c’était des paras ou d’autres ?
R : Non. Les paras eux ils avaient des bérets rouges. Ceux-là n’étaient pas des paras. [...]
Q : Revenons un peu en arrière sur la période de ta fuite de Kigali, quand tu as traversé le pont
de la Nyabarongo. Un peu plus de détails sur cette barrière de la Nyabarongo : Comment les soldats
français s’y conduisaient-ils, à quoi servaient-ils, comment collaboraient-ils avec les Interahamwe et
les soldats rwandais qui s’y trouvaient ?
R : Personne, pas une seule personne ne pouvait passer de l’autre côté du pont sans avoir montré
ses pièces d’identité. Ce en quoi ils les aidaient, c’était de garder cette barrière et ce pont, et ils
arrêtaient les gens, les identifiaient et ils séparaient ceux qui avaient une identité marquée hutu de
ceux qui l’avaient marquée tutsi. En cela ils imitaient ce que les autres qui se trouvaient avec eux
faisaient, ils disaient aux uns de se ranger de tel côté et aux autres de se ranger de tel autre. L’instant
d’après, leurs collègues disaient aux Tutsi de les suivre : « Venez, leur disaient-ils, nous allons vous
montrer quelque chose », et un petit moment plus tard, tu voyais leurs corps rouler dans les eaux de
la Nyabarongo.
Q : C’est-à-dire tu as vu tuer les gens à cet endroit ?
36
37
Catherine Ninin, ibidem.
Voir la carte figure 5.1 page 247.
879
21.6. DES FRANÇAIS ONT-ILS PARTICIPÉ AU GÉNOCIDE À BISESERO AVANT L’OPÉRATION TURQUOISE ?
R : Oui. Nous étions assis dans notre bus, ils les ont emmenés et quelques minutes après nous
avons vu leurs corps dans la Nyabarongo.
Q : Ils les tuaient avec quelles armes ? Des machettes ? Des massues ? Ou autres choses ?
R : Ils avaient des massues qu’ils appelaient Nta mpongano y’umwanzi (pas de pitié pour l’ennemi).
C’était des massues en bois dont le bout était hérissé de clous, je ne sais pas s’ils donnaient les coups
sur la tête ou sur la nuque, mais c’était avec ça et avec des épées qu’ils les tuaient.
Q : Donc, hormis les Français, il y avait aussi d’autres personnes pour garder cette barrière ?
R : Il y avait des militaires rwandais, deux, et quatre interahamwe.
Q : C’est-à-dire que les Français se trouvaient avec des militaires rwandais et des Interahamwe ?
R : Oui.
Q : Peux-tu nous en parler plus en détails ?
R : A cette barrière, il y avait deux soldats français, deux soldats rwandais et quatre interahamwe.
[...]
Q : Est-ce durant le jour ou durant la nuit que vous avez franchi le pont de la Nyabarongo ?
R : C’était dans l’après-midi, entre 15 h 30 et 16 h 00.
Q : C’est-à-dire qu’il faisait encore jour ?
R : C’était encore vraiment le jour, on y voyait parfaitement. 38
21.6
Des Français ont-ils participé au génocide à Bisesero avant
l’opération Turquoise ?
Serge Farnel qui travaille pour la Metula News Agency, une agence de presse israélienne, assure qu’il
a recueilli, sous forme d’interviews filmées en avril 2009 et février 2010, les preuves que des militaires
français ont participé au grand massacre à Bisesero des 13 et 14 mai. Le 12, ils auraient parcouru les
collines en assurant les Tutsi qu’ils allaient les protéger. Venue avec Farnel au Rwanda en février 2010
pour entendre ces témoignages de rescapés ou de tueurs, une journaliste du Wall Street Journal atteste
de leur véracité. 39 Le journal Le Monde publie une tribune de Farnel le 13 mai 2010. 40 Un livre avec les
transcriptions de ces interviews de Farnel traduites en français paraît en novembre 2011. 41
La présence de militaires français au Rwanda pendant le génocide étant reconnue par des témoignages,
dont ceux des généraux Quesnot et Lafourcade, il n’était pas impossible que des Rwandais disent en avoir
rencontrés dans la région de Kibuye. La gravité des faits rapportés par Serge Farnel nécessitait des
vérifications qu’il n’a pas faites. Celles que nous avons pu faire avec des moyens très limités ont soulevé
un doute croissant au point que nous en venons à dire que cette affirmation de Farnel n’est pas sérieuse
et a plus à voir avec une mystification.
D’abord, pourquoi faire paraître un article dans un grand journal plutôt que de rédiger un rapport
contenant la transcription des témoignages, ce qui aurait permis d’apprécier leur validité.
Auparavant aucun rescapé de Bisesero, interrogé par African Rights 42 ou par la commission Mucyo, 43
n’avait signalé la participation de Français dans les attaques à Bisesero, les 13 et 14 mai 1994. Aucun
croisement avec ces témoignages, aucune confrontation n’a été faite par Farnel. Il a remis ses rushs à la
CNLG, dirigée par Jean de Dieu Mucyo, qui n’en a rien fait à notre connaissance.
Farnel a interviewé Éric Nzabihimana le 20 avril 2009. Celui-ci ne parle pas de présence de Français
lors de l’attaque du 13 mai. Farnel interroge d’autres rescapés de Bisesero qui ne parlent pas de Français
le 13 mai.
Le résumé de l’enquête qui figure en quatrième de couverture du livre, affirme que les Hutu se sont
contentés d’achever à la machette les blessés alors que la dizaine de militaires français présents aurait
38 Interview de Tharcisse Nsengiyumva par Cécile Grenier, 8-9 janvier 2003, Remera (Kigali). http://
francegenocidetutsi.org/TharcisseNsengiyumva.pdf
39 Anne Jolis, Rwanda’s Genocide : The Untold Story , The Wall Street Journal, February 26, 2010.
http://francegenocidetutsi.org/AnneJolisTheUntoldStoryWSJ26February2010.pdf
Traduction
de
Llewellyn Brown. Le génocide du Rwanda : l’histoire qui n’a pas été dite. http://francegenocidetutsi.org/
AnneJolisLhistoireQuiNaPasEteDiteWSJ26Fevrier2010.pdf
40 Serge Farnel, Rwanda, le 13 mai 1994, Le Monde, 13 mai 2010.
41 Serge Farnel, Rwanda, 13 mai 1994, Un massacre français ?, L’Esprit frappeur, Aviso, 2011.
42 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - Avril-Juin 1994, 1998.
43 République du Rwanda, Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication
de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 (dite commission Mucyo), Rapport, 15 novembre 2007.
880
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
massacré les Tutsi à coup d’armes à répétition et d’armes lourdes. Ceci contredit les témoignages des
rescapés recueillis jusqu’alors.
Une photo qui accompagne l’article d’Anne Jolis montre que chaque témoin parle devant Farnel et la
caméra, en présence des autres témoins. Les témoignages ne sont donc pas indépendants et sont suggérés
par les précédents ou par les questions de l’enquêteur.
Aucun fait matériel ne vient appuyer les déclarations des témoins de Farnel. En particulier, il dit
avoir procédé à une reconstitution et s’être rendu avec un GPS sur les lieux où les militaires français
tiraient avec des armes automatiques et des armes lourdes. Il aurait pu s’enquérir des douilles de balles
ou d’autres munitions abandonnées sur le sol. Il ne l’a pas fait.
Vénuste Kayimahe, qui a servi d’interprète lors de la visite d’Anne Jolis à Bisesero (2e voyage de
Farnel en février 2010), confie son trouble pour avoir vu que, lors de cette reconstitution, les assassins
« cheminaient main dans la main avec les rescapés ». Il précise que les témoignages devant la journaliste
du Wall street journal ont été faits sur deux jours. Chaque témoin, victime ou bourreau, a donc eu le
temps d’élaborer son récit en fonction de ce qu’il a entendu les autres dire. Il jette le doute en écrivant qu’il
a assisté à la « reconstitution de certain épisode très troublant du génocide, épisode il faut le reconnaître,
non encore historiquement confirmé. » 44 Mais il considère qu’il est possible que des soldats français, soit
anciens de Noroît ou du Dami-Panda, soit des mercenaires, aient été présents à ce moment-là à Bisesero.
Ceci, parce que, lors d’autres enquêtes, il a entendu des témoignages de la présence de militaires français
pendant le génocide dans d’autres régions du Rwanda.
Nous sommes allés à Bisesero, le 4 juin 2010. Nous avons interviewé deux témoins de Farnel en présence
d’Éric Nzabihimana qui nous a servi de guide et d’interprète.
L’une, Gudelieve Mukanganije, reconnaît qu’elle s’est trompée de date avec Farnel. Elle a perdu
toute notion des dates mais explique bien qu’elle a vu des Français pour la première fois, le jour où
Éric Nzabihimana les a rencontrés, donc le 27 juin. Elle dit qu’elle a vu au mois de mai Sikubwabo,
le bourgmestre de Gishyita, avec des Interahamwe mais pas avec des Blancs. Elle a vu aussi Musema,
le directeur de l’usine à thé de Gisovu. Elle s’est cachée à Mubuga et partout dans des brousses de la
région de Bisesero. Quand nous lui demandons ce qui s’est passé le 27 juin, elle répond : « Nous avons vu
des véhicules qui arrivaient là-haut. Ils sont retournés. On a tué beaucoup beaucoup de personnes, plus
qu’avant. » Après le 27, son mari Simon Gasana et ses 2 enfants, Mushimyimana et Niyomogabo ont été
tués, de même Ntagwabira, Samuel, Caritas, Cyriaque, et beaucoup d’autres. Elle était cachée et blessée.
Son mari a été tué le 28 entre 12 et 13 h.
Cette femme nous est apparue complètement traumatisée, comme d’ailleurs tous les survivants. Il
nous semble qu’il faudrait passer des jours à l’écouter pour comprendre ce qu’elle a vécu.
L’autre témoin de Farnel, également rescapé, s’appelle Sylvère Nyakayiro. Il habite à Mubuga. Il
travaille dans une mine. Il est monté à Bisesero pour nous rencontrer. Sylvère semble avoir une trentaine
d’années. Il dit qu’il a vu des Blancs, une 1re fois entre le 24 et le 27 avril, une 2e fois les 13 et 14 mai.
Ils étaient 4, habillés de kaki, portant des casques comme des mineurs. Ils tiraient avec les autres soldats.
Sylvère se cachait quand il les a vus. Ils étaient à une distance entre 100 et 200 mètres.
Éric Nzabihimana, qui nous accompagne, ne croit pas à ce que dit Sylvère. Sinon « il l’aurait su »,
ajoute-t-il. Il précise qu’ils se regroupaient entre eux après les attaques et se parlaient.
Sylvère Nyakayiro parle de 4 Blancs. Farnel en trouve 10, qu’il assure être français. Étant donné que
lors de l’attaque du 13 mai il y a eu des centaines, voire plus d’un millier d’agresseurs, il ne nous paraît
pas réaliste de laisser croire que 10 hommes ont joué un rôle déterminant. Il nous paraît douteux que des
Français aient participé eux-mêmes au massacre.
Nous considérons au final qu’il est possible que des Français se soient trouvés dans la région de
Gishyita-Bisesero vers le 13 mai. Mais l’enquête de Farnel n’en apporte pas la preuve. Le rôle qu’il leur
fait jouer nous apparaît comme un scénario qu’il a imaginé à partir de fragments de témoignages de
rescapés qui disent avoir vu « des Blancs ». Serge Farnel, qui a suivi les débats de la commission Mucyo,
est connu pour accueillir tout témoignage accusant la France sans examen critique.
44
Vénuste Kayimahe, La randonnée de la mort, 25 mars 2010, texte non publié.
881
21.7. L’OPÉRATION « INSECTICIDE » DU CAPITAINE BARRIL
21.7
L’opération « Insecticide » du capitaine Barril
L’ex-capitaine Barril a organisé la formation au camp de Bigogwe d’une unité d’élite pour attaquer
l’arrière des lignes du FPR pendant le génocide. La Mission d’information parlementaire s’abstient de
l’évoquer. Mais dans les annexes de son rapport, une lettre atteste que Barril a obtenu un contrat avec
le ministère de la Défense du Gouvernement intérimaire rwandais. 45
Il semblerait que l’ex-capitaine Barril avait déjà conclu un contrat pour une opération « Insecticide »
en février 1993. En effet, dans le livre de Jean-Paul Gouteux « La nuit rwandaise », nous remarquons,
dans la chronologie en fin d’ouvrage, ceci :
1993 - Février : Engagement du capitaine Paul Barril par le ministre de la Défense, en vue d’une
mission (nom de code : « opération Insecticide »). Interrogé par un officier militaire français de haut
rang, François Mitterrand répond que Barril n’a reçu aucun ordre de lui. 46
Nous avons d’abord cru à une erreur de notre regretté ami Jean-Paul. Mais il semblerait que ce soit
exact. 47 La question de l’officier à François Mitterrand est citée par Patrick de Saint-Exupéry :
L’engagement va si loin [en soutien au régime d’Habyarimana], sa constance est telle, qu’on finit
par s’interroger jusqu’au sommet de l’État. Dans le courant de l’année 1993, l’un des plus hauts
responsables militaires de l’armée française décide d’aborder directement le sujet lors d’un tête-àtête avec le président Mitterrand. « Ce n’était pas une démarche gratuite », tient à préciser ce haut
responsable.
Le militaire interroge François Mitterrand : « Monsieur le Président, y a-t-il quelqu’un de l’Élysée
ou de votre entourage qui ait pu agir au Rwanda en dehors de votre connaissance ? L’ancien capitaine
Barril est-il chargé officiellement ou officieusement d’une mission ? » Réponse de Mitterrand : « Paul
Barril n’est mandaté par personne. »
« J’essayais de protéger le président au maximum, explique aujourd’hui ce même militaire. Je
voulais savoir où je mettais les pieds. Vous savez, le président Mitterrand confiait parfois des missions
à des gens très différents. C’était sa manière d’être indépendant. » Il ajoute : « Je ne sais pas ce qu’a
fait Paul Barril au Rwanda. » L’officier supérieur note encore : « J’ai été utilisé très intelligemment
par François Mitterrand. » 48
C’est l’équipe d’enquête d’Alison Des Forges qui révèle l’« opération Insecticide » pendant le génocide :
Selon des sources militaires rwandaises, Barril avait été engagé par le ministère rwandais de la
Défense pour diriger un programme de formation de 30 à 60 hommes, effectif qui était susceptible
d’atteindre les 120, au camp de Bigogwe dans le Nord-Ouest. Il devait entraîner au tir et aux tactiques d’infiltration, une unité d’élite qui se préparait à mener des attaques derrière les lignes du
FPR. L’opération avait reçu le nom de code d’« opération insecticide », signifiant que l’opération se
destinait à exterminer les inyenzi ou les « cafards ». Les commandants des unités de l’armée et de
la gendarmerie reçurent l’ordre, dans la première quinzaine du mois d’avril, de recruter des volontaires pour ce programme. 49 En juin, des officiers rwandais décidèrent d’offrir des primes pour inciter
les participants au programme de formation à mener des attaques derrière les lignes du FPR, lesquelles étaient vulnérables parce qu’elles s’étendaient sur de longues distances. Toutefois, la situation
militaire changea trop rapidement pour qu’ils aient le temps de mettre leur décision à exécution. 50
Alison Des Forges précisera en 2004 pour la Commission d’enquête citoyenne :
Plusieurs officiers de l’ancienne armée rwandaise m’ont informée de la présence de Paul Barril
pendant le génocide. L’un d’entre eux m’a parlé de ce contrat, qui consistait à fournir armes et
formation, et devait se dérouler au camp de Bigogwe, à l’intention des troupes d’élite qui devaient
45 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, pp. 569-572]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf#page=3
46 J.-P. Gouteux [95, p. 462].
47 En 1993, Paul Barril a signé un contrat de 1,2 million de dollars avec Kigali sur « le programme de formation » d’une
« unité d’élite » devant être initiée au « tir » et aux « techniques d’infiltration ». Cf. Audition de Paul Barril par le juge
Bruguière, 29 septembre 1999, cote 58. Cf. P. de Saint-Exupéry [189, pp. 24-25].
48 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4.
49 La traduction française présente une erreur de date, il s’agit de fin avril ou début mai. Le texte original en anglais
est : « In late April or early May, commanders of army and National Police units were ordered to recruit volunteers for
the program. » Cf. http://www.hrw.org/legacy/reports/1999/rwanda/Geno15-8-02.htm#P522_169459
50 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 774-775]. La source est constituée d’entretiens réalisés à Bruxelles en 1997 et
1998.
882
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
opérer ensuite derrière les lignes du FPR. Un autre officier m’a parlé de la présence à Kigali d’au
moins deux militaires européens, francophones, qui ne connaissaient rien du Rwanda et qui avaient
été transportés par hélicoptère de Kigali jusqu’à Bigogwe, pendant cette même période. Il semble
probable qu’il y ait eu des mercenaires engagés par Paul Barril dans cette opération. 51
Un commando de reconnaissance et d’action en profondeur (CRAP) avait été créé par les Français,
fin 1992, au sein des paras-commando, pour fournir des renseignements permettant de déterminer les positions du FPR, infiltrer l’ennemi et en éliminer certains membres. 52 Le commandant de Saint-Quentin,
affecté auprès du bataillon paras-commando au camp de Kanombe, aurait été en charge de cette formation. 53
Barril déclare aux réalisateurs du film « Tuez-les tous » qu’il a regroupé pendant le génocide les 25
CRAP survivants des 67 que la France avait formés et qu’ils « ont fait des opérations sur les arrières de
Kagame ». Il se targue d’avoir retardé de 3 semaines à un mois la chute de Kigali :
- Moi, on m’appelle à Kigali. [...] Ils ont profité d’une débandade générale, on tue le chef, et tout le
monde recule. C’est comme dans les films. Donc, on s’est trouvé comme ça. Moi, je suis resté à Kigali,
pour galvaniser l’ensemble. La première des choses que j’ai faites, on a repris l’ambassade de France,
on est repassé à l’assaut, on a repris l’ambassade de France. [...] L’ambassade de France était la cible
de tous les tirs de mortiers. Donc, on a repris l’ambassade de France. J’ai essayé, j’ai rassemblé tous
les officiers qui étaient à l’époque sur Kigali pour essayer d’organiser. Kigali, c’est un peu comme
Dien Bien Phû, avec des collines, vous avez vu. Et nous, ils ne nous restait que le mont Kigali. En
face, on les voyait, les gens du FPR, on les voyait arriver. Et je dois dire que c’étaient des salopards
quand même. On les voyait arriver, ils se mettaient dans les églises, et ils mettaient leurs canons sans
recul dans les clochers des églises et ils laissaient qu’une petite équipe pour tenir, mais tout autour,
vous savez ce qu’ils faisaient ? Ils mettaient des milliers de mines antipersonnel. On n’a jamais pu
reprendre une position. Vous envoyez cent personnes, vous avez des milliers de mines antipersonnel.
Les premiers avaient les jambes qui sautaient, etc. Et ces mines antipersonnel ont tué plus de civils
après, ont tué des bêtes. [...]
On a retardé certainement de un mois, de trois semaines, la prise de Kigali. On était les seuls à
faire des opérations sur les arrières de Kagamé : dépôts d’armes, dépôts de munitions.
- « On » ?
- C’était mes gens à moi, comme toujours !
- Mais les relations avec les services français sont quand même assez poreuses ?
- Non, chacun dans son domaine. Le service français... Si vous me demandez quelles sont... Vous
avez vu que j’étais chef de la sécurité et directeur de la lutte antiterroriste à Bangui, [...]
Quand vous dites c’est poreux, oui. Moi, vous m’avez demandé quelle est ma fonction. Moi je suis
toujours officier de gendarmerie, je suis retraité, mais je suis conseiller de chef d’État dans le domaine
de la lutte antiterroriste. Ça me donne accès à Interpol, ça me donne accès à beaucoup de choses. [...]
- Il y a eu des informations qui ont fait état de la participation d’officiers français à des interrogatoires du FPR. Est-ce que vous mêmes vous avez assisté à ce type d’interrogatoires ?
- Non, là, ça c’est avant. N’oubliez pas, ce que je vous dis, c’est qu’on était amis et alliés. Donc
des gens ont été formés. Je n’ai pas honte de vous dire, la France avait formé dans les personnels
rwandais 67 Commandos de Recherche et d’Action en Profondeur. Sur 67, il en restait 25 de vivants.
Les 25 de vivants, c’est la première chose que j’ai faite quand je suis arrivé : sortez des rangs, vous
venez avec moi. Ça, ils ont intégré mes trucs. Les CRAP, c’est des gens qui ont été formés par les
services français donc les instructeurs qui participaient aux interrogatoires, oui, moi j’ai vu des gens
du FPR, c’est de bon ton. [...] 54
Il répète dans cet interview qu’il était à Kigali quand les FAR ont abandonné la ville :
- Encore une. Quand vous restez au Rwanda, quand vous vous battez après l’attentat, quand
est-ce que vous êtes obligé de partir ?
- À la prise de Kigali, le 4 juillet ?
- J’ai été le dernier, je vais vous dire, j’ai failli pas sortir. J’avais prévu un hélico qui me récupère
le matin, les autres en face ont su que je devais, j’étais sur le stade en haut près de machin, ils ont
canardé au mortier sans interruption. Déjà, je peux vous dire que si on n’a pas eu de morts, le petit
L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 136].
L. Melvern, Conspiracy to murder. The Rwandan Genocide. [141, p. 39]. Voir section 5.3.1 page 239.
53 L. Melvern, ibidem, p. 135.
54 Interview de Paul Barril par Raphaël Glucksmann non insérée dans le film “Tuez-les tous”. http://
francegenocidetutsi.org/EntretienBarrilGlucksman.pdf#page=5
51
52
883
21.7. L’OPÉRATION « INSECTICIDE » DU CAPITAINE BARRIL
groupe qui était avec moi, mais dans les gens qui étaient, on a eu 80 morts rien que là. On était terré
dans les trous. Et j’ai dit, ce coup-ci on est perdu, parce qu’on ne pouvait plus décrocher à pied, on
était encerclé. Donc j’ai dit : « On va attendre la nuit et on va tenter. » Et j’avais un Falcon 900 qui
m’attendait à Goma. 55
Dans ces deux passages de son interview, la mission de l’ex-capitaine Barril semble être tout autre que
l’enquête sur l’attentat du 6 avril, que lui aurait confiée la veuve Habyarimana. Arrêter la débandade des
troupes, les galvaniser, réunir les officiers, reconstituer les CRAP, organiser des opérations sur les arrières
de l’armée du FPR, semblent avoir été les objectifs de la mission fixée à Barril. Il est possible qu’ils aient
été utilisés lors de la contre-offensive des FAR le 26 juin. 56
Il élude la question sur ses relations avec d’autres Français restés au Rwanda pendant le génocide :
- Au moment où vous arrivez à Kigali après l’attentat contre l’avion, est-ce que vous êtes en
contact avec les Français qui restent sur place ?
- Très peu. Les Français, c’est l’envolée de moineaux, d’ailleurs c’est les ordres, les ordres de la
France, on se replie immédiatement. Il n’est plus resté un Français. En 24 h, ça a été une envolée de
moineaux. Ça, ça a été une faute. Pour moi, c’est une faute politique. Si on était resté, parce qu’il y
avait une compagnie du REP 57 à l’aéroport à Kigali, on serait resté sur nos positions, ils ne passaient
pas. 58
Qui a envoyé Barril ? Dans la même interview, il dit qu’avant avril 1994, il était envoyé par François
Mitterrand, par l’intermédiaire de François de Grossouvre pour une « mission de diplomatie parallèle ».
Après l’attentat, il ne cite que Michel Roussin :
C’est une débandade générale, il n’y a plus de chefs de présents, il n’y a plus de ministre de la
défense. C’est un pays qui n’est plus commandé et c’est un pays qui vient d’avoir un choc psychologique
très profond. En plus, le lendemain de l’attentat, la France, on a remballé, on s’est tiré. Moi, à l’époque,
le ministre de la coopération, c’était Michel Roussin, je lui avais dit : il faut laisser la Légion, laissezmoi deux compagnies de Légion. La France, on serait restés, ils ne passaient pas. 59
Évariste Murenzi, à l’époque capitaine de la garde présidentielle, 60 aurait vu Barril avec le major
Protais Mpiranya :
Pendant le génocide entre avril et juillet 1994 un sujet européen en compagnie du commandant de
la Garde Présidentielle, le Major Protais Mpiranya, est venu visiter le camp GP. Le Major Mpiranya
m’a expliqué que le monsieur en question était un militaire français qui était entré au Rwanda par le
Zaïre avec une équipe de dix autres militaires et d’un des fils du défunt président tout en précisant que
ces derniers étaient restés au camp militaire de Bigogwe situé au nord-ouest du pays. Leur mission,
selon le major Mpiranya, était de mettre en place en collaboration avec le commandement de l’armée
rwandaise une opération désignée sous le nom d’Opération Insecticide sans autre précision. Cet officier
français en civil était intéressé à connaître les différentes positions du FPR dans la ville de Kigali.
Certaines rumeurs disaient que l’individu en question était le capitaine Barril. 61
Selon Stephen Smith, le fils d’Habyarimana qui accompagne Barril est Léon. Il nous précise même
que celui-ci « reste en sécurité à Gisenyi, sur la frontière rwando-zaïroise. » 62 Ce détail confirmerait que
« le monsieur en question » dans les propos d’Évariste Murenzi est bien Paul Barril.
Le colonel Murenzi insiste sur les conséquences de cette opération « Insecticide » en indiquant que
c’est elle qui a donné naissance aux premières actions de déstabilisation du territoire rwandais après le
génocide :
Il [le major Mpiranya] m’a dit qu’ils [les Français de Barril] s’étaient établis à Bigogwe pour former
une unité de l’armée rwandaise aux techniques d’infiltration. C’est ce qui a été baptisée « Opération
Paul Barril, ibidem.
Voir section 22.9 page 941.
57 REP : Régiment étranger de parachutistes, une unité de la Légion étrangère.
58 Paul Barril, ibidem.
59 Paul Barril, ibidem.
60 S2 - S3 Bn G Pres MURENZI Évariste Capt. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée
rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994,
p. 12. http://francegenocidetutsi.org/SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf#page=12
61 Audition du colonel Évariste Murenzi. Cf. Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin no 20, p. 44]. http://
francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=44
62 Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15.
55
56
884
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Insecticide ». Ce que je veux souligner, c’est que cette opération qui a été initiée au Rwanda par
des Français pendant le génocide s’est poursuivie à Goma entre 1994 et 1996 et a donné naissance
à l’ALIR 63 qui a lancé diverses actions de sabotage au Rwanda dans les années 1995-1998. Les
actions lancées par des infiltrés au cours de ces années-là étaient donc la continuité de l’opération
« Insecticide » commencée à Bigogwe par des Français. C’est à partir de cette opération qu’ont été
pensées des actions de déstabilisation du Rwanda engagées par les Abacengezi, 64 notamment la
destruction des pylônes électriques, le posage des mines anti-personnelles, etc. 65
Selon la DGSE, Paul Barril se serait aussi occupé de fourniture d’armes :
Dans un point de situation daté du 14 juin, le service [la DGSE] évoque l’assistance militaire
dont bénéficient les belligérants. Selon la DGSE, le FPR reçoit un soutien logistique de l’Ouganda.
Les forces gouvernementales, elles, « sont de plus en plus gênées par l’embargo sur les armes et les
munitions décrété par les Nations unies ». Elles auraient bénéficié d’un soutien français, celui du
capitaine Paul Barril, ancien gendarme de la cellule de l’Élysée. Selon la DGSE, « il semble que le
capitaine Barril, dirigeant de la société Secret, exerce, en liaison avec la famille de l’ex-président
Habyarimana (...), réfugiés à Paris, une activité remarquée, en vue de fournir des munitions et de
l’armement aux forces gouvernementales. » Paul Barril s’était rendu au Rwanda après l’attentat du
6 avril pour un contrat de ventes d’armes conclu en mai 1993 par le gouvernement de Kigali avec un
homme d’affaires français, Dominique Lemonnier. 66
Il n’est pas possible, a priori, que le contrat avec Barril, signé, selon Alison Des Forges, fin avril ou
début mai, soit une conséquence des entretiens Huchon-Rwabalinda du 9 au 13 mai à Paris. Cependant,
il répond exactement, dans le compte rendu du colonel Rwabalinda, à un projet d’envoi d’instructeurs
français et à un conseil d’« amis » :
3. Les priorités suivantes ont été abordées : [...]
b. La présence phyisique [sic] des militaires français au Rwanda ou tout au moins d’un contingent
d’instructeurs pour les actions de coups de main dans le cadre de la coopération. [...]
e. Les amis contactés nous conseillent de faire un effort pour mettre à l’œuvre des équipes aux
effectifs réduits pour saboter les arrières de l’Eni [ennemi] et briser ainsi son élan. 67
Une note de la mission militaire française à Kinshasa 68 du 27 juin 1994 adressée au ministère de la
Défense à Paris regrette que la demande de visa du général Ndindiliyimana lui ait été refusée. Il voulait
rencontrer Barril à Paris à propos d’un contrat d’assistance signé avec lui le 28 mai 1994 :
FM = MISMIL KINSHASA 27.06.94
TO = MINDEF
PRIMO : LE GÉNÉRAL NDINDILIYIMANA, CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA GENDARMERIE RWANDAISE, S’EST VU REFUSER LE VISA POUR LA FRANCE QU’IL SOLLICITAIT. IL
SOUHAITAIT SE RENDRE DANS NOTRE PAYS POUR ÉTUDIER, AVEC LES SERVICES DU
CAPITAINE BARRIL (TEL : (1) 92.06.11.79), LES SUITES D’UN CONTRAT D’ASSISTANCE
SIGNÉ LE 28 MAI 1994 ET PARTIELLEMENT PAYÉ.
SECUNDO : DANS L’IMPOSSIBILITÉ DE QUITTER LE PAYS, ET FAUTE DE POUVOIR
ÉTABLIR DES LIAISONS TÉLÉPHONIQUES PROTÉGÉES, IL NOUS DEMANDE DE SERVIR
D’INTERMÉDIAIRE POUR OBTENIR QUE LE CAPITAINE BARRIL, OU L’UN DE SES COLLABORATEURS, SE RENDENT À KINSHASA DANS LE COURANT DE LA SEMAINE.
TERTIO : VOUS DEMANDE DE BIEN VOULOIR ME FAIRE CONNAÎTRE LA SUITE QU’IL
CONVIENT DE RÉSERVER À CETTE DEMANDE.
BT
£ 602
MESSAGE TERMINÉ 69
Il est possible que Barril ait bénéficié de plusieurs contrats. Il les a obtenus parce qu’il est en relation
avec le ministère de la Coopération. « Le cabinet du ministre de la coopération, Michel Roussin, écrivent
ALIR : Armée de libération du Rwanda. Branche armée du RDR.
Abacengezi : les infiltrés.
65 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 293]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=299
66 Gérard Davet et Piotr Smolar, Des notes de la DGSE soulignent les ambiguïtés de l’action de la France au Rwanda
de 1993 à 1995, Le Monde, 24 décembre 2006, p. 6.
67 Voir le compte rendu de Ephrem Rwabalinda section 16.4 page 732.
68 Le colonel Dominique Bon est attaché militaire à l’ambassade de France à Kinshasa en 1994.
69 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 493].
63
64
885
21.7. L’OPÉRATION « INSECTICIDE » DU CAPITAINE BARRIL
Gattegno et Lesnes, nous a confirmé l’existence de « contacts » avec Paul Barril, mais les deux parties
contestent avec autant de vigueur en avoir pris l’initiative. » 70 Barril travaille en étroite liaison avec
Philippe Jehanne, chargé de mission pour les affaires de défense au cabinet du ministre de la Coopération
et, comme ancien de la DGSE, correspondant des services secrets. 71 En effet, Michel Gadoullet, qui suit
le dossier Rwanda pour le ministère de la Coopération sans apparaître dans l’organigramme, écrit à ce
dernier, le 26 juin 1994 : « À M. Philippe Jehanne, suite mon fax, capitaine GIGN Barril à Paris depuis
4 jours. » 72
Une preuve de la réalité du contrat de Barril a été donnée par la Mission d’information parlementaire.
Dans sa lettre à Paul Quilès, président de cette Mission d’information sur le Rwanda, Sébastien Ntahobari,
ancien attaché militaire auprès de l’ambassade du Rwanda à Paris, déclare qu’il n’a pas commandé de
matériel militaire pour un montant d’un million de dollars au capitaine Barril. En revanche il affirme
l’avoir rétribué pour un contrat de « services et assistance » dont il ignore la teneur :
En juin 1994, le ministre de la Défense, Augustin Bizimana a transféré des fonds sur le compte
de l’ambassade à Paris. Il a envoyé un fax instruisant de donner au Capt Barril un montant de
1.200.000 Dollars pour un contrat de services et assistance qu’il avait signé avec le gouvernement. Le
peu d’éléments que vous me donniez, au demeurant très troublants, ne me mettait pas sur les rails.
Ceci étant, la comptabilité a établi un chèque de l’équivalent de un million deux cent mille dollars.
L’adjoint de Barril est venu le récupérer à l’ambassade même. M. Bizimana ne m’a pas dit de quelle
prestation il s’agissait, Barril et son adjoint non plus. Il paraît que c’était très secret. Personnellement
je suis resté très sceptique que Barril ait daigné remplir son contrat [sic] mais je n’avais pas de preuves.
Sans conviction, vers octobre 1994 je lui ai fait un courrier de restituer [sic] à l’ambassade le solde
éventuel qui n’aurait pas été consommé afin de lui permettre de payer les salaires du personnel, étant
donné que l’ambassade ne recevait plus de fonds de fonctionnement. Vous vous en doutez bien que je
n’ai pas reçu de réponse. Je n’avais pas de preuves et j’ignorais les termes du contrat. Seul Bizimana
peut attester s’il a été satisfait ou pas, sinon Barril dira toujours qu’il a tout utilisé, un point et c’est
tout ! Ceci étant dit, je n’ai jamais reçu aucun rond [sic] de Barril, vous pouvez le vérifier. 73
Barril a donc été payé en juin d’un montant de 1 200 000 dollars US pour un contrat de « services et
assistance ».
Conséquence ou non des entretiens Huchon-Rwabalinda, la réalité de ce contrat ne fait que confirmer
l’authenticité du rapport du colonel Rwabalinda sur la relance des actions de coopération entre la France
et le GIR pendant le génocide.
Barril, lui-même, confirme sa présence auprès des FAR en montrant à des journalistes une photo le
représentant à côté d’une pièce d’artillerie lors d’un de ses déplacements au Rwanda pendant le génocide :
Il [Barril] exhibe volontiers, aussi, les clichés pris au cours de ses deux passages à Kigali, dont
certains le montrent en situation, tantôt près d’une pièce d’artillerie, tantôt devant le portail de
l’ambassade de France à Kigali, déserte depuis le départ des derniers Français, dans la matinée du 12
avril (le Monde du 14 avril). 74
Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille du GIR, fait allusion à l’opération « Insecticide ».
Dans son agenda, elle prend des notes lors d’un Conseil des ministres ou d’une réunion qui se tient à
Kigali le 20 juin :
Kigali (20 juin 1994)
[...]
États Major [barré]
- Défense civile : manque d’encadrement
Comt Bivanvagara est responsable.
122 m - 120
mortier 82 v 105
Opération insecticide dans les arrières
- Munitions d’Air 4 75
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
Voir section 37.14 page 1361.
72 L’horreur qui nous prend au visage, ibidem.
73 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 570]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf#page=3
74 Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
75 A. Guichaoua note qu’il doit s’agir de munitions pour fusil R4 d’origine belge.
70
71
886
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
- Contrer les infiltrations
- Aider à la reconquête des terrains perdus
[...] 76
Cette dénomination « Opération insecticide dans les arrières » correspond à cette phrase du rapport
Rwabalinda : « mettre à l’œuvre des équipes aux effectifs réduits pour saboter les arrières de l’Eni » et
à « mener des attaques derrière les lignes du FPR » dans la description qu’Alison Des Forges fait de
l’« opération insecticide ».
Me De Temmerman, avocat de la famille Habyarimana, reconnaît que Barril est intervenu au Rwanda
pendant le génocide :
Ce qui s’est passé, a expliqué Me De Temmerman, c’est que « le capitaine Barril (Ndlr : exgendarme, aujourd’hui à la tête d’une société privée de sécurité) a essayé d’aider le gouvernement
rwandais, à la demande de ce dernier. Il n’a rien commis d’illégal à ma connaissance. Cela n’a pas
tourné comme il ne [sic] voulait. Ses hommes ont participé un tout petit peu à l’organisation dans
une situation de guerre. Augustin Bizimungu (Ndlr chef de l’armée d’Habyarimana) m’a confirmé que
cette guerre, on a essayé de la faire proprement. Les milices ont fait des massacres, tout le monde
l’a vu. C’est une situation assez normale dans une situation de guerre qui durait depuis quatre ans.
Mais le rôle de Barril, il faut le séparer totalement de celui de la France. » 77
Le capitaine Barril n’a pas été auditionné par la Mission d’information parlementaire. Curieusement,
dans la fiche « Eléments d’information relatifs au rôle qu’aurait joué Paul Barril dans les affaires rwandaises entre 1990 et 1994 », 78 la Mission n’aborde pas ce contrat de « services et assistance » pendant
le génocide dont il est pourtant question dans cette lettre de Ntahobari à Paul Quilès, président de cette
Mission d’information, lettre qu’elle publie dans les annexes du rapport.
En septembre 2009, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo publie un fac-similé de contrat entre le
capitaine Barril et le Gouvernement intérimaire rwandais de plus de 3 millions de dollars, signé le 28 mai
1994, après la rencontre Huchon-Rwabalinda. 79 Ce document est reproduit figure 21.1 page 890.
La signature du Premier ministre semble être effectivement celle de Jean Kambanda. 80 Le contrat
fait à Paris a dû être envoyé à Gitarama pour signature. Il semble donc que les communications entre
Paris et le Rwanda fonctionnent parfaitement, ce 28 mai.
L’existence et la date de ce contrat nous était connue par la note de la Mission militaire française à
Kinshasa en date du 27 juin 1994 et reproduite plus haut. Cette note révèle en plus que cette mission de
Barril, apparemment à caractère privé, est en fait encadrée par des militaires français, en l’occurrence le
colonel Dominique Bon, attaché militaire à Kinshasa. La lettre du colonel Ntahobari à Paul Quilès, citée
plus haut, révélait un paiement à Barril de 1 200 000 Dollars pour un contrat de services et assistance
signé avec le gouvernement. Le contrat stipule que 1 500 000 $ plus 130 000 $ soit 1 630 000 $ doivent
être versés à la signature du contrat.
Nous apprenons ici que Barril a fourni 20 hommes spécialisés qui ont encadré des soldats rwandais.
Il s’agit probablement d’un entraînement donné au camp Bigogwe pour former des CRAP dans le cadre
de cette « opération Insecticide » Qui sont ces hommes ? Combien de temps sont-ils restés au Rwanda ?
Qu’y ont-ils fait ? Le reste du contrat concerne des livraisons d’armes.
Le 23 septembre 2009, Charlie Hebdo publie la lettre d’Augustin Bizimana, ministre de la Défense, du
17 juin 1994 à l’attaché militaire à Paris. Il l’informe que son compte à la BNP a été crédité de 1 500 000
$ US. Il le prie de verser 1 200 000 $ US au capitaine Barril. 81
La somme de 1 500 000 $ US vaut 8 505 000 FF au taux de change de mai 1994 et 8 340 000 FF
à celui de juin. 82 Elle correspond à la somme de 8 415 000 FF que nous voyons sur le tableau GalandA. Guichaoua [99, p. 418].
Marie-France Cros, L’avocat de la famille Habyarimana mécontent, La libre Belgique, 11 septembre 1995.
78 Éléments d’information relatifs au rôle qu’aurait joué Paul Barril dans les affaires rwandaises entre 1990 et 1994.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 578]. http://francegenocidetutsi.org/
BarrilRoleAffairesRwandaises.pdf
79 Sylvie Coma, Rwanda : les bonnes affaires du capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre
2009, pp. 8-9. http://francegenocidetutsi.org/BarrilContratAssistance28mai1994.pdf
80 Comparaison de sa signature avec celle sur l’arrêté présidentiel No 02/01 du 8 avril 1994 portant décision des membres
du gouvernement. http://francegenocidetutsi.org/GirComposition8avril1994.pdf
81 Augustin Bizimana, lettre à l’attaché militaire et de l’Air à Paris, 17 juin 1994, Objet : Fonds de fonctionnement.
http://francegenocidetutsi.org/BizimanaAugustinNtahobari17juin1994.pdf Voir figure 21.2 page 891.
82 En mai 1994, 1 dollar US vaut 5,67801 FF et en juin 5,56757 FF.
76
77
887
21.7. L’OPÉRATION « INSECTICIDE » DU CAPITAINE BARRIL
Chossudovsky « Prélèvements sur compte BNR ». 83 Nous en présentons un extrait dans le tableau 21.2
page 888. Précisons que dans le tableau Galand, il s’agit du débit d’un compte de la BNR à la BNP. Il
serait donc, selon la lettre de Bizimana, venu créditer le compte « du service de l’Attaché Militaire et de
l’Air à la BNP, 9 place des Ternes, 75017 Paris ». 84
PRELEVEMENTS SUR COMPTE BNR chez les correspondants (du 7/4 au 28/10/94)
Date
Correspondant
14/6/94
BNP Paris
Monnaie
Montant
C/V en FRW
FRF
8.415.000
217.554.678
DESTINATION
Peu connue (change FRF contre USD)
Table 21.2 – Le versement pour régler une partie du contrat Barril dans les prélèvements à la BNP sur
compte BNR, remarqués par Pierre Galand et Michel Chossudovsky
Nous présentons dans le tableau 21.3 page 889 les voyages de Paul Barril au Rwanda dont nous avons
connaissance. Il indique au juge Bruguière qu’à chaque fois qu’il se rendait au Rwanda, il passait chez le
président Mobutu. 85
Les propos de Georges Ruggiu cités ci-dessus 86 font évidemment penser à Barril lui-même ou aux
hommes qu’il a amenés. Cependant les dates données par Ruggiu, du 16 avril au 21 mai, ne correspondent
pas à celle de la signature du contrat dont nous avons connaissance, le 28 mai. Faudrait-il en déduire
que Barril a eu plusieurs missions, plusieurs contrats ? Nous percevons deux objectifs de ces missions.
D’une part, conseiller les généraux Bizimungu et Kabiligi, respectivement chef d’état-major et chef des
opérations. Et d’autre part former des CRAP au camp d’entraînement paras-commando de Bigogwe.
Nous pensons que dans toute cette affaire, Barril sert de paravent, de faux-nez. Ces militaires sont
probablement des spécialistes détachés de l’armée française ou d’anciens militaires, qui sont placés chez
Barril pour un temps déterminé.
Lors de l’entretien du Président Museveni avec François Mitterrand, le 1er juillet 1994, Museveni pose
la question : « Qui a fait tomber l’avion ? ». Selon les notes de Bruno Delaye, Mitterrand ne répond pas et
glisse sur la mission actuelle fixée à l’opération Turquoise et sur ses craintes d’un choc entre les militaires
français et le FPR. Museveni relance-t-il François Mitterrand sur sa question de l’avion ? Delaye ne le
note pas, mais il écrit que Mitterrand dit qu’il n’a jamais vu le capitaine Barril :
FM : Capitaine Barril est un aventurier.
je n’ai pas confiance dans lui [sic].
il est retraité de l’armée française
il est dans le privé. C’est un mercenaire
il n’a jamais travaillé ici à l’Élysée. Je ne
l’ai jamais vu. 87
Voir section 20.1 page 864.
Le numéro de ce compte est 034728-35 selon le Rapport de contrôle administratif et financier de l’ambassade du
Rwanda à Paris du 31 juillet au 5 août 1995, Archives du ministère des Affaires étrangères. Cf. Rapport Mucyo [65, p. 289].
http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=295
85 Extrait de l’audition de Paul Barril par le juge Bruguière, 20 juin 2000. Cf. Texte publié par Benoît Collombat de
France Inter le 16 septembre 2009, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/BarrilAudition20juin2000.pdf
86 Voir section 21.3.2 page 877.
87 Entretien de François Mitterrand avec Yoweri Museveni, 1er juillet 1994, notes prises par Bruno Delaye. http://
francegenocidetutsi.org/MitterrandMuseveni1erjuillet1994.pdf#page=10
83
84
888
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Date
Activité de Barril
Avant le 6 avril
« Des témoins assurent avoir vu Paul Barril à Kigali avant l’attentat. » (Le Soir, 28/6/1994)
6 avril
Barril à Bujumbura (Braeckman, Rwanda, Histoire..., p. 198)
Après le 6
Rencontre Mobutu à Gbadolite (J.-L. Bruguière, Ordonnance,
p. 49)
7 avril
« J’ai appris le décès [de F. de Grossouvre] sur une colline perdue
au centre de l’Afrique » (P. Barril, Guerres secrètes à l’Élysée,
p. 176)
12 avril
Barril est photographié devant l’ambassade de France (Gattegno,
Le Monde, 28/6/1994)
25 avril
Barril est chez Mobutu (Audition Bruguière, 20/6/2000)
27 avril
Il remonte le drapeau sur l’ambassade de France à Kigali (S.
Smith, Libération, 29/7/1994)
30 avril
Vers cette date, les 2 tubes lance-missiles sont remis à Barril (Audition Bruguière, 20/6/2000)
Début mai
(Gattegno, Le Monde, 28/6/1994)
6 mai
Agathe Habyarimana confie à Barril un mandat d’investigations
et de recherches sur l’attentat (Gattegno, Le Monde, 28/6/1994)
Mi mai
Enquête sur l’attentat du 6 avril (S. Smith, ibidem)
28 mai
Signature du contrat d’assistance avec le Gouvernement intérimaire rwandais
23 juin
Barril à Paris montre la pseudo boîte noire (Le Monde, 28/6/1994)
3 juillet
Barril dit être à Kigali lors de la fuite des FAR (Interview par R.
Glucksmann)
Table 21.3 – Les voyages du capitaine Barril au Rwanda en 1994
889
21.7. L’OPÉRATION « INSECTICIDE » DU CAPITAINE BARRIL
Figure 21.1 – Contrat d’assistance entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le capitaine Barril,
28 mai 1994. Source : Charlie Hebdo, 9 septembre 2009
890
21. DES FRANÇAIS PARTICIPENT AUX OPÉRATIONS MILITAIRES
Figure 21.2 – Lettre d’Augustin Bizimana, ministre de la Défense, du 17 juin 1994, demandant à l’attaché
militaire à Paris de verser 1 200 000 $ US au capitaine Barril. Source : Charlie Hebdo, 23 septembre 2009
891
Troisième partie
Au secours des assassins
893
Chapitre 22
L’opération humanitaire autorisée
par la résolution 929 de l’ONU cache
une tentative de soutien militaire
aux assassins en déroute
Notre intervention ne semble désirée par personne,
même par ceux que nous voulons sauver.
Sans doute préfèrent-ils qu’ils n’y ait pas
de témoins à leur victoire.
François Mitterrand.
(Conseil restreint du 22 juin 1994)
L’opération Turquoise est le résultat d’un malentendu soigneusement entretenu. Tout le monde croit
que son but est d’arrêter le génocide et de sauver les Tutsi survivants. C’est ce que les responsables
français proclament et ce que la presse, prise en main par le SIRPA, le service d’information de l’armée
française, est chargée d’écrire. En réalité, comme l’indique l’article 2 de la résolution 929 par laquelle
l’ONU autorise l’opération sous chapitre VII, il s’agit de contribuer de manière impartiale « à la sécurité
et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ». À cette
date, la plupart des Tutsi sont morts. Les personnes déplacées, les réfugiés et les civils en danger sont les
Hutu, dont plus de 100 000 ont participé aux massacres. Ils sont poursuivis par l’armée du FPR. Comme
l’opération se veut impartiale, c’est-à-dire qu’elle ne tient pas compte du génocide des Tutsi, puisqu’il n’en
est pas question dans la résolution, la France va remplir sa mission en prenant la défense des Hutu, donc
du Gouvernement intérimaire rwandais, de son armée et de ses milices. Mis devant la réalité des faits,
les responsables français diront qu’ils voulaient éviter un deuxième génocide, la vengeance des Tutsi. En
clair, ils voulaient empêcher la victoire du FPR, ou au moins stopper son avance pour l’obliger à négocier
avec les partis politiques hutu.
Nous distinguons trois phases de l’opération Turquoise, qui ont correspondu à trois objectifs différents :
23 juin - 4 juillet - Phase d’expansion et de reprise en main des Forces armées rwandaises (FAR)
et des milices : reconnaissances vers Ruhengeri, Gitarama, Kigali, Butare ; essais de consolidation des FAR par des approvisionnements en armes et la formation de nouvelles recrues ; actions
humanitaires au profit des Hutu, les Tutsi ne sont protégés qu’au camp de Nyarushishi.
5 juillet - 17 juillet - Phase défensive : barrage contre le Front patriotique rwandais (FPR) à Gikongoro, création de la « Zone humanitaire sûre » (ZHS) ; soutien aux derniers combats des FAR
dans le Nord-Ouest ; ultimes pressions pour un cessez-le-feu.
18 juillet - 21 août - Phase pseudo-humanitaire : gestion de l’exode des génocidaires et des Hutu
au Zaïre et dans la ZHS.
895
22.1. UNE OPÉRATION MILITAIRE OFFENSIVE
22.1
Une opération militaire offensive
Dès le départ, l’opération Turquoise apparaît plus comme une opération militaire offensive que comme
une opération humanitaire. Pour Gérard Prunier, conseiller au ministère de la Défense :
La puissance de feu prévue par les forces françaises semble disproportionnée pour une mission
humanitaire. 1
La journaliste Colette Braeckman saisit aussi toute l’ambiguïté de l’opération dans les unités engagées
et le matériel utilisé :
Dès le départ, cette opération fut marquée par de nombreuses ambiguïtés, et notamment par le
contraste entre les ambitions humanitaires affichées et la nature de l’engagement (3 000 hommes
appartenant aux troupes de combat, des véhicules blindés, quatre avions Jaguar, quatre Mirage,
des hélicoptères Alouette). Rappelons que l’armée rwandaise en déroute s’imagina d’abord que les
Français étaient venus lui prêter main forte... 2
L’opération est une incontestable réussite de « projection de force ». En quelques jours, toute une
armada est transportée par un pont aérien depuis les bases africaines (Bangui, Djibouti, Libreville),
depuis la France et la Réunion. Ne disposant pas d’avions gros porteurs, la France demande l’aide des
États-Unis qui refusent :
Les États-Unis ont refusé, sur pression du Département d’État, d’assurer le transport de troupes
et de matériel au Zaïre. 3
Le ministère de la Défense recourt aux services d’un trafiquant d’armes ex-soviétique, Victor Bout,
qui fournit instantanément des avions Antonov avec leurs pilotes. 4
Le caractère militaire offensif de l’opération est effectivement visible dès qu’on examine le type de
troupes 5 et les matériels engagés. 6 Ces données sont extraites des informations communiquées par la
France à l’ONU.
Si, dans les effectifs, nous retenons uniquement ceux qui pourraient être utiles dans le cadre d’une
opération humanitaire, soit le poste de commandement interarmées, l’élément médical d’intervention
rapide, les détachements du services des essences, la section de génie, le bataillon de soutien logistique et
le détachement de gendarmerie, nous arrivons à un effectif de 871, soit 35 % de l’effectif total. Il s’agit
bien d’une opération militaire et non d’une opération humanitaire.
Des contingents africains rejoindront tardivement l’opération Turquoise :
Le 5 août, 243 Sénégalais, 10 Mauritaniens, 132 Tchadiens, 7 Egyptiens, 40 Congolais, 35 Guinéens
(Bissau) et 43 Nigériens son intégrés à l’opération Turquoise [...] 7
G. Prunier [175, p. 344].
C. Braeckman [44, p. 293].
3 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République, 24 juin 1994. Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Delaye24juin1994.pdf
4 Ce recours de l’armée française à un trafiquant d’armes n’a jamais été reconnu officiellement. La Mission d’information
parlementaire n’y fait pas allusion. Natalie Nougayrède, correspondante du Monde à Moscou, rencontre Victor Bout en
2002 et rapporte : « Non, il n’a transporté ni armes de guerre ni diamants, “mais des soldats français, quand ils devaient
être déployés dans l’est du Zaïre, en 1994, lors de l’opération Turquoise. Est-ce que ça compte pour du trafic d’armes ?” »
Cf. Afsané Bassir Pour, Natalie Nougayrède, Jean-Philippe Rémy, Jean-Pierre Stroobants, L’insaisissable Victor Bout, Le
Monde, 26 mars 2002. Selon Laurent Léger, auteur de Trafics d’armes - Enquête sur les marchands de morts, c’est par
l’intermédiaire de Michel Victor-Thomas que Viktor Bout, le « Bill Gates du trafic », a transporté les troupes françaises
en 1994. « Le 21 juin, j’ai reçu un coup de fil d’un commissionnaire de transport mandaté par l’État-major des armées »,
raconte-t-il. “On a des urgences sur Turquoise. Est-ce que tu peux passer nous voir”, me dit-on. J’y vais, et on me donne
carte blanche. Après cela, j’ai travaillé en ligne directe avec l’État-major pour toutes les questions logistiques. » Patron
de la société Spairops, une entreprise d’affrètement d’avions, Victor-Thomas se charge de trouver les Antonov, les énormes
avions-cargos qui transportent les matériels les plus gros qui soient. La « faiblesse » et l’« état de délabrement du transport
aérien militaire français », selon un expert, sont tels que l’armée, avec ses Transall et ses C-160 insuffisants, doit sous-traiter
au privé le transport de ses troupes et de ses équipements. Dans l’urgence, il faut se débrouiller. « Quand on demande à
Bout un avion en urgence, il répond “OK, à quelle heure ?” et accepte de faire décoller ses appareils sans paiement d’avance,
ce qui est rarissime dans le métier », se souvient Michel Victor-Thomas. Victor Bout, considéré comme l’un des plus grands
trafiquants d’armes de la planète, ayant permis de contourner plusieurs embargos sur les armes décidés par le Conseil de
sécurité de l’ONU, mais protégé par plusieurs gouvernements, n’est arrêté que le jeudi 6 mars 2008 à Bangkok. Cf. Laurent
Léger [133, p. 70] ; Un des plus gros trafiquants d’armes au monde arrêté en Thaïlande, Le Monde, 6 mars 2008.
5 Voir tableau 22.1 page 897.
6 Voir tableau 22.2 page 898.
7 L’intervention française au Rwanda, Raids, no 101 octobre 1994, p. 31.
1
2
896
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Unité
Effectif
Poste de commandement interarmées (PCIAT)
305
Élément médical d’intervention rapide (EMMIR)
46
Détachement spécialisé (COS)
220
Trois détachements du services des essences
35
Armée de l’air et marine nationale
340
Quatre compagnies d’infanterie motorisées
580
Un escadron d’automitrailleuses légères
130
Une section de mortiers lourds (SML)
70
Une section de génie
25
Un bataillon de soutien logistique
450
Un détachement ALAT
60
Deux état-majors tactiques
62
Une compagnie de commandement et de service
150
Un détachement de gendarmerie
10
Une section d’infanterie sénégalaise
32
Total
2 515
Table 22.1 – Effectifs de Turquoise (Source : ONU S/1994/795, 5 juillet 1994)
Si on examine les matériels, il est clair que les 8 avions Mirage, les 12 automitrailleuses et les 6 mortiers
lourds ne sont pas là pour venir au secours des derniers survivants tutsi.
Cette liste de matériels est très incomplète. Les avions Mirage IV-P utilisés pour faire de la reconnaissance aérienne ne sont pas indiqués. 8 Ces appareils étaient à l’origine destinés au bombardement
nucléaire. On n’y voit pas les hélicoptères de combat Gazelle. 9
Même sous-estimé, ce simple inventaire montre que l’objectif de l’opération Turquoise est pour le moins
multiple. Celui de secourir les Tutsi menacés semble accessoire devant l’objectif, non affiché publiquement,
de stopper l’avance des combattants du FPR et de maintenir, voire étendre, le réduit gouvernemental afin
de remettre ce gouvernement en position plus favorable pour négocier. Selon Michel Peyrard, le souhait
du gouvernement français est d’« imposer la paix par la force ». 10 Dans cette optique, le niveau des forces
engagées est insuffisant selon le général Bigeard, qui estime qu’il faudrait 30 000 hommes appuyés par
des chars. 11
8 Un Mirage IV-P s’écrase à N’Djamena le 19 juin. Cf. Dans le cadre de l’opération « Turquoise » au Rwanda, un
avion-espion français s’est écrasé au Tchad, Le Monde, 2 septembre 1994, p. 9.
9 Deux hélicoptères Gazelle avec canon ont été appelés de Goma, note Jean d’Ormesson, « J’ai vu le malheur en marche »,
le Figaro, 19 juillet 1994, p. 28. Le général Lafourcade note dans son rapport de fin de mission que « la capacité feux des
hélicoptères gazelles canon s’est avérée insuffisante (120 coups, compte tenu de l’altitude) ». Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 394]. http://francegenocidetutsi.org/LafourcadeRapportTurquoise.
pdf#page=3
10 Michel Peyrard, La France avance en terrain miné... Difficile d’imaginer nos légionnaires sous les acclamations des
tueurs, Paris-Match, 30 juin 1994, p. 80.
11 Michel Peyrard, ibidem.
897
22.2. TURQUOISE EST DÉCLENCHÉE AVANT LE VOTE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ
Unité
Matériel
COS
5 hélicoptères
Armée de l’air
4 Mirage F1CR
Armée de l’air
4 Mirage F1CT
Armée de l’air
1 Atlantic
Armée de l’air
2 Boeing C135FR
Armée de l’air
2 Casa 235
Armée de l’air
5 avion cargos C130, C160
Armée de l’air
2 hélicoptères Puma SA330 (SAR)
Armée de terre
12 automitrailleuses légères
Armée de terre
6 mortiers lourds
Armée de terre (ALAT)
3 hélicoptères Puma
Table 22.2 – Matériels et armements de Turquoise (Source : ONU S/1994/795, 5 juillet 1994)
22.2
L’opération Turquoise est déclenchée avant le vote du Conseil
de sécurité
Le vote de la résolution 929 intervient le 22 juin, mais plusieurs sources signalent que l’opération
Turquoise commence avant :
« Turquoise » a de fait été engagée lundi [20 juin], avant le vote du Conseil de sécurité, avec le
déploiement d’éléments français sur les bases zaïroises de Kisangani, Goma et Bukavu. 12
La chaîne de télévision France 2 révèle le 23 juin que des COS sont au Rwanda depuis une semaine,
soit depuis le 16 juin :
Selon nos informations, depuis une semaine des hommes du COS, le commandement des opérations spéciales, sont à pied d’œuvre dans cette zone pour baliser le terrain, étudiant les points
stratégiques. 13
Le lieutenant-colonel Jacques Hogard qui, à son arrivée le 29 juin à Goma, rencontre le général
Lafourcade, laisse entendre que des éléments COS rayonnent au Rwanda depuis le 15 juin environ :
Le général Lafourcade [le 29 juin] me demande de rejoindre personnellement et dès que possible,
le colonel Rosier, commandant le fameux groupement du COS qui rayonne au Rwanda depuis une
quinzaine de jours [...] 14
Thierry Prungnaud, adjudant-chef du GIGN, l’un des militaires qui ont déclenché l’opération de
secours aux survivants tutsi à Bisesero le 30 juin, déclare être arrivé « le 19 juin à Goma ». Mais
interrogé par Laure de Vulpian, il convient que pendant « au moins quinze jours » il a cru que les Hutu
étaient victimes des Tutsi. Cela signifie qu’il était déjà au Rwanda vers le 15 juin et cela concorde avec
ce qu’écrit Hogard.
Selon Éric Micheletti, les COS sont à pied d’œuvre à Goma le 20 juin. Ils sont à Bukavu le 20 ou le
21. Une incursion au Rwanda a lieu avant le 23 juin :
Tous les commandos [du COS] et leurs équipements vont embarquer dans la foulée à bord d’un
Airbus, de Hercules, du Transall et aussi d’un Antonov AN-124 et d’Illuyshin IL-76 à destination de
Bangui, en République centrafricaine. Le 20 juin, avec des éléments du 1er RPIMa prépositionnés en
République centrafricaine, le premier Transall se pose sur l’aéroport de Goma.
12
13
14
Dominique Garraud, L’opération Turquoise commence à l’aube, Libération, 23 juin 1994.
Dorothée Olliéric, France 2, 23 juin 1994, 20 h.
J. Hogard [104, p. 37].
898
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
La vingtaine de commandos va aussitôt sécuriser la piste zaïroise avant que n’arrivent d’autres
Transall ayant embarqué les autres commandos de la marine et de l’armée de l’air, dont une partie ira
reconnaître l’aéroport de Bukavu. Le lendemain les premiers véhicules français, avec à leur bord des
commandos du COS, franchissent la frontière entre le Zaïre et le Rwanda et stoppent à Cyangugu.
Au cours de cette journée, les Transall et Hercules ont commencé leur noria entre la République
centrafricaine et le Zaïre pour apporter les véhicules légers, P-4 et VLRA, et l’armement d’appui.
Le 23 juin, à 15 h 30 précises, 46 commandos du COS franchissent cette fois officiellement la
frontière en direction de Cyangugu : l’opération Turquoise commence [...] 15
Jean Hélène signale que des commandos français se sont infiltrés au Rwanda dans la nuit du 22 au 23
juin. Le 23 au soir depuis Bukavu, il déclare : « La nuit dernière, quelques commandos de reconnaissance
se sont infiltrés au Rwanda pour baliser le terrain. » 16
Cette information vient étayer le témoignage d’Ahmed Bizimana auquel nous ne voulions pas donner
crédit. Celui-ci, qui dit être le chauffeur de Yusufu Munyakazi, le principal chef Interahamwe, raconte à
Georges Kapler la réunion à l’hôtel Résidence le 22 juin à Bukavu. 17 À l’issue de cette réunion, il dit que
des Français sont rentrés au Rwanda de nuit, le visage couvert d’une cagoule ninja, et ont apporté des
armes. 18
Pendant que les journalistes sont invités à consacrer leur reportage à l’arrivée des parachutistes à
Cyangugu puis au camp de Nyarushishi, des avions français débarquent du matériel sur l’aéroport de
Kamembe :
Alors, arrivons en 1994, lorsque les Français demandaient à l’ONU l’autorisation d’intervenir au
Rwanda. Il sont arrivés le jour même où ils l’ont obtenue (...) Ce qui m’étonne alors, c’est que ce
jour-là, j’ai personnellement compté plus d’une dizaine d’avions. Des avions Hercule, des avions cargo,
des avions de guerre qui ont pu se poser sans problème sur la piste de Kamembe. Ce jour-là, ils ont
pu se rendre à Kibuye et à Gikongoro, Goma et Bukavu, et leurs moyens de communications étaient
très puissants. (...) 19
Contre qui est dirigée cette force si bien armée ?
22.3
Des militaires de Turquoise sont des anciens de Noroît
Alors que l’opinion s’imagine que le but de l’intervention française est d’arrêter le génocide, la France
envoie au Rwanda les militaires qui avaient formé pendant quatre ans les FAR et combattu à leurs côtés.
Ce sont donc les alliés de ceux qui ont exécuté le génocide, les FAR et leurs appendices, les milices et
groupes d’autodéfense. Mais, à bien relire leurs interventions publiques, les dirigeants français n’ont pas
dit qu’ils allaient arrêter le génocide. Ils ont dit que leur but était de « mettre fin aux massacres », de
« protéger les populations menacées d’extermination », 20 d’« assurer la sécurité des populations civiles qui
ont échappé à l’extermination ». 21 Il ne s’agit pas d’arrêter le génocide des Tutsi, il s’agit bien plutôt, si
l’on veut bien réfléchir au sens de ces paroles d’Alain Juppé et de François Mitterrand, d’aller au secours
des populations hutu menacées par l’armée du FPR. Ainsi, c’est très logiquement que la France envoie
ses militaires qui avaient formé, équipé et défendu ceux qui sont devenus les exécutants du génocide, dans
le but réel, mais caché, de les sauver de la débâcle. Le rapport de la Mission d’information remarque la
présence de ces militaires, qui servaient aux côtés des FAR jusqu’à il y a peu de temps, et veut croire
qu’il leur est demandé d’être impartial :
Les forces de Turquoise ont été en partie constituées d’éléments précédemment en poste au
Rwanda, ce qui a accru la difficulté de l’exercice pour les soldats et a sans doute ajouté à la confusion
puis au désarroi parmi les FAR. Comme l’a d’ailleurs reconnu le Général Jean-Claude Lafourcade,
Éric Micheletti [146, p. 18].
Reportage de Jean Hélène depuis Bukavu, RFI, Afrique soir, 23 juin 1994. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda
[84, Tome II, p. 291].
17 Voir section 30.2.3 page 1214.
18 Voir section 30.2.6 page 1219.
19 Félicien B., volontaire de la Croix Rouge à Cyangugu. Interview par Cécile Grenier, Kigali, 24 décembre 2002. Cf. La
nuit rwandaise no 3, 7 avril 2009, p. 60.
20 Alain Juppé, « Point de vue », Intervenir au Rwanda, Libération, 16 juin 1994.
21 Discours du Président de la République, M. François Mitterrand, à l’UNESCO, Paris, 18 juin 1994. Voir ces déclarations
section 19.26 page 817.
15
16
899
22.3. DES MILITAIRES DE TURQUOISE SONT DES ANCIENS DE NOROÎT
« le Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération
Turquoise sur des bases d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il
fallait éventuellement discuter avec le FPR ».
Il faut reconnaître qu’en faisant participer à l’opération Turquoise certains militaires engagés
précédemment dans des opérations de coopération militaire au profit des FAR, la France a indiscutablement créé une source d’ambiguïté et suscité la méfiance ou le scepticisme dans les esprits. 22
La plupart des soldats de Turquoise avaient fait partie de Noroît ou de l’assistance militaire technique :
Car sont engagés dans « Turquoise » la plupart des hommes qui avaient participé, de 1990 à 1994,
au programme d’assistance militaire fournie au régime de Kigali, responsable de ce génocide. 23
Par exemple le colonel Didier Tauzin, 24 alias Thibaut, membre de la DGSE, conseiller militaire
d’Habyarimana de 1990 à 1993, 25 a été chef du DAMI Panda et de l’opération Chimère 26 qui permettra
« aux FAR de redresser spectaculairement la situation en une quinzaine de jours face au FPR » 27 en
février 1993. Ce dernier déclarera vouloir « casser les reins au FPR » 28 et qu’en cas d’affrontement avec
le FPR, les ordres seront : « Pas de quartier ». 29
Le colonel Jacques Rosier, commandant de l’opération Noroît de juin à novembre 1992, 30 est chef du
Groupement des opérations spéciales (COS) durant l’opération Turquoise.
Le colonel Didier Tauzin, alias Thibaut, commande le détachement du 1er RPIMa qui est le fer de
lance de Turquoise, ils est là pour faire la guerre au FPR, comme l’illustre sa déclaration tonitruante le
4 juillet à Gikongoro. 31
Voici une liste de quelques militaires de Noroît ou assistants militaires techniques au Rwanda que l’on
retrouve dans Turquoise :
— Le commandant de Saint-Quentin, précédemment conseiller technique auprès du bataillon parascommando, serait revenu avec Turquoise selon deux témoignages :
Quite remarkable, in the light of the avowedly ’humanitarian’ objectives of Turquoise, was the
support the FAR continued to receive from some french troops. This was due to the fact that some
of the officers deployed in the operation had already been to Rwanda in the previous years. [...] As
another example, de St Quentin, the attaché of the Turquoise commander, General Jean-Claude
Lafourcade, had been in Rwanda before as a paratrooper in Kanombe camp. 32
Charles Bugirimfura, membre du bataillon paras-commando de 1992 à 1994, était à Kanombe,
donc connaissait de Saint-Quentin. Il déclare à la commission Mucyo : « J’ai appris que De Saint
Quentin était à Goma avec les autres militaires de l’Opération Turquoise. » 33
— Thierry Prungnaud, adjudant-chef du GIGN, membre du DAMI-Garde présidentielle, entraîne la
garde présidentielle en 1992 et se retrouve affecté au détachement COS commandé par Marin
Gillier. 34
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 305-306].
Patrick de Saint-Exupéry France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998, p. 5.
24 Le colonel Thibaut, de son vrai nom Didier Tauzin, a été promu depuis général.
25 « Cet officier supérieur [le colonel Didier Thibaut] a travaillé jadis pour la DGSE et a même servi comme conseiller
militaire auprès de Juvénal Habyarimana, avant la mort du président du Rwanda dans l’attentat du 6 avril contre son
Falcon-50. » Cf. Jacques Isnard, Des bonbons et des fusils, Le Monde, 10 juillet 1994, p. 5 ; J.-P. Gouteux [93, p. 85] ;
Gérard Prunier [175, p. 349].
26 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 156-157].
27 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 176].
28 J.-P. Gouteux [93, pp. 84, 85] ; Le Monde, 11 juillet 1994.
29 G. Prunier [175, p. 350].
30 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 146].
31 François Luizet, La France décide de s’interposer, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6.
32 D. Kroslak [120, p. 231]. Traduction de l’auteur : Le soutien que les FAR ont continué à recevoir de certains éléments
de l’armée française a de quoi surprendre, vu les objectifs officiellement humanitaire de Turquoise. C’était dû au fait que
des officiers français faisant partie de Turquoise avaient déjà été affectés au Rwanda dans les années précédentes. [...] Autre
exemple, de Saint-Quentin, attaché au commandant de Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade, était précédemment
au Rwanda auprès des paras-commando au camp de Kanombe.
33 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 17, p. 37]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#
page=37
34 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005, journaux de 8 h, 13 h et 18 h.
22
23
900
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
— Erwan De Gouvello, commandant de troupes de marine est, début 1994, assistant militaire technique auprès du bataillon de reconnaissance (Bn Recce) au camp « Kigali » à Kigali. 35 Il est
conseiller du colonel de Stabenrath à Gikongoro durant Turquoise. 36
— Le colonel Étienne Joubert, chef du DAMI/Panda du 23 décembre 1992 au 18 mai 1993, incorporé dans le détachement Chimère, revient durant Turquoise comme officier renseignement puis
opérations dans le détachement du 1er RPIMa. 37
— Le lieutenant-colonel Marcel Gegou est commandant du secteur opérationnel Byumba lors de
l’opération Chimère en février-mars 1993. 38 En 1994, il est affecté au PC du colonel Jacques
Rosier lors de Turquoise. 39
— Le commandant Chamot (chef d’escadron), AMT, est à l’ambassade de France à Kigali le 6 avril
1994. 40 Il se retrouve sous les ordres du lieutenant-colonel Hogard à l’EMT Sud lors de Turquoise. 41
— Le commandant Forgues, chef d’escadron, AMT, est à Kigali le 6 avril 1994. 42 Il se retrouve sous
les ordres du lieutenant-colonel Hogard à l’EMT Sud lors de Turquoise. 43
Le général Dallaire, visitant le quartier général de Turquoise à Goma le 30 juin, déjeune avec les
officiers qui entourent Lafourcade et rapporte ce qu’il a entendu :
Ils refusaient d’accepter l’existence d’un génocide et le fait que les dirigeants extrémistes, les
responsables et certains de leurs anciens collègues fassent partie d’une même clique. Ils ne cachaient
pas leur désir de combattre le FPR. 44
Le général Dallaire comprend pourquoi les Français ont été accueillis avec tant de joie :
Je me rendrais compte plus tard que plusieurs officiers ayant participé à l’Opération Turquoise
avaient servi de conseillers militaires français auprès de l’AGR jusqu’au début de la guerre. Que
devait penser l’AGR de leur présence ? Elle devait se douter que la mission des Français n’était pas
purement humanitaire. Et quel incroyable encouragement pour l’AGR et les extrémistes de la Garde
présidentielle que la présence de leurs anciens conseillers militaires ! Ils étaient fous de joie dans les
rues de Kigali. 45
22.4
Le prétexte humanitaire
Le caractère humanitaire de l’opération Turquoise est souligné dès le départ. Il doit permettre d’intervenir aux points les plus névralgiques, comme on le voit par ailleurs. C’est pour marquer ce caractère
humanitaire que deux bases de départ, Goma et Bukavu, sont choisies afin de mettre sous protection le
camp de Nyarushishi, dernier grand camp au Rwanda où les Tutsi n’ont pas encore été exterminés. Ce
camp se trouve à une dizaine de kilomètres de Cyangugu, qui jouxte la ville de Bukavu au Zaïre. Gérard
Prunier, membre de la cellule de crise formée par le ministère de la Défense, dit avoir défendu la solution
d’entrer par Bukavu :
Le premier plan d’intervention au Rwanda propose que les troupes françaises entrent dans le pays
par Gisenyi [qui jouxte Goma]. Pour moi, l’idée ne convient pas du tout [...] Les soldats français
seront reçus à bras ouverts par les auteurs du génocide [...] Le FPR assiège Ruhengeri, à quelques
kilomètres à peine vers l’est et nos “amis” du gouvernement de transition feront sans aucun doute
35 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars
1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 9 http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf#page=9 ; V. Kayimahe [114, p. 218]. Kayimahe l’appelle le major De Javello.
36 « Assisté du commandant Pegouvelo [sic] qui connaît remarquablement le pays, le colonel de Stabenrath reconstruit
administrativement la région de Gikongoro ». Cf. Avec les marsouins face au FPR, Raids no 101, p. 28.
37 B. Lugan [131, p. 112]. Il se fait appeler lieutenant-colonel Jacque durant Turquoise.
38 B. Lugan [131, p. 124].
39 B. Lugan [131, p. 252].
40 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 270, 350]. http://francegenocidetutsi.
org/FicheMinDef7juillet1998.pdf#page=4 http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf#page=2
41 J. Hogard [104, p. 90].
42 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes p. 351]. http://francegenocidetutsi.org/
CussacMaurinCR19avril1994.pdf#page=3
43 Le lieutenant-colonel Hogard parle du commandant Fargues dans son livre. Cf. J. Hogard, ibidem
44 R. Dallaire [72, p. 560].
45 R. Dallaire [72, p. 532].
901
22.5. LES OPÉRATIONS DE LA MINUAR SONT BLOQUÉES PAR L’OPÉRATION TURQUOISE
tout leur possible pour susciter des heurts entre les forces expéditionnaires françaises et le FPR, en
nous poussant vers l’est. Puis, l’opération étant officiellement une mission humanitaire, il ne reste
pas grand-chose à faire dans ce domaine dans les préfectures de Gisenyi et de Ruhengeri. Comme un
commerçant hutu de la région allait en faire la remarque à un journaliste français : « Nous n’avons
jamais eu beaucoup de Tutsi par ici et nous les avons tous tués dès le début sans trop d’histoires. » 46
Les forces françaises ne trouveront donc absolument aucun survivant à exhiber devant les caméras de
télévision pour justifier leur intervention. 47
Dans les faits, les troupes françaises entreront au Rwanda par Goma qui jouxte Gisenyi et par Kavumu,
l’aéroport de Bukavu, la principale base étant Goma où peuvent atterrir les avions gros porteurs. Elles
seront accueillies chaleureusement par les tueurs, mais à Nyarushishi, elles vont trouver des survivants
tutsi avec qui s’exhiber devant les caméras.
Pour justifier une pénétration des troupes françaises dans la région de Gisenyi et de Ruhengeri, le
sanctuaire du régime d’Habyarimana dans le Nord-Ouest, un curieux prétexte de poches de réfugiés hutu
modérés va être avancé par les militaires :
Dès hier [22 juin], six cent soldats étaient déployés sur les deux bases arrière de l’opération
« Turquoise » situées dans la province du Kivu, au Zaïre. Cette dispersion, qui complique l’aspect
logistique de l’opération, a été présentée comme indispensable. Il apparaît difficile, en effet, que la
France n’intervienne que pour sauver des civils tutsis « menacés d’extermination » et très largement
présents dans le Sud-Est rwandais.
Aussi, pour des raisons d’équilibre et parce que les militaires se refusent absolument à prendre
partie pour l’une ou l’autre ethnie, il a été décidé d’intervenir également dans le nord-est du Rwanda,
où se trouvent trois ou quatre poches de réfugiés – essentiellement des Hutus modérés de l’opposition
– menacés par les milices du régime. 48
On n’a plus entendu parler par la suite de ces « poches » de réfugiés hutu modérés. C’était vraisemblablement une invention pour justifier une incursion militaire à Gisenyi en direction de Ruhengeri,
région où se sont repliés le gouvernement intérimaire et le gros des FAR.
22.5
Les opérations de la MINUAR sont bloquées par l’opération Turquoise
Les opérations de transferts de personnes entre les deux zones de Kigali, organisées par la MINUAR,
se trouvent bloquées du fait de l’opération Turquoise, ainsi que le déclare le major MacNeil de la cellule
humanitaire de la MINUAR :
Me Allison Turner [avocate de Théoneste Bagosora] :
Major MacNeil, à propos des échanges des civils entre le FPR et les FAR dans les différents
territoires qui étaient sous leur contrôle respectif et dont [sic] vous avez mentionné précédemment,
quand est-ce que vous dites que cet échange a eu lieu, encore une fois ?
Major MacNeil :
Si je ne m’abuse, je dirais que cet échange a eu lieu entre la mi-mai et la... cela a pris fin vers le
20 juin. Je sais que cela a correspondu avec le moment où les forces françaises sont arrivées, la force
Turquoise. Et à cette époque, on n’arrivait pas à s’assurer que le gouvernement pouvait s’assurer du
plan d’évacuation. Et évidemment, les opérations s’étaient arrêtées. 49
22.6
L’opération Turquoise devait intervenir dans tout le Rwanda
L’ordre d’opération Turquoise prévoit :
Florence Aubenas, De Kigali à Gisenyi. Le grand exode des Hutu, Libération, 11 juillet 1994.
G. Prunier [175, pp. 338-339].
48 Patrick de Saint-Exupéry, Paris insiste sur sa neutralité, Le Figaro, 24 juin 1994, p. 4. Il s’agit du Sud-Ouest et du
Nord-Ouest du Rwanda.
49 TPIR, Procès Bagosora, Transcription de l’audience du 23 novembre 2005.
46
47
902
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
ULTÉRIEUREMENT ÊTRE PRÊT À CONTRÔLER PROGRESSIVEMENT L’ÉTENDUE DU
PAYS HUTU EN DIRECTION DE KIGALI ET AU SUD VERS NIANZI ET BUTARE ET INTERVENIR SUR LES SITES DE REGROUPEMENT POUR PROTÉGER LES POPULATIONS. 50
Contrôler progressivement l’étendue du « pays hutu » 51 en direction de Kigali ne peut être l’objectif
d’une opération humanitaire. C’est François Mitterrand qui voulait reprendre le contrôle de tout le
Rwanda :
Mitterrand insista d’abord sur le fait que les troupes françaises devaient prendre le contrôle de
l’ensemble du Rwanda. 52
Bernard Debré confirme en évoquant les discussions qu’il a eues avec François Mitterrand en juillet
1994 :
M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur l’opération Turquoise dont il a dénoncé la grande
ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le président Mitterrand voulait que cette opération concerne
la totalité du Rwanda, en vue d’arrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle qu’il la
concevait, « après, bien entendu, avoir châtié les coupables ». C’est en tout cas ce que M. François
Mitterrand lui a confirmé en juillet 1994, pendant le déroulement de l’opération. Mais M. Edouard
Balladur s’est opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une mission militarohumanitaire ne portant que sur une partie du territoire rwandais. M. Debré a affirmé tenir cette
information de M. Balladur lui-même. 53
Ces propos, rapportés par Bernard Debré, sont cohérents avec le projet de Mitterrand au Conseil
restreint du 15 juin d’organiser des « opérations de protection de certains sites » 54 et à sa conception de
la défense de la démocratie qui l’oppose aux « Tutsi » qui : « vont instaurer une dictature militaire pour
s’imposer durablement. » 55 C’est essentiellement l’avancée des troupes du FPR qui a déjoué les plans
français.
Le rapporteur de la Mission d’information parlementaire tente de faire oublier que l’objectif initial de
l’opération était de contrôler tout le Rwanda. Mais il remarque que l’objectif de fait de Turquoise est de
stabiliser le front, de protéger un territoire hutu, afin de permettre l’ouverture de négociations :
Parmi les missions assignées aux soldats de l’opération Turquoise, dans l’ordre d’opération qui
leur a été donné, figurait l’objectif suivant : « être prêt ultérieurement à contrôler progressivement
l’étendue du pays hutu... ». Comme cela a été montré précédemment, cet ordre ne signifie pas que la
France entend cette fois-ci contrer la victoire militaire du FPR puisqu’il est trop tard en juin 1994
pour éviter le déclenchement de la guerre civile et des massacres, la guerre civile durant depuis quatre
ans et le génocide venant de se dérouler.
Cette mission répond néanmoins à l’idée d’une stabilisation de la ligne de front partageant à
cette date le Rwanda en deux parties, pour préserver une fois encore les capacités de négociations de
chacun. 56
22.6.1
Turquoise devait contrôler, dès le début, la moitié du Rwanda
Alison Des Forges rapporte que la France a proposé à l’ONU de contrôler une zone qui couvrait tout
l’ouest du Rwanda de Ruhengeri à Butare en passant par Kigali :
Aux Nations unies, les diplomates français qui essayaient d’obtenir un soutien pour l’opération
Turquoise, montrèrent, pour commencer, une carte qui proposait une zone sous contrôle de la France,
devant englober tout le territoire situé à l’ouest d’une ligne qui partait de Ruhengeri au Nord, puis
qui descendait en direction du sud-est, vers Kigali et finissait sa course, dans une direction sud-ouest
50 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 306 ; Annexes, p. 387]. Nianzi, en fait Nyanza,
est l’ancienne résidence royale à 40 km au nord de Butare sur la route de Kigali. http://francegenocidetutsi.org/
OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf#page=2
51 On notera que pour l’état-major de l’armée française, le Rwanda est le « pays hutu », donc les Tutsi en sont exclus.
52 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 779].
53 Audition de Bernard Debré, 2 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 417].
54 Voir section 19.26 page 817.
55 Conseil restreint du 22 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint22juin1994.pdf
56 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 344].
903
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
à Butare. Cette zone aurait compris Gisenyi, là où le gouvernement intérimaire s’était réfugié, de
même que la région d’où Habyarimana était originaire, comme beaucoup d’officiers de haut rang de
l’armée rwandaise. Cette zone, où les forces du gouvernement avaient concentré le gros des troupes
et du ravitaillement, aurait constitué le site idéal pour lancer une contre-offensive. 57
Une carte avec le titre Situation au Rwanda marquée « Ministère de la Défense » et « DRM », datée
du 15 juin 1994, délimite la zone contrôlée par les FAR. 58 Celle-ci englobe Ruhengeri, Kigali, Gitarama,
Nyanza et Butare, alors que Gitarama a été prise le 13 juin par le FPR et Nyanza le 29 mai. C’est
cette carte ou une carte voisine qui a dû être utilisée par les diplomates français à l’ONU et par Bernard
Kouchner à Kigali. Une autre carte « Rwanda : Situation militaire au 14 juin 1994 » est publiée par la
Mission d’information. 59 Elle concède que Gitarama est prise par le FPR mais y situe une contre-attaque
des FAR. En revanche, Tumba, entre Ruhengeri et Kigali, y est toujours contrôlée par les FAR.
Figure 22.1 – Situation au Rwanda le 15 juin 1994. Source : DRM-ministère de la Défense. Annexe de
la note du général Quesnot à François Mitterrand du 18 juin 1994
Selon le général Dallaire, qui rencontra le général Lafourcade le 30 juin à Goma, ce dernier n’imaginait
pas combien le FPR avait progressé :
Je me dirigeai vers le plan de Lafourcade et traçai la ligne qui, selon moi, constituerait la limite
extrême de la zone sous protection française à l’intérieur du Rwanda. Il fut consterné : il n’arrivait
pas à croire que le FPR s’était déplacé avec une telle vitesse au cours de la dernière semaine. Je
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 779].
Voir figure 22.1 page 904.
59 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 381]. http://francegenocidetutsi.org/
SituationMil14juin1994.pdf
57
58
904
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
lui dis qu’il ne lui resterait plus d’espace pour opérer à l’est de Gisenyi si les personnes déplacées
se rapprochaient le moindrement de la frontière zaïroise. Au sud-ouest, le FPR était à environ vingt
kilomètres de Karama, à l’est de Gikongoro, tenant un front dont j’ignorais la force, allant en ligne
droite en direction de la frontière avec le Burundi. La ligne que j’avais tracée laissait un étroit no man’s
land entre l’emplacement de ses forces et les positions les plus avancées du FPR. Je dis clairement
que Butare était essentiellement sous le contrôle du FPR. 60
Selon Castonguay, les points de vue sur le tracé de la zone Turquoise étaient les suivants :
Le général Lafourcade, au nom de son gouvernement, demanda à son arrivée au Zaïre que la
ligne passe un peu à l’ouest de Ruhengeri et à l’est de Gitarama et de Butare et englobe ainsi toute
l’étendue à l’ouest du pays, soit plus d’un tiers du territoire rwandais. Le FPR exigeait quant à lui
qu’elle passe beaucoup plus à l’ouest, ce que dut accepter finalement le commandant de l’opération
Turquoise. 61
Le message de Dallaire n’a pas dû être compris immédiatement, car le lendemain de cette rencontre,
les COS se trouvent nez à nez avec le FPR à Butare. Mais ils avaient probablement des raisons impératives
d’y aller :
Il y a plusieurs semaines que le FPR se trouve aux portes de Butaré. Il semble que certains
habitants, ceux du moins qui pouvaient s’enfuir, ont attendu le dernier moment. Et il semble aussi
que ce moment ait été précipité par l’arrivée subite de Français à Butaré, vendredi [1er juillet]. Ceux-ci
ont été surpris, indique-t-on de source militaire, de se retrouver en face des éléments rebelles qu’ils
croyaient beaucoup plus éloignés. 62
Les Français ont été surpris au sens propre, car, ils sont tombés sur le FPR à Save le 1er juillet et ont
dû quitter Butare. Des militaires du COS auraient-ils été faits prisonniers à cette époque ?
La France persiste à refuser la ligne de démarcation proposée par Dallaire, qui écrit :
Lafourcade m’envoya une note réaffirmant son interprétation (de même que celle de son gouvernement) de nos discussions. [...]
La description que faisait Lafourcade de la ligne de démarcation le séparant du FPR situait cette
limite légèrement à l’est de celle que je lui avait soumise, mais elle était beaucoup moins ambitieuse
que celle proposée originalement [sic] par la France au Conseil de sécurité. Quand Kagame reçut
cette description, il fit clairement savoir qu’il avait des troupes postées à l’ouest de la ligne tracée
par Lafourcade et qu’il n’allait certainement pas les retirer. Je dus intervenir. Et quelle journée ce
fut ! Après un nombre incalculable de rencontres, de coups de fil et de télécopies, nous réussîmes à
déterminer une zone qui ne comptait ni Ruhengeri, ni Butare, ni Gitarama, ni même une allusion
quelconque à Kigali. 63
Le général Lafourcade passe sous silence ces discussions. Il dit avoir proposé, comme tracé de la zone
humanitaire sûre, la moitié ouest du Rwanda mais que c’est Paris qui a refusé !
Le Général Jean-Claude Lafourcade a exposé qu’on lui avait alors demandé de faire des propositions de délimitation d’une zone humanitaire sûre. Il a précisé qu’une première proposition, qui
correspondait pratiquement à la limite de la progression de la force et qui barrait le Rwanda en deux
du nord au sud, avait été refusée par Paris et qu’il avait alors décidé de délimiter plutôt une zone
centrée sur l’espace où la population était la plus nombreuse, dans le sud-ouest. 64
C’est, selon Raids, en raison des réactions de la presse anglo-saxonne que Paris se résolut à restreindre
le périmètre de la zone Turquoise :
À ce moment-là [le 3 juillet] la « Zone humanitaire sûre » décrétée par les Français n’est pas
encore tracée. Et sans que le public français en soit informé, des éléments du COS ont déjà reconnu
de vastes zones allant jusqu’à Gitarama sans rencontrer de troupes du FPR. Cependant sous le coup
des réactions très dures de la presse anglo-saxonne, et spécialement américaine – qui accusa la France
de vouloir maintenir au pouvoir le gouvernement responsable des massacres – Paris s’inquiète et
ordonne la maîtrise d’une zone beaucoup plus modeste de Gikongoro, au sud, à Kibuye sur le lac
Kivu. 65
60
61
62
63
64
65
R. Dallaire [72, p. 559].
J. Castonguay [54, p. 188].
Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3.
R. Dallaire [72, pp. 567-568].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, pp. 112-113].
Raids no 101, octobre 1994, pp. 8-9 ; J. Castonguay [54, p. 188].
905
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
Selon Privat Rutazibwa, ancien directeur de l’Agence Rwandaise d’Information/Rwanda News Agency
(ARI-RNA), Gérard Prunier et Jean-Christophe Rufin auraient présenté, lors de leur rencontre avec Paul
Kagame, une carte qui englobait Gisenyi et Butare dans la zone contrôlée par les Français :
Gisenyi ne faisait pas partie de la zone turquoise, bien que la carte présentée par une délégation
française – dont faisait partie l’« expert historien » Gérard Prunier – à la direction politique et militaire du FPR (Front Patriotique Rwandais, rébellion armée en guerre contre le régime Habyarimana
de 1990 à 1994) peu avant le déploiement de l’opération inclût cette ancienne province de l’ouest.
La délégation française convoitait visiblement toutes les cinq provinces non encore sous contrôle
des troupes de l’APR (Armée patriotique rwandaise, branche armée du FPR). Il s’agissait de Butare,
Gikongoro, Cyangugu, Kibuye et Gisenyi. Ces trois dernières, qui longent le lac Kivu, bordent également toute la frontière occidentale avec la RDC (République démocratique du Congo, ex-Zaïre), ce
qui représentait un deuxième avantage stratégique pour les Français.
Les négociations avec le FPR, mais surtout, son avancée rapide sur le terrain militaire, ont permis
d’épargner les anciennes provinces de Butare et Gisenyi de la zone turquoise. 66
22.6.2
Les entretiens avec le gouvernement intérimaire
Le soir du 24 juin le colonel Jacques Rosier, commandant le détachement COS, rencontre le ministre
de la Défense du GIR, Augustin Bizimana, accompagné du ministre des Affaires étrangères, Jérôme
Bicamumpaka, au nord de Cyangugu. Cette rencontre démontre que la prétendue neutralité de l’opération
Turquoise cache une autre opération, en connivence avec le GIR. Le ministre de la Défense fait d’abord
état de ses besoins en munitions :
FM. COL ROSIER TO GAL LE PAGE SAM 25-6/07-45.
À SA DEMANDE J’AI RENCONTRÉ HIER SOIR LE MINDEF DANS UN ENDROIT DISCRET AU NORD DE CYANGUGU. IL ÉTAIT ACCOMPAGNÉ DU MINAE. [...] J’AI EU DROIT
D’ABORD À UN EXPOSÉ DE LA SITUATION MILITAIRE. ELLE EST CATASTROPHIQUE
NON PAS EN TERME D’EFFECTIFS MAIS DE MOYENS, NOTAMMENT DE MUNITIONS
(ARTILLERIE). LE DÉSÉQUILIBRE DES FORCES SE SITUE À CE NIVEAU, CAR LE FPR
EST TOUJOURS RAVITAILLÉ PAR L’OUGANDA, PAR AILLEURS LE RWANDA NE DISPOSE
PLUS DE RESSOURCES FINANCIÈRES POUR SE FOURNIR, EN RAISON DE L’EMBARGO.
[...]
C’EST ALORS QUE, TOUT EN LOUANT L’ASPECT HUMANITAIRE INDISPENSABLE
DE NOTRE INTERVENTION, ILS M’ONT DEMANDÉ UNE AIDE D’UNE AUTRE NATURE
(“DISCRÈTE” BIEN SÛR !) = DES MUNITIONS D’ARTILLERIE - (“VOS CANONS DE 105
SONT TOUJOURS LÀ, MAIS ILS SONT MUETS FAUTE D’OBUS”). LE BESOIN EXPRIMÉ
CONCERNE ÉVIDEMMENT LE SECTEUR KIGALI EN PREMIER LIEU. JE LEUR AI RÉPONDU QU’IL ME PARAISSAIT ILLUSOIRE D’ESPÉRER UNE TELLE AIDE DANS LE CONTEXTE ACTUEL. ILS ONT EU L’AIR DÉPITÉ PAR MA RÉPONSE ET M’ONT DIT QU’ILS
COMPTAIENT AVOIR RECOURS À DES MERCENAIRES (CAPITAINE BARRIL CONTACTÉ)
PAR AILLEURS, JE LEUR AI DIT QU’IL SERAIT CATASTROPHIQUE POUR LEUR IMAGE
QUE D’AUTRES MASSACRES AIENT LIEU. [...] 67
Nous notons le refus du colonel Rosier de leur fournir des obus pour les canons de 105 mm. Même
s’ils l’avaient voulu, il semble très problématique à ce moment-là d’acheminer ce genre de munitions sur
Kigali. En revanche, il était facile aux Français d’acheminer des munitions depuis Goma vers le camp de
Mukamira. Nous savons par ailleurs que les Français ont laissé des avions chargés de munitions atterrir
à Goma, et les FAR venir les chercher. Nous remarquons aussi que les activités de l’ex-capitaine Barril
sont connues des militaires français.
Le colonel Rosier aborde la question des massacres non pas en les condamnant mais en disant à ses
interlocuteurs qu’il serait catastrophique pour leur image que de nouveaux massacres aient lieu. Nous
reconnaissons-là des propos voisins de ceux que le général Huchon tient au colonel Rwabalinda. Les
66 Privat Rutazibwa, France-Rwanda : la grande peur de la vérité, Un étendard sanglant à laver (10e partie), MénaPress,
10 avril 2006. http://francegenocidetutsi.org/RutazibwaPrivat10avril2006.pdf
67 Colonel Rosier au général Le Page, samedi 25 juin 1994, 7 h 45. Cf. Sylvie Coma, Rwanda : Les bonnes affaires du
capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009. Texte publié également par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. Voir http://sites.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=955. Une
interview du colonel Rosier nous fait admettre l’authenticité de ce message. Cf. G. Périès, D. Servenay, Entretien avec J.
Rosier, 27 février et 22 juillet 2006 [179, p. 324]. http://francegenocidetutsi.org/RosierLepage25juin1994.pdf
906
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
massacres ne sont pas condamnés d’un point de vue moral mais d’un point de vue de la communication.
Nous en déduisons que le colonel Rosier n’exclut pas une aide.
Les deux ministres du GIR font également une analyse de la situation politique où le GIR jouit du
soutien total de la population alors que le FPR ne dispose d’aucun appui et n’existe que par ses succès
militaires :
PUIS, L’ANALYSE EST DEVENUE PLUS POLITIQUE. LA SOUFFRANCE ET LES CRAINTES
SUSCITÉES PAR LES SUCCÈS MILITAIRES DU FPR ONT PARADOXALEMENT ESTOMPÉ
LES CLIVAGES POLITIQUES. L’ARMÉE ET LE PEUPLE, MALGRÉ LEURS PAUVRES MOYENS,
SONT DÉCIDÉS À SE BATTRE JUSQU’AU BOUT. SI LA SITUATION MILITAIRE EST GRAVE
LA COHÉSION POLITIQUE EST UNE RÉALITÉ. ALORS QUE DU CÔTÉ FPR IL N’Y A PLUS
DE RÉALITÉ POLITIQUE MAIS SEULEMENT UNE VOLONTÉ MILITAIRE (LES HOMMES
DE PAILLE SONT TOMBÉS, RESTE KAGAME ET L’OMBRE DE MUSEVENI DERRIÈRE) DE
SORTE QU’IL EST ILLUSOIRE D’ESPÉRER RAMENER LE FPR À LA TABLE DES NÉGOCIATIONS, CAR IL EST CONTRAINT À LA VICTOIRE MILITAIRE. UN COUP D’ARRÊT À
SA PROGRESSION ET UNE RECULADE SYMBOLIQUE ANÉANTIRAIT SA STRATÉGIE. 68
Dans ces lignes, nous relevons que le but essentiel du génocide est atteint : « du côté FPR il n’y
a plus de réalité politique ». En effet, primo, les Tutsi ont été éliminés, et, secundo, les « hommes de
paille », c’est-à-dire les complices hutu ont été assassinés. Le but du génocide était donc politique, il était
d’éliminer tous les appuis politiques du FPR. Nous pourrions parler de génocide électoral. Nous ne voyons
rien, dans cette relation de Rosier, qui le distancie des propos tenus par les deux ministres. Les hommes
de paille semblent l’être autant pour lui que pour eux.
Le message que Rosier transmet à son supérieur, le général Le Page, est une demande explicite pour
que l’armée française donne un coup d’arrêt à la progression du FPR. Cette demande correspond à
l’objectif initial sous-jacent de l’opération Turquoise.
Le GIR étant replié à Gisenyi et la base principale de Turquoise étant à Goma juste de l’autre côté
de la frontière, les contacts ont dus être nombreux, mais discrets. Des contacts « techniques » avec les
FAR sont prévus par l’amiral Lanxade :
PREMIER MINISTRE :
Nous n’avons aucun espoir de ramener au Zaïre les 8.000 tutsis de la zone ?
CHEF D’ÉTAT-MAJOR DES ARMÉES :
Il faudra voir sur place. Un des problèmes est l’établissement d’un contact technique avec les
F.A.R. en gardant une visibilité réduite. 69
Le Premier ministre fait allusion aux 8 000 Tutsi regroupés au camp de Nyarushishi. Pourquoi veut-il
les emmener au Zaïre ? Pour laisser la région aux Hutu ? Il fut un temps où certains déportaient les Juifs à
l’Est. Là, en 1994, le chef du gouvernement français veut déporter les Tutsi à l’Ouest. Encore faudra-t-il,
ajoute le chef d’état-major, que soit établi « un contact technique avec les F.A.R. en gardant une visibilité
réduite. » Délicieuse formule ! L’amiral sous-entend-il que l’armée rwandaise envisageait une solution plus
radicale pour les Tutsi du camp de Nyarushishi ?
Le 26 juin, le général Dallaire apprend que le ministre de la Défense du GIR, Augustin Bizimana, est
à Goma :
Au cours de son entretien, Henry avait aussi eu la confirmation que le gouvernement provisoire
se terrait à Gisenyi, et que certains ministres s’étaient rendus à Goma. Selon Bizimungu [le chef
d’état-major des FAR], mon prochain voyage à Goma afin de rencontrer le général Lafourcade était
une excellente occasion pour discuter avec le ministre de la Défense, qui s’y trouvait également. 70
La mission de M. Yannick Gérard, envoyé au Rwanda le 29 juin, est de représenter la France auprès
du Gouvernement intérimaire rwandais :
M. Juppé envoie demain deux émissaires politiques, M. Gérard, directeur adjoint des affaires
africaines et malgaches, auprès du gouvernement intérimaire et M. Varin [Warin] auprès du F.P.R. 71
68
Ibidem.
Conseil restreint du 22 juin 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint22juin1994.pdf#page=3
70 R. Dallaire [72, p. 551].
71 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 28 juin 1994. Objet : Votre
entretien avec le Premier ministre et Conseil restreint mercredi 29 juin. Situation. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye28juin1994.pdf
69
907
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
Le général Lafourcade et Yannick Gérard se sont sans doute entretenus fréquemment avec le gouvernement intérimaire. Au tout début juillet, Yannick Gérard rencontre Jérôme Bicamumpaka qui demande
que « la France élargisse sa mission et s’interpose entre les belligérants ». 72 L’ambassadeur Gérard était
basé à Goma. 73
22.6.3
Le projet d’intervention sur Kigali
Une intervention à Kigali a donc été envisagée. C’est écrit textuellement dans l’extrait de l’ordre
d’opération Turquoise cité ci-dessus. 74
L’amiral Lanxade, lors de son audition par la Mission d’information, confirme que l’intervention sur
Kigali a bien été discutée :
Des discussions internes ont néanmoins eu lieu au sein des conseils restreints pour savoir quelle
forme donner à l’intervention. Personnellement, il a estimé qu’en intervenant à Kigali même, la France
risquait d’être considérée comme se plaçant en situation d’interposition au profit des responsables
du génocide. Par ailleurs, d’un point de vue technique, l’opération aurait risqué d’être très difficile
et coûteuse sur le plan militaire, la France n’ayant plus le contrôle de l’aéroport ; 75 c’est pourquoi il
était opposé à une intervention à Kigali. 76
Au Conseil restreint du 15 juin, François Mitterrand a effectivement envisagé d’envoyer des militaires
protéger certains sites à Kigali. 77 Jacques Baumel confirme plus tard que François Mitterrand voulait
envoyer des paras à Kigali pour empêcher la chute de la ville :
Dans une déclaration en date du 8 juillet 1994, donnée au Figaro Magazine, Jacques Baumel,
président de la Commission de la Défense à l’Assemblée nationale française, déclara que l’opération
Turquoise fut le résultat d’une tractation entre le président Mitterrand et son Premier ministre
Edouard Balladur, le premier voulant une intervention directe des parachutistes français sur Kigali
afin d’empêcher la prise de la ville par l’APR et le second y étant formellement opposé. Interrogé,
l’amiral Lanxade nous a déclaré : « À aucun moment le président de la République n’envisagea une
intervention à Kigali. » (Entretien avec l’amiral Lanxade.) 78
Le général Christian Quesnot aurait conseillé à François Mitterrand d’intervenir sur tout le Rwanda. 79
Il déclare lors de son audition à la Mission d’information :
La solution d’une intervention à Kigali avait été envisagée parce qu’elle aurait permis de disposer
d’un aéroport au cœur du Rwanda, mais elle avait été rapidement rejetée, compte tenu de l’incertitude
sur l’attitude du FPR. 80
L’attitude du FPR vis-à-vis de l’intervention française ne souffre pourtant d’aucune ambiguïté : il y
est opposé et le dit publiquement.
Les militaires français disent renoncer à utiliser l’aéroport de Kigali à cause de son mauvais état, alors
que le FPR en a pris le contrôle depuis le 21 mai 1994 :
[...] il est exclu en effet, que la piste de Kigali, en raison des dommages subis, soit la plate-forme
d’accueil dans les premiers instants. Les Français devraient user de la base arrière du Zaïre. 81
Selon Alison Des Forges, un prétexte humanitaire a été utilisé pour obtenir de l’ONU que les troupes
françaises aillent à Kigali :
Stephen Smith et Dominique Garraud, Sept questions sur une intervention, Libération, 4 juillet 1994, p. 4.
L’adjoint de l’ambassadeur Gérard, Jean-Christophe Belliard, parle du « poste français de Goma ». Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 283].
74 Voir plus haut section 22.6 page 902.
75 En notant que « la France n’ayant plus le contrôle de l’aéroport », le chef d’état-major assimile le contrôle de l’aéroport
par les FAR au contrôle par la France, ce qui démontre que les responsables militaires français s’identifient à l’armée
rwandaise.
76 Audition de l’amiral Lanxade, 6 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 236].
77 Voir section 19.26 page 817.
78 B. Lugan [131, p. 213].
79 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 779].
80 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 347].
81 Jacques Isnard, Un double pari, Le Monde, 21 juin 1994, pp. 1, 3.
72
73
908
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Les partisans de la stratégie agressive pensaient qu’il était essentiel pour les troupes françaises
d’arriver à Kigali. En y établissant une présence française, ils pouvaient permettre au gouvernement
intérimaire de s’agripper au contrôle de certaines parties de la ville et donc de se présenter avec
plus de crédibilité comme le gouvernement du Rwanda. Étant donné que l’opération Turquoise était
supposée être une opération humanitaire, certains officiels français s’attendaient à ce que leur position
soit soutenue par des militants de la cause humanitaire. 82
Cela reprend les arguments tenus au Conseil restreint du 15 juin, en particulier par François Mitterrand. 83
La mission de Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé et ancien secrétaire d’État à l’Action
humanitaire, accompagné de Jean-Louis Machuron (Pharmaciens sans frontière) à Kigali le 17 juin, 84
avait pour but de demander au général Dallaire de solliciter une intervention de troupes françaises à Kigali
pour porter secours à des orphelins et des missionnaires bloqués derrière les « lignes Interahamwe ». Ce
projet est conforme avec l’intention de François Mitterrand, exprimée lors du Conseil restreint du 15 juin,
d’envoyer des militaires français protéger certains sites à Kigali. 85 Cela aurait permis à l’armée française
de reprendre pied à Kigali et d’y maintenir le Gouvernement intérimaire rwandais. Dallaire s’y oppose :
Bernard Kouchner, militant et homme politique, faisait partie de ceux qui étaient connus pour
ses efforts consacrés à sauver des vies. Le FPR avait sollicité son aide pour organiser l’évacuation
d’orphelins et d’autres personnes assiégés à Kigali et le Secrétaire général des Nations unies lui avait
accordé un mandat informel pour soutenir son action. Kouchner était prêt à défendre l’idée d’envoyer
des troupes françaises dans la capitale. Le 17 juin il rendit une visite, avec un de ses collègues,
au général Dallaire à Kigali. D’après une personne présente lors de l’entretien, les deux visiteurs
français avaient avec eux une carte, sur laquelle était tracée une ligne délimitant la zone qui devait se
retrouver sous le contrôle français. Comme sur la carte présentée par les représentants français aux
Nations unies, elle englobait une grande partie de l’ouest du Rwanda et des portions de la ville de
Kigali. Kouchner aurait pressé Dallaire de solliciter l’intervention de troupes françaises pour sauver
des orphelins et des missionnaires bloqués derrière les « lignes Interahamwe », dans la capitale. Une
telle prière de la part de Dallaire aurait pu persuader ceux qui demeuraient encore sceptiques, aux
Nations unies comme à Paris, d’approuver l’envoi de troupes françaises à Kigali. Dallaire, suspicieux
quant aux intentions françaises, répondit en colère : « Non ! Je ne veux pas voir de Français ici. Si
vous voulez aider, donnez le matériel et les moyens de transport nécessaires aux troupes qui attendent
de rejoindre la MINUAR ». 86 Kouchner affirme avoir effectué cette visite et avoir apporté une carte,
sur laquelle il se souvient d’avoir montré des sites à Kigali où des Tutsis, comme d’autres personnes
attendaient d’être sauvés. Il se rappelle 87 avoir reçu cette carte de responsables officiels à Paris, mais
pas de qui. 88
Le général Dallaire fait allusion à cette deuxième rencontre avec Bernard Kouchner le 17 juin 1994.
Celui-ci se présente comme envoyé du gouvernement français et invoque des prétextes humanitaires pour
que la France intervienne militairement. C’est en réalité, selon Dallaire, pour sauver le GIR et les FAR :
Contrairement à son intervention mal à propos lors de notre première rencontre, Kouchner me
demanda cette fois poliment de lui accorder environ une heure. Il m’expliqua qu’il agissait en tant
qu’interlocuteur pour son gouvernement sur le terrain et qu’on l’avait envoyé spécifiquement pour me
voir. Au moins son rôle était clair. [...]
Mais ensuite il me cloua sur place. Le gouvernement français, disait-il, avait décidé, dans l’intérêt
de l’humanité, de se préparer à diriger des forces de coalition française et franco-africaines au Rwanda
pour faire cesser le génocide et fournir de l’aide humanitaire. Ces forces viendraient en vertu d’un
mandat prévu au chapitre VII des Nations unies et établiraient une zone de sécurité dans l’ouest
du pays, où les personnes fuyant le conflit pourraient trouver refuge. Je lui répondis immédiatement
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 779].
Voir section 19.26 page 817.
84 Le directeur de la cellule d’urgence du Quai d’Orsay, M. Gérard Larôme, accompagne aussi Kouchner à Kigali. Cf.
Renaud Girard, Kigali : la stratégie du harcèlement, Le Figaro, 20 juin 1994, p. 32 ; Interview du ministre des Affaires
étrangères, M. Alain Juppé à TF 1, 19 juin 1994. Il est ensuite responsable de la cellule humanitaire de l’opération Turquoise.
Cf. Une « catastrophe colossale » menace le sud-ouest du pays, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.
85 Voir section 19.26 page 817.
86 Human Rights Watch/FIDH, entretien, Toronto, 16 septembre 1997.
87 Human Rights Watch/FIDH, entretien au téléphone, Paris, 3 décembre 1998.
88 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 780]. Entretien au téléphone avec Bernard Kouchner, Paris, 3 décembre 1998.
82
83
909
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
« Non ! » sans lui laisser la moindre chance de poursuivre et me mis à proférer tous les jurons canadiensfrançais que peut contenir mon vocabulaire. [...]
Les Français étaient certainement au courant que leurs alliés étaient responsables des massacres.
D’après moi, ils se servaient du prétexte humanitaire pour intervenir au Rwanda, permettant à
l’AGR de maintenir une bande de territoire du pays et un peu de légitimité face à une défaite certaine.
Mais Kouchner et son compatriote voulaient clairement que je cesse d’argumenter. [...]
Selon eux, je devais m’efforcer de rendre la MINUAR 2 opérationnelle dans les zones sous contrôle
du FPR au cours des quatre prochains mois, pendant qu’ils s’arrangeraient avec les territoires sous
contrôle de l’AGR et leurs prétendues zones de sécurité. Je conclus facilement le but de leur visite : me
faire accepter de subordonner les objectifs de la MINUAR à ceux de l’armée française. Ils n’avaient
aucune chance d’y parvenir. [...]
Ce soir là, les médias français révélèrent le plan de la France de déployer ses soldats au Rwanda. 89
La nouvelle parvint à la station RTLM et aux autres postes émetteurs locaux, qui la rediffusèrent
aussitôt dans tout le pays. À Kigali, les forces de défense étaient folles de joie à la perspective
d’un sauvetage imminent par les Français. Ce renouveau d’espoir et de confiance eut une autre
conséquence : il ranima la chasse aux survivants du génocide, augmentant ainsi le danger pour les
personnes réfugiées dans les quelques églises et édifices publics qui n’avaient pas été affectés. Les
auteurs du génocide attendaient désormais que les Français viennent les sauver et pensaient avoir
carte blanche pour achever leur macabre besogne. 90
Malgré ce refus formel de Dallaire, Bernard Kouchner se déclare en « totale connivence » avec lui. Puis
il rencontre le chef d’état-major des armées rwandaises et l’état-major du FPR avec lesquels il reprend
des négociations en vue d’un transfert d’orphelins. 91
Les ordres donnés aux militaires français de Turquoise sont d’aller sur Kigali :
« Dans les premiers jours de « Turquoise », raconte un officier qui tient à garder l’anonymat, nous
avons eu l’ordre d’avancer sur Butare. A ce moment-là, nos instructions étaient très claires : il était
envisagé d’aller jusqu’à Kigali (NDLR : à cette époque, la capitale rwandaise est en train de tomber
aux mains de la rébellion). Ces ordres ont été annulés au tout dernier moment ». 92
Une carte, montrée sur France 2 le 28 juin, ne fait pas mystère de l’intention française de pénétrer le
territoire rwandais suivant trois axes dont l’un pointe en direction de Kigali. 93
Des éléments du COS iront en reconnaissance tout près de Kigali au début de Turquoise :
Constitués en équipes légères, les détachements du COS vont effectuer des actions de reconnaissance en rayonnant autour des villes du sud-ouest du Rwanda. Il s’agit de reconnaître les intentions
véritables des forces tutsies qui s’avancent inexorablement, et de sauver le maximum de Tutsis et de
Hutus menacés d’exécution par les extrémistes hutus. A plusieurs reprises, les détachements, composés de quatre P-4 et d’un VLRA, devront aussi faire usage de leurs armes face aux Tutsis du FPR.
Plusieurs fois également, ne rencontrant aucune troupe, les éléments du COS reconnaîtront de vastes
zones qui les mèneront tout près de Kigali. 94
Le lieutenant-colonel Joubert, du 1er RPIMa, est à Gikongoro dès le 24 juin :
Le même jour [24 juin] le lieutenant-colonel Joubert, alors officier opérations du « détachement
Chimère », mène une reconnaissance aux lisières est de la forêt de Nyungwe. Ne rencontrant aucune
difficulté, il poursuit en direction de Gikongoro. 95
L’entrée « officielle » des Français à Gikongoro ne se fait que le 27 juin. 96
L’arrivée des Français à Kigali était attendue par le GIR et les FAR, comme en témoigne le général
Dallaire :
89 C’est une allusion à l’annonce de l’intervention militaire faite par Alain Juppé dans Libération le 16 juin. Voir section 19.26 page 817.
90 R. Dallaire [72, pp. 526, 527, 530, 531].
91 Alain Frilet, A Kigali, les rebelles accentuent la pression, Libération, 20 juin 1994.
92 Arnaud de la Grange, Les ambiguïtés de Turquoise, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 5.
93 Voir figure 22.2 page 911.
94 E. Micheletti [146, p. 18].
95 B. Lugan [131, p. 217].
96 Michel Cariou (AFP), Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5 ; Michela
Wrong, Reuter. Cf. M. Mas [139, p. 435].
910
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Figure 22.2 – Les axes de pénétration de l’opération Turquoise le 28 juin. Source : France 2, Telematin,
28/6/1994, 7 h 30
Le lendemain [27 juin], je rencontrai Henry [Anyidoho] à l’aéroport pour remettre les médailles
au bataillon ghanéen. Avant la cérémonie, il présenta un troublant rapport de ce qui avait suivi
sa rencontre avec Bizimungu. Le personnel de notre Q.G. s’était enquis auprès de la préfecture de
Kigali de la reprise des transferts de personnes déplacées et d’orphelins. Une réunion avait eu lieu
avec le sous-préfet, qui, de façon très terre à terre, avait déclaré que le gouvernement provisoire ne
considérait pas important de continuer les transferts puisque les forces françaises seraient bientôt
dans la capitale et offriraient à tous une protection adéquate. Le sous-préfet avait aussi ajouté que,
selon lui, à leur arrivée, les Français examineraient les personnes des camps et constateraient que les
autorités de Kigali s’étaient souciées de leur bien-être. Il était clair que le gouvernement provisoire
croyait à l’avance des Français vers Kigali. 97
Le 27 juin, sur la chaîne de télévision France 2, après qu’un envoyé spécial eut déclaré que « les soldats
français ont pénétré de cent kilomètres à l’intérieur du territoire rwandais et se trouvent seulement à vingt
kilomètres de la ligne de front », Paul Amar annonce qu’un blessé a été évacué depuis Kigali :
Précisément, les militaires français ont réussi à évacuer un blessé de la capitale Kigali.
[Un rwandais barbu, torse nu, est sorti d’une voiture sur un brancard et transféré dans un hélicoptère]
Ils l’ont conduit aujourd’hui-même à Goma. C’est la première évacuation humanitaire effectuée
par des soldats de l’armée française, mais ces évacuations sont périlleuses. La pression en effet reste
forte autour de Kigali, pression exercée par le Front patriotique qui pilonne chaque jour la ville. La
Croix Rouge a le plus grand mal à sauver les blessés. 98
Nous ne pouvons en conclure que les militaires français sont à Kigali, mais il est clair que le 27 juin,
des militaires français sont au contact des troupes gouvernementales qui combattent à Kigali. Cela signifie
que des militaires français sont allés bien au-delà de Ruhengeri vers Kigali par la route bitumée, à moins
qu’ils aient pris la route Ruhengeri-Gitarama, moins exposée mais pas goudronnée sur toute sa longueur
à l’époque.
Nous lisons dans Paris-Match du 7 juillet que « les troupes de la Force de protection humanitaire se
97
98
R. Dallaire [72, pp. 553-554].
France 2, 27 juin 1994, Dernière.
911
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
rapproche de la ligne de front et de Kigali (elles en étaient lundi à 20 km). » 99 Lundi, donc le 4 juillet,
jour de l’abandon de Kigali par les FAR.
22.6.4
L’intervention sur Gisenyi et vers Ruhengeri
Dans le cadre d’une opération très discrète, l’armée française tente de protéger le GIR devant Gisenyi,
en allant, rapporte Alison Des Forges, jusqu’à Ruhengeri 100 :
Juste au même moment, et sans pratiquement aucune attention de la part de la presse étrangère,
un autre détachement de 200 soldats d’élite entrait au Rwanda par le nord-ouest à Gisenyi [voisine de
Goma au Zaïre] et commençait à effectuer une reconnaissance dans la région. 101 [...] À la différence
de leurs camarades dans le sud, ils n’intervinrent pas auprès des milices postées aux barrières. Le
jour suivant ou le jour d’après, ils apportèrent de Goma, des équipements et des ravitaillements en
quantités importantes et installèrent des campements à Gisenyi, disposés à protéger la ville qui abritait
le gouvernement génocidaire. 102 Puis les troupes se déplacèrent vers l’est, à environ 25 kilomètres,
à Mukamira, un camp militaire où les Français avaient déjà entraîné les soldats rwandais. Ils se
trouvaient à côté de Bigogwe, où Barril était supposé mener son programme d’entraînement, 103 et
se trouvaient en bonne position pour avancer sur la ville de Ruhengeri, située à une vingtaine de
kilomètres, qui était alors assiégée par le FPR. Le 24 juin, le colonel Thibault déclara que les Français
avaient l’intention de se déplacer vers Ruhengeri. 104
Des militaires français seraient allés à Gisenyi et plus loin dès le 23 juin, mais l’information est aussitôt
démentie :
Les autorités militaires démentaient ainsi le survol du Rwanda par les hélicoptères qui se déplaçaient au-dessus de la frontière dans l’espace aérien zaïrois, ainsi que l’entrée simultanée de forces dans
le nord-ouest du pays, annoncée par l’Agence France presse, selon une source gouvernementale. [...]
Dans les prochains jours, des reconnaissances seront également effectuées dans le Nord, à proximité
de la ville de Gisenyi, où se trouvent des camps de réfugiés hutus. 105
Les informations de Mme Des Forges sont exactes. Des prétextes sont même inventés. Il s’agit d’aller
au secours de déplacés hutu, ou bien de poches de Hutu modérés, ou encore de garder l’équilibre entre
les différentes communautés. Une incursion dans le Nord-Ouest trouve une timide confirmation dans Le
Monde :
Acheminée par un Transall français, la section sénégalaise – deux cent quarante hommes sont
attendus – a en revanche été mise à contribution dès samedi [25 juin]. « On s’attendait à être engagés
dans les points chauds. En fait c’est très calme » a résumé le capitaine Gatta Ba, de retour d’une
première incursion dans le nord-ouest du Rwanda. 106
Un lieutenant sénégalais a participé à une reconnaissance dans des camps de réfugiés hutu à Kanama,
à 20 km à l’est de Gisenyi sur la route de Ruhengeri et à Nyamyumba, à 15 km au sud en direction de
Kibuye. 107
François Mitterrand a donné son accord le 24 juin en fin de journée pour une opération militaire dans
la région de Gisenyi « en faveur des déplacés hutus » pour « garder l’équilibre entre les deux communautés
rwandaises » :
Contrairement à ce que laisse entendre la presse, les unités françaises n’ont pas encore quitté
Goma pour Gisenyi (Nord du lac Kiwu). [...]
IV - décision à prendre
Il avait été convenu que parallèlement à notre intervention à Cyangugu, (au profit des réfugiés
tutsis), une opération serait menée dans la région de Gisenyi, en faveur des déplacés hutus. Mais le
99 Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 48.
100 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 784].
101 Agence France Presse, L’arrivée des premiers soldats français au Rwanda, BQA no 14241, 24/06/94, p. 33.
102 Agence France Presse, Les troupes françaises consolident leurs positions à Gisenyi, BQA no 14242, 27/06/94, p. 47.
103 Voir section 21.7 page 882.
104 Mark Fritz, First French commandos protect Tutsi refugees, The Independent, 25 juin 1994.
105 Dominique Garraud et Gilles Millet, L’entrée discrète des Français au Rwanda, Libération, 24 juin 1994.
106 Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
107 Dominique Garraud, Rwanda : L’armée française avance à pas comptés, Libération, 27 juin 1994, p. 16.
912
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Quai d’Orsay est très hésitant sur une action dans la région de Gisenyi où siège le gouvernement
intérimaire.
L’État-major, comme nous-mêmes, souhaiterait garder l’équilibre entre les deux communautés
rwandaises et serait favorable à une intervention dans cette partie du Rwanda. Il s’agit d’éviter une
réaction d’hostilité à notre égard de la part de la communauté hutue.
Donnez-vous votre accord à une action dans la région de Gisenyi ? 108
François Mitterrand écrit sous cette question un oui, avec une flèche faisant le lien. Il souligne deux
fois le oui, pour marquer son impatience à voir l’armée française porter secours à ses chers amis, avec
lesquels il ne voudrait surtout pas se brouiller.
La nature de cette opération « en faveur des déplacés hutus » apparaît dans L’Humanité du 29 juin
1994, qui publie une photo de militaires français près de Gisenyi, accompagnant des miliciens. N’est-ce
pas la preuve manifeste du soutien de la France aux milices donc aux auteurs directs du génocide ? 109
Une carte publiée dans Le Figaro du 27 juin montre bien deux axes de pénétration de l’armée française
au Rwanda, l’un par Cyangugu, l’autre par Gisenyi. 110
Cette intervention au Nord-Ouest, en particulier sur Mukamira (ou Mukamura), est confirmée par
une directive du général Raymond Germanos :
Le 30 juin, le Général Raymond Germanos envoie au Commandant des forces Turquoise une
directive pour le 1er juillet 1994, qui précise aux forces françaises qu’elles doivent poursuivre les
missions de reconnaissance visant à marquer leur présence :
- au nord, en maintenant le dispositif actuel jusqu’à Mukamura ;
- au centre, en assurant une présence plus marquée à l’est de Kibuye, notamment à hauteur du
col de N’Daba ;
- en accentuant la recherche du renseignement dans le triangle Gishita - Karongi - Gisovu ;
- en prolongeant vers l’est les reconnaissances au-delà de la lisière de la forêt de Nyungwe jusqu’à
Gikongoro, à dépasser que pour d’éventuelles missions d’extraction en direction de Butare. 111
Mukamura, exactement Mukamira, est à 37 km à l’est de Gisenyi à mi-chemin de Ruhengeri. C’est un
carrefour avec la route de Gitarama, 112 donc un point stratégique devant Gisenyi, où est replié le GIR. À
Mukamira se trouve un camp militaire que les Français connaissent bien : c’était là notamment qu’exerçait
le DAMI.
108 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République, 24 juin 1994. Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Delaye24juin1994.pdf
109 Voir section 28.4 page 1085.
110 François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/
LuizetCrisMurmuresKibuye27juin1994.pdf
111 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 311].
112 À l’époque, la route de Mukamira à Gitarama n’est pas entièrement bitumée.
913
22.6. L’OPÉRATION TURQUOISE DEVAIT INTERVENIR DANS TOUT LE RWANDA
Figure 22.3 – Légende : Operation Turquoise in Rwanda. Two vehicles on the same route ; the French
are on a reconnaissance mission, the Rwandan army on parade. There was no exchange between the
two armies, just chance encounters. Often the Rwandan army provoked the crossing of paths with the
French ; worried by the presence of the foreign force in their country, they tried to enter into contact
with members of specialty branch Unites Parachutistes Francaises. Most often, these attempts were in
vain. The whole of this series of images takes place along the route between Gisenyi and Ruhengeri, in
Rwanda. Rwandan forces, primarily Hutu, paraded the length of the route. French Special Forces, the
Commandement des Operations Speciales (Special Operations Command, COS), having recently arrived
via Zaire, were tasked with reconnaissance in this same territory. Any encounters with the Rwandan
forces were unintended. Date 25 juin 1994. Source : Thierry Orban © Corbis Sygma. Traduction de
l’auteur : Opération Turquoise au Rwanda. Deux véhicules sur la même route ; les Français sont en
mission de reconnaissance, les militaires des FAR à la parade. Il n’y a pas d’échange entre les deux
armées, la rencontre est le fruit du hasard. Souvent l’armée rwandaise fait en sorte de croiser le chemin
des Français ; inquiets de la présence d’une armée étrangère sur leur territoire, ils essaient de rentrer en
contact avec les membres des unités spéciales parachutistes françaises. En général leurs tentatives sont
vaines. L’ensemble de ces images est pris sur la route qui mène de Gisenyi à Ruhengeri au Rwanda. Les
forces rwandaises, principalement hutu, paradent le long de la route. Les forces spéciales françaises du
Commandement des opérations spéciales (COS), sont arrivés récemment par le Zaïre et ont pour tâche
de faire des reconnaissances. Toute rencontre avec des forces rwandaises était fortuite. Commentaire :
Les militaires français ne sont pas des paras mais de l’infanterie de marine, pas des COS. Les militaires
rwandais accompagnent en fait les Français en agitant le drapeau tricolore. Ils sont très heureux de
l’arrivée des Français
914
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Le général Lafourcade confirme le 30 juin à Goma au général Dallaire qu’il avait envoyé des soldats
vers Butare et Ruhengeri. 113 Thierry Orban a pris en photo deux véhicules P4 de l’armée française le 27
juin devant le bureau communal de Nkuli, à 5 km au-delà de Mukamira sur la route de Ruhengeri. 114
Figure 22.4 – Deux jeeps P4 françaises, le 27 juin 1994, devant le bureau communal de Nkuli près du
camp militaire de Mukamira à 25 km de Ruhengeri. Source : Thierry Orban, © Corbis Sygma
Mukamira se trouve à 10 km au nord de Rambura, le site natal de Habyarimana, où un incident éclate
le 15 juillet. Monique Mas note que le front est précisément à Mukamira le 15 juillet :
Dans l’après-midi, le général Kagame donne l’ordre d’arrêter les tirs sur Gisenyi. [...] L’APR se
débrouille pour faire attendre les journalistes aux environs de Ruhengeri. Gisenyi n’est plus au programme. Le front serait à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Ruhengeri, très précisément à
Mukamura, à une dizaine de kilomètres de Rambura, la terre natale du défunt président Habyarimana. 115
Selon Bernard Surwumwe, militaire des FAR, les Français ont fait des tirs de barrage depuis les
hauteurs près du camp de Bigogwe pour ralentir l’avance du FPR et permettre la retraite des FAR :
J’ai été témoin de l’assistance des Français aux FAR au combat en juillet 1994 quand le FPR
menaçait la ville de Ruhengeri. Nous avons fui en direction de Gisenyi et, alors qu’on était à hauteur de
Mukamira, le général Bizimungu nous a encouragés à résister et à ne pas fuir car, disait-il, les Français
étaient déjà arrivés pour nous aider. Effectivement, ils avaient déjà installé leurs armes d’appui dans
les hauteurs de Bigogwe et lançaient des bombes sur les inkotanyi qui nous poursuivaient. Les Français
ont réussi à ralentir leur progression ce qui nous a permis de nous dégager. Nous avons continué la
route vers Kibuye puis Cyangugu où nos chefs espéraient organiser une résistance. 116
Les troupes françaises étaient-elles encore à Mukamira le 15 juillet en soutien aux FAR ? C’est ce que
prétend le FPR. 117 On a vu que pour justifier cette pénétration des troupes françaises dans la région de
113
114
115
116
117
R. Dallaire [72, pp. 558-559].
Voir figure 22.4 page 915.
Monique Mas [139, pp. 462-463].
Rapport Mucyo [65, p. 180]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=186
Voir section 23.4.3 page 952.
915
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
Gisenyi et de Ruhengeri, un curieux prétexte de « poches de réfugiés hutu modérés » – dont on n’entendra
plus parler – est invoqué par les militaires français. 118
Cette intervention au Nord-Ouest du Rwanda, destinée à protéger le GIR de l’avancée du FPR, a
été ensuite complètement gommée. Toute l’opération Turquoise serait partie de Bukavu. Comme on l’a
vu plus haut, la région allant de Gisenyi à Ruhengeri était incluse initialement dans la zone Turquoise.
C’était la zone contrôlée encore théoriquement par le Gouvernement intérimaire rwandais et son armée
au début de Turquoise.
22.6.5
Stopper l’offensive du FPR
L’ordre d’opération de Turquoise fixe comme objectif de garder l’Ouest du Rwanda au Gouvernement
intérimaire rwandais :
LES FORCES DU FPR ONT CONQUIS EN DEUX MOIS TOUTE LA PARTIE EST DU
PAYS, JUSQU’À LA LIGNE RUHENGERI - SHYORONGI, AU NORD, ET KIGALI-GITARAMANYANZA AU CENTRE.
LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SUR LES DIRECTIONS KIGALI-KIBUYE,
ET KIGALI-BUTARE, EN VUE DE COUPER EN DEUX LA PARTIE OUEST DU PAYS ENCORE
SOUS CONTRÔLE GOUVERNEMENTAL, ET D’AUTRE PART, DE CONTRÔLER L’AXE PRINCIPAL, RELIANT LA CAPITALE RWANDAISE AU BURUNDI. [...]
ULTÉRIEUREMENT ÊTRE PRÊT À CONTRÔLER PROGRESSIVEMENT L’ÉTENDUE DU
PAYS HUTU EN DIRECTION DE KIGALI ET AU SUD VERS NIANZI ET BUTARE ET INTERVENIR SUR LES SITES DE REGROUPEMENT POUR PROTÉGER LES POPULATIONS. 119
La ligne de front, telle que se la représentent les Français au 15 juin, est visible sur la carte 22.1
page 904. Les opérations des premières troupes envoyées sur place, les COS, vont consister exactement à
aller en reconnaissance et au contact du FPR sur ces deux axes offensifs Kigali-Kibuye et Kigali-Butare.
La tentative d’arrêt de l’offensive sur Kibuye consistera à laisser exterminer les prétendus éléments infiltrés
dans les montagnes de Bisesero. 120
22.7
L’intervention sur Butare
22.7.1
Les justifications de l’intervention sur Butare
Devant la marche irrésistible du FPR sur Butare, le 28 juin, dans une tentative désespérée pour
obtenir de l’aide, Kalimanzira 121 envoie un télégramme aux ministères de l’Intérieur et de la Défense
pour demander que les Français qui étaient arrivés à Cyangugu viennent pour « protéger ces populations
innocentes menacées par les Inkotanyi. » 122
Le journaliste Stephen Smith 123 écrit de Butare :
Une ville entière, victimes et bourreaux confondus, attend sa rédemption. « Si les Français ne
viennent pas, ce sera pire qu’avant », prédit un religieux qui sent les miliciens et militaires « déjà très
nerveux ». La raison : les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) sont à quarante kilomètres au
nord, et sans doute plus proches à l’est, leur zone d’infiltration. [...] Depuis dix jours, le « front » a
peu bougé mais les Français se faisant attendre, les gouvernementaux se posent des questions. « Ontils peur des rebelles ? Ne sont-ils là, dans notre dos, que pour aider les Tutsis survivants ? » Et de
promettre un « nettoyage total » si, « au nom de l’humanitaire », la France ne sauvait pas la ville. 124
Voir section 22.4 page 902.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 306 ; Annexes, pp. 386-387]. http://
francegenocidetutsi.org/OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf
120 Voir section 29 page 1097.
121 Callixte Kalimanzira, en l’absence de Faustin Munyazesa, joue le rôle de ministre de l’Intérieur du GIR avant la
nomination d’Édouard Karemera.
122 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 684].
123 Stephen Smith accompagne probablement des militaires français, CRAP ou COS, venus en éclaireurs, comme le raconte
Michel Peyrard dans « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel, ParisMatch, 7 juillet 1994, p. 46.
124 Stephen Smith, A Butare, l’espoir se conjugue en français, Libération, 28 juin 1994, p. 15.
118
119
916
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
22.7.2
Les missions de reconnaissance à Butare
L’arrivée officielle des militaires français à Butare, pour une incursion de quelques heures, se fait le
1er juillet, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y sont pas venus avant, l’armée française ne faisant pas, bien
sûr, la publicité de toutes ses opérations. Le 27 juin, les Français arrivent officiellement à Gikongoro. 125
Michel Peyrard, journaliste à Paris-Match, quitte Cyangugu le 24 juin en compagnie d’une patrouille
commandée par deux lieutenants-colonels :
Le lendemain [24 juin], à l’aube, sur les indications de Priscille, nous découvrons, en compagnie
d’une patrouille commandée par les lieutenants-colonels Collin et Jacque, douze sœurs de l’ordre de
Saint-François réfugiées dans un couvent, à une douzaine de kilomètres du camp [de Nyarushishi].
[...]
La guerre. Elle est là, toute proche, 80 kilomètres tout au plus. Montant vers le front, nous
dépassons des bataillons frais composés de toutes jeunes recrues qui se dirigent à pied vers la zone
des combats.
Butare, la fringante préfecture du Sud, s’est transformée en ville de garnison. Atmosphère de
débâcle. Des soldats épuisés remontent à contrecœur vers des positions abandonnées, à bord de Jeeps
souillées de sang et de boue. A la terrasse de l’hôtel Ibis, le colonel Munyengango commandant le
secteur, écluse quelques bières en compagnie d’officiers désœuvrés. Le directeur de la Sûreté extérieure
de l’État 126 qui se flatte d’avoir rencontré en novembre dernier à Paris son homologue de la D.g.s.e.
ne se fait plus d’illusions : « Nous perdons du terrain. Je ne peux pas vous le cacher. Frappés par
l’embargo, nous sommes à court de munitions. Nous ne pouvons pas contre-attaquer. Nous ne cessons
de reculer. Mais nous ne nous battons pas seulement contre le F.p.r, nous sommes en guerre contre
l’Ouganda, et l’armée ougandaise est puissante. » Incorrigible, le patron des services secrets rwandais
n’entrevoit qu’une seule issue. « Si, par le plus grand hasard, Museweni [Museveni], le président
ougandais, disparaissait politiquement ou physiquement, alors la guerre s’éteindrait d’elle-même. » 127
Ces deux lieutenants-colonels Collin et Jacque viennent du camp de Nyarushishi. Ils sont donc du 1er
RPIMa. Nous apprenons plus loin que le lieutenant-colonel Collin s’appelle en réalité Hervé Charpentier,
il est l’adjoint du colonel Tauzin alias Thibaut, et nous présumons fort que le lieutenant-colonel Jacque
s’appelle Étienne Joubert, officier de renseignement du 1er RPIMa. 128 Ils visitent une paroisse où a eu lieu
un massacre puis partent vers Butare à 80 km de là. Il est donc fort possible que Peyrard et le groupe de
reconnaissance commandé par les lieutenants-colonels Charpentier et Joubert soient arrivés à Butare le
soir du 24 juin, sinon le 25. Ils prennent contact avec l’état-major des FAR qui se trouve à l’hôtel Ibis. Le
préfet Alphonse Nteziryayo y est installé, ainsi que le président des Interahamwe, Robert Kajuga, 129 ils
y rencontrent le colonel Munyengango, commandant le secteur 130 et le directeur de la Sûreté extérieure
de l’État qui serait le lieutenant-colonel Laurent Rutayisire. 131
L’autre reportage à Butare, publié par Stephen Smith dans Libération le 28 juin, relate des faits qui
datent des 26 et 27 juin. 132 Smith ne parle pas de militaires français, mais en général les journalistes
125 Michel Cariou,Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5 ; M. Mas [139,
p. 434] ; Hutu villagers cheer French, The Times, 28 June 1994 ; Jean Chatain, Les Mirage et le ministre Léotard arrivent,
L’Humanité, 29 juin 1994.
126 Ce serait le colonel Laurent Rutayisire, chef du fichier central, que Marlaud dit responsable de la DGSE. Voir J.-M.
Marlaud, Personnalités accusées par le FPR d’être responsables des massacres, 12 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 513].
127 Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46.
128 Le pseudonyme des membres des COS est souvent choisi à partir de la 1re lettre du patronyme, Diego pour Duval,
Thibaut pour Tauzin,...
129 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 595].
130 Le colonel François Munyengango est directeur des anciens combattants et des affaires sociales au ministère de la
Défense. Cf. République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05
mars 1994, Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf#page=2 Il est nommé commandant de l’ESO à Butare le 6 juin. Cf. A. Guichaoua
[99, pp. 300-301].
131 Le lieutenant-colonel de gendarmerie Laurent Rutayisire est directeur de la Sûreté extérieure de l’État. Cf. Ordre de
bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 fév. 1993 GdN, p. 1. http://francegenocidetutsi.org/OrganigrameGDR15fev1993.
pdf Une note DGSE confirme que le lieutenant-colonel Rutayisire, directeur général de la Sûreté extérieure du Rwanda, a
rencontré ses homologues français de la DGSE le 11 octobre 1993, lors du voyage d’Habyarimana. Cf. Gérard Davet et Piotr
Smolar, Des notes de la DGSE soulignent les ambiguïtés de l’action de la France au Rwanda de 1993 à 1995, Le Monde,
23 décembre 2006.
132 Stephen Smith, À Butare, l’espoir se conjugue en français, Libération, 28 juin 1994, p. 15. Il évoque la visite du
917
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
français les suivent. 133 Nous concluons de ces deux reportages qu’il y a eu des reconnaissances de militaires
français de l’opération Turquoise à Butare au plus tôt le 24 juin au soir et au plus tard le 26 au soir.
Le 28 juin, le général Quesnot note que les patrouilles se font principalement le long de la frontière
mais évoque des reconnaissances notamment sur Butare :
Le général Lafourcade s’efforce toutefois de maintenir 200 hommes en permanence dans les zones
de tension et d’envoyer des reconnaissances discrètes dans la région de Butare, potentiellement explosive. 134
Des patrouilles ont donc été envoyées sur Butare avant le 28. Par ailleurs, d’autres militaires français
ont pu être là avant. En particulier, nous savons qu’Alain Baussac, ancien mécanicien de l’armée de l’air,
qui tenait un garage automobile à Butare et qui a organisé comme « consul » le départ des ressortissants
français début avril, 135 est resté pendant tout le génocide et n’a été évacué qu’à la veille de la prise
de Butare par le FPR. 136 Il faisait fort probablement du renseignement. Tenu compte de ce qui s’est
passé à Butare, le fait que l’armée française – ou un service secret français – disposait d’un agent de
renseignement à Butare n’est pas anodin. Alors que, du 7 au 15 avril, la vague de massacres se déploie
dans tout le pays, sauf dans le nord-est où le FPR progresse, la région de Butare reste à l’abri jusqu’au
19 avril, quand le préfet de Butare est destitué par le président intérimaire, Théodore Sindikubwabo.
Les Tutsi, nombreux dans la région, faisant confiance à leur préfet, n’avaient pas fui au Burundi. Ce fut
alors un carnage. Malheureusement pour la France, il y a des preuves du soutien que le président de
la République, François Mitterrand, a apporté à Théodore Sindikubwabo, le président intérimaire qui a
déclenché ces massacres 137 et des indices de présence de Français qui se battaient au côté des FAR à la
mi-mai dans la région de Butare. 138
22.7.3
L’arrivée des Français à Butare sous les vivats des assassins
Alors qu’ils déclarent vouloir éviter toute confrontation, les Français arrivent à Butare au moment
où le FPR est en passe d’investir la ville. N’était-ce pas pour tenter de l’en empêcher ? Le Premier
ministre, Edouard Balladur, qui passait jusqu’alors pour être opposé à toute action « au cœur même du
territoire du Rwanda », 139 donne son accord à la demande du ministre de la Défense, François Léotard,
et du représentant d’Alain Juppé. Il autorise le 30 juin à 19 heures « une opération de sauvetage d’une
quarantaine de religieuses à Butare, principale ville du Sud du Rwanda, à la demande de monseigneur
Lustiger. » 140 Ces religieuses étaient-elles particulièrement exposées ? L’opération Turquoise prendraitelle de plus en plus l’aspect d’une croisade dirigée par le Vatican ? Bernard Lugan fournit d’autres
justifications. Des ONG auraient demandé à l’armée française d’intervenir à Butare en raison d’un état
cardinal Etchegaray à Butare, qui a eu lieu le 24 juin, en disant « vendredi dernier ». L’article a donc été écrit lundi 27.
Comme il écrit qu’il a passé la nuit à la Procure, en face de la cathédrale de Butare, il était donc arrivé le dimanche 26 au
soir. L’article précédent de Smith, publié le 27, est écrit depuis Cyangugu, donc probablement le 26.
133 Toutefois, Smith écrit dans l’article que les Français se font attendre.
134 Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 28 juin 1994. Objet : Votre
entretien avec le Premier ministre et Conseil restreint Mercredi 29 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye28juin1994.pdf#page=2
135 Témoignage de Marilyn Dongé, Strasbourg ; témoignage de Michel Campion. Cf. Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin
70, p. 171]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=171
136 Témoignage de Pierre Galinier et de Raphaël Kirenga. Cf. J.-P. Gouteux [95, p. 436] ; Rapport Mucyo [65, Annexes,
Témoin 80, p.191]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=191
137 Dr Théodore Sindikubwabo, Président de la République à Son Excellence Monsieur François Mitterrand, Kigali le
22 mai 1994. Lettre transmise par le général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet :
Correspondance du docteur Théodore Sindikubwabo Président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. Note manuscrite :
« Signalé/HV ». http://francegenocidetutsi.org/SindikubwaboMitterrand22mai1994.pdf Le fac-similé d’une lettre datée de juin 1992 du Président du Conseil National de développement signée Sindikubwabo permet d’authentifier sa signature.
138 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4, colonne 7.
139 Une des conditions de réussite de l’opération Turquoise précisée par le Premier ministre est : « Limitation des opérations
à des actions humanitaires (mettre à l’abri des enfants, des malades, des populations terrorisées), et ne pas nous laisser aller
à ce qui serait considéré comme une expédition coloniale au cœur même du territoire du Rwanda. Toute occupation durable
d’un site ou d’une partie du territoire rwandais présenterait de très grands risques, compte tenu de l’animosité qu’elle
susciterait et de l’interprétation politique qui lui serait donnée ». Cf. Lettre d’Edouard Balladur à François Mitterrand, 21
juin 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 375]. http://francegenocidetutsi.
org/BalladurMitterrand21juin1994.pdf
140 Note de Bruno Delaye et du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 30 juin 1994.
Objet : Rwanda - Réunion à Matignon. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye30juin1994.pdf
918
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
d’urgence humanitaire. Le général Lafourcade, qui paraît avoir, à partir de ce moment-là, autorité sur le
COS, explique à Bernard Lugan :
« Nous disposons de peu de moyens, nous sommes loin de nos bases, néanmoins, à la demande
insistante d’ONG je décide de déclencher sur Butare une opération risquée d’évacuation de type
“va-et-vient”. » 141
Le colonel Rosier demande au général Lafourcade l’autorisation d’y faire une reconnaissance et d’y
installer l’EMMIR. 142 L’installation de l’EMMIR dans ces conditions paraît incongrue. On installe d’ordinaire les hôpitaux de campagne à l’arrière et non devant l’ennemi ! Et qu’est-ce que Monseigneur Lustiger
a à faire avec l’EMMIR ? Le, ou plutôt, les prétextes humanitaires sont utilisés dans cette opération
au-delà du vraisemblable.
Vendredi 1er juillet 1994, précédé d’un élément motorisé des COS, un avion C-160 atterrit en fin
d’après-midi à Butare. Il est suivi d’hélicoptères. Le Transall (C-160) du COS fait un « poser d’assaut à
Butare avec des commandos de marine à bord » écrit Éric Micheletti. 143
Figure 22.5 – Opération « humanitaire » à Butare du 1er juillet : réglage d’un poste de tir Milan. Source :
France 2, 2 juillet 1994, Journal de 20 h : Butare
Bernard Lugan, informé par l’état-major, révèle que les commandos de l’air du lieutenant-colonel
Duval, précédemment à Kibuye, participent à l’opération :
Le 1er juillet le détachement Tauzin fait mouvement par voie routière. Duval 144 est héliporté sur
la « Plaine », prairie servant d’« aérodrome » à l’entrée nord de Butare, afin de la sécuriser. Bientôt,
le Transall qui transporte les médecins de l’EMMIR y atterrit. La situation est tendue en ville où les
B. Lugan [131, p. 221].
EMMIR : Ensemble médical mobile d’intervention rapide.
143 Éric Micheletti [146, p. 130]. Ces commandos de marine sont-ils ceux du commando Trepel commandé par Marin
Gillier ? Celui-ci est encore à Gishyita, à côté de Bisesero, le 1er juillet. Il y reçoit l’ordre de faire mouvement rapidement vers
Gikongoro. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 406]. http://francegenocidetutsi.
org/Gillier30juin1998.pdf#page=6 L’unité de Marin Gillier n’intervient que le 3 juillet à Butare pour évacuer 1 000
personnes dont 700 orphelins vers le Burundi. Cf. ibidem [180, Rapport, p. 311]. Il est possible qu’une fraction du détachement
de Gillier soit allé à Butare dès le 1er juillet. On a vu qu’il avait laissé des hommes au camp de Kirambo alors qu’il s’installait
avec le reste à Gishyita.
144 Il s’agit du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, alias Diego, commandant les éléments du CPA 10 basés antérieurement
à Kibuye. Ce dernier ne parle pas de cette mission à Butare le 1er juillet dans son audition. À l’entendre, il se trouve
toujours dans le secteur Kibuye-Kivumu Est. Cf. Audition du lieutenant-colonel Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 2, p. 119].
141
142
919
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
massacres des jours précédents ont été intenses. À la périphérie l’APR 145 commence l’encerclement
de la cité. 146
Alors que le FPR se trouve à 16 km de Butare, le préfet de Butare, le lieutenant-colonel Alphonse
Nteziryayo, 147 organise l’accueil des Français :
Government vehicles, army lorries and road-blocks manned by the Hutu militia have been festooned with French flags and signs reading “Vive la France”. 148
Il appelle les Français à venir pour stopper l’avance du FPR :
« The French must come here to convince the RPF not to advance, pushing civilians in front of
them, the prefect of Butare, lieutenant-colonel Alfonse Nzeriyayo, said. He said the RPF was using
civilians as a human shields. If we defend ourselves against the RPF, we have to shoot at civilians
whom the RPF has forced between us. » 149
22.7.4
L’embuscade de Save le 1er juillet 1994
La reconnaissance « humanitaire » sur Butare va tourner court. Le rapport du colonel Rosier confirme
les détails précédents et évoque un repli précipité après un « contact » avec le FPR :
L’implantation de l’EMMIR ne convenant pas à cet endroit [Gikongoro], une reconnaissance vers
BUTARE était décidée pour le premier juillet. Précédé par un élément motorisé qui était chargé de
faire le bilan des personnes à évacuer, le C160 COS atterrissait en fin d’après-midi sur cette petite
plate-forme avec quelques médecins de l’EMMIR. Le dispositif était ultérieurement renforcé d’un
élément héliporté, l’ensemble de l’opération ayant été déclenchée [sic] après une reconnaissance à vue
par HM. Le contact rapidement pris avec le FPR empêchait d’extraire des religieux retenus à SAVE.
Des religieuses de BUTARE étaient évacuées le soir même par C160 alors que le reste du dispositif
décrochait dans la nuit. 150
Nous n’en saurons pas plus sur la nature de ce contact. Il dût être rude. Mais justifié par le saint
objectif d’extraire des religieux, il sera inscrit au martyrologe chrétien. Alors que les Français prévoyaient
sans doute de rester à Butare, l’opération, qui avait tout d’un caractère offensif, avec « posé d’assaut », se
transforme brutalement en opération d’évacuation de religieuses. La France retrouve là, grâce à François
Mitterrand et Edouard Balladur, son rang de fille aînée de l’Église. Mais probablement le Transall au
retour n’a-t-il pas transporté que des religieuses ! Il a permis quelques extractions d’urgence, de religieux
très spéciaux... Le colonel Bagosora aurait été ainsi évacué le 2 juillet, si l’on en croit le journaliste Sam
Kiley, 151 mais nous n’en avons pas d’autre preuve. 152
Alison Des Forges relate la reconnaissance du 1er juillet mais ne parle pas de cet incident :
L’APR, Armée patriotique du Rwanda, est l’armée du FPR.
B. Lugan [131, p. 221].
147 Voir section 26.24 page 1018.
148 Lindsey Hilsum, Rwandan Rebels Advance as French Forces Hang Back, The Guardian, July 2, 1994, p. 17. Traduction
de l’auteur : Avancée des rebelles rwandais alors que les forces françaises reculent. Les véhicules du gouvernement, les
camions militaires et les barrières gardées par les miliciens hutu arborent des drapeaux tricolores et des pancartes où on lit
« Vive la France ».
149 Lindsey Hilsum, ibidem. Traduction de l’auteur : « Les Français doivent venir ici pour convaincre le FPR d’arrêter
d’avancer en poussant devant lui les civils », déclare le préfet de Butare, le lieutenant-colonel Alfonse Nzeriyayo [Alphonse
Nteziryayo]. Il ajoute que le FPR utilise des civils comme bouclier humain. « Si nous nous défendons contre le FPR, nous
devons tirer sur des civils que les troupes du FPR poussent devant elles ».
150 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
151 « French troops rescued among others, Colonel Theoneste Bagosora (Chef de cabinet in the Hutu government and the
evil genious behind the genocide) in July 1994 as the Tutsi rebels closed in on Butare. » Cf. Sam Kiley, « A French Hand
in Genocide », The Times (Londres), 9 avril 1998, p. 24. Traduction de l’auteur : Une main française dans le génocide.
Les troupes françaises ont secouru entre autres le colonel Théoneste Bagosora (chef de cabinet du ministre de la Défense
du gouvernement hutu et génie maléfique derrière le génocide) en juillet 1994 alors que les rebelles tutsi s’approchaient de
Butare.
152 Bagosora pour sa part déclare devant le TPIR : « Je suis rentré au Rwanda le 22 juin 1994 et je suis rentré par la
frontière de Goma/Gisenyi, et je suis resté à Gisenyi à partir du 22 juin. Jusqu’au 14 juillet, j’étais à Gisenyi et j’ai
fui le Rwanda le 14 juillet vers le Zaïre. » Cf. TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora..., Audience du 10 novembre
2005, Interrogatoire principal de la Défense de Théoneste Bagosora par Me Constant. Il est étonnant qu’à ce moment-là,
un responsable militaire comme Bagosora ne se soit pas trouvé aux points névralgiques du conflit, à Kigali ou à Butare.
Remarquons que l’armée gouvernementale rwandaise disposait toujours d’hélicoptères.
145
146
920
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Le mercredi 29 juin, le FPR était suffisamment proche de la ville [Butare] pour que le bruit
des combats y soit audible. Deux jours plus tard, le 1er juillet, une petite équipe de reconnaissance
française entra dans Butare et évacua, le matin suivant, un certain nombre de personnes par avion
et par hélicoptère. Sachant que de nombreux soldats français se trouvaient à Gikongoro, soit à une
trentaine de kilomètres, les politiciens hutu et les FAR s’accrochaient à l’espoir qu’ils viendraient les
secourir. Le préfet Nteziryayo dit à un journaliste : « Les Français doivent venir ici pour convaincre
le FPR de ne pas avancer en poussant les civils devant lui. » 153
153
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 684].
921
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
Figure 22.6 – Plan de Butare. Source : Aucun témoin ne doit survivre, p. 543
922
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
André Guichaoua, qui consacre pourtant toute une étude sur le génocide à Butare, ne parle pas de
l’arrivée des Français. 154
Le général Dallaire retient dans son livre deux incidents entre les Français et le FPR. Un groupe des
COS a été surpris par le FPR à Butare et des militaires français auraient été faits prisonniers. Dallaire
écrit : « Des forces spéciales avaient dû négocier la libération des soldats. » Le FPR les aurait libérés
rapidement :
Deux incidents troublants étaient déjà survenus entre les Français et le FPR. Le FPR avait tendu
une embuscade à au moins dix soldats de l’Opération Turquoise, qui avaient pénétré loin à l’intérieur
de la préfecture de Butare. Personne n’avait été blessé, mais cet incident avait porté atteinte à la fierté
des Français. Des forces spéciales avaient dû négocier la libération des soldats. Le second incident
avait eu lieu sur la route de Kibuye à Gikongoro. 155 Des coups de feu avaient été tirés, et deux
soldats français en avaient réchappé grâce à leur gilet pare-balles. Les deux patrouilles s’étaient fait
surprendre par le FPR et en étaient sorties humiliées. Cela ne dissuada aucunement les Français de
vouloir appuyer leurs anciens collègues et de remettre le FPR à sa place. 156
Ce passage est inclus entre deux événements datés du 26 juin. Comme le livre de Dallaire suit l’ordre
chronologique, nous sommes portés à croire que les deux incidents relatés ici sont du 26 juin.
Le journaliste Philip Gourevitch, dans un entretien avec Paul Kagame, relate un autre incident :
Kagame se rappelait un autre incident, 157 au cours duquel ses hommes avaient arrêté des soldats
français. Des négociations très tendues s’étaient engagées par le biais du général Dallaire. « Les
Français ont menacé d’intervenir avec des hélicoptères et de bombarder nos forces et nos positions. Je
leur ai répondu qu’à mon avis il valait mieux discuter et résoudre cette affaire pacifiquement, mais que
s’ils voulaient se battre, je n’y voyais aucun inconvénient. » En fin de compte, les Français supplièrent
qu’on leur rendit leurs hommes et il les laissa partir. 158
La date n’étant pas indiquée, il pourrait s’agir de l’incident du 15 juillet, au nord de la zone dite
humanitaire, au col de Ndaba ou plus au nord vers Rambura.
L’existence d’un incident le 1er juillet est attestée par le colonel Rosier qui note dans son rapport
qu’après que le Transall des COS ait atterri en fin d’après-midi à Butare, « le contact rapidement pris
avec le FPR empêchait d’extraire des religieux retenus à SAVE. » Et sans fournir d’explications, il ajoute
que « le reste du dispositif décrochait dans la nuit ». 159
L’amiral Lanxade, chef d’état-major, relate cet incident :
Conformément aux instructions, une reconnaissance a été faite sur Butare. Dans la soirée du
1er juillet, l’évacuation de 16 religieuses et d’une famille tutsie (4 personnes) a été conduite, mais
nous avons été obligés de replier notre dispositif au cours de la nuit vers Gikongoro en raison des
infiltrations FPR vers Butare et après qu’une de nos patrouilles eut essuyé des coups de feu sans
dommage.
D’après les témoignages recueillis, l’avancée du FPR s’accompagne d’exactions graves, sans doute
comparables à celles constatées dans la zone gouvernementale et destinées à faire fuir les populations
hutus qui se dirigent en masse vers l’ouest et le sud du pays. 160
Bernard Lugan relate un incident entre Français et FPR le 1er juillet :
Le soir [du 1er juillet], un prêtre demande que les troupes françaises aillent à Save, grosse mission
située à quelques kilomètres au nord de la ville, pour en évacuer des religieuses et des enfants. 161
Le colonel Tauzin envoie alors une patrouille légère composée de deux jeeps P4 commandée par son
A. Guichaoua, Rwanda 1994 - Les politiques du génocide à Butare [99].
S’agit-il de l’incident du 3 juillet sur la route de Butare à Gikongoro ? Non, car Dallaire en parle p. 568. Il s’agirait
donc là d’un troisième incident, ou d’une erreur.
156 R. Dallaire [72, pp. 552-553].
157 Il vient de parler de l’accrochage du 3 juillet à la sortie de Butare vers Gikongoro.
158 Philip Gourevitch [92, p. 182]. Le livre ayant été rédigé de 1996 à 1998, l’interview de Kagame est à situer entre ces
dates.
159 Rapport du Colonel Rosier, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, 27/07/1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
160 Le chef d’état-major des armées, Note, 2 juillet 1994. Objet : Opération Turquoise. http://francegenocidetutsi.org/
Lanxade2juillet1994.pdf
161 Save est un lieu hautement symbolique pour les Français. C’est là que Mgr Hirth, né en Alsace, obtint en 1900
l’accord du Mwami Musinga pour y créer le premier poste de mission dirigé par le Père blanc, Alphonse Brard, originaire
de Normandie. Cf. I. Linden [127, pp. 55-56].
154
155
923
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
adjoint le lieutenant-colonel Charpentier. La nuit est particulièrement noire et les deux véhicules
suivent la voiture du prêtre quand, avant d’atteindre Save, l’APR ouvre le feu sur le véhicule civil.
Les consignes étant d’éviter tout contact, le détachement fait demi-tour. En manœuvrant, une P4
glisse dans le fossé. Elle en ressort rapidement mais le lieutenant-colonel Charpentier est blessé à la
jambe et il devra être évacué. 162
Raphaël Kirenga, un Interahamwe qui était sentinelle au home Icumbi de l’évêché de Butare, rapporte
devant la commission Mucyo :
Le 1/07/1994, le soir vers 17 h 30, j’ai vu encore une fois des militaires français dans des jeeps
à l’hôtel Faucon. Je crois que c’était même un vendredi. Nous avions une barrière devant le motel
Ineza, à 80 mètres de l’hôtel Faucon. Les soldats du FPR avançaient et combattaient à Mwurire et à
Save. À cause de cet affrontement, il y avait beaucoup de voitures des gens qui fuyaient. Les militaires
rwandais avec les Interahamwe, moi-même j’étais un Interahamwe et j’avais quitté notre barrière pour
donner du renfort, nous nous sommes mis à empêcher la population à fuir. Nous les avions arrêtées
à la barrière devant l’hôtel Faucon. Nous étions armés, certains de gourdins, d’autres de lances, et
d’autres encore de fusils. Entre temps, les militaires français sont arrivés et ont pris leurs positions
à côté des arbres le long de la route devant l’hôtel Ibis et l’hôtel Faucon, de peur d’être attaqués ou
agressés.
Vers 19 h 00, les véhicules arrêtés étaient devenus si nombreux qu’ils arrivaient jusqu’à l’Université
nationale du Rwanda. Les militaires ont ouvert la barrière laissant les véhicules passer en prenant la
direction de Gikongoro, le seul chemin libre. Les Français, eux, étaient en position de tir sur un seul
côté des deux hôtels, observant ce que nous, soldats rwandais et Interahamwe, faisions pendant plus
ou moins 30 minutes sans intervenir avant d’aller chez Mgr Gahamanyi. Je suis retourné à la barrière
devant le motel Ineza. En fait, c’est nous qui gardions également l’évêché. Il y avait à peu près 40
mètres entre celui-ci et notre barrière, et j’y faisais souvent des rondes. Mis à part les Interahamwe,
l’évêché était aussi gardé par les militaires et d’autres personnes qui étaient chargées de la défense
civile qui étaient armées de fusils.
Alors que j’étais à la barrière qui descendait à l’hôtel Faucon devant le motel Ineza, j’ai appris
qu’une personne de couleur blanche du nom de Marie Hutler [Utler] avait été arrêtée par des soldats
du FPR à Save le 1/7/1994 et que Mgr Gahamanyi en a informé les soldats français qui avaient
décidé d’aller le chercher. C’était autour de 19 h 30, 20 h 00. Ils ont pris leurs véhicules, sont passés
par l’hôtel Faucon et ont pris la direction du Groupe scolaire vers Rwasave. Nous les voyions par
cette barrière monter vers Save, leurs voitures étaient reconnaissables par leurs phares jaune clair.
Arrivés au niveau de Rwagatoki, les soldats du FPR ont tiré sur eux, ils ont rebroussé le chemin et
sont revenus dire à Mgr Gahamanyi qu’il leur a été impossible d’arriver à Save et donc, de ramener
Hutler, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment armés pour combattre les Inkotanyi. Cette nuit-là, il
est venu un grand avion à Butare qui les a embarqués. Ils venaient de se rendre compte qu’ils ne
pouvaient pas garder la ville de Butare. Ils sont retournés à Gikongoro, mais Mgr Gahamanyi est
resté chez lui. 163
Le témoignage de Raphaël Kirenga semble fiable. Marie Utler, de nationalité allemande, travaille à
l’évêché de Butare, elle est interviewée dans l’émission « La Marche du siècle » 164 et elle a fait une
déposition au parquet de Bruxelles en septembre 1995. 165 Raphaël Kirenga raconte plus loin comment il
est parti à Gikongoro le 3 juillet. Là, il dit qu’il a été arrêté avec trois autres Interahamwe au camp de
Murambi par les Français qui les ont torturés puis emmenés en hélicoptères et jetés dans la nature. Or
nous avons des images télévisées d’un tel épisode qui sont passées sur France 2 le 4 juillet. Ce témoignage
étant admis comme fiable, il lève le doute sur la date de l’embuscade. Il confirme ce que disent Rosier et
Lugan. Le but de la reconnaissance, évacuer Marie Utler ou des religieuses à Save, a dû être réel mais
dans le contexte, le but essentiel était d’aller au contact du FPR en profitant de la nuit, quitte à se faire
précéder par un prêtre, assuré d’être accueilli illico en paradis en cas de grabuge. 166 L’objectif d’aller
B. Lugan [131, p. 221].
Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 80, p. 189]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.
pdf#page=189
164 Émission « La Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
165 A. Guichaoua [99, p. 422].
166 L’auteur reconnaît que son humour est déplacé quand il apprend, en juin 2010, que la colonne militaire française s’est
faite effectivement précéder par une voiture transportant des frères maristes et un militaire des FAR. Cette voiture a été
prise sous le feu du FPR et ses occupants ont été tués. Parmi eux, Christopher Mannion de nationalité britannique, membre
de la congrégation générale à Rome, et Joseph Rushigajiki. Cf. Joseph Ngomanzungu, La souffrance de l’Église à travers
son personnel : massacres, emprisonnements et expulsions d’ouvriers apostoliques (1990-2002), juillet 2002, p. 16.
162
163
924
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
reconnaître les positions du FPR est clair. D’une part Kirenga dit « les soldats du FPR avançaient et
combattaient à Mwurire et à Save », d’autre part le reportage diffusé sur France 2 le 2 juillet contient
ce dialogue :
Figure 22.7 – Le Français à droite : « À six kilomètres d’ici ? À Save ? » Le militaire rwandais : « À
Save ? Oui. » Source : France 2, 2 juillet, Journal de 20 h : Butare
[Un para français à pied aborde une voiture avec deux militaires rwandais dont l’un porte le béret
noir de la garde présidentielle]
Journaliste :
Ils s’informent auprès des militaires rwandais.
Le Français :
- Les combats sont où en ce moment ? Les combats sont où ?
Le conducteur :
- ils se trouvent entre... à six kilomètres d’ici.
Le Français : à six kilomètres d’ici ? À Save ?
Le conducteur : À Save ? Oui. 167
Notons que Raphaël Kirenga ne parle pas de blessés ni de prisonniers. Il dit : « ils ont rebroussé le
chemin et sont revenus dire à Mgr Gahamanyi qu’il leur a été impossible d’arriver à Save et donc, de
ramener Hutler, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment armés pour combattre les Inkotanyi. »
L’explication de l’insuffisance d’armement fait sourire. Paris, qui voulait éviter les incidents avec
l’APR, fait interrompre cette reconnaissance et ordonne à ses troupes spéciales d’évacuer Butare dans la
nuit, le 2 juillet à 1 h 30. Le colonel Rosier raconte :
Je suis à l’extrême limite autorisée, et même au-delà. Je replie donc le dispositif dans la nuit, avec
une cinquantaine de religieuses dans le Transall. 168
Le journal Libération confirme la blessure du lieutenant-colonel Hervé Charpentier :
Renseignement pris, son adjoint [du colonel Tauzin alias Thibaut] au Rwanda, le lieutenantcolonel Colin, blessé à la jambe dans un « accident de voiture », s’appelle en fait Hervé Charpentier.
167
168
France 2, 2 juillet 1994, Journal de 20 h : Butare.
B. Lugan [131, pp. 221-222].
925
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
Pourquoi ce jeu de cache-cache identitaire dans une opération qui, selon le gouvernement, relève de
« l’humanitaire pur » ? 169
Charpentier aurait été évacué, selon Péan qui mélange plusieurs accrochages :
Or, il n’y a jamais eu de véritable affrontement avec le FPR à Gikongoro, mais un simple accrochage le 3 juillet. Le groupe Tauzin a été rafalé près de Gikongoro, ce qui a provoqué une réplique
des hommes de Tauzin. Il n’y a pas eu de morts français, mais un blessé au genou : dans la précipitation, une jeep s’est retournée sur le lieutenant-colonel Charpentier. Le blessé a été transporté par
hélicoptère vers le Zaïre-Congo avant d’être rapatrié à Bangui. 170
Mel McNulty précise que 18 militaires français ont été faits prisonniers par le FPR lors de cet accrochage du 1er juillet à Butare :
There are reports that the French and the RPF clashed in early July as the RPF neared Butare.
Eighteen French soldiers were said to have been taken captive by the RPF, and after negociations
between the RPF and Paris they were released the following day. There were no publicity. 171
Remarquons que les deux P4 dont parle Lugan ne peuvent contenir que 8 personnes. Comme les
Français sont prévenus que le FPR n’est pas loin, il est fort possible que cette mission comptait d’autres
véhicules. Mais Mel McNulty fait peut-être la confusion entre cet incident début juillet près de Butare et
l’accrochage du 15 juillet où 18 soldats français sont faits prisonniers par le FPR.
Ce que rapporte Vénuste Nshimiyimana, attaché de presse à la MINUAR, est encore plus intéressant.
Il parle d’une dizaine de prisonniers et souligne que pour obtenir leur libération, la France dut revoir à
la baisse ses objectifs :
Des sources dignes de foi affirment également que la France avait voulu empêcher les combattants
du FPR de prendre Kigali, ce qu’ils ne purent réaliser, une dizaine de militaires français venant d’être
capturés par les rebelles. La libération des otages fut conditionnée par l’abandon des ambitions de
la France à défendre le régime en place. La France s’est donc repliée dans la zone Turquoise et un
diplomate a été envoyé auprès de M. Museveni, président de l’Ouganda. 172
Quelle est la source d’information de Nshimiyimana ? La MINUAR probablement. En effet, suite à cet
incident, les Français se sont décidés à revenir à Butare mais en négociant un cessez-le-feu via le général
Dallaire. Celui-ci est prévu entre 12 et 18 heures, dimanche 3 juillet. Il est probable que Dallaire a servi
aussi d’intermédiaire pour négocier dans un premier temps la libération des COS prisonniers, samedi 2
au matin. C’est ensuite que l’envoi d’une mission depuis Paris aurait été décidé. À l’appui de cette thèse,
le lecteur notera que la relation que fait Dallaire et celle de Nshimiyimana sont proches. Les Français
s’étaient avancés loin à l’intérieur de la préfecture de Butare. Il y a eu une dizaine de prisonniers. Il y a
eu une négociation entre la France et le FPR pour les libérer.
22.7.5
Prunier et Rufin ont-ils négocié la libération des COS ?
Gérard Prunier et Jean-Christophe Rufin, tous les deux conseillers au ministère de la Défense, ont-ils
été envoyés auprès de Paul Kagame pour négocier la libération de ces prisonniers ? Ce n’est pas la raison
qu’ils ont invoquée. Mais celle qu’ils invoquent semble peu crédible. Kagame avait-il besoin d’un téléphone
satellite ? S’il n’avait pas le numéro de téléphone de Lafourcade, celui-ci pouvait lui être communiqué via
la MINUAR. Le général Dallaire est allé rencontrer Lafourcade à Goma le 30 juin et ils ont échangé des
officiers de liaison.
Jean-Christophe Rufin, médecin, vice-président de Médecins sans frontières de 1991 à 1993 est, en
1986, conseiller du secrétaire d’État aux Droits de l’homme, Claude Malhuret. En 1993, il entre pour
deux ans au cabinet de François Léotard, ministre de la Défense, comme conseiller spécialisé dans la
réflexion stratégique sur les relations Nord-Sud. Il se présente comme spécialiste des libérations d’otages
et ne fait pas mystère de ses relations avec les services secrets. Il aurait été envoyé en Bosnie pour obtenir
Stephen Smith, Jean Guisnel, L’impossible mission militaro-humanitaire, Libération, 19 juillet 1994, pp. 12-13.
P. Péan [177, p. 486].
171 Mel McNulty, « France’s Rwanda Débâcle », War studies, Vol. 2. no 2, Spring 1997, p. 16. Traduction de l’auteur :
Selon certaines sources, il y aurait eu un incident entre les Français et le FPR début juillet, alors que le FPR s’approchait
de Butare. Dix-huit soldats français auraient été faits prisonniers par le FPR, et après des négociations entre le FPR et
Paris, ils auraient été relâchés le jour suivant. Cela n’a pas été rendu public. Voir aussi Linda Melvern [140, p. 214].
172 V. Nshimiyimana [160, p. 56].
169
170
926
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
la libération, le 18 mai 1994, des onze membres de l’ONG Première Urgence, pris en otages par les Serbes
de Bosnie le 8 avril 1994. 173 D’après ses déclarations à la CEC, il a été appelé un dimanche, le 3 juillet
1994, et expédié en toute hâte au Rwanda :
Le général Mercier, chef du cabinet militaire du ministre de la Défense, m’a appelé – c’était un
dimanche. Tout s’est mis en place tout seul. Le jour où il y a eu des coups de feu, des échauffourées
avec le FPR au moment du déploiement de Turquoise, un certain nombre de gens se sont avisés... Je
ne peux pas vous dire qui exactement, parce que je ne sais pas exactement où s’est prise la décision,
mais je sais qui m’en a parlé. C’était donc le général Mercier, qui était sans doute en bout de la
chaîne de décision. Il m’a dit : “Écoutez, on est très embêtés. Tout le monde est prévenu de cette
opération [Turquoise], mais en face ils ne le sont pas. Donc il faut quelqu’un qui soit capable d’aller
là-bas.” Bon, c’est ce que j’ai fait. 174
Jean-Christophe Rufin parle de coups de feu, et d’échauffourées entre les soldats français et le FPR.
Il ne dit pas qu’il est allé là-bas négocier une libération de prisonniers. Mais pourquoi donc le général
Mercier avoue-t-il qu’ils sont très embêtés ?
Rufin dit plus loin qu’il était accompagné de Gérard Prunier, bon connaisseur de l’Ouganda et du
FPR. 175 Prunier, lui, écrit que cette rencontre avec Kagame avait pour but de lui remettre un « téléphone
rouge ». 176 Il ne parle pas de la présence de Rufin et ce dernier ne parle pas de téléphone rouge mais
raconte qu’il a déployé son téléphone satellite chez Kagame, qu’il a appelé Lafourcade et lui a passé
Kagame, cela, précise-t-il, le 4 juillet.
Rufin souligne que l’opération devait être secrète : « C’était une opération Défense-Premier ministre.
C’étaient les seules administrations, à ma connaissance, qui étaient au courant de notre mission. » 177
Le jour de la prise de Kigali, j’ai rencontré Kagame, avec qui je me suis tout de suite très bien
entendu : il y a eu une espèce de... je ne sais pas, une espèce de contact très personnel qui s’est très
bien passé. Donc là, il y a eu une réunion qui a duré 3 heures. Il ne comprenait rien à ce qui se passait.
Il disait [à propos de la ZHS] : « Qu’est-ce que c’est ? C’est le terrain que vous voulez réserver pour
l’ancien régime ? C’est quoi, c’est la zone au-delà de laquelle vous ne voulez pas qu’on aille ? Qu’est-ce
que c’est que ce truc ? » Il ne comprenait pas... 178
Kigali est prise le 4 juillet. Donc ce 4 juillet, Rufin a négocié pendant trois heures avec Kagame.
Celui-ci s’étonne devant Rufin à propos de l’armement lourd emmené par les Français pour leur opération
humanitaire :
Paul Kagame m’a posé des questions : “Mais il ont un armement très lourd, tous ces gars-là ? ”
J’ai dit : “Oui.” De bonne foi. 179
Rufin doit expliquer à Kagame que tout cet armement lourd est destiné à une opération humanitaire :
Kagame disait : “Pourquoi vous opposez-vous à notre progression puisque nous allons les libérer ?
” Je répondais que notre but n’était pas d’arrêter leur offensive, mais simplement de sécuriser, d’un
point de vue humanitaire, une certaine zone sans la soustraire à leur autorité. Puisque c’était la
consigne qui nous était donnée. Parce que la consigne, l’idée, n’était pas de faire de cette zone une
enclave de statut politique spécifique. L’idée, c’était : “Vous pouvez y venir, mais on entre pour
protéger les gens qui sont dedans.” C’était ça la logique. 180
Rufin se targue d’avoir fait baisser la tension, d’avoir fait causer entre eux, par son téléphone satellite
« deux personnes qui auraient pu être des belligérants » :
Je suis venu voir Kagame. Je lui ai demandé de discuter de tout ça. Je lui ai demandé si je pouvais
déployer une antenne pour appeler les gens de Turquoise. Et j’ai appelé le général Lafourcade depuis
la cour de Kagame. Tous ceux qui ont voulu me donner des leçons dans cette salle devraient se dire
que, à mon niveau, j’ai fait ce que j’ai pu. Et j’ai fait certainement beaucoup pour faire baisser une
173 Communiqué du ministère des Affaires étrangères, 18 mai 1994 ; Entretien avec Jean-Christophe Rufin, Le Parisien, 29
mars 2007. http://francegenocidetutsi.org/RufinFaitLeParisien20070329.pdf
174 Audition de Jean-Christophe Rufin, 25 mars 2004, L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 398-405]. Ci-après Rufin.
175 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 399].
176 G. Prunier [175, p. 349].
177 Rufin, ibidem, p. 399.
178 Rufin, ibidem, p. 400.
179 Rufin, ibidem, p. 401.
180 Rufin, ibidem, p. 401.
927
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
certaine forme de tension. Tout à coup, il y a eu un lien entre ce que nous faisions et des gens qui
étaient en face. Des gens qui étaient tenus, d’une certaine manière, à l’écart de l’information. J’ai
passé l’appareil entre deux personnes qui auraient pu être des belligérants, il y a eu un lien entre les
deux, et je suis très fier de ça. C’était le 4 juillet au soir... Je suis très fier de ça, et quiconque me
le reprocherait me plongerait dans une grande perplexité. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Il fallait les
dresser les uns contre les autres ? Le lendemain, j’ai eu un nouveau rendez-vous avec Kagame, très
chaleureux. Enfin, quelque chose de très bon... J’ai beaucoup apprécié cet homme. Cet homme m’a
paru, à la fois, tout à fait clairvoyant... calme. Bon, on s’est bien entendu. Je l’ai rencontré près de
Byumba. [...] 181
Si tension il y avait et que Rufin se targue d’avoir réussi sa mission de médiation, ce n’est peut-être
pas seulement parce que ce brillant humanitaire aime s’envoyer des fleurs. D’ailleurs, il se congratule un
peu vite car il y a eu plusieurs affrontements durant Turquoise entre les soldats de Lafourcade et ceux de
Kagame. Mais pour l’instant, Rufin a peut-être bien des raisons légitimes de se féliciter. Aurait-il réussi
une négociation difficile ? Nous apprenons que celle-ci s’est déroulée « près de Byumba », probablement
à Mulindi, quartier général de Kagame.
La négociation se poursuit le lendemain mardi 5 juillet. Nous découvrons, grâce à notre homme de
lettres, que Kagame manie excellemment la langue française. Il prie Rufin d’aller dire à ceux qui ne jouent
pas le jeu, « qu’ils déconnent » 182 :
Il m’a engueulé, en me disant : « J’ai discuté avec vous toute la soirée d’hier, vous avez vu la
déclaration qui a été faite par l’un de vos gars ? » L’un des officiers de Turquoise avait traité les
Tutsi, le FPR, de Khmers noirs. [...] « Vous vous foutez de ma gueule ! » Et j’ai bien compris qu’à
ce moment-là, il y avait un certain nombre de cisaillements. Je voyais bien, je sentais bien ce qui se
passait : on a mis en place cette opération avec des gens qui probablement ne jouaient pas le jeu,
ou jouaient à un autre jeu, c’est possible. Il se trouve que le responsable de ça a été viré. J’ai dit à
Kagame : « Qu’est-ce qu’on fait ? On coupe les relations, on s’arrête ? » Il dit : « Non, pas du tout,
je vous crois, mais dites leur quand même qu’ils déconnent. » 183
Il s’agit là des déclarations menaçantes pour le FPR proférées par le colonel Tauzin à Gikongoro la
veille. Le lecteur pourra se demander, en lisant ce compte rendu, si Kagame est bien l’homme sanguinaire
que d’aucuns dénoncent. Rufin en donne un autre exemple. Deux journalistes français, Isabelle Staes et
José Nicolas, ont été grièvement blessés par des soldats du FPR près de Butare lundi 4 juillet. Kagame
lui en parle :
Et puis il me dit : « Je voudrais vous demander quelque chose. Voilà, je suis très embêté, vous êtes
médecin. Il y a des journalistes français qui ont été pris dans une embuscade. Nos gens, nos troupes,
leur ont tiré dessus. Ce sont des journalistes de France 2, la fille est très gravement blessée. Ils sont
dans un petit camion, ils vont arriver à Kigali. Personne ne sait où ils sont, mais ils sont chez nous.
Est-ce que vous voulez bien les voir ? » Alors, mettez vous à ma place. Je suis en mission, on me
demande de pas me montrer, et en même temps on me dit : « Il y a deux personnes qui ont besoin de
toi. » J’y suis allé avec Kagame. C’était près du stade. J’ai accueilli cette fille qui était très gravement
touchée. Le caméraman avait une balle dans le genou. Il y avait des journalistes qui étaient-là. Je leur
ai dit de ne pas en parler. Mais le Quai d’Orsay l’a su et on m’a demandé de rentrer. Illustration du
fait qu’il y avait double commande : « Quoi ? Vous avez envoyé quelqu’un sur place ? On n’était pas
au courant... » Mais moi, j’avais fait mon boulot. 184
C’est ainsi, en raison du souci de Kagame pour des victimes innocentes, qu’Alain Juppé va découvrir
qu’une mission diplomatique a été décidée à son insu.
Jean-Christophe Rufin a semblé contrit de ne pas avoir été invité à témoigner devant la Mission
d’information parlementaire. L’armée française aurait-elle voulu garder secret cet épisode ?
Gérard Prunier fait un premier récit de cette mission qui s’étend, selon lui, du 2 au 7 juillet :
À Paris, l’opinion publique s’était émue et la presse, un moment seulement sensible à l’horreur du
génocide, revenait peu à peu sur les responsabilités politiques françaises. Désireux de “faire quelque
Rufin, ibidem, p. 403.
Bien sûr, nous ne croyons pas aux propos mot à mot que Rufin prête à Kagame. Ils ont certainement discuté en anglais.
La présence de Gérard Prunier a dû être précieuse aussi pour cela. La famille de Kagame a fui le Rwanda en 1960 alors
qu’il avait deux ans. Ayant été à l’école en Ouganda, il est parfaitement anglophone.
183 Rufin, ibidem, p. 404.
184 Rufin, ibidem, p. 404.
181
182
928
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
chose”, le Président de la République décidait le 14 juin d’entreprendre une intervention “humanitaire”. Dès qu’elle fut annoncée, cette intervention provoqua une levée de boucliers de la part de
nombreuses associations humanitaires et d’ONG [...] La réaction du FPR fut également très hostile
car le Front était persuadé que Paris masquait derrière son opération “humanitaire” tardive l’intention
de venir en aide aux FAR qui semblaient en voie de perdre la guerre.
Le 23 juin, les troupes françaises pénétraient au Rwanda. L’envoi d’une mission du Ministère de la
Défense auprès du Commandement du FPR au moment de la chute de Kigali permit de faire baisser
le ton des échanges politiques et de mettre sur pieds des moyens de concertation destinés à éviter des
affrontements sur le terrain entre l’armée française et les forces du FPR qui s’approchaient alors de
Butare. (115)
(115) L’auteur faisait partie de cette mission, 2 au 7 juillet 1994. 185
Dans son livre, Gérard Prunier brode le scénario dont il est le héros en oubliant Rufin. Impolitesse ou
nécessité de garder le secret ?
Il [Emmanuel Bagambiki, préfet de Cyangugu] demande en fait aux troupes françaises de reconquérir les territoires occupés par les rebelles. Car la guerre continue de faire rage et personne ne sait
exactement ce qui se passerait en cas de clash entre Turquoise et le FPR. Je suis très inquiet d’une
telle éventualité, car, malgré le débroussaillage minutieux du général Mercier, il y a à mon avis, des
officiers extrémistes chez les Français, qui rêvent d’en découdre avec le FPR et de venir au secours
de leurs vieux amis. En l’absence d’accord sur une procédure pour désamorcer une crise éventuelle,
j’insiste sur la nécessité d’installer un “téléphone rouge”, qui relie rapidement l’état-major du FPR au
ministre de la Défense à Paris et au général Lafourcade. L’idée ne plaît ni aux partisans acharnés du
Hutu Power à Paris ni à certains des éléments du FPR, persuadés que nous utiliserons le téléphone
par satellite pour les espionner électroniquement. Je dois finalement demander à un technicien de
leur expliquer que nous n’aurions aucun mal à installer ce genre d’équipement à partir de Goma,
sans avoir besoin de leur mettre un appareil entre les mains. Nous avons finalement le feu vert le 2
juillet, et pouvons nous rendre à Entebbe, dans la zone du FPR, pour rencontrer son commandement. Le téléphone s’avère très utile, et un bon prétexte pour entrer en contact au niveau politique,
ce qui fait cruellement défaut depuis le début de l’opération. Notre délégation rencontre une partie
du bureau politique du Front à Mulindi. Puis, nous nous rendons par la route à Kigali, qui vient de
tomber aux mains du FPR. Le général Kagame accueille positivement cette idée de “téléphone rouge” (nous avons emporté un Inmarsat complet avec son générateur) et nous acceptons de poursuivre
la discussion le lendemain à Mulindi. [...] Au début de la réunion, le lendemain, le général Kagame
reçoit une dépêche, qui l’informe des préparatifs militaires du “colonel Thibaut” à Gikongoro. “Le
colonel Thibaut” a déclaré publiquement qu’en cas d’affrontement avec le FPR les ordres seront :
“pas de quartier”. Un aide de camp bilingue doit traduire l’expression au général Kagame, qui ne la
connaît pas, car il comprend bien le français mais pas dans toutes ses nuances. Il lui dit : “Monsieur,
cela signifie qu’ils achèveront les blessés.” Kagame fronce les sourcils, se tournent vers nous et dit
calmement : “C’est une déclaration hostile, n’est-ce pas ? ” Je suis plutôt mal à l’aise. J’ai du mal
à convaincre le leader du FPR que les colonels français parlent parfois bêtement, sans réfléchir, et
sans vérifier avec Paris qu’ils ne contreviennent pas à leurs instructions. Enfin, Kagame promet de ne
pas attaquer les troupes françaises. Pour lui rendre la politesse, à Paris, le président Mitterrand et
l’amiral Lanxade déclarent : “Le FPR n’est pas notre ennemi.” La prise de Kigali a sans doute permis
au Front d’obtenir cette tardive semi-reconnaissance. 186
Nous observons dans ce récit que c’est le général Mercier qui a organisé la mission, qu’un technicien
des transmissions en a fait partie et qu’ils sont partis samedi 2 juillet. Rufin a déclaré qu’ils sont partis
un dimanche début juillet, donc le 3. Mais dans une interview de Rufin en 2015, le journaliste Pascal
Airault écrit : « Les deux émissaires embarquent le 2 juillet pour un vol à destination de Bruxelles, de
laquelle ils rejoignent Kampala avec la compagnie Sabena » 187 Ils ont atterri à Entebbe puis sont allés au
quartier général du FPR à Mulindi. Après des entretiens, ils sont allés à Kigali qui venait d’être libérée
donc toujours le 4. Le lendemain il y a eu de nouvelles discussions à Mulindi où nous observons que
Kagame ne parle pas aussi bien le français que Rufin veut nous le faire accroire. Il ne connaît pas la
signification de « pas de quartier » ! Prunier explique à Kagame que nos diplômés de Saint-Cyr parlent
G. Prunier, Rwanda : La crise rwandaise : structures et déroulement (Juillet 1994), p. 32.
G. Prunier [175, pp. 348-350].
187
Pascal
Airault,
4
juillet
1994
:
l’histoire
secrète
d’un
téléphone
rouge
en
plein
génocide
rwandais,
30
juillet
2015.
http://www.lopinion.fr/30-juillet-2015/
4-juillet-1994-l-histoire-secrete-d-telephone-rouge-en-plein-genocide-rwandais-26698
185
186
929
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
bêtement. Qu’au grand jamais ils n’ont fait achever des blessés. Au lecteur, Prunier fait remarquer qu’il y
a un lien entre sa mission auprès de Kagame et le soudain changement de ton de Mitterrand et Lanxade.
Et Tauzin sera renvoyé dans ses quartiers. Comment Kagame et ses hommes ont-ils fait pour obtenir
l’abandon des déclarations bellicistes faites la veille par une grande puissance, membre permanent du
Conseil de sécurité et dotée d’armes nucléaires ? Mystère ! À moins qu’ils aient eu quelques cartes dans
leur jeu, quelques prisonniers que deux émissaires, tels les bourgeois de Calais, venaient les supplier de
libérer.
L’invention de l’histoire du « téléphone rouge » s’évanouit comme une bulle de savon si nous prenons
connaissance d’un télégramme de François Descoueyte, ambassadeur en Ouganda, qui relate le 4 juillet
la rencontre qu’il a eue avec Museveni et Kagame :
J’AI SUGGÉRÉ QU’UN LIEN DE COMMUNICATION DIRECTE AVEC LE COMMANDANT
EN CHEF POURRAIT UTILEMENT COMPLÉTER L’ADMIRABLE TRAVAIL DU GÉNÉRAL
DALLAIRE, ET CONSTITUER UNE SÉCURITÉ SUPPLÉMENTAIRE POUR ÉVITER TOUT
INCIDENT. PAUL KAGAME A CONVENU QUE LES COMMUNICATIONS ENTRE PARIS ET
LUI-MÊME N’AVAIENT PAS TOUJOURS ÉTÉ FACILES ET M’A DONNÉ SON NUMÉRO DE
TÉLÉPHONE SATELLITE (00871 682500014). 188
Le chef des rebelles disposait donc d’un téléphone satellite et a même donné son numéro de téléphone
au Quai d’Orsay !
Colette Braeckman, qui a entendu Jean-Christophe Rufin à la CEC, déclara après le départ de celui-ci :
Une chose m’a interrogée dans l’exposé de Jean-Christophe Rufin. À Butare, un incident s’est
produit, sur lequel je n’ai pas beaucoup d’informations, mais dont je suis sûre qu’il s’est produit :
des soldats français qui s’y étaient rendus en avant-garde peu avant Turquoise sont tombés dans
une embuscade. Ils sont entrés dans la ville comme si elle était vide, comme si personne ne les
empêchait d’avancer. Et le FPR a surgi, les a fait prisonniers. Puis il y a eu négociation, ils ont
été autorisés à quitter les lieux... Ils sont sortis au milieu d’une haie de soldats du FPR dans des
conditions probablement humiliantes, on leur avait retiré leurs uniformes... Il y a eu une démarche
d’humiliation... Ma question : est-ce que Jean-Christophe Rufin a participé à la négociation pour
libérer ces soldats français ? Qui a négocié la libération ? Quels ont été les termes de l’accord ? Est-ce
que, pour la libération de cette avant-garde de soldats français, la condition n’a pas été le retrait de
Turquoise sur un périmètre plus restreint ? 189
À suivre Colette Braeckman, des soldats français qui s’étaient rendus en avant-garde à Butare peu
avant Turquoise sont tombés dans une embuscade du FPR et ont été faits prisonniers. À notre connaissance les avant-gardes françaises arrivent à Butare entre le 24 juin au soir et le 26. Les incursions des
Français à Butare ont lieu le 1er et le 3 juillet.
Le journaliste rwandais Vénuste Nshimiyimana donne une réponse à Colette Braeckman. Il écrit que
le projet d’une intervention militaire française in extremis sur Kigali est abandonné. 190 Y a-t-il eu une
opération sur Kigali parallèle à celle de Butare ?
Un article relativement bien informé de Libération, lundi 4 juillet, laisse entendre par son titre que
des soldats français sont tombés dans un piège en fin de semaine et que des émissaires français ont été
envoyés auprès de Kagame pour lui remettre des moyens de transmission radio sûrs et secrets afin de
communiquer avec le général Lafourcade :
La fin de la semaine a été très agitée pour les autorités françaises en charge de l’opération Turquoise, à commencer par Edouard Balladur et Alain Juppé qui, de Varsovie où ils se trouvaient en
visite officielle, ont dû consacrer pas mal de temps à « piloter » téléphoniquement une intervention
humanitaire entrée dans une phase critique.
Dimanche soir [3 juillet], on ne respirait toujours pas mieux dans les cercles officiels après un
premier accrochage entre un contingent français et des éléments du Front patriotique rwandais (FPR).
[...]
Ces développements, jugés particulièrement inquiétants à Matignon, ne permettaient pas d’exclure
à plus ou moins brève échéance, s’ils dégénèrent, un repli sur le Zaïre de tous les éléments du contingent
français présents au Rwanda. [...]
188 TD Kampala 562 4/7/1994 15 h 39, signé Descoueyte. Objet : Entretien avec le Président Museveni et Paul Kagame.
p. 2/2. http://francegenocidetutsi.org/Descoueyte4juillet1994.pdf#page=2
189 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 406].
190 V. Nshimiyimana, ibidem.
930
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Si la crise a peut-être été évitée dans l’immédiat, il est clair que l’inquiétude des autorités françaises demeure. Vouloir rester neutre dans une situation de génocide relève de la gageure. La crainte
principale est qu’une confrontation militaire générale avec le FPR ne puisse pas, finalement, être
évitée. C’est pourquoi le corps expéditionnaire français a fait parvenir au cours des dernières heures
au chef militaire du FPR, Paul Kagame, des moyens de transmission radio sûrs et secrets qui lui
permettent d’être en contact direct avec le général Lafourcade, le commandant des forces françaises.
Force est de constater que cette mini-ligne rouge n’a pas été suffisante pour empêcher l’incident de
dimanche après-midi, dans la région sensible de Butare. 191
L’expression « intervention humanitaire entrée dans une phase critique » pourrait correspondre aux
événements de Bisesero. Mais le « sauvetage » de Tutsi est-il la cause de tout ce temps passé par Balladur
et Juppé à « piloter » téléphoniquement ?
L’amiral Lanxade évoque cette rencontre de représentants français avec le FPR de manière très vague :
L’Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que « des représentants des autorités françaises
avaient rencontré des représentants du FPR à Kigali, afin de leur expliquer clairement que l’opération
Turquoise répondait à des objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire la zone
humanitaire sûre aux combattants. » 192
Le Monde note une rencontre entre des émissaires du ministère français de la Défense – et non du
Quai d’Orsay – et Paul Kagame le 5 juillet :
Le Front patriotique rwandais (FPR), qui s’est emparé de Kigali, la capitale du Rwanda, continue
d’exprimer son désaccord avec la France au sujet de l’opération « Turquoise ». Après avoir rencontré,
mardi 5 juillet, des émissaires du ministère français de la défense, Paul Kagamé, l’« homme fort » de la
rébellion tutsie, a fait preuve d’une relative modération, paraissant écarter les risques d’affrontement
avec les forces françaises. Il a en outre annoncé que des consultations étaient en cours, notamment
avec une personnalité hutue, pour la constitution d’un gouvernement d’union nationale. 193
Mais l’article de Jacques Isnard laisse transparaître qu’il y a pu y avoir une négociation. Il note en
préambule la volonté de la France d’enterrer la hache de guerre :
« Le Front patriotique rwandais n’est pas notre adversaire. Nous ne cherchons pas à retenir son
éventuel succès », a expliqué François Mitterrand à l’issue de son séjour en Afrique du Sud. « Il n’y
a pas de volonté d’affrontement, ni d’une part ni de l’autre », a commenté, de son côté, le ministre
des affaires étrangères, Alain Juppé, en assurant que la France était « en contact permanent » avec
le FPR. [...] En une journée, mardi 5 juillet, les dirigeants français ont unanimement voulu calmer le
jeu au Rwanda, en assurant de leur bonne volonté à son égard un FPR qui était encore, juste avant
l’assassinat, le 6 avril dernier, du président Juvénal Habyarimana, la faction contre laquelle furent
engagées, en d’autres temps, des unités françaises en appui des forces armées rwandaises (FAR). 194
Après avoir rappelé l’intensité de l’engagement français auprès des FAR, le correspondant militaire
du Monde prend note de cette volonté réciproque d’éviter l’affrontement :
En affirmant que le dispositif « Turquoise » n’est en rien agressif et en cherchant, au lendemain de
la chute de Kigali, à tendre « une main secourable », comme le dit M. Mitterrand après avoir affirmé
que « le sort des Rwandais dépend des Rwandais », la France en appelle indirectement au FPR pour
qu’il maîtrise, en quelque sorte, son succès sur le terrain.
Tout se passe comme si le FPR donnait l’impression d’avoir entendu le message. Face à une France
qui vient d’infléchir sa propre trajectoire, le FPR, qui a un légitime besoin de se faire reconnaître sur
la scène internationale, a lui aussi corrigé le tir : le même général Paul Kagamé, qui a commandé la
lutte armée contre les FAR, promet la constitution prochaine d’un « gouvernement d’unité nationale »
et, par la suite, la proclamation par le FPR d’un « cessez-le-feu unilatéral. » 195
Le même jour, Frédéric Fritscher donne quelques précisions sur la rencontre :
Jacques Almaric et Jean Guisnel, Le piège se referme sur les soldats français, Libération, 4 juillet 1994.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 316].
193 Jacques Isnard, La rébellion rwandaise n’entend pas affronter les forces françaises - Paris calme le jeu, Le Monde, 7
juillet 1994, pp. 1, 3.
194 Ibidem.
195 Ibidem.
191
192
931
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
Paul Kagamé, insaisissable chef d’état-major du Front patriotique rwandais (FPR), est sorti de
l’ombre. Il a rencontré un groupe de journalistes, mardi 5 juillet, en début d’après-midi, dans une
résidence de Kanombé, un quartier périphérique de Kigali. Il s’était entretenu plus tôt dans la journée
au quartier général du FPR à Mulindi, près de la frontière ougandaise, avec cinq militaires et hauts
fonctionnaires français du ministère de la défense venus lui expliciter les intentions de Paris. [...]
Au moment où ses troupes s’arrêtaient à une dizaine de kilomètres seulement des lignes françaises,
Paul Kagamé s’interrogeait : « Un affrontement avec les Français ? Mais pourquoi et sur quels différends ? Ils viennent pour secourir les populations. Mais ils doivent en parler avec nous, avec les gens
d’ici. Ceux qu’ils veulent protéger ne sont ni des ressortissants français ni des citoyens des Nations
unies. »
Le jeune chef militaire déplore qu’il n’y ait pas eu plus de communication avec les Français. « Nous
devons remédier à tout cela », dit-il, comme s’il avait encore en tête ses entretiens du matin avec les
émissaires de Paris. 196
On a vu que cette mission de Rufin et Prunier auprès de Kagame est écourtée. D’après Rufin, Kagame
lui demande d’aller avec lui à Kigali pour examiner les deux journalistes de France 2, Isabelle Staes et
José Nicolas, blessés la veille par des soldats du FPR. 197 Rufin accepte, il voit les blessés près du stade à
Kigali mais des journalistes sont là et le Quai d’Orsay sera prévenu et fera suspendre la mission. 198 Un
article du Figaro relate comment cette mission de Rufin a été suspendue par le Quai d’Orsay :
Début juillet, un avion spécial affrété par le gouvernement, avec à son bord Jean-Christophe Rufin, chargé de mission auprès du ministre de la Défense, atterrit à Kampala. « Sur instruction du
premier ministre Edouard Balladur, et du ministre de la Défense, François Léotard, je suis arrivé
peu après à Kigali, qui venait de tomber, raconte aujourd’hui Jean-Christophe Rufin. J’ai immédiatement rencontré le commandant Kagamé, le chef de la rébellion, et aussitôt averti le général Mercier
(chef d’État-major de l’armée de terre, NDR) et le général Lafourcade (commandant de l’opération
« Turquoise », NDLR.) » Le Quai d’Orsay n’est pas au courant de cette mission. Lorsqu’il apprend
par hasard son existence, il y aurait eu un tollé au ministère des Affaires étrangères... qui annule la
mission. 199
Le Quai d’Orsay n’a pas été tenu au courant de cette mission parce que les militaires français ont
voulu la garder secrète. Voilà encore un indice qui montre qu’il y a eu négociation pour faire libérer des
prisonniers. Nous en voyons une preuve dans la note du général Quesnot du 6 juillet :
Intervenant quelques heures après votre conférence de presse du Cap, les déclarations de M.
Kagame, chef militaire du F.P.R., exprimant sa volonté de “ne pas chercher d’affrontements avec les
forces françaises”, de renoncer à la conquête totale du pays et de préparer un cessez-le-feu pourraient
constituer un tournant dans le conflit rwandais et faciliter notre action.
La zone humanitaire a été approuvée hier soir par le Conseil de sécurité (procédure dite de silence
ou de non-objection). Le Secrétaire général a appuyé publiquement notre initiative.
Les forces françaises sont redéployées dans la zone humanitaire au Sud-Ouest et continuent d’évacuer les tutsis menacés. 200
Le général Quesnot parle de redéploiement des forces françaises dans la zone humanitaire au SudOuest. Il y a donc un repli. Comme les journaux nous apprennent qu’il y a eu une négociation, c’est qu’il
y a eu une contrepartie. Selon Quesnot, Kagame renonce à la conquête totale du pays. C’est exact dans la
mesure où il n’essaiera pas d’attaquer la « zone humanitaire ». Mais pourquoi cette négociation n’a-t-elle
pas été faite par des diplomates du Quai d’Orsay ?
196 Frédéric Fritscher, L’homme fort du FPR prévoit la formation d’un gouvernement d’unité nationale, Le Monde, 7
juillet 1994, p. 3.
197 Frédéric Fritscher, Deux journalistes français blessés dans une embuscade, Le Monde, 8 juillet 1994, p. 3. Selon Fritscher,
l’incident a eu lieu lundi 4 juillet. Le FPR aurait mis 3 jours pour les remonter sur Kigali, ce qui voudrait dire qu’ils y
arrivent mercredi 6. Il précise qu’ils ont été opérés à l’hôpital du CICR mercredi, donc le 6 et qu’ils devaient regagner Paris
jeudi, donc le 7. Selon Rufin, ils seraient arrivés à Kigali mardi 5. Ce qui ferait un délai de 2 jours pour les remonter à
Kigali, de 3 pour les opérer.
198 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 404].
199 Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998, p. 5.
200 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 6 juillet 1994, Objet : Votre entretien
avec le Premier ministre, mercredi 6 juillet - Situation. Note manuscrite : « Vu ». http://francegenocidetutsi.org/
Quesnot6juillet1994.pdf
932
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Bruno Delaye et le général Quesnot, dénonçant l’empressement du gouvernement à prendre contact
avec le FPR, signalent au Président l’envoi par François Léotard d’une délégation auprès de M. Kagame.
Ils paraissent ne pas être au courant de l’objet de la mission :
Dans cette course au FPR, M. Léotard a pris de l’avance en dépêchant sur place à Kigali auprès
de M. Kagamé et sans en avertir personne, cinq militaires et fonctionnaires de haut rang. 201
Les mêmes conseillers signalent au Président, le 7 juillet, la composition de la délégation envoyée
auprès de Kagame pour installer un « téléphone rouge » :
II Le cabinet de M. Léotard a précisé, lors d’une réunion interministérielle que la délégation du
Ministère de la Défense envoyée au Rwanda n’avait pour but que d’installer un “téléphone rouge” avec
le chef militaire du FPR, M. Paul Kagame. Cette délégation était composée d’un membre du cabinet
du ministre (Jean-Christophe Ruffin [Rufin]), d’un colonel et de trois sous-officiers. Seul Matignon
avait été informé. 202
La mission Rufin-Prunier semble bien durer du 2 au 5 juillet, en raison des faits concomitants cités par
Prunier et Rufin (journalistes français blessés, prise de Kigali et déclaration du colonel Thibaut, voir la
chronologie des événements dans le tableau 22.3 page 935). L’emploi du temps de Prunier a été reconstitué
à partir des dates d’interview qu’il indique en note dans “Rwanda : La crise rwandaise : structures et
déroulement (Juillet 1994)”. Nous remarquons que Prunier rencontre Museveni le 6 juillet à Kampala ce
qui correspond à l’affirmation qu’un « diplomate a été envoyé auprès de M. Museveni » faite par Vénuste
Nshimiyimana, cité plus haut.
À propos du « téléphone rouge », Prunier note les réticences du FPR à l’accepter. Nous constatons que
les hommes de Kagame sont des gens prudents. Les services secrets français n’ont-ils pas fait le coup du
téléphone à des rebelles algériens en leur faisant parvenir un appareil qui leur a explosé à la figure ? Mais
nous apprenons par ailleurs que Kagame dispose déjà d’un téléphone satellite. Dans l’hypothèse où c’est
pour négocier une libération de prisonniers que Rufin et Prunier sont allés rencontrer Kagame, le téléphone
Inmarsat devait servir en premier lieu à eux-mêmes pour communiquer avec Paris les conditions exigées
par Kagame en échange de la libération des soldats des COS. Nous observons que Bernard Kouchner
disposait d’un téléphone satellite analogue quand il a été envoyé à Kigali par l’Élysée en mai 1994.
Nous tenons pour certain que des membres des COS ont été faits prisonniers et libérés par une
négociation menée par Prunier et Rufin.
Reste qu’il n’est pas certain que des COS aient été faits prisonniers lors de cet accrochage près
de Butare, qui a eu lieu le soir du 1er juillet. Le témoin Raphaël Kirenga ne parle pas de Français
faits prisonniers. On a remarqué que le général Dallaire date l’événement d’avant le 26 juin et Colette
Braeckman écrit : « [...] des soldats français qui s’y étaient rendus [à Butare] en avant-garde peu avant
Turquoise sont tombés dans une embuscade. »
Or nous avons deux récits de journalistes, Stephen Smith 203 et Michel Peyrard 204 qui se rendent à
Butare avant l’arrivée « officielle » des militaires français. Nul doute que ces journalistes accompagnaient
ou suivaient des avant-gardes françaises. Stephen Smith était probablement à Butare entre le 25 et le 27
juin. Une avant-garde française est à Gikongoro le 27 juin.
Michel Peyrard quitte Cyangugu le 24 juin en compagnie d’une patrouille commandée par les lieutenantscolonels Collin et Jacque. Nous savons que Collin est le pseudonyme de Hervé Charpentier et que Jacque
est celui d’Étienne Joubert. Il est donc fort possible que Peyrard était à Butare le soir du 24 juin, accompagné des lieutenants-colonels Hervé Charpentier alias Collin et Étienne Joubert alias Jacque. Un autre
accrochage avec le FPR a pu avoir lieu avant le 1er juillet.
Nous savons que lors de l’évacuation du dimanche 3 juillet à Butare, il y aura un accrochage entre
Français et FPR. Est-ce à ce moment-là que des membres des COS auraient été faits prisonniers ? C’est
très improbable pour deux raisons. D’abord parce que l’accrochage du 3 s’est passé en plein jour devant
201 Bruno Delaye, général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (S/C de Monsieur le
Secrétaire général)”. Objet : Rwanda, 6 juillet 1994. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye6juillet1994.pdf#
page=2
202 Bruno Delaye, général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (S/C de Monsieur le
Secrétaire général)”, Objet : Rwanda, 7 juillet 1994. Note manuscrite : Signalé HV. La présence de Gérard Prunier dans la
délégation n’est pas mentionnée. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye7juillet1994.pdf#page=2
203 Stephen Smith, A Butare, l’espoir se conjugue en français, Libération, 28 juin 1994, p. 15.
204 Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46.
933
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
beaucoup de témoins – bien qu’on manque de témoignages d’observateurs indépendants sur cet incident
– ensuite, parce que la mission Prunier-Rufin a été déclenchée le samedi 2 juillet.
934
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Date
Jeudi 30 juin
Heure/Lieu
19 h
Vendredi 1er juil.
Vendredi 1er juil.
Samedi 2 juil.
Après-midi
Soir
1 h 30
Samedi 2 juil.
Samedi 2 juil.
Dimanche 3 juil.
Dimanche 3 juil.
12 h 15
13 h 20
Dimanche 3 juil.
Lundi 4 juil.
Lundi 4 juil.
Lundi 4 juil.
Lundi 4 juil.
4 h du matin
Fin matinée
Kampala
Soir à Mulindi
Soir
Lundi 4 juil.
Lundi 4 juil.
Mardi 5 juil.
Mardi 5 juil.
Matin à Mulindi
Mardi 5 juil.
Mardi 5 juil.
Mardi 5 juil.
Mardi 5 juil.
Mercredi 6 juil.
Mercredi 6 juil.
Début
d’après-midi
Événement
Feu vert de Balladur pour une
opération sur Butare
Arrivée des COS à Butare
Accrochage entre Butare et Save
Retrait des COS de Butare
Négociation par Dallaire d’un
cessez-le-feu, le 3 à Butare
Mission Prunier-Rufin
2e intervention COS à Butare
Accrochage COS-FPR à la sortie
nord-ouest de Butare
Rufin est envoyé en urgence auprès de Kagame
Les derniers FAR quittent Kigali
Kagame donne à Descoueyte son
numéro de téléphone satellite
Rufin négocie pendant 3 heures
avec Kagame
Rufin téléphone à Lafourcade depuis la cour de Kagame
Deux journalistes français blessés
dans une embuscade du FPR
Le colonel Thibaut menace de tirer sur le FPR
Déclarations apaisantes de Mitterrand, Juppé et Lanxade
Kagame proteste contre les déclarations du colonel Thibaut
Les journalistes blessés sont
transportés à Kigali
Kagame montre à Rufin les journalistes blessés
Kagame fait une conférence de
presse à Kigali
Prunier s’entretient avec Seth
Sendashonga à Mulindi
Prunier s’entretient avec Roger
Rutikanga et Sixbert Musamgamfura à Byumba
Prunier s’entretient à Kampala
avec Museveni
Source
Note
Delaye-Quesnot
30/6/94
Rosier, MIP, Annexes, p. 397
Lugan [131, p. 221]
Rosier, ibidem ; Lugan, ibidem
C. Lesnes, Le Monde,
5/7/1994
Prunier [175, p. 349]
C. Lesnes, ibidem
C. Lesnes, ibidem
CEC [67, pp. 398-405]
TD Kampala 4/7/1994
CEC, ibidem, p. 403
CEC, ibidem, p. 403
F. Fritscher, Le Monde,
8/7/1994
Le Figaro, 5/7/1994
Isnard, Le Monde, 7/7/1994
Fritscher,
Le
Monde,
7/7/1994 ; CEC, ibidem,
p. 404
Libération, 7/7/1994
CEC, ibidem, p. 404
Fritscher,
Le
Monde,
7/7/1994
Prunier [175, p. 266]
Prunier, “La crise rwandaise”
(Juil. 1994), notes 46, 83
Prunier [175, p. 255] ; “La
crise rwandaise”, note 89
Table 22.3 – L’accrochage COS-FPR du 1er juillet et la mission Prunier-Rufin
935
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
En conclusion, nous tenons pour certain qu’un groupe de reconnaissance des COS se dirigeant vers la
paroisse de Save le 1er juillet au soir a été accroché par un élément du FPR. Le lieutenant-colonel Hervé
Charpentier fut blessé. Au moins une dizaine de militaires auraient été faits prisonniers à cette occasion.
Mais il est possible que des militaires des COS aient été capturés avant cette date du 1er juillet. Deux
négociateurs furent envoyés depuis Paris dans le plus grand secret pour, les 4 et 5 juillet, négocier avec
Paul Kagame leur libération. L’effet immédiat fut le changement de ton de Paris à l’égard du FPR qui
« n’est pas notre adversaire » déclara Mitterrand le 5 juillet. En contrepartie de la libération des membres
de ses troupes d’élite, la France s’engagea à ne pas chercher à contrôler la région de Kigali – ville qui
fut prise le 4 juillet par le FPR –, Butare, Ruhengeri, Gisenyi, à se limiter à une zone « humanitaire »
entre Kibuye - Gikongoro et Cyangugu et à ne pas chercher à se maintenir au-delà du mandat de l’ONU.
Nous n’avons cependant aucune information sur la teneur réelle des négociations, Prunier et Rufin ayant
prétendu qu’ils étaient allés porter un téléphone satellite Inmarsat dit « rouge » à Kagame. Ce que nous
disons de ces négociations se déduit simplement de ce qui s’est passé ensuite.
22.7.6
L’évacuation de Butare le 3 juillet
Le colonel Rosier ayant constaté qu’il fallait évacuer plus de 1 000 personnes, le général Lafourcade
obtient par l’intermédiaire du général Dallaire un bref cessez-le-feu dimanche 3 juillet. Les Français
reviennent évacuer des orphelins et des religieux et sans doute procèdent-ils à d’autres évacuations sur
lesquelles ils ne s’étendent pas. C’est à la fin de cette opération qu’un deuxième accrochage avec le FPR
intervient :
L’évacuation de dimanche est délicate, organisée à l’improviste après un appel, samedi soir, d’un
membre de Frères des hommes reçu à Gikongoro. Le colonel Rozier [Rosier] demande l’avis du général
Lafourcade, qui sollicite celui de Paris. A Kigali, le général Dallaire, le « patron » des « casques
bleus », obtient un cessez-le-feu des deux parties pour une plage horaire s’étendant entre 12 et 18
heures dimanche. Dès 13 h 15, cependant, on entend des tirs à l’entrée nord-ouest de Butaré. « Le
premier élément chargé de la sécurité vers le nord s’est retrouvé tout de suite en première ligne quand
les Forces armées rwandaises ont décroché, expliquait dimanche soir le colonel Rozier [Rosier]. Le
FPR a tiré des obus de mortier et à la mitrailleuse de 14,5 mm. Le tir n’était pas précis, on n’a pas
riposté, j’ai demandé qu’on diffère le feu au maximum. »
Mais un deuxième incident s’est produit vers 13 h 20. Alors que le colonel Thibaut, enfin rejoint
par les derniers éléments des forces spéciales françaises, quittait Butaré par la route de l’ouest, où
les retardataires chargés de matelas fuyaient le long de la crête plutôt que par la route, il y a eu ce
que le colonel Rozier [Rosier] appelle « une scène un peu étrange » : le premier face-à-face direct des
Français avec les combattants du FPR qui, semble-t-il, se sont amusés à montrer leur magnanimité.
« Ils étaient une cinquantaine et nous attendaient le long de la route. Ils ont fait mine de se servir
de leurs armes. Leur chef les en a dissuadés et ils ont presque fait des signes amicaux. Puis ça s’est
mis à tirer. Il y a eu un impact à 20 centimètres du chef de bord du véhicule et le groupe pris sous le
feu a riposté. » Le colonel n’a pas pu véritablement préciser si l’incident a fait des victimes parmi les
Rwandais, mais il a tout lieu de le croire. 205
L’opération d’extraction de Butare du 3 juillet est décrite ainsi par le colonel Rosier dans son rapport :
Le 3 juillet les demandes d’évacuation de BUTARE se faisant nombreuses et pressantes alors que
la chute de la ville est imminente, était déclenchée une opération de va et vient destinée à extraire le
maximum de monde. Des cars et des camions ayant été récupérés auprès des autorités de Gikongoro,
une colonne motorisée constituée de deux éléments abordait Butare à 12 heures.
Plus de mille personnes, dont 700 orphelins, étaient récupérées au contact du FPR qui investissait
le nord de la ville. A 13 h 20 les deux colonnes décrochaient l’une vers le BURUNDI (orphelins) l’autre
vers GIKONGORO (majorité de religieux). Cette dernière était à nouveau confronté à un incident
armé avec une unité FPR à la sortie nord-ouest de BUTARE. 206
Le convoi en direction du Burundi est commandé par Marin Gillier :
205 Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/
Lesnes5juillet1994.pdf
206 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
936
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Figure 22.8 – Scène étrange prise en photo par Sam Kiley le 3 juillet 1994. À un contrôle routier du
FPR (un tronc est visible en travers de la route), une jeep P4 des COS est entourée par 3 soldats du
FPR (en bottes). Le conducteur français force un soldat rwandais des FAR à sortir de son véhicule. On
distingue un camion militaire français au fond à droite. Légende d’origine : « French commandos wrestle
to get a deserting Hutu soldier out of their car at an RPF Tutsi check point. » Source : Sam Kiley ©
Sygma/Corbis
En application de cette directive, le 2 juillet le détachement du Capitaine de frégate Marin Gillier
est relevé et fait mouvement vers Butare où, le 3 juillet, 1 000 personnes sont évacuées, parmi lesquelles
700 orphelins qui sont exfiltrés vers le Burundi avec l’aide de l’ONG « Terre des hommes ». 207
Jacques Rosier décrit en termes plus précis l’action du 3 juillet à Bernard Lugan :
Tauzin en tête, doit sécuriser la localité et enlever 300 réfugiés. Il décrochera le dernier pour un
repli vers Gikongoro. Gillier, en 2e échelon, doit récupérer 700 orphelins. Il décrochera le premier
pour un repli vers le Burundi où seront recueillis les enfants – Au sud de Butare, le convoi de Gillier
se fait caillasser, mais sans dommages, par la population hutu. – Puis, par des pistes secondaires, il
rejoindra Gikongoro. Duval est en réserve héliportée. Je commande à partir d’un PC volant (PUMA).
L’affaire se passe sous menace directe de l’APR qui envahit la localité par le nord.
Un seul incident sera à noter et cela en fin d’opération quand la colonne du 1er RPIMa tombe sur
un barrage de l’APR à la sortie de Butare. Elle franchit en force. Pas de casse. 208
Le général Tauzin, alias Thibaut, relate ainsi les faits à Laure de Vulpian :
« On roulait vers Gikongoro quand on a commencé à voir des silhouettes se déplacer tranquillement
dans les sous-bois. C’étaient des soldats du FPR. Ils enveloppaient Butare par l’ouest. Il y avait peutêtre deux cents ou trois cents rebelles, et aussi des gosses de dix-douze ans qui portaient des caisses
de munitions ou des coupe-coupe pour finir les blessés.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 311].
B. Lugan [131, p. 222]. Le colonel Tauzin et le colonel Joubert, ce dernier faisant partie du détachement d’arrière-garde,
décrivent l’incident. Cf. ibidem, pp. 222-223.
207
208
937
22.7. L’INTERVENTION SUR BUTARE
Ils n’étaient qu’à quelques mètres. Ils ont été aussi surpris que nous. Manifestement, ils n’avaient
pas reçu l’information de la trêve. Ils ont vu que nous étions très lourdement armés. Et sans doute
que nous avions des Tutsi avec nous, dans notre colonne et dans nos véhicules. Je suppose qu’ils se
sont reconnus. On s’est fait des signes, peut-être pas amicaux, mais pas du tout agressifs.
En fait, cela n’avait rien à voir avec une embuscade. On s’est tous arrêtés, les armes pointées vers
l’extérieur, en levant la main droite en signe de paix. Ils n’ont pas cherché à couper notre colonne ;
ils savaient qu’on pouvait faire feu.
D’un coup, un soldat des FAR, c’est-à-dire un Hutu, sort des fourrés et se précipite dans ma
voiture. Un de mes hommes le vire aussitôt, le jette à terre et le rafale. Il a eu raison de le faire. Il a
fallu le sacrifier. Pour éviter l’apocalypse, peut-être. » 209
Laure de Vulpian cite la version que le journaliste Nicolas Poincaré donne sur France Inter :
« C’est au retour, en sortant de Butare pour revenir ici à Gikongoro, qu’il n’y a pas eu un
mais plusieurs incidents. Il y avait des soldats des FAR qui ont essayé de monter à bord des véhicules
français ; les Français s’y sont opposés. Et les soldats du FPR qui, entre temps, avaient pris le contrôle
de la route, ont abattu deux soldats des FAR.
Et puis quelques minutes après, des hommes du FPR ont ouvert le feu sur les Français. Les
Français ont très durement riposté, apparemment blessant ou tuant plusieurs dizaines de soldats du
FPR. C’était donc avant-hier soir. Les Français disent qu’ils n’ont fait que riposter à une attaque, à
une provocation du FPR. » 210
Poincaré est le seul à rapporter que les tirs français ont fait des victimes dans les rangs du FPR.
Laure de Vulpian rapporte une troisième version, celle du capitaine Ildephonse Munyampama, sergent à
l’époque, qui commandait l’unité FPR impliquée dans l’accrochage :
On venait tout juste de prendre le contrôle de Sovu 211 après en avoir délogé les FAR, explique
l’officier. Mon chef m’avait dit : “Attends-toi à rencontrer des Français qui viennent chercher des gens”.
On avait une position sur les collines en surplomb de la route. C’est ainsi qu’on a vu les Français se
diriger vers la ville. Ils étaient escortés par deux hélicoptères. Ils sont repassés deux heures plus tard,
accompagnés par tout un convoi de camions, camionnettes et voitures de luxe. Ils emmenaient avec
eux beaucoup de Rwandais : des religieux, dont l’évêque de Butare, monseigneur Gahamanyi, et des
civils.
Selon un renseignement donné par un de nos hommes, il y avait parmi les civils une dizaine
d’officiers supérieurs des FAR sans uniforme qui essayaient de passer inaperçus. C’est là qu’on est
intervenu. Nous sommes descendus jusqu’à la route, nous avons coupé le convoi en deux. Les Français
ont sauté des jeeps, pris leurs armes et nous ont pointés. J’ai dit : “Il ne faut pas partir avec ces
gens-là.”
On est restés comme ça, immobiles, face à face, les yeux dans les yeux, pendant une ou deux
minutes. Les deux hélicoptères de commandement étaient juste au-dessus de nous. J’ai insisté : “Il
faut nous donner les militaires rwandais.” peut-être ont-ils reçu par radio un ordre de leur chef,
là-haut. Finalement, ils ont baissé leurs armes.
Un homme de Turquoise est sorti du rang. Il s’est approché d’une jeep française. Il a attrapé
un militaire des FAR par la manche et l’a jeté par terre. Il a fait la même chose dans les voitures
suivantes. Il y en a eu deux qui ont essayé de s’enfuir, on a dû les tuer. On a pris les autres, qui sont
toujours en vie, et on a laissé partir les Français.
J’ai un seul regret : qu’on n’ait trouvé ni le général Augustin Ndindiliyimana, le chef d’état-major
de la gendarmerie, ni le général Rwagafirita. Ils ont réussi à nous échapper ce jour-là. » 212
L’Interahamwe Raphaël Kirenga a fui vers Gikongoro en même temps que les Français. Son témoignage
à la commission Mucyo note que de nombreux soldats des FAR ont suivi les Français et que les accrochages
avec le FPR ont eu lieu à Configi puis à Gihindamuyaga :
Arrivés sur la route menant à Gikongoro, nous avons rencontré beaucoup de soldats rwandais
fuyant le FPR. Par contre, il n’y avait personne à Gahenerezo, le FPR avait occupé Kabuga, les
soldats étaient partout dans la vallée. Ils avaient monté un barrage routier au niveau de CONFIGI
qu’ils ont dégagé pour laisser passer tout ce monde. Passés cette barrière, les Français ont bombardé
Entretien de Didier Tauzin avec Laure de Vulpian, 28 juin 2006. Cf. Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud [218, p. 170].
Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud [218, p. 171].
211 Abbaye de sœur bénédictines à 10 km à l’est de Butare où des Tutsi se sont réfugiés et ont été massacrés avec la
complicité de la supérieure, sœur Gertrude.
212 Laure de Vulpian, Thierry Prungnaud [218, pp. 172-173].
209
210
938
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
Gihindamuyaga sur les positions du FPR et ont demandé aux chauffeurs des véhicules qui étaient
derrière d’augmenter de vitesse. Toute cette opération s’est passée dimanche le 3/07/1994. 213
Selon Paul Kagame, interrogé par le journaliste états-unien Philip Gourevitch, les Français auraient
voulu interdire au FPR d’investir Butare. Plus tard, celui-ci arrête la colonne d’évacuation française vers
Gikongoro et un échange de tirs s’ensuit :
Et de même qu’ils [les Français] considérèrent le régime militaire du Pouvoir hutu et ses milices
comme les autorités légitimes d’un État attaqué par des rebelles, ils traitèrent ouvertement le FPR
en ennemi – du moins jusqu’à la chute de Butare. Ensuite les Français baissèrent le ton. [...] Quelques
années après, je demandai au général Paul Kagame, l’artisan du triomphe du FPR, s’il y avait la
moindre vérité à ces allégations.
« Il y a de ça, me dit-il. C’est arrivé pendant notre marche sur Butare. Le général Dallaire de la
MINUAR m’a transmis un message du général français commandant à Goma, selon lequel nous ne
devions pas entrer à Butare. Ils essayaient de me dire qu’il y aurait bataille. J’ai répondu à Dallaire
que je ne pouvais tolérer une telle provocation et une telle arrogance de la part des Français. Puis j’ai
ordonné à mes hommes de changer de direction, de se diriger sur Butare. Ils y sont arrivés le soir. Je
leur ait dit de simplement encercler la ville et de se tenir sur le pied de guerre. Je ne voulais pas qu’ils
se laissent embarquer dans un combat nocturne. Ils ont donc pris position et ont attendu jusqu’au
matin. Quand nos troupes sont entrées, elles ont découvert que les Français s’étaient discrètement
retirés vers Gikongoro [à l’ouest]. Mais ensuite, par l’entremise de Dallaire, ils ont demandé de revenir
chercher des religieuses catholiques et quelques orphelins qu’ils voulaient emmener. J’ai donné mon
accord. Les Français sont revenus, mais ils ne savaient pas que nous avions déjà pris le contrôle de la
route de Gikongoro à Butare. Nous avions tendu une longue embuscade, près de deux compagnies le
long du chemin. »
Le convoi français se composait de quelques vingt-cinq véhicules, et lorsqu’il repartit de Butare,
les forces de Kagame refermèrent leur piège et ordonnèrent aux Français de soumettre chacun de leurs
véhicules à une inspection. « Nous voulions nous assurer que parmi les personnes qu’ils emmenaient
il n’y avait pas de FAR ou de miliciens. Les Français ont refusé. Leurs jeeps étaient équipées de mitrailleuses, qu’ils ont braquées sur nos hommes en signe d’hostilité. Quand les soldats de l’embuscade
ont compris qu’il allait y avoir un affrontement, ils sont sortis de la brousse, et quelques gars armés de
lance-grenades ont visé les jeeps. Alors les Français ont reçu l’ordre de pointer leurs armes vers le ciel.
Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont laissé nos hommes procéder à l’inspection. » Dans l’un des derniers
véhicules, ils trouvèrent deux soldats gouvernementaux. L’un s’enfuit et fut abattu. « Peut-être ont-ils
tué l’autre aussi », ajouta Kagame. En entendant les coups de feu, les véhicules français qui avaient
reçu l’autorisation de repartir firent demi-tour et commencèrent à tirer de loin, mais cette fusillade
dura moins d’une minute. 214
Paul Kagame nous donne ici l’explication de la scène photographiée par Sam Kiley figure 22.8 page 937.
Au retour de Butare vers Gikongoro, la colonne menée par le COS tombe sur des éléments du FPR qui les
arrêtent et les obligent à se soumettre à une inspection. La trêve avait été négociée pour une évacuation
à caractère humanitaire. Or deux soldats des FAR se trouvaient dans un véhicule français. Les soldats du
FPR obligent les Français à faire descendre ces derniers de leur véhicule. Il y eut des échanges de tirs.
L’explication que donne le colonel Rosier de cette « scène un peu étrange » n’est pas très éloignée de
celle de Kagame.
La fuite des FAR de Butare n’a pas été décrite, mais il est clair qu’ils ont profité de ce retour des
Français le dimanche 3 juillet pour décrocher vers Gikongoro. Et ce retour des COS a probablement été
organisé pour couvrir ce décrochage. On retrouvera nombre de militaires qui ont dirigé les massacres de
Butare dans les FDLR au Kivu.
Annick Kayitesi décrit le convoi qui emmène des orphelins vers le Burundi. 215 L’ex-préfet de Butare,
Sylvain Nsabimana, qui présida aux grands massacres de fin avril à juin, figure dans le convoi des orphelins
conduit par les COS au Burundi. 216
Le premier rapport fait à l’ONU sur l’opération Turquoise ne note qu’un incident mineur :
Cette impartialité commence à être reconnue par le FPR, qui a laissé se réaliser l’évacuation de
1 000 personnes de Butare même si un incident mineur a eu lieu. 217
213
214
215
216
217
Rapport Mucyo, [65, Annexes, p. 191].
Philip Gourevitch [92, p. 181].
Voir section 25.3 page 967.
Voir section 26.23 page 1017.
Jean-Bernard Mérimée, Premier rapport sur le déroulement de l’opération Turquoise. Cf. ONU, S/1994/795, 5 juillet
939
22.8. L’EXTRACTION DE MILITAIRES OU AGENTS FRANÇAIS
22.8
L’extraction de militaires ou agents français
Plusieurs observateurs ont émis l’hypothèse qu’une des justifications de l’opération Turquoise était
d’extraire des conseillers militaires français qui seraient restés auprès des FAR après le départ de l’opération Amaryllis le 14 avril. Sans apporter de preuves rigoureuses, il y a néanmoins de sérieux indices que
cette hypothèse est exacte. Des militaires français ont continué à assister les FAR durant le génocide et
une des premières tâches de Turquoise a été de les mettre à l’abri.
Tout au début de Turquoise, des extractions sont faites dans la région de Gisenyi. Le colonel Jacques
Rosier, chef du détachement COS dans l’opération Turquoise, écrit dans son rapport :
Etant encore seul sur zone, le détachement [spécialisé] effectuait également quelques missions
d’extractions dans la région de Gisenyi. 218
Ces missions se situent entre le 24 et le 30 juin. Il pourrait s’agir d’extractions à caractère humanitaire.
Mais d’habitude, l’armée française fait de la publicité sur ce genre de sauvetage, comme dans le cas des
religieuses de Kibuye, le 28 juin 1994. Comme c’est à Gisenyi que s’est replié le GIR et que le gros des
FAR a tenté de protéger le GIR dans le sanctuaire du régime, la région de Ruhengeri-Gisenyi, il n’est pas
impossible qu’il s’agisse de l’extraction de conseillers militaires français restés auprès des FAR. D’autres,
qui se seraient trouvés à Gitarama quand cette localité a été prise par le FPR, erraient peut-être entre
Gitarama et Kibuye. Le risque qu’ils soient découverts fait que cette mission d’extraction est l’une des
premières accomplies. Il est possible encore que les Français voulaient récupérer des armements, canons
ou autres. Précisément, Patrick de Saint-Exupéry relate une extraction à Kibuye à la même période :
Un soir, alors que nous rentrions à notre auberge de Kibuye, nous sommes tombés sur une opération d’exfiltration. Nous marchions dans la nuit quand, soudain, un fusil se pointa sur nous. Surpris,
vous avez allumé une torche et entendu un juron retentissant. Vous ne pouviez pas savoir que le fusil
était français ni que l’homme qui venait de jurer ainsi portait un système de vision nocturne. Vous
l’aviez illuminé et rendu aveugle pour quelques secondes. Bardé de matériel, il avait l’air d’un extraterrestre. Nous en avons déduit que c’était un éclaireur de Diego. D’autres soldats ont percé la nuit
en silence, escortant des civils confus. Des réfugiés, avons-nous pensé, qui étaient menés à l’abri. 219
Pourquoi faire cette extraction de ces « civils confus » en pleine nuit ? Sans doute qu’il ne s’agit pas
là d’une opération humanitaire. Ces extractions sont à mettre en relation avec l’invitation lancée aux
Français restés auprès des gouvernementaux à gagner Kibuye, relatée dans Le Soir du 29 juin. 220
Pierre-Henri Bunel, 221 détaché à la cellule de crise Rwanda au centre opérationnel des armées à Paris,
évoque l’exfiltration de conseillers militaires français auprès des FAR durant l’opération Turquoise :
De la base de Goma, en plusieurs occasions, certains m’ont rapporté avoir vu des hommes fatigués
qui avaient l’air de journalistes français, embarquer dans des Transall ou des Iliouchine à destination
de Bangui ou de Libreville. Ils étaient arrivés en véhicules ou en hélicoptères du sous-groupement
spécialisé du COS. Curieux. Les témoins qui m’ont rapporté ces faits étranges appartenaient à l’équipe
que j’aurais commandée si mon départ pour le Ruanda n’avait pas été annulé [...] 222
Il pense que ces hommes fatigués étaient des coopérants militaires restés au Rwanda :
J’ai raconté plus haut que des témoins sur place avaient remarqué des voyageurs insolites dans
les appareils militaires. À leur arrivée en France, ces passagers quittaient discrètement les aéroports
militaires. Mission finie, sans doute.
Nous avons été nombreux à conclure que, selon toute vraisemblance, ces Européens étaient les
derniers coopérants à avoir quitté Kigali après le déclenchement de l’offensive victorieuse du Front
patriotique ruandais qui provoqua la chute du gouvernement hutu. Mais, ce qui est plus intrigant,
c’est qu’ils n’ont sûrement pas quitté Kigali sans être accompagnés par des membres du gouvernement
qu’ils avaient assistés techniquement pendant plusieurs années. Or où sont-ils passés ces Ruandais ? 223
1994, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf
218 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf
219 Patrick de Saint-Exupéry [188, pp. 84-85].
220 Voir section 21.1 page 871.
221 Le commandant Pierre-Henri Bunel a été écroué le 31 octobre 1998 pour « intelligence » au profit des Serbes de
Yougoslavie. Cf. Patrick de Saint-Exupéry, Les ratés du front anti-Milosevic, Le Figaro, 4 novembre 1998.
222 P.-H. Bunel [48, p. 350].
223 Ibidem, pp. 354-355.
940
22. SOUTIEN MILITAIRE AUX ASSASSINS EN DÉROUTE
22.9
La contre-offensive avortée des FAR
Les FAR ont profité de l’arrivée des Français pour se ressaisir. Dimanche 26 juin, le général Bizimungu,
commandant des FAR, annonce qu’il va passer à l’offensive :
Le chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin Bizimungu, a
annoncé dimanche à la MINUAR qu’il allait « passer à l’offensive contre le FPR ». Un calme relatif
est cependant revenu lundi à Kigali. 224
Effectivement, à Kigali les FAR repartent à l’attaque :
Depuis l’arrivée des soldats français sur la frontière zaïroise, à l’ouest du pays, et leur incursion en
territoire rwandais, les soldats gouvernementaux semblent avoir retrouvé un moral de combattants.
Ils grignotent par endroits un peu du terrain perdu au cours des dernières semaines. La population
du centre-ville les aide à supporter le siège du FPR en les alimentant en eau et en vivres. 225
Une carte française, marquée DRM, Ministère de la Défense, “Situation au Rwanda” datée du 28/06/94
indique plusieurs « coups de main Hutus du 25 juin » en zone FPR entre Ruhengeri et Kigali à Cyeru,
Tumba, Buyoga. 226 Elle est fournie par le général Quesnot en annexes d’une note au président de la
République où il se réjouit que le Premier ministre ait autorisé « une extension de la zone d’action
du détachement ». 227 Les communes de Nyamugali, Tumba, Mugambazi dans la même région seraient
passées aux mains des FAR le 25, toujours d’après cette carte. L’enjeu semble être le contrôle de la route
Kigali-Ruhengeri. Ces actions en arrière des lignes FPR ne seraient-elles pas l’œuvre des hommes formés
dans le cadre de l’opération « insecticide » de l’ex-capitaine Barril ? L’allusion à l’opération « insecticide »
lors d’une réunion du GIR à Kigali, le 20 juin, que Pauline Nyiramasuhuko note dans son agenda, est un
indice en ce sens. 228
22.10
La débâcle des FAR
Au grand dam des militaires français qui ont formé les forces armées rwandaises (FAR), elles sont en
pleine débâcle quand les éléments de Turquoise s’avancent vers l’Est. Michel Peyrard qui accompagne
l’expédition sur Butare constate le désarroi des troupes et des officiers qui invoquent la pénurie de
munitions et le soutien de l’Ouganda au FPR. 229
Devant cette débâcle des FAR, qu’ont fait les militaires français ? Ils ont pu leur fournir des armes,
mais le problème des FAR se situe plutôt au niveau de la volonté de se battre. D’une part, les soldats
des FAR n’ont jamais été très courageux au combat ; ils sont plus habiles au massacre et au pillage, ils
recherchent plus les avantages financiers ou matériels que la gloire. D’autre part, ils ont été sérieusement
étrillés par le FPR, beaucoup sont blessés. En revanche, les miliciens, encadrés par les autorités locales,
d’anciens militaires et des gendarmes, sont pleins d’ardeurs. Pleins d’ardeurs pour tuer des gens désarmés,
bien sûr. Quant à affronter les soldats aguerris du FPR, leur valeur militaire est voisine de zéro.
L’armée fait état de « tensions » dans les zones où elle patrouille, Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
Frédéric Fritscher, Kigali sous la pression, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3.
226 Voir figure 22.9 page 942.
227 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 28 juin 1994. Objet : Votre
entretien avec le Premier ministre et Conseil restreint Mercredi 29 juin. Situation. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye28juin1994.pdf
228 Voir section 21.7 page 882.
229 Voir section 22.7.2 page 917.
224
225
941
22.10. LA DÉBÂCLE DES FAR
Figure 22.9 – Carte DRM du 28 juin 1994, fournie en annexe de la note du 28 juin du général Quesnot à François
Mitterrand, demandant « un engagement supplémentaire de nos forces ». La carte indique trois « coups de main
Hutus du 25 juin » à Cyeru, Tumba et Buyoga, derrière les lignes FPR au nord de Kigali, dus probablement à
une réactivation des CRAP rwandais
942
Chapitre 23
Création unilatérale de la « zone
humanitaire sûre »
À l’arrivée des Français, le GIR et les autorités locales les ont appelés à faire barrage au FPR. C’est
pour cette raison que partout ils leur ont fait un accueil si chaleureux.
Le ministre rwandais des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, demande à la France le 2 juillet
de s’interposer dans le conflit :
« We want France to interpose itself between the belligerant sides », the Rwandan Foreign Minister,
Jerome Bicamumpaka, said here in Gisenyi, where the provisional Government fled after being driven
from Kigali. 1
Il n’était pas question pour les Français d’intervenir directement contre les troupes du FPR. Il s’agissait plutôt de soutenir discrètement mais efficacement leurs amis. Malheureusement, les Forces armées
rwandaises sont en pleine déroute. Les dirigeants français pensèrent alors au concept onusien de « zone
sûre », assez flou pour permettre de résoudre la question posée.
Au début de Turquoise, il n’est d’abord pas question de créer des « zones de sécurité » :
L’expérience yougoslave ayant servi de leçon, à aucun moment il n’est envisagé de créer des « zones
de sécurité » ou même de procéder à l’évacuation à l’étranger (Zaïre, Ouganda, Burundi ou Tanzanie)
de réfugiés rwandais : « Nous ne voulons pas faire de la purification ethnique ». 2
Face à l’avancée du FPR, qui a pris Butare le 3 juillet et Kigali le 4, face à la débâcle des FAR, alors
que le génocide des Tutsi est reconnu par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme
de l’ONU, la France impose le 5 juillet une « zone humanitaire sûre » sans consultation du Conseil de
sécurité. 3
Pour le colonel Rosier, l’idée de zone humanitaire sûre n’est venue que deux jours auparavant, c’està-dire après la chute de Kigali et Butare :
[...] dans l’attente de décisions politiques, la « zone humanitaire sûre » est « un concept dont les
modalités d’exécution restent à préciser ». « C’est une idée qui n’est venue qu’il y a deux jours »,
indique le colonel Rozier [Rosier]. 4
1 Rwanda Asks France to Help Hold Off Rebels, New York Times, July 3, 1994. Traduction de l’auteur : Le Rwanda
demande à la France de l’aider à se débarrasser des rebelles. « Nous voulons que la France s’interpose entre les deux parties
belligérantes », déclare le ministre rwandais des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka, à Gisenyi où le gouvernement
provisoire a fui après avoir été chassé de Kigali.
2 Patrick de Saint-Exupéry, Paris insiste sur sa neutralité - L’opération Turquoise vise à sauver des vies sans distinction
ethnique, rappelle-t-on à l’état-major. Le contact est maintenu avec le FPR, Le Figaro, 24 juin 1994, p. 4.
3 Voir section 19.29 page 825.
4 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude, Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
943
Figure 23.1 – Zone humanitaire sûre. Source : Ministère de la Défense, 29/07/1994. Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, p. 384]
944
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
23.1
Le tracé de la zone humanitaire sûre
Un tracé est initialement soumis à l’ONU et discuté sur le terrain entre les généraux Lafourcade et
Dallaire. 5 Il comprend la moitié Ouest du Rwanda. 6 Paris doit se résoudre à n’occuper que la zone
Sud-Ouest. Cette carte, représentée en figure 23.1 page 944 et datée du 29 juillet, comprend les trois
préfectures de Kibuye, Gikongoro et Cyangugu. 7 Côté est, c’est la rivière Mwogo qui fait frontière. Au
nord, deux tracés sont indiqués. Le projet ONU, en pointillés et le « projet français retenu après accord
entre les Nations Unies et le FPR » en trait continu qui passe plus au nord et englobe le col de Ndaba
entre Kibuye et Gitarama. L’existence de ces deux tracés peut expliquer les affrontements des 16 et 17
juillet qui ont eu lieu dans cette région entre l’armée française et le FPR.
23.2
Une « réserve d’Indiens »
La zone humanitaire sûre est vivement critiquée par le GIR et ses affidés car elle ne comprend pas
la région nord-ouest, sanctuaire des partisans d’Habyarimana et des durs de son régime. Ils considèrent
qu’elle va être abandonnée au FPR, ce qui va effectivement se produire puisque celui-ci prend Ruhengeri
le 14 juillet et Gisenyi le 17. La France fait ainsi une croix sur le gouvernement intérimaire, sans doute en
raison de la pression internationale et des révélations des médias. Elle permettra néanmoins aux membres
du GIR de s’exfiltrer sous sa protection. Elle n’abandonne pas pour autant ses amis hutu. Elle va essayer
de pousser en avant le chef d’état-major des FAR et cherchera d’improbables politiciens hutu modérés,
les vrais hutu modérés ayant été assassinés consciencieusement par ses amis.
À Gisenyi le 4 juillet, Ferdinand Nahimana, grand ami de la France qui l’a évacué le 12 avril de Kigali,
reproche à celle-ci de vouloir constituer une « réserve d’Indiens » :
Ferdinand Nahimana, l’un des fondateurs de la Radio des Mille Collines se présente comme
conseiller du président de la République (l’intérimaire Sindikubwabo) et critique la zone Turquoise
comme une « réserve d’Indiens ». Il déclare qu’il a demandé à l’émissaire du gouvernement français
auprès des « autorités rwandaises constituées », Yannick Gérard (un autre émissaire étant chargé du
FPR : Jacques Warin), que la France étende « cette zone de sécurité à toutes les régions qui peuvent
être menacées par le FPR ». « La France, dit-il, doit peser de tout son poids pour un cessez-le-feu
immédiat ». Ferdinand Nahimana accuse l’Ouganda d’avoir envoyé « 15 000 hommes » en renfort du
FPR, « alors que le président ougandais allait rencontrer M. Mitterrand à Paris. » 8
Selon l’AFP, il demande aux Français, le 4 juillet, d’étendre leur zone sur l’ensemble du territoire
contrôlé par les FAR :
Ferdinand Nahimana, conseiller à la Présidence, critiqua d’abord amèrement les Français, auxquels
il reprochait d’avoir créé « une réserve d’Indiens ». Il tenta ensuite de les convaincre d’étendre la zone,
pour couvrir au moins l’ensemble du territoire qui était plus ou moins contrôlé par l’armée rwandaise. 9
Le 9 juillet, une délégation de politiciens proches du gouvernement intérimaire, demande à Yannick
Gérard d’étendre la « zone humanitaire sûre » au Nord-Ouest. Ferdinand Nahimana, qui les accompagne,
n’aurait pas été reçu. 10 Le 11 juillet, le Premier ministre du GIR, Jean Kambanda, écrit à Edouard
Balladur lui demandant notamment l’extension de la « zone humanitaire de Turquoise » à celle encore
non encore occupée par le FPR. 11
Le 12 juillet, une démarche analogue est faite par le président du gouvernement intérimaire, M.
Théodore Sindikubwabo, qui transmet une lettre au président de la République, François Mitterrand,
dont la Mission publie cet extrait :
Voir ces discussions, section 22.6.1 page 903.
Cette carte est ou ressemble à celle de la figure 22.1 page 904.
7 Rwanda, zone humanitaire sûre, Min. Défense Paris, 29 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes p. 384]. http://francegenocidetutsi.org/zhs.png
8 Monique Mas [139, p. 450].
9 Dix-sept partis s’engagent à favoriser un dialogue entre le FPR et le gouvernement déchu, AFP 4 juillet 1994. Cf.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 793].
10 Voir section 24.3 page 960.
11 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 323]. Le texte complet de la lettre n’est pas publié.
5
6
945
23.3. UNE ZONE HUMANITAIRE SÛRE... POUR LES ASSASSINS
[...] devant une multitude de personnes qui fuient le FPR vers l’ouest du pays, nous vous demandons d’autoriser l’opération Turquoise à s’étendre immédiatement sur les préfectures de Ruhengeri,
Gisenyi et l’ouest de Gitarama et Kigali, afin que cette région devienne aussi une zone humanitaire
sûre, sous la protection française. Dans le cadre de l’intervention humanitaire, la France aura ainsi
sauvé près de quatre millions d’habitants aujourd’hui menacés de massacre par le front patriotique
rwandais. 12
23.3
Une zone humanitaire sûre... pour les assassins
L’initiative de la France ne trompe pas les observateurs avertis qui y voient une tentative, dans le
cadre de l’ONU, de sauvetage des auteurs du génocide :
Mais d’ores et déjà, l’opération française est perçue par certains, à New York, comme une intervention militaire visant à sauver les Hutus, « y compris, remarquait un diplomate, les responsables
des crimes contre les Tutsis ». Paris estime aussi que la résolution 929 autorisant l’utilisation de
« tous les moyens nécessaires » pour assurer la protection des populations civiles, lui permet de ne
pas consulter le Conseil de sécurité. 13
Pour le Times de Londres, il s’agit d’un havre sûr pour les assassins :
And without clearance from the UN, France has now declared a “safe haven” in the southwest –
safe from the advancing RPF, and thus safe for the murderers. 14
De fait, la zone de sécurité est interdite aux éléments armés du FPR : Le journal Le Monde du 19
juillet titre à la une : « Une mise en garde de la France au FPR. La zone de sécurité au Rwanda restera
interdite aux “éléments armés” ». Les assassins peuvent donc tuer à l’aise, la France les protège ! Pancho
se fend d’un dessin où l’on voit des pancartes « Danger : Zone de sécurité française », « Blindés s’abstenir »
ignorant que les soldats du FPR n’ont pas de blindés et se déplacent le plus souvent à pied. On lit en
page 3 qu’il y a eu deux accrochages entre le FPR et les Français, samedi 16 et dimanche 17 :
A l’issue d’une réunion interministérielle de crise, dimanche 17 juillet dans la soirée, la France a
averti le Front patriotique rwandais (FPR) qu’elle ne tolérera « aucune infiltration d’éléments armés »
dans sa zone humanitaire au Rwanda, « où toute activité militaire est proscrite par nature ». [...]
La France a annoncé avoir informé le président du Conseil de sécurité et le secrétaire général de
l’ONU de la situation, appelant leur attention « sur le fait que les opérations militaires se poursuivent
contrairement aux exigences de la communauté internationale ». 15
L’association Médecins du monde déclare le 3 juillet :
Il apparaît aujourd’hui que les véritables motivations de l’intervention française ne sont pas seulement humanitaires mais aussi militaires et politiques car elle protège les responsables des massacres. 16
Les miliciens ont continué leur « travail » pendant Turquoise :
Alors que le reste du Rwanda, passé sous la direction du Front Patriotique, semblait à peu près
pacifié, la « zone humanitaire sûre » renferma jusqu’au bout une effrayante concentration de miliciens
armés et agressifs. 17
Les Français assurent l’impunité à des criminels contre l’humanité :
A Kibuye, comme à Gikongoro ou Shangi, des préfets, des sous-préfets, des bourgmestres ont mené
les massacres. Aujourd’hui, ils pensent échapper à la vengeance du FPR en se servant de l’armée
française comme bouclier. Ces assassins, responsables d’un crime contre l’humanité sans précédent,
si ce n’est au Cambodge, ne se cachent pas. Ils ricanent quand on évoque devant eux la tragédie
des mois d’avril, mai, juin, ou alors déclarent, sans pudeur, tout ignorer de ce qui a pu se passer.
Pourtant, les charniers existent autour des écoles. 18
Ibidem, pp. 323-324. Le texte complet de la lettre n’est pas publié.
Afsané Bassir Pour, Le secrétaire général de l’ONU soutient l’initiative française, Le Monde, 6 juillet 1994, p. 3.
14 Rosemary Righter, France’s killing fields, The Times, July 6 1994, p. 15. Traduction de l’auteur : La grande boucherie
française. Et sans l’autorisation du Conseil de sécurité, la France a maintenant proclamé une « zone sûre » dans le Sud-Ouest
– sûre vis-à-vis de l’avancée du FPR, et donc sûre pour les assassins.
15 La France lance un avertissement au FPR, qui menace de pénétrer dans la zone de sécurité, Le Monde, 19 juillet 1994,
p. 3.
16 Monique Mas [139, p. 449].
17 C. Braeckman [44, p. 300].
18 François Luizet, Nous ne sommes pas là pour chercher l’affrontement, Le Figaro, 7 juillet 1994.
12
13
946
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
Le reproche de non-assistance à personne en danger que la Mission d’information parlementaire adresse
à la MINUAR se retourne contre la France :
Les jugements portés sur l’action de la MINUAR à partir du 6 avril 1994 sont généralement d’une
grande sévérité. M. Michel Roy a comparé l’attitude de l’ONU pendant les événements « à de la
non-assistance à personne en danger ». M. Jean-Hervé Bradol a regretté que « la MINUAR n’ait rien
fait pour empêcher les assassins de tuer ». [...]
La MINUAR étant placée sous chapitre VI et non sous chapitre VII, M. Boutros-Ghali a confirmé a
posteriori que la cessation des massacres, qui bien sûr aurait entraîné l’utilisation de la force, n’entrait
pas dans le mandat de la MINUAR. 19
Les militaires français disposaient, eux, du droit d’utiliser la force. Ils ont laissés libres la plupart des
assassins et ceux qu’ils ont arrêtés, ils les ont relâchés. Ils leur ont ainsi permis de continuer leur sale
travail au Rwanda jusqu’en août puis dans les camps. La France s’est refusée à arrêter les assassins.
Un général français reconnaît en 2004 que la zone humanitaire sûre visait à protéger les Hutu de
l’offensive du FPR au motif qu’« un massacre, aussi horrible soit-il, n’en justifie pas un autre » :
Ainsi le Rwanda a-t-il été le théâtre d’une intervention « militaro-humanitaire » quand les troupes
françaises, qui avaient déjà répondu de 1990 à 1993, à l’appel du président Juvénal Habyarimana
impuissant à faire cesser les troubles ethniques, sont revenues en nombre pour « sécuriser », au profit
des Hutus, un sanctuaire dans le cadre de l’opération Turquoise. [...] Avec l’aval de l’ONU et le soutien
d’une opinion publique mondiale pour qui « un massacre, aussi horrible soit-il, n’en justifie pas un
autre », la France réussit alors à sauvegarder, au profit des Hutus, une zone humanitaire sûre (ZHS)
avant de s’en retirer, comme prévu au terme de son mandat. 20
Le général Copel avoue donc que la protection des Tutsi encore survivants était le cadet des soucis
des militaires de Turquoise.
23.4
Éviter la victoire totale du FPR
Les Français ont un ennemi, le FPR. Ils ne veulent pas ouvrir un « second front » contre l’armée et
les milices du Gouvernement intérimaire rwandais. La force militaire française ne sera pas utilisée pour
sauver les survivants du génocide. Aux demandes d’intervention, les Français répondent qu’ils n’en ont
pas les moyens, comme par exemple François Léotard à Gishyita le 29 juin. La force militaire ne sera
utilisée que pour stopper le FPR autour de la zone humanitaire sûre.
Alain Juppé déclare en Conseil restreint le 29 juin :
Il n’est pas acceptable d’approuver un régime exclusivement tutsi. Il faut rester en liaison avec le
FPR qui ne peut imaginer une main-mise [mainmise] totale sur le pays. Nous avons des contacts avec
nos partenaires, l’OUA et l’ONU pour qu’ils convainquent le FPR d’engranger sa victoire mais de ne
pas aller jusqu’au bout. Il faut pousser à la reprise du dialogue politique. 21
Cette volonté d’empêcher une victoire du FPR est relevée par Raymond Bonner du New York Times,
le 4 juillet :
Since arriving on June 23, the French have said emphatically that their mission is only to protect
civilians and that they will not take sides in the civil war. At the same time, French officials have
said that the rebels cannot be allowed to achieve a military victory. 22
Bonner y revient le 5 juillet :
Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Rapport, p. 285].
Général Étienne Copel interviewé dans Les nouveaux défis de l’armée française, La Revue de l’intelligent, janvier-février
2004.
21 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf#page=3
22 Raymond Bonner, French Force In Skirmish In Rwanda, New York Times, July 4th, 1994, p. I:2. Traduction de
l’auteur : Les forces françaises dans des escarmouches au Rwanda. Depuis qu’ils sont arrivés le 23 juin, les Français ont
répété avec insistance que leur mission est uniquement de protéger les civils et qu’ils ne prendront pas partie dans la guerre
civile. Dans le même temps, des responsables français ont dit qu’il ne faut pas laisser les rebelles obtenir une victoire par
les armes.
19
20
947
23.4. ÉVITER LA VICTOIRE TOTALE DU FPR
Last week a French official here said the rebels could not be allowed to achieve a military victory.
Even though Government-backed troops are guilty of massacres, he said, the Tutsi will have to
negociate with them. Tutsi are a minority, he added, and can not expect to run the country, he said.
(The Tutsi make up about 15 percent of Rwanda’s population.) 23
Dans son rapport du 3 août, Boutros Boutros-Ghali reconnaît que la France, avec la création de la
zone humanitaire, a fait barrage au FPR :
Only the “humanitarian protected zone” established by the French task force, “Operation Turquoise”, did not come under the control of RPF. 24
23.4.1
L’opération de barrage au FPR devant Gikongoro
Figure 23.2 – Mortiers de 120 mm du 11e RAMa en batterie à Gikongoro. Source : Eric Thibaut, Y.
Wolf, Fr 3 Soir, 5 juillet 1994
Elle est prétextée par la situation humanitaire :
A partir du 30 juin, alors que le reliquat des véhicules était récupéré et que les relèves étaient
amorcées sur les points tenus, un premier élément était dirigé sur GIKONGORO où, d’après les
renseignements obtenus, sévissait déjà une situation humanitaire préoccupante. 25
Le 4 juillet à Gikongoro, le colonel Thibaut déclare à l’agence Reuter qu’il a reçu du colonel Jacques
Rosier l’ordre d’empêcher les « rebelles de prendre la ville et d’aller au-delà ». 26
23 Raymond Bonner, French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
Traduction de l’auteur : La France installe une base au Rwanda pour bloquer les rebelles. La semaine dernière, un responsable
français a déclaré ici qu’on ne peut laisser les rebelles remporter une victoire militaire. Même si les troupes gouvernementales
sont responsables de massacres, dit-il, les Tutsi devront négocier avec eux. Les Tutsi sont une minorité, ajouta-t-il, et ne
peuvent compter gouverner le pays. (Les Tutsi constituent environ 15 pour cent de la population du Rwanda.)
24 ONU, S/1994/924, section 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-924.pdf Traduction de l’auteur : Seule la
« zone de protection humanitaire » créée par la force française, « opération Turquoise », n’est pas tombée aux mains du
FPR.
25 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
26 Monique Mas [139, p. 448].
948
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
François Luizet du Figaro est là, à Gikongoro, ce 4 juillet :
« Si le FPR menace les populations, nous tirerons dans le FPR... sans état d’âme. » Il est 12 h 50,
hier, à Gikongoro, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Butare, tombée la veille, comme Kigali. Le
colonel Didier Thibaut, commandant les éléments français de la 11e division parachutiste, rassemble
les journalistes présents. Il leur annonce : « Nous avons reçu l’ordre de rester à Gikongoro. Nous
allons empêcher les hommes en armes de menacer les populations civiles, que ce soient les milices,
les FAR, le FPR. Nous restons à Gikongoro avec les moyens que nous avons à l’heure actuelle, plus
des renforts qui vont arriver bientôt... » Le colonel ajoute pour répondre à une question : « C’est une
opération humanitaire au sens sécuritaire. » 27
Le colonel Thibaut est interrogé par Christophe Boisbouvier sur RFI :
Thibaut : Tout simplement, nous avons reçu l’ordre de rester à Gikongoro. Et on ne passe plus.
C’est à dire que nous allons empêcher qui que ce soit d’emmerder les populations, pardon, de menacer
les populations, qui que ce soit je dis bien, que ce soit les milices, les FAR, le FPR, voilà. Nous restons
à Gikongoro.
Boisbouvier : Y compris par la force ?
Thibaut : Avec les moyens que nous avons à l’heure actuelle plus des renforcements qui vont
arriver bientôt. C’est toujours une opération humanitaire au sens sécuritaire. Si le FPR vient ici et
menace les populations, nous tirons sur le FPR sans aucun problème. 28
Les soldats du COS et des légionnaires établissent autour de Gikongoro des batteries d’artillerie et de
missiles.
A la sortie est de Gikongoro, le capitaine Éric Hervé, de la 11e DP, a installé un camion et deux
Jeep. Il attend. Les véhicules sont très bien armés : mitrailleuse AA 52, batteries de missile Milan.
Le capitaine note que, depuis l’aube, les soldats des FAR (Forces armées rwandaises) refluent vers
l’ouest. 29
Ils sont rejoints par des légionnaires du 2e REI :
Dans l’après-midi, des légionnaires du deuxième régiment étranger d’infanterie de Nîmes, commandés par le capitaine Nicol, sont venus rejoindre les éléments déjà en place à Gikongoro. Quant
aux autres Bérets verts, ceux de la 13e DPLE [DBLE] (demi-brigade de la Légion étrangère) venus
de Djibouti, ils se sont installés à la limite d’une forêt voisine, un immense parc naturel, où gambadent les singes. Hier, en fin de matinée, les légionnaires abattaient des arbres, creusaient des trous
individuels et aménageaient des emplacements de combat. 30
Les légionnaires creusaient déjà des tranchées, le dimanche 3 juillet :
Dans la forêt, à l’ouest de Gikongoro, dernier rempart du pays hutu au sud, les légionnaires
français creusaient des trous, dimanche, et s’enterraient, prêts à défendre la route et à créer une zone
de protection dont le FPR ne veut pas entendre parler. 31
Ce sont les hommes de la 3e compagnie de la 13e DBLE qui établissent un « bouchon » à Kitabi, à la
sortie Est de la forêt de Nyungwe. 32
Le 5 juillet, des hommes du 11e Régiment d’artillerie de marine installent à la hâte des mortiers dans le
camp que les Français organisent pour les réfugiés, bourreaux et victimes mélangés, à l’école de Murambi,
là où a eu lieu un massacre de 20 à 50 000 personnes le 21 avril. 33 Des véhicules blindés légers (VBL)
armés de canons de 90 mm sont envoyés en renfort.
L’intervention d’avions de combat de type Jaguar ou Mirage est même prévue. 34
La signification de cette « opération humanitaire au sens sécuritaire » est claire, Paris se range aux
côtés des auteurs du génocide :
27
28
29
30
31
32
33
34
François Luizet, La France décide de s’interposer, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6.
Afrique Soir, RFI, 4 juillet 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 349].
François Luizet, ibidem.
François Luizet, ibidem.
Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3.
Raids, no 101, p. 16.
Voir section 30.5.1 page 1225.
François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994.
949
23.4. ÉVITER LA VICTOIRE TOTALE DU FPR
On ne manquera pas, ici et là, de faire observer que la France se range aux côtés du gouvernement,
de ceux qui, durant trois mois, ont transformé leur pays en un immense abattoir humain. 35
Pour Le Monde, plus flou que Le Figaro, la France s’écarte de la neutralité :
Une jeep française est postée dans le virage, situé à 28 kilomètres de Butaré. Equipée de missiles
antichar Milan, elle est garée un peu en retrait du barrage rwandais, mais sa présence consacre une
sorte d’alliance objective entre les forces gouvernementales et les soldats de l’opération « Turquoise ».
Quelle que soit la raison humanitaire qui est donnée, la France a, de fait, choisi son camp. Elle s’écarte
de la neutralité qu’elle tentait d’observer en secourant des populations indifférenciées, et, dans les
faits, elle devient sur place une sorte de force d’interposition, mission que le général Lafourcade avait
jusque-là réfutée. 36
Figure 23.3 – Automitrailleuse légère du RICM à Gikongoro. Source : B. Duquesne, J.-L. Normandin,
J.-G. Garteron, F. Granet, France 2 , 5 juillet 1994, 12 h
Pour l’envoyé du New York Times, la France va au secours du Gouvernement intérimaire rwandais :
The French move to set up the safe zone and stop the rebel army, which was approved by President
François Mitterrand, represents a substantial change in its mission. Until now, the French have said
they are neutral. But in protecting a region that contains Government forces but no rebel troops,
France has effectively come to the rescue of the beleaguered Hutu-dominated Government. 37
Inquiet de ces commentaires, Paris corrige alors le tir, verbalement du moins, par la bouche de l’amiral
Lanxade :
« Si nous nous interposons, a souligné l’amiral Lanxade, c’est, comme au premier jour, entre
ceux quels qu’ils soient, qui sont armés et la population civile, quelle qu’elle soit, victime de ces
massacres. » 38
François Luizet, ibidem
Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
37 Raymond Bonner, French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
Traduction de l’auteur : La France installe une base au Rwanda pour bloquer les rebelles. La démarche française de créer une
zone sûre et arrêter l’armée rebelle, qui a été approuvée par le Président François Mitterrand, représente un changement
substantiel de sa mission. Jusqu’alors, les Français disaient qu’ils étaient neutres. Mais en protégeant une région où se
trouvent les forces gouvernementales alors que les forces rebelles en sont absentes, la France vient effectivement au secours
du gouvernement hutu assiégé.
38 Patrice-Henri Desaubliaux, Paris veut rester neutre, Le Figaro, 6 juillet 1994.
35
36
950
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
Pour les observateurs informés, tels Colette Braeckman, cela revient à défendre les Hutu dont de
nombreux assassins qui fuient face aux soldats du FPR :
Le général Lanxade, chef d’état-major français, a déclaré que ses troupes étaient prêtes à s’interposer entre des populations menacées et des bandes armées.
Les deux termes sont un euphémisme : les Tutsis ayant déjà été massacrés par centaines de milliers
et les survivants ne se comptant plus que par quelques centaines, ceux qui fuient devant le FPR sont
des civils hutus, poussés devant eux par les miliciens et les troupes gouvernementales. Quant aux
«bandes armées», les gouvernementaux ayant battu en retraite, il ne s’agit plus que des combattants
du FPR, toujours qualifiés de «rebelles» alors qu’ils contrôlent désormais les trois quarts du pays,
dont la capitale. 39
L’amiral Lanxade utilise effectivement le terme de bandes armées pour désigner les troupes du FPR :
L’amiral Lanxade a indiqué, lors d’un point de presse, qu’il « ne devrait pas y avoir de combats »
dans cette zone et que la France a demandé « qu’il n’y ait pas d’unités militaires qui pénètrent » dans
ce périmètre, qui couvre environ le cinquième du territoire rwandais.
« S’il devait y avoir interposition », celle-ci aurait lieu « entre des populations menacées et des
bandes armées », a-t-il souligné. 40
Le colonel Didier Thibaut, qui aurait dit que ses troupes ne feraient « pas de quartier », est rappelé
à l’ordre :
Le chef d’état-major des armées a reproché à cet officier, dépendant du commandement des opérations spéciales (COS), d’avoir verbalement « dérapé » devant les journalistes, en affirmant que les
troupes françaises « ouvriraient le feu » contre le FPR si ce dernier menaçait les populations civiles
(voir Libération d’hier). De très bonne source, on souligne que cette expression inopportune aurait
été tolérée si le colonel n’avait pas précédemment affirmé que les troupes françaises ne feraient « pas
de quartier » en cas de contact avec des éléments du FPR. 41
Le général Germanos est envoyé à Gikongoro le 6 juillet pour moduler le discours d’un militaire
« maladroit », le colonel Thibaut, « Nous ne sommes pas là pour chercher l’affrontement » déclare-t-il. 42
C’est enfin M. Mitterrand qui, en dépit de tout ce déploiement offensif, vient déclarer que le FPR
n’est pas notre ennemi :
« Le Front patriotique rwandais n’est pas notre adversaire. Nous ne cherchons pas à retenir son
éventuel succès », a expliqué François Mitterrand à l’issue de son voyage en Afrique du Sud. 43
Le colonel Didier Thibaut est rappelé mais n’est pas sanctionné. 44
23.4.2
La force a été utilisée plusieurs fois pour arrêter le FPR
Le général Lafourcade reconnaît avoir utilisé plusieurs fois la force pour arrêter le FPR :
Il a ajouté que cette troisième phase avait été marquée par une succession d’actions d’interdiction
armée face aux tentatives de pénétration du FPR dans la zone et par la poursuite des opérations de
désarmement des milices et des forces armées rwandaises qui s’y trouvaient. 45
Il a même utilisé l’aviation à titre dissuasif :
Il a estimé que la détermination à consolider la zone de sécurité et la fermeté face au FPR, marquée
un temps par l’engagement à titre dissuasif de la composante aérienne, avaient contribué à rassurer
les populations et à faciliter finalement le désarmement des FAR et des milices et que la force avait
ainsi créé rapidement les conditions de sécurité permettant le travail des organisations humanitaires,
comme c’était sa mission. 46
Colette Braeckman, Le Soir, 5 juillet 1994, p. 1.
La zone humanitaire sûre “est créée”, selon l’amiral Lanxade, AFP, Paris, 4 Juillet 1994 - 15 h 45.
41 Corinne Moutout et Jean Guisnel, Mitterrand et Juppé rectifient le tir, Libération, 6 juillet 1994, pp. 13-14.
42 François Luizet, « Nous ne sommes pas là pour chercher l’affrontement », Le Figaro, 7 juillet 1994.
43 Jacques Isnard, La rébellion rwandaise n’entend pas affronter les forces françaises, Le Monde, 7 juillet 1994, pp. 1, 3.
44 Il défile à Paris le 14 juillet à la tête des 120 hommes du 1er RPIMa. Cf. Stephen Smith, Jean Guisnel, L’impossible
mission militaro-humanitaire, Libération, 19 juillet 1994, pp. 12-13.
45 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 107].
46 Ibidem.
39
40
951
23.4. ÉVITER LA VICTOIRE TOTALE DU FPR
C’est confirmé par son rapport de fin de mission :
La mise en place d’une forte composante aérienne a été un facteur de succès déterminant par les
capacités de sécurité qu’elle apportait aux unités et par la menace dissuasive qu’elle représentait à
l’encontre du FPR. 47
Il établit clairement dans ce rapport que l’opération Turquoise n’avait pas grand-chose d’humanitaire,
mais était bien une opération militaire et que la force a été utilisée non pas contre les auteurs du génocide
mais contre le FPR :
Dans le contexte de l’opération TURQUOISE, les hélicoptères de manœuvre et les pièces d’artillerie (SML) sont apparus comme déterminants pour la réussite de la manœuvre. En revanche, la
capacité feux des hélicoptères gazelles canon s’est avérée insuffisante (120 coups, compte tenu de l’altitude). Des hélicoptères légers équipés de paniers de roquettes auraient mieux répondu aux conditions
de l’engagement. 48
Si la « capacité feu » de ces hélicoptères s’est révélée insuffisante, c’est une preuve qu’ils ont été utilisés
dans des affrontements avec le FPR. Nous ne voyons pas un mot, dans ce rapport, sur la faiblesse des
moyens de transport pour évacuer les personnes menacées, ni sur la catastrophe de l’exode à Goma à
partir du 14 juillet.
23.4.3
Soutien à une tentative de contre-attaque des FAR ?
Le 15 juillet ou aux alentours de cette date, alors que le FPR a investi Ruhengeri le 14, un accrochage
a lieu entre le FPR et les FAR, soutenues vraisemblablement par les Français. Le FPR capture dix-huit
soldats français puis les relâche. Est-ce une contre-attaque des FAR ou un malentendu sur le tracé de
la frontière de la zone Turquoise ? Les Français affirment que l’accrochage s’est produit « non loin du
col de Ndaba », 49 c’est-à-dire à la limite de la « zone humanitaire sûre ». Le FPR affirme qu’il a eu
lieu à Rambura, localité d’origine d’Habyarimana. Mais un petit centre commercial nommé Rambura se
trouverait après la cascade de N’daba, avant d’arriver à Nyange, quand, venant de Kibuye par la route,
on se dirige vers Gitarama. Monique Mas écrit, pour la journée du 15 juillet :
Un incident entre militaires français et FPR est signalé non loin du col de Ndaba, dans la région
occidentale de Kibuye, où passe la « frontière » de Turquoise. Des sources françaises en attribuent la
responsabilité au FPR qui aurait tiré et blessé légèrement un soldat français. De son côté, le FPR situe
l’incident à une trentaine de kilomètres au nord de la limite Turquoise. Selon le porte-parole du FPR,
« A 12 heures, les Forces gouvernementales ont attaqué avec les troupes françaises nos positions à
Rambura, commune Karago. 50 Ils ont été repoussés. Les Forces gouvernementales ont fui et disparu.
18 soldats français sont restés et un blessé. Ils ont été capturés et relâchés. Ils ont dit qu’ils étaient en
patrouille. Les Français ont nié avoir tiré. Ils ont été remis à leur commandant. Comme nous l’avons
toujours pensé, les intentions des Français ne sont pas humanitaires. » Mais, en dépit de ce coup de
griffe diplomatique, le FPR n’a visiblement aucune envie de chercher querelle aux soldats français. 51
Quoique nous ayons remarqué que le FPR ne fabule en général pas, nous ne trancherons pas entre
Rambura non loin du col de N’daba et Rambura dans la commune Karago. Dans le premier cas, col de
N’daba, l’accrochage serait dû au désaccord sur le tracé de la limite de la zone française, dans le second
cas, commune Karago, il s’agirait bien d’une contre-attaque des FAR soutenue par les soldats français.
Des accrochages similaires sont relatés par Jean d’Ormesson 52 , par un lieutenant du RICM 53 et dans la
47 Rapport de fin de mission du général Jean-Claude Lafourcade, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 394]. http://francegenocidetutsi.org/LafourcadeRapportTurquoise.pdf#page=3 La page 2 du rapport
a été retranchée.
48 Ibidem.
49 Le col de N’daba se trouve sur la route de Kibuye à Gitarama, non loin de la paroisse de Nyange, voir carte de la
Zone humanitaire sûre, Ministère de la Défense, 29 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 384]. http://francegenocidetutsi.org/CarteZhs29juillet1994.pdf
50 À 10 km au sud de la route de Gisenyi à Ruhengeri.
51 Monique Mas [139, p. 463].
52 Jean d’Ormesson, « J’ai vu le malheur en marche », Le Figaro, 19 juillet 1994, p. 28. http://francegenocidetutsi.
org/JaiVuLeMalheurEnMarcheDormessonFigaro19juillet1994.pdf
53 Lieutenant Arrambourg, Le 1er escadron du RICM in Jean-Claude Lafourcade, Dossier Turquoise, L’Ancre d’Or,
janvier 1995, pp. 20-21, 23. http://francegenocidetutsi.org/AncredOrJanvier1995.pdf#page=10
952
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
revue Raids. 54
Des accrochages le 15 et le 20 juillet sont rapportés par le colonel Rosier :
A partir du 4 juillet, le détachement [le COS] s’installait dans les limites de la préfecture de
GIKONGORO alors que prenait corps le concept de zone humanitaire.
Dès lors l’objectif consistait à stabiliser une population tendant à fuir en vue de faciliter l’action
humanitaire. Cela nécessitait de lutter contre les deux facteurs de fuite : les pillards de toutes sortes à
l’intérieur, les infiltrations FPR à la périphérie. Plusieurs accrochages avaient alors lieu à KAMWERU
(15 juillet) à GITWA (20 juillet) contre le FPR [...] 55
Gitwa est à 15 km à l’est de Kibuye, près du col de N’daba, mais il y a beaucoup de Gitwa au Rwanda !
Kamweru est un secteur de la commune de Kinyamakara (Gikongoro) qui se trouve en bordure ouest de
la rivière Mwogo, limite de la zone Turquoise. Là un élément du CPA 10 a été pris sous le feu du FPR.
Il n’y aurait pas eu de victime.
Les dix huit prisonniers et le cadavre d’un soldat français auraient été rendus suite à une négociation
dans laquelle les Français se sont engagés à ne pas prolonger le mandat de l’opération Turquoise :
Les négociations avec le FPR, mais surtout, son avancée rapide sur le terrain militaire, ont permis
d’épargner les anciennes provinces de Butare et Gisenyi de la zone turquoise. Toutefois, des unités
spécialisées des troupes françaises ont souvent débordé des limites conventionnelles de leur zone, et
l’une d’entre elles, composée de 18 éléments, s’est même fait capturer par l’APR aux frontières de
Gisenyi-Kibuye, après un léger affrontement. Leur remise à la France, – de même que le corps d’un
de leurs morts au cours de l’affrontement – a fait l’objet d’un gentlemens’ agreement au terme duquel
la France s’engageait à ne pas prolonger le mandat de l’opération turquoise, et cela fut respecté. 56
Le rapport de la Mission d’information parlementaire n’évoque que des incidents dus à l’imprécision
de la délimitation de la zone Turquoise :
S’agissant des incidents survenus avec le FPR, le Général Jean-Claude Lafourcade a estimé devant
la Mission que « si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils
étaient dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que cela restait anecdotique ». 57
Mais une citation du général Germanos y est plus explicite :
Le Général Raymond Germanos a fait état, dans son intervention devant la Mission, d’accrochages
qui s’étaient produits à Kibuye, au milieu de la zone sûre, lorsque le FPR avait essayé d’y pénétrer
pour venir chercher les soldats présents et qu’un Français avait été blessé à cette occasion. 58
Jean d’Ormesson, emmené par le SIRPA, relate dans Le Figaro du 19 juillet, un événement qui
correspond fort à l’incident précédent :
A deux reprises, dans un court séjour, j’ai assisté à des incidents. [...]
Une seconde fois, à de Rugabano [sic], près du col de Ndela, 59 nous étions en train de nous
partager nos rations, quand la nouvelle est parvenue qu’un groupe de quelques soldats était accroché
par le FPR, et peut-être encerclé. Aussitôt les moyens, très sérieux dont disposaient les Français –
et dont contrairement à ce qui s’est passé en Bosnie, ils sont autorisés à se servir – se sont mis en
branle. Trois automitrailleuses, deux jeeps avec mitrailleuse qui étaient sur place ont été envoyées
sur la ligne. Deux Gazelles avec canon ont été appelées de Goma. Et le colonel Sartre en personne
s’est fait déposer par le Puma parmi les soldats en difficulté. Tout s’est réglé sans trop de casse, avec
pourtant un blessé – une balle dans le coude – qui a été ramené à Goma dans notre Puma. 60
54 Yves Debay, Éric Micheletti, Avec les marsouins face au FPR, Raids, no 101, pp. 27-28. http://francegenocidetutsi.
org/raids101.pdf#page=27
55 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
56 Privat Rutazibwa, France-Rwanda : la grande peur de la vérité, Un étendard sanglant à laver (10e partie), MénaPress,10
avril 2006. http://francegenocidetutsi.org/RutazibwaPrivat10avril2006.pdf
57 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 315].
58 Ibidem, p. 316.
59 S’agit-il du col de N’daba ?
60 Jean d’Ormesson, « J’ai vu le malheur en marche », Le Figaro, 19 juillet 1994, p. 28. http://francegenocidetutsi.
org/JaiVuLeMalheurEnMarcheDormessonFigaro19juillet1994.pdf
953
23.5. AUTRES ACCROCHAGES
Trois affrontements entre les « marsouins » et le FPR ont lieu les 16 et 17 juillet au nord-est de
Kibuye :
Le 16 juillet, le colonel Sarte [Sartre], à la tête des 1er et 4e escadrons du RICM et appuyé par la
1re compagnie du 3e RIMa, reçoit l’ordre de faire mouvement vers le nord-est afin de protéger la ville
de Kibuye.
Au milieu d’un flot ininterrompu de réfugiés et de soldats rwandais désemparés, les AML-90 61
et les équipes CRO (commandement de recherche opérationnel) sur P-4 foncent vers le village de
Birambo. 62 Il faut localiser le FPR, et c’est le 1er escadron du RICM sous le commandement du
capitaine Bucquet qui reçoit cette mission. Ce sera donc un combat de rencontre, et nul ne sait quelle
sera la réaction du FPR. Au col de Ndaba, près d’une petite chapelle, a lieu le premier contact, et
il est plutôt chaud : deux heures de tir, 14,5 mm et mortiers, qui font un blessé léger côté français.
Devant cet accueil, les marsouins effectuent un léger repli. Ils ne sont pas là pour faire la guerre au
FPR, mais pour créer une zone humanitaire.
A quatre heures du matin, dans un secteur voisin, deux P-4 et deux AML reculent également
devant un fort déploiement des Inkontanyi [Inkotanyi], qui méritent ici sans arrière-pensée le surnom
péjoratif d’Inienzy [Inyenzi] (cafards), tant ils excellent dans les infiltrations de nuit.
L’explication définitive aura lieu le jour suivant, le 17 juillet, à Nyakabuy. A 17 h 30, le chef Maury
donne l’ordre à l’équipage de son AML de casser la croûte. Ils n’ont qu’une demi-heure de clarté car,
dans ces régions, le soleil se couche tôt. Le peloton est composé de deux P-4 et de deux AML. Avant
la nuit, le chef de détachement décide de mener une dernière reconnaissance et tombe sur une troupe
de soldats tutsis progressant en colonne par un.
Aussitôt, l’officier français leur intime l’ordre de stopper, car ils sont en zone Turquoise. Deux
rafales lui répondent. En ripostant avec son AA-52, le P-4 dégage à toute allure, tandis que les deux
AML démarrent pour venir à son secours. Arrivés sur place, le FPR semble s’être volatilisé. Un autre
peloton arrive. A 21 heures, trois salves de six coups de mortiers de 81 mm s’abattent sur les positions
françaises. Extrêmement précises, elles ne blessent heureusement personne.
La 3e batterie du 11e RAMa, commandée par le capitaine Loiacono, entre alors en action. Ce
vétéran de Sarajevo sait régler ses tirs et il mélange explosifs et éclairants. A la lueur de ces derniers,
les quatre AML « cartonnent » sur les silhouettes qui essaient de s’infiltrer dans les bananeraies.
Conformément à leurs tactiques, les guerriers tutsis essaient de déborder par l’est, mais le secteur
est tenu par des marsouins qui repèrent les assaillants avec leur caméra Mira. Ils les engagent au
LRAC de 89 mm. 63 Les mortiers de 120 mm sont également sollicités et un coup heureux tombera
droit sur un groupe de rebelles. C’en est trop pour les hommes du FPR qui décrochent en bon
ordre. Dix-neuf combattants tués, c’est beaucoup pour le mouvement tutsi, soucieux de la vie de ses
hommes. 64
Ce récit de Raids parle par deux fois de repli des marsouins. Il ne parle pas comme d’Ormesson de
« soldats en difficulté ». Au contraire, l’affrontement se termine par des pertes sévères infligées au FPR,
19 morts ! D’Ormesson parle de soldats encerclés, ceci semble compatible avec le communiqué du FPR
affirmant que 18 soldats français ont été capturés puis relâchés. La question importante est de savoir où
a eu lieu l’affrontement. Si c’est effectivement aux environs du col de N’daba, la cause des accrochages
est la détermination trop floue des limites de la zone Turquoise. 65 Si c’est vers Rambura comme l’affirme
le FPR, il s’agit d’une contre-attaque FAR-Turquoise.
Remarquons dans le récit de Raids que les soldats du FPR sont traités d’Inyenzi. C’est la terminologie
des génocidaires.
23.5
Autres accrochages
Un télégramme de M. Jean-Christophe Belliard, du 6 août 1994, soit un mois après la création de la
ZHS relate que :
61 L’AML-90 est une automitrailleuse légère fabriquée par Panhard qui équipe les troupes françaises prépositionnées en
Afrique.
62 Birambo est à l’est-sud-est de Kibuye et non au nord-est !
63 Le LRAC est un lance-roquettes antichar de courte portée, transportable par un seul homme. Cf. Photo d’un LRAC
monté sur un P-4 du 1er escadron du RICM, Raids, no 101, p. 5.
64 Yves Debay, Éric Micheletti, Avec les marsouins face au FPR, Raids, no 101, pp. 27-28. http://francegenocidetutsi.
org/raids101.pdf#page=27
65 Voir les deux tracés de la zone Turquoise figure 23.1 page 944.
954
23. CRÉATION UNILATÉRALE DE LA « ZONE HUMANITAIRE SÛRE »
La barge assurant la liaison entre Goma et Kibuye, qui transporte indifféremment du fret humanitaire et du matériel militaire destiné à la zone humanitaire sûre, a été bombardée par des obus de
mortiers. L’objectif n’a pas été atteint. Après avoir en quelque sorte revendiqué ce bombardement,
en accusant la France de violer les eaux territoriales rwandaises, le Gouvernement de Kigali a, maladroitement, accusé les FAR d’en être responsables. Le Général Jean-Claude Lafourcade a émis une
protestation, via le Général Roméo Dallaire. 66
23.6
La zone humanitaire sûre protège la fuite des tueurs
A défaut de pouvoir maintenir le GIR dans la zone qu’il contrôle, la France crée la ZHS.
Après la chute de Butare, l’opération Turquoise ouvre un couloir qui empêche le FPR de mettre la
main sur les milices et les FAR et leur permet de se réfugier au Zaïre. 67
Les Français n’arrêtent pas les génocidaires. Au contraire, ils les aident à se replier en bon ordre. 68
Le gouvernement français tente de faire pression avec la ZHS sur le gouvernement de Kigali pour qu’il
compose avec le Hutu Power, en particulier lors de la visite de François Léotard et Edouard Balladur le
31 juillet. 69
66
67
68
69
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 316].
Colette Braeckman [44, p. 300].
J.-P. Gouteux [93, p. 87].
J.-P. Gouteux [93, p. 86].
955
Chapitre 24
Paris ne rompt pas avec le
gouvernement organisateur du
génocide
L’opération Turquoise était officiellement une opération humanitaire neutre mais elle avait pour but
implicite de venir au secours du gouvernement intérimaire issu du coup d’État du 7 avril. Quoi qu’il en
soit, elle reconnaît au début ce gouvernement sans prendre en compte son rôle dans le génocide, comme
le reconnaît le rapporteur de la Mission d’information parlementaire :
Cette mission [Turquoise] répond néanmoins à l’idée d’une stabilisation de la ligne de front partageant à cette date le Rwanda en deux parties, pour préserver une fois encore les capacités de
négociations de chacun. Cela signifie bien que la France admet encore à ce moment précis – le 20
juin 1994 – la légitimité du Gouvernement intérimaire, soit ne prenant pas en compte la réalité du
génocide, soit n’analysant pas les responsabilités du gouvernement intérimaire en ce domaine. 1
Mais, compte tenu de ce qui est décrit par les journalistes, les autorités françaises se rendent compte
que la thèse attribuant les massacres à la colère populaire ou à des éléments incontrôlés n’est plus
soutenable.
24.1
Paris prend ses distances avec le GIR
L’amiral Lanxade suggère, le 2 juillet, la mise à l’écart du gouvernement intérimaire pour faire admettre la création d’une zone protégée qui sera appelée zone humanitaire sûre :
Politiquement la décision d’imposer une zone protégée devrait sans doute être accompagnée d’une
indication claire que le gouvernement intérimaire replié à Gisenyi n’assure plus la représentation
officielle du pays. 2
Le chef d’état-major des armées françaises est-il dans son rôle quand il propose, comme ici, la révocation d’un gouvernement étranger ? Ou bien, n’est-il pas en train d’avouer-là que ce gouvernement ne
tenait que par le soutien militaire français ?
Le 6 juillet, l’ambassadeur Yannick Gérard, qui est chargé de représenter l’opération Turquoise auprès
du GIR, suggère que la France prenne ses distances par rapport à celui-ci. Il donne ainsi la preuve que
la France reconnaît toujours ce gouvernement de tueurs, bien que son implication dans le génocide soit
manifeste :
1) ATTITUDE VIS A VIS DU “GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE”
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 344].
Note du 2 juillet 1994 du chef d’état-major des armées. Objet : Opération Turquoise. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade2juillet1994.pdf#page=2
1
2
957
24.1. PARIS PREND SES DISTANCES AVEC LE GIR
COMME WASHINGTON S’APPRÊTE À LE FAIRE, NOUS AURIONS NOUS AUSSI INTÉRÊT, ME SEMBLE-T-IL, SANS TROP TARDER, À PRENDRE PUBLIQUEMENT ET NETTEMENT NOS DISTANCES PAR RAPPORT À CES “AUTORITÉS”. LEUR RESPONSABILITÉ
COLLECTIVE DANS LES APPELS AU MEURTRE DIFFUSÉS, PENDANT DES MOIS, PAR LA
RADIO DES MILLE COLLINES ME PARAÎT BIEN ÉTABLIE. LES MEMBRES DE CE GOUVERNEMENT NE PEUVENT, EN AUCUN CAS, ÊTRE LES INTERLOCUTEURS VALABLES
D’UN RÈGLEMENT POLITIQUE. LEUR SEULE UTILITÉ RÉSIDAIT DANS LA FACILITATION
QU’ILS POUVAIENT APPORTER AU BON DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE.
ILS CHERCHERONT À PRÉSENT À NOUS COMPLIQUER LA TÂCHE. 3
La raison d’abandonner le GIR est avant tout qu’il n’est plus présentable, il ne peut plus être l’instrument d’un règlement politique, mais il est utile pour le bon déroulement de l’opération Turquoise !
La position de Paris sur ce point, exprimée dans une note du Quai d’Orsay du 5 juillet, témoigne
d’une certaine gêne et d’une grande indécision :
D’ores et déjà, la situation des autorités intérimaires installées à Gisenyi est précaire. Les ÉtatsUnis ont l’intention d’officiellement retirer leur reconnaissance à ces autorités. La France ne reconnaît
pas les gouvernements mais a déjà pris ses distances à leur égard. Nous pourrions publiquement
marquer cette position. 4
La France ne reconnaît pas les gouvernements ? N’était-ce pas reconnaître la légitimité de ce gouvernement que de recevoir le 27 avril, à l’Élysée et à Matignon, son « ministre » des affaires étrangères,
Jérôme Bicamumpaka ?
Yannick Gérard revient le 7 juillet sur la nécessité de cette rupture :
OBJET : RWANDA POINT DE SITUATION AU MATIN DU 7 JUILLET.
JE SORS D’UN ENTRETIEN AVEC LE GÉNÉRAL LAFOURCADE DONT JE RETIENS :
1) - NOUS PARTAGEONS LA MÊME ANALYSE SUR LES AUTORITÉS DE GISENYI. ELLES
SONT TOTALEMENT DISCRÉDITÉES. TOUT CONTACT AVEC ELLES EST DÉSORMAIS
INUTILE VOIRE NUISIBLE COMPTE-TENU DE L’AMORCE DE DIALOGUE FPR/FAR PAR
LE GÉNÉRAL DALLAIRE INTERPOSÉ. NOUS N’AVONS PLUS RIEN À LEUR DIRE SINON
DE S’EFFACER LE PLUS RAPIDEMENT POSSIBLE.
2) LE GÉNÉRAL DALLAIRE A RENCONTRÉ HIER LE GÉNÉRAL BIZIMUNGU CHEF
D’ÉTAT MAJOR DES FAR. CE DERNIER A MANIFESTÉ SON SOUHAIT QU’UN CESSEZLE-FEU TRÈS RAPIDE S’INSTAURE. [...] DE NOUVEAUX APPELS AU MEURTRE DE LA
PART DU “GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE” PAR L’INTERMÉDIAIRE DES RADIOS (RADIO MILLE COLLINES A RECOMMENCÉ À ÉMETTRE DEPUIS HIER) NE SONT NULLEMENT EXCLUS. [...]
3) SELON LE GÉNÉRAL LAFOURCADE, LE GÉNÉRAL BIZIMUNGU CONSERVE UNE
CERTAINE AUTORITÉ SUR LES MILICES MAIS IL SERAIT TRÈS SOUHAITABLE QUE LE
CHEF D’ÉTAT MAJOR DES FAR SE DÉSOLIDARISE TRÈS VITE POLITIQUEMENT DES
AUTORITÉS DE GISENYI AFIN DE RENFORCER SA POSITION D’INTERLOCUTEUR ET
DE NÉGOCIATEUR. [...]
COMMENTAIRES :
IL ME PARAÎT URGENT DE ROMPRE PUBLIQUEMENT AVEC LES AUTORITÉS DE
GISENYI. 5
La réponse de Paris du 7 juillet montre qu’on y a du mal à rompre avec ces dites autorités :
OBJET : RWANDA. RELATIONS AVEC LES AUTORITÉS DE GISENYI.
RÉFÉRENCE : TD KIGALI 413
COMPTE TENU DE L’ÉVOLUTION DE LA SITUATION ET DES CONTACTS ENGAGÉS,
IL PARAÎT, EN EFFET, INUTILE D’AVOIR DES RENCONTRES AVEC LES AUTORITÉS DE
3 Yannick Gérard, TD Kigali, 6 juillet 1994, Objet : Rwanda. Quelques commentaires sur les questions en cours.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes p. 411]. http://francegenocidetutsi.org/
Gerard6juillet1994.pdf La signature GERARD apparaît dans la première édition des annexes.
4 Ministère des Affaires étrangères, Sous-direction d’Afrique centrale et orientale, Note, No 1830/DAM, Paris, 5
juillet 1994. Rwanda. Opération Turquoise. Création de la Zone humanitaire sûre. Cf. Ibidem, p. 442. http://
francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM5juillet1994.pdf#page=2
5 Yannick Gérard, TD Kigali, 7 juillet 1994, Objet : Rwanda. Point de situation au matin du 7 juillet. Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 412]. http://francegenocidetutsi.org/Gerard7juillet1994.pdf
958
24. PARIS NE ROMPT PAS AVEC LE GIR
GISENYI. L’INTERLOCUTEUR QUI S’IMPOSE DU CÔTÉ GOUVERNEMENTAL SEMBLE DE
PLUS EN PLUS ÊTRE L’ARMÉE.
DANS CES CONDITIONS, VOUS ADOPTEREZ UNE APPROCHE PRAGMATIQUE DANS
VOTRE MISSION : VOUS ASSUREREZ LES CONTACTS, NOTAMMENT AVEC LES AUTORITÉS LOCALES, QUI SERONT NÉCESSAIRES AU BON DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION
TURQUOISE ET SAISIREZ LE DÉPARTEMENT DANS LE CAS OÙ, EN DÉPIT DE LA LIGNE
DÉFINIE CI-DESSUS, IL VOUS APPARAÎTRAIT OPPORTUN DE RENCONTRER L’UNE DES
PERSONNALITÉS POLITIQUES DE GISENYI. SIGNÉ C. BOIVINEAU. 6
Donc la France ne rompt toujours pas publiquement avec le GIR comme le demandait Gérard. Elle
reconnaît l’état-major des FAR comme interlocuteur du côté gouvernemental. Curieux retournement !
Après avoir applaudi avec le colonel Rosier à l’analyse faite par les ministres de la Défense et des Affaires
étrangères du GIR, selon laquelle la population rwandaise était toute entière unie derrière celui-ci, alors
que le FPR, dépourvue de base politique, était réduit à sa force militaire, 7 les dirigeants français sont
obligés de se ranger derrière le chef d’état-major d’une armée en déroute. Mais rien ne sera rendu public.
Une note du Quai d’Orsay du 7 juillet admet qu’il n’y aura pas d’annonce publique d’une rupture
avec le GIR :
Le problème se pose de nos relations avec les autorités politiques à Gisenyi : ces dernières sont en
fait discréditées et les contacts déjà établis, par l’intermédiaire du général DALLAIRE, entre le chef
d’état-major des Armées et le FPR montrent que le véritable interlocuteur du côté gouvernemental
est militaire.
Dans ces conditions, il n’apparaît pas souhaitable d’entretenir des contacts avec les personnalités
de Gisenyi, étant entendu qu’en tant que de besoin, des rencontres avec les autorités locales auront
lieu pour faciliter le déroulement de l’opération Turquoise. Pour éviter que cette attitude n’ait des
conséquences négatives sur la sécurité de nos forces, aucune déclaration publique faisant état de notre
attitude ne sera faite à ce stade. 8
24.2
L’interlocuteur de la France devient le chef d’état-major
des FAR
La position de la France vis-à-vis des autorités génocidaires est récapitulée avec beaucoup de contorsions par M. Yannick Gérard, le 8 juillet :
OBJET : RWANDA. RELATIONS AVEC LES AUTORITÉS DE GISENYI ET AVEC LES AUTORITÉS LOCALES.
RÉSUMÉ : TOUT EN ÉTANT PRAGMATIQUE AVEC LES AUTORITÉS LOCALES AFIN
D’OBTENIR UN BON DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE, LA FRANCE DOIT
CONTRIBUER À CE QUE JUSTICE SOIT RENDUE ET QUE LES RESPONSABLES DU GÉNOCIDE SOIENT CHÂTIÉS.
JE ME RÉFÈRE AU TD DIPLOMATIE 19930
1) - EN APPLICATION DES INSTRUCTIONS DU DÉPARTEMENT JE N’AI PAS DONNÉ
SUITE AUX DEMANDES D’ENTRETIEN DU PRÉSIDENT ET DU MINISTRE DES AFFAIRES
ÉTRANGÈRES QUI M’ÉTAIENT PARVENUES AVANT HIER ET HIER.
2) - J’AI RÉITÉRÉ AUPRÈS DU GÉNÉRAL LAFOURCADE MA DISPONIBILITÉ À INTERVENIR, EN TANT QUE DE BESOIN, AUPRÈS D’AUTORITÉS LOCALES POUR LE BON DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE. À CE STADE ON PEUT DIRE QUE LE PRÉFET DE GIKONGORO EST TRÈS COOPÉRATIF, QUE CELUI DE CYANGUGU CRÉE PARFOIS DES DIFFICULTÉS (CF ÉVENTUELLE PARTICIPATION BELGE, ONG BELGES,...) ET
QUE CELUI DE KIVUYE A LES MAINS TOUTES COUVERTES DE SANG COMME D’AILLEURS
LA PLUPART DES BOURGMESTRES DE LA ZONE. TOUS CES DERNIERS DEVRONT, LE
MOMENT VENU, ET AUSSI RAPIDEMENT QUE POSSIBLE, ÊTRE ARRÊTÉS PAR LA MINUAR QUI DEVRAIT EN RECEVOIR LE MANDAT, POUR ÊTRE TRADUIT EN JUSTICE. IL
NOUS APPARTIENDRA DE FACILITER LE TRAVAIL DE CELLE-CI SELON DES MODALITÉS
À DÉFINIR.
Ibidem, p. 413. http://francegenocidetutsi.org/Boivineau7juillet1994.pdf
Voir section 22.6.2 page 906.
8 Ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires africaines et malgaches, Paris, 7 juillet 1994, A/S : Rwanda.
Cf. Ibidem, pp. 446-447. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM7juillet1994.pdf
6
7
959
24.3. LES CONTACTS AVEC DES REPRÉSENTANTS DU GIR SE POURSUIVENT
3) - QUANT À L’ATTITUDE DES MILICES, IL SEMBLE QUE SEUL, LE CHEF D’ÉTAT
MAJOR (AUGUSTIN BAZIMUNGU) [BIZIMUNGU] DES FAR ET SANS DOUTE DES RADIOS
[sic] ”GOUVERNEMENTALES” CONSERVENT [sic] UNE CERTAINE INFLUENCE SUR EUX.
4) - AUCUNE PERSONNALITÉ POLITIQUE (MEMBRE DE PARTI) MODÉRÉE ME SEMBLE
AVOIR ÉTÉ RETROUVÉE DANS LA ZONE TURQUOISE. 9
Ainsi les autorités françaises se refusent de rompre ouvertement avec le gouvernement organisateur du
génocide. Elles s’en tiennent à une prise de distance, les demandes d’entretien avec des membres du GIR
sont déclinées. Mais par « pragmatisme », pour « obtenir un bon déroulement de l’opération Turquoise »,
la coopération avec les autorités locales est maintenue. Pourtant le paragraphe 2 montre que certaines
sont directement impliquées dans le génocide. En fait, elles le sont toutes. Gérard dit explicitement que
ces autorités responsables du génocide doivent être châtiées. Comment alors coopérer avec elles ?
Pour sortir de ce dilemme, il semble que l’objectif de l’opération Turquoise ne soit pas de mettre fin aux
massacres ni d’en châtier les responsables, contrairement à ce qu’annonce le résumé en entête. L’objectif de
Turquoise est d’avoir « un bon déroulement » ! Donc Turquoise évitera les affrontements avec les autorités
locales. Les responsables des massacres doivent être arrêtés par la MINUAR, c’est-à-dire pas maintenant,
puisque celle-ci ne contrôle pas la zone. En attendant, les Français de Turquoise vont collaborer avec les
responsables du génocide. Parmi ceux-ci, le chef d’état-major de l’armée, Augustin Bizimungu, 10 dont
Paris voudrait faire l’interlocuteur du côté gouvernemental, apparaît plus qu’impliqué dans le génocide
puisqu’il aurait autorité d’après le paragraphe 3 sur les milices et les radios gouvernementales.
La remarque de l’absence de personnalités politiques modérées dans la zone Turquoise est stupéfiante,
étant donné que les diplomates français savent très bien que la plupart ont été assassinées par les autorités rwandaises soutenues par la France. Nul doute qu’en catastrophe, la France voudrait constituer un
gouvernement « hutu modéré » ! Twagiramungu a été reçu au Quai d’Orsay le 19 et le 26 mai, mais sur le
terrain, les fidèles amis de la France ont fait table rase des hutu dits modérés, ces « hommes de paille ».
Notons avec intérêt que Yannick Gérard écrit que les criminels comme le préfet de Kibuye et la plupart
des bourgmestres de la région – qui sont ces autorités locales avec lesquelles les contacts sont maintenus
– doivent être arrêtés par la MINUAR. Comme celle-ci n’est pas là, il revient donc aux troupes françaises
d’arrêter ces auteurs de crimes contre l’humanité et de les remettre à la MINUAR.
24.3
Les contacts avec des représentants du GIR se poursuivent
Cependant, des contacts avec des membres du GIR se poursuivent. L’ambassadeur au Rwanda, JeanMichel Marlaud, rencontre le 4 juillet 1994 le ministre du Plan du GIR, M. Augustin Ngirabatware. 11 Il
lui fait part de « ce que nous attendons du gouvernement intérimaire dans la zone de sécurité ». 12
L’ambassadeur Yannick Gérard rend compte d’une entrevue le 9 juillet avec trois personnalités politiques qui lui semblent être envoyées par le gouvernement intérimaire :
J’ai reçu, ce matin, M. Stanislas Mbonampeka, 13 ancien ministre jusqu’en 1993 (PL), membre de
la nouvelle Assemblée Nationale, Charles Nyandwi (ancien ministre 1981-1991) 14 et M. Munyeshyaka
(ancien ambassadeur à Moscou et Bruxelles).
Bien qu’ils aient pris soin, afin d’accroître leur crédit, de souligner qu’ils n’étaient pas membres
du Gouvernement intérimaire, les principaux points qu’ils ont développés me paraissent refléter les
préoccupations des autorités de Gisenyi. Ils étaient d’ailleurs accompagnés dans leur déplacement
TD Kigali, 8 juillet 1994, ibidem, p. 414. http://francegenocidetutsi.org/Gerard8juillet1994.pdf
Augustin Bizimungu est en cours de jugement devant le TPIR d’Arusha.
11 M. Augustin Ngirabatware s’est réfugié avec sa famille à l’ambassade de France entre le 7 et le 12 avril. Son épouse
Félicité a été évacuée le 12 avril vers Bujumbura dans le cadre de l’opération Amaryllis. Cf. A. Guichaoua [98, pp. 698, 701].
Numéro 173 de la liste http://francegenocidetutsi.org/ListeEvacuesParFrance12avrilGuichaoua.pdf Il est accusé par
le TPIR. Il a été arrêté en Allemagne. Son procès à Arusha a commencé.
12 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1810/DAM, Paris, 5 juillet
1994. Objet : Entretien avec le ministre du Plan du gouvernement intérimaire rwandais. Signé : J.-M. Marlaud.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 438]. http://francegenocidetutsi.org/
MarlaudNgirabatware5juillet1994.pdf
13 Stanislas Mbonampeka a participé au génocide. Il devient membre du gouvernement Kambanda en exil. Voir section 26.45 page 1052.
14 Charles Nyandwi, membre du MRND, a été ministre de l’Enseignement supérieur de 1987 à 1991. C’est donc un fidèle
de Juvénal Habyarimana.
9
10
960
24. PARIS NE ROMPT PAS AVEC LE GIR
à Goma, par M. Ferdinand Nahimana (Conseiller du Président et fondateur de la Radio des mille
collines) que je n’ai pas reçu.
Ils ont souhaité l’extension de la zone humanitaire sûre au nord-ouest. [...] 15
Le 12 juillet, le ministre de la Défense du GIR, M. Augustin Bizimana, sollicite une entrevue. Le Quai
d’Orsay s’en remet aux militaires français pour décider s’il doit être reçu :
III - CONTACT AVEC LES AUTORITÉS DE GISENYI
Le “Ministre de la Défense” a demandé à voir M. GÉRARD à partir du 13 juillet. La question est
de savoir s’il convient, de l’avis des militaires, de déroger à la règle qui a été fixée de ne plus avoir de
contacts avec les autorités de Gisenyi. 16
L’ambassadeur Gérard, lui, refuse de le rencontrer, c’est donc que les militaires lui ont demandé :
Je signale que M. Augustin Bizimana figure aux côtés, par exemple, du Colonel Bagosora et du
Secrétaire général du MRND, 17 parmi les sept personnes qui, selon les informations recueillies sur
le terrain par les officiers de Turquoise, auraient eu un comportement douteux, ce qui veut dire, en
clair, qu’il a lui-même commandité ou exécuté des massacres. Je ne donnerai donc pas suite à sa
demande. 18
Ce refus de recevoir les membres du GIR n’est pas systématique. M. Jean-Christophe Belliard, adjoint
de l’ambassadeur Yannick Gérard à Goma rapporte lors de son audition à la Mission d’information :
Le poste français de Goma recevait quotidiennement des appels au secours de ce gouvernement
intérimaire. Les diplomates français avaient instruction de ne pas aller rencontrer ses membres à
Gisenyi et ne pas les recevoir à Goma, cette instruction valant tout particulièrement pour le Premier
Ministre.
M. Jean-Christophe Belliard a précisé qu’une fois, il avait été impossible de résister, et que le chef
de poste [Yannick Gérard] avait reçu l’un des ministres. L’entretien, auquel il avait lui-même assisté,
avait été très formel. Le Ministre a demandé l’aide de la France ; on l’a remercié de sa visite et on lui
a souhaité un bon retour. C’était une fin de non recevoir. 19
Quel est ce ministre ? Est-ce le ministre de la Défense, M. Augustin Bizimana, qui vient demander
l’aide de la France ?
24.4
Refus de soutenir les militaires modérés
Le 6 juillet, plusieurs officiers des FAR, dont les généraux Léonidas Rusatira et Marcel Gatsinzi, réunis
à l’École supérieure militaire (ESM) déplacée à Kigeme, se désolidarisent du gouvernement intérimaire et
demandent un cessez-le-feu. 20 Ils se déclarent déterminés à lutter contre le « génocide ethnico-politique »,
ils condamnent « les autorités, les agents et les médias qui diffusent une propagande criminelle et sanguinaire », ils rejettent « toute idée de partition » du Rwanda, ils appellent à la création « d’un tribunal
international pour juger les auteurs du génocide et des autres crimes contre l’humanité », ils invitent les
membres des Forces armées rwandaises et toutes les forces vives de la nation « à s’unir et à se désolidariser du génocide et des autres crimes. », ils proposent des négociations immédiates pour la mise en
place des Institutions et l’Intégration des Forces armées dans le cadre de l’Accord de paix d’Arusha, ils
demandent au FPR de faire preuve de patriotisme en arrêtant les combats. 21
Les autorités françaises se refusent à accorder le moindre soutien aux officiers signataires de cette
déclaration de Kigeme du 6 juillet :
15 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 322]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMIP.
pdf#page=341
16 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, Note, A/S : Rwanda, réunion du
12 juillet 1994, No 1931/DAM, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 453]. http://
francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM12juillet1994.pdf
17 Joseph Nzirorera est secrétaire général du MRND.
18 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 324]. Texte intégral également non communiqué.
19 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 283].
20 M. Mas [139, p. 454].
21 Le texte de la déclaration est publié par André Guichaoua. Cf. A. Guichaoua [98, p. 722]. Voir aussi L. Rusatira
[183, pp. 56-58]. Les signataires sont : Général de brigade Léonidas Rusatira, Général de brigade Marcel Gatsinzi, Colonel
BEM Venant Musonera, Lieutenant Colonel Médecin Frodouard Mugemanyi, Major BEM Emmanuel Habyarimana, Major
Gendarme Cyriaque Habyarabatuma, Major Alexis Rwabukwisi, Major Gendarme Jeanne Ndamage, Major Gendarme
Martin Ndamage.
961
24.4. REFUS DE SOUTENIR LES MILITAIRES MODÉRÉS
OBJET : RWANDA. ATTITUDE DES FAR.
JE ME RÉFÈRE À MON TD 413.
RÉSUMÉ : LA REPRÉSENTATIVITÉ DES GÉNÉRAUX QUI APPELLENT LES FAR À SE
DÉSOLIDARISER DES AUTORITÉS DE GISENYI SEMBLE, À CE STADE, MARGINALE.
LE 6 JUILLET, DANS UNE DÉCLARATION DITE DE KIGEME (MON TD DE RÉFÉRENCE), LOCALITÉ SE TROUVANT À 20 KILOMÈTRES DE BUTARE, DANS LA ZONE HUMANITAIRE SÛRE, UN GROUPE DE HUIT OFFICIERS DES FAR, DONT DEUX GÉNÉRAUX
DE BRIGADE : LÉONIDAS RUSATIRA, MARCEL GATSINZI) A CHERCHÉ À SE DÉMARQUER, EN LES CONDAMNANT, DES AUTORITÉS DE GISENYI.
CHERCHANT À SE DÉSOLIDARISER DES AUTEURS DU GÉNOCIDE, CES OFFICIERS
GÉNÉRAUX CONDAMNENT “LES AUTORITÉS, AGENTS ET LES MÉDIAS QUI DIFFUSENT
UNE PROPAGANDE CRIMINELLE ET SANGUINAIRE” ET RECOMMANDENT “L’ORGANISATION IMMÉDIATE DE NÉGOCIATIONS DONT LES OBJECTIFS SERAIENT LA MISE EN
PLACE DES INSTITUTIONS ET L’INTÉGRATION DES FORCES ARMÉES, DANS LE CADRE
DES ACCORDS D’ARUSHA”.
LA DÉCLARATION DE KIGEME APPELLE ÉGALEMENT LE FPR À CESSER LES HOSTILITÉS DANS LES MEILLEURS DÉLAIS.
COMMENTAIRE : ————
IL SEMBLE DIFFICILE, À CE STADE, D’APPRÉCIER LA VÉRITABLE REPRÉSENTATIVITÉ DES HOMMES QUI SONT À L’ORIGINE DE CETTE INITIATIVE, ET CE D’AUTANT
PLUS QUE LA GRANDE MAJORITÉ DES FAR (16.000 HOMMES) SE TROUVE AUJOURD’HUI DANS LA ZONE NORD-OUEST (GISENYI-RUHENGERI) TANDIS QUE 1.600 HOMMES
SERAIENT ENCORE DANS LA ZONE HUMANITAIRE SÛRE.
GÉRARD. 22
Ces généraux, Léonidas Rusatira et Marcel Gatsinzi, étaient une planche de salut pour que la France
ne perde pas totalement la face. La réussite de leur initiative aurait sauvé des vies et limité l’exode. Les
militaires français embarquent ces deux généraux dans leurs hélicoptères pour Bukavu. 23
Dallaire rencontre Léonidas Rusatira et Marcel Gatsinzi le 14 juillet :
Ce jour-là, au cours d’un voyage à Bukavu et à Goma, je rencontrai cinq des modérés de l’AGR
qui avaient signé la déclaration « Kigame 9 » [sic], parmi lesquels Gatsinzi et Rusatira, que j’étais
soulagé de voir de nouveau. Après leur déclaration qui avait fait d’eux une cible encore plus fragile
pour les Hutus purs et durs, les Français les avaient évacués au Zaïre avec leurs familles, mais sans
subvenir à leurs besoins. Ils me demandèrent si je pouvais leur donner de l’argent pour acheter de la
nourriture. Ils voulaient revenir à Kigali et travailler à la reconstruction du pays ; 24
Au lieu de les soutenir, les militaires français évacuent les signataires de cette déclaration de Kigeme
au Zaïre, afin de les faire taire. L’un d’entre eux, le colonel Martin Ndamage témoigne :
Redoutant des affrontements entre dissidents et forces loyalistes à Kigeme (ex-province de Gikongoro) qui faisaient partie de la zone sous contrôle des soldats français de l’opération Turquoise, la
France décida d’évacuer Martin Ndamage et quelques-uns de ses collègues vers Kavumu (30 Km au
nord de Bukavu au Zaïre) où elle avait établi une base militaire. 25
L’attitude ce ces militaires « modérés » nous semble très ambiguë, celle de Rusatira en particulier.
Leur appel à se désolidariser du GIR vient avec presque 3 mois de retard. Mais si la France les avait
soutenus, elle aurait pu sauver la face, ils auraient pu essayer de négocier un cessez-le-feu et éviter en
partie l’exode des Hutu. La France ne l’a même pas fait. Elle est restée fidèle aux assassins jusqu’au bout.
De fait, ces militaires de Kigeme sont sans troupes, le gros des FAR, comme le souligne Gérard, est dans
le Nord-Ouest et les militaires français les soutiennent.
22 Télégramme de Yannick Gérard du 10 juillet 1994, Objet : Rwanda. Attitude FAR. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 416]. http://francegenocidetutsi.org/Gerard10juillet1994.pdf
23 Entretien avec Marcel Gatsinzi. Cf. Rapport de la mission effectuée au Rwanda de M. Philippe Mahoux - Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/9 - 1997/1998, p. 6]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-9.pdf#page=6
24 R. Dallaire [72, p. 580].
25 Commission d’enquête sur le rôle de la France pendant le génocide rwandais, Audition du 30 octobre 2006, ARI.
962
Chapitre 25
Pas de désarmement des criminels
La question de la démilitarisation des FAR et des
milices se situant à l’intérieur du périmètre protégé
peut se poser. À ce stade, il est proposé de ne pas
fixer cette mission à la force Turquoise ; elle demanderait en effet un volume de moyens plus important
que celui dont nous disposons actuellement.
(Note du ministère de la Défense et du ministère des
Affaires étrangères, 4 juillet 1994.)
Il semble, vu qu’il y a génocide, que c’est une obligation pour la France de mettre les criminels hors
d’état de nuire, elle en a le droit, le devoir et les moyens car elle agit dans le cadre de l’ONU sous le
chapitre VII de la charte. Il s’avère que cet étalage de forces – blindés, artillerie, aviation – a plus servi
à tenir en respect les troupes du FPR qu’à arrêter les auteurs du génocide. La France a cherché à sauver
au maximum les forces du GIR, armée et milices.
25.1
Le désarmement des FAR et des milices, une affirmation
peu crédible
Des « éléments de langage » diffusés pour suggérer les réponses à faire aux journalistes affirment le
démantèlement des milices et le désarmement des FAR. Le rapport de la Mission d’information relève
cette affirmation non sans ironie car la réalité est autre :
Parmi les éléments de langage figurant dans une note du ministère des Affaires étrangères du 18
août 1994, on peut lire : « dans la zone humanitaire sûre, les milices ont été démantelées, les FAR
désarmées » 1
Le Général Jean-Claude Lafourcade affirme qu’il a fait désarmer les miliciens dans la ZHS :
Le Général Jean-Claude Lafourcade, au cours de son audition, indique que les miliciens... « découvrant qu’ils étaient en terrain hostile dans la zone de sécurité, l’avaient quittée rapidement, la grande
majorité d’entre eux ayant pu être désarmée préalablement ». 2
François Léotard affirme que les militaires français avait ordre de désarmer :
M. François Léotard a rappelé que les instructions données aux militaires français de l’opération
Turquoise, avec l’accord du Conseil de Sécurité, visaient à désarmer l’ensemble des personnes présentes
sur la zone, à regrouper et à protéger les réfugiés, mais qu’elles ne comportaient aucune instruction
de combat. 3
1
2
3
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, [180, Rapport, p. 326].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 327].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 108].
963
25.2. LE REFUS DE DÉSARMER LES MILICIENS
Le général Dallaire rencontre le général Lafourcade le 30 juin à Goma, celui-ci lui dit qu’il va désarmer
les miliciens :
Son mandat, dit-il, consistait à protéger les personnes vulnérables mais pas nécessairement à
désarmer l’AGR. Par contre, il enlèverait les barrières et désarmerait les forces d’autodéfense ainsi
que l’Interahamwe. 4
Il ajoute qu’à la fin de la réunion :
Nous nous entendîmes pour que Lafourcade désarme toutes les troupes autres que celles de combat, ainsi que toutes les personnes ayant commis des crimes ; il n’aurait cependant pas le mandat
de désarmer l’AGR au Rwanda. Les forces sous commandement français devraient mettre fin aux
massacres dans la « Zone de protection humanitaire » (ZPH) – expression que nous avions inventée
pour désigner la zone du Rwanda protégée dans le cadre de l’opération Turquoise. 5
Mais « j’étais certain que Lafourcade aurait à faire cautionner plusieurs de mes requêtes par Paris »,
ajoute-t-il. Un peu plus tard (avant le 4 juillet), Lafourcade lui envoie une note où il écrit qu’il ne
désarmera personne hors flagrant délit :
Lafourcade m’envoya une note réaffirmant son interprétation (de même que celle de son gouvernement) de nos discussions. Il écrivait qu’il n’avait pas de mandat de désarmer l’AGR, mais qu’il allait
tout de même l’empêcher d’effectuer des opérations dans la zone humanitaire. L’Opération Turquoise
ne désarmerait pas les milices ni l’AGR dans la ZPH, sauf si elles menaçaient les personnes sous
sa protection, disait-il. Ainsi, les extrémistes auraient une quasi-liberté de mouvement dans la zone,
sans interférence avec des Français, mais aussi sans risque d’affrontement avec le FPR, ni même de
représailles de sa part. Toutefois, avant la relève de la MINUAR, je devais convaincre Lafourcade de
désarmer tout ce monde. 6
Dallaire n’obtiendra pas satisfaction et ses craintes à l’encontre des miliciens non désarmés se révèleront
amplement justifiées, notamment lors du drame de Kibeho, le 18 avril 1995.
Cependant les militaires français se font fort d’avoir saisi des armes :
— Le 23 juillet la 3/13 DBLE saisit 500 armes et 2 tonnes de munitions. 7
— Le 24, interception par le 2e REI d’un véhicule près de Gisoma : 100 AK 47, 13 RPG 7, 50 000
cartouches sont saisies. 8
— Des légionnaires du 2e REI confisquent les armes des FAR qui passent le pont de la Rusizi. 9
— Les CRAP du 2e REP, une section de la 1/2 REI, trois sections de la 3/13 DBLE participent à
une opération de ratissage près de la frontière zaïroise. 10
— Le capitaine Ancel, de la Légion étrangère, déclare : « La situation militaire est calme. Les miliciens
et les FAR ont été désarmés ». 11
— Le général Quesnot rapporte un incident survenu le 4 juillet à Gikongoro : « Une quinzaine de
miliciens qui attaquaient un hôtel à Gikongoro ont été désarmés par le détachement Turquoise. » 12
Cet incident est évoqué lors d’une émission de télévision sur France 2. Ces miliciens seraient des
gardes du corps du président des Interahamwe, Robert Kajuga. Ils ont été empêchés de nuire aux
Tutsi de cet hôtel, mais il ne semble pas qu’ils aient été désarmés, encore moins arrêtés. 13
Mais de nombreux exemples montrent que les militaires français ne désarment pas les miliciens.
25.2
Le refus de désarmer les miliciens
Le journaliste de Libération, Stephen Smith, écrit depuis Cyangugu le 25 ou le 26 juin que les militaires
français désarment les miliciens, devant les journalistes, mais remettent ces armes à des militaires rwandais
R. Dallaire [72, p. 559].
R. Dallaire, ibidem.
6 R. Dallaire, ibidem, p. 567.
7 Képi blanc, no 549, octobre 1994.
8 Képi blanc, ibidem.
9 Raids, no 101, pp. 18, 21.
10 Képi blanc, ibidem.
11 Christophe Deroubaix, « A Cyangugu, j’ai ressenti l’angoisse du lendemain », L’Humanité, 1er août 1994.
12 Note du général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République, 6 juillet 1994. Objet : Votre entretien
avec le Premier ministre, mercredi 6 juillet. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot6juillet1994.pdf
13 France 2, 4 juillet 1994.
4
5
964
25. PAS DE DÉSARMEMENT DES CRIMINELS
qui les rendent aux miliciens une fois les Français partis :
Alors que la « force de protection humanitaire » française au Rwanda est encore faible et n’opère
que dans une bande de dix à vingt kilomètres le long de la frontière zaïro-rwandaise, les patrouilles
ont commencé à engager un dialogue difficile avec les miliciens hutus de l’ancien régime, accusés d’être
responsables des massacres perpétrés contre la minorité tutsi.
« C’est quoi ça ? », demande le capitaine français à un jeune affublé d’un crucifix en plastique
fluo au cou, Kalachnikov à la main et trois grenades à la ceinture. « Donne tes armes aux militaires,
les civils n’ont plus le droit de les porter. » Interloqué, sans mot dire, le jeune obéit et remet fusil et
grenades à un soldat rwandais, presque aussi débraillé que lui. « Et ce tronc d’arbre ? », continue le
capitaine. « C’est fini. Il faut lever les barrages routiers. Nous sommes là, nous assurons la sécurité.
Allez travailler, rentrez vous occuper de vos familles. Reprenez une vie normale. »
En faction depuis deux mois pour combattre « l’ennemi intérieur », c’est-à-dire les partisans
du FPR (Front patriotique rwandais) à majorité tutsi, les miliciens croient rêver. Aussi, les « amis
français » à peine partis, ils reprennent leurs armes et remettent le tronc d’arbre au travers de la
route goudronnée. 14
Le colonel Jacques Rosier, chef du groupement COS-Turquoise explique à Cyangugu devant Stephen
Smith pourquoi les Français ne désarment pas ceux qui accomplissent le génocide :
« Les barrages, c’est un vrai problème », reconnaît le colonel Jacques Rosier, commandant du
dispositif français pour le « secteur sud » qui opère depuis Bukavu, au Zaïre. « Les miliciens font la
guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations
de rebelles, on nous fera porter le chapeau.» Alors quoi faire ? « Il faut enlever les barrages qui sont
de trop surtout là où sont commises des exactions. » Sur le terrain, ce n’est pas toujours évident,
surtout pour les miliciens. « Les Français sont venus nous aider ou nous embêter ? », se demande
déjà l’un d’eux, soupçonneux, à la sortie de Cyangugu. 15
Le colonel Jacques Rosier, qui commande les éléments avancés de Turquoise, nie ici la réalité du
génocide. En prétendant que les miliciens font la guerre, il se révèle de connivence avec eux.
Au camp de Nyarushishi, le 28 juin, le colonel Didier Thibaut déclare « Nous n’avons pas d’ordres
pour désarmer les milices ». 16
Le même colonel Thibaut [alias Didier Tauzin] établit avec ses soldats une base à Gikongoro. Là, ils
n’a pris aucune mesure contre les milices et n’a eu aucune réaction en voyant des civils armés de grenades.
Interrogé pour en expliquer les raisons, Thibaut aurait rétorqué :
L’armée française n’a pas autorité pour désarmer les milices ou démanteler les barrages routiers
même si ils sont une menace pour la vie des civils. 17
Raymond Bonner note la même chose :
Several French commanders have said since their arrival that they do not have the authority to
disarm the militias. [...]
And though French officers in Rwanda have said they have no plans to try to disarm either
Government or rebel forces, television news broadcasts have showed French troops grabbing young
men, taking away their guns and machetes and removing them by helicopters. 18
Des journalistes français remarquent aussi que les militaires français n’ont pas fait supprimer les
barrières où les miliciens massacrent les Tutsi :
Le long de la piste poussiéreuse et interminable menant de Cyangugu à Kibuye, des civils ont
multiplié les barrages. Ils n’acceptent de lever la barrière qu’après avoir constaté que les véhicules ne
14 Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16. http://francegenocidetutsi.
org/SmithDialogueDifficileAvecMassacreursLibe27juin1994.pdf
15 Stephen Smith, ibidem.
16 « We don’t have orders to disarm militias ». Cf. Raymond Bonner, Fear Is Still Pervasive In Rwanda Countryside,
New York Times, June 29, 1994.
17 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 787].
18 Raymond Bonner, French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
Traduction de l’auteur : Les Français installent une base au Rwanda pour bloquer les rebelles. Plusieurs commandants
français ont dit depuis leur arrivée qu’ils n’avaient pas d’autorité pour désarmer les milices. [...] Et bien que les officiers
français au Rwanda aient dit qu’ils n’avaient pour objectif de désarmer ni les forces gouvernementales ni les forces rebelles, les
informations télévisées ont montré des soldats français empoignant des jeunes, leur arrachant leurs fusils et leurs machettes
et les emmenant en hélicoptères.
965
25.2. LE REFUS DE DÉSARMER LES MILICIENS
transportent pas de Tutsis. Ces derniers, quand ils n’ont pas été massacrés, ont disparu ou s’entassent
dans les camps. 19
Les déclarations du général Lafourcade prouvent qu’il ne fait pas démanteler les barrages tenus par
les miliciens :
Après avoir rencontré l’émissaire de Paris, l’ambassadeur Yannick Gérard, chargé de coordonner
l’opération Turquoise avec les « autorités constituées », il [Jérôme Bicamumpaka] a demandé que « la
France élargisse sa mission et s’interpose entre les belligérants ». Mais déjà, aux nombreux barrages
routiers dressés par les miliciens, « l’ambiance est tendue » et « les visages se ferment » au passage
des soldats français relève le général Lafourcade. 20
Dans son rapport de fin de mission, le général Jean-Claude Lafourcade reconnaît qu’il n’a pas procédé
au désarmement systématique des milices :
La force a dû composer dans le désarment [désarmement] des milices afin d’éviter des réactions
hostiles. 21
Une note du ministère des Affaires étrangères, en date du 7 juillet, à propos de la zone humanitaire
sûre révèle la duplicité officielle :
A l’ONU, les préoccupations exprimées portent sur la nécessité de désarmer les milices et les FAR,
ce que nous estimons impossible et peu souhaitable, étant entendu qu’un appel à la remise des armes
a été lancé. 22
Le rapport de la Mission d’information reconnaît qu’il n’y a pas eu désarmement systématique des
milices et des FAR dans la zone humanitaire sûre. Il poursuit :
(1) Désarmement des milices
Ce constat mérite d’être tempéré, car pas plus les milices que les FAR n’ont été systématiquement
désarmées dans la ZHS. Un télégramme du 10 juillet 1994 indique à propos de cette zone : « sauf
à provoquer des réactions générales contre l’opération Turquoise, le désarmement des milices ne peut
être systématique. Il est actuellement pratiqué ponctuellement dans les cas où des miliciens menacent
des groupes de population ».
Une note du 11 juillet indique que « les milices durcissent leur position dans la ZHS ». Une autre
note, faisant état de la situation au 22 juillet, indique que « la ZHS est dans l’ensemble calme, les
FAR l’ont quittée, les miliciens se livrent à des actes de pillage, que les militaires français essaient
de contrôler avec l’appui de la Gendarmerie ». 23
On sait que, sauf exception, la gendarmerie rwandaise participe au génocide.
Le capitaine de frégate Marin Gillier déclare que le désarmement des miliciens se fait en accord avec
les autorités locales :
En revanche, les armes détenues par les personnes qui avaient édifié des barrages sur les voies
de communication afin de filtrer et de rançonner les populations errantes ont été confisquées. Les
bourgmestres et préfets, à qui le sens de la démarche avait été expliqué, avaient fait savoir qu’un
minimum d’armes leur était nécessaire pour assurer les missions normales de police et contrer les
pillards qui s’attaquaient à la population et détournaient les distributions de secours faites par les
ONG. Ces demandes paraissant légitimes, des accords avaient été passés avec les autorités locales,
qui avaient délivré des cartes spécifiques à quelques personnes, ce qui facilitait les opérations de
désarmement. Il a précisé que son détachement avait remis au total un peu moins d’une centaine
d’armes au PC des forces spéciales à Gikongoro, pour être, semble-t-il, jetées dans le lac Kivu. Il
s’agissait principalement d’armes de guerre plutôt vétustes, de vieux fusils, de deux ou trois fusilsmitrailleurs, mais surtout de très vieux engins qu’il n’avait jamais vus auparavant. 24
Le nombre d’armes confisquées est très faible. Les machettes ne sont pas confisquées :
François Luizet, Rwanda : les Français entre deux feux, Le Figaro, 1er juillet 1994.
Stephen Smith et Dominique Garraud, Sept questions sur une intervention, Libération, 4 juillet 1994, p. 4.
21 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 392]. http://francegenocidetutsi.org/
LafourcadeRapportTurquoise.pdf
22 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 447]. http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtDAM7juillet1994.pdf#page=2
23 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 326-327].
24 Ibidem, pp. 327-328.
19
20
966
25. PAS DE DÉSARMEMENT DES CRIMINELS
Quant au Colonel Didier Tauzin, il a déclaré que jusqu’au 7 juillet, le désarmement avait été
effectué de manière empirique et que, dans son secteur, près d’une centaine d’armes avaient été
récupérées, notamment au cours de deux importantes opérations. 25
25.3
Les troupes françaises ne démantèlent pas les barrières
En se rendant dimanche [26 juin] au Rwanda, le convoi de reconnaissance de la route de Kibuye a
passé la frontière sans autre formalité qu’un signe de la main et devant lui, les barrages se sont levés.
Personne n’était dupe, ils se sont reformés immédiatement, mais l’attirail de plusieurs kilos de bois
et de métal transporté habituellement par les miliciens de la région, comme si une arme ne suffisait
pas à conjurer leur peur, avait disparu et l’on n’apercevait plus qu’ici ou là un gourdin fraîchement
taillé à la serpe. 26
Les barrages n’étant pas levés, les Tutsi pourchassés ne peuvent rejoindre les camps protégés par les
Français.
Bernard, habitant de Bubazi à 15 kilomètres à l’est de Kibuye, a protégé des Tutsi. Il témoigne des
difficultés des Tutsi pour se mettre sous la protection des Français :
Lorsque les Français arrivent à Kibuye, début juillet, ils ne viennent pas jusqu’à Bubazi. « Les
gens qui le pouvaient tentaient de les atteindre pour se mettre sous leur protection, mais ils risquaient
de se faire tuer en route. » Bernard s’arrange avec un motard pour transporter Venancie à Kibuye. 27
Monique, de Mwendo, a échappé au massacre de Bwakira (Kibuye) et s’est cachée jusque début juillet.
Elle témoigne des mêmes difficultés pour rejoindre les Français :
Début juillet, les Français instaurent leur « zone humanitaire ». « Mais ils étaient très difficiles
à atteindre, et on pouvait se faire tuer à cinq mètres de leurs camps. Ils restaient dans leurs cantonnements. C’est pourquoi à Kibuye, les massacres ont continué quinze jours après leur arrivée. »
Finalement, Monique arrive à joindre une de leurs bases le 8 juillet au soir. 28
Le 28 juin depuis Ruganda, à moins de 5 kilomètres du camp de Nyarushishi protégé par les Français, 29
Raymond Bonner écrit que les Tutsi sont toujours menacés et le colonel Didier Thibaut (alias Tauzin)
déclare, selon Bonner, qu’il n’a pas d’ordre pour désarmer les milices : « We don’t have orders to disarm
militias ». 30
Lundi 4 juillet, Raymond Bonner voit à Gikongoro une barrière de miliciens à moins de 1,6 km de la
base militaire française de Murambi. 31
Annick Kayitesi, âgée de 14 ans, a échappé au massacre où sa mère et son frère ont été tués par des
militaires et des miliciens à Butare le 30 avril. Elle réussit à se faire accepter dans l’orphelinat installé
dans l’école de Karubanda où travaillait sa mère. 32 Elle aurait préféré rester pour être libérée par le FPR
mais les militaires français ne lui laissent pas le choix. Elle témoigne de son évacuation vers le Burundi
le 3 juillet par les militaires de Turquoise avec des orphelins de Butare :
Dans les rues de Butare, il n’y a plus aucune vie. Sur le bord de la route, on ne voit que des
cadavres, des filles violées avec leurs jupes relevées. Aux multiples barrages, on nous arrête, on nous
ordonne de descendre. Chaque fois, il faut négocier...
Les militaires blancs qui ouvrent le convoi sont des Français. Je ne fais que les entrevoir. Je
n’écoute pas la radio, personne ne me parle. Je ne saurai donc que plus tard ce qui se passe. [...]
Habituellement, il faut au maximum quarante-cinq minutes pour aller de Butare au Burundi. Ce
jour-là, cela prend une dizaine d’heures. On nous contrôle sans cesse. Je compte en cours de route
une dizaine d’autocars, un nombre incalculable de camionnettes, de minibus, de taxis-brousse, tous
pleins. On est des centaines et des centaines d’enfants.
Ibidem, p. 328.
Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération« Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
27 Michel Bührer [50, p. 78].
28 Michel Bührer [50, p. 72].
29 Voir carte 30.1 page 1210.
30 Raymond Bonner, Fear Is Still Pervasive In Rwanda Countryside, New York Times, June 29, 1994. Voir un extrait de
cet article section 30.1 page 1207.
31 Voir section 30.5.4 page 1230.
32 Voir l’école sociale de Karubanda sur le plan de Butare figure 22.6 page 922.
25
26
967
25.4. PAS DE DÉSARMEMENT DES FAR EN ZHS
Jusqu’à la frontière, le temps n’en finit pas. L’horreur balise la route, on voit des corps abandonnés,
pourris, et des gens alignés, couchés, qui attendent de se faire tuer sur les bas-côtés. Les miliciens
qui veillent aux barrières leur ont ordonné de s’allonger là, côte à côte, des familles entières, bien
rangées, comme des morceaux de bois, pour mieux les découper. L’odeur est épouvantable, ça pue la
charogne. On ne suit qu’un charnier sur des kilomètres et des kilomètres. Impossible de respirer autre
chose que la poussière saturée qui empeste. Dans la chaleur, plus aucun souffle d’air frais ne circule.
La mort nous étouffe. 33
Dans ce témoignage, la neutralité des militaires français apparaît comme de la connivence avec les
tueurs. Le convoi passe la barrière où se trouve la ministre de la Famille, Pauline Nyiramasuhuko, en
uniforme militaire devant sa maison. 34 Encadré par les militaires français commandés par le capitaine
de frégate Marin Gillier du COS 35 et survolé par un hélicoptère, le convoi s’arrête à chaque barrage et
les Français laissent les miliciens faire leur contrôles. 36 Le retour des Français à Butare a été motivé par
deux raisons inavouées : évacuer les militaires des FAR et l’élite Hutu Power 37 d’une part, et faire le vide
devant le FPR, d’autre part.
Philippe Biberson, président de Médecins sans frontières, écrit le 15 juillet que la ZHS reste une zone
où les milices font régner une terreur permanente :
A ce jour, la partie du territoire non conquise par le FPR reste sous contrôle du gouvernement
intérimaire autoproclamé et des milices hutues. Dans cette zone, les « modalités du génocide » sont
toujours en œuvre : la population reste soumise au contrôle permanent des milices, Radio Mille
Collines n’en finit pas de déverser ses messages de haine ; discrimination ethnique et déplacements de
population se poursuivent. A l’exception des quelques groupes de personnes qui ont pu être évacués,
le reste de la population, augmentée de récents afflux, continue de subir la terreur permanente qui
force les uns et les autre à se terrer, les autres à fuir dans un total dénuement. 38
25.4
Pas de désarmement des FAR en ZHS
Les troupes françaises ne désarment pas les troupes rwandaises qui passent dans la ZHS. Une grande
partie des FAR passe au Zaïre avec ses armes :
Le représentant de la France signale, le 9 juillet : « la tentation éventuelle des FAR de se réfugier
en zone humanitaire avec leurs armes est très préoccupante ».
Une semaine plus tard, une note de la direction Afrique faisant le point de la situation au 17 juillet
indique « qu’une grande partie des forces armées gouvernementales (10 000 sur 30 000) est passée au
Zaïre avec son armement ». 39
Les FAR dans la ZHS ne sont pas désarmées, à condition qu’elles ne fassent pas usage de leurs armes :
En réponse à une question du rapporteur, M. Pierre Brana, le Capitaine de frégate Marin Gillier
a précisé que, dans le nord de la zone, dont il avait la responsabilité, stationnaient deux bataillons des
forces armées rwandaises auprès desquels il envoyait quasiment quotidiennement un de ses officiers
pour vérifier qu’ils quittaient la zone. Leurs armes ne leur ont pas été retirées, dans la mesure où ils
n’en faisaient pas usage dans la zone de sécurité. 40
Le rapport de la Mission d’information concède qu’« il semble que l’activité des milices et des FAR
n’a pas été totalement maîtrisée en ZHS » et justifie cette entorse aux règles d’une « Zone humanitaire
sûre » ainsi : « compte tenu de l’afflux des populations hutues dans cette zone par centaines de milliers,
les seuls effectifs de Turquoise ne suffisaient pas pour y garantir totalement leur sécurité ». 41 C’est une
remarque cynique vu le rôle joué par les FAR, la gendarmerie et les milices dans les massacres. Le premier
objectif de l’opération Turquoise apparaît ici clairement, et il est endossé par la Mission d’information
Annick Kayitesi [115, pp. 128-129].
Voir section 27.7 page 1072.
35 Voir section 22.7.6 page 936.
36 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 690].
37 L’ex-préfet de Butare, Sylvain Nsabimana, qui présida aux massacres, fait partie de ce convoi d’orphelins vers le
Burundi.
38 Philippe Biberson, Rwanda : le piège « humanitaire », Figaro, 15 juillet 1994, p. 2.
39 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 327].
40 Ibidem, pp. 327-328.
41 Ibidem p. 328.
33
34
968
25. PAS DE DÉSARMEMENT DES CRIMINELS
parlementaire. C’est d’assurer la sécurité des populations hutu face au FPR. Certes, il n’y a pas que des
assassins parmi elles. Certes, certains assassins se sont gagné une virginité en sauvant ostensiblement des
Tutsi. Mais, à côté de ces démonstrations, combien de fois ont-ils « terminé le travail » dans le dos ou
même en présence des militaires français, qui ont pris soin de ne pas les désarmer ?
Le rapport de la Mission d’information parlementaire confirme que le désarmement n’a de loin pas
été systématique :
Peut-on considérer qu’après le 7 juillet et jusqu’au 17 juillet, ce désarmement a été entrepris en
ZHS de façon méthodique et systématique ? Cela n’est pas certain. [...]
Il semble bien par conséquent que l’activité des milices et des FAR n’a pas été totalement maîtrisée
en ZHS. 42
Le Secrétaire général de l’ONU observe dans son rapport du 3 août 1994 que des éléments des FAR
ne sont pas désarmés dans la zone française :
C’est au sud-ouest que la situation est la plus instable ; des éléments armés des forces gouvernementales rwandaises ont en effet cherché refuge dans la zone protégée par les Français. 43
Le non-désarmement des FAR est contraire à la définition, internationalement reconnue, du concept
de zone humanitaire sûre (safe humanitarian zone) qui signifie zone démilitarisée :
A more fundamental problem lay elsewhere. Neither the UN mandate for Operation Turquoise nor
the objectives the French government set for the mission included disarming soldiers. Yet, the very
concept of safe humanitarian zone implies a demilitarized site, and has developed as such in practice
by humanitarian agencies (ICRC 1993). The failure of the French to proactively disarm government
troops within the zone must count as a significant lost opportunity, or rather, deliberately bypassed.
Even if only partially successful, this would have helped the successor government deal with the
defeated enemy in an order manner and in accordance with legal norms. 44
25.5
Le désarmement des FAR et des milices en ZHS a été exclu
au comité restreint du 4 juillet
En fait, le comité restreint du 4 juillet, 45 réuni pour définir « le contenu du concept de zone humanitaire
protégée », ne prévoit pas de désarmement des FAR ou des milices dans cette zone. Le général Quesnot
et Bruno Delaye le précisent à François Mitterrand :
I Le Premier ministre a demandé que la note ci-jointe, rédigée par les cabinets de MM. Léotard
et Juppé, vous soit transmise. Il en a approuvé, lors du comité restreint du 4 juillet, les conclusions :
- maintien de la zone humanitaire telle que définie le 2 juillet : (Kibuyé, Gikongoro, Cyangugu)
- instructions données à nos forces de s’opposer dans cette zone à toute pénétration de groupes
armés et à toute activité militaire. Il n’est pas envisagé dans l’immédiat de désarmer les FAR
et les milices qui s’y trouvent.
- un effort de communication devra être fait pour que les médias n’interprètent pas notre position
comme étant hostile au FPR. 46
La note rédigée par les cabinets de MM. Léotard et Juppé précise :
Ibidem, p. 328.
ONU, S/1994/924, section 23, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-924.pdf#page=6
44 H. Adelman and A. Suhrke [2, p. 47]. Traduction de l’auteur : Il y a par ailleurs un problème plus fondamental. Ni le
mandat de l’ONU pour l’opération Turquoise, ni les objectifs du gouvernement français assignés à la mission n’incluaient
le désarmement des soldats. Pourtant, le concept même de zone humanitaire sûre implique une zone démilitarisée, et a
été développé en ce sens par des agences humanitaires (Croix Rouge Internationale 1993). Le manquement des Français à
désarmer préventivement les troupes gouvernementales dans cette zone constitue une importante opportunité perdue, ou
plutôt délibérément ignorée. Même partiellement réussi, cela aurait aidé le nouveau gouvernement à s’occuper de l’ennemi
vaincu de manière ordonnée et dans le respect des normes légales.
45 À distinguer du Conseil restreint. Voir section 37.18.3 page 1369.
46 Note du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République, 4 juillet 1994.
Objet : Rwanda : Comité restreint du 4 juillet 1994. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye4juillet1994.pdf
42
43
969
25.6. LE DÉSARMEMENT LORS DU PASSAGE DES FAR AU ZAÏRE A ÉTÉ VIRTUEL
3.1 La mise en œuvre de la zone protégée devrait conduire à faire respecter les principes suivants :
- interdiction d’activité militaire à l’intérieur de la zone ;
- interdiction de pénétrer dans la zone signifiée tant au FPR qu’aux FAR et aux milices de chaque
partie ;
- interdiction aux FAR de constituer la zone en base de départ d’opérations militaires ;
- sécurité des populations civiles, assurée par la protection contre les agissements éventuels des
milices. [...]
3.3 Règles de comportement : l’accomplissement de ces missions, quel que soit le triangle défini,
suppose l’autorisation d’engagement par la force des unités françaises face à des éléments armés
tentant de pénétrer dans la zone, ou menaçant directement la sécurité des populations ou des forces
à l’intérieur de la zone.
La question de la démilitarisation des FAR et des milices se situant à l’intérieur du
périmètre protégé peut se poser. A ce stade, il est proposé de ne pas fixer cette mission
à la force Turquoise ; elle demanderait en effet un volume de moyens plus important que
celui dont nous disposons actuellement. 47
Le fait de ne pas avoir demandé un mandat au Conseil de sécurité pour instaurer la zone humanitaire
sûre a permis d’éviter un débat qui aurait dû imposer l’obligation de désarmer les milices :
Enfin, plusieurs pays [au Conseil de sécurité de l’ONU] – dont la Russie et l’Argentine –, ont
souhaité le désarmement complet des milices fidèles à la dictature dans la zone contrôlée par la
France. 48
Le général Germanos semble avoir demandé ce désarmement ainsi que l’arrestation des auteurs des
massacres. Le général Quesnot et Bruno Delaye écrivent à François Mitterrand que « cela ne relève pas
de notre mandat et nous n’en avons pas les moyens » :
I - Pour le général Germanos (responsable des opérations à l’EMA) de retour de Goma, deux
questions se posent : [...]
- le désarmement des milices et des FAR à l’intérieur de la zone humanitaire et l’arrestation des
responsables des massacres. Nombreux sont ceux qui demandent que nous nous en chargions mais
cela ne relève pas de notre mandat et nous n’en avons pas les moyens. Nos militaires interdisent toute
activité de l’armée rwandaise et des milices à l’intérieur de la zone et donneront à la commission
d’enquête des Nations Unies et au rapporteur de la commission des Droits de l’Homme, lorsqu’ils
seront présents sur place, toutes les informations dont ils disposent sur les auteurs des massacres. 49
25.6
Le désarmement lors du passage des FAR au Zaïre a été
virtuel
Les deux points de passage vers le Zaïre sont Goma et Bukavu, tous deux contrôlés par les Français
de Turquoise qui y ont installé leurs principales bases. Ils sont les mieux à même pour désarmer les FAR
qui, dans leur grande majorité, ont participé au génocide. Ils ne le feront pas. Pire, ils les ravitailleront
et les protégeront. 50 La collusion du commandement français avec les FAR est évidente. On dira aux
journalistes que les Zaïrois désarment les FAR au passage de la frontière. Ce désarmement est virtuel.
Frédéric Fritscher décrit depuis Goma comment les soldats des FAR rentrent au Zaïre avec leurs armes
lourdes :
Les soldats gouvernementaux fuient vers le Zaïre en grand nombre, comme les populations rwandaises. Des milliers d’entre eux traversent Goma, mêlés aux civils, à pied, en voiture, dans des bus,
juchés sur des bennes des travaux publics ou entassés dans des camions militaires. La vigilance des
47 Note du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères, 4 juillet 1994. Objet : Rwanda ; concept
de zone humanitaire protégée, contenu, évolution. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
MinDefMinAffEt4juillet1994.pdf#page=2
48 Rwanda - Et le désarmement des milices ?, L’Humanité, 8 juillet 1994.
49 Note du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République, 7 juillet 1994,
Objet : Rwanda. http://francegenocidetutsi.org/QuesnotDelaye7juillet1994.pdf
50 10 tonnes de nourriture sont fournies aux FAR à Goma le 21 juillet, au détriment des réfugiés qui crèvent de faim.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 329]. Le général Roméo Dallaire rencontre par deux
fois Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR. À chaque fois, le 16 juillet et vers le 10 août, il est entouré d’officiers
français. Cf. R. Dallaire [72, pp. 585, 622].
970
25. PAS DE DÉSARMEMENT DES CRIMINELS
parachutistes zaïrois de la 31e brigade s’est relâchée. De nombreux soldats entrent au Zaïre armés. La
nuit tombée, des véhicules des FAR passent en tractant des canons bitubes de 28,7 mm à tir rapide.
Dimanche après-midi [17 juillet], plusieurs AML Panhard équipés de canons sont entrés dans Goma
précédés de chèvres et de vaches. Fatigués par plusieurs nuits de veille et abreuvés de primus – la
bière locale –, les militaires zaïrois se laissent volontiers emporter par l’atmosphère guerrière et vident
en l’air les chargeurs de leurs fusils. 51
Jacques Isnard révèle que des troupes des FAR sont passées au Zaïre avec armes et bagages et jouissent
de la protection de l’armée zaïroise :
Des indices concordants donnent à croire que les ex-Forces armées rwandaises (FAR), battues par
le Front patriotique rwandais (FPR), sont partiellement en voie de reconstitution au Zaïre et que
leurs cadres, qui ont souvent fui avec leur famille avant leurs subordonnés et en les abandonnant à
leur sort, ont dans l’esprit de vouloir reprendre la lutte, au risque d’empêcher toute réconciliation
nationale. C’est aujourd’hui l’analyse des services français, d’après les renseignements recueillis sur
le terrain.
Il y aurait actuellement six mille combattants des ex-FAR rassemblés, pratiquement en unités
constituées, au nord de Goma au Zaïre. Ces éléments restés hostiles au FPR ont été placés « sous le
contrôle de l’armée zaïroise », selon l’expression d’un responsable au ministère français de la défense,
sans que l’on puisse apprécier avec précision la liberté de manœuvre laissée à ces hommes par les
forces du maréchal Mobutu.
Le président zaïrois avait, avant l’écroulement du régime du président Habyarimana, toujours
soutenu les FAR, en particulier en les ravitaillant en armes, en carburant et en munitions à partir de
la base de Goma. Ces éléments des ex-FAR ont été détectés franchissant la frontière entre le Rwanda
et le Zaïre, en ayant conservé une partie de leurs matériels, comme leurs canons montés sur des
véhicules à roues, des automitrailleuses légères Panhard et jusqu’à quelques hélicoptères du temps où
la France livrait des armes à Kigali en vertu des accords d’assistance militaire. Là où ils stationnent,
ces éléments n’ont pas été désarmés par les Zaïrois. 52
Raymond Bonner confirme que les soldats rwandais qui ont passé la frontière en unités organisées
n’ont pas été désarmés :
While the Zairians disarmed individual Rwandan soldiers who were crossing and confiscated hundreds of weapons, they did not confiscate the weapons of soldiers who came across the border with
their units intact and with their commanders. Heavy artillery pieces were also seen coming across the
border at Goma, the main border town facing northwestern Rwanda. 53
Human Rights Watch rapporte que les Français ont dit à la MINUAR qu’ils ont confisqué les armes
des FAR et les ont remises aux autorités zaïroises, alors que celles-ci ont assuré l’approvisionnement en
armes des FAR pendant le génocide !
After the defeat of the Rwandan government and the subsequent refugee exodus into Goma in
mid-July, French military leaders told the United Nations Assistance Mission for Rwanda (UNAMIR)
that French troops had disarmed the Rwandan forces crossing the border into Zaire and had handed
over their weapons to the Zairian authorities (Interviews with UNAMIR officials, Kigali, November
1994 and February and March 1995). Given French knowledge of ongoing Zairian arms support of the
FAR, the French decision to hand these weapons over to Zairian authorities was hardly appropriate. 54
Fin juillet, face aux exactions de soldats rwandais toujours armés, le Premier ministre zaïrois annonce
qu’ils vont être désarmés :
Frédéric Fritscher, La guerre civile rwandaise aux portes du Zaïre, Le Monde, 19 juillet 1994, p. 3.
Jacques Isnard, Les ex-Forces armées se prépareraient à reprendre le combat au Rwanda, Le Monde, 25 juillet 1994,
pp. 1, 4.
53 Raymond Bonner, Rwandan Rebels Name Cabinet of Hutu and Tutsi, but Those Fleeing Are Still Fearful, New York
Times, July 20, 1994. Traduction de l’auteur : Alors que les Zaïrois désarmaient les soldats rwandais isolés traversant la
frontière, et confisquaient des centaines d’armes, ils n’ont pas confisqué les armes des soldats qui passaient la frontière avec
leurs unités intactes et avec leur commandement. On a aussi vu des pièces d’artillerie lourde passer à Goma, la principale
ville frontalière au nord-ouest du Rwanda.
54 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, II. The role of France] Traduction de l’auteur :
Après la défaite du gouvernement rwandais et l’exode de réfugiés qui s’en est suivi vers Goma à la mi juillet, les responsables
militaires français dirent à la MINUAR que les troupes françaises avaient désarmé les forces rwandaises qui traversaient
la frontière vers le Zaïre et avaient remis leurs armes aux autorités zaïroises. (Interview de responsables de la MINUAR à
Kigali, novembre 1994, février et mars 1995). Étant donné que les Français étaient au courant de l’approvisionnement en
armes des FAR par le Zaïre, leur décision de remettre ces armes aux autorités zaïroises n’était guère appropriée.
51
52
971
25.6. LE DÉSARMEMENT LORS DU PASSAGE DES FAR AU ZAÏRE A ÉTÉ VIRTUEL
Le premier ministre zaïrois, Joseph Kengo Wa Dondo a annoncé dimanche à Goma que son
gouvernement allait « collaborer avec le nouveau pouvoir rwandais pour le retour des réfugiés ». Il
a ajouté que les soldats des Forces armées rwandaises de l’ancien gouvernement de Kigali (FAR)
actuellement sur le territoire zaïrois « seront cantonnés dans un camp pour être désarmés ». Des
centaines de soldats rwandais toujours armés se livrent au pillage dans les camps de réfugiés et s’en
prennent même aux orphelins, a déclaré dimanche l’organisation humanitaire Oxfam. 55
La phrase du premier ministre zaïrois : « seront cantonnés dans un camp pour être désarmés » est
bien la preuve que les FAR sont entrés au Zaïre avec leurs armes, contrairement à ce qu’ont dit les médias.
Et ces armes sont utilisées comme en témoigne Oxfam.
Le Secrétaire général de l’ONU observe dans son rapport du 3 août 1994 :
Presque toutes les forces gouvernementales rwandaises ont battu en retraite dans le désordre au
Zaïre, où elles se sont débandées et auraient été pour la plupart désarmées par les autorités zaïroises ;
toutefois, selon des informations préoccupantes, elles essaieraient d’empêcher les réfugiés de retourner
au Rwanda. 56
Donc l’armée rwandaise n’a pas été désarmée par les militaires français mais aurait été désarmée par
les Zaïrois. 57
Dans son rapport sur la situation dans les camps du 18 novembre 1994, Boutros-Ghali constate que
les membres des ex-FAR et des milices disposent d’armes pour terroriser les réfugiés, les empêcher de
regagner le Rwanda et préparer des attaques armées au Rwanda. Il reconnaît que le désarmement de ces
forces par les Zaïrois a été très relatif :
Comme les membres des forces gouvernementales rwandaises, ils [les miliciens] sont armés, les autorités zaïroises n’ayant pas été en mesure de désarmer tous les membres des forces gouvernementales
rwandaises et des milices lorsqu’ils se sont réfugiés au Zaïre en juillet 1994. 58
25.6.1
Les armes lourdes emmenées par les FAR au Zaïre
Une mission de Human Rights Watch/Africa en octobre-novembre 1994 rapporte un inventaire impressionnant des armes détenues par les FAR au Zaïre, démontrant ainsi qu’elles ont gardé leurs armes
lourdes :
Representatives of nongovernmental organizations and of the international media have reported
that troops of the former Rwandan government are drilling at a number of sites, including those near
the Katindo and Mugunga camps, a report confirmed by the Secretary-General of the United Nations
in his November 18 statement to the Security Council. These soldiers are well armed. Although were
obliged to surrender machetes and rifles as they arrived in Zaire, many others passed the frontier
with their arms, including some heavy weaponry. Rwandan soldiers reportedly guard and maintain
howitzers and armored personnel carriers hidden in a warehouse in Goma that is supposedly under
the control of the Zairian military. During its mission to the region in October and November, Human
Rights Watch/Africa obtained a detailed inventory of arms held by the former Rwandan government
army. Among the equipment are :
6 helicopters (1 Dauphin, 2 Alouette, 3 Gazelle)
50 anti-tank weapons (75 mm recoilless rifles)
40-50 SA-7 missiles
15 Mistral AAM missiles 59
46 air defense weapons (37 mm, 23 mm, 14.5 AAMG)
255 mortars (120 mm, 82 mm, 81 mm, 60 mm)
6 105 mm howitzers
De nombreux pays commencent à se mobiliser en faveur des réfugiés du Rwanda, Le Monde, 26 juillet 1994, p. 3.
ONU, S/1994/924, section 6, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-924.pdf#page=2
57 Ce qui s’est révélé inexact, d’après les rapports du Secrétaire général de l’ONU sur la situation dans les camps où il
constate que les anciens FAR et les milices disposent d’armes pour terroriser les réfugiés et préparer des attaques armées
au Rwanda. Cf. ONU, S/1994/1308, 18 novembre 1994, section 19, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1308.
pdf#page=5
58 Rapport du Secrétaire général sur la sécurité dans les camps de réfugiés rwandais, ONU, S/1994/1308, 18 novembre
1994, section 10. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1308.pdf#page=3
59 AAM signifie Air to Air Missile. Le modèle SA.342M ATAM de l’hélicoptère Gazelle est armée de 4 missiles air-air
Mistral.
55
56
972
25. PAS DE DÉSARMEMENT DES CRIMINELS
56 armored personnel carriers (with cannons or machine guns). 60
La force Turquoise, pas plus que les forces zaïroises, n’ont donc désarmé les FAR lors de leur passage
au Zaïre. Les scènes de désarmement ont été montées pour les journalistes.
De plus, ce rapport montre que les FAR disposent d’une capacité de missiles antiaériens jamais décrite
par ailleurs. 40 à 50 missiles SA-7, c’est-à-dire SAM-7, donc des missiles sol-air capable d’abattre des
avions et 15 missiles Mistral AAM. 61 AAM signifie Air to Air Missile, probablement des missiles faits
pour être tirés par des hélicoptères Gazelle. Ce constat, s’il se révèle exact, d’une part contredit la thèse
selon laquelle les FAR n’ayant pas de capacité sol-air n’ont pas pu être l’auteur de l’attentat du 6 avril
1994, d’autre part démontre que la France a livré des missiles Mistral (plus performants que les SAM-7
et SAM-16) contrairement aux affirmations officielles françaises.
Dans sa note du 23 mai 1991 annonçant au Président de la République la découverte d’un missile
SAM-16 récupéré sur le FPR, le général Quesnot écrivait : « Nous nous trouvons en présence d’un cas
concret de prolifération anarchique de missiles sol-air portables, armement présentant de grands dangers
pour tout type d’aéronef civil ou militaire. La France a établi une politique contraignante et restrictive
pour l’exportation de ses propres missiles sol-air Mistral, notamment en Afrique. Cette déontologie est
malheureusement peu partagée par les autres états constructeurs. » 62 Rappelons-nous aussi qu’une affaire
de vente par la France de missiles Mistral au Congo Brazzaville avait défrayé la chronique en mars 1989.
Ils étaient en réalité destinés à l’Afrique du Sud. 63 Jean-Christophe Mitterrand aurait été impliqué dans
cette vente. 64
Cet inventaire des armes emportées par les FAR est-il le résultat d’une enquête sérieuse ? Il est très
curieux de constater qu’il n’est pas mis en doute par le rapport de la Mission d’information parlementaire
qui le cite :
Pour ce qui concerne la disponibilité dans l’armée rwandaise de missiles sol-air, un rapport de
Human Rights Watch, établissant l’inventaire des armes emportées au Zaïre par les FAR après leur
défaite, montre que ce stock comprendrait entre 40 et 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral, c’est-à-dire
une capacité sol-air assez importante. Mais il est peu vraisemblable qu’une armée dispose d’un tel
arsenal sans en maîtriser parfaitement les conditions d’utilisation, même si de nombreux observateurs
se sont plu à souligner l’état d’impréparation et l’inefficacité au combat des FAR. 65
Filip Reyntjens, citant ce rapport, est plus circonspect. « Ce stock comprendrait, écrit-il, notamment
entre 40 et 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral ». Il s’en explique en note :
J’utilise le conditionnel, parce que l’information de Human Rights Watch provient d’une seule
source le capitaine britannique Sean Moorhouse, officier G2 de la MINUAR-II, qui ne la détient que
de seconde main. 66
Mais pour les 15 Mistral, Filip Reyntjens ajoute une confirmation provenant du bataillon belge de la
MINUAR :
En fait, le bataillon belge de la MINUAR avait reçu une information selon laquelle les F.A.R.
disposaient de 15 Mistral. Moins d’une semaine avant l’attentat, le Centre Opérations (C-Ops) de
60 Human Rights Watch Africa Rwanda a new catastrophe ?, December 1994, Vol. 6, No. 12, pp. 4-5. http://
francegenocidetutsi.org/hrw-new-catastrophe-dec94.pdf Traduction de l’auteur : Des représentants d’ONG et de la
presse internationale ont rapporté que des troupes de l’ancien gouvernement rwandais s’entraînent en plusieurs endroits en
particulier à côté des camps de Katindo et Mugunga, rapport confirmé par le Secrétaire général de l’ONU dans sa lettre
du 18 novembre au Conseil de sécurité. Ces soldats sont bien armés. Bien qu’ils aient été obligés d’abandonner machettes
et fusils quand ils sont arrivés au Zaïre, beaucoup d’autres passèrent la frontière avec leurs armes, y compris des armes
lourdes. Des soldats rwandais garderaient et maintiendraient en état des pièces d’artillerie et des véhicules de transport
blindés cachés dans un entrepôt à Goma supposé être sous le contrôle de l’armée zaïroise. Durant sa mission en octobre et
novembre, Human Rights Watch/Africa a obtenu un inventaire détaillé des armes détenues par l’armée de l’ancien gouvernement rwandais. On y relève en particulier : 6 hélicoptères (1 Dauphin, 2 Alouette, 3 Gazelle), 50 armes antichar (canons
sans recul de 75 mm), 40-50 missiles SA-7, 15 Mistral AAM, 46 canons anti-aériens (37 mm, 23 mm, 14.5 AAMG), 255
mortiers (120 mm, 82 mm, 81 mm, 60 mm), 6 pièces d’artillerie de 105 mm, 56 transports de troupes blindés avec canons
ou mitrailleuses.
61 Le missile Mistral est fabriqué par la firme française Matra.
62 Voir le fac-similé de cette note figure 7.1 page 282. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot23mai1991.pdf
63 Pascal Krop [119, p. 51].
64 Voir section 7.14.4 page 395.
65 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 216].
66 F. Reyntjens [182, p. 24].
973
25.6. LE DÉSARMEMENT LORS DU PASSAGE DES FAR AU ZAÏRE A ÉTÉ VIRTUEL
l’armée belge avait fait état du danger de tirs de missiles contre les C-130 de la force aérienne belge
(entretien avec les officiers S2 du 1er bataillon para et du 2e bataillon commando, Diest, 4 janvier
1995). 67
Contacté par nous, Sean Moorhouse 68 précise :
Je fis une liste des armes lourdes des FAR et je me suis souvenu que j’ai trouvé une liste ancienne
et nous avons soustrait tous les engins détruits pendant les batailles. Je n’ai pas écrit que les FAR
avaient 15 Mistral. D’ailleurs, ce sont des missiles SAM et non AAM. Je sais que je dis que les FAR
n’ont aucun Mistral.
Je n’ai pas écrit que les FAR avaient 40 à 50 missiles SA-7. Je pense que les FAR ont eu des
missiles SA-7b. Ces missiles sont encore ordinaires dans les guerres africaines et j’en ai vu beaucoup.
Je ne peux pas certifier l’existence de ce type de missile dans les magasins des FAR mais c’est très
plausible.
Je ne me souviens pas avoir donné cette liste à une personne de Human Rights Watch. Je pense
qu’Alison Des Forges a trouvé cette liste ailleurs mais ma mémoire me fait défaut sur ce point. 69
Le rapport de Human Rights Watch a-t-il utilisé une autre source d’information ? Nous ne pouvons
répondre. Nous savons qu’il a été réalisé par Kathi Austin. N’ayant pas de réponse à cette question et
tenant compte de ce que nous dit Sean Moorhouse, nous devons considérer que ce rapport de Human
Rights Watch n’apporte pas la preuve que les FAR disposaient de missiles sol-air et encore moins des
missiles air-air. Mais ceci ne vient pas contredire les autres preuves que nous présentons par ailleurs.
Les graves problèmes d’insécurité dans les camps du Zaïre, les incursions armées au Rwanda sont
donc des conséquences directes du non-désarmement par les troupes françaises agissant dans le cadre
d’un mandat de l’ONU sous chapitre VII, des forces ayant perpétré le génocide des Tutsi du Rwanda.
F. Reyntjens [182, pp. 24-25, note 10].
Sean Moorhouse, capitaine britannique, nous dit qu’il a été l’officier de renseignement de la MINUAR II de septembre
1994 à mars 1995.
69 Courriels de Sean Moorhouse à l’auteur, 28 octobre 2008.
67
68
974
Chapitre 26
Pas d’arrestation des présumés
coupables
La France, seul pays occidental représenté au niveau
ministériel à la session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme à Genève, exige que les
responsables de ces génocides soient jugés.
Alain Juppé, « Point de vue », Intervenir au Rwanda,
Libération, 16 juin 1994
26.1
Tout le monde sait qu’un génocide s’accomplit au Rwanda
Sans que cela soit dit explicitement dans la résolution 929 du Conseil de sécurité du 22 juin, tout le
monde sait qu’un génocide est en cours au Rwanda. Le rapporteur spécial de la Commission des Droits
de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui, dans son rapport publié le 28 juin 1994, établit que le massacre
des Tutsi au Rwanda est un génocide au sens de la définition juridique de la Convention de 1948. La
presse française s’en fait l’écho. Le Figaro le cite :
Le massacre des Tutsis au Rwanda constitue en termes légaux un « génocide », qui « semble avoir
été programmé », a estimé le rapporteur spécial de la commission des droits de l’homme de l’ONU,
René Degni Ségui. 1
Le Monde du 2 juillet titre à la une « Faisant état de “massacres programmés et préparés” - Un
rapport de l’ONU dénonce un “génocide” au Rwanda ». Il précise plus loin que le rapporteur M. Degni
Ségui « réclame la création d’un tribunal international pour juger les responsables des massacres qui
semblent “avoir été programmés et préparés.” »
Des personnalités françaises ont auparavant déclaré à plusieurs reprises qu’un génocide s’exécutait au
Rwanda. Le 18 mai 1994, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, reconnaît qu’il y a un génocide,
il demande au nom de la France une enquête internationale et la punition des coupables. 2
Concrétisant l’intention du ministre des Affaires étrangères, le 24 mai 1994, à la session extraordinaire
de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU sur le Rwanda, tenue à Genève, madame Lucette
Michaux-Chevry, ministre délégué à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme, reconnaît qu’il y a
génocide et désigne ses auteurs : des éléments de la garde présidentielle et des troupes rwandaises et les
milices. 3
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, annonçant, le 16 juin, l’intervention militaire française,
reconnaît qu’il y a un génocide des Tutsi par les milices :
1
2
3
Rwanda : les Français entre deux feux, Le Figaro, 1er juillet 1994.
Voir section 17.6 page 773.
ONU, E/CN.4/S-3/SR.1, section 32-33, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR1.pdf#page=9
975
26.1. TOUT LE MONDE SAIT QU’UN GÉNOCIDE S’ACCOMPLIT AU RWANDA
Il faut parler de génocide, car il y a bien volonté délibérée des milices actives, dans les zones
gouvernementales, d’abattre les Tutsis, hommes, femmes, enfants, blessés, religieux, en raison de leur
seule origine ethnique. 4
Dans l’esprit du Secrétaire général, Boutros-Ghali, le but de l’initiative française était bien de mettre
un terme au génocide. Au téléphone, il exprime au ministre Juppé le 17 juin « Son soutien pour tout
effort permettant de mettre fin aux massacres et de protéger la population rwandaise du génocide. » 5
Et Juppé, depuis Abidjan ce 17 juin, déclare :
Aucun homme de bonne volonté ne peut se désintéresser du génocide en cours. 6
M. Mérimée, ambassadeur de France à l’ONU, déclare le 22 juin lors du débat d’adoption de la
résolution 929 autorisant l’opération Turquoise :
For two months now, the population of Rwanda has been the victim of unprecedented massacres,
of such magnitude that one no longer hesitates to describe them as genocide. Hundreds of thousands
of civilians have fled their country to escape an appalling death and have found refuge in camps in
neighbouring States. Others sheltered in churches, medical centres and improvised camps, priority
locations for humanitarian organizations, try to escape death, but these havens no longer offer them
more than precarious protection. Even orphanages are the targets of attacks and abuses by the
militia. 7
Dans cette déclaration au Conseil de sécurité, M. Mérimée parle certes de génocide, mais en des termes
beaucoup plus flous que ceux utilisés par Mme Michaux-Chevry à Genève. D’une part, ce n’est pas le
grand nombre de morts qui est la caractéristique d’un génocide. 8 D’autre part, il laisse entendre que c’est
« la population du Rwanda » dans son ensemble qui est victime. Dans les « centaines de milliers de civils
[qui] ont fui leur pays pour échapper à une mort épouvantable », il inclut les bourreaux et leurs otages
qui fuient l’avance du FPR ; dans ceux qui sont « réfugiés dans des églises... », nous reconnaissons les
Tutsi qu’il ne nomme pas et dont il ne dit pas qu’ils sont visés en tant que tels. Il confond les bourreaux
et les victimes, ce que vont faire les militaires sur le terrain.
M. Mérimée déclare encore le 1er juillet au Conseil de sécurité :
Depuis plus de deux mois, des violations systématiques des droits de l’homme et un véritable
génocide sont commis au Rwanda. Ces actes suscitent l’indignation du monde entier, et il serait
intolérable que leurs auteurs restent impunis. 9
Dans sa lettre adressée au Secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, annonçant l’intention de la
France de créer une zone humanitaire, M. Mérimée évoque les responsables des massacres et notamment
des actes de génocide qu’il faudrait exclure des négociations pour un règlement politique :
L’arrêt des combats est en effet le seul moyen véritablement efficace pour stabiliser la situation
humanitaire et ouvrir la voie à une reprise des discussions avec l’aide des pays de la région en vue
d’un règlement politique, à partir des Accords d’Arusha, dont, bien entendu, doivent être exclus les
responsables des massacres et notamment des actes de génocide. 10
Dans son discours au Conseil de sécurité, le 11 juillet 1994, Edouard Balladur reconnaît qu’il y a
génocide :
Alain Juppé, « Point de vue », Intervenir au Rwanda, Libération, 16 juin 1994.
Le secrétaire général de l’ONU soutient la proposition de M. Juppé, Le Monde, 19 juin 1994, p. 4.
6 Mille à deux mille soldats français pourraient participer à l’opération humanitaire, Le Monde, 19 juin 1994, p. 4.
7 Security Council, 3392nd meeting, 22 June 1994, S/PV.3392, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/spv3392-1994.
pdf#page=5 C’est nous qui mettons en gras. La déclaration a été faite en français, mais nous n’avons que la version anglaise.
Traduction de l’auteur : Depuis maintenant deux mois, la population du Rwanda a été victime de massacres sans précédent,
d’une telle ampleur qu’on n’hésite plus à les qualifier de génocide. Des centaines de milliers de civils ont fui leur pays pour
échapper à une mort épouvantable et ont trouvé refuge dans des camps dans les États voisins. D’autres, réfugiés dans
des églises, des centres médicaux et des camps improvisés, lieux prioritaires pour des organisations humanitaires, tentent
d’échapper à la mort, mais ces refuges ne leur procurent qu’une protection précaire. Même les orphelinats sont les cibles
des attaques et des exactions des milices.
8 Voir section 44.1 page 1419.
9 Procès-verbal de la 3400e séance du Conseil de sécurité, vendredi 1er juillet, S/PV.3400, p. 5. http://
francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#page=5
10 Lettre datée du 1er juillet, adressée au Secrétaire général par le Représentant permanent de la France auprès de l’Organisation des Nations Unies, ONU, S/1994/798. http://francegenocidetutsi.org/S1994-798.pdf#page=2 Cette lettre
est antidatée. Voir section 19.29 page 825. C’est nous qui mettons en gras.
4
5
976
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
La communauté internationale tout entière devait-elle observer, impuissante, le déroulement d’un
tel drame ? La France en a jugé autrement et elle a estimé qu’il était de son devoir moral d’agir sans
délai pour mettre fin au génocide et porter assistance immédiate aux populations menacées. 11
Donc le génocide des Tutsi est reconnu par la Commission des Droits de l’homme de l’ONU. La France
reconnaît qu’il y a génocide par la voix de ses dirigeants mais après les premières déclarations des 18 et
24 mai, elle entretient le flou sur le point de savoir quels sont les coupables et quelles sont les victimes. La
reconnaissance du génocide constitue, pour les dirigeants français, le droit, le devoir même d’intervenir.
26.2
L’obligation d’arrêter les coupables
La France est signataire de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de
génocide. Cette Convention précise dans son article 1 que les parties contractantes s’engagent à prévenir
et à punir le crime de génocide. Or, primo, la qualification juridique de génocide vient d’être donnée aux
massacres des Tutsi du Rwanda par une instance internationale impartiale, la Commission des Droits
de l’homme de l’ONU ; secundo, ces massacres continuent, quoique à un rythme moindre, en raison de
l’extermination presque totale du groupe Tutsi ; tertio, la France vient d’obtenir de l’ONU un mandat de
l’ONU sous chapitre VII pour envoyer des troupes au Rwanda afin de mettre un terme aux massacres.
L’article 6 de cette Convention de 1948 stipule :
Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article
III seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été
commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l’égard de celles des Parties
contractantes qui en auront reconnu la juridiction.
En conséquence, la France est tenue d’arrêter les coupables ou supposés tels. Un mandat spécifique du
Conseil de sécurité n’est en rien nécessaire. Les engagements découlant de la Convention de 1948 suffisent.
S’il était besoin de le préciser, René Degni-Ségui écrit dans les recommandations de son rapport rendu
public le 27 juin 1994 :
L’organisation des Nations Unies devrait solennellement :
Condamner le génocide perpétré au Rwanda en insistant sur le caractère horrible, abominable et
inacceptable de tels actes ;
Informer les auteurs qu’une fois identifiés ils auront à répondre de leurs actes et omissions devant
des instances compétentes et en quelque endroit de la planète qu’ils puissent se trouver ;
Demander aux États qui ont accordé l’asile ou autre refuge aux personnes impliquées
dans les massacres de prendre les mesures appropriées pour qu’elles n’échappent pas à
la justice. 12
Il est clair que le passage que nous reproduisons en gras s’applique à la Zone humanitaire sûre créée
par la France au Rwanda.
Les responsables français n’ignorent pas cette obligation découlant de la Convention de 1948. À la
session extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, le 24 mai 1994, madame
Lucette Michaux-Chevry « mesure parfaitement les conséquences juridiques » du mot génocide, 13 sans
nul doute en référence à la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Elle précise plus loin :
Si la Commission [des droits de l’homme de l’ONU] doit condamner avec force le génocide en
cours ainsi que les exactions de toutes natures, s’il lui appartient à l’évidence de lancer un nouvel
appel à l’arrêt des hostilités et des massacres, sa mission ne doit pas s’arrêter là. Elle doit exiger
que les responsables de telle atrocités soient identifiés. Le monde entier attend qu’ils soient jugés et
condamnés. 14
Après avoir reconnu qu’il y a un génocide des Tutsi, dans son article dans Libération du 16 juin, Alain
Juppé, ministre des Affaires étrangères, déclare :
Conseil de sécurité, S/PV.3402, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/spv3402-1994.pdf#page=3 C’est nous qui
mettons en gras.
12 ONU, A/49/508, S/1994/1157, section 70, p. 18. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=18 C’est nous
qui mettons en gras.
13 ONU, E/CN.4/S-3/SR.1, section 32, p. 10. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR.1.pdf#page=10
14 ONU, ibidem, section 38, p. 11.
11
977
26.2. L’OBLIGATION D’ARRÊTER LES COUPABLES
C’est un véritable devoir d’intervention que nous avons au Rwanda. Il n’est plus temps de déplorer
les massacres les bras croisés mais de prendre des initiatives. L’urgente nécessité de l’intervention
internationale doit nous conduire à faire preuve d’imagination et de courage.
Ce devoir d’intervention découle de la Convention de 1948 dont la France est signataire. Alain Juppé
en connaît les implications :
Je souhaite que la volonté de paix l’emporte, et avec elle le souci de réconciliation nationale entre
les Rwandais de bonne volonté. Ceci exclut naturellement ceux qui ont commis, encouragé ou couvert
des massacres. Avant tout, il faut les identifier afin de les exclure de toute négociation sur l’avenir d’un
pays qu’ils ont contribué à détruire. La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou
de leurs commanditaires. La France, seul pays occidental représenté au niveau ministériel à la session
extraordinaire de la Commission des Droits de l’homme à Genève, exige que les responsables de
ces génocides soient jugés. 15
Inutile de s’exclamer « la France, seul pays [...] exige », l’arrestation des auteurs de génocide est
prescrite dans la Convention de 1948. Enfin, ne chicanons pas, Alain Juppé y souscrit. Saluons la fermeté
de son propos. Mais pourquoi met-il soudain le mot « génocides » au pluriel ? Quel est ce génocide caché
qui vient perturber la logique chère au pays de Descartes ?
Le sommet européen réuni à Corfou les 24 et 25 juin demande que les responsables du « génocide »
perpétré au Rwanda soient « traduits en justice ». 16
L’arrestation des coupables par la France est demandée à l’ONU. 17
À propos des auteurs des massacres, Edouard Balladur déclare devant le Conseil de sécurité le 11
juillet :
Il convient que les instances des Nations Unies compétentes dans le domaine des droits de l’homme
puissent mener à bien les procédures engagées. La France a été coauteur de la résolution 935 (1994)
du Conseil de Sécurité qui a créé une commission d’enquête sur les massacres au Rwanda. Elle tiendra
à la disposition de cette commission toutes les informations qu’elle aura pu recueillir. Les auteurs des
massacres devront assumer la responsabilité de leurs actes devant la communauté internationale. 18
Pour Edouard Balladur, il n’est plus question ici de génocide, mais de massacres. Pourtant le génocide
des Tutsi est déjà établi par le rapport de René Degni-Ségui, mais cette conclusion est ignorée par
la résolution 935. Il ignore les obligations auxquelles la France est contrainte par son adhésion à la
Convention de 1948. Il feint de croire que la question des Droits de l’homme est du seul ressort des
instances compétentes de l’ONU.
Cette déclaration laisse-t-elle entendre que la France va arrêter les coupables présumés ? On pourrait
le croire, à lire une note interne du Quai d’Orsay en date du 12 juillet 1994 mais, en fait, nos diplomates
jouent sur les mots :
VISITE DU PREMIER MINISTRE ET DU MINISTRE À NEW YORK
Les messages ont été clairs :
- [...]
- volonté de la France que les coupables des massacres soient identifiés et punis. 19
Michel Roussin, ministre de la Coopération, convient encore, le 16 juillet, qu’il faut arrêter les coupables :
– Est-ce qu’on ne peut pas ajouter à ce bilan le fait que les milices hutues disposent d’un sanctuaire
dans la zone de sécurité créée par les Français ?
– Non, certainement pas, car la résolution 935 prévoit bien que les coupables doivent être arrêtés,
jugés et punis. Très vite, Alain Juppé a dit qu’il « faudra pourchasser et condamner les auteurs de
ce génocide ». Nous attendons toujours que l’ONU désigne les enquêteurs et les juges qui seront
Alain Juppé, ibidem. C’est nous qui mettons en gras.
L’armée fait état de « tensions » dans les zones où elle patrouille, Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
17 Note du Quai d’Orsay en date du 7 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 447]. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM7juillet1994.pdf#page=2
18 Conseil de sécurité, S/PV.3402, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/spv3402-1994.pdf#page=4
19 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 453]. http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtDAM12juillet1994.pdf On notera le choix des mots « identifiés et punis », les mots “arrêtés”, “jugés”, ne figurent
pas.
15
16
978
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
compétents pour instruire le procès des auteurs du génocide. On ne peut pas dire que nous sommes
restés les bras ballants devant ce problème. Il a été pris en compte dès l’origine par la France. 20
La résolution 935 du 1er juillet ne dit pas qu’il y a génocide au Rwanda mais demande au Secrétaire
général de nommer une commission d’experts chargée d’enquêter sur de possibles actes de génocide. C’est
là toute l’astuce.
Cependant, c’est la reconnaissance d’un génocide par le rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme, René Degni-Ségui, qui est contraignante pour la France et qui l’oblige à arrêter les
présumés coupables. Cette obligation est d’ailleurs rappelée dans l’éditorial du Monde du 16 juillet. De
manière tout à fait incohérente, cet éditorial admet le caractère neutre de l’opération française qui ne
peut distinguer entre victimes et bourreaux :
L’opération «Turquoise» qui a toujours été définie comme une opération humanitaire, a le mérite
de s’attaquer aux dramatiques effets du génocide qui vient d’avoir lieu au Rwanda. Mais les causes
du mal ne sont traitées en aucune manière, puisque les acteurs de l’opération humanitaire, neutres
par essence, ne peuvent – et ne veulent – faire de distinction entre victimes et bourreaux. 21
Mais les États-Unis d’Amérique sont montrés du doigt :
La France et l’ONU ont admis qu’il y avait eu génocide au Rwanda, et, si l’administration américaine a interdit à ses agents d’utiliser le terme, c’est par peur de devoir intervenir, comme le voudraient
les conventions internationales. 22
Donc, la France qui a reconnu qu’il y a génocide, se doit d’agir au nom des conventions internationales
qu’elle a signées. Elle n’a nul besoin d’attendre une résolution de l’ONU pour arrêter les assassins. Les
armées alliées en 1945 ont-elles attendu que des enquêteurs soient nommés pour arrêter des nazis ? Non, les
nazis ont d’abord été arrêtés par des militaires, les enquêteurs sont venus ensuite interroger les présumés
coupables en prison.
L’éditorial du Monde termine sa pirouette en attribuant la faute à l’ONU :
Mais jamais la communauté internationale n’a clairement reconnu que la population tutsie et les
hutus modérés étaient les victimes des milices hutues. 23
Quelle est cette prétendue reconnaissance de génocide par l’ONU – et la France – où on n’identifie
pas les victimes ? Le rapport de René Degni-Ségui du 28 juin est pourtant parfaitement clair.
Mais les diplomates ont réussi par cette résolution 935 à différer la reconnaissance officielle du génocide
par l’ONU, permettant aux auteurs du génocide de « terminer le travail » et aux militaires français de
Turquoise de ne pas arrêter les criminels et de les laisser se mettre à l’abri.
Mais ce n’est pas parce que la reconnaissance officielle du génocide par le Conseil de sécurité de l’ONU
a été reportée au mois d’octobre qu’il n’y a pas de génocide qui se termine en ce début de juillet, par
manque de victimes. Il y a génocide des Tutsi depuis le 7 avril. Cette qualification vient d’être donnée
par un juriste dûment mandaté par une instance internationale, la Commission des Droits de l’homme
de l’ONU. Signataires de la Convention de 1948, les autorités françaises sont contraintes d’arrêter les
coupables présumés.
On pourrait avancer à la décharge des autorités françaises que, n’étant pas allées sur place, elles ne
pouvaient connaître les auteurs des massacres. En fait, d’une part, en mai, les responsables des massacres
étaient bien connus, comme le souligne Me Gillet, représentant de la FIDH à la session extraordinaire sur
le Rwanda de la Commission des Droits de l’homme :
Les informations dont disposent déjà les organisations de défense des droits de l’homme indiquent
qu’il est possible de déterminer l’identité des assassins du plus haut au plus bas niveau. 24
Human Rights Watch, dans les recommandations de son rapport de mai 1994, désigne les responsables :
20 Francis Cornu, Marie-Pierre Subtil, Michel Roussin « assume » l’assistance française à l’ancien gouvernement rwandais
« entre 1990 et 1993 », Le Monde, 16 juillet 1994, p. 3.
21 L’isolement de la France, Le Monde, 16 juillet 1994, p. 1.
22 Ibidem.
23 Ibidem.
24 Me Gillet représentant de la FIDH à la session extraordinaire sur le Rwanda de la Commission des Droits de l’homme de
l’ONU, 25 mai 1994, E/CN.4/S-3/SR.3, section 24, p. 8. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-SR3.pdf#page=8
979
26.3. REFUS D’ARRÊTER LES COUPABLES DES MASSACRES
Jean-Bosco Barayagwiza, chef du parti CDR ; Mathieu Ngirumpatse, président du parti du MRND ;
tous ceux qui revendiquent l’autorité dans le gouvernement fantoche : Théodore Sindikubwabo, Jean
Kambanda, Augustin Bizimana, Eliezer Niyitegeka, Justin Mugenzi ; et les officiers Bizimungu, Bagosora, Nkundiye, Mpiranya, et Simbikangwa doivent immédiatement mettre fin au génocide et aux
autres violations de la loi humanitaire internationale au Rwanda. 25
D’autre part, tenu compte de leur étroite coopération avec l’armée et la classe politique rwandaise,
les autorités françaises savent mieux que quiconque ce qui se passe au Rwanda et les commanditaires
des massacres sinon les assassins eux-mêmes leur sont très bien connus. Ce sont pour la plupart leurs
amis : Jean-Bosco Barayagwiza a été reçu à Paris le 27 avril, Justin Mugenzi, ministre du commerce
du GIR, s’abritait à l’ambassade de France entre le 7 et le 12 avril, Pauline Nyiramasuhuko et Casimir
Bizimungu également. La France communique directement avec le chef d’état-major des FAR, Augustin
Bizimungu, comme le prouve son intervention le 3 mai à propos de l’évacuation de réfugiés de l’hôtel des
Mille Collines et la fourniture de téléphones cryptés. Théoneste Bagosora est très bien connu des militaires
français, en particulier du lieutenant-colonel Maurin, et de l’ambassadeur Marlaud. Le lieutenant-colonel
Léonard Nkundiye, ancien commandant de la Garde Présidentielle, fait le lien entre les FAR et les
milices, le lieutenant-colonel Protais Mpiranya commande la Garde Présidentielle et le capitaine Pascal
Simbikangwa supervise les massacres à Kigali. 26 Enfin, l’initiateur des massacres de la région de Butare,
le Président Théodore Sindikubwabo, entretient des relations suivies avec François Mitterrand.
26.3
Refus d’arrêter les coupables des massacres
Alors qu’ils savent que c’est une obligation, quelles raisons vont invoquer les responsables français
pour ne pas arrêter les coupables ?
Alison Des Forges déclare au contre-sommet de Biarritz :
J’ai eu plusieurs contacts avec M. Delaye, le conseiller chargé des affaires africaines à l’Élysée,
pour demander que la France – un des rares pays qui ait légiféré contre les crimes de génocide –
défère à la justice les autorités rwandaises qui se trouvaient en zone Turquoise. C’était au mois de
juin. Il m’a indiqué que c’était impossible, parce que la France avait besoin de ces autorités
pour gouverner la région. J’ai demandé que l’on puisse arrêter ces gens au terme de l’opération
Turquoise. Les autorités militaires françaises, sur place, ont ramassé de la documentation, qu’elles ont
remises aux autorités de l’ONU, mais elle n’ont rien fait pour arrêter les personnes en question. C’est
comme ça que ces personnalités génocidaires ont pu quitter le pays pour trouver asile au Zaïre. 27
À usage interne, il est dit que « ce n’est pas dans notre intérêt ». Yannick Gérard, ambassadeur
à Goma, écrit dans son télégramme du 6 juillet que notre intérêt n’est pas d’arrêter les coupables des
massacres :
4) ARRESTATION DES RESPONSABLES DES MASSACRES.
SI NOTRE INTÉRÊT ÉVIDENT EST DE NOUS TENIR À L’ÉCART D’UNE TELLE OPÉRATION, IL SERAIT SOUHAITABLE, ME SEMBLE-T-IL, ET URGENT DE FAIRE CONFIER CE
MANDAT À LA MINUAR 1 OU ÉVENTUELLEMENT À LA MINUAR 2 PUISQUE LA MISSION
DE CETTE DERNIÈRE DEVRA NÉCESSAIREMENT ÊTRE ACTUALISÉE PAR RAPPORT À
LA PREMIÈRE.
IL NOUS INCOMBE, ME SEMBLE-T-IL, DE BIEN DÉMONTRER QUE L’OPÉRATION TURQUOISE N’EST PAS VENUE POUR PROTÉGER LES COUPABLES ET QU’AU CONTRAIRE,
NOUS FAISONS TOUT POUR QU’ILS SOIENT EFFECTIVEMENT TRADUITS EN JUSTICE. 28
On appréciera l’ironie. Yannick Gérard propose de s’en remettre à la MINUAR pour arrêter les
assassins. Or, la force française est sur-armée et est autorisée par l’ONU à utiliser la force. La MINUAR
1 n’est pas autorisée à utiliser la force, ses effectifs ont été réduits à 270 hommes qui ont assez à faire à
protéger des survivants à Kigali et la MINUAR 2 n’existe pas encore.
25 Human Rights Watch, Génocide au Rwanda, May 1994, Vol. 6, No. 4. http://francegenocidetutsi.org/
hrw-rwandamai94.htm
26 Gérard Prunier [175, p. 288].
27 L’Afrique à Biarritz [22, p. 143]. C’est nous qui mettons en gras.
28 Télégramme du 6 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 411].
Le nom du signataire Gérard apparaît dans la premièvre version des annexes distribuée le 15 décembre 1998. http:
//francegenocidetutsi.org/Gerard6juillet1994.pdf
980
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Quel est ici « notre intérêt » ? Protéger nos amis assassins ? Yannick Gérard n’est peut-être pas aussi
machiavélique. Il souhaite peut-être, en pragmatique, que la force française s’installe, sans heurt avec les
autorités locales, donc en retardant le moment d’examiner leur rôle dans le génocide.
Un autre argument qui circule à l’ONU est qu’on ne sait pas à qui remettre les coupables :
Pour l’heure, personne ne semble pressé d’arrêter les coupables. Quand on demande pourquoi
les hommes de la MINUAR ou de l’opération « Turquoise » n’arrêteraient pas certains des chefs de
milices hutues, la réponse est toujours la même : « Pour les remettre à qui, à quelle autorité ? Pour
les emmener où, à l’ONU, à New-York, à Paris ? ». 29
L’article 6 de la Convention de 1948 contre le génocide le précise pourtant explicitement. 30 Alain
Juppé se justifiera en prétendant que les troupes françaises n’avaient pas reçu mandat d’arrêter « les
extrémistes hutus » :
Aux termes de la résolution du Conseil de Sécurité autorisant l’opération Turquoise, les troupes
françaises n’avaient pas reçu mandat d’arrêter les extrémistes hutus et, au fur et à mesure de la
progression des troupes du FPR vers Kigali, près d’un million de réfugiés ont franchi la frontière
entre le Rwanda et le Zaïre pour se rendre à Goma. 31
Alain Juppé dit ici n’importe quoi. Il ne s’agissait pas d’arrêter les extrémistes hutus mais les auteurs
du génocide. De plus c’est lui qui est le rédacteur de la résolution du Conseil de sécurité autorisant
l’opération Turquoise, puisqu’elle a été présentée par la France et elle seule.
Passant sous silence les ordres qu’il a approuvés de coopérer avec les autorités locales, organisatrices
du génocide, Edouard Balladur prétexte qu’il était impossible de distinguer victimes et bourreaux dans
le flot des réfugiés :
S’étant rendu sur place avec MM. François Léotard et Michel Roussin, il [Edouard Balladur] a
évoqué la difficulté de la situation qui mettait en présence près d’un million de personnes massées
le long de la frontière et désireuses de se réfugier dans la zone démilitarisée et quelques dizaines
ou centaines de soldats français par poste. Il a précisé qu’il était impossible de distinguer parmi les
personnes déplacées, les victimes et les bourreaux, et que sans doute figuraient parmi les réfugiés
recueillis des Rwandais impliqués dans les massacres. Mais cela n’est pas le fait de la France qui n’a
évidemment pas procédé à une sélection. 32
26.4
« L’arrestation des auteurs des massacres n’est pas dans
notre mandat »
Vis-à-vis de l’extérieur, les autorités françaises vont soutenir que l’arrestation des auteurs des massacres n’est pas dans leur mandat.
À l’ONU, qui demande que les forces françaises arrêtent les auteurs des massacres, le Quai d’Orsay
répond que ce n’est pas dans son mandat :
ZONE HUMANITAIRE SÛRE [...]
- Modalités de mise en œuvre de la zone [...]
A l’ONU, [...], la demande est exprimée que nos forces interviennent directement pour l’arrestation
et la détention des auteurs des massacres : il s’agit là d’une action qui, en dehors des flagrants délits,
ne relève pas du mandat qui nous a été donné, mais nous nous montrons disposés à faciliter la
tâche de ceux qui en seront chargés et qui dans notre esprit doivent être des policiers relevant de la
MINUAR. 33
Remarquons là le travail d’orfèvre de nos diplomates. Car, qui a rédigé le mandat de l’ONU autorisant
l’opération Turquoise, le texte de la résolution 929 ? – Nos diplomates du Quai d’Orsay.
Pour le général Lafourcade, commandant la force Turquoise, il n’est pas question de protéger les
assassins mais ce n’est pas son rôle de les arrêter :
Afsané Bassir Pour, Alain Frachon, Arrêter et juger les coupables ?, Le Monde, 13 juillet 1994, p. 3.
Voir section 44.1 page 1419.
31 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 104].
32 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 104].
33 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, Note, A/S : Rwanda, 1869, 7 juillet
1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 447]. http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtDAM7juillet1994.pdf#page=2
29
30
981
26.5. LES RESPONSABLES DES MASSACRES DOIVENT ÊTRE « ÉCARTÉS »
– Comment l’armée vit-elle le fait de travailler dans des régions qui comptent nombre de coupables
de massacres ?
– Il n’est pas question de protéger les assassins. Il y a une zone malsaine, à Kibuyé. Le moment
venu, nous donnerons toutes nos informations à la commission internationale de l’ONU. Les arrestations, ce n’est pas notre rôle. Mais les langues se délient. Il y a même des gens qui ont reconnu
devant nous avoir tué des civils et certains commencent à se dire que cela tourne mal pour eux. Ce
sera à la commission internationale des Nations unies de faire le tri. 34
Interrogé sur l’arrestation des présumés coupables durant l’opération Turquoise, le lieutenant-colonel
Hogard déclare : « Ma mission n’était pas de les rechercher, de les poursuivre, de les arrêter euh... si
euh... ma mission était une mission militaire, encore une fois à distinguer des missions de gendarmerie
ou de... ou de police ou de prévôté euh... et donc je crois que nous avons fait notre travail. » 35 Les soldats
sous ses ordres étaient limités à une simple identification des « criminels de guerre » présumés. Ni mandat
de recherche, ni mandat d’arrêt, constate Jean-Marie Cavada.
Ne pas arrêter les assassins, n’est-ce pas les protéger ? Seule la région de Kibuye est qualifiée de
malsaine. N’y a-t-il pas eu aussi des massacres de masse dans la région de Gisenyi, Gikongoro, Kaduha,
Cyangugu, bref partout où vont passer les Français ?
La note « RWANDA : éléments de langage » du 18 août 1994 contient cette argumentation :
- La France a pris clairement position : les responsables des massacres doivent être identifiés
arrêtés et jugés.
- identifiés : une commission d’enquête a été créée par la résolution 935.
- arrêtés : la force Turquoise n’avait aucun mandat pour le faire : qui arrêter, sur quelles bases,
à qui les remettre ? Cette question devra être traitée par les Nations Unies en liaison avec celle
concernant l’instance de jugement. 36
Qui arrêter quand il y a génocide ? Les responsables français feignent de ne pas savoir répondre à
cette question. Il semble pourtant qu’ils connaissent très bien ceux qui ont conçu ce génocide :
Les têtes pensantes du génocide anti-Tutsis, dont le ministère français de la défense détient la liste,
vivent aujourd’hui pour la plupart dans des villas, au Zaïre, d’où ils continuent de propager la haine.
Certains d’entre eux, avant d’arriver là, s’étaient réfugiés dans la zone de sécurité. Les militaires
français auraient pu les y arrêter, tout comme ils auraient pu mettre un terme à la propagande
diffusée par la radio des Mille Collines qui porte une lourde part de responsabilité d’abord dans les
massacres puis dans l’exode vers le Zaïre en interpellant ses pseudo-journalistes. Ils ne l’ont pas fait,
sous prétexte qu’ils n’en avaient pas mandat. 37
26.5
Les responsables des massacres doivent être « écartés »
Alors que le journal Le Monde du 2 juillet annonce à la une qu’Un rapport de l’ONU dénonce un
« génocide » au Rwanda, Alain Juppé entretient le flou dans une tribune qu’il signe dans la même
livraison. Il utilise le mot « génocide » une seule fois, juste pour dire :
Les mêmes qui reprochaient à la France d’assister au génocide rwandais « dans l’indifférence » lui
refusaient le droit d’agir pour tenter d’y mettre un terme.
Le mot génocide n’est invoqué, en quelque sorte, que pour justifier de droit de la France à intervenir.
Sur quoi, selon Juppé, se fonde ce droit ?
[...] la tragédie rwandaise n’est pas un drame africain, ou du moins pas seulement, mais d’abord et
surtout le conflit le plus meurtrier de cette fin de siècle, pour lequel le devoir d’intervention relevait
d’une exigence d’humanité. 38
34 Corine Lesnes, Le chef de l’opération « Turquoise » prévoit que le FPR va progresser jusqu’à la limite de la zone
humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5. C’est nous qui mettons en gras.
35 Jean-Marie Cavada, émission « La Marche du siècle », FR3, 21 septembre 1994.
36 Note RW/DIVERS/940818C, Paris, 18 août 1994. A/S : Rwanda : éléments de langage. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 479]. http://francegenocidetutsi.org/ElementsDeLangage18aout1994.
pdf#page=4
37 Marie-Pierre Subtil, Les critiques contre l’opération « Turquoise » se sont tues, Le Monde, 21 août 1994, p. 3.
38 Alain Juppé, La responsabilité de tous, Le Monde, 2 juillet 1994, p. 4.
982
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
En droit, le « devoir d’intervention » ne relève pas de cette « exigence d’humanité », qui est un
appel aux bons sentiment on ne peut plus flou. Il découle de la Convention de l’ONU de 1948 pour la
prévention et la répression du crime de génocide que la France a signée et que les responsables politiques
de 1994 feignent d’ignorer. Cette notion d’humanitaire, très à la mode, permet tous les tripotages. Juppé
poursuit :
Il n’est pas jusqu’au FPR, d’abord hostile à l’idée française, qui n’ait changé sa position pour
reconnaître aujourd’hui le bien-fondé humanitaire de nos intentions et l’utilité de notre intervention.
Le génocide ne sert qu’à justifier l’intervention de la France mais la Convention de 1948 ne lui impose
aucune obligation. L’opération sera « neutre politiquement et militairement ». Peut-on rester neutre
devant un génocide ? Le brouillard de la notion d’humanitaire va permettre un glissement subreptice :
Les millions de personnes déplacées dans la zone d’intervention de l’opération « Turquoise » sont
épuisées, affamées, privées de toute assistance médicale ou sanitaire.
On ne sait plus ici de qui il s’agit. Certainement pas des victimes tutsi car les survivants tutsi se
comptent par milliers et non par millions. Il s’agit là de la population hutu entraînée dans l’exode par les
organisateurs du génocide fuyant l’avancée du FPR, dont les bombardements à Kigali « frappent indistinctement les populations civiles ». Chez Juppé, ces millions de Hutu sont les « populations menacées ».
Par le coup de baguette magique de l’humanitaire, le ministre des Affaires étrangères réussit à nous faire
prendre les bourreaux pour les victimes. Le génocide est effacé. Juppé nous fait regretter l’« absence de
cessez-le-feu et de règlement politique » car la seule solution est dans le « partage du pouvoir » et pour
y parvenir, « il convient d’aider les parties à reprendre le dialogue ». Loin d’arrêter les organisateurs du
génocide, il s’agit de les aider à rétablir leur légitimité contestée par le FPR et par la réalité de leurs
forfaits.
Que devient pour Juppé l’engagement de l’article I de cette Convention à prévenir et à punir les
auteurs de génocide ? Pour lui, s’il faut poursuivre les responsables des massacres, ce n’est pas en raison
du génocide qu’ils ont commis mais pour permettre le retour du dialogue :
Mais le retour au dialogue ne pourra se faire que si les responsables des massacres sont écartés,
jugés et punis. 39
Le mot « écartés » a sans doute été choisi avec soin car la France est engagée dans une opération
sous mandat de l’ONU avec droit d’utiliser la force et comme le génocide vient d’être reconnu par le
rapporteur spécial de l’ONU, les responsables des massacres doivent être « arrêtés », selon la Convention
de 1948, ce que Juppé ne veut surtout pas faire.
À quoi va donc servir l’opération Turquoise ? Juppé poursuit :
La France est prête à apporter sa contribution aux instances internationales (haut-commissaire
aux droits de l’homme, rapporteur spécial, commission d’enquête) chargées d’établir la vérité. Nos
soldats recueillent au fur et à mesure qu’ils circulent dans leurs zones d’intervention des témoignages
sur les massacres. Ces informations doivent servir à ceux qui sont chargés de les rassembler. 40
S’il s’agissait uniquement d’enquêter sur les massacres, il suffirait d’une centaine d’inspecteurs ou
d’observateurs. On peut en trouver de plus qualifiés que des parachutistes et légionnaires lourdement
armés. Et pourquoi alors toute cette armada de blindés, artillerie, hélicoptères de combat, chasseursbombardiers et ces 2 300 soldats ?
Si en plus d’enquêter sur les massacres, l’objectif avait été d’en arrêter les auteurs, des enquêteurs
auraient été nécessaires mais une force militaire n’aurait pas été inutile pour permettre les arrestations
de personnes armées. La force militaire n’a pas été utilisée pour cela. À quoi a-t-elle donc servi ?
Non seulement la France a failli à ses engagements par rapport à la Convention de 1948, mais en plus
elle a trompé la communauté internationale en utilisant le mandat de l’ONU autorisant l’emploi de la
force à d’autres fins que l’arrêt du génocide et la poursuite des coupables.
Pour M. Mitterrand, il n’était pas question d’arrêter les auteurs des massacres. C’est ce qu’affirme
Edouard Balladur dans une lettre à Bernard Debré :
39
40
Ibidem, dernière colonne à droite.
Ibidem.
983
26.6. TURQUOISE « DOIT S’APPUYER SUR LES AUTORITÉS LOCALES »
Je n’ai pas d’avis à porter sur les « confidences » que vous a faites le président Mitterrand, mais
je peux vous dire que la présentation que, si j’en crois la presse, vous faites de sa position et de la
mienne n’est pas exacte : il n’était pas question à ses yeux de châtier les auteurs Hutus du génocide
et il n’était pas question aux miens de permettre à ceux-ci d’aller se mettre à l’abri au Zaïre. 41
26.6
Turquoise « doit s’appuyer sur les autorités locales »
Les consignes données par Paris à l’ambassadeur Yannick Gérard qui, basé à Goma, exerce la direction
politique de l’opération Turquoise sont de s’appuyer sur les autorités locales :
Afin d’assurer le bon déroulement de l’Opération Turquoise, il est demandé à l’ambassadeur
Yannick Gérard de s’appuyer sur les autorités locales. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des
ordres d’opérations du 22 juin. 42
Ce sont les autorités locales qui, à de rares exceptions près, 43 ont organisé le génocide.
Cet ordre est maintenu, même quand, le 7 juillet, le Quai d’Orsay est obligé d’admettre qu’il « paraît,
en effet, inutile d’avoir des rencontres avec les autorités de Gisenyi ». L’objectif est d’assurer le « bon
déroulement de l’opération Turquoise ». 44
Les militaires français ont reçu ordre de collaborer avec les préfets en particulier avec ceux de Kibuye
et Cyangugu. Or, Gérard Prunier dit d’eux :
À l’intérieur, les organisateurs des massacres à l’échelon local sont presque invariablement les
préfets, avec une mention particulière pour cruauté à Emmanuel Bagambiki, préfet de Cyangugu et
Clément Kayishema, préfet de Kibuye. 45
Les officiers français savent qu’on leur demande de collaborer avec des assassins et ils obéissent :
Le Colonel Patrice Sartre et le Général Jacques Rosier ont fait part à la Mission de leur impression
que l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans
tout ce qui s’était passé. 46
Cet ordre de collaborer avec les autorités locales vient du plus haut niveau politique :
Interrogé à la Présidence au début du mois de juillet, le conseiller de Mitterrand sur les affaires
africaines, Bruno Delaye se fit le défenseur de la collaboration française avec les autorités locales. Il
disait que la France n’avait d’autre choix que de s’appuyer sur eux, dans la mesure où le personnel
manquait pour les remplacer. 47
Il est difficile d’être plus cynique que le conseiller Afrique de l’Élysée, Bruno Delaye, qui invoque le
manque de personnel pour justifier le maintien dans leurs fonctions des responsables des massacres et la
collaboration des troupes françaises avec ces assassins.
Dans les cas présentés ci-dessous, les militaires français sont informés que les autorités rwandaises
avec lesquelles ils ont ordre de collaborer sont des criminels qui ont toléré des massacres ou même les ont
organisés. « Sont informés » signifie qu’ils ont des preuves par des témoignages, par des flagrants délits
ou par des enquêtes faites simultanément par des journalistes. Les journalistes qui accompagnent certains
éléments de l’opération Turquoise décrivent des massacres, identifient des coupables, dont certains vont
même jusqu’à confier eux-mêmes qu’ils ont tué des Tutsi, n’y voyant là aucun mal. Dans la plupart des cas,
les militaires français ne les arrêteront pas, ne les suspendront pas de leurs fonctions, mais au contraire
coopéreront avec eux s’ils ont des responsabilités administratives, militaires ou de chefs de milice. Ils les
protégeront de fait, vis-à-vis du FPR, et les laisseront fuir.
41 Lettre d’Edouard Balladur à Bernard Debré, 9 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, pp. 378-379]. http://francegenocidetutsi.org/BalladurDebre9juin1998.pdf
42 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 322].
43 Voir section 15.9 page 705.
44 Voir section 24.1 page 957.
45 Gérard Prunier [175, p. 288].
46 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 280].
47 Human Rights Watch/FIDH, entretien, Paris, 4 juillet 1994, Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 785-786].
984
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
26.7
Les Français encouragent le départ des responsables des
massacres
Fin juillet, dans la région de Gikongoro, les Français font partir les autorités compromises dans les
massacres et les remplacent par d’autres :
Pour apaiser la population, les responsables de l’opération « Turquoise » ont « encouragé » le
départ des responsables des massacres et le maintien ou la mise en place de nouvelles autorités locales,
non compromises dans l’orgie sanglante. 48
26.8
Collaboration avec Bagambiki, préfet de Cyangugu
La région de Cyangugu est particulière parmi les autres régions du Rwanda car les troupes du FPR
n’y sont pas venues. Il n’y a pas eu de combats. Tous les massacres qui y ont eu lieu l’ont été dans le
cadre d’un plan d’extermination de tous les Tutsi. 49
Emmanuel Bagambiki est un dignitaire du MRND, le parti du Président Habyarimana. 50 En sa qualité
de préfet de Kigali rural de 1990 à 1992, Emmanuel Bagambiki avait organisé les massacres de Tutsis
dans le Bugesera en mars 1992. 51 Il est nommé préfet de Cyangugu en juillet 1992.
Il fait distribuer des armes aux miliciens en fin 1993 :
De 1993 à juillet 1994, dans la préfecture de Cyangugu, le Ministre André Ntagerura, le Préfet
Emmanuel Bagambiki et Yusuf Munyakazi, toutes trois des personnalités influentes du MRND à
Cyangugu, ont aidé et facilité la distribution d’armes, de munitions et d’uniformes à des miliciens du
MRND, les Interahamwe. 52
Suite à la mort, fin février 1994, de Martin Bucyana président de la CDR et originaire de Cyimbogo
à 10 km de Cyangugu, il y eut une vague de représailles contre les Tutsi. Certains allèrent trouver refuge
à la cathédrale de Cyangugu où ils se trouvaient encore quand le génocide a commencé. Le préfet allait
les voir et les persuadait de rentrer chez eux. Mais le souvenir des Tutsi qu’il a tués dans le Bugesera les
avait rendus méfiants. 53
Voici les charges qui pesaient fin juin 1994 sur le préfet Bagambiki.
Le 16 mai, M. Kovanda, représentant de la République Tchèque à l’ONU, déclare au Conseil de
sécurité :
[...] En outre, 4 000 personnes ont été massacrées à Shangi, une paroisse à Cyangugu, et 2 000
à Mibiziri, 54 également à Cyangugu. Il s’agit du même Cyangugu où des milliers de personnes se
trouvent piégées depuis des semaines dans un stade sans aucun secours. On se demande à coup sûr
si le sort des morts n’est pas préférable à celui des survivants. 55
Les massacres dans la région de Cyangugu 56 sont ainsi décrits dans le rapport d’Amnesty International
du 23 mai 1994 :
Jean-Baptiste Naudet, Un nouvel exode massif est redouté au Rwanda, Le Monde, 31 juillet 1994, pp. 1, 3.
85 à 90 % des Tutsi de la préfecture de Cyangugu ont été massacrés, d’après Rwanda : Death, Despair and Defiance
[5, p. 455].
50 Voir photos de Emmanuel Bagambiki au congrès extraordinaire du MRND, le 28 avril 1991 in J.-P. Chrétien (dir.),
Les médias du génocide [61].
51 Ces faits sont très bien connus de l’ambassade de France. Voir la relation qu’en fait Georges Martres section 4.1.4,
page 178.
52 TPIR, Acte d’accusation contre Augustin Bizimana..., ICTR-98-44-1, 5.34. http://francegenocidetutsi.org/
govIaccusation.pdf#page=36
53 Témoignage de Jeanne M., Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 733].
54 Mibiziri s’écrit aussi Mibilizi, c’est une des premières fondations missionnaires à une vingtaine de kilomètres au sud-est
de Cyangugu. Cf. J.-P. Chrétien [58, p. 216]. C’est à Shangi, au bord du lac Kivu, qu’en 1901, les Allemands créèrent leur
premier poste militaire. Cf. ibidem, p. 215.
55 Conseil de sécurité, 3377e séance, lundi 16 mai 1994, S/PV.3377, p. 16. http://francegenocidetutsi.org/
spv3377-1994.pdf#page=16
56 Le lecteur se reportera pour la situation géographique de Cyangugu, en particulier pour la position du stade, à la carte
en figure 29.26 page 1186.
48
49
985
26.8. COLLABORATION AVEC BAGAMBIKI, PRÉFET DE CYANGUGU
2.3 Massacres in Cyangugu prefecture
Massacres in Cyangugu, prefecture in the southwest have been some of the most horrific and
extensive. Interahamwe have been able to call on the support of the military when they have met
resistance. Many Tutsi fled from their homes early on to escape being killed and took refuge at churches
and a stadium in Cyangugu town. Many were killed there. Others were herded into administrative
centres where they were systematically killed.
Soon after the killings began, Tutsi fled to Mabirizi Roman Catholic parish in Cyimbogo district. Militia attacked them there, apparently led by a businessman and the recently elected mayor
(Bourgmestre) of Cyimbogo. The victims resisted and on 9 April the Prefect (governor of Cyangugu
prefecture) and Roman Catholic Bishop of Cyangugu visited the area to appeal for an end to the
attacks. On 18 April the attackers returned armed with grenades, machine guns and other automatic
weapons which they used against the men who were putting up resistance. The attackers also received
militia reinforcements from neighbouring Bugarama district. When most of the Tutsi men had been
killed or injured, the attackers entered the church compound and killed all males they could lay their
hands on, including babies. There were apparently some survivors and the attackers returned two
days later. Only just over 300 women and children remained out of the original number of more than
2.000 people who had taken refuge at the church. The Prefect was apparently urged to open the
border with neighbouring Zaire to allow potential victims to escape, but he reportedly refused saying
that he had received orders to keep it closed. Thousands were also reportedly massacred by militia
at Mushaka, Nyamasheke and Nkaka Roman Catholic parishes.
On 14 April three Tutsi Josephite monks in the company of Cyangugu’s Roman Catholic bishop,
Thaddée Ntihinyurwa, were killed at a roadblock mounted by militia about six kilometres from
Nyamasheke parish. The bishop was attempting to evacuate them and several other members of the
clergy from the parish. The following day, the militia attacked and killed an unspecified number of
Tutsi and Hutu members of the opposition sheltering at the parish.
When the killings began about 5,000 Tutsi and Hutu members of the opposition gathered at
Cyangugu stadium where they hoped they would be protected by the authorities from attacks. Amnesty International has received reports that individuals were then regularly picked out by militia
and members of the security forces and killed while soldiers at the stadium stood by. On 29 April
some tried to escape but militia and local police hurled several grenades at them and opened fire,
killing an unspecified number. Those who managed to escape risked being killed as they approached
the nearby border with Zaire which the Rwandese authorities had closed. Humanitarian organizations
were prevented from visiting the stadium and the Prefect, Emmanuel Bagambiki, failed to facilitate
access. 57
57 Mass murder by government supporters and troops in April and May 1994, Amnesty International, 23 May 1994.
http://francegenocidetutsi.org/amnesty-23may1994.pdf#page=11 Traduction de l’auteur : Les meurtres de masse par
les partisans et les troupes du gouvernement en avril et mai 1994, Amnesty International, 23 mai 1994.
2.3 Massacres en préfecture de Cyangugu
Les massacres à Cyangugu, préfecture du Sud-Ouest, ont été des plus horribles et de la plus grande ampleur. Les Interahamwe
ont pu faire appel à l’aide des militaires quand ils rencontraient de la résistance. Beaucoup de Tutsi fuirent leur maison
pour éviter d’être assassinés et se réfugièrent dans les églises et à la cathédrale de la ville de Cyangugu. Beaucoup furent
tués là. D’autres ont été parqués dans des centres administratifs où ils ont été systématiquement tués.
Aussitôt après le début des massacres, les Tutsi coururent se réfugier dans la paroisse catholique de Mibilizi dans la commune
de Cyimbogo. Là, les miliciens les attaquèrent. Ils étaient commandés par un homme d’affaires élu récemment bourgmestre
de Cyimbogo. [Il s’agit de Édouard Bandetse mais il n’était pas bourgmestre de Cyimbogo.] Les victimes résistèrent et le 9
avril, le préfet et l’évêque de Cyangugu visitèrent les lieux pour appeler à l’arrêt des attaques. Le 18 avril, les attaquants
revinrent armés de grenades, de mitrailleuses et d’autres armes automatiques qu’ils utilisèrent contre les hommes qui
organisaient la résistance. Les attaquants reçurent les renforts de la milice de la commune de Bugarama. Quand la plupart
des hommes tutsi furent tués ou blessés, les attaquants entrèrent dans le complexe paroissial et tuèrent tous les hommes
sur qui ils purent mettre la main, enfants compris. Il y eut, semble-t-il, des survivants puisque deux jours plus tard les
attaquants revinrent. Il ne restait que 300 femmes et enfants des 2 000 personnes qui trouvèrent refuge à l’église. Le préfet
fut apparemment prié d’ouvrir la frontière avec le Zaïre voisin pour permettre aux victimes potentielles de s’échapper,
mais des témoins attestent qu’il refusa, disant qu’il avait reçu des ordres de maintenir la frontière fermée. Des milliers de
personnes furent aussi massacrées dans les paroisses catholiques de Mushaka, Nyamasheke et Nkaka.
Le 14 avril, trois pères Joséphites tutsi, qui accompagnaient l’évêque de Cyangugu, Mgr Thaddée Ntihinyurwa, furent tués
à une barrière tenue par des miliciens à six kilomètres environ de la paroisse de Nyamasheke. L’évêque tentait de les évacuer
ainsi que d’autres membres du clergé de cette paroisse. Le jour suivant, les miliciens attaquèrent et massacrèrent un nombre
indéterminé de Tutsi et de Hutu d’opposition qui s’étaient réfugiés dans cette paroisse.
Quand les massacres ont commencé, environ 5 000 Tutsi et Hutu membres de l’opposition se sont rassemblés au stade
de Cyangugu où ils espéraient être protégés des attaques par les autorités. Amnesty International a reçu des témoignages
attestant que des personnes y étaient enlevées régulièrement par des miliciens ou des membres des forces de sécurité et
assassinées pendant que les militaires restaient au stade sans bouger. Le 29 avril, certaines essayèrent de s’échapper mais
986
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Human Rights Watch note dans son rapport de mai 1994 :
Le 29 avril, des militaires et des miliciens ont tué plus de 300 à 500 otages qui avaient été gardés
depuis le 15 avril dans un stade à Cyangugu dans le Sud-Ouest du Rwanda. Plusieurs jours auparavant,
le clergé d’un diocèse au Zaïre (pays voisin du Rwanda) avait alerté le monde sur la souffrance des
otages, qui avaient été confinés pendant deux semaines sans nourriture, sans sanitaires, et avec un
seul robinet d’eau. 58 Le 11 mai, les miliciens et les militaires commencèrent à transférer les otages
à un camp de réfugiés à treize kilomètres de la ville de Cyangugu où ils pouvaient les torturer ou
les tuer sans attirer l’attention. 59 Les bus transportant les otages étaient souvent arrêtés en route et
quelques personnes étaient descendues pour être tuées et laissées sur le bord de la route. Le bus qui
faisait le voyage mercredi le 11 mai fut arrêté et tous les hommes âgés entre quarante et quatre-vingts
ans furent descendus du bus et tués. 60
René Degni-Ségui, rapporteur spécial, dans son 1er rapport publié le 28 juin 1994, accuse le préfet
d’empêcher les Tutsi menacés de mort de fuir au Zaïre 61 :
A Cyangugu le nombre de personnes massacrées est à l’heure actuelle estimé à plus de 25 000. [...]
A Cyangugu, en dépit du retard accusé, 62 le 20 avril, le nombre de personnes massacrées atteignait
selon certains témoignages près de 15 000. Les militaires auraient bouclé toutes les voies conduisant
au Zaïre pour empêcher les rescapés de s’enfuir et le préfet aurait dit avoir reçu “des ordres d’en
haut” allant dans ce sens. 63
À l’arrivée des Français le 23 juin, Bagambiki les accueille avec des fleurs. Le journaliste Sam Kiley
rapporte l’échange entre le colonel français Tauzin alias Thibaut et le préfet Bagambiki :
FRENCH marine commandos went to the rescue of Rwanda’s few remaining populations of Tutsi
people yesterday and were showered with flowers by the very people who for three months have been
murdering Tutsis as a national sport.
The 150 lightly armed special forces soldiers from the 11 Airborne Division who flew into Bukavu
in the neighbouring Zaire yesterday morning looked stony-faced as bougainvillaea blossoms were
tossed over their red berets.
“It’s like being kissed on the lips by the devil’s dead sister,” said one soldier lighting his pipe as
if to ward off the stench of death caused by massacres organised by the Rwandan government and
local government officials, like Cyangugu’s prefect, Emmanuel Bagambiki, who was on hand to greet
Colonel Didier Thibaut, as his men rode into his town.
Before the prefect could say a word, the colonel, aware that the world was uneasy about whether
the French forces being sent into Rwanda with United Nations backing would in fact back his protégé
government against advancing rebels, or stick to its genuine mandate, made his aims rudely clear.
“We are not here to be aggressive. Only to protect the vulnerable populations. Tell that to your
army (the local military commander was three feet away) and tell that to the militia in the area.
They are now out of business,” he said.
The government militia, known as the Interahamwe – those who kill together – have been blamed
for the bulk of the half million murders committed in Rwanda since April. The prefect insisted that
there were not, and has not been, any militia in the area. “My eye,” was the reply. [...]
des miliciens et des policiers communaux leur jetèrent des grenades et ouvrirent le feu, en en tuant un certain nombre. Ceux
qui réussirent à s’échapper coururent le risque d’être tués en s’approchant de la frontière avec le Zaïre que les autorités
rwandaises gardaient fermée. Les organisations humanitaires se virent empêchées de visiter le stade et le préfet Emmanuel
Bagambiki se refusa à leur en faciliter l’accès.
58 Lettre de l’archidiocèse de Bukavu à Monsieur Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général de l’ONU, 24 avril
1994. Concerne : les 5.000 personnes détenues au stade de Cyangugu (Rwanda). http://francegenocidetutsi.org/
ArchidioceseBukavuBoutrosGhaliPrisonniersStadeCyangugu24avril1994.pdf
59 Voir la situation du camp de Nyarushishi sur la carte figure 30.1 page 1210.
60 Human Rights Watch, Génocide au Rwanda, May 1994 Vol. 6, No. 4. http://francegenocidetutsi.org/
hrw-rwandamai94.htm
61 Il a fermé la frontière dès le 7 avril au matin. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 456].
62 Le rapporteur spécial n’est, à l’époque, pas bien informé. Il se trompe en affirmant qu’à Cyangugu la situation est
restée calme jusqu’à ce que le préfet soit remplacé par un extrémiste. Les Tutsi ont été menacés dès le 7 avril dans la région
de Cyangugu, par exemple à la paroisse de Mibilizi, les massacres de masse ont commencé le 8 avril. Cf. Rwanda : Death,
Despair and Defiance [5, p. 520].
63 Rapport sur la situation des Droits de l’homme au Rwanda établi par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme publié le 28 juin 1994, ONU, A/49/508, S/1994/1157, section 21, p. 6, section 23 p. 7.
http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=7
987
26.8. COLLABORATION AVEC BAGAMBIKI, PRÉFET DE CYANGUGU
An onlooker, Gaspar Karitane, was overjoyed at the sight of the French. Like his enemies in the
Rwandan Patriotic Front, he clearly believed that they were coming to join with the government
forces to fight the rebels.
Colonel Thibaut, who led the French arrival in Baidoa, Somalia’s most blighted town two years
ago, left his escort to drive to the limits of Cyangugu, on the shores of lake Kivu. On the edge of the
town, where the day before militiamen armed with pangas and clubs screened vehicles for Tutsis and
would kill any they found, the barricade was festooned with the tricolor and palm fronds. 64
Il apparaît clairement dans ce reportage que le colonel français ne se fait aucune illusion sur le compte
de son interlocuteur. Celui-ci d’ailleurs aggrave son cas en niant l’évidence.
Le matin même, ayant appris l’arrivée des Français, il dit à Yusuf de suspendre l’attaque des miliciens
sur le camp de Nyarushishi prévue ce jour-là et de s’apprêter à accueillir les Français. 65
Les militaires français appliquèrent les consignes de s’appuyer sur les autorités en place pour rétablir
un semblant d’ordre :
« Je suis allé voir le préfet de Cyangugu pour lui ordonner d’user de son influence afin de calmer
les extrémistes », raconte un officier. « Il m’a traité de néo-colonialiste. Je lui ai répondu : Prenez-le
comme vous voulez, mais arrêtez vos c... ». 66
Pourtant des réfugiés du camp de Nyarushishi sont prêts à témoigner de ce que leur ont fait subir ces
autorités, comme ce Jean-Bosco Nyabiranga, interrogé par Jean Hélène :
[...] il a été chassé le 9 avril par ses voisins. « Parce que je suis de la race contraire », explique ce
fermier tutsi qui a fui sa bananeraie avec femme et enfants. Dirigé vers le stade de Cyangugu, il y
a retrouvé plusieurs milliers d’autres personnes menacées. « La force publique nous gardait mais des
militaires venaient régulièrement chercher ceux qu’ils appelaient des personnes suspectes en général
des fonctionnaires ». 67
Lors de sa visite au Rwanda du 29 juin, François Léotard, ministre de la Défense, rencontre avant de
visiter le camp de Nyarushishi « le préfet de la région, Emmanuel Bagambiki, qui fut et reste l’un des
grands coordinateurs des massacres dans toute cette partie du pays ». 68
Ce même préfet de Cyangugu presse les Français : « Il faut aller en zone FPR ! L’armée française doit
secourir aussi nos civils, pris en otage par les rebelles. » 69
64 Sam Kiley, French commandos arrive in Rwanda to a barrage of flowers, The Times, 24 June 1994, p. 12. Traduction
de l’auteur : Les commandos de marine français arrivent au Rwanda devant un barrage de fleurs, The Times, 24 juin
1994. Les commandos de marine français, venus hier pour porter secours aux quelques groupes de Tutsi rwandais survivant
encore, ont été arrosés de fleurs par tout un peuple qui, trois mois durant, a fait du massacre des Tutsi un sport national.
Les 150 soldats, légèrement armés, des forces spéciales provenant de la 11e Division parachutiste qui atterrirent à Bukavu
au Zaïre voisin hier matin restent de glace quand des brassées de fleurs de bougainvillées sont lancés par dessus leurs bérets
rouges.
« C’est comme un baiser sur les lèvres du cadavre de la sœur du diable », dit un soldat allumant sa pipe, comme pour
éloigner la puanteur de mort causée par les massacres organisés par le gouvernement rwandais et ses représentants locaux
comme le préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki, qui tendait la main pour accueillir le colonel Didier Thibaut, alors
que ses hommes entraient dans la ville.
Avant que le préfet puisse dire un mot, le colonel, sachant que le monde est inquiet de savoir si les forces françaises, envoyées
au Rwanda avec le soutien des Nations Unies, vont en fait défendre leur protégé, le gouvernement, face à l’avancée des
rebelles, ou bien vont respecter leur mandat originel, exprima ses objectifs de manière brutale.
« Nous ne sommes pas là pour être agressifs. Uniquement pour protéger les populations menacées. Dites-le à votre armée
(le commandant militaire local était à deux mètres) et dites-le aux miliciens de la région. Ils sont maintenant au chômage »,
dit-il.
Les milices gouvernementales, les Interahamwe – ceux qui tuent [sic] ensemble – ont été accusées d’un demi-million de
meurtres au Rwanda depuis avril. Le préfet affirma avec insistance qu’il n’y avait pas, qu’il n’y avait jamais eu de milice
dans la région. « Mon œil », lui fut-il répondu.
Un spectateur, Gaspard Karitane, débordait de joie à la vue des Français. Comme ses ennemis du FPR, il croyait vraiment
qu’ils venaient soutenir les forces gouvernementales dans leur combat contre les rebelles.
Le colonel Thibaut, qui dirigea l’arrivée des Français à Baidoa, la ville de Somalie la plus troublée il y a deux ans, abandonna
son escorte pour aller à l’extrémité de Cyangugu, au bord du lac Kivu. À la limite de la ville, là où le jour précédent des
miliciens armés de massues et de bâtons inspectaient les voitures à la recherche de Tutsi et tuaient tous ceux qu’ils trouvaient,
la barrière était décorée de drapeaux français et de feuilles de palmiers.
65 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 79].
66 Arnaud de la Grange Les ambiguïtés de Turquoise, Le Figaro, 2 avril 1998.
67 Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.
68 Jean Chatain, “Léotard aux Rwandais : « Négociez »”, L’Humanité, 30 juin 1994.
69 Stephen Smith, Premiers contacts au camp de Nyarushishi, Libération, 25 juin 1994.
988
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
C’est en présence du préfet Bagambiki, organisateur des massacres, que le ministre Léotard s’entretient, le 29 juin, avec des rescapés de ces massacres :
François Léotard s’entretient également avec des représentants du camp de réfugiés tutsi de Nyarushishi, en présence de l’évêque de Cyangugu, Thaddée Ntihinyurwa et du préfet de la région, mis
en cause dans le génocide. 70
À ce moment-là, les Français sont bien avertis de ce qui s’est passé dans la région de Cyangugu.
Ils devraient enquêter sur les charniers et en demander des comptes au représentant de l’État rwandais
qu’est le préfet. Ils viennent d’en découvrir :
Après l’office [au camp de Nyarushishi, à côté de Cyangugu], le colonel [Didier Tauzin alias Thibaut] a admis que des patrouilles qu’il avait envoyées dans la région avaient découvert plusieurs
charniers, dont l’un faisait vingt mètres de long sur trente de large, impossible pour le moment de
procéder à des exhumations. Le colonel dit : « On voit dépasser un bras, un crâne. » 71
De plus, ils savent ce qui se passe au camp de Nyarushishi :
Ce matin, il [un détachement français] a d’ailleurs chassé des miliciens qui rôdaient alentour. La
veille, ils avaient réussi à tuer trois réfugiés. [...] « La force publique nous gardait mais des militaires
venaient régulièrement chercher ceux qu’ils appelaient des personnes suspectes en général des fonctionnaires et des intellectuels qu’on ne revoyait jamais », raconte-t-il [Jean-Bosco Nyabiranga, un
réfugié]. [...]
« Il y a encore des suspects à Nyarushishi », assure un gendarme. 72
Contestant les buts de l’opération Turquoise, Alphonse-Marie Nkubito, procureur général à la Cour
d’appel de Kigali et président du Collectif des ligues et associations de défense des Droits de l’homme,
déclare à L’Humanité :
Un autre sujet de condamnation : la visite publique des officiels français à des représentants
gouvernementaux – comme on l’a vu sur les écrans de la télévision – est une reconnaissance non
camouflée de ces autorités. Personne n’ignore, par exemple, le rôle joué par le préfet de Cyangugu
dans la région. Ce personnage est allé jusqu’à assassiner son gendre, représentant de notre association
dans le département. 73
Le lieutenant-colonel Hogard a beaucoup de raisons de se méfier du préfet Bagambiki :
Très vite il me faudra mettre les points sur les i au préfet Étienne [Emmanuel] Bagambiki. J’ignore
alors totalement son « background » mais il ne m’inspire d’emblée que peu de sympathie. [...]
Bagambiki, je l’apprendrai plus tard, est un personnage influent venant du MRND, le parti du
président assassiné, dont il est l’un des durs. Nous réalisons vite qu’il n’est pas franc du collier et qu’il
tente de nous doubler en manipulant ses réseaux extrémistes. Je dois donc le mettre sévèrement en
garde contre les conséquences de ses agissements présumés et de ses liens probables avec les bandes
d’Interahamwe avec lesquels nous aurons quelques accrochages. Dès lors, la défiance s’installe entre
nous. Cela n’ira pas beaucoup plus loin : Bagambiki disparaît à jamais le 18 juillet après avoir appelé
au pillage de la préfecture de Cyangugu et à l’exode de la population vers le Zaïre. 74
La culpabilité de Bagambiki dans le génocide à Cyangugu était donc visible, même aux yeux des
militaires français qui avaient ordre de ne pas en tenir compte. 75
La fuite de Bagambiki au Zaïre est ouvertement regrettée par le lieutenant-colonel Hogard, commandant du groupement sud de Turquoise :
La tâche des militaires français dans le Sud est d’autant plus délicate qu’elle inclut maintenant le
maintien de l’ordre, des missions humanitaires et certaines tâches abandonnées par l’administration.
« Il faut que je rétablisse l’eau courante, que je veille au bon fonctionnement de la centrale électrique,
que je m’occupe des contrôleurs aériens. Et tous me demandent : qui va nous payer maintenant ? »,
dit le lieutenant-colonel Hogard, en déplorant le départ du préfet de Cyangugu. 76
Monique Mas [139, p. 443].
François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994.
72 Jean Hélène, Liesse chez les Hutus soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.
73 Michel Muller, L’intervention française aide le pouvoir assassin, L’Humanité, 1er juillet 1994.
74 J. Hogard [104, 44-45].
75 Pourquoi Jacques Hogard n’a-t-il pas été entendu au procès de Bagambiki au TPIR ?
76 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3. Le sous-préfet Théodore
Munyangabe a été chargé d’assurer l’intérim du préfet. Cf. T. Cruvellier [71, p. 107].
70
71
989
26.8. COLLABORATION AVEC BAGAMBIKI, PRÉFET DE CYANGUGU
Ces problèmes de gestion et d’administration sont d’autant plus aigus que l’armée française a laissé
les fuyards piller la ville de Cyangugu avant de passer la frontière.
Des témoignages ont précisé la responsabilité du préfet dans les massacres de la région de Cyangugu.
Il a fait regrouper les Tutsi au stade de Kamarampaka et faisait procéder à la sélection de personnes
qui étaient exécutées ensuite. Voici un exemple :
Le 16 avril, vers 15 heures, Bagambiki, accompagné du Lt. Imanishimwe et des autorités locales,
s’est adressé aux réfugiés. Il leur a promis de collaborer avec la Croix-Rouge pour leur fournir des
vivres, des médicaments, pour les abriter de la pluie et pour veiller à ce qu’ils disposent de sanitaires
adéquats. Cette promesse de veiller aux besoins matériels des réfugiés ne fut qu’un mensonge. La seule
aide qu’ils reçurent vint du père Oscar Nkundayezu et de Sr. Népomuscène de la paroisse de Cyangugu.
La dernière remarque du préfet ne leur laissa aucun doute quant au but de leur incarcération dans le
stade. Marie-Claire Byukusenge se rappelle clairement du [sic] discours de Bagambiki.
« Nous allons appeler les gens que la population accuse de communiquer avec le FPR à l’aide de
la radio, et de possessions illégales d’armes. »
Boniface Musoni, 36 ans, paysan et éleveur de Muhari à Kamembe, avait été évacué de la paroisse
de Cyangugu. Lui aussi entendit la menace du préfet. Le préfet avait donné un discours, en disant :
« Nous avons une liste de gens qui ont été accusés de possessions d’armes et d’avoir des contacts
de radio avec les Inkotanyi. Nous voulons vous débarrasser de ces gens pour que vous ayez la paix. Il
avait commencé à lire les noms. Si je me rappelle bien, la première personne à répondre était l’homme
d’affaires Benoît Sibomana. Muni de son chapelet, il avait dit au préfet : “Je sais que vous allez nous
tuer” tout en lui montrant le chapelet. “Ceci est la seule arme que j’ai, malgré vos accusations.” Il a
demandé aux autres gens dans le stade de prier pour lui. Ils ont pris plus ou moins vingt personnes
ce jour-là. »
Le Lt. Imanishimwe a alors lu les noms de 24 hommes et d’une femme devant être enlevés ; 18
personnes répondirent à l’appel. Les victimes avaient été soigneusement sélectionnées ; il s’agissait
d’hommes instruits – enseignants et fonctionnaires – ou de négociants. Le soldat Jean-Bosco Masudi
explique que les hommes furent amenés à la brigade de la gendarmerie de Rusizi [au barrage routier
de Gatandara]. La femme parvint à s’échapper mais les 17 hommes tutsis furent abattus à Gatandara,
à environ un kilomètre du stade, en présence de Bagambiki.
« Ils nous ont rejoints vers 17 heures sur la route en dessous de la brigade. La Hilux était pleine
de gens ; 17 prisonniers gardés par les militaires. Quand ils sont arrivés, un Tutsi nommé Apiani
avait essayé de sauter de la camionnette ; Imanishimwe l’a abattu d’une balle avec son revolver. Nous
avons saisi les autres Tutsis. J’utilisais une machette.
Bagambiki était certainement présent à ce massacre. Il accompagnait les cadavres, qui étaient
conduits dans la même camionnette et jetés dans les latrines chez Gapfumu à Mutongo. »
Le Lt. Imanishimwe retourna au stade à 20 heures en quête des hommes restants, mais ils étaient
déjà partis pour gagner Bukavu. 20 autres hommes furent enlevés le 17 avril. Les enlèvements des
hommes instruits et riches se poursuivirent tout au long d’avril et de mai. 77
Voici ce que rapporte Annonciata, une survivante des tueries, originaire de Kamembe :
Après une semaine, le préfet organise leur transfert au stade « pour trouver de la nourriture ».
L’évêque de Cyangugu, Mgr Ntihinyurwa Thaddée, demande que quelques gendarmes gardent le
stade. Lorsque Annonciata y arrive, un premier recensement fait état de 20 000 personnes. Une
partie des paysans est là avec son bétail. [...] « Le lendemain, des gendarmes sont arrivés avec une
liste. Ils faisaient appeler les gens au micro par un Tutsi nommé Karamera. Lorsque tu entendais
ton nom, tu te cachais parmi la foule. » Effectivement, personne ne répond à l’appel, ni ce jour-là,
ni les suivants. Les listes ciblent des personnalités locales et des intellectuels. Comme la plupart des
gendarmes ne connaissent pas les gens, ils ne peuvent pas les repérer. « Quelques jours plus tard, ils
sont revenus et ont fait mettre les hommes en rang. Cette fois, ils en ont choisi un certain nombre
au hasard et les ont emmenés. Et ils sont revenus chaque jour. Ils prenaient une fois une rangée, une
fois deux, entre trente et quatre-vingts personnes chaque fois. » Les sélectionnés sont accompagnés
hors du stade « pour interrogatoire ». Ils sont tués un peu plus loin, à Gatandara, par des miliciens.
[...] Mais un jour, un groupe décide de ne pas attendre son tour, et de tenter la fuite. « Ils voulaient
aller au Zaïre. Ils sont partis de nuit, pour éviter les interahamwe. [...] » Mais l’alerte est vite donnée.
Annonciata est parmi les derniers à partir. Sitôt hors du stade, elle entend des coups de feu et revient
sur ses pas. Le groupe de tête se fait massacrer sur la route du poste frontière. Environ deux semaines
77 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 5]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=5
990
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
plus tard, Annonciata fait partie d’un convoi qui la transfère au camp de Nyarushishi. Elle ne sait
évidemment pas que ce deuxième camp de la mort est prévu pour être le dernier. [...] 78
Les subordonnés directs du préfet organisent ou perpètrent les massacres :
— Le sous-préfet de Rwesero, Gérard Terebura, regroupa les Tutsi dans la paroisse catholique de
Nyamasheke, 79 afin de les faire exterminer. 80
— Le lieutenant Samuel Imanishimwe, commandant des FAR à Cyangugu et proche collaborateur du
préfet, est un des principaux responsables des massacres. 81
— Le sous-préfet Théodore Munyangabe est accusé d’avoir sélectionné des victimes à Shangi le 27
avril 82 et dirigé le massacre de Mibilizi du 18 avril. 83 Il est condamné à mort par le tribunal
de Cyangugu le 26/02/1997. Cependant la Cour d’appel infirme ce jugement le 06/07/1999. En
particulier à Mibilizi le 18 avril, il tentait de négocier avec les miliciens quand Bandetse est arrivé
et a lancé l’attaque. 84
— Siméon Nchamihigo, substitut du procureur de Cyangugu et chef Interahamwe, a été condamné
par le TPIR.
Emmanuel Bagambiki, ancien préfet de Cyangugu, a été arrêté à Lomé, au Togo, le 5 juin 1998. Il a
été accusé par le TPIR pour :
En qualité de préfet, Emmanuel Bagambiki exerçait une autorité de jure sur ses subordonnés.
Lors des événements, le préfet aurait présidé plusieurs réunions du « conseil restreint de sécurité ».
Vers le 11 et le 18 avril, il aurait présidé, à deux reprises, des réunions de « conférence préfectorale »
de Cyangugu où auraient été évoqués les problèmes de sécurité de la population civile. Toutes les
personnalités du MRND à Cyangugu, dont l’accusé, auraient participé à des réunions pour encourager,
préparer, et organiser le génocide. Réunion au cours desquelles il aurait exprimé des sentiments
anti-Tutsis. Il aurait participé, directement ou indirectement, à la formation, l’entraînement et la
distribution des armes aux milices Interahamwe qui par la suite ont commis les massacres de la
population civile tutsie. Lors des événements, Emmanuel Bagambiki aurait participé à la confection
de listes de personnes à éliminer, majoritairement des Tutsis et certains Hutus de l’opposition. Vers le
15 avril, il aurait ordonné le déplacement des réfugiés vers la cathédrale et vers le stade de Cyangugu.
Ceux qui refusèrent d’obtempérer auraient été menacés de mort. Il aurait participé à la sélection des
réfugiés du stade qui furent par la suite exécutés dans un endroit nommé Gatandara. A plusieurs
occasions, en avril 1994, il aurait refusé d’aider des personnes menacées de mort qui lui demandaient
assistance, notamment dans la commune de Gatare. 85
Emmanuel Bagambiki a été acquitté par le TPIR, le 25 février 2004 et en appel le 8 février 2006. Le
lecteur pourra s’en émouvoir comme beaucoup de survivants.
26.9
Non-arrestation d’Édouard Bandetse, chef milicien
Édouard Bandetse est un des principaux tueurs de la région de Cyangugu. C’est un homme d’affaires,
trésorier de la branche de Cyangugu du MRND. Le 7 avril, il fait brûler des gens sur la place du marché de
Kamembe. 86 Il assiste aux réunions préfectorales de sécurité organisées par Bagambiki. Il dirige la milice
de Cyimbogo, préfecture de Cyangugu, qui attaque la paroisse catholique de Mibilizi dans la commune
Cyimbogo le 12 avril. 87 Le 18 avril, la paroisse est attaquée. Alors que le curé Boneza appelle le préfet
au secours, celui-ci envoie plusieurs personnes dont Bandetse. Celui-ci est accompagné de l’inspecteur des
Michel Bührer [50, p. 68].
La paroisse de Nyamasheke se trouve au bord du lac Kivu près de Kagano.
80 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 6] http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=6 ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 460].
81 Voir section 26.10 page 992.
82 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 43]. Ces personnes ont été envoyées au
stade de Cyangugu et seraient restées en vie.
83 Ibidem, pp. 50, 52.
84 Arrêt no 13 de la Cour d’appel de Cyangugu du 06 juillet 1999, Munyangabe Théodore C/ Ministère Public.
85
Extrait
du
site
web
disparu
http://www.diplomatiejudiciaire.com/Tpir/Bagambiki.htm
http://
francegenocidetutsi.org/Bagambiki-Imanishimwe-indictment.pdf
86 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 141].
87 African Rights, Hommage au courage [17, p. 184].
78
79
991
26.10. NON-ARRESTATION DU LIEUTENANT SAMUEL IMANISHIMWE
douanes Ngagi qui lance l’attaque des miliciens en tirant sur les Tutsi. 88 Bandetse dirige l’attaque du 20
avril avec Yusuf. 89
Bandetse organise le meurtre du curé Boneza de Mibilizi qui tentait, le 19 mai de rejoindre l’archevêché
de Cyangugu. 90 Il est aussi impliqué dans les actes de terreur contre les réfugiés de la paroisse de Shangi
où il coupa les conduites d’eau afin de faire sortir les réfugiés et de les livrer aux tueurs qui encerclaient
la paroisse.
Jean-Bosco Habimana, ancien FAR, déclare que Édouard Bandetse a accueilli les Français à Cyangugu :
C’était vers la fin juin. Nous avons donc appris que les Français arrivaient, les responsables nous
l’ont dit en nous enjoignant de leur préparer un accueil chaleureux. Nous sommes allés à Rusizi, c’est
tout près d’ici. Nous leur avons fait la fête comme il se doit ! Il y avait tous les dirigeants, Imanishimwe
et le préfet Bagambiki. Il y avait aussi un commerçant très engagé parmi les interhamwe du nom de
Bandetse Édouard. Ils nous donnaient des signes de satisfaction. Nous disions merci aux Français,
eux qui allaient venir nous sauver du mal tutsi.
Les Français sont venus et ont discuté à la frontière avec Bagambiki et Imanishimwe, le lieutenant
qui commandait la région. À la fin, les Français sont allés à Nyarushishi immédiatement, un endroit
où on avait rassemblé les Tutsi, qu’on avait sortis du stade Kamarampaka. 91
Conscessa M., réfugiée au camp de Nyarushishi, rapporte que les soldats français laissent faire les
miliciens de Bandetse et même les laissent tuer des réfugiés du camp qui en sortent pour chercher des
vivres. 92
Anthère Ntamuhanga a été caporal des FAR jusqu’en décembre 1993. Il rapporte à la commission
Mucyo que les militaires français ont donné, durant l’opération Turquoise, deux fusils à un dirigeant
Interahamwe, Édouard Bandetse :
« Une semaine après leur installation à Nyarushishi, les Français ont donné deux fusils à Édouard
Bandetse qui était commerçant ici à Kamembe ; il était aussi président des Interahamwe de la commune Nyakabuye. C’est le genre de fusils que portaient les chauffeurs militaires. C’est moi qui allais
l’initier à leur maniement, leur montage ainsi que leur démontage. Il avait aussi deux pistolets avec
lesquels il est parti quand il a fui le pays. » 93
26.10
Non-arrestation du lieutenant Samuel Imanishimwe
Le lieutenant Samuel Imanishimwe était commandant du camp militaire de Karambo et commandait
tous les militaires de la préfecture de Cyangugu. C’est un proche collaborateur du préfet Bagambiki.
Le 8 avril, devant celui-ci, Samuel Imanishimwe donne l’exemple à suivre en exécutant un gendarme
tutsi qui les accompagnait à Bugarama, le fief de John Yusuf Munyakazi. 94
Vers le 11 avril, Imanishimwe fait conduire des réfugiés de la cathédrale dans la caserne où ils sont
exécutés. Avec Bagambiki, il organise le transfert des réfugiés de la cathédrale vers le stade où, gardés par
des gendarmes, ils ne peuvent pas sortir et se font néanmoins attaquer par des Interahamwe. Le 16 avril,
vers 15 heures, Bagambiki, accompagné du lieutenant Imanishimwe et des autorités locales, s’est rendu
au stade de Kamarampaka où ils sélectionnent des personnes qui sont enlevées et exécutées. Imanishimwe
exécute un dénommé Apiani qui tentait de s’enfuir. 95
88 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 7]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=7 Une autre attaque, ou la même ( ?), sous les ordres de Bandetse a lieu le lundi 11 avril. Cf.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 526].
89 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 526].
90 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 526] ; African Rights, Hommage au courage [17, p. 192].
91 Georges Kapler, enregistrement vidéo à la prison de Cyangugu, CEC, 2004. Cf. L’horreur qui nous prend au visage
[67, p. 163].
92 Voir section 28.8 page 1092.
93 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 187]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=193
94 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 3]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=3
95 Voir section 26.8 page 990.
992
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Imanishimwe donna au caporal Narcisse Kayibanda un sac à dos militaire qui contenait dix grenades
M26 qu’il utilisa lors du massacre du 20 avril à la paroisse de Mibilizi. 96
En avril, 290 réfugiés tombèrent dans un guet-apens tendu par des militaires à Kadasomwa, près du
marché de Kamembe. Imanishimwe vint les voir, menaça de tous les tuer et laissa deux soldats pour les
garder. Peu après, ils furent attaqués par les miliciens. Environ 30 hommes et 100 femmes survécurent. 97
Les Français connaissent le lieutenant Imanishimwe puisqu’il est là, au côté du préfet Bagambiki, à
leur arrivée le 23 juin, comme le rapporte le journaliste Sam Kiley. 98
C’est même le colonel Didier Thibaut qui, sur le pont de la rivière Rusizi qui sépare le Zaïre du
Rwanda, réclame la présence du commandant militaire de Cyangugu :
« Dites au préfet que c’est moi qui l’attend [sic] ! Ici, au Zaïre. Et que les chefs de secteur de la
gendarmerie et de l’armée rwandaises l’accompagnent ! » [...]
L’officier ne veut en aucun cas que ses quarante paras-commando, premiers Français à pénétrer
au Rwanda, rejoignent les victimes en étant escortés par les tueurs. « C’est très simple, martèle-t-il
aux trois dignitaires qu’il a convoqués et qui, maintenant, l’entourent en silence, je ne veux voir ni
machette, ni arc, ni lance et surtout pas d’effusions ! Les civils ne devront pas accompagner mes
hommes au-delà des limites de la ville. Vous m’avez compris ? » Ils ont compris. Il est 15 h 50 lorsque
les cinq véhicules blindés légers armés d’une mitraillette [mitrailleuse] 12.7 des parachutistes français
déboulent sur le petit pont. 99
Jean-Bosco Habimana, caporal des FAR et chef Interahamwe, interrogé à la prison de Cyangugu,
rapporte que les Français collaboraient avec Imanishimwe :
Non seulement, ils [les Français] nous conseillaient, mais même la nourriture, c’est eux qui nous
l’assuraient. Et ils venaient vers nous. Parfois, ils rencontraient le préfet Manishimwe 100 qui envoyait
un militaire qui s’appelait Bikumanywa, c’était un sergent major qui était responsable des stocks du
camp Karambo. Il venait nous donner les instructions qu’il avait reçus des Français. « Allez partout
sans crainte nous sommes soutenus par le Français », celui-ci ne souhaite nullement voir le pays dans
les mains du cancrelat. 101
Le lieutenant-colonel Hogard écrit à son propos :
[...] il existait bien au sein des FAR des petites frappes qui avaient participé sur les arrières aux
massacres commandités par les extrémistes du régime. Je pense ainsi au triste lieutenant Samuel
Imanishimwe, responsable du camp de Karambo, où se tient la garnison de Cyangugu, rencontré
dans les premiers jours de notre déploiement et dont le sous-préfet Munyangabe me fera comprendre
le rôle actif dans les règlements de compte et massacres perpétrés en ville au printemps. 102
Pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté alors qu’il avait des preuves de sa responsabilité dans les massacres ?
Le lieutenant Samuel Imanishimwe a été arrêté au Kenya le 11 août 1997. Il a été condamné à 27 ans
de prison par le TPIR le 25 février 2004 pour génocide, autres crimes contre l’humanité (extermination)
et crimes de guerre. Sa peine a été réduite en appel à 12 années de prison. 103
26.11
Coopération avec Gérard Terebura
Gérard Terebura aurait été sous-préfet dans la région de Gikongoro en 1991. 104 Sous-préfet de Rwesero
au nord-est de Cyangugu en 1994, il est un des organisateurs des massacres :
Le 11 avril, l’adjoint de Bagambiki, Gérard Terebura, se servit de véhicules officiels et en emprunta
d’autres pour collecter les Tutsis éparpillés aux quatre coins de Rwesero, la sous-région dont il était
96 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 10]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=10
97 Ibidem, p. 11.
98 Voir section 26.8 page 985.
99 Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46.
100 Confusion entre le lieutenant Imanishimwe et le préfet Bagambiki.
101 Georges Kapler, enregistrement vidéo, CEC, 2004. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 166].
102 J. Hogard [104, p. 48].
103 IRIN, Arusha, 7 juillet 2006.
104 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 72].
993
26.11. COOPÉRATION AVEC GÉRARD TEREBURA
le sous-préfet. Terebura emmena les Tutsis dans la paroisse catholique de Nyamasheke, commune de
Kagano. Deux jours plus tard [13 avril], un grand nombre de civils et d’interahamwe armés jusqu’aux
dents – y compris des femmes et des enfants – attaquèrent la paroisse. Les gendarmes en poste à la
paroisse étaient résolument décidés à protéger les réfugiés. Tandis que les réfugiés ripostaient avec
des pierres, les gendarmes tirèrent sur la foule d’assassins et tuèrent trois d’entre eux. Les miliciens
battirent en retraite, mais menacèrent de revenir. Lorsque la violence commença, le curé de la paroisse,
le père Ubald Rugirangoga, avait téléphoné au préfet et à l’évêque Ntihinyurwa pour demander de
l’aide. Si l’évêque arriva avant le plus fort de l’attaque, Bagambiki n’arriva que deux heures et demie
plus tard, une fois l’incident terminé. 105
En présence de l’évêque, le préfet Bagambiki rassura les Tutsi au milieu des cadavres, prétendant que
la population n’avait rien contre eux. Il remplaça les gendarmes qui s’étaient opposés aux tueurs par ceux
qui étaient à la paroisse de Kirambo au moment des massacres. L’évêque partit au bout de deux jours
avec quelques religieux. Les Tutsi se retrouvèrent sans protection. Le vendredi 15 avril, ils ne purent faire
face à l’assaut général. Ils étaient au nombre de 7 000 dont la plupart furent tués.
Lors de l’intervention du préfet le mercredi 13, après le premier massacre, les réfugiés interrogent le
sous-préfet Gérard Terebura :
He told us « The Tutsis have commited the sin of killing our President. They must pay for it. » 106
Le sous préfet de Rwesero, Gérard Terebura, organise avec Siméon Nchamihigo le massacre des Tutsi
de la paroisse de Hanika en commune de Gatare le 12 avril 1994. Selon le témoin BRN, un tueur qui a
plaidé coupable, ils firent assassiner le 19 avril les Tutsi restants à la paroisse de Hanika. 107
Le 24 juin 1994, le détachement du commando Trepel des COS, commandé par le capitaine de frégate
Marin Gillier, est accueilli sous les applaudissements à Rwesero par le sous-préfet, Gérard Terebura 108 :
Le bataillon de commando marine tout juste arrivé de Lorient est lui plus là pour voir l’envers
du décor, établir les problèmes, évaluer l’urgence. Première prise de contact avec le sous-préfet de
Rwesero.
[Un capitaine montre une carte de la région au sous-préfet qui désigne à Gillier le camp de
Kirambo.]
[Gillier : ] « Donc il y a un camp de réfugiés à Kirambo. Il est où ? Au nord, au sud ? »
[Terebura se penche sur la carte.]
« En fait, euh... »
Un camp est repéré 50 km plus au nord, 2 500 personnes s’y trouveraient, sans plus de précision.
Pour le sous-préfet, il n’y a qu’un responsable à cette situation :
[L’image montre un homme au béret noir au visage de tueur. Terebura : ]
« À part l’élément FPR qui a complètement divisé la population, eh bien la population s’entremariait, la population s’entraidait. »
Pourtant, les quelque 15 % de Tutsi qui vivaient dans sa ville ont aujourd’hui disparu.
[Terebura : ]
« Bon séjour, ok merci beaucoup et... la population, bon... »
[Il s’adresse en kinyarwanda aux gens – surtout des femmes et des enfants – qui applaudissent.
Gillier replie sa carte.]
Le bataillon reprend sa route, soulagé par un accueil qu’il croyait moins favorable, tranquillisé
que la rumeur d’infiltration de commandos tutsi s’avère fausse [sic]. Leur direction, Kirambo et son
camp. 109
La mauvaise foi du sous-préfet est soulignée par le reporter Philippe Boisserie qui déclare que les
rumeurs d’infiltration de « commandos tutsi » sont fausses. Gillier ne semble pourtant pas ébranlé. Il
repassera le soir à Rwesero. Dimanche 26 juin, il y repasse encore. Le sous-préfet ne sera pas inquiété par
Marin Gillier qui, contre l’évidence, continue à croire à son discours jusqu’au 30 juin. Nous remarquons
105 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 6]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=6
106 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 460]. Traduction de l’auteur : Il nous a dit : « Les Tutsis ont commis la
faute de tuer notre Président. Ils doivent payer pour ça. »
107 TPIR, Case No. ICTR-01-63-T, The Prosecutor v. Siméon Nchamihigo. Judgment and Sentence, 12 November 2008,
pp. 53, 56-57 sections 250-252, 260-261, 266. http://francegenocidetutsi.org/NchamihigoJudgment.pdf
108 Le nom Gérard Terepura [sic] est écrit en surcharge sur l’image télévisée.
109 Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h. Voir une photo
de Gillier avec Terebura figure 29.3 page 1106.
994
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
par ailleurs que cette rumeur d’infiltration de « commandos tutsi » est aussi répandue par l’état-major
français.
26.12
Collaboration avec Clément Kayishema, préfet de Kibuye
Clément Kayishema est médecin, il a dirigé l’hôpital de Kibuye. Il est nommé préfet de Kibuye en
1992. Il est membre du Parti démocrate chrétien (PDC).
Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry accompagne le 27 juin les commandos de l’air, stationnés à
Kibuye, au village de Nyagurati. Là, il entend les propos hallucinants d’un policier communal :
« [...] Avant, du temps du président Habyarimana, on savait qu’il y avait un complot. On avait
remarqué que des groupes de Tutsis se rassemblaient pour tramer des choses mauvaises. On a voulu
les empêcher d’attaquer, on a pris les devants. »
Il reprend, décidé à convaincre les soldats français : « Il y avait eu de nombreux gestes qui montraient qu’ils voulaient nous attaquer... »
– « Lesquels ? »
– « Des écrits où ils traitaient mal le peuple hutu. Je le sais, le préfet de Kibuyé m’a montré ces
textes. Il est d’ailleurs venu ici pour vérifier comment ça se passait. Il m’a dit que je faisais du bon
travail. » 110
Cette confession a été entendue par le lieutenant-colonel Duval qui commande les militaires français.
Quelques heures plus tard, ils découvrent des Tutsi survivants des massacres de Bisesero :
Brutalement, un jeune tutsi sort du groupe des rescapés, en proie à une colère extrême : « Lui,
hurle-t-il, pointant du doigt l’instituteur hutu qui sert de guide aux militaires français. Il s’appelle
Jean-Baptiste Twagirayezu et c’est le chef des miliciens. C’était mon professeur, je le reconnais ! » Le
jeune Tutsi est ceinturé par deux réfugiés. Le lieutenant-colonel Diego s’approche de lui et l’interroge :
– « Tu es sûr ? Tu le reconnais ? »
– « Oui », hurle le jeune homme, « il est venu ici tout le temps nous attaquer. C’est un chef de
miliciens. Il a tué ma sœur et mon frère. Je le reconnais, c’était mon professeur... »
– « Tu es bien sûr ? », insiste l’officier français.
– « Oui, je l’ai vu. Un jour, il est venu avec le préfet de Kibuye et ils ont discuté longtemps ensemble. Après, c’est devenu encore plus difficile pour nous. La chasse à l’homme s’est intensifiée. » 111
Ces deux récits mettent nettement en cause le préfet de Kibuye en tant qu’organisateur des massacres
de la région.
L’implication du préfet de Kibuye dans les massacres est notoire début juillet. Ainsi, les journalistes
Patrick de Saint-Exupéry et François Luizet du Figaro recueillent ce témoignage d’un survivant de Bisesero :
Terrible et exemplaire aventure que celle qu’a vécue Tite Khouyira, quarante ans, instituteur à
Gyshita [Gishyita]. [...] Son malheur l’a comme pétrifié. Il raconte : « C’était le vendredi 9 avril. Nous
allions dîner, il était huit heures. Une grenade a explosé chez Léonard, un commerçant tutsi. Il a été
tué. C’était le signal du carnage. Nous nous sommes réfugiés à l’église de Mobuga [Mubuga]. L’abbé
Marcel [Hitayezu], un Hutu, nous a accueillis. Il nous a donné du riz et de l’eau. A l’extérieur de
l’église, les Hutus étaient déchaînés et criaient “Tregomba kubika...” (Vous allez mourir, il faut tous
les tuer). L’abbé a téléphoné au préfet de Kibuye. Il est arrivé avec le bourgmestre. Tandis que la foule
hutue criait toujours, le père a dit : « Vous n’allez pas faire couler le sang de ces catholiques dans une
église ! » Le préfet et le maire ont répondu que c’était un ordre du gouvernement. Ils ont contraint le
père Marcel à monter dans un camion. Il pleurait. »
Tite Khouyira poursuit : « Alors le massacre a commencé. J’ai sauté par une fenêtre avec deux de
mes frères. Pendant plus de deux mois, nous nous sommes cachés comme des bêtes traquées. [...] » 112
Patrick de Saint-Exupéry clôt son réquisitoire par un article titré La « solution finale » du préfet de
Kibuye :
110 Patrick de Saint-Exupéry, Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, mercredi 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
111 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
112 François Luizet, Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les miraculés de Bisesero, Le Figaro, 2 juillet 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/MiraculesBiseseroExuperyLuizet2juillet1994.jpg
995
26.12. COLLABORATION AVEC CLÉMENT KAYISHEMA, PRÉFET DE KIBUYE
Encadrée par des soldats et des miliciens, la longue cohorte a quitté Mabanza pour rejoindre la
préfecture de Kibuye. Ils étaient alors plus de 3 000 : hommes, femmes, et enfants mêlés. A leur
arrivée à Kibuye, à la mi-avril, plusieurs ont demandé asile à la mission catholique. Une religieuse de
Kibuye raconte : « Le préfet avait donné des ordres. Ses hommes étaient là, autour de la mission, et
interceptaient ceux qui voulaient s’abriter à la mission. Les hommes du préfet disaient qu’ils étaient
venus “nous protéger”. Ils expliquaient aussi aux réfugiés qu’il serait plus facile de les protéger dans
l’église et que, donc, ils devaient se rassembler là-bas. »
La sœur poursuit : « L’église a été pleine rapidement. Il y avait près de 4 000 personnes. Le préfet
a alors désigné un deuxième point de rassemblement : le terrain de football. En quelques jours, là
aussi, il y a eu une foule énorme : plus de 3 000 Tutsis. Le 17 avril, nous avons entendu des rafales
de kalachnikov venant de l’église et du stade. » L’extermination commençait...
Aujourd’hui, il ne reste plus de trace de la « solution finale ». Le sol et les murs de l’église de
Kibuye ont été lavés à grandes eaux. Comme indices visibles, il ne reste que deux fosses communes
que la végétation n’a pas eu le temps de recouvrir : l’une à l’entrée de l’église, l’autre derrière. Mais
d’autres détails sont autant de preuves : les vitraux brisés, le porche noirci par la fumée, le toit de
tôle découpé par les tirs de fusils-mitrailleurs, et surtout la terrible odeur de cadavre qui continue
d’imprégner ce lieu « saint ». On ne peut douter des témoins.
Les massacres rwandais ont été voulus et organisés. A entendre les récits des survivants, aussi bien
d’ailleurs que ceux des assassins, l’évidence saute aux yeux. En zone gouvernementale, où jamais lors
des tueries le moindre rebelle du FPR n’a été signalé, l’extermination systématique des Tutsis était
planifiée. De cela, des hommes sont responsables. A la base, il y a ces masses de pauvres paysans
hutus manipulés et endoctrinés depuis des années par un régime devenu littéralement paranoïaque.
Au sommet, il y a les dirigeants hutus qui, pour garder leur pouvoir, ont sciemment allumé les feux
de la haine ethnique.
Le préfet de la région de Kibuye est un de ces hommes. Clément Kayishema a 37 ans et il est
médecin de formation. [...]
Les Hutus modérés de Kibuye sont nombreux à ne pas comprendre « pourquoi il veut tuer tous
les Tutsis ». Simple constat donc : « Sa haine est terrible. Il a les mains rouges de sang. C’est lui le
grand chef des miliciens de la région. »
Le préfet de Kibuye tient le premier rôle dans le processus de « purification » de la région. Tous
les survivants tutsis, tous les Hutus modérés l’accusent. Rassurés par la présence des soldats français,
ces rescapés commencent à témoigner. 113
Mais Saint-Exupéry constate que les militaires français, présents à Kibuye, collaborent imperturbablement pendant plusieurs jours avec ce grand criminel qu’est le préfet Kayishema :
Les 250 soldats du Régiment d’infanterie et de chars de marine (RICM) sont basés à quelques
mètres des locaux de la préfecture où se rend tous les jours Clément Kayishema. En dépit des appels
à la création d’un tribunal international pour juger les crimes contre l’humanité commis au Rwanda,
le préfet de Kibuye n’est pas près de se retrouver derrière les barreaux. Un officier supérieur a cet
aveu tranquille : « Nous préférons négocier avec lui pour calmer ses miliciens. » 114
L’ambassadeur Yannick Gérard, dans un télégramme du 8 juillet, juge ainsi Kayishema :
J’AI RÉITÉRÉ AUPRÈS DU GÉNÉRAL LAFOURCADE MA DISPONIBILITÉ À INTERVENIR , EN TANT QUE DE BESOIN, AUPRÈS D’AUTORITÉS LOCALES POUR LE BON
DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE. À CE STADE ON PEUT DIRE QUE LE
PRÉFET DE [...] ET QUE CELUI DE KIVUYE A LES MAINS TOUTES COUVERTES
DE SANG COMME D’AILLEURS LA PLUPART DES BOURGMESTRES DE LA ZONE. TOUS
CES DERNIERS DEVRONT, LE MOMENT VENU, ET AUSSI RAPIDEMENT QUE POSSIBLE,
ÊTRE ARRÊTÉS PAR LA MINUAR QUI DEVRAIT EN RECEVOIR LE MANDAT, POUR ÊTRE
TRADUITS EN JUSTICE. 115
Transporté à Kibuye par l’armée française, Jean d’Ormesson écrit dans un article publié le 20 juillet
que les autorités militaires françaises traitent toujours quotidiennement avec le préfet Kayishema :
113 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994. http://
francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
114 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
115 Kivuye désigne Kibuye. TD Kigali 8 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 414]. C’est nous qui mettons en gras.
996
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
A Kibuye, au sud-ouest, sur les rivages du lac Kivu, le préfet, sous prétexte de les protéger, a
rassemblé les Tutsis dans le stade et dans l’église : un peu plus de 9 000 personnes dans le stade,
4 300 dans l’église. Lorsque tout le monde a été réuni, les massacres ont commencé. On a d’abord
jeté des grenades. On a terminé le travail au pistolet et à la machette. Il y a eu 9 000 morts dans le
stade, et 4 300 dans l’église. [...]
Il est permis de soupçonner que M. le préfet – dont la presse française a déjà évoqué le cas – est
tout simplement un assassin et l’organisateur des massacres. Il n’est pas interdit de croire, je n’en
sais rien, que les choses sont un peu plus compliquées et que, dans un premier temps, le préfet ait
effectivement pensé à protéger les victimes entassées dans le stade et dans l’église Saint-Jean avant
de se laisser déborder par les massacreurs. La totalité du Rwanda relève sans doute d’une psychiatrie
de masse. Quoi qu’il en soit, le préfet porte la responsabilité des massacres. Il est coupable de crime
contre l’humanité. Il devrait passer, pour en répondre, devant une cour de justice internationale. En
attendant, c’est avec lui que traitent quotidiennement les autorités militaires françaises de Kibuye et
de la « zone humanitaire sûre ». 116
Jean d’Ormesson a le tort de ne pas lire Le Figaro. L’académicien voudrait trouver des circonstances
atténuantes au préfet. On comprend qu’il lui paraisse nécessaire de trouver des excuses à ce compagnonnage qui met sérieusement en doute le caractère « humanitaire » de l’opération française. Mais les
témoignages rapportés dans les articles précédents du Figaro, 29 juin, 2 et 5 juillet se corroborent. Kayishema est l’organisateur des massacres de la région. Il donne même l’exemple en maniant lui-même le
fusil et excite de la voix les tueurs.
Un tableau dénommé « Liste des participants aux exactions » regroupe des « informations relevées
par les éléments des forces TURQUOISES ». Il cite en premier Clément Kayishema, préfet de Kibuye,
pour le massacre de 9 000 victimes au stade de Kibuye. 117
Le colonel Patrice Sartre, chef du groupement Nord Turquoise, résidant à Kibuye, savait que Kayishema était un criminel. African Rights rapporte :
One of the major massacres was in the Gatwaro Stadium. One French officer, Colonel Patrice
Sartre, told Reuters that at least four thousand and five hundred Tutsis, including women and children, were slaughtered in the Kibuye stadium on 16 and 17 Avril. 118 Another, Lt. Col. Éric de
Stabenrath, the commander of the Gikongoro sector of the “safe zone” spent several weeks in Kibuye
investigating the killing. He estimated that there were a minimum of seven thousand corpses in the
stadium. 119
Lors de son audition à la Mission d’information, le colonel Patrice Sartre prétend que Kayishema s’est
enfui :
Il a précisé que la particularité la plus notable de sa zone avait été la personnalité du préfet de
Kibuye, Clément Kayishema, qui après lui être d’abord apparu comme un personnage antipathique
s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et s’était
enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son administration, qui était restée. Il a ajouté
que cet individu était actuellement jugé par le tribunal d’Arusha. 120
Augustin Karara, bourgmestre de Gitesi (Kibuye), qui a aussi participé aux massacres mais ne s’est
pas enfui, rapporte une conversation avec le colonel Sartre tenue vers le 17 juillet :
C’est en ce moment que débutait la fuite de la population. En ce moment-là, nous avons commencé
à réfléchir sur ce qu’il y avait à faire, nous sommes alors vraiment entrés dans les affinités, ils semblaient
116 Jean d’Ormesson, La drôle d’odeur de l’église de Kibuye, le Figaro, 20 juillet 1994, p. 24. http://francegenocidetutsi.
org/DormessonFigaro20juillet1994.pdf
117 Liste des participants présumés aux exactions, Informations relevées par des éléments des forces Turquoise, 15 septembre
1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 491]. On distingue au-dessus du tableau
un nom de fichier Excel AUTEXACT.XLS. http://francegenocidetutsi.org/AUTEXACT-XLS.pdf
118 Quoted in Reuters despatch, 14 August 1994.
119 Keith Richburg, Saving refugees of Rwanda : Is the Sympathy Misplaced ?, International Herald Tribune, 9 August
1994. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 424]. Traduction de l’auteur : Un des principaux massacres a été
celui du stade Gatwaro. Un officier français, le colonel Patrice Sartre, a déclaré à l’agence Reuters qu’au moins 4 500 Tutsis,
dont des femmes et des enfants, ont été massacrés au stade de Kibuye les 16 et 17 avril. Un autre, le lieutenant colonel Éric
de Stabenrath, commandant du secteur de Gikongoro de la « zone sûre » [il succéda à Sartre à la tête du groupement Nord
Turquoise] passa plusieurs semaines à Kibuye à enquêter sur le massacre. Il estime qu’il y a eu un minimum de 7 000 tués
au stade.
120 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 113]. http://francegenocidetutsi.
org/LafourcadeSartre17juin1998.pdf
997
26.12. COLLABORATION AVEC CLÉMENT KAYISHEMA, PRÉFET DE KIBUYE
alors un peu méfiants, et c’est là qu’il m’a dit : « J’ai vraiment de la chance que le préfet de Kibuye
ait quitté Kibuye. J’avais des problèmes de le garder ici. » [...] Il a dit : « Vraiment, cet homme, sa
présence aurait pu légitimer une attaque du FPR sur Kibuye, et qui aurait été légitimée par le fait
qu’il y avait des assassins ici contre lesquels moi je ne fais rien ». [...] « Je ne savais pas quoi faire »,
disait-il. 121
Kayishema a exercé comme préfet, jusqu’à son départ pour le Zaïre, le 16 juillet :
Lors de sa déposition, Mme Kayishema a donné des informations supplémentaires sur les événements survenus le vendredi 13 mai 1994. [...] Mme Kayishema n’a fourni aucun détail supplémentaire
quant aux faits et gestes de son mari durant les semaines suivantes, se bornant à indiquer qu’il avait
continué d’assumer ses fonctions de préfet jusqu’à leur départ pour le Zaïre, le 16 juillet 1994. 122
Donc il n’a nullement été inquiété par les militaires de Turquoise et cela en toute connaissance de
cause.
Dans une fiche d’information émanant du PCIAT de l’opération Turquoise dressée le 10 juillet 1994
et ayant pour objet les exactions commises au Home Saint-Jean de Kibuye, on lit :
De nombreux Tutsis et Hutus modérés ont avancé le nom du préfet de la région de KIBUYE
Clément KAYISHEMA, âgé de 37 ans et médecin de formation, comme l’instigateur des massacres ;
Celui-ci, souvent imprégné d’alcool, aurait avivé la haine ethnique et aurait été à l’origine des actions
perpétrées par des miliciens de base. Il n’a jamais été toutefois cité comme ayant 123 participé directement aux tueries. Selon les renseignements recueillis, les massacres du Home saint Jean et du stade
(cf fiche 2) auraient éliminé 13 000 rawandais [sic] environ, pour la plupart des Tutsis mais aussi très
certainement des Hutus non connus dans la région et peut-être même des opposants. 124
Les militaires français n’auraient-ils pas lu le dossier d’instruction contre Kayishema publié par Le
Figaro ? Minimiser les responsabilités du préfet permet d’excuser leur collaboration avec lui. Ils ont bien
lu Patrick de Saint-Exupéry comme le prouve cette autre fiche d’information :
Dans un article du journal français Le Figaro intitulé “La solution finale du préfet de KIBUYE”
on peut lire sous la plume de son auteur : “La semaine dernière et toujours sur ordre du préfet, le
lieutenant PASCAL a écrasé à coups de pierre la tête d’un administrateur de la commune voisine
de KAYENZE : c’était un hutu mais le lieutenant PASCAL avait été convaincu par le préfet que le
malheureux fonctionnaire faisait partie de l’opposition, c’était donc un complice. Pour l’exemple, il
l’a tué devant toute la population de la commune.”
Ce renseignement n’a pas été confirmé par d’autres témoignages. Cependant il existerait un souslieutenant Pascal HABURUREMA. S’il s’agit de lui, il aurait quitté le groupement de KIBUYE pour
se diriger vers CYANGUGU. 125
Le 5 juillet, les Français savaient que le préfet Clément Kayishema était le principal organisateur des
massacres de la région de Kibuye. Ils ne l’ont pas arrêté, pas même suspendu de ses fonctions qu’il a
occupées jusqu’à son départ pour le Zaïre, le 16 juillet. En plus de la décision de Paris de ne pas arrêter
les organisateurs des massacres, Kayishema a bénéficié de l’erreur du commandement français qui a cru
– ou voulu croire – que des rebelles armés du FPR s’étaient infiltrés jusque sur les collines dominant le
lac Kivu. Il y a eu probablement un accord entre le commandement de Turquoise et lui pour le laisser
terminer l’opération de ratissage de Bisesero.
Kayishema s’est réfugié à Bukavu (Zaïre), 126 bénéficiant, sans doute, de la protection française. Il y a
été employé comme médecin par l’Ordre de Malte. 127 Selon Gaétan Sebudandi, une mission envoyée par
121 Interview d’Augustin Karara par Cécile Grenier, traduction de Vénuste Kayimahe. http://francegenocidetutsi.org/
KararaAugustinGrenier.pdf
122 Procès Kayishema au TPIR - Jugement V Conclusions factuelles - 5.1 La défense d’alibi, section 246, p. 68. http:
//francegenocidetutsi.org/KayishemaRuzindanaJugement21mai1999.pdf#page=70
123 Il est écrit : comme avoir participé.
124 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Exactions commises à l’Home
Saint-Jean de Kibuye. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 497]. http://
francegenocidetutsi.org/FicheDinformationHome10juillet1994.pdf
125 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en zone
humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 498-500]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=2
126 TPIR, Case No ICTR-95-1-I, The Prosecutor of tribunal against Clement Kayishema, Obed Ruzindana, First Amended
indictment, 29 avril 1996, section 24, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/Kayishema1stAmendedIndictment.pdf#page=
4
127 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 132].
998
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
l’Internationale démocrate-chrétienne (IDC) dans les camps de réfugiés rwandais de l’ex-Zaïre, formée
de Bernard Stasi et Alain De Brouwer, accompagnés de deux spécialistes connaissant particulièrement le
Rwanda, Guy Theunis et Paul Mbaraga, a confié la coordination de toute l’aide humanitaire catholique
à Bukavu au Dr. Clément Kayishema, l’ex-préfet et chef des génocidaires de Kibuye. 128
Clément Kayishema, ancien préfet de Kibuye, a été arrêté à Lusaka, en Zambie, le 10 octobre 1995
et transféré au Tribunal pénal international pour le Rwanda.
Les subordonnés militaires de Kayishema sont :
— Le major Jabo commande la gendarmerie de Kibuye. Il n’aurait pas approuvé le massacre du stade
et aurait été envoyé au front. 129
— Le lieutenant de gendarmerie Masengesho qui remplace de fait Jabo. 130
— Le sous-lieutenant Ndagijimana surnommé « Buffalo ». 131 Il participe aux opérations. 132 Masengesho et Ndagijimana sont désignés par un témoin comme les principaux responsables militaires
des massacres :
Le procureur Holo Makwaia demande finalement au témoin de nommer les principaux leaders
des massacres de 1994. AB distingue « trois catégories : les militaires, les politiciens, les civils et
miliciens interahamwe ». Parmi les premiers, il cite le lieutenant Masengesho, commandant adjoint
du groupement de gendarmerie de Kibuye et le sous-lieutenant Ndagijimana, dit « Buffalo », « chef
de bande armée ». 133
— Nsengiyumva, sergent. 134
— Ntakirutimana Ignace, gendarme, Kibuye. 135
— Nkunzurwanda, caporal, Kibuye
— Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza, Samuel Zirimwabagabo. 136
Les subordonnés civils de Kayishema sont :
— Fabien Gashangore, sous-préfet, responsable des affaires administratives et juridiques. 137 Il parle
des Tutsi en termes hostiles, et a accusé certains citoyens de la préfecture de « jouer un rôle
central dans les actions des inkotanyi ». 138 Alors que l’opération de secours des survivants tutsi
est déclenchée à Bisesero, il déclare le 1er juillet « Ce ne sont pas des personnes déplacées. Ce sont
des rebelles qui attaquent les gens et les villages » 139
— Froduald Hakizimana, sous-préfet, responsable des affaires économiques et techniques.
— Albert Rwagatare, sous-préfet, responsable des affaires sociales et culturelles.
— Banyaga Ignace, secrétaire de Kayishema. Nommé sous-préfet, chargé des affaires administratives
et juridiques après le génocide. 140 Il est accusé plus tard de participation au génocide (RMP
no 51351/S4).
— Emmanuel Dusabimana (agent du service de renseignement de la préfecture) qui a eu un rôle
important dans les massacres. 141
— Juvénal Mihigo, président de la Cour de première instance est aussi accusé d’avoir participé au
massacre à l’église de Kibuye. 142
Gaétan Sebudandi, Le devoir de témoigner dans l’affaire Guy Theunis, ARI/RNA, 24 novembre 2005.
TPIR Procès Musema, Témoin AB, Ubutabera 61, 10 mai 1999 ; François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune
Afrique, 22 janvier 2006.
130 François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2.
131 Est-ce le sous-lieutenant Antoine Nganijimana ? Cf. Ordre de bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 fév. 1993 GdN,
p. 4.
132 TPIR, Jugement Musema, section 489, p. 154. http://francegenocidetutsi.org/MusemaJugementCondamnation.pdf#
page=154
133 TPIR, Procès d’Alfred Musema, 13 janvier 1999, Ubutabera, Lettre 61 (10 mai 1999).
134 TPIR, Témoin AB, Ubutabera, no 61.
135 TPIR, Témoin AB, Ubutabera, no 61.
136 François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune Afrique, 22 janvier 2006.
137 Témoignage d’Alain Ribaux, TPIR, Case No ICTR-95-1-T, Procès Kayishema, 16 février 1997.
138 Témoignage de sœur Farrington, TPIR, Jugement Kayishema, section 311.
139 Michela Wrong, Parmi les morts-vivants de Bisesero, Agence Reuters, 1er juillet 1994.
140 Mémorial des sites du génocide [66, p. 138].
141 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en
zone humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 500]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=3
142 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 136-423].
128
129
999
26.12. COLLABORATION AVEC CLÉMENT KAYISHEMA, PRÉFET DE KIBUYE
Le procès de Clément Kayishema devant le TPIR 143 a permis d’établir les faits suivants. Le préfet a
prononcé des paroles meurtrières en public :
Brenda Sue Thornton parle d’un bar de Kibuye où Clément Kayishema « avait dit que les Tutsis
n’avaient rien à faire dans ce pays et devaient partir ». De ces propos, le procureur estime qu’il
découlerait la distribution de machettes aux assaillants par les autorités civiles. Elle évoque aussi
ce 11 avril à Mabanza, lorsque l’ex-préfet aurait déclaré publiquement que « les Tutsis étaient une
saleté et qu’il fallait nettoyer ». Mais c’est aussi sœur Farrington 144 qui vient accréditer les dires du
procureur, cette religieuse canadienne pour qui Clément Kayishema aurait justifié les faits, stipulant
que « les gens étaient des collaborateurs ». 145
Kayishema déclenche le massacre du stade de Gatwaro. Vers le 18 avril, des milliers de personnes sans
armes, et pour la plupart tutsi, ont été rassemblées, sur l’ordre des autorités, à l’intérieur du stade de
Kibuye. Elles y étaient retenues de force. Kayishema lui-même a reconnu que les gendarmes contrôlaient
les entrées et les sorties des gens. Le 18 avril, Kayishema s’est rendu au stade. Il a donné le signal de
l’assaut et a participé personnellement à l’attaque en faisant feu sur les Tutsi rassemblés dans le stade,
atteignant de la sorte deux d’entre eux. Les assaillants ont utilisé des grenades lacrymogènes, des armes
à feu et des grenades explosives, et le massacre s’est poursuivi le 19 avril.
26.12.1
Le massacre de l’église de Mubuga (Gishyita)
Vers le 10 avril, le préfet Kayishema a conduit des gendarmes à l’église de Mubuga aux fins d’empêcher
les 4 à 5 000 Tutsi qui y étaient réfugiés de partir. Vendredi 15 avril au matin, les assaillants sont montés
à l’assaut en jetant des grenades lacrymogènes dans l’église et en tirant des coups de feu par les fenêtres.
Ce jour-là, Kayishema était venu à l’église et s’était rendu au domicile du prêtre hutu, situé derrière
l’église. Samedi 16 avril 1994 au matin, les portes de l’église ont été forcées et les assaillants ont fait
irruption dans le bâtiment. Le témoin PP s’est rappelé que les réfugiés priaient pour « être tués avec des
balles et non avec des machettes ». Les assaillants se sont de nouveau servis de grenades lacrymogènes,
de grenades explosives et d’armes traditionnelles pour perpétrer le massacre et, dans la panique qui s’est
par suite emparée des réfugiés, certains Tutsi ont été piétinés à mort. Le témoin OO déclare avoir vu, le
16 avril au matin, Kayishema arriver sur les lieux avec des soldats de l’armée nationale. Des soldats ont
jeté des grenades et d’autres assaillants armés ont attaqué les Tutsi de l’église avec des armes à feu et des
machettes. Après que la plupart des réfugiés eurent été tués, le témoin OO, qui s’était dissimulé sous des
dépouilles mortelles de réfugiés tutsi, a entendu le préfet demander aux responsables locaux « de venir
prendre un [bulldozer] Caterpillar pour enterrer les cadavres ». Sur les milliers de Tutsi réfugiés à l’église
de Mubuga, seule une poignée ont survécu à ce massacre. 146
26.12.2
L’attaque du 17 avril 1994 contre l’église catholique de Kibuye
Le 17 avril, entre 9 et 10 heures, l’église catholique, où se sont réfugiés des milliers d’hommes, de
femmes et d’enfants tutsi, fait l’objet d’une attaque en force. Les assaillants portent divers types d’armes
- machettes, épées, lances, hachettes, gourdins cloutés, impuzamugenzi et autres outils agricoles - et
chantent « Exterminons-les ». 147 Accompagné d’une partie des assaillants, Kayishema qui vient des bureaux préfectoraux, arrive sur les lieux à bord d’un véhicule Toyota de couleur blanche. Plusieurs témoins
assistent à l’arrivée de Kayishema et le voient descendre de son véhicule en compagnie de gendarmes. Il
marche vers le groupe d’assaillants qui l’accueillent sous des applaudissements, et leur dit : « Commencez
à travailler ». À un moment donné, Kayishema a pris la tête des assaillants qui sont entrés dans l’église et
ont commencé à tuer les survivants. Le témoin A a vu Kayishema user de son épée pour transpercer un
Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana ICTR-95-1 http://www.unictr.org/.
Sœur Julienne Farrington, ressortissante des États-Unis, supérieure générale des sœurs de Sainte-Marie de Namur,
se rend au Rwanda vers le 16 mai pour tenter de faire évacuer ses consœurs du couvent de Kibuye. Elle n’y réussira pas
avant l’arrivée des Français de Turquoise. Le Département d’État demande aux autorités françaises de l’évacuer le 22 juin.
http://francegenocidetutsi.org/Farrington22juin1994.pdf Elle témoigne au procès Kayishema les 6-9 octobre 1997.
145 Stéphanie Maupas, Diplomatie judiciaire http://www.diplomatiejudiciaire.com/Tpir/Ruzindana25.htm.
146 Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana ICTR-95-1 V. Conclusions factuelles. Voir
aussi section 26.14.1 page 1005.
147 Ce chant a été composé sur le slogan « tubatsembatsembe » lancé par Jean-Bosco Barayagwiza. Voir les paroles section 15.8 page 703.
143
144
1000
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
certain Rutabana ainsi qu’un bébé qui se trouvait au-dessus du témoin lui-même. Le témoin A a lui-même
été touché par les coups d’épée du préfet, à la clavicule droite, à la main droite et au coude gauche. 148
26.12.3
L’attaque du 17 avril contre le Home Saint-Jean (Kibuye)
Après l’église catholique, les assaillants ont pris la direction du Home Saint-Jean où ils sont arrivés
vers 13 ou 14 heures, en chantant « Exterminons-les ». Ils ont lancé des grenades à l’intérieur du bâtiment,
ce qui a eu pour effet d’asphyxier ceux qui s’y trouvaient. Après que les gendarmes eurent forcé la porte,
les Tutsi qui essayaient de sortir se sont retrouvés en face des machettes et des lances des Interahamwe.
La Chambre considère également établi, au-delà de tout doute raisonnable, qu’outre le fait qu’il a
participé au massacre du Domaine (église et Home Saint-Jean), Kayishema y a également joué un rôle de
premier plan. Le préfet a conduit les assaillants des bureaux de la préfecture au lieu du massacre et les
a encouragés à tuer en se servant d’un mégaphone pour leur transmettre le mot d’ordre de Kigali selon
lequel il fallait tuer tous les Tutsi. 149
26.12.4
Les attaques sur la colline de Muyira (Bisesero) au mois de mai
Le 5 mai, Kayishema informe ses supérieurs de la persistance « d’un petit endroit d’insécurité dans la
zone de Bisesero ». 150
La colline de Muyira se trouve dans la région de Bisesero aux confins de la commune de Gishyita et
de celle de Gisovu. Plusieurs témoins ont reconnu Kayishema et Ruzindana sur ces lieux de massacre, le
13 mai :
Le témoin JJ a fait une déposition au regard des événements survenus sur la colline de Muyira le
13 mai. Il affirme que Kayishema, vêtu d’un costume civil vert et escorté par des soldats, est arrivé à
bord d’un véhicule de couleur blanche et qu’on a vu Ruzindana transporter les assaillants. Kayishema
tenait à la main un fusil à canon court et un mégaphone. Il a scindé les assaillants en groupes, donné
des instructions et tiré le premier coup de feu. Le témoin JJ se souvient qu’après l’attaque, Kayishema
a pris la parole devant les assaillants qui s’étaient regroupés. 151
et le 14 mai :
S’agissant des événements du 14 mai, le témoin OO déclare avoir vu Ruzindana et Kayishema
arriver avec des Interahamwe. Ce matin-là, de l’endroit où il se cachait, il a entendu Kayishema
parler aux assaillants venus des autres préfectures et se souvient l’avoir entendu dire : « de balayer
la saleté ce jour-là et qu’ils ne reviennent pas parce qu’ils allaient terminer, qu’il les remerciait, et
qu’eux allaient s’occuper de ceux qui restent ». 152
Ces attaques des 13 et 14 mai pour lesquelles avaient été recrutés des militaires et la milice de John
Yusuf Munyakazi venant de Bugarama (Cyangugu) ont été les plus meurtrières de la résistance des Tutsi
à Bisesero d’avril à juillet 1994. 153
26.12.5
L’enfumage de la grotte de Kigarama à Nyakavumu (Gishyita)
L’une des tueries à grande échelle les plus horribles parmi celles dont Bisesero a été le théâtre, est
celle perpétrée à la grotte, dans la cellule de Kigarama, secteur de Bisesero, commune de Gishyita. Cette
grotte où s’étaient réfugiés des Tutsi a été attaquée par les assaillants hutu. Arrivés le matin, ceux-ci
ont tiré des coups de feu et lancé des grenades sur la multitude de Tutsi qui s’y trouvaient. Ils ont
ensuite ramassé et empilé du bois à l’entrée de la grotte et y ont mis le feu. Ensuite ils ont élevé un mur
de terre devant l’entrée de façon à diriger la fumée à l’intérieur de la grotte. Asphyxiées par la fumée,
les personnes qui étaient à l’intérieur de la grotte, au nombre de quarante, cent ou plus, suivant les
Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1, section 328.
Ibidem, section 334.
150 Dr Clément Kayishema, préfet, à Monsieur le ministre de l’Intérieur et du Développement communal, no. 0286/04.09.01,
May 5, 1994 (préfecture de Kibuye) [86, p. 254].
151 Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1, section 420.
152 Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1, section 417.
153 Il y aurait eu de 25 à 30 000 tués lors de ces deux journées d’après les témoignages recueillis par African Rights. Cf.
Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 43].
148
149
1001
26.12. COLLABORATION AVEC CLÉMENT KAYISHEMA, PRÉFET DE KIBUYE
témoignages, sont mortes. Il n’y aurait eu qu’un seul survivant. Les témoins, dont ce rescapé, affirment
que le préfet Kayishema, les bourgmestres Sikubwabo, Ndimbati et Ruzindana dirigeaient cette attaque.
Le témoin HH, dont la mère, la belle-sœur et les trois enfants de celle-ci sont morts dans cette grotte,
laisse entendre que cette attaque s’est produite après l’arrivée des Français. 154 Caché près de la grotte
lors d’une attaque avortée, il rapporte la conversation entre les tueurs qu’il a entendue :
C’est l’attaque dirigée par Nzaramba qui est arrivée en premier à la grotte. Il est arrivé avant
Boniface Ndabitegereje et Bihiranyi Emmanuel. [...] Ils l’ont appelé en disant que ce jour-là ils n’allaient pas s’attaquer à la grotte et lui ont demandé de venir les rejoindre là où ils étaient. [...] Quand
Nzaramba est arrivé tout près de là où se trouvaient Boniface et Emmanuel, ils lui ont dit que le jour
avant ils avaient été à une réunion à Kibuye et que pendant la réunion il y avait des gens cachés dans
une grotte [sic] et Kayishema a dit que les Français étaient arrivés et a demandé aux Français de lui
donner deux jours pour tuer ceux qui se trouvaient à l’extérieur et qu’on allait s’occuper de ceux qui
se trouvaient dans la grotte plus tard. [...] Il a dit qu’il avait demandé aux Français deux jours pour
tuer ceux qui se trouvaient à l’extérieur et qu’ils allaient leur donner un jour pour tuer ensemble ceux
qui étaient dans la grotte. 155
L’attaque de la grotte a lieu plus tard, après que le témoin eut entendu cette conversation.
Un expert du tribunal retrouve les restes d’au moins quarante personnes :
M. Haglund qui a visité cette grotte en septembre 1995 la décrit en ces termes : « Je suis remonté
environ sur 10 mètres dans ce tunnel. Elle se rétrécissait et devenait de plus en plus étroite... ». M.
Haglund a pris des photographies de l’intérieur et de l’extérieur de la grotte, que le Procureur a
déposées comme pièces à conviction 239. Il a par ailleurs déclaré ce qui suit : « En allant [plus en
profondeur dans la grotte]... j’ai observé beaucoup d’individus : des enfants, des adultes qui sortaient
de la boue qui s’était accumulée pendant la saison des pluies, et je dirais qu’au minimum j’ai noté
la présence d’au moins 40 individus dans cette zone. » Le témoin QQ, dont la sœur a péri dans la
grotte, a déclaré que le jour de l’attaque, alors qu’il s’enfuyait de la colline, il a vu la fumée s’élever de
la grotte. Revenu sur les lieux plus tard, il a découvert que les assaillants avaient mis le feu à l’entrée
de la grotte. 156
Le seul survivant met en cause Kayishema et Ruzindana :
Le témoin CC est l’unique survivant du massacre de la grotte. Le jour de l’attaque, qui a eu lieu
en juin 1994, le témoin CC se trouvait à l’intérieur de la grotte. Selon lui, l’attaque a été lancée à
9 heures du matin, heure à laquelle les assaillants ont lancé, à l’intérieur de la grotte, des grenades
qui n’ont pas explosé. Les Interahamwe sont alors allés chercher du bois de feu et de l’herbe sèche et
les ont entassés avec de la terre à l’entrée de la grotte avant d’y mettre le feu. A maintes reprises,
durant l’attaque, le témoin a entendu les Interahamwe parler de Kayishema et de Ruzindana en des
termes qui laissaient entendre que c’étaient eux qui avaient orchestré l’attaque. En fait, parce qu’il
était à l’intérieur de la grotte, le témoin CC n’a pas vu Kayishema et Ruzindana. CC a déclaré
qu’il a pu survivre parce qu’il s’était enduit le corps de boue et qu’il buvait à petites gorgées l’eau
qui s’égouttait. A un moment donné, il a en réalité perdu connaissance mais est revenu à lui quand
l’air frais s’est engouffré dans la grotte, après que d’autres Tutsis en eurent débloqué l’entrée, de
l’extérieur. 157
Deux autres témoins confirment le rôle de Kayishema, Ruzindana et des bourgmestres de Gishyita et
Gisovu. Selon le témoin HH, le massacre à la grotte a été perpétré après l’arrivée des soldats français,
autrement dit aux environs du 30 juin.
Deux témoins, en l’occurrence le témoin W et le témoin HH, cachés à l’extérieur de la grotte ont
confirmé que Kayishema et Ruzindana ont participé au massacre perpétré à la grotte. Le témoin W
qui était caché dans un buisson épineux à moins de 5 minutes de marche de l’entrée de la grotte,
154 Selon le mémorial des sites du génocide, cette attaque aurait eu lieu le 5 juin et aurait fait 400 morts. Cf. Mémorial
du génocide [66, p. 149]. Mais la région comporte de nombreuses galeries d’anciennes mines et il n’est pas exclu qu’il y ait
eu plusieurs enfumages de grottes. Le bourgmestre de Gishyita, Sikubwabo, demande effectivement le 28 juin de l’aide au
capitaine de frégate Marin Gillier pour attaquer des terroristes dans une galerie de mine d’étain. Voir section 29.12.5 page
1149.
155 Contre-interrogatoire du témoin HH par Me Moriceau, avocat de Kayishema, TPIR, Procès Kayishema - Ruzindana,
17 février 1998, pp. 55-56. http://francegenocidetutsi.org/KayishemaRuzindanaTranscript17fevrier1998.pdf
156 Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1, section 432. http://
francegenocidetutsi.org/KayishemaRuzindanaJugement21mai1999.pdf
157 Ibidem, section 433. Voir aussi Ubutabera 1997 - No 23.
1002
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
a déclaré qu’en mai ou juin 1994, plus de 100 personnes, pour la plupart des vieillards, des femmes
et des enfants se sont réfugiés dans la grotte. A l’arrivée des assaillants, il les a entendus scander le
refrain d’un chant qui disait : « Nous allons les exterminer et les jeter dans un trou. » Kayishema,
Ruzindana, le bourgmestre Sikubwabo et d’autres autorités locales se trouvaient parmi les assaillants.
Le témoin W confirme que l’attaque a été lancée le matin par des tirs dirigés vers l’intérieur de la
grotte. Par la suite, les assaillants ont empilé du bois à l’entrée de la grotte et y ont mis le feu. Il
ajoute que Kayishema semblait être à la tête d’un des groupes d’assaillants, alors que Ruzindana
dirigeait les assaillants venus de Ruhengeri. Après le départ des assaillants vers 15 ou 18 heures, le
témoin W et d’autres personnes ont dégagé l’entrée de la grotte pour secourir les éventuels survivants.
Le témoin HH déclare s’être enfui en direction de la grotte après que sa femme et ses enfants eurent
été tués dans une autre partie de Kigarama. Il affirme toutefois ne pas être entré dans la grotte
et avoir observé les assaillants à partir de la forêt située non loin de là. Il a reconnu Kayishema,
Ruzindana, Sikubwabo, Ndimbati et d’autres autorités civiles parmi les assaillants. Selon lui, les
assaillants ont tiré à l’intérieur de la grotte avant d’en boucher l’entrée. Après quoi ils ont entassé du
bois à l’entrée de la grotte et y ont mis le feu, sur les ordres de Kayishema et de Ruzindana. Ledit
témoin confirme les déclarations du témoin W selon lesquelles Kayishema et Ruzindana dirigeaient
les groupes d’assaillants. Il déclare avoir vu les deux hommes leur donner des instructions, « à l’instar
de... c’était comme un chef de chantier, un contremaître qui montre à ses ouvriers comment faire
le travail. » Après l’attaque, le témoin HH et d’autres personnes ont dégagé la terre qui bloquait
partiellement l’entrée de la grotte. Quoique la déposition de ce témoin ne soit pas tout à fait claire
sur ce point, il semble que le témoin HH soit entré dans la grotte et qu’il n’y ait trouvé aucun
survivant, mais que par la suite une personne en soit sortie vivante. La mère, la sœur, la belle mère
et les trois enfants du témoin figurent parmi les personnes qui ont laissé la vie dans cette grotte. 158
La chambre estime établi que Ruzindana dirigeait l’un des groupes formés par les assaillants, alors
que Kayishema assurait la direction générale de l’attaque.
Clément Kayishema est reconnu coupable d’avoir organisé les massacres au Home Saint-Jean et à
l’église catholique de Kibuye, au stade de Gatwaro à Kibuye, à l’église de Mubuga et sur les collines de
Bisesero.
La lettre que Clément Kayishema adresse au ministère de la Défense le 12 juin 1994 établit son rôle
essentiel dans l’organisation des attaques contre les Tutsi à Bisesero. 159
Le TPIR a reconnu Clément Kayishema coupable de génocide et l’a condamné à la prison à vie le 21
mai 1999.
26.13
Non-arrestation d’Obed Ruzindana
Obed Ruzindana est un riche commerçant originaire de Mugonero (Kibuye). Les crimes qu’il a commis
sont relatés aux sections concernant Clément Kayishema, Alfred Musema et Charles Sikubwabo.
Les Français le connaissaient certainement puisqu’ils ont probablement collaboré avec lui. Ils ne l’ont
pas arrêté et ont permis sa fuite.
26.14
Collaboration avec Charles Sikubwabo, bourgmestre de
Gishyita
Charles Sikubwabo est bourgmestre de Gishyita depuis 1993, c’est un ancien adjudant-chef de l’armée
rwandaise.
Le 27 juin, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, qui accompagne les hommes du commando de l’air
de Nîmes en reconnaissance vers Bisesero, note les propos effarants du policier municipal du village de
Nyagurati, dans la commune de Gishyita :
Sur les collines alentour, des dizaines de maisons sont brûlées : « On en a incendiées au moins
200, s’exclame l’homme de loi, Il ne fallait pas que les fuyards puissent revenir. On est des policiers
municipaux. Ici, chacun a une arme. Avec les villageois, on partait le matin et tous les Tutsis qu’on
158
159
Ibidem, section 434-435.
Voir section 29.2 page 1099.
1003
26.14. COLLABORATION AVEC CHARLES SIKUBWABO, BOURGMESTRE DE GISHYITA
trouvait, on les tuait. Vous savez, le bourgmestre nous a envoyés ici, dans ce village, pour faire fuir
les malfaiteurs et les complices. C’est ce que nous avons fait. On avait des ordres. » [...]
Le policier municipal vient à son secours : « Moi-même, j’ai tué au fusil dix malfaisants, dont
deux enfants, c’était tous des complices. Mon chef m’a envoyé là pour ça. Il m’a dit : “Tous les Tutsis
sont mauvais”. » 160
Dans cet aveu, entendu tout autant par les militaires français que par le journaliste, on apprend que
c’est le bourgmestre de Gishyita qui organise les massacres sur sa commune.
Le 28 juin, Charles Sikubwabo rencontre le capitaine de frégate Marin Gillier et lui demande de l’aide
pour éliminer des « terroristes » cachés dans une galerie de mine d’étain. 161
Après la découverte des survivants tutsi de Bisesero, Marin Gillier, chef du commando Trepel, qui
stationne avec ses hommes à Gishyita, interpelle le 1er juillet le bourgmestre de Gishyita :
Je repars vers Gishyita, à cinq kilomètres environ, et demande à être reçu par le bourgmestre.
Devant le refus de son entourage, je fais preuve de la plus grande fermeté. Dès que je le vois, je
le somme de m’expliquer ce qui se passait sur le territoire dont il a la responsabilité. Il finit par
m’expliquer qu’il fallait se débarrasser de cette engeance. 162
Et le capitaine de frégate Marin Gillier n’arrête pas le bourgmestre assassin, Charles Sikubwabo. Il
est vrai que celui-ci s’est occupé de loger ses troupes dans un centre d’apprentissage et a reçu le ministre
de la Défense, François Léotard ! 163
La responsabilité de Charles Sikubwabo est bien connue des responsables de Turquoise : une fiche
d’information émanant du PCIAT Turquoise intitulée « Renseignements recueillis en Zone humanitaire
de sécurité » et datée du 10 juillet 1994 comporte :
Selon des propos recueillis auprès de plusieurs personnes, le bourgmestre SIKUBWABO Charles
aurait été l’instigateur de nombreuses chasses aux Tutsis. 164
Peu avant le 20 juillet, Jean d’Ormesson a assisté à une entrevue entre le colonel Sartre 165 et le
bourgmestre de Gishyita :
Pour accueillir le colonel Sartre venu lui rendre visite afin de parler de la « zone humanitaire
sûre », M. le bourgmestre de Gishyita, minuscule village perché sur le sommet d’une colline, a revêtu
un costume bleu deux pièces et noué une cravate. On dirait la version rwandaise d’un mafioso dans un
film réaliste italien. Pendant toute la conversation, il joue de façon détendue et charmante avec deux
enfants délicieux comme tous les enfants de cet âge. Il s’exprime bien. Il sourit, il nous reçoit avec
cordialité. N’empêche. Je crains que M. le bourgmestre de Gishyita ne soit un tueur bien tranquille.
Il a organisé dans son coin de paradis le massacre de beaucoup de Tutsis. Il parle des événements avec
une sorte de détachement amusé et de désinvolture, mettant surtout l’accent sur les 900 morts hutus
de la région. Il n’est pourtant pas rassuré sur le sort qui l’attend si jamais le FPR continuait son
avance et si les Français qui, par la force des choses, le protègent finissaient par se retirer. Il envisage
de s’en aller. « Pour où ? » « Je ne sais pas. Mais il faudra bien partir. » 166
Les Français n’arrêtent pas Charles Sikubwabo. Ils le protègent du FPR, « par la force des choses »
comme le dit si bien d’Ormesson. Il est resté en fonction jusqu’à la fin du mois de juillet. Le bureau
communal est incendié à son départ sous les yeux des Français. 167 Elie Ngezenubwo, un paysan qui a
participé aux massacres, va même jusqu’à mettre en cause les Français dans cet incendie. 168
160 Patrick de Saint-Exupéry, Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, mercredi 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
161 Voir section 29.12.5 page 1149.
162 Compte rendu du capitaine de frégate Marin Gillier sur son intervention à Bisesero Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 406]. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=6
163 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
164 Renseignements recueillis en zone humanitaire de sécurité, Goma, 10 juillet 1994, Opération Turquoise PCIAT,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 499]. http://francegenocidetutsi.org/
FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=499
165 Le colonel Sartre est chef du groupement Nord Turquoise.
166 Jean d’Ormesson, La drôle d’odeur de l’église de Kibuye, le Figaro, 20 juillet 1994, p. 24. http://francegenocidetutsi.
org/DormessonFigaro20juillet1994.pdf
167 Témoignage de Wolfgang Blam qui revient sur les lieux après le génocide.
168 Rapport Mucyo, [65, p. 214]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=220
1004
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, est toujours en liberté, grâce à la France. Il s’est
réfugié à Bukavu (Zaïre), 169 bénéficiant, sans doute, de la protection française. Il est recherché par le
TPIR, mais toujours non arrêté. 170 En revanche, deux de ses conseillers, Vincent Rutaganira, conseiller
pour le secteur de Mubuga, et Mikaeli Muhimana ont été accusés par le TPIR, jugés et condamnés.
26.14.1
Le massacre de l’église de Mubuga du 15 au 17 avril
Au procès de Kayishema devant le TPIR, on apprend que le 16 avril, Sikubwabo dirige les gendarmes, les agents de la police communale de la commune de Gishyita, les miliciens et les civils armés
qui massacrent les réfugiés de l’église de Mubuga 171 :
À l’instar d’autres lieux de culte au Rwanda, l’église de Mubuga avait de tout temps été considérée
comme un sanctuaire où la population était protégée en cas de troubles. Or, il y avait des troubles
au Rwanda en 1994. Selon le procureur, vers le 14 avril 1994, des milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants, sans armes et pour la plupart tutsis, s’étaient rassemblés dans l’église de Mubuga pour se
mettre à l’abri des attaques généralisées et violentes qui se perpétraient partout dans la préfecture
de Kibuye. En outre, le 14 avril, les autorités de la préfecture, dont Kayishema et le bourgmestre
Sikubwabo, se sont rendus à ladite église, située dans la commune de Gishyita, en compagnie de
gendarmes. Il ressort de la déposition d’un témoin oculaire que le bourgmestre avait déclaré qu’il
allait exterminer tous les Tutsis. Pendant les jours suivants, des milliers de personnes ont été mises
à mort par les assaillants. Parmi les personnes qui s’étaient réfugiées à l’église, seule une poignée ont
survécu à ce massacre qui ne constituait qu’un exemple parmi tant d’autres qui ont été perpétrés
dans la préfecture de Kibuye. 172
L’attaque a commencé le 15 par des tirs de grenades lacrymogènes et des coups de feu :
Plusieurs témoins oculaires cités comme témoins par l’accusation ont déclaré qu’après qu’ils eurent
commencé à se rassembler dans l’église, les Tutsis ont pris le soin de verrouiller de l’intérieur les portes
du bâtiment pour éviter toute incursion des assaillants, ceux-ci ayant déjà tenté d’attaquer les réfugiés.
Le 15 avril au matin, les assaillants sont montés à l’assaut en jetant des grenades lacrymogènes
dans l’église et en tirant des coups de feu par les fenêtres. Les témoins V, W et UU ont affirmé que
Kayishema et des responsables locaux étaient présents à l’église, ce jour-là. D’après les témoins OO et
W, ce sont le bourgmestre Sikubwabo et les conseillers Mika Muhimana 173 et Vincent Rutaganira 174
qui ont dirigé l’attaque. 175
Il y a avait 5 565 réfugiés dans l’église. La première attaque est du 9 avril :
Le témoin OO était présent lors des massacres survenus à l’église de Mubuga. Remarié après la
guerre, il raconte qu’il a perdu sa famille lors des événements.[...]
Réfugié à l’église de Mubuga, le témoin provoque un étonnement certain lorsqu’en réponse au
procureur, Jonah Rahetlah, sur le nombre de personnes s’y trouvant, il compte 5 565 personnes. Puis
il précise : « Une fois arrivé là-bas, le préfet a demandé au prêtre de compter toutes les personnes
qui étaient là pour s’assurer de leur nombre et voir comment leur donner à manger. Mais il mentait.
Il voulait savoir qui tuer dans cette église. On a commencé à compter, les autres ont compté de leur
côté, nous avons trouvé sur un papier 5 565 réfugiés. » Il décrit ensuite l’attaque du 9 avril : « Les
gendarmes sont arrivés et nous avons immédiatement fermé les portes de l’église. Elle était pleine,
les Hutus étaient là et ils étaient plus nombreux que les herbes de la cour et ils nous ont obligés à
ouvrir la porte. (...) C’était très tôt le matin, à cinq heures. Personne ne pouvait se coucher, nous
étions très serrés. Nous restions tout le temps assis, sauf les enfants qui pouvaient se coucher. (...)
Ils ont tiré de tous côtés à travers les fenêtres. La plupart d’entre nous, nous nous sommes couchés et
nous n’avons pas été atteints par les balles. (...) Ils ont lancé des choses qui provoquent de la fumée.
Cela nous démangeait dans les yeux et toute l’église était pleine de fumée. Ce jour-là, un quart des
169 TPIR, Case No ICTR-95-1-1, The Prosecutor of tribunal against Clement Kayishema, Ignace Bagilishema, Charles
Sikubwabo, Aloys Ndimbati, Vincent Rutaganira, Mika Muhimana, Ryandikayo, Obed Ruzindana, first indictment, 29
Avril 1996.
170 TPIR, Actes d’accusation ICTR-96-10-T et ICTR-96-1-T.
171 L’église de Mubuga fait partie de la commune de Gishyita, à 5 km au Nord-Est.
172 TPIR, Résumé du jugement de Kayishema, section 380.
173 Mikaeli Muhimana a été condamné à la prison à vie par le TPIR.
174 Rutaganira Vincent, conseiller de Mubuga, commune de Gishyita, a été condamné à 6 ans de prison par le TPIR. Il a
été libéré en 2008.
175 Ibidem, section 386.
1005
26.14. COLLABORATION AVEC CHARLES SIKUBWABO, BOURGMESTRE DE GISHYITA
personnes qui étaient dans l’église a été tué. » Le lendemain, l’attaque s’est poursuivie en présence
des autorités administratives, dont Clément Kayishema, sans qu’entre-temps les réfugiés n’aient pu
fuir.
Un long calvaire de neuf jours dans l’église
Plusieurs jours se sont écoulés ainsi jusqu’au 17 avril. Le survivant décrit la dernière attaque de
l’église : « Alors tous les Hutus sont entrés avec des petites houes, des machettes, des gourdins et des
lances. (...) Le préfet lui-même était là, il peut le dire lui-même. (...) Après l’attaque, les autorités sont
revenues avec les assaillants pour voir ceux qui étaient morts. (...) Quand ils voyaient quelqu’un qui
respirait encore, ils l’achevaient. Le préfet a dit au bourgmestre [Charles Sikubwabo] et au conseiller
Vincent : Je vous félicite, si demain vous faites la même chose à Bisesero, je pense que personne
ne va survivre. Il a même dit au conseiller Vincent de venir prendre un Caterpillar pour enterrer
les cadavres ». Pour survivre, OO s’est caché parmi les cadavres puis, vers minuit, a fui l’église pour
se rendre à Bisesero où il est resté jusqu’à l’arrivée des militaires français, à la fin du mois de juin
1994. 176
Voir aussi section 26.12.1 page 1000.
26.14.2
L’attaque de l’hôpital et de la paroisse adventiste de Mugonero, le
16 avril
Le procès du pasteur Elizaphan Ntakirutimana et de son fils, le docteur Gérard Ntakirutimana, devant
le TPIR a mis en évidence que le bourgmestre Sikubwabo est un des principaux responsables des massacres
de Mugonero. Il ne fit rien pour défendre les Tutsi, bien au contraire. Le 16 avril, les Tutsi réfugiés dans
la paroisse adventiste de Mugonero furent massacrés. 177
26.14.3
Les attaques contre les Tutsi de Bisesero
Charles Sikubwabo, avec le conseiller Mika de Gishyita, 178 Obed Ruzindana, 179 Alfred Musema, 180 ,
le préfet Kayishema, le ministre de l’information Eliezer Niyitegeka, 181 mena plusieurs attaques contre
les Tutsi réfugiés à Bisesero.
— L’attaque de la colline de Muyira le 13 mai. Le témoin HH rapporte :
Le 13 mai 1994, 182 il quitte sa maison pour se réfugier sur la colline de Kigarama, avant
de rejoindre, le lendemain, celle de Muyira. Lors des violentes attaques de ces deux journées, il
raconte : « J’ai pu reconnaître Ruzindana Obed, Kayishema Clément, Sikubwabo Charles qui était
bourgmestre de Gishyita, Ndimbati Aloys, qui était ancien bourgmestre de Gisovu, Musema Alfred
et beaucoup d’autres. [...] »
Le témoin indique [dans sa déclaration écrite] : « Pour autant que j’ai pu voir parmi les responsables, seuls Ndimbati et Sikubwabo tiraient sur les gens ». 183
— L’attaque de la grotte de Kigarama à Nyakavumu, commune de Gishyita.
En juin, lors de l’attaque de la grotte où s’étaient réfugiés des Tutsi, le bourgmestre Sikubwabo
se trouvait parmi les assaillants. Arrivés le matin, ceux-ci ont tiré des coups de feu et lancé des
grenades sur la multitude de Tutsi qui s’y trouvaient. Ils ont ensuite ramassé et empilé du bois
à l’entrée de la grotte et y ont mis le feu. Suffoquées par la fumée, les personnes qui étaient à
l’intérieur de la grotte sont mortes. 184
26.14.4
Charles Sikubwabo tue Assiel Kabanda
B. K. se cachait non loin de là [le 8 juin] lorsque Charles Sikubwabo régla le sort de deux hommes
d’affaires de sa commune [...]
176
177
178
179
180
181
182
183
184
Ubutabera, 24 novembre 1997, No 28.
Voir section 26.18 page 1009.
Mika Muhimana a été arrêté par le TPIR et a été condamné à la prison à vie.
Obed Ruzindana a été condamné par le TPIR à la prison à vie.
Alfred Musema a été condamné par le TPIR à la prison à vie.
Eliezer Niyitegeka a été condamné à la prison à vie par le TPIR, le 15 mars 2003.
L’attaque du 13 mai à Bisesero a été la plus meurtrière.
Ubutabera, 2 mars 1998, No 31 (II).
Voir section 26.12.5 page 1001.
1006
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
« En juin, j’ai vu Charles Sikubwabo tuer l’homme d’affaires Assiel Kabanda. Il lui tira dessus,
puis demanda à ses miliciens de le décapiter. Comme Kabanda était quelqu’un qu’ils avaient cherché
partout, il dit qu’il tenait à montrer sa tête au préfet, Kayishema, et recevoir ainsi sa récompense.
Sikubwabo tua également Innocent Muganza, le père de mon ami, J-D N. » 185
Selon le témoin PP, Kabanda, qui était un homme d’affaires prospère, était particulièrement
recherché par Kayishema et Ruzindana. Il affirme qu’en fin de compte, Kabanda a été tué par balles
par le bourgmestre Sikubwabo avant d’être décapité, et que sa tête a été livrée à Kayishema en échange
d’une récompense. Le témoin PP était caché dans un buisson situé tout près de la scène quand il a
vu Sikubwabo tirer sur Kabanda. Toutefois, pour ce qui est de la décapitation du susnommé, il en
avait simplement entendu parler. 186
26.15
Non-arrestation d’Aloys Ndimbati, bourgmestre de Gisovu
Aloys Ndimbati est l’ancien bourgmestre de Gisovu et tenait en fait cette fonction jusque fin juillet.
Il n’a pas été inquiété. Des militaires français stationnaient dans l’usine de thé de sa commune. 187
Les Français ont eu des preuves de la culpabilité de Ndimbati. Ils en notent même une :
Le 6 juillet à 8 h 00, Mme MUTAKAMITALI Adrienne qui s’était réfugiée au camp de KIBUYE
depuis la veille, affirme que son mari EDGAR a été assassiné le 14/4/94 par le bourgmestre de
GISOVU, M. N’DIMBATI Aloys. 188
Aloys Ndimbati a participé à l’attaque de la colline Muyira à Bisesero. 189
C’est Aloys Ndimbati qui a appelé à l’aide John Yusuf Munyakazi et ses miliciens, selon le rescapé
A. L. Celui-ci voit, avant l’attaque du 13 mai, la nuit, un ami qui assiste aux réunions avec les autorités :
Je lui ai demandé s’il avait entendu que la paix allait revenir pour me remonter un peu le moral. S.
m’a répondu très triste. Il m’a dit : « Ne songez plus au retour de la paix. Maintenant Aloys Ndimbati,
le bourgmestre de Gisovu, a donné sa voiture à Jonathan Ruremesha pour qu’il aille appeler Yusufu
à Cyangugu afin qu’il vienne avec ses miliciens à Kibuye pour contribuer à exterminer les Tutsis
de Bisesero qui sont très forts. » Après le génocide, F. M., enseignant à Gisovu, m’a confirmé cette
information. 190
Aloys Ndimbati a participé à l’attaque de la grotte de Kigarama :
Le témoin HH déclare s’être enfui en direction de la grotte après que sa femme et ses enfants eurent
été tués dans une autre partie de Kigarama. Il affirme toutefois ne pas être entré dans la grotte et avoir
observé les assaillants à partir de la forêt située non loin de là. Il a reconnu Kayishema, Ruzindana,
Sikubwabo, Ndimbati et d’autres autorités civiles parmi les assaillants. 191
Michel Peyrard rapporte le témoignage d’un survivant de Bisesero, Hérédion :
« Ils ont tué en priorité nos intellectuels. Notre conseiller à la commune de Bisesero, Benoît
Gatwaza, a été tué à la rivière dès le premier jour. Casimir le maître des enfants et Kabada le
commerçant aussi : le bourgmestre de Gisovu avait demandé leur tête. Les militaires, après les avoir
décapités, les lui ont apportées. Pour eux, c’était une grande joie de tuer des hommes savants. Moimême, qui ne suis pas bien considérable, mon conseiller de secteur a offert quatre mille francs rwandais
à celui qui apportera ma tête. J’étais le chanteur du village. Il y a quatre ans, quand le président
Habyarimana est venu inaugurer le bureau communal de Gisovu, j’ai chanté pour lui. C’est sûrement
pour cela que le bourgmestre veut ma tête : il sera fier de la montrer aux autres bourgmestres du
secteur. » 192
African Rights, Résistance au génocide : Bisesero [10, p. 58].
TPIR, Résumé du jugement de Kayishema, section 429.
187 Voir section 26.20 page 1011.
188 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en
zone humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 498]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf
189 Voir le témoin HH au procès de Kayishema section 26.14.3 page 1006.
190 African Rights, Résistance au génocide : Bisesero [10, p. 30].
191 TPIR, Jugement de Kayishema, section 435.
192 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
185
186
1007
26.16. NON-ARRESTATION DE JEAN-BAPTISTE TWAGIRAYEZU, CHEF MILICIEN
Un véhicule de la commune de Gisovu transporte les miliciens en présence des Français :
A 14 h 25, un pick-up passant en trombe l’interrompt. « C’est le véhicule communal de Gisovu,
glisse Hérédion. C’est toujours lui qui amène ici les interahamwe ». 193
Aloys Ndimbati est recherché par le TPIR pour participation au génocide à Bisesero, mais est toujours
en fuite.
26.16
Non-arrestation de Jean-Baptiste Twagirayezu, chef milicien
Le 27 juin, les commandos de l’air basés à Kibuye se font accompagner à Bisesero par un instituteur
de Mubuga, Jean-Baptiste Twagirayezu, qui les persuade que les Tutsi encore sur les collines sont des
éléments infiltrés du FPR. Un survivant des massacres à Bisesero reconnaît Twagirayezu et le dénonce
aux militaires français. Le lieutenant-colonel Duval, alias Diego, le fait protéger par ses soldats et se
contente de le menacer s’il recommence. 194
Twagirayezu avait sans doute été recommandé par le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo.
Il dut lui faire son rapport et lui indiquer l’endroit où les Tutsi s’étaient rassemblés pour parler à Diego.
Celui-ci organisa alors des attaques :
Quand l’équipe de Diego rebrousse chemin, confirme un interahamwe, le maire de Gishyita envoie
à Bisesero toute la « main-d’œuvre » disponible. Avec ce mandat : « Finissons-en. Ils sont regroupés,
ce sera plus facile. » 195
26.17
Non-arrestation d’Athanase Kafigita, instituteur de Nyagurati
Le 27 avril, Patrick de Saint-Exupéry, qui accompagne les commandos de l’air, arrive au village
de Nyagurati, secteur de Kagabiro (à mi-chemin entre Kibuye et Gishyita). Là, les militaires français
entendent sans broncher le récit du policier et de l’instituteur du village, Athanase Kafigita :
L’instituteur – Hutu lui aussi – se joint à la discussion. « Il y a eu beaucoup de morts ici, avoue
Atanase Kafigita. Tous les soirs, des malfaiteurs descendent des collines pour nous attaquer. Nous
on se défend. Moi-même, j’ai tué des enfants. » [...]
– « Monsieur l’instituteur, vous trouvez que c’est normal de tuer des enfants sous prétexte qu’ils
sont complices ? »
L’enseignant refuse de répondre. Il tourne autour du pot, cherche vaguement à se justifier, puis finit
par admettre, au détour d’une phrase : « J’avais 80 enfants en première année à l’école. Aujourd’hui,
il en reste 25. Tous les autres, on les a tués ou ils sont en fuite. »
Le lieutenant-colonel Diego (un nom de code) est stupéfait : « Vous, instituteur, vous avez tué
des enfants ? » Atanase Kafigita ne répond pas. Embarrassé, il change de sujet : « En face, dans la
forêt, ils se comportent comme des rebelles. Ils ne pensent qu’à une chose, nous attaquer. Nous, on
se défend. » 196
Patrick de Saint-Exupéry reproduit à nouveau cette confession de l’instituteur qui, « sans remords,
se réclame du camp des tueurs » dans son article du 5 juillet. 197
Michel Peyrard, ibidem.
Voir section 29.7.4 page 1118 et Patrick de Saint-Exupéry, Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, mercredi
29 juin 1994.
195 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004. Hugeux a interviewé des
miliciens à la prison de Gisovu en 2004.
196 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http://
francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
197 Patrick de Saint-Exupéry La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6. http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
193
194
1008
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Dans une fiche d’information établie par l’opération Turquoise le 10 juillet 1994, 198 un certain « Athanase Kaygita », instituteur du village de Nyagurati est proposé comme témoin des exactions commises au
Home Saint-Jean de Kibuye, au même titre que les religieuses de la congrégation des sœurs de Namur de
Kibuye ou que Ozias Nzambaire [Nzambayire], ancien chauffeur du préfet Kayishema qui, lui, cachait des
Tutsi. 199 Il s’agit probablement du même individu. Les militaires français l’ont donc entendu à d’autres
occasions.
26.18
Fuite du pasteur Elizaphan Ntakirutimana
Elizaphan Ntakirutimana était le pasteur de l’église adventiste du Septième jour du complexe de
Mugonero situé à Ngoma dans la commune de Gishyita. Son fils, Gérard Ntakirutimana était médecin
à l’hôpital dudit complexe. Le complexe de Mugonero était dirigé par l’Association des adventistes du
Septième jour et comprenait de nombreux bâtiments, dont une école d’infirmières, un hôpital et des
habitations.
Vers le 9 avril 1994, des réfugiés et des blessés ont commencé à se présenter au complexe de Mugonero
appartenant à l’Église adventiste du Septième jour. Au moins deux gendarmes y sont également arrivés.
Le 12 avril, alors que deux mille réfugiés encombraient l’hôpital, l’eau fut coupée. Gérard Ntakirutimana
a encouragé les patients hutu à quitter l’hôpital. Le samedi 16 avril, les réfugiés de l’église et de l’hôpital
furent massacrés.
Philip Gourevitch, 200 revenant du Rwanda où il avait visité le domaine de l’Église adventiste à Mugonero, a rencontré le pasteur Elizaphan Ntakirutimana dans la maison de son fils, le docteur Eliel Ntaki,
à Laredo aux USA :
Après le 27 [avril], je suis resté à Mugonero, peut-être trois semaines. On m’a dit que l’un des
pasteurs était mort à Rubengera et je suis allé ramener la femme à la maison à Murangara, dans la
région de Mubuga. J’ai quitté Mugonero le 18 juillet après l’arrivée des Français. Je me suis rendu
à Bukavu. Les Français disaient alors : « Nous partons. » Nous nous disions que ces Français nous
protégeaient et que s’ils partaient, nous ferions mieux de partir aussi. 201
Elizaphan Ntakirutimana a été arrêté le 29 septembre 1996 au Texas (États-Unis), puis libéré et arrêté
de nouveau le 26 février 1998. Il a été transféré au quartier pénitentiaire du tribunal d’Arusha le 24 mars
2000.
Dans le résumé du jugement du procès pour génocide du pasteur Elizaphan Ntakirutimana et de son
fils le docteur Gérard Ntakirutimana devant le TPIR, nous lisons :
20. Avant de s’atteler à l’examen de l’attaque lancée au Complexe de Mugonero, la Chambre
rappelle que le 15 avril 1994, six pasteurs et un autre Tutsi influent ont adressé une lettre à Elizaphan
Ntakirutimana. Dans cette lettre, ils ont informé l’accusé qu’ils avaient appris qu’ils mourraient le
lendemain avec leurs familles. Ils lui ont demandé d’intervenir en prenant contact avec le bourgmestre
dès que possible.
21. La Défense fait valoir que le 16 avril, après avoir reçu la lettre des gendarmes entre 5 heures et
6 h 30 du matin, les deux accusés se sont rendus à Gishyita pour plaider la cause des réfugiés auprès
du bourgmestre. Ils sont revenus au Complexe avant 8 heures du matin, et Elizaphan Ntakirutimana
a rédigé sa réponse à la lettre des pasteurs tutsis, dans laquelle il a dit aux intéressés que rien
ne pouvait être fait pour eux. Selon la Défense, les gendarmes ont conseillé aux deux accusés de
quitter le Complexe de Mugonero. Estimant qu’ils se devaient d’obtempérer, Elizaphan et Gérard
Ntakirutimana sont ensuite partis pour Gishyita vers 8 heures du matin et se sont installés dans un
bâtiment là-bas.
22. Le Procureur ne conteste pas le fait qu’Elizaphan Ntakirutimana soit parti voir le bourgmestre
le 16 avril 1994 au matin. Toutefois, il soutient que l’objet de sa rencontre avec le bourgmestre
n’était pas de transmettre le message des pasteurs tutsis, mais plutôt d’organiser l’évacuation et
198 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Exactions commises à l’Home
Saint Jean de Kibuye. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 496-497]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationHome10juillet1994.pdf
199 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
200 Philip Gourevitch est journaliste au magazine américain The New Yorker et auteur du livre « Nous avons le plaisir
de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles ».
201 Chroniques et reportages sur la Justice pénale internationale, Diplomatie Judiciaire, le 11 décembre 2001.
1009
26.18. FUITE DU PASTEUR ELIZAPHAN NTAKIRUTIMANA
l’hébergement de ses collègues hutus et des membres de leurs familles, ainsi que le transport des
assaillants au Complexe de Mugonero. En outre, le Procureur fait valoir qu’Elizaphan Ntakirutimana
était seul et qu’il n’était donc pas en compagnie de son fils, lequel était à ce moment-là occupé au
camp de la gendarmerie de Kibuye.
23. La Chambre est d’avis qu’Elizaphan Ntakirutimana a eu un entretien avec le bourgmestre
dans la matinée du 16 avril 1994. Au dire du Procureur, seules ces deux personnes auraient pris
part à cette rencontre. L’unique élément de preuve produit au procès à cet égard est la déposition
d’Elizaphan Ntakirutimana. En conséquence, la Chambre a accepté sa version des faits. [...]
26. Le Procureur allègue en outre qu’Elizaphan Ntakirutimana a transporté des assaillants armés
au Complexe dans la matinée du 16 avril 1994. La Chambre constate qu’il existe de nombreux éléments
de preuve à l’appui de cette allégation. Les deux accusés ont invoqué un alibi en ce qui concerne la
tranche horaire du 16 avril allant de 8 heures à 9 heures du matin. Toutefois, la Chambre n’estime
pas que le rapprochement de cet élément de preuve et des dépositions des témoins à charge permette
de conclure qu’il est raisonnablement possible que l’accusé n’ait pas été présent au Complexe à ce
moment-là. En conséquence, la Chambre conclut au-delà de tout doute raisonnable qu’Elizaphan
Ntakirutimana a transporté des assaillants armés au Complexe dans la matinée du 16 avril 1994 et
retient le témoignage selon lequel ces assaillants armés, en compagnie d’autres personnes, ont participé
à l’attaque lancée au Complexe de Mugonero ce jour-là et ont tué un grand nombre de civils tutsis.
[...]
42. La Chambre a conclu qu’Elizaphan Ntakirutimana avait transporté des assaillants à l’église
de Murambi et avait ordonné que le toit de l’église soit ôté afin qu’elle ne puisse plus servir de refuge
aux Tutsis. Par ces agissements, il a facilité la chasse aux réfugiés tutsis qui se cachaient dans l’église
de Murambi située à Bisesero et le meurtre desdits réfugiés.
43. La Chambre a également conclu qu’Elizaphan Ntakirutimana avait transporté des assaillants
armés pour les amener à diverses localités dans le but de poursuivre et de tuer les Tutsis et qu’il
avait fait partie de convois de véhicules conduisant des assaillants armés à des localités situées dans
la région de Bisesero, notamment à la colline de Murambi, à la colline de Kabatwa, à la colline de
Gitwa, à Ku Cyapa et à la colline de Nyarutovu.
44. Il ne ressort pas des éléments de preuve produits qu’Elizaphan Ntakirutimana a tué quiconque.
D’après les témoins à charge, il a plutôt transporté des assaillants dans son véhicule ou indiqué aux
assaillants l’endroit où se trouvaient les réfugiés tutsis. La Chambre a admis plusieurs dépositions
allant dans ce sens et en conclut qu’Elizaphan Ntakirutimana a ainsi participé aux massacres de civils
tutsis dans la région de Bisesero. 202
La lettre des pasteurs, datée du 15 avril, disait ceci : 203
Ngoma, 15/04/1994
Notre cher guide, Pasteur Elizaphan Ntakirutimana,
Comment allez-vous ! Nous vous souhaitons d’être fort dans tous ces
problèmes que vous affrontez et nous avons le plaisir de vous informer
que demain nous serons tués avec nos familles. Nous vous demandons
donc d’intervenir pour nous auprès du maire. Nous croyons que, avec
l’aide de Dieu qui vous a confié la direction de ce troupeau qui va
être détruit, votre intervention sera hautement appréciée, de la même
manière que les Juifs furent sauvés par Esther.
Nous vous rendons honneur.
Signé :
1. Pasteur Ezekiel Semugeshi
2. Pasteur Isaka Rucondo
3. Pasteur Seth Rwanyabuto
202 TPIR, Affaire no ICTR-96-10-T et ICTR-96-17-T, Le Procureur c. Elizaphan Ntakirutimana et Gérard Ntakirutimana,
21 février 2003. http://francegenocidetutsi.org/NtakirutimanaResumeJugement.pdf#page=10
203 Philip Gourevich [92, p. 52] ; Diplomatie Judiciaire, 11 décembre 2001.
1010
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
4.
5.
6.
7.
Pasteur Eliezer Seromba
Pasteur Seth Sebihe
Pasteur Jerome Gakwaya
Professeur Zigirinshuti Ezekias
Le TPIR a condamné Elizaphan Ntakirutimana (78 ans) à une peine de 10 ans d’emprisonnement. Il
est décédé le 22 janvier 2007.
26.19
Collaboration avec le docteur Gérard Ntakirutimana
Le docteur Gérard Ntakirutimana, fils du pasteur Elizaphan Ntakirutimana, a participé comme son
père aux massacres de Mugonero et Bisesero. 204 Les Français ne l’ont pas arrêté mais l’ont laissé continuer à faire la chasse aux Tutsi. Jérôme Bayingana raconte qu’après le départ de la reconnaissance du
lieutenant-colonel Duval, alias Diego, le 27 juin, les miliciens du Dr Gérard sont entrés en action :
Eric [Eric Nzabihimana], un rescapé de Bisesero, a eu le courage de les approcher. Ces Français
lui ont demandé d’aller chercher d’autres Tutsis. Ils ont dit qu’ils étaient venus pour nous sauver.
Plus tard, ces militaires sont retournés à la préfecture. Avant leur départ, Eric avait appelé tous les
Tutsis, même ceux qui étaient dans les fosses. Ils nous ont laissés sans protection et sont partis. Tout
de suite après leur départ, le docteur Gérard est venu avec ses miliciens. Ils ont exterminé toutes les
personnes qui étaient cachées avant l’arrivée des Français. 205
Arrêté en Côte d’Ivoire le 29 octobre 1996, le docteur Gérard Ntakirutimana a été jugé avec son père
et condamné à 25 ans d’emprisonnement par le TPIR.
26.20
Collaboration avec Alfred Musema, chef milicien
Alfred Musema-Uwimana, agronome de formation, directeur de l’usine à thé de Gisovu dans la région
de Kibuye, dirige lui-même les bandes de tueurs qui pourchassent les Tutsi de la région de Bisesero. Il les
transporte avec les véhicules de l’usine, manie lui-même le fusil, viole puis tue des femmes. Il était parmi
les meneurs des attaques des 13 et 14 mai. Il participe à l’enfumage de la grotte de Nyakavumu fin mai
où 300 Tutsi sont asphyxiés (ou 400 suivant les sources).
Lorsque les troupes françaises secoururent les survivants de Bisesero, certains dénoncèrent Musema
qui accompagnait les Français. 206 Celui-ci ne fut en rien inquiété. Un survivant, A.K., travaillait comme
ouvrier à la fabrique de thé de Gisovu, il témoigne :
J’ai vu Musema au moins quatre fois à Bisesero. Il amenait les véhicules de la fabrique, remplis
d’Interahamwes. Il vint deux fois à Bisesero après l’arrivée des Français. Il leur dit qu’« il n’était pas
nécessaire de protéger ces Tutsis parce que le pays était sûr ». Pour nous, ceci fut un autre signe de
sa criminalité. J’étais là la deuxième fois qu’il est venu. Tout le monde se mit à crier et à dire aux
Français qu’il ne devait pas être autorisé à entrer dans le camp. Malgré nos cris, répétant que c’était
un tueur, les Français le laissèrent partir. 207
Un autre, Jérôme, explique que Musema voulait s’assurer qu’il ne restât aucun survivant pour témoigner sur ce qui s’était passé à Bisesero :
Alfred Musema, qui était directeur de l’usine de thé de Gisovu, est venu maintes fois avec sa Pajero
rouge. Quand les Français sont venus, il venait toujours les supplier de nous livrer aux milices. 208
J. M. déclare :
204
205
206
207
208
Voir ci-dessus.
African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - Avril-Juin 1994 [10, p. 64].
African Rights : Résistance au génocide : Bisesero [10, p. 65].
Ibidem [10, p. 65].
Ibidem.
1011
26.20. COLLABORATION AVEC ALFRED MUSEMA, CHEF MILICIEN
Musema travaillait la main dans la main avec le bourgmestre de Gisovu, Aloys Ndimbati, le
conseiller du secteur Gitabura, Simon Segatarama, et le juge président du canton, Jean-Marie Vianney
Sibomana. Ces trois faisaient partie des dirigeants des attaques commises à Bisesero. Ils jouèrent
également un rôle important dans l’obtention de l’aide de Yusufu, de Bugarama. Musema transportait
régulièrement les Interahamwes jusqu’à Bisesero.
La dernière fois que j’ai vu Musema, c’était après l’arrivée des soldats français. Musema est venu
et les survivants ont dit aux Français que cet homme était un tueur, qu’il avait réellement achevé
des personnes. Les Français demandèrent à quelques personnes de témoigner, puis ils le laissèrent
repartir. 209
Éric décrit dans les mêmes termes la stratégie de Musema :
Il a dit à ces soldats de partir et de ne pas protéger les personnes qui étaient à l’origine de
l’insécurité qui régnait dans la région. Il se trouvait dans sa Pajero rouge. Les rescapés qui ont vu
Musema ont voulu l’attaquer, mais les Français ont calmé les esprits et Musema est parti. 210
Malgré les témoignages des survivants sur les crimes de Musema, les Français ne l’arrêtent pas et le
laissent se réfugier en Suisse :
Some of the leading killers that the French allowed to escape even after they were given detailed
evidence about their crime include Alfred Musema, the director of the tea factory at Gisovu in
Kibuye. He used to visit Bisesero in an effort to encourage the French troops to leave. The survivors
told the French that Musema had killed scores of his Tutsi employees at the factory and had been
one of the principal organizers of the assault against the refugees at Bisesero. He was not arrested.
He subsequently fled to Switzerland where he has been detained in connection with his role in the
genocide. 211
Entre autres forfaits accomplis auparavant par Musema, le survivant B. K. rapporte :
Le 13 [mai], j’ai vu Musema prendre Gorette Mukangoga ; elle était enceinte. Musema l’ouvrit
d’un coup d’épée, disant qu’il voulait « voir le ventre d’une femme tutsie ». Il garda son sang-froid
durant tout l’épisode. C’était atroce. J’ai vu nettement ce qu’il faisait. J’étais caché à proximité de
l’endroit où Musema avait garé sa voiture rouge. J’ai continué de le voir à Bisesero après cela, nous
tirant dessus sans cesse. 212
Reconnu et dénoncé par une association de défense des victimes du génocide, il fut arrêté dans un
foyer de demandeurs d’asile à Lausanne, le 11 février 1995. La justice suisse s’est dessaisie au profit du
TPIR.
Lors du jugement de Musema devant le TPIR, on apprend qu’il a participé à l’organisation de l’attaque
de Tutsi cachés dans une mine de cassitérite 213 :
AB affirme alors avoir vu Alfred Musema en compagnie du dénommé Buffalo 214 et du docteur
Ntakirutimana. « Lors de la conversation, j’ai entendu dire qu’il ne lui restait qu’une seule opération à
effectuer. Musema a dit qu’il avait reçu l’information que des Tutsis étaient cachés là où on exploitait
la castérite. 215 Il avait besoin d’une camionnette avec du bois de chauffage, qu’il devait mettre devant
le trou et que personne ne pourrait en sortir. » Le témoin précise qu’Aloys Ndimbati est aussi présent,
armé d’un pistolet, vêtu d’un pantalon militaire et d’une jaquette noire en similicuir. Quant à Alfred
Musema, « comme d’habitude », en veste militaire et muni d’un pistolet. Gérard Ntakirutimana, lui,
n’est pas armé. 216
209
Ibidem.
Ibidem.
211 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1151]. Traduction de l’auteur : Parmi les principaux tueurs à qui les
Français permirent de s’échapper après qu’on leur eut donné des preuves de leur culpabilité, il y a Alfred Musema, le
directeur de l’usine à thé de Gisovu en préfecture de Kibuye. Il venait souvent au camp de Bisesero pour inciter les troupes
françaises à l’abandonner. Les survivants dirent aux Français que Musema avaient tué beaucoup d’employés Tutsi de son
usine et était un des principaux organisateurs des attaques contre les réfugiés de Bisesero. Il n’a pas été arrêté. Il s’est enfui
en Suisse où, là, il a été arrêté pour son rôle dans le génocide.
212 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 41].
213 Est-ce la grotte de Kigarama à Nyakavumu ? Elle aurait eu lieu le 5 juin et aurait fait 400 morts. Cf. Mémorial du
génocide [66, p. 149]. Ou est-ce l’attaque pour laquelle Charles Sikubwabo demande de l’aide le 28 juin au capitaine de
frégate Marin Gillier ? Voir section 29.12.5 page 1149. L’évocation de la cassitérite, minerai d’étain, et le « il ne lui restait
qu’une seule opération à effectuer » le suggérerait.
214 Le sous-lieutenant Ndagijimana est surnommé « Buffalo ».
215 Il y avait des mines de cassitérite dans la région de Bisesero.
216 Ubutabera no 61, 10 mai 1999. AB est un militaire emprisonné pour participation au génocide.
210
1012
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Le jugement de Musema par le TPIR montre que celui-ci a très bien coopéré avec l’armée française :
— Musema a hébergé les troupes françaises dans son usine à thé :
Le ou vers le 4 juillet 1994, des troupes françaises sont arrivées à l’usine à thé où elles sont restées
jusqu’au départ de Musema. Une partie des soldats s’est installée dans une église que Musema avait
entrepris de construire alors que les autres restaient dans les habitations de l’usine à thé. 217
— Les militaires français transmettent son courrier à l’étranger :
La pièce à conviction D76 est une lettre datée du 8 juillet 1994, envoyée par Musema à des amis
suisses par l’intermédiaire des troupes françaises. 218
— Musema remet des armes aux Français :
La pièce à conviction D75 est un inventaire du matériel remis aux troupes françaises, daté du
5 juillet et signé par l’adjudant Jean-Pierre Peigne.
— L’officier français commandant les troupes à Gisovu l’avise de son remplacement :
La pièce à conviction D81 est une lettre du capitaine Lecointre de l’armée française, adressée à
Musema et datée du 18 juillet 1994. L’auteur de la lettre explique qu’il quittait la zone pour une
autre et que le lieutenant Beauraisain [Bonraisin] était désormais chargé du commandement des
troupes stationnées à Gisovu.
— Musema remercie le colonel Sartre d’avoir protégé son usine :
La pièce à conviction D83 est une lettre du 22 juillet, adressée au colonel Sartre par Musema,
pour le remercier d’avoir assuré la sécurité de l’usine.
— Musema remet son arme personnelle à l’armée française :
La pièce à conviction D22 est une note manuscrite relative à la restitution d’une arme à feu à
l’armée française le 24 juillet 1994.
Alfred Musema a été condamné pour génocide par le TPIR à la prison à vie le 27 janvier 2000.
26.21
Non-arrestation d’Ignace Bagilishema, bourgmestre de Mabanza
Mabanza est proche de Kibuye. Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry décrit ainsi sa rencontre avec
Ignace Bagilishema, bourgmestre de Mabanza :
C’est un petit village isolé en bordure du lac Kivu, tout près du canton de Mabanza. Ici, des
dizaines de maisons ont été brûlées mais on ne trouve de trace d’aucun corps. « Les maisons détruites,
ce sont celles des Tutsis », reconnaît le bourgmestre de Maganza [Mabanza], Ignace Bagilishema. Que
sont-ils devenus ? « Je ne sais pas, répond le bourgmestre. Ils ont sans doute traversé le lac Kivu sur
leurs bateaux pour se réfugier de l’autre côté, au Zaïre. »
Le bourgmestre ment. Il sait parfaitement ce qui est arrivé aux 2 000 Tutsis de cette petite région.
Début avril, après l’incendie de leurs maisons et une chasse à l’homme de plusieurs jours, les autorités
ont rassemblé à Mabanza des centaines de réfugiés. Des dizaines de témoins les ont vus errer dans ce
petit bourg, première étape sur le chemin de la mort.
Les Tutsis sont restés pendant une semaine dans la commune de Mabanza. Le soir, des miliciens
s’emparaient régulièrement de quelques Tutsis pour les tuer. Impossible pourtant de faire avouer le
bourgmestre. Il vient de s’enfuir. Quelques minutes auparavant, il était là, à côté, engoncé dans son
costume crème et sa chemise rose, suant d’angoisse. Mais, tout à coup, pris de panique, il a disparu.
Les questions devenaient trop précises et trop gênantes. 219
Le bourgmestre Bagilishema est mis en cause dans une fiche d’information émanant du PCIAT de
l’opération Turquoise :
217 Le Procureur c. Alfred Musema. Jugement et Sentence, TPIR, Affaire no ICTR-96-13-T, 27 janvier 2000, section 640,
p. 189. http://francegenocidetutsi.org/MusemaJugementCondamnation.pdf#page=189
218 Cette lettre concerne probablement sa fuite en Suisse où il sera arrêté.
219 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994.
1013
26.22. NON-ARRESTATION DE RAFAEL BENIMANA, BOURGMESTRE DE RUTSIRO
Autres noms de personnes revenant souvent dans la bouche des gens contactés sur le terrain à
propos des exactions et tueries perpétrées dans la zone de la préfecture de Kibuye :
BAGIRISHEMA Ignace, bourgmestre de MABANZA. 220
Son nom figure dans la liste des participants aux exactions constituée par l’opération Turquoise. 221
Bagilishema fichait les Tutsi complices du FPR :
Le 7 juillet à 7 H 00, a été accueilli un couple de Tutsi, NIAZINDA Ernest et YAMFASHIJE
Eugénie avec leur bébé de 20 mois ABAYISENGA Solange. Depuis avril ceux-ci se cachaient dans
une famille hutue dans la région de Mabanza. Ils ont laissé entendre l’existence d’un registre dans cette
localité sur lequel figuraient les noms et adresses des Tutsis qui finançaient le FPR et qui devaient
être éliminés. 222
Mais Bagilishema n’a nullement été inquiété par les militaires français. Il est resté dans ses fonctions
de bourgmestre jusqu’à la fin du mois de juillet 1994. 223
Il est reproché à Bagilishema d’avoir organisé les barrières, d’avoir encouragé les Tutsi à se réfugier
au bureau communal et d’avoir transféré ceux-ci au stade de Kibuye où ils ont été massacrés.
M. H., enseignant à Mabanza, rapporte que, le 7 avril, des miliciens venant de Rutsiro et Karago 224
vinrent attaquer les Tutsi. Les habitants de Mabanza, Tutsi et Hutu, leur résistèrent. Au bout de deux
jours, Bagilishema diffusa une lettre interdisant aux Hutu de porter assistance aux Tutsi. Il y conseillait
aussi aux Hutu de se vêtir de feuilles de bananier pour se différencier des Tutsi, de façon à « ne pas être
eux-mêmes massacrés ». Lui-même, membre du PL, était la cible du bourgmestre qui, alors qu’il s’était
enfui, envoya la foule pour détruire sa maison. Il trouva refuge sur une île du lac Kivu. 225
Ignace Bagilishema a été arrêté le 20 février 1999 en Afrique du Sud, jugé au TPIR et acquitté le 7
juin 2001. 226
26.22
Non-arrestation de Rafael Benimana, bourgmestre de Rutsiro
En janvier 1993, Rafael Benimana, bourgmestre de Rutsiro, fait monter plusieurs dizaines de Tutsi
Bagogwe, qui s’étaient réfugiés à Rutsiro, dans un camion-benne qui sera « déchargé » dans un précipice
du haut de la colline de Kabaya (secteur Bwiza). Tous périront. Suite aux réactions d’associations de
défense des Droits de l’homme, il sera démis de ses fonctions de bourgmestre, mais, en fait maintenu,
grâce à une campagne de soutien à laquelle participe l’abbé Maindron. 227
En avril 1994, Rafael Benimana a assisté sans s’y opposer à plusieurs massacres, alors qu’il dispose
de six gendarmes.
Le 8 avril, après une réunion à la mairie dont des personnes tutsi sont exclues, un commerçant, Emmanuel Uwimana, est attaqué par des hommes armés de massue. Blessé, il se réfugie chez des religieuses.
Le bourgmestre somme les religieuses de le livrer immédiatement. 228
220 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Exactions commises à l’Home
Saint-Jean de Kibuye. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 496-497]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationHome10juillet1994.pdf
221 Liste des participants présumés aux exactions, Informations relevées par des éléments des forces Turquoise, 15 septembre
1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 491]. On distingue au-dessus du tableau
un nom de fichier Excel AUTEXACT.XLS. http://francegenocidetutsi.org/AUTEXACT-XLS.pdf
222 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en zone
humanitaire de sécurité, Kibuye. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 498]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf
223 TPIR, Case No ICTR-95-1-I, The Prosecutor of Tribunal against Clement Kayishema, Ignace Bagilishema, Charles Sikubwabo, Aloys Ndimbati, Vincent Rutaganira, Mika Muhimana, Ryandikayo, Obed Ruzindana, First amended indictment.
http://francegenocidetutsi.org/Kayishema1stAmendedIndictment.pdf#page=10
224 Karago est situé entre Gisenyi et Ruhengeri. C’est la patrie d’Habyarimana.
225 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 186].
226 L’acquittement de Ignace Bagilishema est dû plus aux contradictions dans les dépositions des témoins à charge cités
par le procureur qu’à la reconnaissance de l’innocence de l’accusé. Un des juges, Mehmet Güney, a déposé un mémoire
exprimant une opinion dissidente par rapport au jugement rendu.
227 C. Terras, M. Ba [204, p. 97].
228 C. Terras, M. Ba [204, p. 107].
1014
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Le 9 avril, les miliciens venant de Rutsiro attaquent des Tutsi à Mabanza. 229 Déjà le 7, une telle attaque est signalée à Mabanza. 230 D’autres sont citées au procès de Bagilishema, bourgmestre de Mabanza,
devant le TPIR :
Toujours selon le témoin BE, les patrouilles ont cessé à partir de la nuit du 12 avril 1994, car les
Abakiga de Rutsiro avaient annoncé qu’ils tueraient les réfugiés du bureau communal de Mabanza
ainsi que tout Hutu qui ne se montrerait pas coopératif. Le témoin est rentré tôt ce soir-là parce qu’il
avait peur. 231
Benimana suggère à l’abbé Maindron de regrouper les réfugiés du presbytère à la mairie. 232
Le 11 avril, il assiste avec Maindron à l’assassinat de trois Tutsi, l’inspecteur de police judiciaire
Boniface Gatari, l’ingénieur des mines Azarias Ngarambe et le percepteur Épimaque Gakusi. 233
Le même jour, il assiste au massacre et à l’incendie de la salle communale de Rutsiro, par des jeunes
de la commune. Il y a 100 morts. 234
Le bourgmestre laisse les miliciens, dont beaucoup sont de la commune, traquer les Tutsi et les mettre
à mort.
Le bourgmestre et Maindron assistent à l’assassinat de l’instituteur Bernard Mbwirabumva à Birambo.
Dans la nuit du 12 avril, les deux cent réfugiés du presbytère seront évacués en autocar vers Rubengera
puis au stade de Kibuye, où la plupart seront tués.
Le 13 avril, l’assaut est donné contre les réfugiés à la chapelle-école de Gitwa. Un des chefs des miliciens
est André Nsigayehe, enseignant et vice-président de la CDR à Rutsiro. Il est membre du conseil de la
paroisse de Maindron. 235
Le 17 avril, des civils venus de la commune de Rutsiro auraient participé au massacre du Home
Saint-Jean à Kibuye. 236 Ezéchias, un rescapé de ce massacre, témoigne :
Villagers who had become interahamwe were standing outside with axes, spears, machettes, sharpened sticks ans swords. There were a lot of them because they had come from several communes –
Gitesi, Mabanza and Rutsiro. 237
12 000 personnes de la paroisse Crête-Zaïre-Nil ont été assassinées. 238
Dans la nuit du 1er au 2 juillet, des militaires du régiment d’infanterie et de chars de marine dirigés par
le capitaine Bucquet se rendent chez Gabriel Maindron à la paroisse de la Crête-Zaïre-Nil pour évacuer
des Tutsi, « de nuit pour éviter des ennuis ». Ils sont accompagnés de deux journalistes, Nicolas Poincaré
de France Inter et Philippe Chaffanjon de RTL. Là, ils rencontrent le bourgmestre de Rutsiro, Rafael
Benimana, qui leur paraît être un proche du curé Maindron. 239 Poincaré écrit :
À leur arrivée le bourgmestre se trouve au presbytère. Le capitaine le salue et lui explique qu’ils
sont venus passer la nuit ici, dans le cadre de leur mission de déploiement. Depuis quelques heures, le
bourgmestre sait que des Tutsis sont cachés à l’étage au-dessus et il a été convenu, par prudence, de les
faire évacuer hors de sa présence. Lorsque Gabriel lui avoue avoir pu sauver des gens, le bourgmestre
lui répond :
– Vous avez bien de la chance. Moi je n’ai pas réussi.
Le capitaine s’installe dans le salon avec les deux journalistes et le maire. Gabriel leur sert du vin
de fraise. [...]
– « Comment ça va dans votre village, monsieur le maire ? » demandent les journalistes faussement
naïfs. « Est-ce qu’il y a eu des massacres ici ? »
Ibidem, p. 109.
Témoignage de M. H., Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 186].
231 TPIR, jugement Bagilishema, section 344.
232 N. Poincaré [170, p. 68].
233 C. Terras, M. Ba [204, p. 111].
234 C. Terras, M. Ba [204, p. 110] ; N. Poincaré [170, p. 72].
235 C. Terras, M. Ba [204, p. 116].
236 Fiche d’information émanant du PCIAT de l’opération Turquoise dressée le 10 juillet 1994, Objet : Exactions commises
à l’Home Saint-Jean de Kibuye. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 496]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationHome10juillet1994.pdf
237 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 426]. Traduction de l’auteur : Des paysans devenus interahamwe étaient
dehors avec des haches, des épées, des machettes, des bâtons pointus et des poignards. Il y en avait beaucoup puisqu’ils
venaient de plusieurs communes – Gitesi, Mabanza et Rutsiro.
238 François Luizet, Rwanda : « Le journal de guerre » du père Maindron, Le Figaro, 4 juillet 1994.
239 L’attitude de l’abbé Gabriel Maindron paraît plus que trouble. Son nom figure sur la List of people suspected of having
participated in the Genocide of 1994 in Rwanda and who are abroad, dressée par le gouvernement rwandais.
229
230
1015
26.23. NON-ARRESTATION DE SYLVAIN NSABIMANA, ANCIEN PRÉFET DE BUTARE
– Un petit peu, un petit peu... Pas des massacres en fait, plutôt des combats, répond le bourgmestre
en souriant pour cacher sa gêne, la population était très énervée après la mort de notre président...
– Et qu’est-ce qui se passe chez vous quand vous êtes énervés ?
– Oh, il y a eu des bagarres entre Tutsis et Hutus. Les Hutus ont souvent gagné, mais pas toujours !
Le maire, malgré les questions un peu agressives, se plaît en compagnie des Français et ne se
décide pas à partir. Vers 22 heures, Gabriel le raccompagne à la porte et peut enfin aller chercher les
Tutsis [...] 240
Le capitaine évacue douze Tutsi dont il entend le témoignage. Il n’arrête pas le bourgmestre.
Le tableau “Exactions en zone Turquoise”, dressé par le ministère français de la Défense, évoque des
témoignages sur des massacres à Rutsiro les 10 et 11 avril mais n’indique ni le nombre de victimes ni les
auteurs présumés. 241 Le bourgmestre Rafael Benimana n’a pas été inquiété.
26.23
Non-arrestation de Sylvain Nsabimana, ancien préfet de
Butare
C’est à partir de la révocation du préfet Jean-Baptiste Habyalimana, le 19 avril, et de son remplacement par Sylvain Nsabimana que les massacres sont déclenchés à Butare et dans sa région. Sylvain
Nsabimana, agronome, membre du PSD, 242 est installé le 19 avril en présence du président intérimaire
Sindikubwabo, de Jean Kambanda, Premier ministre et de plusieurs ministres. 243
Sylvain Nsabimana géra le génocide. Il est accusé de complicité dans le massacre du stade de Mutunda,
commune de Mbazi, le 25 avril. 244 Une femme hutu, Marie, dont le mari tutsi et deux de ses fils ont été
tués, est de la commune de Mbazi d’où vient Nsabimana. Elle témoigne :
On 24 April, the situation was tense. The people from my region were ferocious and became
assassins. Lists of Tutsi houses and families had already been compiled. Before this climate of panic,
a lot of Tutsis in my region had soughts refuge at the Mutunda stadium in cellule Ruryango, commune
Mbazi. The bourgmestre of Mbazi, Antoine Sibomana, 245 calmed the refugees down saying that the
préfet Sylvain Nsabimana was going to have a meeting about security with them on 25 April at 3:00
p.m. He added that it was necessary to stay calm since the so called préfet was not going to let
massacres take place in his natal commune. [...] 246
Le « meeting » tourna au massacre :
On 25 April at 3:00 p.m., instead of coming to the meeting as was arranged, Nsabimana sent
soldiers to Mutunda stadium who shot almost all the refugees who were there. This plan was organized
by the préfet. [...] My husband was killed that day, 25 April.
The sign to begin the slaughter was given and all the cellules of Mbazi started to “work”. The
following day, that is 26 April, was the turn of my son Adrien Muhire, eight years old. 247
N. Poincaré [170, p. 109].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/
EXACTHUTU-XLS1.pdf
242 Voir sa biographie dans A. Guichaoua [99, p. 186].
243 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 525]. Sylvain Nsabimana est nommé par un communiqué du gouvernement
intérimaire du 17 avril qui est lu sur les ondes de Radio Rwanda par Eliezer Niyitegeka, le 18 avril. Cf. A. Guichaoua [99,
pp. 190-191].
244 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 129].
245 Antoine Sibomana a participé au génocide mais n’est pas inculpé, voir La Vérité enterrée au nom des “Droits de
l’homme”, Antoine Sibomana et ses Défenseurs, African Rights, 1997.
246 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 171]. Traduction de l’auteur : Le 24 avril, la situation devint tendue.
Les gens de ma région étaient féroces et devinrent des assassins. Les listes des maisons tutsi et des familles avaient déjà été
dressées. Déjà avant cette panique, beaucoup de Tutsi de ma région s’étaient réfugiés au stade Mutunda, cellule Ruryango
dans la commune de Mbazi. Le bourgmestre de Mbazi, Antoine Sibomana, rassura les réfugiés en leur disant que le préfet
allait venir leur faire un discours sur la sécurité, le 25 avril à 15 h. Il ajouta que le préfet ne tolérerait pas de massacres
dans sa commune natale.
247 Ibidem, pp. 171-172. Traduction de l’auteur : Le 25 avril à 15 h, au lieu de venir comme c’était prévu, Nsabimana
envoya des soldats au stade Mutunda qui tuèrent la plupart des réfugiés qui étaient là. Ce plan avait été organisé par le
préfet. [...] Mon mari fut tué ce jour-là 25 avril. Le signal du massacre fut donné et toutes les cellules de Mbazi commencèrent
le « travail ». Le jour suivant, le 26 avril, ce fut le tour de mon fils de 8 ans, Adrien Muhire.
240
241
1016
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Le préfet protégeait deux familles tutsi à qui il déconseilla d’aller au stade. Il les fit protéger par les
autorités.
Jean-Baptiste Habyarimana (ou Habyalimana), l’ancien préfet, s’est caché après sa révocation. Le
comité préfectoral de sécurité du 6 mai a intensifié les recherches pour le retrouver. Quand il a été
découvert, Nsabimana ne fit rien pour le sauver. Au contraire, un témoin qui travaillait à l’hôtel Faucon
de Butare vit le préfet Nsabimana venir féliciter devant l’hôtel le militaire qui arrêta son prédécesseur
et lui remettre cent francs rwandais. 248 L’ancien préfet a été incarcéré près de la préfecture. 249 Il a été
envoyé à Gitarama, siège du gouvernement intérimaire, où il a été exécuté. Sa veuve demanda au préfet
de l’aider à rentrer dans sa commune de Ndora (Est de Butare), mais avant qu’elle ne puisse partir, elle
fut tuée avec ses deux filles par des soldats de l’ESO. 250
Il a personnellement accompagné les miliciens qui ont emmené les Tutsi réfugiés dans les bureaux de
la préfecture de Butare. Transportés en bus, ils ont été massacrés dans la commune de Nyaruhengeri. 251
Une survivante, G. H., qui était dans les bureaux de la préfecture, rapporte :
The préfet Sylvain came ; he said that we were cluttering up the office of the préfecture and
compelled us to get on buses which would take us to Nyaruhengeri [in Butare]. It was a way of
leading us to our death as they knew that all the Tusis of Nyaruhengeri has already been wiped
out. The bourgmestre of Nyaruhengeri, Charles Kabeza, had told him that the “work” had already
finished in his commune before the embarkation. We left in the bus and arrived at Kibirizo at the
communal office of Nyaruhengeri. Almost all the refugees who were with me were decimated. I escaped
miraculously with some women who were saved by some kind people. 252
Nicolas Poincaré, de France Inter, était à Butare début juin :
J’y suis encore retourné début juin, à Boutare, alors que le génocide était encore en cours. A
Boutare il y a eu un massacre énorme de 30 000 personnes, c’était épouvantable. J’étais tout seul à
ce moment là, il n’y avait pratiquement plus de journalistes. Je n’avais pas de téléphone satellite, je
ne pouvais rien transmettre. Je suis donc rentré en France pour 24 heures, le temps de prendre un
téléphone et de revenir in extremis pour couvrir l’opération Turquoise.
– Sur place, de quelles sources d’information disposiez-vous ? Etiez-vous libre de vos mouvements ?
Avez-vous subi des pressions ?
Dans une situation de conflit, nos sources d’information sont essentiellement nos yeux et les gens
que l’on croise. J’étais là pour raconter ce qui se passe, pas pour expliquer l’histoire du Rwanda. Nous
étions très libres de nos mouvements, il n’y avait aucune pression. Vous savez, les tueurs aimaient
bien les Français. [...]
A Boutare, on pouvait aller sur les lieux d’un massacre de 30 000 personnes, daté de la veille,
et parler tranquillement avec les tueurs qui nous expliquaient ce qui s’était passé, ou rencontrer le
préfet, impliqué dans le génocide, qui déclarait « je suis un ami ». 253
Les miliciens étaient furieux que le préfet protège certains Tutsi. Ils auraient provoqué son remplacement. Démis de ses fonctions, il garda néanmoins une escorte militaire. Il a été remplacé comme préfet
le 20 juin par le lieutenant-colonel Nteziryayo.
Le 3 juillet, environ une centaine de soldats français exécutèrent une mission éclair sur Butare pour
« évacuer un certain nombre de personnes qui [avaient] besoin d’aide et qui [étaient] menacées à la fois
par les milices et par le FPR », selon les termes du colonel Didier Tauzin, alias Thibaut, commandant de
la mission. 254
African Rights, Death, despair and defiance [5, p. 174].
La prison de Butare est à deux pas du bureau préfectoral.
250 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 619-620].
251 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 172].
252 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 173]. Traduction de l’auteur : Le préfet Sylvain arriva ; il nous dit que
nous encombrions les bureaux de la préfecture et nous ordonna de monter dans des bus qui devaient nous emmener à
Nyaruhengeri. C’était un moyen de nous mener à la mort parce que les réfugiés savaient que tous les Tutsi de Nyaruhengeri
avaient été liquidés. Le bourgmestre de Nyaruhengeri, Charles Kabeza, lui avait dit avant l’embarquement que le « travail »
était déjà fini dans sa commune. Nous partîmes en bus et arrivâmes à Kibirizo, à la mairie de Nyaruhengeri. Presque tous
les réfugiés qui étaient avec moi furent tués. Je me suis échappé miraculeusement avec quelques femmes qui furent sauvées
par de braves gens.
253 Interview de Nicolas Poincaré par Bastien Capozzi, École de journalisme de Grenoble, 25 mai 2004.
254 Robert Block, Entire City flees the Rwandan rebels, The Independant, 4 juillet 1994 ; Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 686].
248
249
1017
26.24. NON-ARRESTATION D’ALPHONSE NTEZIRYAYO, PRÉFET DE BUTARE
Nsabimana fit valoir qu’il avait contribué à l’évacuation d’orphelins par l’organisation suisse « Terre
des hommes ». Il s’opposa à l’évacuation d’enfants de douze ans et plus, parce qu’ils auraient pu raconter
à l’extérieur ce qui s’est passé au Rwanda. 255
À l’arrivée des Français début juillet, Terre des hommes évacua vers le Burundi, avec la protection des
militaires français, les enfants réfugiés au bureau de la préfecture et regroupés à l’école de Karubanda. 256
Ainsi que le colonel Thibaut l’avait déclaré, les Français étaient venus évacuer « ceux qui étaient menacés
par [...] le FPR », dont l’ancien préfet Sylvain Nsabimana. Ils lui permirent de passer sans encombre
au Burundi. Sylvain Nsabimana se mêla à ce convoi. Au Burundi, il prétendit être un employé de Terre
des hommes. Il passa la première soirée à Bujumbura avec les autres évacués, très intéressé par leurs
récits expliquant comment ils avaient survécu. Recherché par les militaires burundais, il réussit à leur
échapper quand, très tôt le lendemain matin, une voiture de l’ambassade du Rwanda à Bujumbura vint
le chercher. 257
Le journaliste de la BBC, Fergal Keane, raconte qu’il a rencontré le préfet Nsabimana à Butare et en
est reparti vers le Burundi, avec un convoi de trois camions d’orphelins pris en charge par une organisation
humanitaire suisse que Nsabimana a accompagné en négociant le passage aux barrières. 258 Il n’y est pas
question de militaires français, ni de la venue du cardinal Etchegaray. Le récit n’est pas daté. Il est dit
qu’après le départ du préfet avec ce convoi, il est démis de ses fonctions et qu’il s’est enfui à Nairobi.
Ce convoi est-il le même que celui accompagné par les Français selon les témoignages ci-dessus ? À en
croire Fergal Keane, non. Si tous ces témoignages sont vrais, Nsabimana serait revenu à Butare après
avoir conduit ce convoi de trois camions d’orphelins que l’équipe de la BBC accompagnait. Aurait-il
accompagné deux convois d’orphelins ou plus ? S’il n’en a accompagné qu’un seul, celui relaté par Keane,
ce serait à tort que nous accuserions les Français d’avoir contribué à évacuer Nsabimana au Burundi.
Il semble que le préfet a facilité l’évacuation d’orphelins depuis Butare lors de plusieurs convois
organisés par le suisse Alexis Briquet de Terre des hommes. 259 Celui-ci, selon l’hebdomadaire La Vie,
a organisé un troisième convoi de 183 enfants orphelins le 18 juin de Butare vers le Burundi. 260 Il est
possible que ce convoi décrit par Keane soit celui-là.
Le 3 juillet, les Français évacuèrent 600 orphelins rassemblés à l’école de Karubanda et Nsabimana
faisait partie du convoi. 261 En plus de ce qu’affirme Alison Des Forges dans « Aucun témoin ne doit
survivre », deux autres témoins affirment que Nsabimana était dans ce convoi, une certaine Marie, 262 et
une certaine Chantal. 263 Nsabimana a été filmé par une équipe de BBC Panorama au Burundi lors de
l’évacuation d’orphelins par Terre des hommes, mais ce serait en juin et non en juillet. 264 Il a été démis
de ses fonctions le 17 juin mais deux autres postes lui furent proposés par le gouvernement intérimaire. 265
Ce qui prouve qu’il est resté au Rwanda jusqu’au 3 juillet.
Nsabimana a été arrêté le 18 juillet 1997 au Kenya et condamné le 24 juin 2011 à 25 ans de prison
pour génocide par le TPIR.
26.24
Non-arrestation du lieutenant-colonel Nteziryayo, préfet
de Butare
Ancien professeur, Alphonse Nteziryayo a fait l’école d’officiers de Kigali et a obtenu un brevet d’enseignement militaire supérieur en France. 266 En 1992, le lieutenant-colonel Alphonse Nteziryayo est détaché
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 172, 175].
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 676-677, 690]. Voir aussi le témoignage de Annick Kayitesi sur cette évacuation
section 25.3, page 967.
257 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 690], Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 175].
258 F. Keane, Season of blood [116, pp. 178-182].
259 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 674, 676-677].
260 Philippe Demenet, Christian Boisseaux-Chical, Opération survie : Cinq avions pour le Rwanda, La Vie, 23 juin 1994.
261 Ibidem, pp. 687, 690.
262 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 169-172].
263 Ibidem, pp. 175-176.
264 Gregory Barrow, Exiles fund Hutu militian in camps, The Guardian, 29 Decembre 1995 ; Rwanda : Death, Despair
and Defiance [5, pp. 174-175].
265 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 674, 679].
266 A. Guichaoua [99, p. 217].
255
256
1018
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
au ministère de l’Intérieur pour superviser l’entraînement et l’armement des forces de police communale.
C’est apparemment sous sa direction que les autorités commencent, dès le mois de janvier 1993, à distribuer de nouvelles armes dans certaines communes. 267 Il travaille probablement en étroite collaboration
avec Callixte Kalimanzira, originaire lui aussi de la région de Butare. C’est lui qui l’aurait fait envoyer à
Butare.
À Butare, le lieutenant-colonel Alphonse Nteziryayo est chargé de coordonner l’autodéfense civile,
c’est-à-dire l’action des milices, avec les autorités civiles pendant que le colonel Simba s’occupe de l’entraînement des recrues.
Il organise les massacres dans la région de Butare. Il loge à l’hôtel Ibis à Butare, là où est venu
également Robert Kajuga, dirigeant national des Interahamwe. « Avec la présence des deux hommes,
l’hôtel devint le quartier général officieux de la campagne génocidaire. » 268 Il est soutenu par Callixte
Kalimanzira 269 et Pauline Nyiramasuhuko.
Le lieutenant-colonel Nteziryayo est nommé préfet de Butare, en remplacement de Sylvain Nsabimana,
le 20 juin :
Le 16 juin, les Français annoncèrent l’envoi de troupes pour une « intervention humanitaire » au
Rwanda. Immédiatement réconforté par la perspective d’un soutien militaire français, le gouvernement
entrevit l’espoir de protéger Butare et les régions de l’Ouest de l’avance du FPR. Dès le lendemain,
des changements administratifs étaient opérés afin de donner aux Hutu de Butare une nouvelle assurance pour résister au FPR et de l’énergie pour achever le génocide. Nsabimana fut destitué [...] Le
lieutenant-colonel Nteziryayo du programme d’« autodéfense civile » fut nommé préfet. 270
Nteziryayo essaie de ranimer l’ardeur pour la chasse aux Tutsi. Selon une information diffusée le 29
juin par la RTLM, il visite la commune de Ndora pour annoncer que la population allait infliger « un
châtiment mérité aux partisans du FPR », alors que l’opération Turquoise est en cours. 271
Sachant que de nombreux soldats français se trouvent alors à Gikongoro, soit à une trentaine de kilomètres, les politiciens hutu et les FAR s’accrochent à l’espoir qu’ils vont les secourir. Le préfet Nteziryayo
dit à un journaliste : « Les Français doivent venir ici pour convaincre le FPR de ne pas avancer en
poussant les civils devant lui. » 272
En prévision de l’arrivée des troupes françaises, des tracts « Vive François Mitterrand » sont distribués
dans la préfecture de Butare. 273
Après l’incursion avortée des Français de Turquoise à Butare le 1er juillet, les services de la préfecture
se replient avec eux sur Gikongoro le 3. Les Français ont donc protégé le préfet Nteziryayo :
A vingt kilomètres, la ville de Gikongoro est un campement de fortune jusque dans la cour de la
préfecture, où les machines à écrire et les classeurs ont accompagné les fonctionnaires, partis sur le
signal du préfet de Butaré. 274
Alphonse Nteziryayo a été arrêté le 18 avril 1998 au Burkina Faso et condamné le 24 juin 2011 à 30
ans de prison pour incitation à commettre le génocide par le TPIR.
26.25
Non-arrestation du sous-préfet Dominique Ntawukuriryayo
Dominique Ntawukuriryayo, ancien député, est sous-préfet de Gisagara (Butare). Les bureaux de la
sous-préfecture sont installés dans la commune de Ndora. Il assiste à la réunion à Butare avec le président
Sindikubwabo le 19 avril et accompagne celui-ci quand il vient visiter le 20 sa commune d’origine, Ndora
et appelle les Hutu à massacrer leurs voisins tutsi. Il empêche les Tutsi de fuir au Burundi et les fait
regrouper à la paroisse de Gisagara ou sur le mont Kabuye vers le 23 avril. Il rassure les réfugiés en
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 119-120].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 595].
269 Directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, Callixte Kalimanzira, occupe les fonctions du ministre Faustin Munyazesa qui ne rejoint pas son poste. C’est lui qui organise la venue du président Sindikubwabo et du premier ministre
Kambanda le 19 avril à Butare. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 528].
270 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 679-680].
271 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 681].
272 Lindsey Hilsum, Rwandan Rebels Advance as French Forces Hang Back, Guardian, July 2, 1994 ; Aucun témoin ne
doit survivre [86, p. 684].
273 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 792]. Voir section 26.1 page 1020.
274 Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3.
267
268
1019
26.25. NON-ARRESTATION DU SOUS-PRÉFET DOMINIQUE NTAWUKURIRYAYO
“Tous les hommes regrettent la vie
lorsqu’elle leur échappe”.
Les vrais amis sont rares, l’adversité les fait
connaître
VIVE FRANÇOIS
MITTERAND
VIVE LA COOPERATION
FRANCO-RWANDAISE
VIVE LES MILITAIRES
FRANÇAIS AU RWANDA
O.S.
Table 26.1 – Tract distribué dans la préfecture de Butare pour l’arrivée des Français. Source : Aucun
témoin ne doit survivre [86, p. 792]. Il reprend la phrase « Un véritable ami du Rwanda. C’est dans le
malheur que les véritables se découvrent » que Kangura avait publiée avec la photo de Mitterrand et les
Dix commandements des Bahutu. Cf. ibidem [86, p. 684]
visitant la paroisse avec le major Cyriaque Habyarabatuma, commandant de la gendarmerie à Butare et
Callixte Kalimanzira. Il fait fouiller les maisons pour débusquer les Tutsi qui se cachent. Le 24 avril, il va
chercher à Butare cinq militaires de l’ESO, des gendarmes et des munitions. Environ 26 000 Tutsi sont
tués sur le mont Kabuye entre le 21 et le 25 avril. Dimanche 24 avril, les réfugiés de la paroisse de Gisagara
sont massacrés en sa présence par des miliciens, des policiers, des gendarmes et des réfugiés burundais.
Les Tutsi à qui il avait offert l’hospitalité sont tous massacrés. Fin mai, il parcourt sa sous-préfecture
avec le colonel Tharcisse Muvunyi et le colonel Nteziryayo pour demander à la population de continuer
à débusquer les Tutsi. 275
Selon André Guichaoua, « s’il ne fait pas l’objet de dénonciations virulentes, il semble pour autant ne
pas avoir vraiment pesé pour bloquer le cours des massacres si ce n’est dans son environnement relationnel
immédiat ». 276 La députée MRND Bernadette Mukarurangwa aurait voulu le faire assassiner le 1er juin.
Dans une lettre où elle prend la défense de Dominique Ntawukuriryayo, Madeleine Raffin montre que
celui-ci a collaboré avec les militaires français :
Il était d’autant bien connu et respecté qu’il est natif de Kibeho, même région, et qu’il y avait
gardé sa résidence principale.
Je l’ai visité souvent dans sa maison de Kibeho et je sais combien il était respecté comme un sage
275
Le
procureur
contre
Dominique
Ntawukuriryayo,
ICTR-2005-82-I,
Acte
d’accusation,
10
juin
2005
http://francegenocidetutsi.org/NtawukuriryayoAccusation.pdf
;
African
Rights,
France
Arrests Two Prominent Rwandese Genocide Suspects, 24 juillet 2007. http://francegenocidetutsi.org/
AfricanRightsStatementOnTheArrestOfRwandeseGenocideSuspectsInFrance.pdf
276 A. Guichaoua [99, pp. 227-228].
1020
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
de la région. Plus tard, il a été élu député, sa famille est restée à Kibeho, il y revenait régulièrement.
Moi-même ai habité Kibeho de 1986 à 1993, c’est dire que je connais bien cette famille. Il y avait
là deux écoles secondaires, j’étais préfet des études au Groupe Scolaire Marie-Merci. 277 Mais il y
avait une autre école secondaire de lettres à Kibeho. Dominique Ntawukuriryayo avait construit en
1990, un home pour loger les élèves internes des deux écoles, chaque élève payant une petite redevance
comme loyer.
A la fin juin 1994, au moment où je dirigeais la Caritas à Gikongoro, Dominique Ntawukuriryayo
m’a fait apporter gratuitement une centaine de matelas qui lui appartenaient venant de ce home,
lesquels m’ont permis d’accueillir dignement au moins quelques personnes réfugiées à l’École de Murambi, 278 dans le camp protégé par les Français de l’Opération Turquoise. Il s’agissait pour la plupart
de personnes rescapées tutsi de Butare que nous avions demandées [sic] aux Français de déplacer de
Butare. En effet l’arrivée des nouveaux maîtres du FPR laissait craindre les dernières attaques des
milices hutues dites « Interahamwe » contre les tutsis encore vivants. Turquoise a ainsi évacué 700
personnes.
Je sais également que, au cours du début juillet 1994, Dominique Ntawukuriryayo a mis ce home
de Kibeho qui lui appartenait à la disposition des militaires français de l’Opération Turquoise. Plus
tard, ce même home a été mis à la disposition de la commune comme bureau communal.
Ainsi, Dominique Ntawukuriryayo a fait preuve de son dévouement, aux jeunes, aux rescapés
tutsis, aux militaires français de l’Opération TURQUOISE, aux représentants d’un pouvoir qui aujourd’hui l’accuse, tout en profitant de sa générosité ! 279
Recherché par le TPIR, Dominique Ntawukuriryayo a été arrêté en France le 16 octobre 2007, alors
qu’il y demeurait depuis 1999. En avril 2006, une plainte déposée contre lui avait été classée, les services
de police n’ayant pas trouvé son domicile à Carcassonne. Le recours contre son extradition est rejeté en
mai 2008 par la Cour d’appel puis par la Cour européenne des Droits de l’homme. Il a été transféré au
TPIR le 5 juin 2008 et condamné le 3 août 2010 à 25 ans de prison pour génocide.
26.26
Collaboration avec Laurent Bucyibaruta, préfet de
Gikongoro
En 1992, le préfet de Gikongoro, Laurent Bucyibaruta, transmet au ministère de l’Intérieur une
demande de fourniture de huit armes automatiques et de deux pistolets faite par le bourgmestre de
Mudasomwa. 280 Cette commune est une des premières où débute le génocide en avril 1994.
En 1994, Laurent Bucyibaruta soutient le gouvernement intérimaire formé le 9 avril 1994 :
Ce dernier [Bucyibaruta], cependant, avait décidé de soutenir le gouvernement provisoire et avait
scrupuleusement répondu à une convocation, l’invitant à se rendre à Kigali le 11 avril pour y rencontrer
ses pairs et les autorités nationales. Lorsque Bucyibaruta rentra à Gikongoro, il réunit le 12 avril les
sous-préfets et les bourgmestres pour examiner la situation du point de vue de la sécurité. Selon un
administrateur alors présent, les bourgmestres de Gikongoro, comme ceux de Gitarama, ne reçurent
aucun soutien pour faire cesser les violences. 281
Dans l’organisation des massacres son rôle paraît, selon Alison Des Forges, moins important que celui
de ses subordonnés :
Bucyibaruta ne semble pas avoir été un partisan enthousiaste du génocide, mais en bureaucrate
loyal, il n’osa pas s’opposer fermement et ouvertement à ses supérieurs. En s’abstenant de prendre
clairement position contre le génocide, le préfet laissa ses subordonnés, hostiles au massacre, sans
directive ni protection. Il était peu probable dans ces conditions, que l’un d’entre eux prenne des
risques pour mettre un terme aux tueries. 282
Quatre-vingt-deux étudiants tutsi y sont massacrés le 7 mai. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 300-301].
Madeleine Raffin évite de rappeler que c’est dans cette école de Murambi que le 21 avril la plupart des réfugiés tutsi
ont été massacrés et qu’avant, Caritas Gikongoro fournissait de la nourriture pour les réfugiés qui était distribuée aux
Interahamwe. Cf. African Rights, Murambi - “Go If You Die, Perhaps I Will Live” [20, p. 64].
279 Madeleine Raffin, « Témoignage », 30 novembre 2007.
280 Lettre no 039/04.15 du 22/9/1992. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 119].
281 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 382-383].
282 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 383].
277
278
1021
26.26. COLLABORATION AVEC LAURENT BUCYIBARUTA, PRÉFET DE GIKONGORO
Mme Des Forges ne donne pas les preuves de ce manque d’enthousiasme du préfet. Bucyibaruta
apparaît beaucoup plus lié avec ses subordonnés qui exécutent le génocide :
— Aloys Simba, lieutenant-colonel en retraite, participant du putsch de 1973 qui mit Habyarimana au
pouvoir, est président du MRND pour la préfecture de Gikongoro. Il dirige la défense civile dans
la région de Gikongoro et Butare. Il copréside avec Bucyibaruta les réunions du conseil préfectoral
de sécurité. 283 Accusé par le TPIR, il est arrêté le 27 novembre 2001 au Sénégal et condamné à
25 ans de prison. 284
— Le sous-préfet de Munini, Damien Biniga, ancien député du MRND, membre du comité préfectoral
du MRND de Gikongoro, lié au cercle d’Habyarimana, forme une milice à Mununi (Gikongoro). Il
orchestre des tueries dans toute la région de Gikongoro jusqu’à Butare. Il est le principal responsable des massacres de Kibeho.
— Joachim Hategekimana, sous-préfet de Kaduha, est impliqué dans le massacre du 21 avril à la
paroisse de Kaduha. 285
— Le capitaine Faustin Sebuhura, adjoint du commandant de la gendarmerie de Gikongoro, le major
Bizimana. Il a, semble-t-il, beaucoup plus de poids que son supérieur. C’est lui qui aurait organisé
une équipe autonome de gendarmes appelée « escadron de la mort », responsable de la plupart des
massacres sur les sites des réfugiés tutsi de Murambi, Cyanika, Kaduha et Kibeho. 286
— Le major Christophe Bizimungu est chef du détachement de gendarmerie de Gikongoro mais il ne
contrôle pas son subordonné le capitaine Sebuhura, avec qui il ne s’entend pas. Il est remplacé
durant le génocide par le capitaine Gerace [Gélase] Harelimana qui partage les vues de Sebuhura. 287 Le major Bizimungu est accusé d’avoir fait tuer M. Nzeyimana, ancien directeur général
au ministère de l’information. 288
— Félicien Semakwavu, bourgmestre de la commune Nyamagabe, où se trouve la préfecture de Gikongoro.
— Le sous-préfet Frodoard Havugimana.
— Joseph Ntegeyintwali, sous-préfet de Karaba, membre du comité préfectoral du MRND à Gikongoro. Il fait tuer une jeune fille tutsi du nom de Micheline par un policier en présence de militaires
français. 289
Cependant, en tant que préfet, Bucyibaruta est responsable des actes de ses subordonnés donc des
massacres qu’ils ont organisés. S’il n’a pas été enthousiaste pour le génocide, il a été efficace pour l’organiser, en toute discrétion.
Des témoignages prouvent que le préfet a été un acteur direct des massacres.
Le 12 avril, à l’issue de la réunion avec le préfet, le bourgmestre de Musebeya, Higiro, qui s’opposait
aux massacres 290 ne reçoit aucun encouragement ni aucune directive. 291
Le 14 avril, 15 000 réfugiés Tutsi sont attaqués à la paroisse de Kibeho par des soldats et miliciens
dirigés par le sous-préfet Damien Biniga. 292
Le 16 avril, Bucyibaruta ne fait rien pour empêcher les massacres, il dit à Juvénal Muhitira, bourgmestre de Kivu qui lui annonçait un massacre à l’église de Muganza, qu’il était « désolé » et qu’il devait
« suivre les ordres des militaires ». 293
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 363].
Voir section 26.27 page 1029.
285 Voir section 26.28 page 1031.
286 Témoignage de Nzamwita Célestin, militaire des FAR, procès de Mgr Misago, 11e audience, RNA News. http://
francegenocidetutsi.org/MisagoRNA30novembre1999.pdf
287 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 364].
288 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en zone
humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Mission d’information parlementaire [180, Tome
II, Annexes, pp. 498-500]. http://francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=2
289 Témoignage de Désiré Ngezahayo recueilli par la Commission à Nyamagabe le 29/06/2006. Cf. Rapport Mucyo [65,
p. 244]. Réinterrogé le 20 octobre 2011 au bureau du Procureur à Gikongoro, Ngezahayo nous dit que cette personne
dénommée Micheline est en réalité un homme.
290 Justin Higiro a été destitué le 17 juin par le sous-préfet Joachim Hategekimana.
291 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 383].
292 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 291].
293 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 388]. Selon des témoins interrogés par African Rights, Juvénal Muhitira, bourgmestre de Kivu, non seulement ne défend pas les réfugiés à la paroisse de Muganza mais prend la tête de l’attaque le 12 avril,
contrairement à ce qu’il fait accroire aux enquêteurs de HRW/FIDH, qui notent cependant que « Muhitira à Kivu avait
cessé de s’opposer publiquement et suivait les “ordres des militaires” ». Cf. ibidem [86, p. 407] ; African Rights, Damien
283
284
1022
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
26.26.1
Le massacre de Murambi
Bucyibaruta fait regrouper les Tutsi de la région de Gikongoro à Murambi. De même, ses subordonnés
font regrouper les Tutsi dans des lieux où ils prétendent qu’ils seront mieux protégés.
L’école technique de Murambi, en construction, est située sur une colline au nord-est dans la ville de
Gikongoro (le nom de la commune est Nyamagabe). Un milicien, Emmanuel Nyirimbuga, interrogé en
prison par Jean Chatain, raconte :
Dès le 6 avril, jour de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, il reçoit la consigne d’un gendarme :
« Le président est mort. Plus de travail, c’est la guerre ! ». À partir de cette date, raconte-t-il, « les
Tutsi ont commencé à fuir. D’abord vers une école primaire de Gikongoro. Le préfet Laurent Kibaruta
(aujourd’hui réfugié en France – NDLR), le capitaine de gendarmerie Sebuhura et le bourgmestre
Félicien Semakwavu (qui, eux, ont fui en RD-Congo – NDLR) viennent les rencontrer pour leur dire :
“Allez à Murambi, vous serez protégés.” » Quelques jours plus tard, les mêmes, accompagnés du
sous-préfet Frodoir Hanuga 294 et du greffier de tribunal David Kalangwa, réunissent la population
du centre proche de Murambi et ordonnent d’ériger une barrière sur l’accès au lieu. « J’étais parmi
ceux-ci. » 295
Ce camp de concentration improvisé contient 25 000 Tutsi au début, et puis peut-être jusqu’à 50 000.
Le camp est cerné par les Interahamwe mais gardé par des gendarmes. Certains, parmi ces derniers,
savent que les Tutsi sont regroupés là pour être exterminés :
Des nouvelles circulaient dans le camp comme quoi des gendarmes qui gardaient les réfugiés leur
avaient révélé notre extermination. Paraît-il que ces gendarmes étaient des Tutsis. Ils ont été remplacés
par d’autres, juste avant les massacres et on dit qu’ils ont été tués à Maraba dans la province de
Butare 296
L’eau est coupée, les vivres manquent :
Trois jours après notre arrivée à Murambi, on nous a privés de l’eau en coupant les tuyaux qui la
transportaient à l’école, les boutiques qui étaient tout près ont été fermées et ceux qui apportaient
de la nourriture ont été mis en garde et nous avons tellement souffert de faim que certains réfugiés en
ont été morts. Quelques temps après la coupure d’eau, il y avait beaucoup de saleté et bon nombre
d’enfants et de femmes ont attrapé le choléra. Les réfugiés étaient très solidaires et partageaient tout
ce qu’ils pouvaient trouver comme nourriture. Nous vivions surtout de la bouillie.
Après que les tuyaux d’eau soient coupés, nous allions puiser de l’eau à une fontaine située juste
près de l’école de Murambi. Comme une fontaine ne suffisait pas face à tout un monde de réfugiés, nous
étions obligés d’aller aussi à un ruisseau de Kato. A tous ces endroits, les réfugiés étaient pourchassés
et certains ont été tués. Nous nous faisions souvent accompagner par des hommes pour prévenir une
défense contre une attaque éventuelle. Moi aussi j’allais souvent puiser de l’eau, mais à chaque fois
j’ai pu courir et devancer les tueurs qui ne m’ont jamais touchée avec leurs machettes. Pendant toute
la période que nous avons passée à Murambi, personne ne nous a apporté à manger. En plus de la
faim et de la soif, nous étions terrorisés par les interahamwe qui essayaient de nous attaquer chaque
jour. Chaque jour de plus, s’accompagnait de plus d’angoisse et de désespoir. 297
Les 18 avril, 298 le Président intérimaire, Théodore Sindikubwabo, se rend personnellement à Gikongoro
pour faire accélérer le massacre des Tutsi :
En décidant de propager le génocide à Gitarama et à Butare, les responsables politiques et militaires du gouvernement intérimaire choisirent également de l’intensifier et de l’accélérer à Gikongoro.
Pour appliquer cette décision, le Président par intérim, Sindikubwabo se rendit personnellement à
Gikongoro, les 18 ou 19 avril, juste avant sa visite à Butare. Il se réunit avec le préfet et quelques
Biniga - Un génocide sans frontière [11, pp. 33-34].
294 Frodoir Hanuga s’appelle exactement Frodoard Havugimana. Havuga (et non Hanuga) est juste le nom Havugimana
en abrégé (précision de la survivante DG).
295 Jean Chatain, Rwanda. Le récit d’un Interahamwe, L’Humanité, 1er avril 2004.
296 Témoignage de MM, rescapée du massacre de Murambi, transmis à l’auteur.
297 Témoignage de MM, ibidem.
298 Certains témoins prétendent que cette visite à Gikongoro du président intérimaire Sindikubwabo a eu lieu le 19
avril, mais le compte rendu qui en est fait par Radio Rwanda est du 18. Cf. Cyprien Musabirema, ORINFOR, Butare,
Voyage de Théodore Sindikubwabo, président intérimaire, dans les préfectures de Gikongoro et Butare, 18 avril 1994.
Transcription de Radio Rwanda 17-18/04/1994, TPIR, ICTR-98-41-T, exhibit DB276 http://francegenocidetutsi.org/
SindikubwaboRadioRwanda18avril1994.pdf
1023
26.26. COLLABORATION AVEC LAURENT BUCYIBARUTA, PRÉFET DE GIKONGORO
autres personnes, dont certainement le commandant de la gendarmerie de Gikongoro et son adjoint.
Le message qu’il fit passer ne fut pas diffusé, mais chacun pouvait deviner ce qu’il contenait, le discours
qu’il prononça après à Butare, ayant été retransmis à la radio nationale. Tout le monde comprit. 299
Désiré Ngezahayo, bourgmestre de Karama, affirme que cette réunion à la préfecture a eu lieu le 19
avril. 300 Mais les propos tenus par Théodore Sindikubwabo à Butare le 19 laissent bien entendre que
cette réunion avec le préfet de Gikongoro s’est passée la veille, le 18 301 :
« Hier, j’ai eu le malheur de poser une question à un citoyen et je prends à témoin ceux qui
étaient avec moi, j’ai donc demandé à quelqu’un : “N’y a-t-il [plus] d’hommes dans cette commune ?”
Le citoyen a eu le courage de répondre qu’il en restait peu. “Qu’en est-il des autres ?”, lui ai-je
demandé. Si je vous donnais la réponse qu’il m’a donnée, vous en seriez attristés ! Il m’a répondu
qu’ils étaient engloutis par la “gourmandise” [dominés par l’appât du gain], c’est écrit ici. Il s’agissait
d’un simple citoyen en proie au chagrin. Je vous ai dit : “les gendarmes...” ; en fait je pense que vous
n’avez pas compris les directives que nous vous avons données, vous n’avez pas compris ce que nous
vous avons demandé de faire ou alors vous comprenez très bien mais refusez d’agir pour une raison
que nous ne saisissons pas.
Il faudrait donc que chacun soit le gardien de son prochain. J’ai également parlé des “je-sais-tout”.
Le journaliste qui était avec moi a écrit même s’il n’a pas tout dit, mais cela est enregistré sur sa
bande. Les “cela-n’est-pas-mon-affaire” existent également. (Brève interruption). C’est ce que j’ai dit
au préfet de Gikongoro et à sa suite. Nous avons également des “cela-n’est-pas-mon-affaire” ici à
Butare, de même que des “je-sais-tout”. 302
Dans une note commentant ces propos de Sindikubwabo, André Guichaoua, qui publie cet extrait de
son discours de Butare, avance que Bucyibaruta s’est montré réticent aux massacres :
Malgré la publication de son communiqué commun avec le préfet Jean-Baptiste Habyalimana, le
préfet de Gikongoro, un « cela-n’est-pas-mon-affaire », a été maintenu dans ses fonctions après un
ferme rappel à l’ordre le 18 avril. 303
Il écrit plus loin : « À la différence du préfet de Gikongoro qui désapprouva sans pour autant s’opposer formellement aux partisans des massacres, les responsables administratifs et militaires de Butare
refusaient ouvertement d’appliquer les consignes nationales [...] ». 304
L’universitaire français se révèle ici très partial vis-à-vis de ce préfet de Gikongoro qui, après ce
« ferme rappel à l’ordre » du 18 avril, organisa les grands massacres du 21 avril, pour ne parler que des
plus importants. Il est vrai qu’il réserva un excellent accueil aux troupes françaises.
Suite à la réunion du 18 avril tenue à la préfecture de Gikongoro avec le Président intérimaire Sindikubwabo, les massacres des Tutsi à l’église de Kaduha, à l’école de Murambi et à la paroisse de Cyanika
sont organisés. Cette concomitance est une preuve que ces trois massacres ont été décidés lors de cette
réunion. Nous remarquons là le rôle dominant du président intérimaire, soutenu par la France comme il
est démontré par ailleurs, et l’implication du préfet qui fait exécuter les ordres venus d’en haut.
Le 20 avril, le bourgmestre, Félicien Semakwavu, le préfet Bucyibaruta, et le capitaine Sebuhura
reviennent à Murambi :
Le 20, le Bourgmestre, le préfet et le capitaine reviennent avec les gendarmes et organisent la
fouille des réfugiés pour prendre tout ce qui aurait pu leur servir d’armes. Ils emmènent les machettes
et le reste au camp de la gendarmerie. 305
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 385].
Interview de Désiré Ngezahayo à la prison de Gikongoro par Catherine Ninin, RFI, 30 mars 2004.
301 Jean-Pierre Chrétien et ses coauteurs affirment aussi, qu’au travers du discours de Théodore Sindikubwabo à Butare,
on apprend qu’il avait été également prononcé à Gikongoro. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 192].
302 Extraits du discours du Président Théodore Sindikubwabo prononcé à Butare le 19 avril 1994, transcription du 25
août 1999, TPIR, référence K0129406. Cf. A. Guichaoua [99, pp. 193-194]. Pour l’intégralité du discours voir : Discours
du docteur Théodore Sindikubwabo, président de la République intérimaire, à Butare pour la cérémonie d’investiture du
nouveau préfet, Radio Rwanda, Transcription et traduction par Pénine-Joy Muteteli, TPIR. http://francegenocidetutsi.
org/SindikubwaboButare19avril1994.pdf
303 A. Guichaoua, ibidem, p. 194, note 31. Ce communiqué commun est passé à la radio, suite à une réunion le 17 avril
du préfet de Butare avec celui de Gikongoro. Ce communiqué invite notamment les membres de la population à « éviter
de prêter foi aux rumeurs et être prudents quant aux informations diffusées par les stations de radio quelles qu’elles
soient ». Guichaoua poursuit : « Seule la préfecture de Butare résista ouvertement et le préfet tenta même d’obtenir de son
homologue de Gikongoro, Laurent Bucyibaruta, un contrôle des flux de réfugiés tutsi poursuivis par des miliciens Power
vers les communes limitrophes de Butare. ». Cf. Ibidem, pp. 183, 251.
304 A. Guichaoua [99, p. 254].
305 Jean Chatain, ibidem.
299
300
1024
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Une rescapée du massacre, MM, rapporte que le préfet a dit aux Tutsi du camp qu’ils allaient être
exterminés :
La veille des massacres, le nombre des gendarmes qui faisaient la garde fut augmenté en arguant
que c’était pour mieux nous protéger alors que c’était plutôt pour renforcer les forces génocidaires.
Le jour même, un gendarme connu sous le sobriquet de CDR s’était enivré et s’est vanté de ce qui
allait arriver aux Tutsis de Murambi. Nous étions dans la maison en étage, juste au premier niveau
à la façade principale. Nous partagions des bâtiments selon les cellules, les secteurs et les communes
de provenance. Après avoir vu beaucoup de signes nous montrant que nous serions un jour ou un
autre exterminés, certains hommes ont organisé les moyens de défense. Ils nous ont demandé de faire
des tas de pierres tout près de nous pour que si jamais nous serions attaqués, nous pourrions lutter
contre les meurtriers. Ils ont ajouté que ce n’était plus possible de nous réfugier vers le Burundi car
tous les chemins étaient déjà barrés.
Nous avons fait ce que nous avaient demandé ces organisateurs de la résistance. Après avoir
[Quand nous eûmes] rassemblé des pierres, le préfet Bucyibaruta est venu avec son fils Fidèle. Il a
dit qu’il voulait visiter les lieux pour voir la situation des réfugiés. Ceux qui étaient à l’entrée lui ont
refusé l’accès et il leur a dit ouvertement : « Quoi que vous fassiez, vous ne survivrez pas au-delà de
cette nuit ». Il était également avec des militaires. Son fils Fidèle était parmi ceux qui s’entraînaient
à l’utilisation des fusils. C’est pendant cette nuit-là que tout un monde d’assassins nous a envahis.
C’était vers 3 heures. La foule des assaillants était hurlante et poussait des sifflements. Les coups de
sifflets ont commencé à se faire entendre entre 1 heure et 2 heures. La fusillade et le lancement des
grenades ont débuté vers 3 heures. 306
Les miliciens sont amenés dans la nuit du 20 au 21 avril. L’un d’eux, Emmanuel Nyirimbuga, raconte :
« Les gendarmes commencent à tirer à partir de 3 heures du matin. » Au petit matin, ils cessent
le feu. « C’était notre tour. » Deux lignes de miliciens sont formées : « Nous combattions en avant ;
d’autres encerclaient pour empêcher les fuites. Les Tutsi ont essayé de résister ; ils jetaient des pierres.
Les gendarmes abattent ceux qui les lançaient. » À l’arme à feu ou à la grenade. Faisant au passage
deux morts chez les assaillants, rapporte Emmanuel Nyirimbuga. Machettes ou bâtons cloutés à la
main, les Interahamwe pénètrent alors dans le site. « À 10 heures du matin, le travail était fini. » 307
Le déclenchement de la tuerie par les gendarmes à 3 heures du matin démontre la responsabilité des
autorités administratives dont le préfet Bucyibaruta est le plus haut responsable. Rappelons qu’en tant
que préfet, il a autorité sur la gendarmerie.
Annonciata M., originaire de Mudasomwa, a survécu au massacre de l’école technique de Murambi :
Dans la préfecture de Gikongoro, bastion de l’extrémisme anti-Tutsi, la commune de Mudasomwa
est connue pour avoir été le fer de lance du génocide. [...] « Puis [le 8 avril] le bourgmestre a convoqué
une réunion pour dire qu’il fallait voir “où se trouve l’ennemi et chercher les Tutsi”. Et vers midi,
une foule de gens nous a attaqués [...] ». Ce jour-là, sa belle-mère, une belle-sœur et des voisins sont
assassinés. Annonciata embarque ses trois filles, âgées de 6 ans, 4 ans et 18 mois, et fuit vers Murambi,
à 8 km de là, avec son mari. [...] Les fuyards en déroute, de plus en plus nombreux, passent une nuit
dans un village de SOS-Enfants. [...] La préfecture les dirige alors vers le centre technique de Murambi,
où ils passeront deux semaines, gardés par une dizaine de militaires. Les réfugiés continuent d’affluer,
et un second recensement en compte bientôt 40 000. L’eau étant coupée, les femmes s’aventurent
chaque jour jusqu’à un marécage voisin, protégées par les hommes du harcèlement des miliciens qui
rôdent aux alentours. L’attaque est déclenchée dans la nuit du 22 au 23 avril, vers 3 heures du matin.
Un millier de miliciens, soldats et paysans entourent le périmètre du centre et commencent à tirer.
[...] Elle voit les ombres tomber autour d’elle, elle court de-ci de-là, pour échapper aux balles. Puis les
assaillants entrent dans le périmètre pour finir le « travail » à la machette et lancent des grenades à
l’intérieur des bâtiments. Annonciata sait qu’elle ne peut rien pour ses deux aînées, qui y dormaient
avec leur tante. Il est 9 heures du matin lorsqu’elle réussit à s’enfuir avec une dizaine de personnes. 308
Il fallut 4 jours avec un camion et 2 bulldozers pour enterrer les morts de Murambi. Les gens des
environs refusant d’accomplir cette tâche, elle fut effectuée par les prisonniers de la prison de Gikongoro
sous la supervision du bourgmestre Semakwavu. 309
306
307
308
21.
309
Témoignage de MM, rescapée du massacre de Murambi, transmis à l’auteur.
Jean Chatain, ibidem.
Michel Bührer [50, p. 20]. Annonciata semble se tromper sur la date du massacre qui a eu lieu dans la nuit du 20 au
African Rights, Murambi - “Go If You Die, Perhaps I Will Live” [20, p. 116].
1025
26.26. COLLABORATION AVEC LAURENT BUCYIBARUTA, PRÉFET DE GIKONGORO
Combien le massacre a-t-il fait de victimes ? Selon African Rights, la plupart des 50 000 réfugiés à
l’école de Murambi ont été tués. 310 Il faut tenir compte que des Tutsi ont pu s’enfuir. La mission Mahoux
du Sénat belge venue en 1997 rapporte ceci :
[Mercredi 27 août 1997]
Selon les déclarations des témoins, à partir du 7 avril 1994, des milliers de réfugiés ont été regroupés
dans l’école en construction, pour éviter qu’ils s’enfuient vers la frontière du Burundi. La population
locale aurait aidé à les transporter. Les massacres d’entre 30 000 et 50 000 victimes ont eu lieu le 20
et le 21 avril 1997. Une fosse commune de 18 000 personnes a été découverte ; 600 corps d’enfants
ont été retrouvés dans une fosse septique. Nos interlocuteurs locaux soulignent avec indignation que
c’est à côté de ces fosses communes que les militaires de l’opération Turquoise et des militaires de la
Minuar procédaient au salut au drapeau. 311
Après le génocide, 27 000 corps ont été exhumés des fosses communes puis enterrés à Murambi. 852
cadavres sont exposés. 312
Les responsables du massacre de Murambi sont le capitaine Sebuhura, le préfet de Gikongoro, Laurent
Bucyibaruta, le bourgmestre de la commune Nyamagabe, où se trouve la ville de Gikongoro, Félicien
Semakwavu, le colonel Aloys Simba, le greffier du tribunal David Kalangwa.
Des survivants de Murambi fuient vers Cyanika. Ils sont tués en cours de route et un massacre à
Cyanika suit celui de Murambi dans l’après-midi du même jour, le 21 avril.
MM entend le préfet Bucyibaruta donner l’ordre de commencer le massacre à la paroisse de Cyanika :
Je me suis assise dans une forêt qui était juste à côté de l’église et j’ai suivi le déroulement du
massacre à la paroisse de Cyanika. J’entendais des voix des sanglants qui demandaient qu’on leur
ordonne de commencer les tueries pour avoir la peau de Père Niyomugabo qui était le curé de la
paroisse. Le préfet Bucyibaruta est venu et, en personne, a donné l’ordre de commencer le carnage. Il
a dit que le travail était déjà terminé à Murambi, qu’il ne reste plus que d’achever ceux qui n’étaient
pas complètement morts et qu’ils pouvaient alors démarrer. Après la parole du préfet Bucyibaruta,
j’ai entendu des coups de feu fuser de tous les côtés. Les véhicules continuaient de transporter d’autres
Interahamwe, militaires et gendarmes. Ils ont poursuivi leur besogne et je suivais tout : les coups, les
hurlements, les bruits des tueurs qui s’appelaient entre eux... 313
Le 26 avril, Bucyibaruta réunit les sous-préfets et les bourgmestres pour renforcer le contrôle sur le
processus des massacres. Il résume son message dans une lettre où il déplore les tueries imprudentes,
les pillages, les destructions. Mais il appelle les comités de sécurité à installer des barrières afin de
« découvrir l’ennemi qui s’infiltre souvent sous divers déguisements. » Les personnes interpellées aux
barrières devaient être remises aux autorités. Des réunions de « pacification » ont lieu mais les massacres
ne cessent pas pour autant. Le préfet nomme le colonel Simba « conseiller pour la défense civile » et
ordonne aux bourgmestres de recruter des unités d’autodéfense où on retrouve les mêmes individus qui
avaient participé aux massacres. 314
À Kibeho, il reste quatre-vingt-dix étudiants Tutsi au collège Marie-Merci. Le collège a déjà été attaqué
le 12 avril. 315 Ils ont assisté au massacre à la paroisse le 14 avril. À partir du 15, ils sont gardés par des
gendarmes. Le 1er mai, des représentants de la préfecture viennent leur transmettre un message de paix
et leurs disent que les massacres sont terminés. Mais le 3, les étudiants hutu quittent le collège ainsi que
le directeur et les gendarmes. Le 4 mai, Bucyibaruta rend visite aux étudiants du collège Marie-Merci de
Kibeho ; le 7 mai les étudiants sont massacrés. Théophile, 316 un des huit survivants, rapporte :
On 4 May, a delegation consisting of the préfet, Laurent Bucyibaruta, the Bishop of Gikongoro,
African Rights [20, p. 75].
Rapport de la mission effectuée au Rwanda de M. Philippe Mahoux - Commission d’enquête parlementaire du Sénat
belge [201, 1-611/9 - 1997/1998, p. 5].
312 Visite au musée de Murambi, 23 juillet 2007. On y lit aussi que 29 000 corps ont été exhumés.
313 Témoignage de MM, ibidem.
314 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 359-407].
315 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 294].
316 Théophile échappe au massacre du collège Marie-Merci à Kibeho, il est épargné plus tard par les tueurs, protégé par
une religieuse, qui le recommande au préfet Bucyibaruta, qui le remet le 18 juin au major Ndamage à l’ESM à Kigeme, et
celui-ci le confie aux Français qui l’évacuent à Murambi. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 299, 304-305].
310
311
1026
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Monsignor Augustin Misago, the bourgmestre of Rwamiko 317 and Mubuga 318 as well as new gendarmes came. Since I was the oldest among the students, they chose me as the person to lead them
in their wait for death. We expected to die this time. The préfet began by asking us to speak about
our problems. I replied “[...] If you allow us to live, we will live. If you wish us to die, then we will
die.” The Bishop gave the impression that he was moved by my comments and the fact that we were
there, still alive. He told us : “Don’t worry. Calm down. Nobody from outside is going to mistreat
you.”
The whole group left. A new group of ten gendarmes were left to protect us. [...] On 7 May,
around 10 :00 a.m., one of the gendarmes ordered all of us to go into the dining room. We all got
inside. On looking out, we saw a huge group of people outside waving machettes and other weapons.
They rushed inside and straightaway started hacking the students to death. Instead of helping us,
the gendarmes started shooting into the air to prevent the students from living the dining room. 319
Yvette, une autre survivante, situe cette rencontre avec Bucyibaruta et l’évêque Misago le 5 mai après
midi. Elle rapporte les conseils que leur avait donnés l’évêque :
They told us that our security would be assured. [...] The Bishop requested that we do not continue
to provoke our Hutu neighbourgs who were at G.S.M.M.K. 320 He told us not to continue to listen to
the RPF radio and the slogans of the Inkotanyi. He said we should not show that we were pleased
by the progress being made by the RPA. He added that we should not mistrust the Hutu students.
None of the things he asked of us had any foundation. [...] 321
Elle ajoute que, dans la nuit du 6 mai, les gendarmes vinrent au dortoir et firent partir trois étudiants
Hutu. Quatre-vingt-deux étudiants sur quatre-vingt-dix sont tués le 7 mai. Après l’éviction de Higiro, le
bourgmestre de Musebeya, le 17 juin, toute opposition au génocide dans la préfecture de Gikongoro est
éliminée.
Catherine Ninin rapporte une anecdote où, juste avant Turquoise, le préfet se serait mis à sauver des
enfants tutsi :
Une anecdote plutôt terrible est celle que m’a racontée Emmanuel, ce paysan hutu qui tenait ce
barrage sur la route qui menait vers l’école de Murambi. Fin juin, la communauté internationale se
mobilise, les troupes françaises vont bientôt débarquer. Le préfet décide de transférer un petit groupe
d’enfants rescapés vers Murambi. En passant le barrage Emmanuel s’adresse au préfet : « Faut-il
encore les tuer ? » Le préfet répond « Non, nous les gardons vivants pour montrer à la communauté
internationale que nous avons sauvé les Tutsi qui se massacraient entre eux. » 322
Laurent Bucyibaruta excellera pour se faire bien voir des militaires français quand ils s’installent à
Gikongoro pour y arrêter l’offensive du FPR contre les forces du génocide. Le 27 juin, Laurent Bucyibaruta
organise l’accueil des Français de Turquoise :
317 Silas Munyurangabo, bourgmestre de Rwamiko, est un proche collaborateur du sous-préfet Damien Biniga. Il participe
au massacre de la paroisse de Kibeho où il est vu le fusil à la main et, le 15 avril, à la paroisse de Muganza. Cf. Rwanda :
Death, Despair and Defiance [5, p. 147].
318 Bakundukize, bourgmestre de Mubuga, joue un rôle important dans le génocide. Il détruit les maisons des Tutsi afin
d’en construire pour lui. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 312].
319 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 300-301]. Traduction de l’auteur : Le 4 mai, une délégation formée du
préfet, Laurent Bucyibaruta, de l’évêque de Gikongoro, Monseigneur Augustin Misago, des bourgmestres de Rwamiko et de
Mubuga et de nouveaux gendarmes arriva. Comme j’étais le plus âgé des étudiants, ils me choisirent pour les diriger dans
l’attente de la mort. Nous pensions que cette fois-là, nous allions mourir. Le préfet commença par nous demander de parler
de nos problèmes. Je répondis « [...] Si vous nous laissez en vie, nous vivrons. Si vous voulez notre mort, nous mourrons. »
L’évêque sembla ému par mes paroles et par le fait que nous soyons là, toujours vivants. Il nous dit : « Ne vous faites
pas de souci. Restez calmes. Personne dehors ne veut vous maltraiter. » La délégation partit. Un groupe de dix nouveaux
gendarmes fut laissé pour assurer notre protection. [...] Le 7 mai, vers 10 h du matin, un des gendarmes nous ordonna d’aller
tous dans la salle à manger. Nous nous y rendîmes. En regardant dehors, nous avons vu une masse importante de gens
agitant des machettes et d’autres armes. Ils se précipitèrent à l’intérieur et commencèrent à frapper les étudiants à mort.
Au lieu de nous aider, les gendarmes se mirent à tirer en l’air pour empêcher les étudiants de sortir de la salle à manger.
320 G.S.M.M.K. Groupe scolaire Marie-Merci de Kibeho.
321 Ibidem, pp. 308-309. Traduction de l’auteur : Ils nous dirent que notre sécurité serait assurée. [...] L’évêque nous
demanda d’arrêter de provoquer nos voisins hutu qui étaient au G.S.M.M.K. Il nous dit de cesser d’écouter la radio du FPR
et les slogans des Inkotanyi. Il nous dit que nous ne devrions pas montrer que nous nous réjouissions de l’avancée de l’APR,
l’armée du FPR. Il ajouta que nous ne devrions pas nous méfier des étudiants hutu. Rien de tout ce qu’il nous demandait
n’avait de fondement.
322 Catherine Ninin, Le massacre de Murambi, RFI, 30 mars 2004. http://francegenocidetutsi.org/NininMurambi.
pdf Cet Emmanuel, en prison à Gikongoro, reconnaît avoir commis neuf meurtres.
1027
26.26. COLLABORATION AVEC LAURENT BUCYIBARUTA, PRÉFET DE GIKONGORO
Sous la houlette d’un animateur, des centaines d’habitants de Gikongoro répètent consciencieusement des slogans en l’honneur de la France. « Qui soutenons-nous ? » lance au micro le maître
de cérémonie. « Les forces françaises ! » répond en choeur la foule. « Qui condamnons-nous ? » demande le responsable. « Les massacres du Front patriotique du Rwanda ! » scandent les personnes
rassemblées par le préfet.
Hier matin, les autorités de cette ville située à une centaine de kilomètres de la frontière zaïroise
se préparaient à accueillir « spontanément » les soldats de l’« opération Turquoise ». Attroupés sur la
place de la Préfecture, brandissant des pancartes telles que « Mobutu-Mitterrand bravo ! » ainsi que
des drapeaux français et rwandais, l’assemblée reprend en choeur : « Vive la France et son premier
ministre » ou « A bas les assassins du FPR ! » Le préfet et le bourgmestre, organisateurs de la
manifestation, écoutent le résultat avec une évidente satisfaction.
« Le but de cette réunion est de condamner le FPR et de préparer l’arrivée des militaires français »,
explique le préfet Laurent Ducyidaruta [Bucyibaruta]. « Il faut aussi mobiliser la population contre
notre ennemi le FPR », ajoute-t-il. 323
Selon le préfet, il n’y a plus de Tutsi depuis les « affrontements » d’avril :
A Gikongoro comme dans bien d’autres localités du sud ouest du Rwanda, où a débuté l’intervention française, il n’y a plus de Tutsis depuis les « affrontements » d’avril, selon le terme pudique
du préfet. Pour le responsable de l’administration locale, « les Français sont intervenus pour soutenir
toute la population en détresse ». Or, selon lui, plus de 200 000 Hutus se sont installés dans sa préfecture, fuyant l’avancée des rebelles. La grande majorité d’entre eux vit dans des conditions précaires,
manquant d’eau potable ou de nourriture. 324
Lors de Turquoise, l’ambassadeur à Goma, Yannick Gérard, est satisfait de la collaboration avec
Bucyibaruta. Il télégraphie le 8 juillet :
2) - J’AI RÉITÉRÉ AUPRÈS DU GÉNÉRAL LAFOURCADE MA DISPONIBILITÉ A INTERVENIR, EN TANT QUE DE BESOIN, AUPRÈS D’AUTORITÉS LOCALES POUR LE BON
DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE. À CE STADE ON PEUT DIRE QUE LE
PRÉFET DE GIKONGORO EST TRÈS COOPÉRATIF, [...] 325
Laurent Bucyibaruta, apparemment très en phase avec l’Élysée, appelle les Français à arrêter la
marche du FPR après la chute de Butare :
Le préfet de Gikongoro, déjà chargé de deux cent cinquante mille réfugiés qu’aucune organisation
humanitaire ne vient aider, est d’un calme parfait. Son Petit Robert du « français primordial » sur
une table, Laurent Bucyibaruta s’interroge sur « l’utilité » de la mission des Français. « Si le FPR
continue d’avancer, les Français vont fuir avec nous. Si la mission ne change pas, c’est inutile qu’elle
soit venue. » 326
Son appel est entendu en haut lieu puisque dans la même édition, Le Monde annonce que, par une
lettre de son ambassadeur à l’ONU, la France propose de créer une « zone humanitaire sûre » faute de
quoi, s’il n’y a pas de cessez-le-feu, elle retirera ses troupes du Rwanda.
La coopération entre les militaires français et le préfet se concrétise, il leur fournit de la main d’œuvre :
Les mitrailleuses 12,7 et les autres armes automatiques doivent disposer d’angles de tir les plus
ouverts possibles. C’est pourquoi, hier matin, on pouvait voir sur la route conduisant à Butare des
Rwandais habillés de shorts et de tricots roses abattre des arbres et hacher menu, à la machette, des
buissons trop épais. Il s’agissait de prisonniers de droit commun revêtus de leurs curieuses tenues
pénitentiaires. Le préfet les a mis à disposition des commandos de l’air 327 qui s’étaient installés à 1
km de l’entrée de Gikongoro. 328
323 Michel Cariou (AFP), Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5 ; Michela
Wrong, Reuter. Cf. M. Mas [139, pp. 434-435].
324 Michel Cariou, ibidem.
325 TD Kigali, 8 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 414]. http://
francegenocidetutsi.org/Gerard8juillet1994.pdf
326 Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3.
327 Ces commandos de l’air forment le CPA 10 et appartiennent au COS. Commandés par le lieutenant-colonel Jean-Rémy
Duval, alias Diego, nous les rencontrons par ailleurs à Kibuye et à Bisesero.
328 François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994.
1028
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
La survivante MM témoigne de la collaboration des militaires français avec le préfet. 329
Alison Des Forges reconnaît que, en juillet, malgré la présence de l’armée française, la protection des
Tutsi n’est pas assurée, c’est-à-dire que les massacres continuent :
Dès le début du mois de juillet, il n’y avait plus aucune autorité pour assurer la protection des
Tutsi à Gikongoro. Le préfet, capable d’élaborer un appel convaincant pour que les violences cessent,
n’appuya jamais ses paroles par des actes. 330
Les ONG hésitent à intervenir dans la zone humanitaire sûre en raison du rôle des autorités rwandaises
dans les massacres. Celles de la région de Gikongoro sont directement visées par AICF :
Action internationale contre la faim (AICF) a également l’intention d’intervenir dès la fin de
la semaine à Gikongoro. L’organisation doit prendre en charge 100 000 déplacés, en particulier des
enfants. Elle a indiqué qu’elle n’aurait « jamais d’accords directs ou indirects avec les autorités locales,
certaines d’entre elles ayant de lourdes responsabilités dans les massacres passés. » 331
Nous ignorons quand Laurent Bucyibaruta a quitté son poste.
Laurent Bucyibaruta est mis en accusation pour génocide et crimes contre l’humanité par la Chambre
spécialisée de Kigali. Réfugié en France, la LDH et la FIDH portent plainte contre lui. Il est mis en examen
le 31 mai 2000 et arrêté le 6 juin 2000 à Bar-sur-Aube. Il est remis en liberté par le juge d’instruction le
20 décembre 2000.
Laurent Bucyibaruta est interviewé par une chaîne de télévision :
Q : Vous êtes-vous rendu à Murambi ?
R : Non, je ne me suis pas rendu là-bas
Q : Le lendemain ?
R : Non, je ne suis pas allé.
Q : Vous avez regardé avec vos jumelles ?
R : Non. Non, je ne l’ai pas fait. Pourquoi ?
Q : Pour vous rendre compte. C’était votre préfecture.
R : Du moment qu’on m’avait dit ce qui s’était passé, le spectacle était tellement désolant que je
ne trouvais pas la force d’y aller.
Q : Le préfet Bucyibaruta avait-il le pouvoir d’empêcher cela ?
R : Le préfet au Rwanda, du moins à cette époque, ne disposait d’aucun corps de police, aucune
gendarmerie, aucune armée sous ses ordres. S’il trouve qu’il y a des troubles, ce qu’il fait c’est
demander aux forces armées d’arrêter justement les troubles, ça je l’ai fait. Ma conscience est tranquille
parce que je vous ai dit que j’ai fait ce que j’ai pu faire de bon, et je n’ai fait que ce qui était raisonnable,
suivant mes possibilités. 332
Le procureur du TPIR ne publie l’acte d’accusation que le 16 juin 2005. En 2007, il est de nouveau
incarcéré suite à deux mandats d’arrêts du TPIR. Le 20 novembre 2007, le TPIR décide de transférer son
dossier à la justice française. En 2013, Bucyibaruta, résidant à Saint-André-Les-Vergers, dans la banlieue
ouest de Troyes, n’est toujours pas jugé. Son avocat est Me Philippe Gréciano. 333
26.27
Non-arrestation du lieutenant-colonel Aloys Simba
Aloys Simba, né en 1938 dans le secteur de Gifurwe à Musebeya (préfecture de Gikongoro), lieutenantcolonel retraité des FAR, est très lié à Juvénal Habyarimana puisqu’il a participé au coup d’État de 1973
qui a permis à ce dernier d’accéder au pouvoir en renversant le Président Grégoire Kayibanda. Il fait
figure de « héros national » à ce titre. Il fait partie des « camarades du 5 juillet », expression désignant
des officiers qui formaient, autour du Président Juvénal Habyarimana, le « comité pour la paix et l’unité
nationale » mis en place au lendemain du coup d’État du 5 juillet 1973. 334
329
330
331
p. 5.
332
333
334
210].
Voir section 26.30 page 1036.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 407].
Rwanda - Trois cents soldats français doivent quitter le pays avant la fin du mois de juillet, Le Monde, 14 juillet 1994,
J.-P. Gouteux [95, Légende de la page 111]. D’après France 2 : « Rwanda un génocide sans coupable », 26 avril 2001.
W. B., Laurent Bucyibaruta, ex-préfet rwandais, en attente de procès, L’Est éclair, 2 mars 2010.
Théoneste Lizinde, La découverte de Kalinga ou la fin d’un mythe. Contribution à l’histoire du Rwanda [129, pp. 209-
1029
26.27. NON-ARRESTATION DU LIEUTENANT-COLONEL ALOYS SIMBA
Il est député du MRND. En janvier 1993, il organise à Gikongoro un rassemblement contre les Accords
d’Arusha. 335 En 1994, il est président du MRND pour la préfecture de Gikongoro. 336
Du 1er janvier au 15 mai 1994, il commandait de facto les militaires, les gendarmes, les Interahamwe,
les réservistes, les civils hutu de la préfecture de Gikongoro et de certaines localités de la préfecture de
Butare. 337
Cette autorité de fait a été confirmée officiellement par sa nomination au poste de « conseiller de la
défense civile pour les préfectures de Gikongoro et Butare » par le ministre de la Défense du GIR. Il est
chef militaire des Interahamwe, des réservistes et d’autres personnes.
Il copréside les réunions du conseil préfectoral de sécurité avec Bucyibaruta. 338
Demeurant à Kigali, il rentre à Musebeya, peu après le décès d’Habyarimana, dans une Mercedes
appartenant au MRND. Il s’établit dans l’immeuble du projet Crête-Zaïre-Nil (CZN) financé par l’étranger
et lié au MRND et à l’Akazu. 339 Il est constamment en uniforme en avril-mai 1994 et se déplace avec
des véhicules militaires. 340
À Musebeya, Simba encourage les tueurs :
Il félicitait les assaillants, les encourageant à se dépasser. Il aurait fait la tournée des buvettes en
compagnie de ses partisans locaux « en offrant de la bière aux gens en disant “organisez-vous”, puis
il allait faire la même chose dans le centre voisin ». Partout où Simba se rendait, il incitait les Hutus
à « travailler ». Il serait allé jusqu’à distribuer de l’argent aux jeunes hommes, en rétribution aux
attaques qu’ils menaient contre le Tutsi. 341
Il a organisé et planifié le génocide depuis 1991. En 1994, il a passé au moins un an à préparer le
génocide perpétré dans les préfectures de Gikongoro et Butare. 342
Il a organisé le recrutement et la formation des Interahamwe et des jeunes Hutu qui ont pris part
aux attaques perpétrées à Kaduha, Kibeho, Murambi et Cyanika, dans la préfecture de Gikongoro et à
Ruhashya dans la préfecture de Butare. 343
Il a entrepris le recensement des Tutsi et Hutu de la préfecture de Gikongoro vers mars 1993. 344
Il a organisé le recrutement et la formation militaire des Interahamwe dans des camps, à Kigeme
(commune de Nyamagabe), à Mbuga (commune de Mudasomwa), dans la vallée de Mwogo (commune de
Kinyamakara) en janvier 1994, à Kirambi (commune de Rukundo) en avril 1994. 345
Il a distribué des armes à Kinyamakara en mars et en avril 1994 (50 fusils kalachnikov) utilisés pour
le massacre au centre de Rugogwe (commune de Ruhashya). 346
Il organise les massacres de Ruhashya (préfecture de Butare), au centre commercial de Rugogwe et
sur la colline de Gashoba. 347
Il a distribué 40 fusils AK47 à Rukundo. 348
Il appelle à tuer les Tutsi. 349
Les 14 et 15 avril, il participe aux massacres de Kibeho.
Le 11 avril, il tue l’instituteur tutsi Nyagisenyi sur le marché de Gikongoro. 350
Le 18 avril, 70 Tutsi réfugiés à Gatare sont emmenés sur des terrains du projet CZN et massacrés. Le
fils de Simba, Robert, participe au transport. Les véhicules du projet CZN sont utilisés. 351
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 362].
TPIR, Affaire ICTR 2001-I, Le Procureur c. Aloys Simba, Acte d’accusation, décembre 2001, sections 4, 6, p. 3.
http://francegenocidetutsi.org/SimbaAccusation.pdf#page=3
337 Acte d’accusation, Le Procureur contre Aloys Simba, ICTR 2001-I, décembre 2001, section 4, 5, 9, p. 3.
338 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 363].
339 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 363].
340 Acte d’accusation, Le Procureur contre Aloys Simba, ICTR 2001-I, décembre 2001, section 3, p. 3.
341 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 373].
342 Acte d’accusation, Le Procureur contre Aloys Simba, ICTR 2001-I, décembre 2001, sections 10, 11, p. 4.
343 Ibidem, section 13, p. 4.
344 Ibidem, section 14, p. 4.
345 Ibidem, section 14, p. 5.
346 Ibidem, section 16-17, p. 5, section 32, p. 8.
347 Acte d’accusation ICTR 2001-I, décembre 2001, section 30, p. 8.
348 Ibidem, section 19, p. 5.
349 Ibidem, section 21, p. 6.
350 Acte d’accusation ibidem, section 42, p. 10. http://francegenocidetutsi.org/SimbaAccusation.pdf#page=10
351 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 390].
335
336
1030
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Les 19 et 20 avril, il organise le massacre au Collège technique de Murambi. Il commande avec un
microphone aux civils hutu d’encercler l’École technique de Murambi. Il fait apporter des armes de
Butare. 352 Lors de l’attaque des Tutsi réfugiés à l’École de Murambi le matin du 21, il ravitaille les
tueurs en armes. Les cadavres sont enterrés dans des fosses communes creusées par des détenus de la
prison de Gikongoro. 353
Le 19 ou le 20 avril il envoie des militaires, des miliciens et des civils à Kaduha. 354
Le 20 avril, il est à Kaduha, en compagnie du chef des miliciens. Il amène un détachement de militaires
de Gikongoro qui vont déclencher l’attaque des Tutsi à l’église le lendemain 21. 355
Le 21 avril, il organise le massacre de la paroisse de Cyanika, juste après celui de l’école de Murambi. 356
Le 21 avril, il abat Gasana, substitut du procureur de la préfecture de Gikongoro, au centre commercial
de Kaduha et Monique Munyana, institutrice, et son enfant. 357
À Musebeya, 358 le bourgmestre Higiro a été élu en 1993 contre Ndizihiwe, candidat soutenu par
Simba. Higiro s’oppose au génocide mais n’est pas soutenu par les autorités. Il sera démis le 28 mai par le
sous-préfet Hategekimana, à l’issue d’une réunion des préfets avec des responsables gouvernementaux à
Gitarama le même jour, et remplacé par Jean-Chrysostome Ndizihiwe qui était le « chef des assaillants et
des barrières ». 359 C’est Simba qui prend la direction du génocide à Musebeya, en dépit du bourgmestre
Higiro. Le fils de Simba y participe. 360
Une dame, survivante des massacres, qui a travaillé à l’école secondaire ACEPER 361 comme domestique des militaires français à Gikongoro, a témoigné de la collaboration des Français avec les autorités
de la préfecture qui venaient d’exécuter le génocide, le colonel Simba en particulier. 362
Aloys Simba est accusé de génocide par le TPIR. 363 Il est arrêté au Sénégal le 27 novembre 2001. Il
plaide non coupable. 364 Il est condamné à 25 ans de prison le 13 décembre 2005 pour génocide et crime
contre l’humanité en raison de sa participation aux massacres de Kaduha et de Murambi. 365 Cette peine
est confirmée en appel le 27 novembre 2007.
26.28
Collaboration avec Joachim Hategekimana, sous-préfet de
Kaduha
À Kaduha, au nord de Gikongoro, se trouve un grand complexe d’œuvres sociales de l’Église catholique,
constitué notamment d’une paroisse, de deux écoles secondaires (l’École agri-vétérinaire, E.A.V.K., et une
École de sciences infirmières, E.S.S.I), et d’un Centre de santé.
Le sous-préfet, Joachim Hategekimana, commence début avril à arrêter ceux qui attaquaient les
Tutsi. 366 Mais il désarme les Tutsi et les fait regrouper à l’église de Kaduha à partir du 9 avril. Il
commande à des gendarmes de garder l’église.
Vers le 17 avril, le sous-préfet dresse une liste de personnes qui sont des Inkotanyi et possèdent même
des armes. 367 Il la donne à l’adjudant Ntamwemezi, qui vient d’arriver pour commander les gendarmes
gardant la paroisse. Les gendarmes interdisent à partir du 17 aux Tutsi réfugiés de sortir de la paroisse.
Ceux qui sortent sont tués. Les gens ne peuvent plus leur apporter de nourriture. 368
352
353
354
355
356
357
358
359
360
361
362
363
364
365
366
367
368
Acte d’accusation, ibidem, section 26, p. 7, section 27, p. 8.
Acte d’accusation, ibidem, sections 28-29, p. 8.
Acte d’accusation, ibidem, section 23, p. 7.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 396].
Acte d’accusation, ibidem, section 34, p. 9.
Acte d’accusation, ibidem, section 43, p. 10.
Musebeya est au nord-ouest de Gikongoro, voir carte figure 29.1 page 1100.
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 405-406].
Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 373-374].
ACEPER : Association pour la contribution à l’éducation et au perfectionnement au Rwanda.
Voir son témoignage section 26.30 page 1038.
Acte d’accusation, Le Procureur contre Aloys Simba, ICTR 2001-I, décembre 2001.
AFP, 13/05/2004.
ICTR/INFO-9-2-459.EN, Arusha, 13 December 2005.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 391].
Death, Despair and Defiance [5, p. 319].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 393].
1031
26.28. COLLABORATION AVEC LE SOUS-PRÉFET HATEGEKIMANA DE KADUHA
Le 18, le sous-préfet et l’adjudant demandent à la sœur Milghita Kösser, qui dirige le Centre de santé,
d’expulser tous les malades de l’hôpital, y compris les femmes de la maternité. La sœur obtient que les
malades les plus graves puissent rester. En contrepartie, les autres malades doivent rejoindre les autres
réfugiés à la paroisse. 369
Le 19 avril, le sous-préfet cesse d’arrêter les individus qui attaquent les Tutsi. 370
Le 20 avril, le sous-préfet fouille lui-même l’église de Kaduha, à la recherche d’armes. 371 Vers 11 h,
une attaque de tueurs locaux, armés de machettes, de lances et de massues, dirigés par un ancien soldat,
Straton Ngezahayo, commencent à voler les vaches des réfugiés de la paroisse. Les gendarmes les arrêtent,
mais leur disent que, vu le grand nombre de réfugiés, leur attaque est insignifiante et les font rester près
de là. L’adjudant Ntamwemezi organise des réunions pour préparer l’attaque du lendemain. 372
Le 21 avril, vers 4 h 30 du matin, commence l’attaque des réfugiés de l’église à la grenade et à
la machette. 373 Les miliciens sont encadrés par des militaires et des gendarmes dirigés par l’adjudant
Ntamwemezi et par le lieutenant-colonel Aloys Simba. Le massacre aurait fait au moins 15 000 morts. 374
Des témoins ont vu Hategekimana à l’église lors de l’attaque. Ce qu’il nie. 375 Selon une rescapée, MGM,
il est responsable du massacre avec l’adjudant. 376
Suite au massacre du 21 avril, Hategekimana le signale au préfet et ne procède à aucune arrestation.
Au contraire, ceux qu’il avait arrêtés précédemment pour avoir attaqué des Tutsi sont libérés.
À l’issue d’une réunion entre les préfets et le GIR à Gitarama le 28 mai, Hategekimana destitue, le
17 juin, le bourgmestre Higiro de Musebeya 377 qui avait tenté de s’opposer aux massacres de Tutsi et
le remplace par Ndizihiwe, dirigeant MRND et chef milicien, proche du lieutenant-colonel Aloys Simba,
organisateur des massacres de Tutsi dans la région. 378
To encourage people to leave their place of refuge, the sous-préfet let it be known that peace had
returned. About two hundred refugees came out of the bushes, only to be killed. 379
Une rescapée du massacre à la paroisse de Kaduha rapporte que sa mère a été tuée à la sous-préfecture
de Kaduha, avec d’autres survivants du massacre du 21 avril. Le sous-préfet leur avait fait croire qu’ils
pouvaient sortir de leur cache, que tout était fini. 380
À l’arrivée des militaires français, le sous-préfet Hategekimana n’est pas inquiété :
Le sous-préfet de Kaduha, Joachim Hategekimana, a bien compris le bénéfice qu’il pourrait tirer
d’une collaboration franche et totale avec les militaires français. Cet homme au profil d’intellectuel
paisible, aurait appelé au massacre de 12 000 Tutsis. A la mi-juillet, l’église de Kaduha reste souillée
du carnage qui s’y est déroulé : des traces de sang partout, jusque sur les béquilles oubliées. Rien n’a
été lavé, ni caché : on espère l’impunité. Tout sourire, Joachim Hategekimana organise la distribution
des vivres apportés par les camions de l’ONG française Solidarité. Il les vend à chaque famille trois
francs rwandais, « pour payer ses administrés, qui se dépensent sans compter pour aider les réfugiés ».
En quête de virginité, il ira jusqu’à livrer aux commandos français un orphelin tutsi de Kigali, qui a
erré jusqu’à ce qu’une famille de Hutus modérés le sauve et le protège. Car la chasse aux Tutsis se
poursuit dans la sous-préfecture de Kaduha. 381
Une fiche d’information émanant du PCIAT de l’opération Turquoise en date du 10 juillet relate :
369 Témoignage de MGM qui travaillait au centre de santé de Kaduha. Cf. Death, Despair and Defiance [5, p. 320] ; Aucun
témoin ne doit survivre [86, p. 393].
370 Aucun témoin ne doit survivre, ibidem.
371 Aucun témoin ne doit survivre, ibidem, p. 394.
372 Death, Despair and Defiance [5, p. 321].
373 Death, Despair and Defiance [5, pp. 315-329] ; Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 390-400].
374 Death, Despair and Defiance [5, p. 315].
375 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 398].
376 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 324].
377 Nord-ouest de Gikongoro.
378 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 362, 405].
379 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 324]. Traduction de l’auteur : Pour encourager les gens à sortir de leurs
caches, le sous-préfet fit savoir que la paix était revenue. Deux cents personnes environ sortirent de la brousse et furent
tuées.
380 Michel Bührer [50, p. 46].
381 Christian Lecomte, Au Rwanda, l’horreur est encore à venir, La Vie, 21 juillet 1994 ; F.-X. Verschave [213, p. 136].
1032
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Plusieurs charniers dont certains contenant des centaines de cadavres, ont été découverts à KADUHA. Il semblerait également qu’il y ait des cadavres récents à proximité du marché. 382
Pour les Français cela faisait vraiment beaucoup de questions à poser au sous-préfet.
La région de Kaduha recèle toujours des criminels car, encore en 2003, des rescapés du génocide ont
été assassinés :
The killings which occurred late last year saw a number of genocide survivors killed in Kaduha district of the Gikongoro province. The umbrella of genocide survivors (IBUKA) described the atrocities
as “a continued trend of genocide”.
According to one Nsanzabaganwa, a genocide survivor and a person of integrity in Gacaca court,
these killings have affected testimonies in Gacaca proceedings. Adding that, people are fearing for
their lives. 383
26.29
Non-arrestation de l’abbé Nyandwi, curé de Kaduha
L’abbé Athanase Robert Nyandwi, Burundais, est curé de la paroisse de Kaduha, préfecture de Gikongoro, où sont réfugiés des Tutsi qui ont déjà subi plusieurs attaques. Il détourne à son profit les vivres
destinés aux réfugiés :
Entre le 19 ou le 20 avril 1994, Mgr Misago serait passé à la paroisse de Kaduha où était déjà
rassemblé un grand nombre de réfugiés tutsi. Selon le témoin, l’évêque aurait alors demandé au curé
de la paroisse, l’abbé Nyandwi, de ne distribuer des vivres qu’à ceux des réfugiés qui auront payé de
leur argent. Le même camp devait être attaqué peu après le passage de l’évêque. 384
Il vendait du riz, fourni par Caritas, aux réfugiés de la paroisse de Kaduha, augmentant son prix à
mesure que la situation empirait, au prétexte que la paroisse avait dû payer le prix du transport. Avant
le génocide, il vendait le riz 5 francs (rwandais) le kilo. Quand les réfugiés arrivèrent, le prix monta à 70
francs. 385 En revanche, il en donnait aux Interahamwe :
Father Nyandwi was not interested in helping the refugees. There was a rice depot at the Parish
of Kaduha. But Father Nyandwi gave the sacks of rice to the interahamwe. 386
Jean-Baptiste S., réfugié à la paroisse de Kaduha, rapporte que seule la sœur Milghita Kösser, de
nationalité allemande, directrice du Centre de santé, leur fournissait à manger. Il ajoute :
On Sunday the 17th, Father Nyandwi, who had not made a single gesture to bring us food, came
to tell us that he had come to celebrate the last mass with us. In his homily, he did nothing but mock
the refugees indirectly. 387
Le témoin poursuit :
On Wednesday, the Tutsi refugees who had been at the commune office of Musebeya arrived, accompanied by two gendarmes. They had been told that they would be better protected at Kaduha. In
the meantime, Father Nyandwi had fled, with all his belongings, towards Agricultural and Veterinary
School of Kaduha (E.A.V.K.), which is only a few metres from the parish.
By Thursday the 21st, the number of refugees at Kaduha was difficult to estimate. There were
so many people. At about 4:00 a.m., we heard three grenades explode. Around 5:00 a.m., we saw
382 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 499]. http://francegenocidetutsi.org/
FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=2
383 RNA, Kigali, Jan. 09 2003. Traduction de l’auteur : Lors des tueries de la fin de l’an dernier, on vit plusieurs rescapés
du génocide se faire massacrer dans le district de Kaduha de la province de Gikongoro. IBUKA, qui veille à la sécurité des
rescapés du génocide, a décrit ces atrocités comme « la continuation du génocide ».
Selon Nsanzabaganwa, un survivant du génocide, membre d’un tribunal Gacaca, ces tueries ont influencé les témoignages
dans les procès Gacaca car les gens craignent pour leur vie.
384 Témoignage de Nzamwita Célestin, caporal des FAR, au procès de Mgr Misago, compte rendu de la 11e audience, RNA
News.
385 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 316].
386 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 319]. Traduction de l’auteur : Le Père Nyandwi ne s’intéressait pas à
l’aide aux réfugiés. Il y avait un dépôt de riz à la paroisse de Kaduha. Mais il donnait le riz aux Interahamwe.
387 Ibidem, p. 327. Traduction de l’auteur : Dimanche 17 avril, le Père Nyandwi, qui n’avait rien fait pour nous donner
de la nourriture, vint nous dire qu’il était venu pour célébrer la dernière messe avec nous. Dans son homélie, il ne fit rien
d’autre que de narguer indirectement les réfugiés.
1033
26.29. NON-ARRESTATION DE L’ABBÉ NYANDWI, CURÉ DE KADUHA
a huge number of Interahamwe, villagers and soldiers with guns and grenades coming to attack us.
[...] 388
Cette École agri-vétérinaire, E.A.V.K., abritait des étudiants déplacés de Byumba et Ruhengeri. Elle
servait aussi de base à un groupe de gendarmes. 389 Ces gendarmes ont participé au massacre du 21 avril
en tirant des coups de feu et lançant des grenades. 390
Nyandwi, le 20 avril, est au courant de l’attaque du lendemain. Il tente de remettre une institutrice
tutsi aux Interahamwe :
Ce jour-là [20 avril], le prêtre de la paroisse, un Burundais nommé Robert Nyandwi, alla chercher
une institutrice tutsi qui se cachait chez elle. L’institutrice vivait près d’une buvette qui était connue
pour être un lieu de rassemblement de la CDR. Le prêtre lui dit qu’une attaque était sur le point
d’être lancée de cet endroit. Il aurait insisté, « je vais vous emmener au CND », en référence cynique
au Conseil national de développement, l’immeuble du Parlement à Kigali, qui servait de quartier
général au FPR. Elle raconte :
« Il m’a saisie par le bras et [...] il m’a traînée dans la rue et nous avons commencé à nous mettre
en marche en direction de l’église. Mais quand nous sommes arrivés sur le chemin, j’ai vu qu’il y avait
une foule énorme de gens vêtus de feuilles de bananier et armés de machettes. Je me suis dégagée et
je suis partie en courant me cacher chez un ami. Il [le père Nyandwi] voulait me livrer à la foule qui
se préparait à attaquer l’église. » 391
L’attaque finale commença le 21 avril avant l’aube. Les assaillants lancèrent des grenades dans
une maison où un certain nombre d’hommes tutsi, dont ceux qui avaient été arrêtés et battus le 7
avril, avaient trouvé refuge. Au lever du jour, des milliers de personnes, venues de Musebeya et de
Muko entre autres, passèrent à l’attaque, soutenus par la gendarmerie, par des soldats en civil et
d’anciens militaires. [...] 392
Au moins 15 000 personnes ont été tuées le 21 avril à la paroisse de Kaduha. En janvier 1995, les
murs de l’église et des logements des prêtres étaient toujours couverts de sang. 393
Après le massacre du 21 avril, Nyandwi offre une « radio cassette » à un étudiant qui venait de
recevoir le prix du meilleur tueur :
Des étudiants originaires du Nord et hébergés temporairement à Kaduha, ainsi que le personnel
du centre de santé participèrent également aux massacres. Un témoin raconte que le sergent-major 394
donna un prix de 30 000 francs rwandais (900 francs français) à un étudiant, lui décernant le titre du
meilleur tueur, puis que l’abbé Nyandwi lui offrit une « radio cassette ». 395
Un autre témoin au procès Misago, M. Gahamanyi, 396 rapporte que l’abbé Nyandwi abusa de six
jeunes femmes tutsi, après le massacre à la paroisse :
M. Gahamanyi a expliqué qu’il avait rencontré l’évêque de Gikongoro une seule fois, le 21 mai 1994,
quand le prélat est allé visiter Kaduha, où se trouve un grand complexe d’œuvres sociales de l’église
catholique, constitué notamment d’une paroisse, de deux écoles secondaires (l’école agri-vétérinaire
et une école de sciences infirmières), et d’un centre de santé.
À l’occasion de cette visite à Kaduha, l’évêque a rencontré l’abbé Athanase-Robert Nyandwi
(de parents réfugiés burundais hutus), en présence de M. Gahamanyi et d’un autre prêtre, Édouard
388 Ibidem. Traduction de l’auteur : Mercredi [20 avril], les réfugiés tutsi du bureau communal de Musebeya arrivèrent,
escortés par deux gendarmes. On leur avait dit qu’ils seraient mieux protégés à Kaduha. Sur ces entrefaites, le père Nyandwi
a fui, avec toutes ses affaires, à l’École agri-vétérinaire de Kaduha (E.A.V.K.), qui n’est qu’à quelques mètres de la paroisse.
Jeudi 21, le nombre de réfugiés était difficile à estimer tellement il y en avait. À 4 h du matin environ, nous entendîmes
trois explosions de grenade. À 5 h du matin, nous vîmes une foule d’Interahamwe, de paysans et de soldats, armés de fusils
et de grenades qui venaient nous attaquer. [...]
389 Ibidem, p. 316.
390 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 395].
391 Human Rights Watch/FIDH, entretien, Kaduha, 12 juin 1996.
392 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 394].
393 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 315].
394 C’est l’adjudant Ntamwemezi qui dirigea l’attaque. Cf. Ibidem, pp. 319–321.
395 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 397] ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 323].
396 M. Gaspard Gahamanyi, docteur en sciences vétérinaires, était directeur de l’école agri-vétérinaire de Kaduha
(E.A.V.K.) de novembre 1991 jusqu’à la date de son arrestation le 28 juillet 1995. M. Gahamanyi était détenu à la prison
de Gikongoro pour génocide, à l’époque de son témoignage. Un témoin rapporte qu’il offrit de la bière aux paysans pour
célébrer la mort de son grand ennemi Dénys Kanyamashokoro, professeur à l’E.A.V.K. Cf. Rwanda : Death, Despair and
Defiance [5, p. 323].
1034
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Ntaganda (qui vivait également à la paroisse Kaduha). Cette rencontre a eu lieu au bureau de M.
Gahamanyi. Mgr Misago aurait alors réprimandé l’abbé Nyandwi pour son comportement.
Entre autres, l’abbé Nyandwi avait accidenté une voiture de la paroisse. Il avait vendu les secours
destinés aux milliers de réfugiés tutsis regroupés à la paroisse de Kaduha (ceux-ci ont été massacrés
le 21 avril 1994). Ensuite, parmi ces réfugiés, des jeunes filles tutsies vivaient avec lui. Le témoin a expliqué qu’après ce rappel à l’ordre l’abbé avait continué dans ces agissements que Me Rwangampuhwe
a qualifiés d’« esclavage sexuel, en fait contre six jeunes femmes ».
Les juges ont demandé à M. Gahamanyi comment il savait que l’abbé Nyandwi vivait avec les
jeunes femmes et si Mgr Misago avait pris des mesures disciplinaires contre le prêtre. Le témoin a
répondu que quant aux sanctions il ne savait pas. En revanche, il savait bien ce que faisait l’abbé
Nyandwi car ils habitaient tous la même rangée de chambres.
« Jusqu’à quand l’abbé Nyandwi est-il resté à Kaduha ? », ont demandé les juges. Le témoin a
répondu qu’il était parti à l’arrivée des soldats français. « Ils désarmaient tout le monde. L’abbé
Nyandwi avait des armes sur lui et ne le cachait pas. Quand il a su que les Français allaient venir le
désarmer, il a fui », a expliqué le témoin. 397
La survivante DG, réfugiée au camp de Murambi à Gikongoro, gardé par les militaires français,
rapporte que l’abbé Athanase Robert Nyandwi y est aussi en juillet :
Une autre chose est que les survivants trouvaient souvent leurs bourreaux dans le camp et ils
allaient se plaindre devant les militaires français. Ceux-ci les arrêtaient sous prétexte qu’ils allaient
les punir, mais on a appris par après qu’ils avaient été libérés sans condition. Ils ne les gardaient pas
dans leur office et on ne sait pas où ils les mettaient. Ils se sont réfugiés au Congo. Je ne me souviens
pas de leurs noms, mais je peux vous citer quelques cas, dont l’abbé Athanase Robert Nyandwi, un
prêtre burundais qui servait dans la paroisse de Kaduha à Gikongoro [...] 398
Les militaires français ont effectivement arrêté l’abbé Nyandwi mais l’ont libéré à la demande de Mgr
Misago :
Bien qu’il n’ait rien fait pour secourir les prêtres de son propre diocèse dont la vie était menacée,
l’évêque Misago est intervenu pour sauver des prêtres très impliqués dans le génocide, comme le
Père Thaddée Rusingizandekwe et le Père Robert Nyandwi de la paroisse de Kaduha à Gikongoro.
Après que certains survivants aient dénoncé le Père Nyandwi aux soldats français à Murambi, il fut
arrêté, mais libéré suite à l’intercession de l’évêque en sa faveur. On espère que la commission établie
par l’Assemblée nationale française pour examiner la politique française au Rwanda aura l’occasion
d’interroger cet évêque, les survivants et les soldats français sur cet incident. 399
L’abbé Nyandwi fait l’objet avec d’autres prêtres d’un appel au secours début 1997 des réseaux
catholiques :
Les abbés Sebahinde Anaclet 400 (Butare), Nyandwi Athanase Robert (Gikongoro), Ntimugura
Laurent (Cyangugu), Barakakenwa Cyprien (Kabgayi), Ntihabosa J. Berkmans (Nyundo), Minani
Venuste (Butare), Ntamugabumwe J. Baptiste (Nyundo), Busungu Baudouin (Cyangugu), Rurangwa
J. Damascene (Butare), Ndabarushimana Leopold (Kabgayi), Monseigneur Nbilivamunda Jean, 83
ans, (Nyundo), Munyaburanga Francois (Butare), sont bloqués par les rebelles avec plus de 100 000
réfugiés dans les forêts de Kahuzi et équatoriales. Ils sont la cible des attaques sporadiques des rebelles.
Parmi eux, un grand nombre a été tué à Chambuca près de Hombo, à Itabero et à Walikale. D’autres,
éparpillés dans la forêt, sont exposés aux maladies et bêtes féroces. 401
L’abbé Nyandwi, en dépit de ces alarmes, va très bien. Il contribue plus tard à coordonner les actions
des génocidaires rwandais avec les rebelles burundais du PALIPEHUTU en exerçant comme représentant
de l’ALIR (ex-FAR et Interahamwe) auprès des rebelles burundais :
Un document plus récent illustre les liens entre le groupe insurgé rwandais ALIR et le groupement
rebelle burundais PALIPEHUTU : il s’agit d’une lettre à l’en-tête du PALIPEHUTU/FNL, adressée
au lieutenant-colonel Nkundiye, alors commandant de l’ALIR, écrite à Bubanza (Burundi) le 20
Procès de Mgr Misago, Kigali, 2 février 2000 (FH).
Communication de la survivante DG à l’auteur.
399 African Rights, Lettre ouverte à Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II, 13 mai 1998, p. 6. http://francegenocidetutsi.
org/LettreAuPape13mai1998.pdf#page=6
400 Le Père Anaclet Sebahinde, aumônier militaire, est un génocidaire. Cf. African Rights, Lettre ouverte à Sa Sainteté le
Pape Jean-Paul II, 13 mai 1998.
401 ANB-BIA, Cris d’alarme, 10 mars 1997. http://francegenocidetutsi.org/anb-bia10-03-1997.pdf#page=2
397
398
1035
26.30. COLLABORATION AVEC FÉLICIEN SEMAKWAVU
novembre 1997 par Abbé Nyandwi, émissaire de l’ALIR auprès de l’opposition burundaise. La lettre
mentionne la présence de membres des ex-FAR se battant aux côtés des FNL au Burundi et qualifie
un accord écrit, conclu précédemment pour servir de base de coopération entre les insurgés rwandais
et burundais, de « protocole d’accord de coopération entre le FNL et les anciennes FAR, un document
toujours ouvert à des amendements ultérieurs possibles ». L’auteur de la lettre décrit comme suit la
situation :
« Les luttes incessantes contre les militaires de l’APR (Armée patriotique rwandaise), nos faibles
moyens en matière d’armement, le manque de ravitaillement et les pertes humaines, tous ces facteurs
réunis ont occasionné notre repli vers le Burundi où nous avons rencontré un nombre assez important
de militaires rwandais au sein des Forces Nationales de Libération (FNL), la plus sérieuse branche
armée de l’opposition pour le moment. » 402
Cet abbé Nyandwi, émissaire de l’ALIR auprès des FNL burundais, est bien Athanase-Robert Nyandwi,
l’ancien curé de Kaduha :
« Un soutien sérieux [aux Forces nationales de libération burundaises (FNL), branche armée du
parti extrémiste hutu Palipehutu] de la part de l’ALIR [Armée de libération du Rwanda, résurgence
militaire du Hutu power] terminerait cette guerre au profit de tous les Bahutu burundais et rwandais.
Cette collaboration entre Burundais et Rwandais est déjà effective, comme en fait foi le protocole
d’accord de coopération entre le FNL et les anciennes FAR [Forces armées rwandaises] [...]. L’exploitation de ce schéma de travail permettra, dans les plus brefs délais, de résoudre pour toujours le
problème séculaire Hutu-Tutsi dans notre sous-région ». (Abbé Athanase-Robert NYANDWI, émissaire de l’ALIR auprès des FNL. Mémorandum du 20/11/1997 adressé au chef d’état-major de l’ALIR,
le lieutenant-colonel Nkundiye. 403 Cité par La Libre Belgique du 26/09/1998. 404
Ce cas montre ainsi les conséquences désastreuses de la non-arrestation des assassins rwandais pour la
sécurité de toute la région sur le long terme.
26.30
Collaboration avec Félicien Semakwavu, bourgmestre de
Nyamagabe
Félicien Semakwavu, bourgmestre de la commune de Nyamagabe où se trouve la ville de Gikongoro, est
membre du comité préfectoral du MRND à Gikongoro. En 1992, le bourgmestre de Nyamagabe, Félicien
Semakwavu, demande pour équiper ses policiers communaux trois fusils kalachnikov et une mitrailleuse
BREN avec munitions. 405
Il est un des organisateurs du massacre à l’école de Murambi, sur le territoire de sa commune, le 21
avril 1994.
D’après un témoin au procès de Mgr Misago, Félicien Semakwavu a poussé les Tutsi à se regrouper
dans cette école :
Le témoin s’était réfugié à la paroisse de Gikongoro le 9 avril 1994. Deux jours plus tard, le 11, il
a vu venir le préfet de Gikongoro, Laurent Bukibaruta, accompagné du bourgmestre de la commune
Nyamagabe, où se trouve la ville de Gikongoro, M. Semakwavu, et un officier gendarme, le capitaine
Sebuhura, décrit dans de premiers témoignages comme le patron des « escadrons de la mort » de
Gikongoro. « Ceux-ci sont entrés dans l’enceinte de l’évêché. A leur sortie bien du temps plus tard,
ils nous ont dit que nous devions nous rendre à Murambi, où nous allions, selon eux, être plus en
sécurité. Nous sommes partis, tous les réfugiés, à pied, encadrés par des gendarmes. Mais le 21, à
trois heures du matin, nous avons été massacrés à l’arme automatique et aux grenades », a indiqué
ce quatrième témoin. 406
MM, survivante du massacre de Murambi, confirme que Semakwavu ordonne à ceux qui cachent des
Tutsi de les envoyer à Murambi :
402 Lettre du Secrétaire général de l’ONU au président du Conseil de sécurité, 19 août 1998, S/1998/777, section 52, p. 12.
http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-777.pdf#page=12
403 Le lieutenant-colonel Léonard Nkundiye, ancien chef de la garde présidentielle rwandaise, était, en 1994, commandant
du secteur opérationnel du Mutara. Il supervisait l’entraînement des milices.
404 Billets d’Afrique, No 64, Novembre 1998, p. 6 http://survie.org/IMG/pdf/BDAF064_Novembre1998.pdf.
405 Voir la lettre de Laurent Bucyibaruta, préfet de Gikongoro, au ministre de l’Intérieur, 22/9/1992. Cf. Aucun témoin
ne doit survivre [86, p. 119].
406 Kigali, 18 février 2000 (FH), Rwanda / Procès Misago, la défense récuse la citation directe des parties civiles.
1036
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Lorsque nous nous sommes rendus à Murambi, les barrages routiers étaient déjà érigés partout
et les Tutsis étaient tués sur ces barrages. Quand nous étions encore chez le voisin hutu, nous avons
entendu le bourgmestre de la commune de Nyamagabe, Semakwavu, ordonner, à l’aide d’un mégaphone, à quiconque avait caché un Tutsi de le mettre sur la route pour être conduit à Murambi où
étaient d’autres gens menacés. Il est allé jusqu’à Kigeme en appelant les gens. Les Tutsis de Kigeme
sont venus et nous sommes partis avec eux. Nous étions à pied et le véhicule est allé jusqu’à Kigeme
en appelant les gens. Les Tutsis de Kigeme sont venus et nous sommes partis avec eux. Nous étions à
pied et le véhicule du bourgmestre était derrière nous avec des gendarmes armés. Arrivés à Gatyazo,
le bourgmestre a pris la route qui mène à la ville de Gikongoro et nous, nous avons continué avec des
gendarmes vers Murambi. 407
Un milicien qui a participé au massacre de Murambi, Emmanuel Nyirimbuga, emprisonné à Gikongoro, est interviewé par Jean Chatain et cite le nom de Félicien Semakwavu parmi les organisateurs du
massacre :
Dès le 6 avril, jour de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, il reçoit la consigne d’un gendarme :
« Le président est mort. Plus de travail, c’est la guerre ! ». « À partir de cette date, raconte-t-il, les Tutsi
ont commencé à fuir. D’abord vers une école primaire de Gikongoro. » Le préfet Laurent Kibaruta
(aujourd’hui réfugié en France NDLR), le capitaine de gendarmerie Sebuhura et le bourgmestre
Félicien Semakwavu (qui, eux, ont fui en RD-Congo NDLR) viennent les rencontrer pour leur dire :
« Allez à Murambi, vous serez protégés. » Quelques jours plus tard, les mêmes, accompagnés du souspréfet Frodoir Hanuga [Frodoard Havugimana] et du greffier de tribunal David Kalangwa, réunissent
la population du centre proche de Murambi et ordonnent d’ériger une barrière sur l’accès au lieu.
« J’étais parmi ceux-ci. On a reçu le renfort des jeunes de trois cellules du secteur Remera, celles
de Nyamifumba, Muriro et Murambi. On n’a plus laissé passer que les voitures escortées par les
gendarmes qui amenaient les Tutsi à Murambi. »
Les « planificateurs » s’inquiètent du grand nombre de personnes amassées dans ce camp de
concentration improvisé (qui risque, le moment venu de leur permettre de se défendre) – l’ancien milicien les chiffre à « 25 000 au début, et puis peut-être 50 000 ». La consigne se transforme, concernant
les nouveaux arrivants : « Quelqu’un dit à un autre devant eux : amène-les chez le conseiller. Une
maison qui avait été choisie pour tuer ces gens et jeter les corps dans les latrines. »
« Ça continue jusqu’au 18 avril. Là on nous dit : le temps d’attaquer Murambi est arrivé. Le
préfet, le bourgmestre, le capitaine, le sous-préfet et le greffier 408 nous le disent. Ils nous annoncent
un renfort de la garde présidentielle. Et un grand Interahamwe, Kabaga, 409 est venu de Kigali pour
tout diriger. » [...] Le 20, le bourgmestre, le préfet et le capitaine reviennent avec les gendarmes et
organisent la fouille des réfugiés pour prendre tout ce qui aurait pu leur servir d’armes. Ils emmènent
les machettes et le reste au camp de la gendarmerie. « Une nuée de véhicules convoient les jeunes
miliciens durant la nuit, ceux de Mutasama sont venus dans les voitures des usines à thé de Kitabi et
Mata ; il y avait aussi les voitures de la commune et celles de commerçants ». 410
À l’arrivée des Français de Turquoise, Félicien Semakwavu organise leur accueil avec des banderoles.
Militaires français, militaires rwandais et miliciens se côtoient dans une atmosphère bon enfant :
Le maire [de Gikongoro], Félicien Femakwacu [Semakwavu], a fait disposer de grandes banderoles
pour exprimer ses « vifs remerciements à tous les pays qui ont accepté de participer à l’opération
Turquoise ». Il assure apporter « toute son assistance » et il a mis à la disposition des Français
un groupe de prisonniers de droits communs en pyjama jaune pour abattre des arbres et creuser
des tranchées. Aux abords du marché qui regorge de légumes témoignant de la vitalité agricole de la
région, des militaires rwandais et des miliciens nonchalants, Kalachnikov neuves à l’épaule, saluent les
soldats français. Cette atmosphère bon enfant est trompeuse. Dans le flot des réfugiés, des miliciens
traquent encore les Tutsis ou les Hutus modérés. 411
Le 5 juillet, pendant que les militaires français installent leur position d’artillerie à l’est de Gikongoro
pour arrêter l’offensive du FPR qui vient de prendre Butare, le bourgmestre appelle la population à ne
pas fuir :
407
408
409
410
411
Témoignage de MM, survivante du massacre de Murambi, transmis à l’auteur.
David Kalangwa, greffier du tribunal.
Est-ce Robert Kajuga ? Il ne semble pas.
Jean Chatain, Rwanda. Le récit d’un Interahamwe, L’Humanité, 1er avril 2004.
Dominique Garraud, Gikongoro, aux abords de la zone de sécurité, Libération, 8 juillet 1994.
1037
26.30. COLLABORATION AVEC FÉLICIEN SEMAKWAVU
Benoît Duquesne :
Dans la ville de Gikongoro, l’ambiance n’est plus la même.
[Le bourgmestre Semakwavu en chemise blanche, pantalon clair, une main dans une poche, l’autre
tenant un micro]
Le maire, haut-parleur et drapeau tricolore en tête, vient annoncer la bonne nouvelle les Français
restent sur place la zone est protégée. [Les gens applaudissent.]
Le maire Semakwavu à Duquesne :
« Je dis à la population de rester calme et de rester sur place, de ne plus s’enfuir, pour faciliter
l’opération Turquoise ici au Rwanda. »
Benoît Duquesne :
Et la population se rassure, pour elle plus d’ambiguïté : les Français viennent stopper l’avance du
FPR.
[Défilé de véhicules P4 avec des paras au béret rouge passant une barrière qui s’est entrouverte]
Et elle assiste curieuse au déploiement de cette armée hyper équipée : 300 hommes qui prennent
position tout autour de la zone de sécurité, sous les ordres du colonel Thibaut.
[Image du colonel Thibaut/Tauzin une carte à la main donnant ses ordres à deux autres officiers
paras] 412
Figure 26.1 – Le bourgmestre Semakwavu : « Je dis à la population de rester calme et de rester sur
place, de ne plus s’enfuir, pour faciliter l’opération Turquoise ici au Rwanda ». Source : B. Duquesne,
J-.L. Normandin, J.-G. Gautheron, F. Granet, France 2, 5 juillet 1994, 20 h.
Une rescapée du massacre de Murambi, MCM, témoigne que les militaires français collaboraient avec
Félicien Semakwavu :
Le seul parcours entre la paroisse de Cyanika et la ville de Gikongoro, je l’ai fait en deux jours !
Lorsque je suis arrivée dans la ville, il faisait déjà jour et [je] ne pouvais pas continuer mon chemin.
Je suis alors allée chez des amis de ma famille où j’ai vécu jusque le 20 mai. Le chef de la famille était
le secrétaire de la commune Nyamagabe. Quand le bourgmestre Semakwavu a appris que j’étais chez
cet homme, il m’a emmenée chez ses amis dans la commune Kinyamakara.
412 B. Duquesne, J-.L. Normandin, J.-G. Gautheron, F. Granet, France 2, 5 juillet 1994, 20 h. Voir la photo de Félicien
Semakawavu figure 26.1 page 1038.
1038
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
J’ai quitté cette famille à l’arrivée des militaires français. Le secrétaire de la commune Nyamagabe
est venu me chercher. Il ne m’a pas accompagnée jusqu’au groupe scolaire ACEPER 413 où s’étaient
installés certains militaires français. Il m’a dit qu’il avait peur d’être vu par Semakwavu qui était
en collaboration étroite avec les Français. Il a ajouté que les personnes accueillies par les militaires
français étaient soit sauvées, soit massacrées selon la volonté du bourgmestre. Puis il m’a dit : « Je
ne sais pas s’ils vont te tuer ou te sauver, mais tu peux toujours tenter tes chances ». C’était dans
les premiers jours de leur arrivée, je les ai rejoints à ACEPER et j’y ai trouvé trois autres survivants
dont deux filles et un garçon. Ces trois survivants ont été conduits dans le camp de Murambi et je
suis restée à l’ACEPER. J’avais fait mes études secondaires jusqu’en troisième année et je connaissais
le français. Ils m’ont alors retenue comme leur domestique. Je faisais le travail de nettoyage de la
maison, de cirage des chaussures, de lessive de leurs habits et autres. Je n’ai pas été à Murambi lors
de l’opération Turquoise ; j’ai vécu à l’ACEPER où étaient presque 100 militaires français.
Comme le bourgmestre Semakwavu venait souvent leur rendre visite, je me cachais pour éviter
qu’il ne me voie. Un jour, les Français m’ont appelée pour me présenter au bourgmestre. J’ai eu
tellement peur, mais je ne pouvais faire autrement. Lorsqu’il m’a vue, il n’a rien dit, mais il est
parti fâché. Il est allé réprimander l’homme qui m’avait cachée. Je suis restée là et j’assistais chaque
jour aux visites des différentes autorités et responsables génocidaires rendues aux militaires français.
Ils entretenaient de bonnes relations et l’accueil qui leur était réservé par les Français était très
chaleureux. Parmi ces génocidaires, j’ai pu reconnaître le colonel Simba, le bourgmestre Semakwavu,
un député prénommé Marc 414 et le préfet Bucyibaruta. Ils recevaient beaucoup de visites, mais je ne
connaissais pas les visiteurs et moins encore, je ne suivais pas leurs conversations. 415
Le bourgmestre Félicien Semakwavu est un des planificateurs et organisateurs du massacre de Murambi. Les militaires français ont coopéré avec lui, comme si de rien n’était, alors que les traces du
massacre étaient visibles. Félicien Semakwavu s’est enfui au Zaïre grâce à leur protection. Il n’a pas été
recherché jusqu’ici par le TPIR. La justice rwandaise a constitué un dossier contre lui (RMP no 99.044/
S2).
Lors de la célébration du deuxième anniversaire du génocide le 7 avril 1996 à Murambi en commune
Nyamagabe, préfecture Gikongoro, en présence du Président de la République, le rescapé F. N. a accusé
le bourgmestre de Nyamagabe, M. Semakwavu, d’être un des organisateurs du massacre de Murambi. 416
26.31
Collaboration avec le capitaine de gendarmerie Faustin
Sebuhura
Le capitaine Faustin Sebuhura, adjoint du commandant de la gendarmerie de Gikongoro, a organisé
une équipe autonome de gendarmes appelée « escadron de la mort ». 417 Il est un des responsables de la
plupart des massacres sur les sites des réfugiés tutsi de Murambi, Cyanika, Kaduha et Kibeho.
Charles Bugirimfura, membre du bataillon paras-commando de 1992 jusqu’en 1994, témoigne devant
la commission Mucyo de la collaboration entre les militaires français et Sebuhura :
Après la prise de Kigali, j’ai pris la direction de Kibuye, Gikongoro et Cyangugu, c’était pendant
l’opération Turquoise. A Gikongoro, les militaires français avec le capitaine Sebuhura ont attaché les
réfugiés, ils les ont mis dans deux hélicoptères l’un de nature Gazelle et l’autre de nature Puma. Ils
les ont amenés jusque dans la forêt de Nyungwe, arrivés au dessus de cette forêt à un endroit appelé
Uwasenkoko, ils les ont largués. Je les [ai] vus parce que j’étais sur la route, en quête d’une voiture
qui pouvait m’amener à Cyangugu. Avant, quand j’étais encore à Gikongoro, j’avais vu les Français
et le major Sebuhura attacher les gens et les faire entrer dans les hélicoptères. 418
Faustin Sebuhura poursuit son travail de mort au Kivu jusqu’en 2007 dans le cadre des FDLR. 419 Très
malade, il a été rapatrié par la MONUC le 21 mai 2008 et a été soigné chez sa sœur près de Ruhengeri.
ACEPER : Association pour la contribution à l’éducation et au perfectionnement au Rwanda.
Marc Hanyurwimfura, député, originaire de la commune de Karama à Gikongoro.
415 Témoignage de MCM, rescapée du camp de Murambi, transmis par D. à l’auteur, 2 avril 2004.
416 L. Niyongira, Nous avons commémoré pour la deuxième fois le génocide et les massacres, Kinyamateka no 1441, avril
1996, pages 1 et 6, cité par Revue de la presse rwandaise, novembre 1996, ASBL Dialogue Bruxelles.
417 Témoignage de Nzamwita Célestin, militaire des FAR, procès de Mgr Misago, 11e audience, RNA News.
418 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 17, p. 37]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#
page=37
419 Témoignage de Paul Rwakarabije [21, p. 9].
413
414
1039
26.32. COLLABORATION AVEC DÉSIRÉ NGEZAHAYO, BOURGMESTRE DE KARAMA
Il est décédé en 2008 ou 2009. 420
26.32
Collaboration avec Désiré Ngezahayo, bourgmestre de Karama
Désiré Ngezahayo est bourgmestre de la commune de Karama. Il est membre du comité préfectoral
du M.R.N.D. à Gikongoro. La paroisse de Cyanika dans cette commune a été le théâtre d’un massacre le
21 avril.
Suite à l’avancée du FPR, un camp de réfugiés hutu est installé à l’église Notre-Dame de la Paix de
Cyanika, là où s’est déroulé le massacre.
Lors de l’opération Turquoise, le commando de marine Trepel, dirigé par le capitaine de frégate Marin
Gillier, est installé dans ce camp le 4 juillet (il a quitté Gishyita pour Gikongoro le 1er juillet). Il collabore
avec le bourgmestre pour chasser les infiltrés du FPR, autrement dit les Tutsi :
A proximité du camp de réfugiés de Cyanika, les commandos marines ont installé leur campement.
Le capitaine de frégate Marin Gillier travaille en liaison avec le bourgmestre. Il s’agit avant tout
de rassurer les réfugiés qui sont aujourd’hui plus de cinquante mille et surtout de s’intéresser aux
nouveaux arrivants. En effet, déjà dans le passé, le FPR s’est infiltré dans le camp. Des rebelles se sont
mélangés aux réfugiés. Plusieurs d’entre eux ont été démasqués. Ils portaient deux ou trois vêtements
les uns sur les autres, disposaient de postes de radio et convoyaient des armes en pièces détachées.
Le bourgmestre affirme que parmi eux se trouvait un Ougandais. Pour déjouer les infiltrations, les
réfugiés sont désormais regroupés par village d’origine. « Tout le monde se connaît, dit le bourgmestre,
les étrangers sont vite repérés. » 421
Selon toute probabilité, le bourgmestre a participé au massacre du 21 avril, en témoigne cet incident :
Hier, le bourgmestre avait un délicat problème à résoudre : à l’aube, un gamin de cinq ans a été
aperçu, alors qu’il errait seul dans la brousse. Il était nu, couvert de plaies et affamé. Il a été conduit à
la mairie. On l’a interrogé. Ses parents ainsi que son frère Charles et sa sœur Florence, étaient morts.
Il s’agit bien entendu d’un petit Tutsi caché depuis des mois sans doute par un Hutu courageux. Assis
sur une natte devant la mairie, l’air égaré, il regardait la foule qui l’entourait. Elle était en majorité
hutue. La foule contemplait l’enfant sans haine.
Il y a encore quelques semaines elle l’aurait massacré en quelques secondes. Ce mardi matin, dans
la poussière et la chaleur, Fabien était la preuve même de l’horrible absurdité des massacres d’avril
et de mai. 422
On se demande quel est le problème et en quoi il est délicat. La décision habituelle était-elle la
mise à mort ? Est-ce la présence des militaires français ou celle des journalistes qui empêche de passer à
exécution ?
Le bourgmestre Désiré Ngezahayo a été arrêté, jugé et condamné à mort par la justice rwandaise. En
2004, il est interviewé par Catherine Ninin de RFI, à la prison de Gikongoro :
C. Ninin : Parmi les 3 500 détenus de la prison de Gikongoro, un ancien bourgmestre, aujourd’hui
condamné à mort a avoué. Désiré Ngezahayo explique comment ce massacre a été planifié par les
autorités préfectorales et communales.
D. Ngezahayo : En 1994, après la mort du président Habyarimana, c’était le 6 avril, à partir du
7, 8, 9, les Tutsi ont plié bagages, alors ils se sont regroupés dans les paroisses, ou à côté des maisons
communales ou dans les écoles. Le 9 avril nous avons été convoqués par le préfet de préfecture à
Gikongoro, Laurent Bucyibaruta, alors on nous a demandé de commencer à tenir des rondes partout
et à demander à la population de veiller à ce que les Inyenzi ne puissent pas s’introduire dans nos
communes. [...]
À partir du 13 avril, nous avons encore tenu une autre réunion avec le préfet, le colonel Simba
était présent, le commandant de la gendarmerie qui s’appelait Sebuhura était présent, il y avait le
procureur de la République, il y avait les sous-préfets. Ce jour-là, on a dit est-ce que les Tutsi qui
420 Rakiya Omaar [161, p. 247] http://francegenocidetutsi.org/LeadershipOfRwandeseArmedGroupsInDRC.pdf#page=
247 ; communication de DG à l’auteur, 1/12/2009.
421 François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994.
422 François Luizet, ibidem.
1040
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
sont dans les paroisses ou dans les maisons communales, est-ce qu’ils ont des problèmes. Nous avons
dit qu’ils ont des problèmes parce que les Hutu étaient prêts à les attaquer. [...]
Le 19 avril 1994, il y a eu une réunion, ici à la préfecture, dirigée par le président de la République,
Sindikubwabo Théodore. Alors, c’est le lendemain le 20 qu’on a fait des préparations. Les gendarmes
ici à Gikongoro, ils ont pris donc des armes. Le sous-préfet Ntegeyintwali Joseph a pris le véhicule, il
a circulé avec le mégaphone et a appelé la population pour aider les militaires à massacrer les gens.
Et le 21 au matin, on a tué tous les Tutsi et à Murambi et à Cyanika et à Kaduha, ça c’est fait le
même jour. [...]
À Cyanika, il y avait à peu près 10 000 morts, c’était catastrophique. Quand j’ai demandé à la
population de m’aider, la population a dit non parce que il y a tellement de morts qu’on ne peut pas
les enterrer. Le préfet a dit : « Je vais envoyer des prisonniers de Gikongoro, ils vont vous aider et puis
on va creuser des fossés par des camions du Ministère des Travaux Publics » et alors les prisonniers
ont chargé dans les camions les morts puis on les a enterrés pendant 3 jours. 423
26.33
Évacuation d’Albert Kayihura, bourgmestre de Muko
(Gikongoro)
Le bourgmestre de Muko, Albert Kayihura, est lié avec le sous-préfet Damien Biniga, qui est originaire
de cette commune. 424
Dès le 7 avril au soir, les massacres commencèrent à Muko. Trois familles de Tutsi vont se réfugier à
la paroisse de Mushubi, craignant d’avoir des problèmes avec le bourgmestre, Albert Kayihura. Celui-ci
vient à la paroisse pour leur dire de rentrer chez eux. Comme le prêtre proteste, il accepte qu’ils restent
là et envoie deux policiers pour garder la paroisse. Vers 22 heures, une centaine de personnes, avec à
leur tête le brigadier de la police communale et le chauffeur de la commune, attaquent la paroisse. Ils
tuent Michel Gacenderi, comptable de la commune, et Jean-Baptiste Kageruka, responsable du Centre
de santé, Emmanuel Bayingana, greffier du tribunal et des membres de leur famille. 425 Toute la paroisse
fut pillée et on retrouva quatorze cadavres. 426
Lors de leur départ, les Français emmenèrent avec eux au Zaïre le bourgmestre Albert Kayihura et
ses collaborateurs. 427
26.34
Non-arrestation de Mathias Mayira, bourgmestre de
Kirambo
Mathias Mayira, bourgmestre of commune Kirambo, was one of the most ruthless officials in
Cyangugu during the genocide. The killings were so well-planned and thorough in Kirambo that
many Tutsis were not even able to flee to schools and hospital. In addition to the huge number of
people murdered by killers working under his direction, the interahamwe who looted Tutsi shops in
the market of Kirambo transported their booty in vans that Mayira stole from Tutsi bussinessmen
who had been killed ; 428
Le bourgmestre assassin fait fête, le 24 juin, aux commandos de marine des COS, commandés par le
capitaine de frégate Marin Gillier :
Le village de Kirambo, pavoisé aux couleurs de la France et du Rwanda, fête-t-il sa libération ?
Quand au détour de la piste, surgit le premier véhicule militaire français, une clameur monte de la
Catherine Ninin, RFI, 30 mars 2004.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 365].
425 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 364-366].
426 J.-P. Chrétien [57, p. 104].
427
Témoignage
de
Jonas
Kanyarutoki
transmis
à
l’auteur.
http://francegenocidetutsi.org/
KanyarutokiJonas17avril2005.pdf
428 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 139]. Traduction de l’auteur : Mathias Mayira, bourgmestre de Kirambo,
est un des responsables les plus impitoyables de la préfecture de Cyangugu durant le génocide. Les massacres ont été si bien
planifiés à Kirambo que beaucoup de Tutsi n’eurent pas la possibilité de fuir dans des hôpitaux ou des écoles. En plus du
nombre énorme de gens massacrés par les tueurs à son service, les Interahamwe qui pillèrent les magasins des Tutsi sur le
marché de Kirambo transportèrent leur butin dans des camions que Mayira avait volés aux hommes d’affaires tutsi qu’il
avait fait tuer.
423
424
1041
26.34. NON-ARRESTATION DE MATHIAS MAYIRA, BOURGMESTRE DE KIRAMBO
foule en liesse. Les tam-tams s’affolent, la colonne française entre au pas, se frayant difficilement un
chemin au milieu d’une haie de villageois en délire. Des centaines de mains se tendent vers les hommes
des commandos de marines juchés sur les camions, brusquement embarrassés par leurs fusils.
Les bouquets de fleurs pleuvent sur le capot des jeeps recouvert d’un filet de camouflage, le
mitrailleur du véhicule de tête finit par lâcher une de ses mains crispée sur la poignée de son arme
pour saluer et sourire. Les hommes du capitaine de frégate Marin Gillier ne s’attendaient pas à
pareille réception. Une heure plus tôt, en quittant la route asphaltée pour s’enfoncer sur la piste
qui remonte le long du lac Kivu, ils s’étaient dit d’un air entendu que les choses sérieuses allaient
commencer. Mais tout au long de leur route ce ne sont que chants, danses et banderoles saluant
l’amitié franco-rwandaise.
Pas la moindre trace de rebelles. Un drapeau rwandais flotte devant la mairie de Kirambo où le
bourgmestre, en complet veston, s’apprête à prononcer un discours.
« Nous espérons que votre présence ici apportera un soulagement à la population et aux déplacés »,
lance-t-il. « Merci pour votre accueil et vos sourires », répond le capitaine de frégate Gillier, s’attirant
un franc succès. [...]
La réception se termine par des danses avant que les autorités n’invitent l’officier français à visiter
le camp de réfugiés : quelque 300 000 personnes qui ont fui l’avancée du Front Patriotique Rwandais
(FPR). Certains ont quitté leur village la veille de l’arrivée des maquisards, d’autres n’ont jamais pu
rejoindre le leur. Justin Théréroho ne reverra sans doute jamais sa famille « décimée par les inkontanyi
[rebelles] comme tout mon village de Gituza », dans le Nord-Est.
Théoneste a quitté sa ville de Byumba lors de la mort de ses parents en octobre 1990, quand le
FPR a envahi le nord du Rwanda. Il s’est réfugié à Kigali puis à Butaré où « il faisait ses humanités »
à l’université, quand la guerre a repris. Il s’est replié au bord du lac Kivu car « ça devenait vraiment
trop chaud là-bas », où le FPR est aux portes de la ville. Il est responsable des réfugiés de guerre et
attendait avec impatience la venue des Français : « Le front est loin mais on a peur des infiltrations ».
La liesse populaire est à la mesure du soulagement des villageois. Il n’y aurait pas eu de massacres
à Kirambo « mis à part les partisans du FPR que nous avons débusqués ». Selon la version officielle,
la majorité des Tutsis menacés par les milices hutues depuis la mort du président Habyarimana se
sont enfuis sur l’île zaïroise d’Ijdwi, au milieu du lac Kivu. Les autres ont pu atteindre Cyangugu
et se réfugier dans le stade de la ville protégé par l’armée. Ici, il n’est pas question d’aller montrer
aux journalistes de passage les fosses communes, comme le font, plus à l’est, les rebelles, dans chaque
village qu’ils viennent de conquérir.
Pas la moindre trace de culpabilité collective, même chez les religieux. « Que voulez-vous faire
quand la foule est en colère ? s’excuse le pasteur lorsque l’on évoque les massacres de femmes et
d’enfants. Je m’efforce bien de prêcher le pardon mais mes paroissiens ne veulent rien entendre. »
Parmi toutes ces personnes qui serrent avec chaleur les mains des soldats, qui agitent des bouquets de
fleurs ou des drapeaux français, parmi tous ces jeunes gens qui dansent de joie, combien d’assassins ?
Le détachement français n’est pas là pour se poser ce genre de questions. Il continuera cet après-midi
vers Kibuye, plus au nord, en espérant trouver des Tutsis ou des opposants hutus qui se cachent
encore après deux mois de clandestinité pour échapper aux machettes des miliciens. 429
Marin Gillier paraît bien naïf. 430 On pourrait rétorquer à sa décharge qu’il doit continuer sa route
pour aller sauver des Tutsi. En fait, en repassant le 26 juin, il va laisser des hommes pour protéger le
camp de réfugiés de Kirambo... qui a été nettoyé de toute présence tutsi. Ses hommes auront ainsi du
temps pour en savoir plus :
Tôt le 26 juin, nous partons vers le camp de réfugiés Hutu de KIRAMBO où nous organisons un
dispositif de protection, ses occupants nous ayant affirmé craindre une attaque d’éléments infiltrés du
FPR. [...]
Je laisse une partie de mes troupes autour du camp de KIRAMBO, dont nous devons assurer la
protection, et regroupe le reliquat à GISHYITA. 431
Les militaires français n’auraient rien vu, rien su ? Même Jean Hélène paraît un peu plus perspicace.
Les fiches d’information sur les exactions en zone Turquoise ne rapportent rien sur les massacres de
Kirambo. 432 Le crime a été parfait.
Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.
Voir section 29.4.5 page 1109.
431 Compte rendu du capitaine de frégate Marin Gillier à la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie
rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=2
432 Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 490].
429
430
1042
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
26.35
Maintien en place du bourgmestre de Mubuga
Innocent Bakundukize était agronome dans la plantation de thé de Mata. Il a été nommé bourgmestre de Mubuga (Gikongoro) le 10 juin 1994, 433 suite à l’assassinat du bourgmestre précédent, Charles
Nyilidandi. Il fut très actif dans les tueries. Il participa au massacre de Kibeho, le 12 et le 14 avril. Il
démolit les maisons de Tutsi et utilisa les matériaux pour se construire des maisons. 434 Les Français l’ont
maintenu comme bourgmestre :
Worse still, the French retained well-known killers in senior positions in local government administrations, men like Innocent Bakundukize, the bourgmestre of Mubuga in Gikongoro. 435
Vincent Mpatsimondo, moniteur agricole, considère que le successeur du bourgmestre assassiné est
un « criminel ordinaire » :
Q. Pourquoi son successeur n’a rien fait pour arrêter les tueries ?
R. Entendons-nous bien. Toujours, il faut dire la vérité. Ce monsieur est de Kibeho. Il avait déjà
été bourgmestre, puis avait été démis, je ne me rappelle plus si tout de suite il avait été remplacé par
Nyiridandi. En tous cas il avait déjà été bourgmestre, puis démis. Il a été réinvesti bourgmestre par
les Français plus tard. Pour ce qui est de la guerre et autre, il a fait ces choses se trouvant à Kibeho
et étant agronome des plantation de thé de Mata. Tout ce qu’il faisait donc à l’époque, il le faisait
étant alors agronome. Car les Français l’ont nommé après la mort de l’autre. Je ne me rappelle pas
s’ils l’ont investi en juillet, mais en réalité durant la guerre, c’était un criminel ordinaire comme tous
les autres, mais sans être bourgmestre. 436
Interviewé en prison en 2005, il déclare à propos des Français :
J’ai enregistré la visite de l’Opération Turquoise à mi-juin. Les militaires français sillonnaient toute
la province en provenance de la ville de Gikongoro. L’entretien que nous avons mené m’a élucidé que
leur voyage était dans le cadre de se rendre compte s’il n’y avait pas d’Inkotanyi dans notre région
en provenance de Butare, zone sous leur contrôle. En ce moment-là, plusieurs localités engorgeaient
une multitude de réfugiés venant des zones occupées par le FPR. Ce mouvement avait été l’objet de
la création de divers camps dont Kibeho, Ndago, Munini, etc.
Depuis la visite, leur présence a été maintenue quotidiennement, ceci dans le cadre d’assurer la
sécurité de réfugiés et de veiller à ce que les Inyenzi ne s’infiltrent sur leur sol. Ils aimaient dire que la
Zone Turquoise leur appartenait et qu’ils avaient le droit de l’administrer selon leur gré. Les soldats
français nous ont donné un grand espoir qu’ils étaient prêts à attaquer les Inkotanyi s’ils osaient
franchir la frontière. Par la présence, affirmée surtout par des armes sophistiquées, notre commune
a été le théâtre des centres d’accueil d’une grande population dominée surtout par des Interahamwe
dont leur espoir de survie était du côté des Français.
J’affirme sans hésitation que les problèmes qui sont survenus à Kibeho après le départ de la
MINUAR II prennent leur racine depuis la présence des Français. Les interahamwe avait trouvé l’abri
sûr pour collectionner leurs armes. Ils ont profité de l’occasion pour sensibiliser à la population à rester
à Kibeho et de boycotter les ordres du gouvernement d’union nationale. Finalement la résistance a
été cassée par le FPR qui a détruit le camp par force. Une action qui a coûté plusieurs victimes. 437
26.36
Collaboration avec le général Augustin Bizimungu
Le colonel Augustin Bizimungu commandait le secteur opérationnel de la préfecture de Ruhengeri.
Il distribue ou fait distribuer des armes aux miliciens. Notamment, en 1993, il donne une arme et des
munitions à Omar Serushago, l’un des chefs des Interahamwe dans la préfecture de Gisenyi, afin de
combattre l’ennemi, l’Inyenzi-Tutsi. 438
Il fait tuer des Tutsi à Ruhengeri dès le 7 avril :
Radio Rwanda, 11 juin 1994. Mubuga est au sud de Gikongoro, près de Kibeho.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 148] ; François Murashi cf. African Rights Tribute To Courage, p. 288.
435 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1151]. Traduction de l’auteur : Pire encore, les Français ont maintenu
des tueurs bien connus à des postes d’autorité dans l’administration locale gouvernementale, des hommes comme Innocent
Bakundukize, le bourgmestre de Mubuga (Gikongoro).
436 Cécile Grenier, Interview de Vincent Mpatsimondo, Parquet de la République, Gikongoro, 28 novembre 2002.
437 Interview d’Innocent Bakundukize recueilli à la prison de Gikongoro, le 18 février 2005, par African Rights.
438 TPIR, acte d’accusation “Militaires II”, no 2000-56-I, p. 11 section 4.25.
433
434
1043
26.36. COLLABORATION AVEC LE GÉNÉRAL AUGUSTIN BIZIMUNGU
Le 7 avril 1994, Général Augustin Bizimungu a été informé que les massacres contre la population
tutsi avaient commencé et que plusieurs civils avaient trouvé refuge au camp militaire de Ruhengeri.
Augustin Bizimungu a ordonné à ses subordonnés de chasser les civils du camp et d’empêcher tout
autre d’y entrer. A sa sortie du camp, deux civils ont supplié Augustin Bizimungu de leur venir en
aide. Celui-ci a ordonné de les repousser et ces personnes ont été exécutées dans les minutes qui
ont suivi. Peu après, un groupe de femmes et d’enfants a été exécuté par des civils armés et ce, en
présence d’Augustin Bizimumgu qui n’a rien fait pour les protéger. 439
Le 7 avril 1994, le général Augustin Bizimungu félicite un conseiller de secteur de Mukamira pour son
travail et l’encourage à continuer « son travail en exterminant les petits cancrelats ». 440
Entre le 10 et le 15 avril 1994, plusieurs Tutsi qui fuyaient les massacres sur leur colline ont
cherché refuge à la préfecture de Ruhengeri. Sur ordre d’Augustin Bizimungu, certains de ces réfugiés
ont été conduits dans l’enceinte de la Cour d’Appel de Ruhengeri où leur sécurité devait être assurée
par la gendarmerie. Dans les heures qui ont suivi, les réfugiés ont été tués par des civils armés. Pour
dissimuler ce massacre, Augustin Bizimungu a donné ordre de diffuser un communiqué à la radio,
alléguant qu’une attaque du FPR était responsable de la mort des ces réfugiés. 441
Faisant partie du groupe des officiers du Nord et proche de Bagosora, il est choisi comme chef d’étatmajor, le 16 avril 1994, en remplacement du colonel Gatsinzi, jugé trop modéré par Bagosora et le
gouvernement intérimaire. 442
Vers le 18 mai 1994, lors d’une réunion à laquelle il assiste, des militaires se félicitent de la performance
des miliciens et souligne la nécessité de mieux les armer. 443
Les autorités françaises peuvent communiquer pendant tout le génocide avec le chef d’état-major des
FAR, plusieurs téléphones cryptés ayant été fournis. À plusieurs occasions, Augustin Bizimungu va aussi
démontrer qu’il a autorité sur les milices.
Lors de l’échec de l’évacuation de réfugiés de l’hôtel des Mille Collines le 3 mai, c’est Augustin
Bizimungu qui, sur demande de Paris, sauvera les réfugiés des griffes des miliciens et les ramènera à
l’hôtel. Son autorité sur les milices est réelle et il ment quand il affirme le 12 mai à José Ayala Lasso qu’il
« n’a aucun contrôle sur les milices ni sur les autres forces gouvernementales à Kigali ». 444
Lors de son séjour au Rwanda, du 16 au 20 juin 1994, le rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme, René Degni-Ségui, a rencontré Augustin Bizimungu chef de l’état-major des forces
armées rwandaises :
Ce dernier lui a expliqué que les autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations pour
qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les écouteraient, mais que la conclusion d’un
accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un tel appel. 445
Il apparaît donc bien, à travers ces propos adressés au rapporteur spécial, qu’Augustin Bizimungu a
autorité sur les milices et l’autodéfense civile.
Début juillet, devant la débâcle des FAR et le discrédit total du gouvernement intérimaire en raison
de son implication dans le génocide, les autorités françaises veulent faire du chef d’état-major Bizimungu
un interlocuteur valable dans des négociations. Ainsi, l’ambassadeur Gérard suggère que le général Bizimungu, qui a autorité sur les milices, se désolidarise du gouvernement intérimaire afin de renforcer sa
position dans les négociations. 446
Mme Boivineau, du Quai d’Orsay, lui répond positivement le même jour que « l’interlocuteur qui
s’impose du côté gouvernemental semble de plus en plus être l’armée. » 447
TPIR, ibidem, section 5.36.
TPIR, acte d’accusation “Militaires II” no 2000-56-I, section 5.38. http://francegenocidetutsi.org/
militaryIIfActeAccusation.pdf#page=21
441 TPIR, ibidem, p. 21, section 5.39.
442 Damien Van Der Meersch, Audition de Marcel Gatsinzi , 16 juin 1995. http://francegenocidetutsi.org/
GatsinziMarcel16juin1995.pdf
443 TPIR, ibidem, section 5.37.
444 Commission des Droits de l’homme, E/CN.4/S-3/3, section 19, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/E-CN.4-S-3-3.
pdf#page=5
445 Rapport sur la situation des Droits de l’homme au Rwanda établi par le rapporteur spécial de la Commission des Droits
de l’homme en application de la résolution S-3/1 de la Commission et de la décision 1994/223 du Conseil économique et
social, A/49/508, S/1994/1157, 13 octobre 1994, section 65, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=17
446 Voir le télégramme de Gérard du 7 juillet section 24.1 page 957.
447 Voir le télégramme de Catherine Boivineau du 7 juillet section 24.1 page 957.
439
440
1044
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Yannick Gérard revient le lendemain sur l’influence qu’a le chef d’état-major sur les milices et les
radios, radio Rwanda et la RTLM. 448
Ainsi les autorités françaises appuient le chef d’état-major alors qu’elles savent pertinemment qu’il
commande les milices, donc qu’il est un des organisateurs du génocide. À l’opposé, elles se refusent à
accorder le moindre soutien aux officiers signataires de la déclaration de Kigeme du 6 juillet. 449
Autre exemple de collaboration sur le terrain, les Français remettent à Bizimungu des miliciens de
Gikongoro :
Dans le Sud, ce sont de jeunes voyous qui ont pris les armes. Hier, à la demande du préfet de
Gikongoro, on en a désarmé neuf, qui s’étaient retranchés comme des forcenés dans une maison. Nos
COS (commandos d’opérations spéciales) sont très bien équipés. Avec leurs lunettes à vision nocturne,
ils ont montré à ces voyous qu’ils savaient tout ce qu’ils faisaient, et ça les a déstabilisés. On ne les a
pas remis à la gendarmerie, mais au chef des FAR pour être sûrs qu’ils ne soient pas libérés. 450
Mais la France ne renoncera pas à son amitié avec les organisateurs du génocide. Le général Dallaire
rencontre deux fois Augustin Bizimungu à Goma alors que celui-ci est sous protection française. 451 La
France rhabille le général défait et continue à coopérer avec lui :
Lindsey Hilsum of the BBC met the former Rwandiese chief of staff, Major-General Augustin
Bizimungu, travelling in a French military jeep inside Zaire on 31 July. 452
Évariste Murenzi, à l’époque capitaine de la garde présidentielle, voit des officiers français se concerter
avec Augustin Bizimungu replié à Goma :
J’ai traversé la frontière du Rwanda le 17 juillet 1994 en passant par Goma. Je me suis installé
dans le camp de Mugunga. C’est là où j’ai vu des militaires français de Turquoise dont certains
avaient auparavant travaillé au Rwanda. Parmi eux, j’ai reconnu le colonel Canovas qui avait fondé
les CRAP à Kanombe. Pendant l’opération Turquoise, le colonel Canovas a continué à collaborer avec
l’état-major des FAR. Je l’ai trouvé avec le général Bizimungu à Mugunga, précisément à Keshero
dans un orphelinat géré par un pasteur blanc qui avait été réquisitionné pour y installer les FAR.
L’état-major des FAR se trouvait à cet endroit et c’est là que Canovas et Bizimungu se rencontraient.
A part Canovas, l’autre officier français qui venait à Keshero que j’ai vu de mes propres yeux et que
je connaissais bien avant, c’est le Lt col. Grégoire De Saint Quentin. Je l’ai vu à Mugunga, là-bas à
Keshero. Ils y venaient pratiquement tous les jours, que ce soit dans des réunions, que ce soit dans
d’autres actions de soutien à Bizimungu. Je ne faisais pas partie de l’état-major, mais j’y passais et
je les voyais effectuer des va-et-vient à Keshero. Ils empruntaient la route Goma-Sake et entraient
au siège de l’état-major des FAR à Keshero. C’est là où se tenaient des réunions entre des officiers
français et l’état-major des FAR. Suite aux protestations du pasteur, l’état-major s’est déplacé au
Lac Vert et même là, des contacts se sont poursuivis. 453
En septembre 1994, le ministère de la Coopération fait des démarches pour qu’Augustin Bizimungu
obtienne un visa pour la France. 454 Aidé par elle, il préparera la revanche à partir du Zaïre mais sera
attaqué par les forces de l’AFDL soutenues par le Rwanda. En 1998 à Brazzaville, il appuie avec ses
troupes la reconquête du pouvoir par Denis Sassou Nguesso :
En 1998, [...] le général Augustin Bizimungu, ancien « ministre de la Défense » du gouvernement
des tueurs, rejoint l’entourage proche de Denis Sassou Nguesso, un allié de la France qui, sur fond
d’une terrible guerre civile, reprend les rênes du Congo-Brazzaville. 455
Il continuera à se battre en RDC jusqu’à son arrestation le 2 août 2002 en Angola, au milieu de
rebelles démobilisés de l’Union pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA). Augustin Bizimungu
est en cours de jugement au TPIR.
Voir le télégramme de Gérard du 8 juillet section 24.2 page 959.
Voir section 24.4 page 961.
450 Corine Lesnes, Le chef de l’opération « Turquoise » prévoit que le FPR va progresser jusqu’à la limite de la zone
humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.
451 Voir section 28.10 page 1094.
452 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1154]. Traduction de l’auteur : Lindsey Hilsum de la BBC rencontra
l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise, Augustin Bizimungu, voyageant dans une jeep militaire française au Zaïre
le 31 juillet.
453 Témoignage du colonel Évariste Murenzi, 30/10/2006. Cf. Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 292]. http://
francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=298
454 Voir section 28.11 page 1095.
455 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 186]. Augustin Bizimungu n’était pas ministre de la Défense mais chef d’état-major
des Forces armées rwandaises.
448
449
1045
26.37. ÉVACUATION PAR AVION DU COLONEL BAGOSORA ?
26.37
Évacuation par avion du colonel Bagosora ?
Le colonel Bagosora est le principal organisateur du génocide. C’est lui qui le déclenche. C’est lui qui
nomme, de concert avec l’ambassadeur de France, le gouvernement fantoche qui va gérer l’organisation
des massacres des Tutsi. Il est la personnalité politique la plus importante. C’est à lui que s’adressent les
gouvernements étrangers et les responsables de l’ONU. 456
Le journaliste Sam Kiley accusa les soldats français, qui étaient arrivés à Butare le 1er juillet,
d’avoir évacué également le colonel Bagosora, par avion, le 2 juillet, avec un petit nombre d’autres
personnes. Kiley tient son information d’un officier français de haut rang qui connaissait bien Bagosora
et qui avait donc des raisons d’être bien informé sur les détails de l’opération. 457
Kiley lui-même écrit :
The following facts are not in doubt. [...] French troops rescued among others, Colonel Theoneste
Bagosora (Chef de cabinet in the Hutu government and the evil genious behind the genocide) in July
1994 as the Tutsi rebels closed in on Butare. 458
Alison Des Forges commente :
Si les Français rendirent effectivement ce service à Bagosora, il y avait là une marque de considération surprenante à l’égard d’un individu qui avait été qualifié d’« ordure », par un officier français
qui traitait régulièrement avec lui. 459
Le rapport de la Mission d’information écrit en effet : « Le Colonel Bagosora qui devait être un des
responsables du génocide a d’ailleurs été qualifié « d’ordure » par un officier français qui l’avait rencontré
régulièrement. » 460
À ceux qui douteraient que les Français aient pu évacuer celui qui apparaît comme l’organisateur
du génocide, nous pouvons faire remarquer qu’ils ont évacué le colonel Marcel Gatsinzi, ancien chef
d’état-major. Celui-ci en a témoigné :
Il [Gatsinzi] est parti vers Butare en hélicoptère (via Gisenyi), où il n’y avait plus d’unités opérationnelles. À la prise de Butare, au moment où l’Opération turquoise a commencé, Gatsinzi et Rusatira
ont publiquement dénoncé le génocide et se sont désolidarisés des massacres de civils. Gatsinzi a été
évacué par les Français vers Bukavu. 461
Cette évacuation de Gatsinzi par les Français s’est-elle faite depuis Butare ou depuis Gikongoro ?
Gatsinzi semble dire, d’après le rapport de la mission Mahoux du Sénat belge, qu’il est resté à Butare
jusqu’à sa chute, le 3 juillet. Il signe la déclaration de Kigeme (près de Gikongoro) qui est publiée le 6
juillet. Il a été vraisemblablement évacué depuis Kigeme ou Gikongoro par hélicoptère.
Cette évacuation de Gatsinzi rend celle de Bagosora tout à fait plausible. Mais si Bagosora a été
évacué en avion depuis Butare, il n’a pas fait étape à Gikongoro, où il n’y a pas de terrain d’aviation. Il
aurait été emmené à Bukavu et de là à Goma. Bagosora pour sa part déclare devant le TPIR que, du 22
juin au 14 juillet, il est resté à Gisenyi. 462 Mais le général Dallaire, venu rencontrer le général Bizimungu,
le croise à l’hôtel des Diplomates à Kigali, après le 1er juillet, semble-t-il. Bagosora l’accuse « d’être un
collaborateur du FPR » et promet de le tuer. 463 Nous n’avons pas trouvé jusqu’ici de preuves corroborant
l’affirmation de Sam Kiley selon laquelle les Français auraient évacué le colonel Bagosora depuis Butare.
Plus tard, Human Rights Watch signale que le colonel Bagosora et le chef milicien Jean-Baptiste
Gatete ont été emmenés en avion depuis Goma par les Français :
Voir section 15.3.3 page 661.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 798] ; Human Rights Watch/FIDH, entretien au téléphone, 22 septembre 1998.
458 Sam Kiley, « A French Hand in Genocide », The Times (Londres), 9 avril 1998, p. 24. Traduction de l’auteur : « Les
faits suivants sont indubitables. [...] Les troupes françaises ont sauvé parmi d’autres le colonel Theoneste Bagosora (Chef
de cabinet dans le gouvernement Hutu et génie démoniaque du génocide) en juillet 1994 quand les rebelles tutsi ont investi
Butare. »
459 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 798].
460 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 352].
461 Rapport de la mission Mahoux, Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/9, 28 août 1997,
témoignage de Marcel Gatsinzi, p. 6]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-9.pdf#page=6
462 TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora..., Audience du 10 novembre 2005.
463 R. Dallaire [72, p. 566].
456
457
1046
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
According to U.N. officials, the French military flew key commanders, including Col. Theoneste
Bagasora [Bagosora] and Interahamwe militia leader Jean-Baptiste Gatete, 464 and crack troops of
the ex-FAR and militias out of Goma to unidentified destinations on a series of flights between July
and September 1994. 465
26.38
Coopération avec Anatole Nsengiyumva
Le colonel Anatole Nsengiyumva, ancien chef du renseignement militaire (G2 FAR), est commandant
du secteur opérationnel de Gisenyi. Il est lié à la France où il a fait deux stages à l’École des hautes études
de la Défense nationale (IHEDN). 466 Anatole Nsengiyumva est l’organisateur des massacres à Gisenyi.
Il est un des principaux planificateurs du génocide. C’est lui qui est l’auteur de la note du 27 juillet 1992
sur l’« état d’esprit des militaires et de la population civile » 467 et de la note sur la définition de l’ennemi
diffusée dans l’armée en septembre 1992. 468
Il est nommé officier de liaison des FAR auprès des forces françaises de l’opération Turquoise :
ENFIN, ILS M’ONT DÉSIGNÉ L’OFFICIER DE LIAISON DES FAR AUPRÈS DU COMFORCE. CE N’EST AUTRE QUE LE COL ANATOLE N’SENGYUMVA (CHEF SECTEUR GISENYI). 469
Les Français collaborent avec lui :
When French troops arrived here [in Zaïre] in late June for relief work, Colonel Nsengiyumva
worked closely with them, both he and the French have said, and last week a French military doctor
made a house call when one of the colonel’s daughters became ill. Today a French military jeep
brought General Bizimungu to the house. 470
26.39
Évacuation de Georges Rutaganda
Georges Rutaganda, 471 homme d’affaires de Gitarama, vice-président des Interahamwe et membre du
bureau politique du MRND, 472 est évacué par les Français début juillet :
While in Butare, Alphonse said he had seen the genocidaire Georges Rutaganda, vice-president of
the Interahamwe, leaving Hotel Ibis with French troops to go to Gikongoro, before the RPF arrived
in the town. 473
464 Jean-Baptiste Gatete, chef Interahamwe, est responsable de massacres dans la région de Byumba et de Kibungo. Il se
replie en Tanzanie fin avril et sème la terreur au camp de Benaco. Arrêté par les autorités tanzaniennes, il est relâché et
transporté en avion au Zaïre aux frais du HCR. Il y retrouve ses amis. Accusé de génocide par le TPIR, il est arrêté le 8
septembre 2002 au Congo Brazzaville.
465 D’après des responsables de l’ONU, les militaires français ont transporté par avion des chefs militaires de premier
plan dont le colonel Théoneste Bagosora et le chef des milices Interahamwe Jean-Baptiste Gatete et ont évacué des troupes
des ex-FAR et des milices de Goma vers des destinations inconnues lors d’une série de vols de juillet à septembre 1994.
Human Rights Watch [106], Interviews with U.N. officials, August 1994 - March 1995. http://francegenocidetutsi.org/
Rearming-1995.htm
466 En mai 1984 et juin 1990. Cf. Périès, Servenay [179, p. 225].
467 Voir section 4.3.1 page 200.
468 Voir section 4.3.2 page 203.
469 FM COL ROSIER TO GEN LE PAGE, SAM 25 - 6 / 07. 45. Compte rendu de la rencontre du 24 juin au soir avec le
ministre de la Défense accompagné du ministre des Affaires étrangères au nord de Cyangugu. http://francegenocidetutsi.
org/RosierLepage25juin1994.pdf#page=2
470 Raymond Bonner, Army Routed From Rwanda Now Intimidates Its Refugees, New York Times, August 2, 1994.
Traduction de l’auteur : Quand les troupes françaises arrivèrent ici [au Zaïre] fin juin pour l’opération humanitaire, le
colonel Nsengiyumva a travaillé en étroite liaison avec eux, tant lui que les Français en témoignent, et la semaine dernière
un médecin militaire français est venu chez lui quand une des filles du colonel est tombée malade. Aujourd’hui, une jeep
militaire française ramène le général Bizimungu chez lui.
471 Georges Rutaganda a été condamné à la prison à vie par le TPIR pour génocide le 6 décembre 1999. Il est décédé en
prison le 11 octobre 2010. Cf. RFI, L’ancien chef milicien rwandais Georges Rutaganda est décédé au Bénin, 13 octobre
2010.
472 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 163].
473 A. Wallis [219, p. 163]. Traduction de l’auteur : Alors qu’il était à Butare, Alphonse dit qu’il a vu le génocidaire Georges
Rutaganda, vice-président des Interahamwe, quittant l’hôtel Ibis avec les troupes françaises pour aller à Gikongoro, avant
que la ville ne soit investie par le FPR.
1047
26.40. NON-ARRESTATION DU COLONEL GRATIEN KABILIGI
26.40
Non-arrestation du colonel Gratien Kabiligi
Le responsable « Opérations » des FAR (le chef du bureau G-3), le colonel Gratien Kabiligi, est un
militaire estimé de ses homologues français. 474 Ce n’en est pas moins un des organisateurs du génocide.
Peu avant l’attentat du 6 avril, il déclare devant des officiers belges que « si Arusha était exécuté, ils
étaient prêts à liquider les Tutsis. » 475
Lors de Turquoise, les militaires français le côtoient et ne l’arrêtent pas. Ainsi le lieutenant-colonel
Hogard rapporte :
Dans les tout premiers jours de juillet, alors que Kigali n’est pas encore tombée aux mains du
FPR, un hélicoptère Gazelle se pose à Cyangugu. [...] Un officier en descend, en tenue de combat [...]
Il se présente : général de brigade Kabiligi Gratien. Le chef des opérations des FAR me fait part de
la situation désespérée dans laquelle se trouvent les forces gouvernementales, totalement soumises à
l’embargo sur les armes et les munitions, face au FPR puissamment soutenu par l’Ouganda et les
États-Unis. Il me demande des armes et des munitions avec l’énergie du désespoir. Je lui réponds
que je n’en ai pas, et que même si j’en avais, je ne pourrais les lui donner du fait de notre neutralité
absolue. Il pense aux combats en cours, à ses hommes qui se battent désespérément avec de moins en
moins de moyens. Il insiste, ne comprenant pas ce qu’il considère comme un « changement d’attitude »
de notre pays, « autrefois allié » au sien.
Je lui rétorque alors qu’il ne peut ignorer qu’un abominable génocide de populations innocentes
vient d’ensanglanter le pays. Ce fait majeur discrédite totalement le gouvernement qui n’a pas voulu
ou su empêcher la tragédie. Un tel gouvernement est de fait condamné.
J’ai alors une longue conversation avec cet officier général, haut responsable de l’armée rwandaise et combattant courageux. [...] Surtout, j’en conclus qu’il n’a pas, qu’il ne peut avoir eu de
responsabilité dans le déclenchement et la mise en œuvre du génocide [...] 476
1re
Le général Kabiligi est accusé d’avoir ordonné des tueries. 477
Accusé de génocide par le TPIR, arrêté le 18/07/1997 au Kenya, Gratien Kabiligi a été acquitté en
instance le 18 décembre 2008.
26.41
Les Français relâchent Emmanuel Aliyas Ubuyiremuye,
dit « Pima »
Ancien militaire, Emmanuel Aliyas Ubuyiremuye, dit « Pima », participa aux massacres des paroisses
de Shangi et de Nyamasheke.
Les Tutsi se réfugièrent en masse à l’église de Shangi dès le 8 avril. Les miliciens commencèrent à
l’encercler. Pour les forcer à en sortir, certains, dont « Pima », coupèrent l’approvisionnement en eau le
13. Le préfet Bagambiki, répondant aux appels au secours, envoya trois ou quatre gendarmes. La première
attaque, dirigée par « Pima » et un groupe de soldats, eut lieu le 14 avril. Les réfugiés se défendirent
avec des pierres. Les gendarmes, censés les protéger, ouvrirent le feu sur les réfugiés. 1 000 à 1 500
personnes furent tuées. 478 Les attaquants revinrent le 15, renforcés par des miliciens. Le 27, des officiels
dont le sous-préfet Théodore Munyangabe vinrent sélectionner des hommes instruits qui furent emmenés
au stade de Cyangugu. 479 La grande attaque eut lieu le matin du 29 avril avec les miliciens de John
Yusuf Munyakazi. Ils revinrent le 30 achever les survivants. Ils en utilisèrent pour enterrer les cadavres,
après quoi ils les tuèrent. Il y eut environ 4 000 tués les 29 et 30 avril. D’après le témoignage d’une
survivante, 480 quand les Français sont arrivés, 345 personnes survivantes furent transférées au camp de
Nyarushishi. Seulement 35 d’entre elles étaient des hommes, la plupart, sinon tous, portant d’affreuses
blessures. 481
Parmi les assassins, il y avait un instituteur de l’école primaire de Shangi, Bonaventure Harerimana.
474
475
476
477
478
479
480
481
Il serait devenu général pendant le génocide.
Voir section 4.2.10 page 199.
J. Hogard [104, pp. 46-47].
Voir le témoignage du témoin XXY, section 30.2.4 page 1217, des témoins DCH et DY, section 15.5.2 page 671.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 533, 535].
Ibidem, p. 537.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 536].
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 536].
1048
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Voici ce qu’a vu à Shangi le journaliste François Luizet, le 29 juin 1994 :
[...] Mais soudain, le 9 avril dernier, Shangi a basculé dans l’horreur. Saisis d’une folie meurtrière,
les Hutus s’en sont pris aux Tutsis. Ces derniers ont d’abord trouvé refuge dans l’église, dont les
portes ont été forcées, puis dans le presbytère où logeaient habituellement les prêtres et les frères –
partis à ce moment-là pour les vacances de Pâques.
Aujourd’hui, le village semble pétrifié dans le souvenir des monstrueux événements qu’il a vécus.
A moins qu’il ne soit submergé par le remord...
De nombreuses boutiques ont été incendiées, d’autres ont été pillées. Elles appartenaient toutes
à des Tutsis. A l’entrée du village, les drapeaux noir et rouge, avec un rond doré en son centre, de
la CDR (Coalition de défense de la République), qui rassemble les plus extrémistes des Hutus. Sur le
seuil de la permanence, des hommes regardent avec hostilité ces étrangers venus pour tenter de savoir
ce qui s’est passé. Les femmes ont peur et se regroupent. Elles se serrent les unes contre les autres et
tendent les deux paumes des mains en signe de paix. Pourtant les uns et les autres ont été témoins
ou complices du massacre qui s’est perpétué [perpétré] ici.
L’instituteur, dont le sourire forcé cache l’embarras, a soudain perdu la mémoire.
– « Où sont les Tutsis ? » lui demande-t-on.
– « Ils sont partis. »
– « Que s’est-il passé les 9 et 10 avril ? »
– « Je n’habite pas ici. J’ai appris qu’on était en train de tout détruire, alors je me suis caché. »
– « Où sont les cadavres ? »
– « Ils ont été enterrés par la population. »
– « Où ? »
– « Je ne sais pas. »
L’instituteur est tout petit. Il porte une courte barbe. Il regarde désespérément le sol de latérite,
cette terre si rouge qu’elle semble pleine du sang qu’on y a fait couler. Quand on lui demande : « Que
pensez-vous de tout ça ? », il répond : « Je ne comprends pas. »
Les enfants l’attendent devant la classe. Ils se précipitent vers l’hélicoptère qui vient de déposer
un groupe de parachutistes. Le capitaine et ses hommes tâchent de reconstituer les événements : le
rassemblement des Tutsis dans la nuit. Leur fuite vers l’église. La chasse à l’homme dans le sanctuaire,
puis dans les chambres du presbytère, une douzaine de cellules réparties autour d’une pelouse.
Aujourd’hui, il ne reste que des traces de mains ensanglantées, et un trou dans le faux-plafond par
lequel les victimes ont tenté de fuir. Là une grenade a explosé. Un crucifix est à demi-brisé. Plus loin,
une étole rouge et blanche maculée. Deux mois après la tuerie, on voit des traces de sang partout.
Les prêtres ont disparu : « Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus », dit l’instituteur, qui garde les yeux
baissés.
Dans cette pièce, les bourreaux ont accompli leur œuvre à la machette. Dans une autre, au fusil
automatique : impacts sur les murs, traces de sang séché dans les toilettes, dont les portes ont été
forcées au coupe-coupe. [...] 482
Des survivants dénoncèrent « Pima » aux troupes françaises, qui l’arrêtèrent brièvement puis le relâchèrent. Il est parti au Zaïre. 483
La fiche d’information dressée par le ministère français de la Défense sur les exactions en zone Turquoise 484 répertorie le massacre de Shangi : 5 000 morts attribués aux milices et aux Hutu du Burundi.
« Yousouf » Munyakazi y est désigné comme ayant participé au massacre. Emmanuel Aliyas Ubuyiremuye
n’y figure pas.
26.42
Collaboration avec John Yusuf Munyakazi
John Yusuf Munyakazi dirige une coopérative de riziculteurs, la CAVECUVI, à Bugarama (Cyangugu),
à la frontière avec le Burundi.
Il forme, dès 1993, de concert avec le préfet Bagambiki et le ministre des transports, André Ntagerura, une milice dans le cadre du MRND dont il est président à Bugarama. 485 Ses miliciens suivent un
François Luizet, Shangi, les vestiges du massacre, Le Figaro, 30 juin 1994, p. 5.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 534, 1151] ; African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire
devenu réfugié [8, p. 42].
484 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/
EXACTHUTU-XLS1.pdf
485 Voir section 26.8 page 985.
482
483
1049
26.42. COLLABORATION AVEC JOHN YUSUF MUNYAKAZI
entraînement militaire et disposent d’armes à feu. 486
En 1994, il intervient avec ses miliciens dans les massacres suivants :
- Vers les 11 et 13 avril, les miliciens de Yusuf attaquent les Tutsi réfugiés à la cathédrale de Cyangugu. 487
- Le 16 avril, massacre à la cimenterie CIMERWA de Bugarama. 488
- Vers le 16 avril, attaque de la paroisse de Nyamasheke, commune de Kagano. 489
- Le 18 avril, massacre à la paroisse de Nyabitimba, commune de Karengera. 490
- Le 20 avril, massacre à la paroisse de Mibilizi, commune de Cyimbogo. L’attaque est dirigée par
deux des principaux miliciens de Yusuf, Tarake et Elieri. 491
- Les 27-28 avril, colline Kizenga près de Bisesero. 492
- Les 29-30 avril, massacre à la paroisse de Shangi, commune de Gafunzo. 493
- Le 30 avril, Yussuf revient à la paroisse de Mibilizi pour éliminer les hommes tutsi qui restent. 494
- Les 13 et 14 mai, attaque des Tutsi survivants à Bisesero. 495
- Le 6 juin, il fait arrêter puis exterminer les Tutsi cachés à Kamembe, aux alentours de l’aéroport. 496
- Le 22 juin, il organise les préparatifs du massacre des Tutsi du camp de Nyarushishi pour le 23 juin,
mais celui-ci n’a pas lieu en raison de l’arrivée des Français. 497
- Les 28-29 juin, il se rend avec ses miliciens pour éliminer les Tutsi restants de Bisesero.
La fiche d’information dressée par le ministère français de la Défense sur les exactions en zone Turquoise 498 répertorie le massacre de Shangi : 5 000 morts attribués aux milices et aux Hutu du Burundi.
Elles étaient commandées par « Youssouf » Munyakazi. Il est désigné comme le responsable du massacre
de Shangi. 499
Un milicien, Ahmed Bizimana, qui était, dit-il, le chauffeur de John Yusuf Munyakazi, affirme qu’il y
a eu une réunion entre des autorités rwandaises et des Français, le 22 à l’hôtel Résidence de Bukavu, et
que John Yusuf Munyakazi y était présent. 500
Alors que les militaires français étaient arrivés à Cyangugu et à Kibuye, John Yusuf Munyakazi est
allé, avec ses miliciens dans des autobus, faire la chasse aux derniers Tutsi de Bisesero entre le 27 et le
29 juin. 501
John Yusuf Munyakazi a quitté le Rwanda avec ses miliciens le 16 juillet, en procédant à un pillage
systématique. 502 Ils firent par la suite de fréquentes incursions au Rwanda depuis le Zaïre.
Recherché par le TPIR depuis le 10 novembre 2000, John Yusuf Munyakazi a été arrêté le 5 mai 2004
en République démocratique du Congo (RDC). Il a été condamné à 25 ans de prison le 30 juin 2010.
Cette peine a été confirmée en appel le 28 septembre 2011.
Voir section 15.5.3 page 674.
The prosecutor, ibidem, section 7.2, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/MunyakaziAccusation.pdf#page=3
488 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 64].
489 The prosecutor, ibidem, section 7.3, p. 3
490 African Rights, ibidem, p. 57.
491 African Rights, ibidem, p. 50.
492 African Rights, ibidem, p. 34.
493 African Rights, ibidem, p. 40 ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 536]. Voir section 26.41 page 1048.
494 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié, p. 53.
495 African Rights, ibidem, p. 71. Voir section 26.15 page 1007.
496 African Rights, ibidem, p. 74.
497 The prosecutor, ibidem, p. 3, section 7.1. Voir section 30.2 page 1208.
498 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/
EXACTHUTU-XLS1.pdf
499 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en zone
humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 498-500]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=2
500 Voir section 30.2.3 page 1214.
501 Voir section 29.25.1 page 1185.
502 African Rights, ibidem, p. 80.
486
487
1050
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
26.43
Non-arrestation du sous-préfet de Birambo
La fiche d’information dressée par le ministère français de la Défense sur les exactions en zone Turquoise 503 signale que trois fosses communes ont été recensées à Birambo, à 20 km au sud-est de Kibuye.
Le sous-préfet de Birambo, Jean-Baptiste Uwimana, y est suspecté d’avoir participé aux exactions. 504
Une fiche d’information, datée du 23 juillet 1994, donne de brèves informations. 505 Elle désigne comme
commanditaires des massacres, le sous-préfet de Birambo, Jean-Baptiste Uwimana, le bourgmestre de
Bwakira, Tharcisse Kasbana (plutôt Kabasha 506 ) et M. Masser, un masseur ! Les massacres ont eu lieu à
« l’école primaire de Birambo où l’on relève de nombreuses traces de sang ». Les trois fosses se trouvent,
l’une devant l’école, la deuxième à côté du bureau de la sous-préfecture dans la fosse septique, la troisième
au sud du village vers l’école professionnelle. « Ces fosses auraient été creusées par des pelleteuses venant
de BWAKIRA. Le sous-préfet aurait payé 7 000 FRW aux conducteurs. Il aurait vendu les biens des
Tutsis massacrés à quatre commerçants. »
La commission d’experts de l’ONU nommée suite à la résolution 935 du Conseil de sécurité relève :
Des massacres ont été commis à Birambo sur ordre du bourgmestre de Bwakira et du sous-préfet
de Birambo et les corps ont été jetés dans des fosses communes. 507
Le préfet Kayishema signale au ministre de l’Intérieur que le 29 mai, une équipe s’est rendue à Birambo
pour vérifier l’information selon laquelle le sous-préfet Jean-Baptiste Uwimana s’était enfui à Cyangugu.
L’information était fausse. 508
Le sous-préfet Jean-Baptiste Uwimana a quitté son poste dans des circonstances indéterminées. Mais
il est remplacé.
La commission pour le Mémorial du génocide note que le sous-préfet de Birambo pendant le génocide 509 est Anaclet Rudakubana et non Jean-Baptiste Uwimana. Le principal massacre a eu lieu à l’École
normale primaire (ENP) de Birambo, il aurait fait entre 15 000 et 20 000 victimes.
Anaclet Rudakubana a été nommé, le 17 avril, préfet de Kibungo par un communiqué du gouvernement
intérimaire. 510 Il a été installé préfet de Kibungo le 19 avril 1994 par Justin Mugenzi, en remplacement de
Godefroid Ruzindana, qui tentait de s’opposer aux massacres et sera tué peu après. 511 Suite à l’avancée
du FPR dans l’Est du pays, il a été nommé sous-préfet de Birambo. Anaclet Rudakubana figure sur la
liste des suspects de génocide dressée par le parquet général de Kigali. 512
La commission pour le Mémorial du génocide note pour la sous-préfecture de Birambo : « Date de
grands massacres entre le 10 et le 26/4/1994. Mais comme c’était dans la zone Turquoise, on a tué
jusqu’au mois d’août 1994. » 513 La responsabilité des deux sous-préfets successifs dans les massacres est
donc engagée.
Les militaires français ont été vraisemblablement en contact avec Anaclet Rudakubana. En effet,
selon Raids, des affrontements ont lieu les 16 et 17 juillet entre des militaires français et le FPR près de
Birambo. 514
Anaclet Rudakubana, responsable de massacres, en particulier quand il était à Kibungo, 515 n’a pas
503 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/
EXACTHUTU-XLS1.pdf
504 Ibidem, p. 491.
505 Ibidem, p. 509, document marqué, comme les autres, « déclassifié » !
506 Mémorial du génocide [66, p. 162].
507 Rapport final de la Commission d’experts présenté conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité,
ONU, S/1994/1405, 9 décembre 1994, section 74, p. 19. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.pdf#page=19
508 Message du préfet Kayishema au ministère de l’Intérieur, 2 juin 1994. Situation de sécurité dans la préfecture de Kibuye
pour la semaine du 29.5.1994 au 2.6.1994. TPIR, Procès Kayishema, ICTR-95-1, Exhibit 340 ; ICTR-98-41-T, Bagosora,
Exhibit P395A. http://francegenocidetutsi.org/Kayishema2juin1994.pdf#page=2
509 Mémorial du génocide [66, p. 160].
510 A. Guichaoua [99, p. 191].
511
Le Procureur contre Édouard Karemera, Mathieu Ngirumpatse, Joseph Nzirorera, Affaire ICTR-9844-I, Acte d’accusation modifié du 23 février 2005, section 49, p. 18. http://francegenocidetutsi.org/
Karemera-Ngirumpatse-Nzizorera-indictment230205.pdf#page=18
512 http://www.parquetgeneral.gov.rw/gb/Publications/presgene.pdf RMP no 51846/ S4.
513 Mémorial du génocide, ibidem [66, p. 160].
514 Voir section 23.4.3 page 954.
515 Anaclet Rudakubana gagna Kibungo quelques jours seulement avant la chute de la préfecture aux mains du FPR. C’est
Jean-Baptiste Gatete qui serait un des principaux responsables des massacres de Kibungo. Cf. African Rights, Jean-Baptiste
Gatete en liberté en Tanzanie ?, juillet 2000, p. 6.
1051
26.44. NON-ARRESTATION DU BOURGMESTRE DE BWAKIRA
été arrêté par les militaires français.
26.44
Non-arrestation du bourgmestre de Bwakira
Le bourgmestre de Bwakira est Tharcisse Kabasha. 516 On se reportera au cas précédent de JeanBaptiste Uwimana, sous-préfet de Birambo.
Tharcisse Kabasha organise des réunions de sécurité, fait dresser des barrières, laisse les tueurs s’emparer des terres de leurs victimes. Il statue sur les cas d’appartenance ethnique douteuse. 517 Concluant à
l’ethnie hutu, il écrit « par conséquent, personne ne doit faire de mal à ces enfants », ce qui laisse deviner
les traitements que les Tutsi subissent dans sa commune. Au mois de mai, il répercuta les ordres donnés
par le gouvernement intérimaire dans le cadre de la campagne de pacification. « Les tueries doivent cesser
une fois pour toutes », déclara-t-il le 24 mai. Mais les massacres de Tutsi continuèrent, en particulier de
tous ceux qui naïvement sortirent de leurs caches. 518
La commission d’experts de l’ONU nommée suite à la résolution 935 relève :
Massacres were carried out and mass graves (pits) dug at Birambo, on the order of the mayor
(bourgmestre) of Bwakira, and of the Sub-Prefect of Birambo. 519
26.45
Non-arrestation de Stanislas Mbonampeka
Stanislas Mbonampeka est originaire de Ruhengeri. Il est de la 3e promotion de l’école d’officiers (1964).
Membre du Parti libéral, il signe le 7 avril 1992 avec Justin Mugenzi, Landouald Ndasingwa et Agnès
Ntamabyariro, le Protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au gouvernement de
transition. 520
IL devient ministre de la Justice dans le gouvernement Nsengiyaremye Dismas de 1992. Il ne parvient
pas à faire arrêter Léon Mugesera pour incitation à la haine raciale après son discours à Kabaya le 22
novembre 1992 et démissionne fin 1992. Dans sa lettre de démission adressée au président Habyarimana,
il met en cause des autorités communales et la gendarmerie qui se dérobent pour des raisons partisanes
quand elles doivent arrêter des coupables d’infractions. 521
Sa trajectoire politique défie l’entendement. Le 3 mars 1993, il représente le Parti libéral au meeting
de soutien à Habyarimana. 522 Dans le courant du mois de mars, il soutient le Forum de Gapyisi, antiFPR et anti-Habyarimana, une application concrète du front commun hutu prôné par le ministre Marcel
Debarge. 523 Après l’assassinat de Gapyisi le 18 mai 1993, il échappe à un attentat à la grenade et prend du
recul. 524 Il suit en fait l’évolution de Justin Mugenzi qui devient ministre du Gouvernement intérimaire
rwandais. Il est donc devenu Hutu Power et défend le GIR, en particulier sur les ondes de Radio Rwanda,
le 21 avril 1994. Il y accuse le FPR de vouloir exterminer les Hutu :
Ce que je vous demanderais... je sais que cela va vous faire souffrir... c’est de vous dire : « Effectivement, on a tué les nôtres, ce sont nos frères qui ont tué les nôtres, les Hutu, les Hutu ont tué
d’autres Hutu ; alors, alors, ces gens-là qui sont des Tutsi... je dirais que ce ne sont que des Tutsi, car
les Hutu qui sont avec eux Kanyarengwe, Biseruka, Bizimungu, c’est un nombre de personnes que
l’on peut compter sur les doigts d’une seule main... ces gens donc, ce n’est pas eux qui devraient nous
Mémorial du génocide [66, p. 162].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 274, 278, 280, 281].
518 Ibidem, pp.341-342.
519 Rapport final de la Commission d’experts présenté conformément à la résolution 935 (1994) du Conseil de sécurité, ONU,
S/1994/1405, 9 décembre 1994, section 74, p. 18. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.pdf#page=18 Traduction de l’auteur : Des massacres ont été perpétrés et des fosses communes creusées à Birambo, sur l’ordre du bourgmestre
de Bwakira et du sous-préfet de Birambo.
520 Protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au gouvernement de transition, 7 avril 1992. http:
//francegenocidetutsi.org/ProtocoleAdditionnelEntentePartis7avril1992.pdf
521 Stanislas Mbonampeka, Lettre à son Excellence monsieur le Président de la République. Objet : démission, Min.
Justice, 7 décembre 1992. http://francegenocidetutsi.org/MbonampekaStanislasLettreDemission7decembre1992.pdf
522 G. Prunier [175, p. 219].
523 G. Prunier [175, pp. 221-222].
524 G. Prunier [175, p. 227].
516
517
1052
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
pousser à l’affrontement, au contraire nous devrions nous défendre contre eux, parce qu’ils veulent
exterminer tout ce qui s’appelle Hutu. » 525
Toujours ce 21 avril, il soutient implicitement l’extermination des Tutsi par la population :
[...] Nous savons bien l’avancée du FPR et les positions de nos FAR, nous savons les « tâches que
la population est en train d’exécuter » [ibikorwa abaturage balimo bakora], hier ou avant-hier nous en
avons parlé ici à la radio, je ne crois pas que le FPR est en mesure de faire peur aux Rwandais, en
leur faisant comprendre qu’ils les vaincront... c’est impossible, [...] Si donc les Rwandais unis nous
sommes 80, 90 % de tous les Rwandais, comment ne viendrons-nous pas à bout de 20 ou 10 % de ces
Rwandais, quand bien même ils seraient eux-mêmes tous unis ? 526
Il est accusé d’avoir organisé les massacres dans la commune de Rubungo (Grand Kigali), en particulier
au petit séminaire et à l’hôpital psychiatrique de Ndera. Selon Jean Berchmans Munyambo, Mbonampeka
vint le 8 avril au petit séminaire de St Vincent, à Ndera, demander au recteur de renvoyer les Tutsi qui
s’étaient abrités là. Celui-ci refusa. Mbonampeka répliqua en faisant partir les Hutu. Il revint le 9 au
matin, pour voir qui était là. Les Hutu partirent. À 10 h, un colonel vint et promit aux prêtres une
protection. À 11 h, les militaires et les Interahamwe donnèrent l’assaut et massacrèrent les réfugiés et les
prêtres. 527 Valérie Bemeriki, journaliste à la radio RTLM, interrogée dans sa prison, déclare :
Mbonampeka a beaucoup utilisé la RTLM pour lui aider à exécuter son plan d’éliminer des
Tutsis à Ndera, surtout ceux qui avaient pris refuge à l’hôpital, dit CARAES. 528 Depuis le 6 avril il
nous demandait d’appeler les Hutus à se défendre contre les Tutsis, leur trompant que ces derniers
collaborer [sic] avec les inkotanyi à les tuer.
Afin que les Tutsis qui avaient pris refuge à CARAES ne s’échappent pas, Mbonampeka nous a
demandé d’utiliser des fausses annonces en disant que Ndera étaient sous le contrôle du FPR inkotanyi.
Les Tutsis sont restés tranquilles jusque le 18 avril quand une attaque bien armée en provenance de
Kanombe est allée les éliminer sans non plus épargner ceux qui avaient des problèmes psychiques.
C’est le message nous confié [sic] par Mbonampeka qui a été à la base de l’élimination des fous, car
ils nous disait de déclarer que les Inkotanyi s’étaient déguisés en fous pour pouvoir tuer les Hutus. 529
Les génocidaires prétendent que les malades de Ndera ont été tués par les soldats du FPR. 530 LN,
témoin à charge au procès Bagosora, affirme que le FPR n’était pas à l’hôpital de Ndera lors du massacre
de l’hôpital psychiatrique :
Témoin LN : Mais il y a une chose sur laquelle on n’est pas d’accord... on n’est pas d’accord sur
toute la ligne. Il y a un endroit où se battaient... se battaient contre les Forces armées rwandaises,
mais il y avait un endroit, par exemple, où le FPR n’était pas encore arrivé, et Ndera est loin de
Remera.
Mbonampeka a dit que les Inkotanyi sont arrivés le 16, à ce moment-là, il n’y avait pas le FPR, le
FPR se trouvait plus loin au CND, un peu plus loin. Mais sinon, à Ndera, il n’y avait pas de position
du FPR ; et ils n’étaient même pas tout près de là.
Me Constant : D’accord, si je comprends bien ce que vous expliquez, c’est que Ndera, le 9 et le 10
avril, il n’y a pas de position militaire du FPR et que simplement leurs artilleries de campagne tirent
sur un asile psychiatrique où se seraient réfugiés des civils tutsis ; c’est ce que vous nous expliquez ?
Témoin LN : Oui, c’est ce que je veux dire. 531
Le 9 juillet, l’ambassadeur Yannick Gérard rencontre Mbonampeka. 532 Celui-ci lui présente les thèses
du Gouvernement intérimaire rwandais. 533
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 244].
J.-P. Chrétien, ibidem, p. 299.
527 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 112, 282, 972].
528 CARAES est le nom du centre psychiatrique qui se trouve à Ndera. Cf. Contre-interrogatoire du Témoin à charge
LN par la défense de Théoneste Bagosora, TPIR, 31 mars 2004. Ce témoin affirme que le centre psychiatrique a été
bombardé par un mortier de 120 depuis le camp de Kanombe et que Mbonampeka venait s’approvisionner en munitions
à ce camp. Cf. TPIR, Procès Bagosora, Transcription de l’audience du 30 mars 2004. http://francegenocidetutsi.org/
BagosoraTranscript30mars2004.pdf
529
Valérie Bemeriki, témoignage à African Rights, 28 février 2007. http://francegenocidetutsi.org/
ValerieBemeriki28fevrier2007.pdf
530 On retrouve cette affirmation dans le livre du lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza [185, pp. 298-299].
531 Contre-interrogatoire du Témoin à charge LN par la Défense de Théoneste Bagosora, TPIR, 31 mars 2004. http:
//francegenocidetutsi.org/BagosoraTranscript31mars2004.pdf
532 Voir section 24.3 page 960.
533 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 322] ; Yannick Gérard, TD Kigali 428. Objet : Démarche
525
526
1053
26.46. AUTRES PRÉTEXTES INVOQUÉS POUR NE PAS OPÉRER D’ARRESTATION
En novembre 1994, Mbonampeka tente de former un gouvernement rwandais en exil avec Jérôme
Bicamumpaka et Jean Kambanda, 534 où il détient le portefeuille de ministre de la Justice. 535 Il est un
des auteurs du génocide.
Le 21 septembre 2006, la commission des recours des réfugiés rejette son recours pour une demande
d’asile en France. 536 La commission retient contre lui qu’il aurait mené une attaque contre la population
tutsi à l’église de Gishaka à Ndera, qu’il a participé à une émission de radio Rwanda en soutien au
gouvernement intérimaire et qu’il a rejoint le gouvernement rwandais en exil formé d’anciens membres
de ce gouvernement intérimaire.
En 2008, il réside en région parisienne et fait des allers-retours en Belgique. Le statut de réfugié lui
a été refusé. Le CPCR a déposé une plainte contre Stanislas Mbonampeka, le 2 mai 2008. Le Rwanda a
déposé une demande d’arrestation auprès d’Interpol.
26.46
Autres prétextes invoqués pour ne pas opérer d’arrestation
Les responsables de Turquoise prétendent qu’ils n’ont eu affaire qu’à des sous-fifres :
Le Général Jacques Rosier a, quant à lui, ajouté devant la Mission qu’il avait eu l’impression que
l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout
ce qui s’était passé. Il avait constaté partout que les véritables responsables avaient tous disparu et
qu’il ne restait en place que des adjoints qui n’étaient pas compromis dans les massacres. Il a précisé
que ses hommes étaient accueillis à bras ouverts par les autorités, durant les premiers jours, mais
que, par la suite, les populations prenant confiance, ils commençaient à recevoir des informations et
ils apprenaient que tel bourgmestre ou tel préfet avait disparu dans la nuit. 537
Le colonel Rosier s’entretient secrètement, le 24 juin, avec le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, accompagné du ministre des Affaires étrangères, Jérôme Bicamumpaka au nord de Cyangugu. 538
Il rencontre le préfet Kayishema le 26 juin à Kibuye. 539 Basé à Bukavu, il a certainement aussi
rencontré le préfet de Cyangugu, Bagambiki et, en allant à Gikongoro le 4 juillet, le préfet Bucyibaruta.
Les véritables responsables n’ont pas disparu tout de suite comme il veut le faire accroire.
Un autre argument est qu’on ne peut opérer des arrestations qu’en cas de flagrant délit :
Dans leurs missions de reconnaisance, il arrive aussi – face cachée de l’opération «Turquoise» –
que les militaires repèrent quelques uns des auteurs des massacres. « Mais il faudrait les prendre la
main dans le sac », regrettent-ils. 540
Il semble qu’en France il ne soit pas nécessaire qu’un policier soit témoin du crime pour que son auteur
soit confondu. Bien d’autres formes de preuves sont acceptées en justice comme le récit de témoins. Mais,
pour l’armée française en Afrique, les normes judiciaires habituelles paraissent ne plus être valables.
En revanche, les voleurs sont arrêtés, il n’y a pas de problème de mandat pour cela :
Les légionnaires de Jacques Hogard ont évité le pire à Cyangugu. Ils ont mis fin aux pillages, aux
meurtres et aux réquisitions intempestives de véhicules. Ils ont arrêté lundi une vingtaine de soldats
des FAR qui pillaient les magasins de l’avenue centrale de Kamembé, dans les faubourgs de Cyangugu.
Ils sont arrivés à temps pour éviter qu’un entrepôt du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)
ne soit complètement dévalisé. Ses hommes ont pris sur le fait cinquante soldats qui s’emparaient de
sacs de grain : 115 tonnes s’étaient déjà évaporées. Ils ont contraint les militaires à remettre en place
150 tonnes de maïs, après les avoir désarmés. 541
de trois personnalités politiques, MIP, 9 juillet 1994. http://francegenocidetutsi.org/GerardMbonampeka9juillet1994.
pdf
534 G. Prunier [175, p. 381].
535 André Guichaoua, Gouvernements, Représentations politiques, Principaux corps d’État, Institutions de la société
civile. Rwanda, Guichaoua, 30 mars 2000, p. 14. http://francegenocidetutsi.org/guichaoua-annuaire.pdf
536 Commission des recours des réfugiés, M. Stanislas Mbonampeka, 21 septembre 2006, No 558295. http://
francegenocidetutsi.org/StanislasMbonampekaDecisionCourNationaleDroitDasile21septembre2006.pdf
537 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 315].
538 FM COL ROSIER TO GEN LE PAGE, SAM 25 - 6 / 07. 45. Compte rendu de la rencontre du 24 juin au soir avec le
ministre de la Défense accompagné du ministre des Affaires étrangères au nord de Cyangugu.
539 François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2.
540 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
541 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., (Cyangugu), Le Monde, 21 juillet 1994.
1054
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
En fait, Cyangugu a été livrée au pillage :
La mission [Turquoise], en effet, ne prévoyait pas de protéger les biens : la ville de Cyangugu fut
littéralement désossée par les troupes gouvernementales en retraite, puis par les voleurs venus du
Zaïre. Des bâtiments d’écoles privées, des entrepôts où des ONG avaient stocké de l’aide alimentaire,
des outils, des semences furent pillés sous les yeux des militaires français qui assuraient ne pas disposer
d’effectifs suffisants pour empêcher le saccage. 542
Faustin Twagiramungu, Premier ministre en juillet 1994, se plaint :
[...] ma maison de Cyangugu a été pillée de fond en comble, sous le regard des militaires français. 543
D’autres cas de pillage dans la région de Cyangugu sont rapportés par African Rights. 544
Devançant les critiques, Edouard Balladur déclare que la France n’a pas un rôle de police :
La France n’a pas l’intention de jouer un rôle de police dans cette affaire. 545
26.47
Les soldats français remettent des miliciens aux gendarmes
rwandais ou aux FAR
Affirmer que les Français n’ont pas arrêté d’assassins est faux. Mais souvent, les soldats français
remettent des miliciens aux gendarmes rwandais ou aux FAR. En voici un exemple. Faisant un reportage
sur le camp de Murambi où, près de Gikongoro, les Français gardent tout ensemble les victimes survivantes
et les assassins, Corine Lesnes rapporte :
Trois miliciens présumés, non inscrits dans le camp, ont également été arrêtés et remis à la
gendarmerie rwandaise après avoir été dénoncés par des habitants. 546
La journaliste ne dit pas que dans ce camp, installé dans l’école technique en construction à Murambi,
a eu lieu un massacre des réfugiés Tutsi le 21 avril, organisé par les autorités rwandaises de Gikongoro
avec la participation de gendarmes, qui a fait 25 000 morts environ. Remettre des assassins présumés à
la gendarmerie rwandaise fait sourire.
Précisément, le général Lafourcade affirme un peu plus tard qu’il fait remettre les personnes arrêtées
aux FAR plutôt qu’aux gendarmes pour être sûr qu’elles ne soient pas relâchées :
Pour l’instant, je suis en passe de régler les problèmes de sécurité, mais je crains que les passions ne
s’exacerbent s’il n’y a pas de règlement politique. Dans le Nord, les FAR (forces armées rwandaises)
contrôlent à peu près les milices. Dans le Sud, ce sont de jeunes voyous qui ont pris les armes. Hier,
à la demande du préfet de Gikongoro, on en a désarmé neuf, qui s’étaient retranchés comme des
forcenés dans une maison. Nos COS (commandos d’opérations spéciales) sont très bien équipés. Avec
leurs lunettes à vision nocturne, ils ont montré à ces voyous qu’ils savaient tout ce qu’ils faisaient, et
ça les a déstabilisés. On ne les a pas remis à la gendarmerie, mais au chef des FAR pour être sûrs
qu’ils ne soient pas libérés. 547
Étant donné l’implication des FAR dans le génocide, les criminels devaient être arrêtés par les Français
et remis à la MINUAR.
26.48
Quelques criminels sont arrêtés, mais ils sont tous relâchés
Certains tueurs ont été arrêtés par les Français mais ont été relâchés. Aucun, absolument aucun, n’a
été remis à la MINUAR. Le correspondant du Guardian l’affirme :
Colette Braeckman [44, p. 299].
Colette Braeckman [44, p. 323].
544 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1150].
545 Déclaration sur RFI, 27 juillet 1994. Cf. F.-X. Verschave [213, pp. 131, 138] ; Colette Braeckman [44, p. 300].
546 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude, Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
547 Corine Lesnes, Le chef de l’opération « Turquoise » prévoit que le FPR va progresser jusqu’à la limite de la zone
humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.
542
543
1055
26.48. QUELQUES CRIMINELS SONT ARRÊTÉS, MAIS ILS SONT TOUS RELÂCHÉS
When the French handed over their “safe zone” to Ethiopian U.N. troops in August, the latter
were disturbed to find that some leading killers had been allowed to escape from custody. 548
Sam Kiley, le correspondant du Times, confirme que les Français relâchent leurs prisonniers au lieu
de les remettre à la MINUAR :
French troops who did arrest members of the Interahamwe, a brotherhood of killers, released
several of them before they could be handed over to United Nations officers and charged. 549
Human Rights Watch confirme :
French forces began withdrawing from Rwanda in mid-August. Local Rwandan gendarmes and
administrators in the Cyangugu area of the French-controlled zone have told Human Rights Watch
that they had arrested two prime suspects in the Rwandan genocide from that area, known locally
as “Prima” 550 and “Sebastial”, in addition to many others, and handed them over into French custody during Operation Turquoise. These authorities added that these detainees were then escorted
into Zaire in French vehicles as the French troops withdrew from Rwanda, and were subsequently
released. 551
Jean Hélène note qu’à Gikongoro, les Français n’avaient pas de prison et que tous les détenus de la
prison de Gikongoro ont été libérés :
Sur le chemin du retour, un drame éclate au bord de la route : la foule poursuit un homme qui a
tenté de voler de la nourriture tout juste distribuée. Les soldats [français] jaillissent de leur véhicule
mais les villageois ont été plus rapides. Le voleur est arrêté une grenade à la main. Les militaires iront
fouiller sa chaumière sans trouver d’autres armes. Ni les Français ni la MINUAR II n’ont ouvert de
cachots. Le brigand sera donc remis au bourgmestre, qui ne pourra que le relâcher puisque le directeur
de la prison de Gikongoro est parti avec les clés après avoir libéré tous les prisonniers. 552
Comme nous l’avons remarqué, les prisonniers ont été utilisés pour ramasser les cadavres, tuer les
Tutsi et creuser des tranchées pour les militaires français.
Deux organisateurs des massacres de Butare ont été interpellés. Ils ont été relâchés :
Lors d’une mission sur le secteur de KIBEHO, les unités ont appris que 2 dirigeants des massacres de BUTARE avaient été interpellés. Il s’agit de Jacques HABIMANA, ancien conseiller de
N’GOMA et MUBANGA HABIMANA, chef de secteur à HUYE. Ces deux individus ont, d’après les
témoignages, dirigés les massacres de N’GOMA. Le premier est un ancien journaliste, commerçant de
Butare (buvette) qui appartient au MDR “power” (tendance NSENGYARREMYE [Nsengiyaremye]
opposé à TWAGIRAMUNGU. Il avait de nombreuses relations avec les militaires à sa buvette. Il possède un carnet d’adresses très fourni comprenant des hommes politiques (NSABIMANA ex-préfet de
BUTARE, Maîtres GAKWA Callixte et BIZIMANA Paul du MDR “Power”, professeur RUMYINYA
BARABWILIZA [Runyinya Barabwiriza], le conseiller à la présidence qui accompagnait le président
rwandais à ARUSHA mais qui n’a pas pris l’avion du retour) et des hommes plus douteux (Lt MYOMTEZE commandant en second le camp de N’GOMA et principal instigateur désigné des massacres
dans cette paroisse). Celui-ci était entouré d’une bande de vingtaine de miliciens armés sur lesquels
il avait une grande influence. 553
548 Chris McGreal, French Accused of Protecting Killers, The Guardian , August 27, 1994. Traduction de l’auteur : Les
Français accusés de protéger les tueurs. Quand les Français remirent leur « zone sûre » aux troupes éthiopiennes de l’ONU
en août, ces derniers furent étonnés de constater que les principaux assassins avaient été autorisés à quitter la prison.
http://francegenocidetutsi.org/ChrisMcGrealGuardian27aout1994.pdf
549 Sam Kiley, « A French Hand in Genocide », The Times (Londres), 9 avril 1998, p. 24. Traduction de l’auteur : Les
troupes françaises qui arrêtèrent des membres des Interahamwe, une bande d’assassins, en relâchèrent plusieurs avant qu’ils
puissent être remis à des représentants de l’ONU et arrêtés.
550 Ce Prima est peut-être Pima, Emmanuel Aliyas Ubuyiremuye, le milicien dont il est question plus haut.
551 Human Rights Watch, Rwanda/Zaïre : Rearming with Impunity - International Support for the Perpetrators of the
Rwandan Genocide [106, II The role of France], interviews in Kamembe, Gafunzo and Cyangugu, August 1994. http:
//francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm Traduction de l’auteur : Les troupes françaises commencèrent leur retrait
en août. Des gendarmes rwandais et des employés de l’administration de la région de Cyangugu dans la zone contrôlée par
la France ont dit à Human Rights Watch que deux importants suspects de génocide dans cette région, connus sous les
noms « Prima » et « Sebastial », furent arrêtés avec beaucoup d’autres et mis en prison durant l’opération Turquoise. Ces
autorités ont ajouté que ces détenus ont été escortés vers le Zaïre dans des véhicules français quand les troupes françaises
se sont retirées du Rwanda et furent relâchés par la suite.
552 Jean Hélène, Rwanda : après les Français, l’inquiétude, Le Monde, 20 août 1994, pp. 1, 4.
553 Opération Turquoise, PCIAT, Fiche d’information, Goma, 10 juillet 1994. Objet : Renseignements recueillis en zone
humanitaire de sécurité. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 498-500]. http:
//francegenocidetutsi.org/FicheDinformationZhs10juillet1994.pdf#page=2
1056
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
Ce texte laisse entendre que ce ne sont pas les militaires français qui ont procédé à l’interpellation
de ces deux organisateurs de massacres. Mais il montre que les Français ont eu un contact direct avec
eux puisqu’ils ont consulté le carnet d’adresses de Jacques Habimana. Le rôle des autorités civiles et des
militaires dans l’organisation des massacres est bien souligné ici. Un autre dirigeant des massacres de
Butare est signalé plus loin :
Un dénommé GILBERT GABIRA (adjoint de Jacques HABIRAMA, chef des miliciens de BUTARE) s’est réfugié à CYANGUGU avec sa famille et des miliciens. Connu pour sa participation aux
massacres, cet individu dangereux avait laissé entendre à son entourage qu’il s’en prendrait sur zone
au camp de réfugiés de NYARUSHISHI. 554
En quittant le Rwanda, les Français n’ont pas remis à la MINUAR les listes de personnes accusées de
génocide et ils ont libéré celles qui étaient en prison avant l’arrivée de la MINUAR :
In the Cyangugu as well as the Gikongoro area of the French-controlled zone, UNAMIR officers
claim to have seen lists, prepared by French authorities in the zone, of persons accused locally of
genocide or other criminal activities, some of whom had been detained. Departing French troops did
not hand over these lists to UNAMIR forces, however, and they released jailed prisoners before U.N.
replacements arrived to take over from French command. 555
Dans les trois rapports sur l’opération Turquoise transmis au Conseil de sécurité par le représentant
permanent de la France, 556 il n’est pas question d’arrestation de coupables de massacres, encore moins
de leur remise à la MINUAR.
26.49
La France viole la Convention contre le génocide
Le 21 août 1994, alors que la France retire ses troupes du Rwanda, Alison Des Forges lui rappelle
qu’en n’arrêtant pas les personnes responsables des massacres, elle est en train de violer la Convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide 557 :
D’après le ministre de la coopération, Michel Roussin, les forces françaises ont transmis aux
Nations unies la documentation permettant la poursuite des auteurs du génocide au Rwanda. C’est
bien. Ce serait mieux de livrer les tueurs.
La France était parmi les premiers pays à reconnaître les tueries systématiques de Tutsis au
Rwanda, comme un génocide. C’était le 25 mai, lors de la troisième session spéciale de la commission
des droits de l’homme des Nations unies à Genève. Cette qualification a été confirmée par le rapporteur
spécial sur le Rwanda désigné par cette commission.
A la mi-juillet, les forces françaises ont permis à M. Jean Kambanda et à d’autres ministres du
gouvernement responsable du génocide, de passer plusieurs jours dans la zone humanitaire sûre. Il
semble que les forces françaises aient ensuite facilité leur départ pour le Zaïre. Selon de nombreux
témoins, les autorités de ce soi-disant gouvernement circulaient à Bukavu avec des chauffeurs militaires français. D’après des journalistes, le chef d’état-major des ex-forces armées rwandaises a profité
de pareils services à Goma. En même temps, les autorités rwandaises, préfectorales et locales, sur
lesquelles pèsent des présomptions graves, restaient en fonction dans la zone humanitaire sûre. Parmi
eux, le préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki, le préfet de Kibuye, Clément Kayishema et un
nombre important de bourgmestres de Cyangugu, Kibuye et Gikongoro. [...]
La France, un des États qui ont rédigé, signé et ratifié la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, s’est engagée moralement et juridiquement à punir les auteurs de tout
554
Ibidem.
Human Rights Watch, Rwanda/Zaïre : Rearming with Impunity - International Support for the Perpetrators of the
Rwandan Genocide [106, II The role of France], Interviews with U.N. officials, August 1994 - March 1995. Traduction de
l’auteur : Dans la région de Cyangugu comme dans celle de Gikongoro de la zone contrôlée par les Français, des officiers de
la MINUAR disent avoir vu des listes, préparées par les autorités françaises de la zone, de personnes accusées localement
de génocide ou d’autres activités criminelles, certaines d’entre elles ayant été détenues. En partant les troupes françaises ne
remirent pas ces listes à la MINUAR et ils libérèrent les personnes emprisonnées avant que les troupes des Nations Unies
n’arrivent pour prendre la succession du commandement français.
556 5 juillet 1994, ONU S/1994/795 http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf ; 4 août 1994, ONU S/1994/933
http://francegenocidetutsi.org/S1994-933.pdf ; 27 septembre 1994, ONU S/1994/1100. http://francegenocidetutsi.
org/S1994-1100.pdf
557 Alison Des Forges est morte dans un accident d’avion en rentrant chez elle à Buffalo, le 12 février 2009. Qu’honneur
lui soit rendu pour avoir écrit cet article !
555
1057
26.49. LA FRANCE VIOLE LA CONVENTION CONTRE LE GÉNOCIDE
génocide, une obligation reconnue récemment par le nouveau code pénal entré en vigueur en mars
1994. De nombreuses personnes ayant exercé l’autorité au nom d’un gouvernement coupable poursuivent leur vie quotidienne calmement sous les yeux des soldats français. Ces soldats n’hésitent même
pas à recourir à l’aide de ces autorités pour faciliter leur propre tâche – la livraison de l’aide humanitaire. L’arrestation de ces autorités serait de loin l’une des plus grandes contributions humanitaires
que la France aurait pu apporter à la cause rwandaise et à toute la communauté internationale.
Les forces françaises auraient pu encore livrer ces auteurs présumés du génocide au nouveau
gouvernement rwandais ou les incarcérer dans une prison française. Peu importe le lieu d’incarcération,
pourvu que ces personnes soient détenues dans des conditions conformes aux normes internationales,
en attendant leur procès. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
restera lettre morte si la violation de cette convention n’est pas sanctionnée. Le génocide rwandais est
à ce point flagrant que le refus de la France d’arrêter les auteurs présumés signifierait une négation
pure et simple de sa ratification. Par contre, si la France arrête les autorités responsables elle aura
affirmé son soutien à la Convention et servira de modèle aux autres États qui pourraient trouver des
personnes soupçonnées sur leur territoire. 558
La France a violé l’article VI de la Convention de 1948. 559 Elle devait arrêter les auteurs présumés du
génocide et les remettre soit au nouveau Gouvernement rwandais, soit à la MINUAR, soit les garder dans
une prison française comme le suggère Alison Des Forges. Le Rwanda étant signataire de la Convention et
le nouveau Gouvernement rwandais étant reconnu, 560 l’article VI qui stipule que « les personnes accusées
de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront traduites devant les
tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis », doit être appliqué. L’autre
possibilité prévue dans le même article, la Cour criminelle internationale n’existant pas à ce moment-là,
était de les remettre à la MINUAR II, vu que l’ONU avait formé une commission d’enquête. La France
n’en fera rien.
La Mission d’information parlementaire semble ignorer les obligations auxquelles la France est tenue
par la Convention de 1948. Elle ne fait pas de remarque sur les documents concernant l’arrestation
des présumés coupables dans lesquels les responsables français usent de l’argument selon lequel « cette
arrestation n’est pas dans notre mandat » ou déclarent, comme le télégramme du 15 juillet à propos
des membres du gouvernement intérimaire dans la ZHS, que la France « se tient prête à apporter son
concours à toute décision des Nations Unies les concernant. » 561
Un télégramme du 23 août 1994 émanant du Quai d’Orsay et signé Causeret, adressé à la représentation française à l’ONU, a pour objet la « création d’un Tribunal international ». Il critique la proposition
américaine d’étendre les prérogatives du TPIY au Rwanda :
OBJET : RWANDA - CRÉATION D’UN TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL
[...]
1. L’IDÉE AMÉRICAINE D’ÉTENDRE AU RWANDA LA COMPÉTENCE DU TRIBUNAL
POUR L’EX-YOUGOSLAVIE, EN AMENDANT SON STATUT, PARAÎT TOUJOURS À ÉCARTER, DANS LA MESURE OÙ ELLE POSE PLUS DE PROBLÈMES QU’ELLE N’EN RÉSOUT
(SUPPRESSION DE L’ARTICLE 3 DU STATUT DU TPI YOUGOSLAVIE RELATIF AUX CRIMES
DE GUERRE, RÉFÉRENCE AUX PROTOCOLES ADDITIONNELS DE 1977 AUX CONVENTIONS DE GENÈVE).
LE DÉPARTEMENT, DANS LA LIGNE DE SES INSTRUCTIONS PRÉCÉDENTES (TD DIPLOMATIE 22009), CONTINUE À PRÉFÉRER LA SOLUTION PLUS SATISFAISANTE AU
PLAN JURIDIQUE (ET QUI RÉPOND AU SOUCI AMÉRICAIN D’UNE ÉGALITÉ DE TRAITEMENT POUR LES CRIMES COMMIS AU RWANDA ET EN EX-YOUGOSLAVIE), D’UN TRIBUNAL DISPOSANT DE JUGES ET D’UN STATUT PROPRES, MAIS S’APPUYANT, POUR
DES RAISONS D’ÉCONOMIE, SUR LES PERSONNELS ADMINISTRATIFS ET LE GREFFE,
VOIRE LE MINISTÈRE PUBLIC, DU TPI POUR L’EX-YOUGOSLAVIE. [...]
558
vue.
Alison Des Forges, La France se doit d’arrêter les responsables du génocide, Le Monde, 21 août 1994, p. 4, Point de
Voir section 44.1 page 1419.
Le Conseil de sécurité le reconnaît dans sa déclaration présidentielle du 10 août 1994, S/PRST/1994/42, la France
ouvre une antenne diplomatique à Kigali le même jour. http://francegenocidetutsi.org/sprst1994-42.pdf
561 Jacques Lapouge, TD Paris, 15 juillet 1994, Objet : Présence des membres du “gouvernement intérimaire” rwandais
dans la zone humanitaire sûre. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 420]. http:
//francegenocidetutsi.org/Lapouge15juillet1994.pdf
559
560
1058
26. PAS D’ARRESTATION DES PRÉSUMÉS COUPABLES
CAUSERET 562
On le voit, les diplomates français ne sont pas à court d’arguties juridiques pour retarder la décision
de créer un tribunal pour juger les coupables. Alors que le Conseil de sécurité a différé, le 1er juillet,
la reconnaissance du génocide en nommant une commission, nous observons ici que les États-Unis, eux,
veulent déjà créer un Tribunal international pour le Rwanda.
562 TD Paris, 23 août 1994 signé Causeret, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 423].
http://francegenocidetutsi.org/Causeret23aout1994.pdf
1059
Chapitre 27
Refus d’arrêter les membres du
Gouvernement intérimaire
« Nous sommes prêts à apporter notre concours aux décisions que
prendraient les Nations Unies à l’égard de ces personnes (Gouvernement intérimaire), mais notre mandat ne nous autorise pas à les
arrêter de notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de
nature à nous faire sortir de notre neutralité, meilleure garantie
de notre efficacité. »
(Déclaration du ministère des Affaires étrangères du 16 juillet
1994)
Venus officiellement dans le cadre d’une opération à but humanitaire et neutre, et officieusement
afin d’éviter l’effondrement du Gouvernement hutu et de son armée, les militaires français de Turquoise
ne vont pas mettre aux arrêts leurs alliés. Cependant, la responsabilité de ministres du Gouvernement
intérimaire rwandais, de préfets, de sous-préfets, de bourgmestres, d’hommes d’affaires et d’officiers de
l’armée, dans les massacres est constatée et signalée à Paris par l’ambassadeur Yannick Gérard. De plus,
le 28 juin, les massacres des Tutsi sont qualifiés de génocide par le Rapporteur spécial de la Commission
des Droits de l’homme. La France devrait donc, en vertu de la Convention de 1948 qu’elle a signée,
procéder à l’arrestation des présumés coupables. Elle va éluder la question.
27.1
La France n’a pas de mandat pour arrêter les membres du
Gouvernement intérimaire
Une note du Quai d’Orsay du 15 juillet 1994 envisage l’obligation éventuelle pour les responsables
français d’arrêter les membres du Gouvernement intérimaire et de les remettre aux Nations Unies ou
même au nouveau gouvernement formé par M. Twagiramungu à Kigali :
III PROBLÈME DES AUTORITÉS DE GISENYI
L’attitude à adopter à l’égard des personnalités politiques de Gisenyi, dont la quasi totalité est
jugée responsable des massacres, doit être définie. A ce stade, il n’existe pas de disposition prévoyant
leur arrestation et leur jugement. Seule une commission d’enquête a été créée, dont les membres n’ont
pas encore été nommés. [...]
Nous avons fait, quant à nous, savoir publiquement et directement aux intéressés que leur présence
dans la zone n’était pas souhaitée. Nous leur avons fait dire que nous serions amenés à les mettre en
résidence surveillée jusqu’à remise aux Nations Unies.
Lorsque le Gouvernement de M. TWAGIRAMUNGU sera formé, ce qui devrait être le cas dans le
courant de la semaine prochaine, il n’est pas exclu qu’il nous soit demandé de les transférer à Kigali. 1
1 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1963/DAM, 15 juillet 1994.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 457]. http://francegenocidetutsi.org/
1061
27.1. LA FRANCE N’A PAS DE MANDAT POUR ARRÊTER LES MEMBRES DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE
Alain Juppé choisit d’oublier l’obligation d’arrêter les présumés coupables de génocide prévue à l’article 6 de la Convention de l’ONU contre le génocide que la France a signée. Il refuse d’arrêter les
membres du GIR en invoquant la stricte neutralité liée au mandat de l’ONU. Il dit attendre une décision
de l’ONU : 2
Nous sommes prêts à apporter notre concours aux décisions que prendraient les Nations Unies à
l’égard de ces personnes (Gouvernement intérimaire), mais notre mandat ne nous autorise pas à les
arrêter de notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de nature à nous faire sortir de notre
neutralité, meilleure garantie de notre efficacité. 3
La question de l’entrée de membres du GIR dans la zone de sécurité est évoquée par des membres du
Conseil de sécurité, lors de l’adoption d’une déclaration présidentielle rédigée par la France et appelant à
un cessez-le-feu immédiat au Rwanda. Hervé Ladsous, représentant de la France, en rend compte ainsi :
J’AI PAR AILLEURS POSÉ LE PROBLÈME DE L’ÉVENTUEL REFUGE DES MEMBRES DE
L’ANCIEN GOUVERNEMENT DANS LA ZONE HUMANITAIRE SÛRE EN APPELANT L’ATTENTION DES MEMBRES DU CONSEIL SUR LES RISQUES DE MODIFICATION DE NATURE
DE CETTE ZONE. J’AI INDIQUÉ SUR CE POINT QUE NOUS NE PRENDRIONS PAS DE DÉCISIONS SANS EN RÉFÉRER AU CONSEIL. J’AI ENFIN PROFITÉ DE CETTE OCCASION
POUR RÉFUTER LES ALLÉGATIONS SELON LESQUELLES NOTRE ZONE ÉTAIT UTILISÉE
COMME POINT DE DÉPART D’ATTAQUES MILITAIRES ET POLITIQUES (RADIO) CONTRE
LE FPR. [...]
S’AGISSANT DU PROBLÈME DE L’ÉVENTUEL REFUGE DES MEMBRES DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE DANS LA ZONE SÛRE, CERTAINS DE NOS PARTENAIRES ONT
FAIT OBSERVER QU’AU CAS OÙ CEUX-CI VIENDRAIENT SE RÉFUGIER DANS CETTE
ZONE ILS PERDRAIENT AUTOMATIQUEMENT LEUR PRÉTENDUE RESPONSABILITÉ GOUVERNEMENTALE ET CE GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE CESSERAIT DONC D’EXISTER.
L’AVERTISSEMENT QUI DEVAIT ÊTRE LANCÉ ÉTAIT DONC DE NATURE PLUS POLITIQUE QUE MILITAIRE. L’ENSEMBLE DES MEMBRES DU CONSEIL DE SÉCURITÉ A SOUHAITÉ QUE LE POINT PUISSE ÊTRE FAIT DEMAIN SUR CETTE QUESTION ET QUE NOTAMMENT LE SECRÉTARIAT SOIT EN MESURE DE DIRE OÙ SONT LES MEMBRES DU
GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE, LES MÉDIAS ET LE FPR DÉCLARANT QU’ILS SE TROUVERAIENT DÉJÀ À CYANGUGU. 4
L’amiral Lanxade, chef d’état-major de l’armée française, répète le 18 jullet qu’elle n’a pas le mandat
d’arrêter les membres du gouvernement rwandais :
Patrick Adam : Est-ce que vous confirmez la présence des membres de l’ancien gouvernement au
sein de cette zone de sécurité ?
Amiral Lanxade : Il y avait effectivement des membres de l’ancien gouvernement... Pour l’instant,
je n’ai pas d’informations qui laissent penser qu’ils sont encore dans la zone.
Patrick Adam : Vous avez dit à un moment que la France était prête à arrêter ces responsables
des massacres ?
Amiral Lanxade : Nous n’avons pas de mandat particulier, donc nous ne pouvons agir que sur
instruction du Conseil de sécurité. 5
Le prétexte d’un mandat trop restrictif invoqué par Alain Juppé est contredit par ce qu’écrit le général
Lafourcade dans son rapport de fin de mission :
Le cadre juridique de l’opération Turquoise (mandat ONU, chapitre VII) a contribué à la grande
liberté d’action du COMFORCE. [...]
Grâce à un cadre juridique favorisant la liberté d’action, une organisation du commandement
efficace, des moyens militaires adaptés, des personnels de grande qualité et une coopération parfaite
avec notre diplomatie, le COMFORCE a pu remplir sa mission dans d’excellentes conditions. 6
MinAffEtDAMno1963-15juillet1994.pdf#page=2
2 Vu que le Gouvernement intérimaire rwandais siège au Conseil de sécurité de l’ONU, cette décision risque de se faire
attendre, sauf à exclure M. Bizimana, son représentant.
3 Déclaration du ministère des Affaires étrangères du 16 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Rapport, p. 325].
4 Ladsous, TD Confidentiel diplomatie, New York, 14 juillet 1994, 23 h 39, Objet : Adoption d’une déclaration présidentielle. http://francegenocidetutsi.org/Ladsous14juillet1994.pdf
5 RFI, Afrique soir, 18 juillet 1994 [84, Tome II, p. 394].
6 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 395]. http://francegenocidetutsi.org/
LafourcadeRapportTurquoise.pdf#page=4
1062
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
La France d’ailleurs ne s’est pas gênée pour aller au-delà de son mandat en créant une zone humanitaire
« sûre ».
27.2
Le commandement de Turquoise laisse les ministres entrer
dans la zone humanitaire
L’ancien ambassadeur Marlaud, dans le compte rendu de son entrevue du 5 juillet 1994 avec le ministre
du Plan du Gouvernement intérimaire, M. Augustin Ngirabatware, déclare :
J’ai saisi l’occasion de cet entretien pour exposer à M. Ngarabatware [Ngirabatware], qui repartait
ce soir pour Goma via Kinshasa, ce que nous attendons du gouvernement intérimaire dans la zone de
sécurité. 7
Il ne semble pas que l’ambassadeur Marlaud ait transmis là une interdiction au GIR de pénétrer dans
cette zone, encore moins une menace d’arrestation.
Le gouvernement intérimaire tente de s’installer à Cyangugu sous protection française. La majorité
des ministres s’y rend le 15 juillet :
De leur côté, les membres du gouvernement intérimaire en déroute, qui ont trouvé refuge à Cyangugu, dans la zone sous contrôle français, ont l’intention d’y rester. Le ministre du travail, Jean de
Dieu Habineza, selon lequel treize des dix-neuf ministres se trouvent à Cyangugu avec le premier ministre, Jean Kambanda, et le président de l’Assemblée nationale, Théodore Sindikubwabo, a déclaré :
« La France n’a pas le droit d’interdire aux autorités rwandaises d’être là où elles souhaitent s’établir
au Rwanda. » 8
La France laissera le GIR entrer dans la ZHS. Le 11 juillet, une déclaration du général Lafourcade
cause un certain embarras : des membres du gouvernement intérimaire seront autorisés à chercher asile
en ZHS, si Gisenyi tombe. 9 Cette déclaration de Lafourcade est citée dans Libération :
Lundi [11 juillet], envisageant l’assaut final sur Gisenyi, l’actuel refuge du « gouvernement », le
commandant de l’opération Turquoise, le général Lafourcade, avait déclaré que les ministres en fuite
seraient autorisés à entrer dans l’enclave humanitaire française « en simples réfugiés ». 10
Le général Lafourcade retransmet le 13 juillet aux commandants des groupements Nord et Sud les
instructions qui viennent de lui parvenir de Paris. Ils n’ont pas à arrêter les membres du Gouvernement
intérimaire qui rentreraient dans la zone humanitaire :
« J’ai posé la question à notre diplomatie de la conduite à tenir vis-à-vis de membres du gouvernement intérimaire qui viendrait [sic] se réfugier dans la ZHS. A priori, sauf menaces directes sur les
populations, nous n’avons pas à arrêter ni à séquestrer personne. » 11
Mais la coordination entre les ministères de la Défense et des Affaires étrangères ne semble pas au
point, parce que le 15, une note de ce dernier ministère envisage de mettre les membres du gouvernement
intérimaire en résidence surveillée et même de les remettre aux Nations Unies, conformément à l’article 6
de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Mais les Français ont l’amabilité
de prévenir les intéressés :
III - PROBLÈME DES AUTORITÉS DE GISENYI [...]
Nous avons fait, quant à nous, savoir publiquement et directement aux intéressés que leur présence
dans la zone n’était pas souhaitée. Nous leur avons fait dire que nous serions amenés à les mettre en
résidence surveillée jusqu’à remise aux Nations Unies.
7 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1810/DAM, Paris, 5 juillet
1994. Objet : Entretien avec le ministre du Plan du gouvernement intérimaire rwandais. Signé : J.-M. Marlaud.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 438]. http://francegenocidetutsi.org/
MarlaudNgirabatware5juillet1994.pdf
8 La France lance un avertissement au FPR, qui menace de pénétrer dans la zone de sécurité, Le Monde, 19 juillet 1994,
p. 3.
9 Gérard Prunier [175, p. 351].
10 Stephen Smith, Rwanda : le ton monte entre le FPR et Paris, Libération, 13 juillet 1994, p. 40.
11 Confidentiel Défense. Modalités d’exécution dans la ZHS, 13 juillet 1994 no 764/PCIAT/CEM. Cf. B. Lugan [131,
p. 248].
1063
27.2. LES MINISTRES DU GIR RENTRENT DANS LA ZONE HUMANITAIRE
Lorsque le gouvernement de M. TWAGIRAMUNGU sera formé, ce qui devrait être le cas dans
le courant de la semaine prochaine, il n’est pas exclu qu’il nous soit demandé de les transférer à
Kigali. 12
Le ministère des Affaires étrangères fait savoir ce 15 juillet que si les ministres du gouvernement de
transition entrent dans la ZHS, ils seront internés :
L’embarras à Paris est évident. Voilà quelques jours, le général Lafourcade, commandant de l’opération « Turquoise », affirmait être prêt à accueillir, dans la zone protégée par les soldats français,
d’éventuels membres du gouvernement intérimaire alors considérés comme des « réfugiés ». Hier [15
juillet], par contre, Richard Duqué, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, déclarait que
Paris ne souhaitait pas la venue dans sa zone humanitaire de membres du gouvernement intérimaire.
En fin de matinée, une source « autorisée » selon l’agence Reuter précisait même que « si des membres
du gouvernement intérimaire viennent dans notre zone et que nous en sommes informés, nous les
internerons. Nous ne les mettrons pas tout à fait en prison, mais sous la garde de soldats français
afin de les empêcher de poursuivre leurs activités. » 13
Dans les archives François Mitterrand, cette dépêche du 15 juillet de l’agence Reuter porte une note
manuscrite d’Hubert Védrine : Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre.
H Védrine et le paragraphe “S’ils viennent à nous et que nous en sommes informés, nous les internerons.
[...]” est coché. 14
La décision de laisser les organisateurs du génocide traverser la zone humanitaire et de ne pas les
arrêter, mais de les inviter à la quitter rapidement, aurait été prise par François Mitterrand. La note
d’Hubert Védrine montre qu’il a joué un rôle majeur dans la résolution de ce dilemme.
Cette dépêche est reprise dans la presse internationale :
Enfin, les membres du gouvernement intérimaire, qui ont quitté Gisenyi pour Cyangugu (à l’intérieur de la zone humanitaire), seront mis aux arrêts s’ils tombent aux mains des soldats français de
l’opération Turquoise, a-t-on appris vendredi à Paris, de source autorisée : Nous ne les mettrons pas
en prison, mais sous la garde de soldats français, pour les empêcher de poursuivre leurs activités et
les remettre aux Nations unies si cela nous est demandé. De leur côté, les États-Unis ont décidé de
ne plus reconnaître le gouvernement intérimaire parce qu’il n’est plus représentatif du peuple... 15
Ces hésitations de Paris devant l’obligation d’arrêter les responsables présumés du génocide sont
notées par l’envoyé du New York Times :
Reports out of Goma this evening said that the last members of the Hutu leadership had fled
Gisenyi and were headed toward southern Rwanda, where French forces have established a safe haven.
French officials in Paris said the fleeing Hutu officials would not be welcome in the safe haven,
which is for the protection of civilians, though they said the French did not have the means to keep
them out. 16
Des membres du gouvernement intérimaire viendront en zone humanitaire sûre et ne seront pas arrêtés. 17 Le 15 juillet, ils se dirigent vers Kibuye ou Cyangugu, en zone Turquoise :
15 juillet 1994
Repliés un peu plus au Nord à Gisenyi, à la frontière zaïroise, certains membres du gouvernement
« intérimaire », rallient l’extrémité sud du lac Kivu, Cyangugu, dans la zone Turquoise. Selon plusieurs
sources, le Premier ministre Jean Kambanda arrive à bord d’un hélicoptère de l’armée rwandaise.
12 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, Direction des Nations Unies et des
organisations internationales, No 1963/DAM, Paris, 15 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 457]. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAMno1963-15juillet1994.pdf#page=2
13 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : les vagues de réfugiés déferlent sur le Zaïre, Le Figaro, 16 juillet 1994, p. 2.
14 Voir figure 27.1 page 1065. http://francegenocidetutsi.org/Reuter15juillet1994.pdf
15 Le FPR serait prêt à un cessez-le-feu unilatéral, Le Soir, 16 juillet 1994.
16 Raymond Bonner, Relief Agencies Overwhelmed by Influx, (Nairobi, Kenya, July 14), New York Times, 15 juillet 1994.
Traduction de l’auteur : Des informations en provenance de Goma rapportent que les derniers membres dirigeants hutu
ont fui Gisenyi et se dirigent vers le sud du Rwanda où les forces françaises ont établi une zone sécuritaire. Des officiels
français à Paris ont déclaré que ces responsables hutu ne seraient pas bienvenus dans cette zone sûre, bien que, disent-ils,
les Français n’aient aucun moyen de les en expulser.
17 Certains restent à Gisenyi puis passent à Goma : « Dans l’hôtel Méridien [à Gisenyi] dont les hommes politiques
s’étaient partagés les chambres, il ne restait plus hier que trois ministres, aux étonnantes fonctions : Education, Travaux
publics, Travail. » Cf. Florence Aubenas, A Goma, les soldats perdus de l’armée gouvernementale, Libération, 16 juillet
1994, pp. 12-13.
1064
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
Figure 27.1 – La dépêche Reuter du 15 juillet 1994 annonçant la volonté de Paris d’arrêter les membres du
gouvernement intérimaire s’ils viennent en zone humanitaire. Hubert Védrine conteste et note :« Lecture
du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre »
Plusieurs de ses ministres rejoignent par la route la ville de Kibuye, au Centre ouest, où est basé
l’autre commandement français du dispositif Turquoise. 18
La présence de membres du GIR dans la zone humanitaire sûre ne semble être un problème que pour
la diplomatie française, mais pas pour les militaires français :
Le colonel français Jean-Claude Perrucho estime que le FPR est maintenant à 25 kilomètres de
Gisenyi, où une partie du gouvernement intérimaire se trouverait encore. Mais la présence du président
et des ministres rwandais à Cyangugu, à l’extrême sud-ouest du pays, sous contrôle des militaires de
l’opération Turquoise, semble être un problème pour Paris. « La diplomatie française ne souhaite pas
la présence du GIR dans la zone de sécurité humanitaire, ils sont indésirables », a affirmé vendredi,
le colonel Perrucho, en soulignant que la France voulait favoriser la mise en place de la commission
judiciaire internationale, qui sera chargée de déterminer les responsables du génocide. 19
L’arrivée de membres du GIR à Cyangugu est signalée par l’ambassadeur Gérard, le 15 juillet :
OBJET : REFUGE DES AUTORITÉS DE GISENYI EN ZONE HUMANITAIRE SÛRE
ÉTANT DONNÉ QUE CERTAINES AUTORITÉS DE GISENYI SE SONT DÉJÀ RÉFUGIÉES
EN ZONE HUMANITAIRE SÛRE (LE PRÉSIDENT ET LE PREMIER MINISTRE APPAREMMENT) À CYANGUGU, LE GÉNÉRAL LAFOURCADE S’INTERROGE SUR LES MODALITÉS
DE MISE EN ŒUVRE DE NOTRE POSITION À CE SUJET DÉFINIE ET ANNONCÉE DANS
LA JOURNÉE D’HIER 14 JUILLET.
18
19
Monique Mas [139, p. 462].
Frédéric Fritscher, Un flot humain déferle sur le Zaïre, Le Monde, 17 juillet 1994, p. 22.
1065
27.2. LES MINISTRES DU GIR RENTRENT DANS LA ZONE HUMANITAIRE
IL PENSE QUE DE NOUVELLES MISES EN GARDE À CES AUTORITÉS S’AJOUTANT
À CELLE QUE J’AI DÉJÀ FAIT PASSER DANS LA SOIRÉE D’HIER, SERAIENT SOUHAITABLES.
[...]
JE SUIS ÉGALEMENT DISPOSÉ, SI NÉCESSAIRE, À ME RENDRE À CYANGUGU POUR
PASSER CE MESSAGE DE VIVE VOIX AU PRÉSIDENT ET AU PREMIER MINISTRE. MAIS
IL FAUT QUE CE MESSAGE SOIT CRÉDIBLE C’EST-À-DIRE QU’IL SOIT ASSORTI DE MESURES EFFECTIVES TELLES QU’AU MOINS UNE MISE EN RÉSIDENCE SURVEILLÉE DES
INTÉRESSÉS À DÉFAUT D’UNE ARRESTATION. 20
Cette attitude de Gérard renvoie à celle de la source autorisée du Quai d’Orsay citée plus haut par
l’agence Reuter et reprise dans Le Figaro du 16 juillet.
Toujours le 15 juillet, l’ambassadeur Gérard estime que nous devons arrêter les membres du GIR qui
portent une lourde responsabilité dans le génocide :
LE GÉNÉRAL LAFOURCADE ME RAPPELLE À L’INSTANT POUR ME CONFIRMER QUE
LA RECONSTITUTION DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE À CYANGUGU SE PRÉCISE.
J’ESTIME QUE NOTRE RÉACTION À CETTE NOUVELLE SITUATION DOIT ÊTRE PARFAITEMENT CLAIRE, PUBLIQUE ET TRANSPARENTE. PUISQUE NOUS CONSIDÉRONS
QUE LEUR PRÉSENCE N’EST PAS SOUHAITABLE DANS LA ZONE HUMANITAIRE SÛRE
ET DANS LA MESURE OÙ NOUS SAVONS QUE LES AUTORITÉS PORTENT UNE LOURDE
RESPONSABILITÉ DANS LE GÉNOCIDE, NOUS N’AVONS PAS D’AUTRE CHOIX, QUELLES
QUE SOIENT LES DIFFICULTÉS, QUE DE LES ARRÊTER OÙ DE LES METTRE IMMÉDIATEMENT EN RÉSIDENCE SURVEILLÉE, EN ATTENDANT QUE LES INSTANCES JUDICIAIRES INTERNATIONALES COMPÉTENTES SE PRONONCENT SUR LEUR CAS.
IL SERAIT SOUHAITABLE QUE DES INSTRUCTIONS CLAIRES SOIENT DONNÉES AU
GÉNÉRAL JEAN-CLAUDE LAFOURCADE ET À MOI-MÊME. 21
Le ministère des Affaires étrangères répond le 15 juillet par le télégramme suivant à son ambassadeur
à l’ONU lui demandant de rendre ce texte public :
DEVANT LA PRÉSENCE CONSTATÉE DE MEMBRES DU “GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE” DANS LA ZONE HUMANITAIRE SÛRE, LES AUTORITÉS FRANÇAISES RAPPELLENT
QU’ELLES NE TOLÉRERONT AUCUNE ACTIVITÉ POLITIQUE OU MILITAIRE DANS LA
ZONE SÛRE, DONT LA VOCATION EST STRICTEMENT HUMANITAIRE. SI DES MEMBRES
DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE SE LIVRENT À DE TELLES ACTIVITÉS, LA FRANCE
PRENDRA TOUTE DISPOSITION POUR FAIRE RESPECTER LES RÈGLES APPLICABLES
DANS LA ZONE SÛRE. D’ORES ET DÉJÀ, ELLE SAISIT LES NATIONS UNIES ET SE TIENT
PRÊTE À APPORTER SON CONCOURS À TOUTES DÉCISION DES NATIONS UNIES LES
CONCERNANT. 22
Mais comme le Conseil de sécurité a demandé dans sa résolution 935 du 1er juillet la formation
d’une commission d’experts pour enquêter sur les preuves de possibles actes de génocide et que ceux-ci
ne rendront leurs conclusions qu’en octobre, la France a beau jeu de se déclarer prête à apporter son
concours à toute décision de l’ONU concernant le Gouvernement intérimaire rwandais d’autant plus que
le représentant de celui-ci siège toujours au Conseil de sécurité.
Hervé Ladsous, représentant de la France au Conseil de sécurité, adresse cette lettre en date du 15
juillet 1994 au président du Conseil de sécurité :
[...] La présence du « Président » du « gouvernement intérimaire » du Rwanda et de quatre de ses
« ministres » a été constatée à Cyangugu dans la zone humanitaire sûre du sud-ouest du Rwanda.
Les autorités françaises ont fait savoir officiellement qu’elles ne toléreront aucune activité politique
20 Yannick Gérard, TD Kigali, 15 juillet 1994, Objet : Refuge des autorités de Gisenyi en zone humanitaire sûre.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 418]. http://francegenocidetutsi.org/
Gerard9D9-15juillet1994.pdf
21 Yannick Gérard, TD Kigali, 15 juillet 1994, Objet : Refuge du Gouvernement intérimaire à Cyangugu. Cf. Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 419]. http://francegenocidetutsi.org/Gerard15juillet1994.
pdf
22 TD Paris, 15 juillet 1994, signé Lapouge. Objet : Présence de membres du “Gouvernement intérimaire” rwandais
dans la zone humanitaire sûre. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 420]. http:
//francegenocidetutsi.org/Lapouge15juillet1994.pdf
1066
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
ou militaire dans cette zone sûre, dont la vocation est strictement humanitaire et qu’elles prendraient
toutes dispositions pour faire respecter les règles applicables dans cette zone.
Les autorités françaises se tiennent prêtes à apporter leur concours à toute décision du Conseil de
sécurité concernant les personnes en cause. Elles sont à la disposition des Nations Unies pour examiner
avec elles les décisions auxquelles elles pourraient souhaiter que la France apporte son concours. 23
Ainsi, la France se protège par cette lettre. Le Conseil ayant accepté durant deux mois la présence du
représentant du Gouvernement intérimaire rwandais comme membre non permanent, cela aurait été une
décision sans précédent qu’il décide en quelques heures de demander à la France d’arrêter les responsables
de ce gouvernement. Devant l’évidence d’un génocide organisé par ces derniers, c’était pourtant la seule
décision à prendre, aussi bien du côté français que de celui du Conseil de sécurité.
La France n’interdira pas les activités politiques de ce gouvernement puisque le Président Sindikubwabo et les ministres ont lancé depuis Cyangugu des appels à la population pour qu’elle les suive dans
leur exil. 24
Le rapport de la Mission d’information note :
S’appuyant sur le fait que la France a saisi les Nations Unies, certains journalistes en déduisent
qu’elle s’opposera à la fuite éventuelle de la ZHS, des membres du Gouvernement intérimaire.
Tel n’a cependant pas été le cas. Si la France n’a pas procédé à une opération d’exfiltration, elle
n’a pas non plus procédé à l’arrestation des membres du Gouvernement intérimaire dans la ZHS. 25
Le rapport de la Mission d’information parlementaire cite la déclaration du 16 juillet du ministère
des Affaires étrangères, en complète contradiction avec la position de l’ambassadeur Gérard et avec la
Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide. 26
Alors que le représentant sur le terrain du ministère des Affaires étrangères affirme que des membres
du GIR sont responsables du génocide, le ministre décide de ne pas les arrêter.
Il ressort de tout ce cafouillage :
- que les responsables français savaient qu’ils étaient tenus par la Convention des Nations Unies pour
la prévention et la répression du crime de génocide d’arrêter les présumés coupables,
- que les militaires français de l’opération Turquoise avaient les moyens d’arrêter les membres du GIR,
- qu’il y a eu désaccord à Paris sur la question d’arrêter ou non les membres du GIR,
- qu’en particulier des membres du ministère des Affaires étrangères, dont la position est exprimée
par la dépêche Reuter du 15 juillet et les télégrammes, également du 15 juillet, de l’ambassadeur Gérard,
estimaient que la France avait le devoir d’arrêter les présumés coupables,
- que c’est l’Élysée qui a tranché en ordonnant de ne pas les arrêter,
- que cette décision de laisser fuir les organisateurs du génocide a été prise par François Mitterrand,
sans doute influencé par le général Quesnot et qu’Hubert Védrine a joué un rôle majeur dans la résolution
du dilemme en faveur de la fuite de ceux qu’ils savaient être les organisateurs du massacre de tout un
peuple.
27.3
Le départ du GIR de Cyangugu vers Bukavu, dimanche 17
juillet
Le 17 juillet au matin, Paris semble encore décidé à laisser les membres du gouvernement intérimaire
séjourner dans la zone humanitaire à condition qu’ils renoncent à toutes activités politiques ou militaires :
Plus tôt dans la journée [dimanche 17 juillet], Paris avait confirmé la présence de soldats des FAR
dans le sud-ouest du pays où se seraient repliés cinq ministres du gouvernement intérimaire – d’après
M. Jean de Dieu Habinéza, ministre intérimaire du Travail, ils seraient treize. La France a indiqué
qu’elle prendra toutes les dispositions si ces ministres devaient se livrer à des activités politiques ou
militaires. 27
Hervé Ladsous, Lettre au Président du Conseil de sécurité, 15 juillet 1994. Cf. ONU, S/1994/832. http://
francegenocidetutsi.org/S1994-832.pdf
24 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3.
25 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 325].
26 Voir cette déclaration du 16 juillet, section 27.1 page 1061.
27 Colette Braeckman, Goma, submergée par une marée de réfugiés, Le Soir, 18 juillet 1994.
23
1067
27.3. LE DÉPART DU GIR DE CYANGUGU VERS BUKAVU, DIMANCHE 17 JUILLET
Dans une lettre du 30 juillet 1998 à Bernard Cazeneuve, rapporteur de la Mission d’information sur
le Rwanda, qui lui demande des informations concernant l’évacuation des membres du GIR, le général
Jean-Claude Lafourcade, ancien commandant de Turquoise, écrit :
Devant l’avance du FPR, les membres du gouvernement intérimaire ont fait mouvement de leur
propre initiative. Ils ont traversé la zone humanitaire sûre et sont arrivés à CYANGUGU où nous
leur avons signifié qu’ils étaient indésirables. Après avoir rendu compte de leur présence à Paris, j’ai,
par téléphone, demandé des instructions sur la conduite à tenir à leur sujet s’ils persistaient à rester
dans la zone. En fait, le problème s’est résolu de lui-même, car ils ont quitté CYANGUGU, 24 heures
après leur arrivée pour se réfugier au ZAÏRE et la réponse à ma question n’avait plus lieu d’être.
Comme je l’ai indiqué aux membres de la commission lors de mon audition du 17 juin 1998, la
majorité des responsables politiques impliqués dans le massacre a quitté le RWANDA et s’est exfiltrée
au ZAIRE, au fur et à mesure de l’engagement et de la progression de l’opération TURQUOISE quand
ils se sont rendus [sic] compte que la FRANCE ne venait pas à leur secours et ne les aiderait pas. 28
C’est le lieutenant-colonel Jacques Hogard qui aurait obtenu le départ du GIR de Cyangugu :
Avant de quitter Cyangugu dimanche [17 juillet 1994], le président et les ministres du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) ont lancé des appels à la population pour qu’elle les suive dans leur
exil. Le chef d’état-major des FAR, le général Augustin Bizimungu, a suivi le même chemin, donnant
des instructions similaires à ses troupes.
La Radio des Mille Collines, la voix des extrémistes hutus – qui avait incité les milices à massacrer
Tutsis et Hutus modérés – a suivi l’état-major des FAR dans ses retraites successives. [...] Retranchés
à Gisenyi, puis à Cyangugu, ils étaient toujours la voix du GIR et des FAR en déroute, intimant aux
populations de prendre la route du Zaïre. Dans leurs propos violemment antifrançais, ils menaçaient
de représailles et de mort ceux qui ne partiraient pas.
Le lieutenant-colonel Jacques Hogard, commandant de la partie sud de la zone de sécurité française, a fait preuve de fermeté. En même temps qu’il notifiait dimanche au président et aux ministres
du GIR sa décision de les voir quitter Cyangugu, il insistait pour que la Radio des Mille Collines
parte aussi. Coupables d’incitation aux massacres, les journalistes de la station ont leur part de responsabilité dans les malheurs qui frappent maintenant les réfugiés. Le lieutenant-colonel a eu gain de
cause. La Radio des Mille Collines – qui lançait lundi matin : « Le FPR a mis quatre ans pour rentrer
au Rwanda avec deux cent mille personnes. Nous mettrons un mois pour revenir avec cinq millions »
– est maintenant à Bukavu, avec le GIR. 29
Nous ne voyons pas de trace de « propos violemment antifrançais » de la part de la radio RTLM.
Elle s’en est prise à la MINUAR, elle n’a pas exprimé plus que de l’amertume vis-à-vis des Français. En
réalité, Frédéric Fritscher se trompe, c’est Radio Rwanda qui a suivi Sindikubwabo à Cyangugu et a lancé
des appels à l’exode. 30
Bernard Lugan compose le récit suivant à partir d’entretiens avec le général Lafourcade et le colonel
Hogard :
Le 16 juillet dans l’après-midi, 31 des éléments de la Garde présidentielle accompagnant des berlines
noires sont signalés dans la ville de Cyangugu. Le lieutenant-colonel Hogard est averti par le capitaine
Bernard Gondal, chef de son bureau renseignement. Compte rendu est fait au général Lafourcade.
N’ayant pas reçu l’ordre d’arrêter les membres du GIR, décision incombant au pouvoir politique
et en l’absence de consignes de Paris, 32 le général Lafourcade doit cependant prendre une décision
rapide. Il ordonne donc de faire immédiatement signifier à ces personnalités que leur présence en ZHS
est incompatible avec le mandat de Turquoise. Le général Lafourcade est très précis à ce sujet :
« J’ai donc demandé au lieutenant-colonel Hogard de passer le message aux membres du GIR de
quitter immédiatement la ZHS. »
La réaction française à l’intrusion de membres du GIR en ZHS est extrêmement rapide. 33 Le
même jour, nous sommes le 16 juillet, en fin d’après-midi, soit quelques heures à peine après que
28 Lettre de Jean-Claude Lafourcade, Nouméa, 30 juillet 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
II, Annexes, p. 535]. http://francegenocidetutsi.org/Lafourcade30juillet1998.pdf
29 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3.
30 Voir section 32.4 page 1258.
31 Yannick Gérard signale l’arrivée du président et du Premier ministre à Cyangugu le 15 juillet ! Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes p. 418].
32 Y aurait-il désaccord à Paris sur la conduite à tenir ?
33 Cela prête à sourire car les membres du GIR, en particulier le président et le Premier ministre, étaient certainement
suivis ou accompagnés par des militaires français depuis Gisenyi.
1068
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
leur arrivée a été signalée, les ministres sont en effet avisés par les autorités militaires françaises.
Escorté de l’équipe de commandos parachutistes du 2e REP commandée par le lieutenant Raoul, le
lieutenant-colonel Hogard se rend ainsi à la villa occupée par Théodore Sindikubwabo à proximité
de l’hôtel du lac et qui est gardée par des éléments de la Garde présidentielle. L’entrevue avec MM.
Sindikubwabo et Bicamumpaka est tendue. Le lieutenant-colonel Hogard les informe en effet qu’ils
sont indésirables dans la ZHS, qu’ils doivent donc la quitter au plus vite et que les forces françaises ne
tolèreront aucune manifestation du GIR, de quelque nature que ce soit : émission de radio ou réunion
publique. 34
Leur départ est fixé au lendemain 17 juillet afin de permettre aux autorités zaïroises de les accueillir, ce qui permet à certains de parler d’« exfiltration » [...] 35
Lugan précise plus loin :
Comme il n’a pas l’autorisation d’arrêter les membres du GIR et comme il doit impérativement
les expulser de la ZHS, le lieutenant-colonel Hogard prend naturellement contact avec son homologue
zaïrois, le colonel Opango Deke Kange, pour l’informer de l’arrivée prochaine en territoire zaïrois des
membres du GIR et de leur famille. 36
Le lieutenant-colonel Hogard se confie à la journaliste Florence Aubenas :
Il y a dix jours, le gouvernement intérimaire en déroute s’est réfugié à Cyangugu. Le colonel Hogard
l’a appris par hasard. « Je n’avais aucune consigne de Paris. J’ai juste appris dans l’après-midi par
une dépêche AFP que le Quai d’Orsay trouvait leur présence indésirable. Alors je suis allé les voir.
C’était étrange. Pour un officier, il n’est pas très courant d’être invité chez un président. » Il y trouve
un homme d’État qui fait le procès de la zone humanitaire sud. « En s’installant au sud, les Français
ont permis au FPR de concentrer sa force de frappe sur le front du nord et de gagner la guerre. »
« Matériellement, il avait raison, mais ce n’était pas notre but, commente le colonel Hogard. Je lui
ai répondu que sans nous, lui-même ne serait sans doute pas là et que le FPR tiendrait les rives du
lac Kivu. » Le Président intérimaire accepte de se replier au Zaïre. « Je prends le chemin de l’exil,
comme le général de Gaulle en juin 40 », dit-il. 37
Le mensuel de la Légion étrangère, Képi Blanc, d’octobre 1994 confirme que :
Battue sur le terrain, l’armée ruandaise se replie, en désordre, vers la « zone humanitaire sûre ».
L’E.M.T. [l’état-major tactique de l’opération Turquoise] provoque et organise l’évacuation du gouvernement de transition ruandais vers le Zaïre. Le 17 juillet, le gouvernement ruandais passe au
Zaïre. 38
Le récit que le lieutenant-colonel Hogard fait dans son livre est analogue à ce que Lugan dit plus haut.
Ce qui frappe dans son récit, c’est l’appel aux Hutu à suivre le gouvernement intérimaire au Zaïre, lancé
sur Radio Rwanda. « C’est alors le signal d’un exode proprement hallucinant ! », écrit Hogard. 39
Il est donc clair que les autorités françaises n’ont pas arrêté les organisateurs du génocide comme
c’était leur devoir. Le président intérimaire, le Premier ministre, plusieurs ministres du gouvernement
intérimaire, ont séjourné à Cyangugu au moins du vendredi 15 au dimanche 17 juillet. Ils n’avaient sans
doute aucune envie de s’exiler au Zaïre et estimaient normal de se placer sous la protection de l’armée
française qui les avait toujours soutenus auparavant. Ils ont été invités à partir par l’armée française sur
Bukavu. 40
En réalité, le gouvernement intérimaire ne quitte Cyangugu que le 18 juillet d’après l’ex-Premier
ministre Jean Kambanda. 41
Selon Cassien Bagaruka, pompier de l’aéroport de Kamembe, des hélicoptères et des avions français
ont servi à exfiltrer les membres du GIR :
Radio Rwanda a suivi Sindikubwabo à Cyangugu et a appelé la population à l’exode sous peine de représailles.
Entretien de Bernard Lugan avec le colonel Jacques Hogard [131, p. 249]. Jacques Hogard décrit lui-même cette
rencontre dans les mêmes termes [104, pp. 96-97].
36 Ibidem, p. 251.
37 Florence Aubenas, L’uniforme mal taillé des soldats de la force Turquoise, Libération, 28 juillet 1994.
38 Képi blanc, No 549, octobre 1994, page 6 du cahier spécial « Ruanda » de 8 pages http://francegenocidetutsi.org/
KepiBlanc549.pdf#page=6 ; Patrick de Saint-Exupéry, Les « trous noirs » d’une enquête, Le Figaro, 17 décembre 1998.
39 J. Hogard [104, pp. 96-97].
40 En mai 1995, Théodore Sindikubwabo résidait dans une villa de Bukavu, comme le rapporte Philip Gourevitch [92,
p. 295].
41 Pierre Duclos, Marcel Desaulnier, Interrogatoire de Jean Kambanda - Cassette # 76, TPIR, 22 mai 1998. http:
//francegenocidetutsi.org/Kambanda76Fre.pdf
34
35
1069
27.4. NON-ARRESTATION DE THÉODORE SINDIKUBWABO
A la fin de l’opération Turquoise, avant que les militaires français ne quittent la zone turquoise
vers le Zaïre, une réunion a été organisée au cours de laquelle les militaires français et les autorités
locales ont demandé à toute la population de fuir et ils ont mis des hélicoptères à la disposition de ces
autorités pour les déplacer. C’est ainsi qu’ils ont transportés [sic] les voitures des autorités par avion
transat dont celle d’Eliezer Niyitegeka ex-ministre de l’information et du colonel Kanyamanza. 42
27.4
Non-arrestation de Théodore Sindikubwabo
Théodore Sindikubwabo est originaire de Butare, médecin. Il est ministre de la Santé en 1963 sous
Kayibanda. 43 Professeur de pédiatrie à l’Hôpital universitaire de Butare, membre du MRND, en 1994
il est président de l’assemblée (CND). Il est choisi comme Président intérimaire le 8 avril 1994 par les
représentants des partis réunis par Bagosora au ministère de la Défense. 44
Comme président d’un État qui a organisé le génocide, Théodore Sindikubwabo en est responsable.
En plus, il a donné l’ordre personnellement de déclencher les massacres à la paroisse de Kaduha, à l’école
de Murambi (commune de Nyamagabe) et à la paroisse de Cyanika lors d’une réunion qu’il a tenue à la
préfecture de Gikongoro le 18 avril :
« Le 19 avril 1994 45 il y a eu une réunion ici à la préfecture dirigée par le président de la République, Sindikubwabo Théodore. Alors, c’est le lendemain, le 20, qu’on a fait des préparations, les
gendarmes, ici à Gikongoro. Ils ont pris donc des armes. Le sous préfet Tenegua Joseph a pris le
véhicule il a circulé avec le mégaphone et a appelé la population pour aider les militaires à massacrer
les gens. Et le 21 au matin on a tué tous les Tutsi. Et à Murambi à Kaduha à Cyanika, ça c’est fait
le même jour. » 46
Le lendemain 19 avril à Butare, installant le nouveau préfet, il fait un discours 47 qui déclenche le
génocide dans cette région qui en avait été jusqu’alors préservée, grâce à l’action de l’ancien préfet JeanBaptiste Habyalimana.
Sindikubwabo appelle à exterminer les Tutsi à Nyakizu le 18 avril, à Gishamvu, 48 dans sa commune
de Ndora le 20 avril, ainsi qu’à Shyanda et à Gisagara (Butare).
Toujours à Butare, il rencontre des réfugiés de la région de Gikongoro et les accuse de venir manger
les réserves de nourriture de Butare. 49 Théodore Sindikubwabo visite Kibuye le 18 mai, où il incite les
Hutu à tuer les Tutsi et remercie la population d’avoir fait son travail. 50
Il représente le Rwanda au sommet de l’OUA à Tunis du 12 au 14 juin où un accord de cessez-le-feu
est négocié sous l’égide du Président Mobutu et annoncé par le Président tunisien Ben Ali.
Il est prouvé qu’il a cherché à se réfugier dans la zone humanitaire sûre à Cyangugu et que le lieutenantcolonel Hogard ayant été en contact avec lui, pouvait et devait l’arrêter. 51
Il se réfugie à Bukavu, d’abord sous la protection de l’armée française. En mai 1995, le journaliste
Philip Gourevitch l’interviewe dans sa villa de Bukavu. Il serait mort sans avoir été inculpé. 52
42 Témoignage de Cassien Bagaruka. Cf. Rapport Mucyo, [65, Annexes, p. 35]. http://francegenocidetutsi.org/
AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=35 Le colonel Kanyamanza est le chef de l’escadrille de l’aviation légère de l’armée
rwandaise.
43 José Kagabo, Après le génocide, notes de voyage. Cf. Les Temps Modernes [216, p. 104].
44 Filip Reyntjens [182, p. 87].
45 Cette réunion en réalité a eu lieu le 18. Voir section 26.26.1 page 1023.
46 Désiré Ngezahayo, ex-bourgmestre de Karama, interviewé à la prison de Gikongoro, Catherine Ninin, RFI, 30 mars
2004.
47 Voir section 15.4.3 page 667.
48 African Rights, Lt. Col. Tharcisse Muvunyi, A Rwandese Genocide Commander Living in Britain [16, p. 13].
49 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 103].
50 Ibidem.
51 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3. Cet article est cité plus haut.
Voir section 27.3 page 1067.
52 Les circonstances de sa mort ne sont pas connues. Il serait mort du Sida. Le bruit court aussi qu’il aurait été assassiné
sur ordre de Joseph Nzirorera, candidat à sa succession. Cf. A. Guichaoua [99, p. 462, note 2].
1070
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
27.5
Non-arrestation de Jean Kambanda
Jean Kambanda, originaire de Butare, économiste de formation, membre du MDR tendance Hutu
Power, a été choisi par cette faction pour remplacer Twagiramungu à la tête du GTBE. Il est nommé
Premier ministre le 8 avril. Jean Kambanda accompagne le Président intérimaire Sindikubwabo à Butare
le 19 avril. Il y retourne en juin. Dans un discours à l’université, il appelle les Tutsi à sortir de leurs
cachettes parce que, dit-il, la paix est revenue. Ceux qui le crurent furent tués. 53
Le 3 mai, il tient un meeting à Kibuye. Un médecin lui demande de l’aide pour les personnes à
l’hôpital dont 72 enfants survivants du massacre du Home Saint-Jean. 54 À son retour du meeting, le
médecin constate que les 72 enfants ont été massacrés. 55
By early May 1994, almost all the Tutsis in Kibuye were dead. Dr Kayishema was rewarded with
a visit by Rwanda’s new prime minister, Jean Kambanda, whose predecessor was murdered on the
first day of the genocide. He congratulated the citizens on defending themselves from the “inyenzi”
(cockroaches) and told them to keep up the good work.
A few brave voices were raised in dissent. A doctor, Leonard Hitimana, demanded that the prime
minister do something to help children at the hospital who had survived the killing. Kambanda stayed
silent. Dr Hitimana was sinisterly warned to mind his health by his erstwhile colleague, Dr Kayishema,
and within hours the children were dead. 56
Jean Kambanda fuit Gisenyi vers Cyangugu le 15 juillet. Il passe au Zaïre sans être arrêté par les
militaires français qui ont certainement eu des contacts avec lui.
27.6
Non-arrestation de Jérôme Bicamumpaka
Jérôme Bicamumpaka, membre du MDR tendance Hutu Power, est ministre des Affaires étrangères
du gouvernement intérimaire rwandais. C’est un extrémiste qui expose ses thèses délirantes et criminelles
devant le Conseil de sécurité le 17 mai 1994. 57
Devant le Tribunal d’Arusha, où Jérôme Bicamumpaka est jugé pour génocide, un témoin à charge,
dénommé « GAP » 58 pour préserver son anonymat, affirme que Jérôme Bicamumpaka, lors d’une réunion
dans les locaux de la préfecture de Ruhengeri, entre « le 19 et le 25 avril 1994 », à l’occasion de la prise
de fonction du nouveau préfet, Basile Nsabumugisha, a indiqué à l’assistance qu’il représentait à cette
cérémonie le Premier ministre du gouvernement intérimaire, Jean Kambanda. Bicamumpaka a déclaré :
« Aucun Tutsi ne doit survivre dans la préfecture de Ruhengeri. Ils doivent tous être exterminés ». Le
ministre aurait expliqué que le mandat du nouveau préfet consistait notamment à veiller à l’exécution
d’un plan spécifiant que « tout Tutsi encore en vie devait être tué et que toute personne qui cachait
chez elle un Tutsi avait l’obligation de le tuer ». 59 « C’est pourquoi, a avoué le témoin, j’ai tué Mathias
Munyambibi qui s’était réfugié chez moi ». 60
Jérôme Bicamumpaka est arrivé à Cyangugu le 16 juillet avec Théodore Sindikubwabo. Le lieutenantcolonel Hogard ne les arrête pas. 61
Jérôme Bicamumpaka est arrêté par le 6 avril 1999 au Cameroun par le TPIR et acquitté le 30
septembre 2011.
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 942].
Voir section 27.8 page 1073.
55 African Rights, Tribute to courage [19, p. 85].
56 Chris McGreal, It’s so difficult to live with what we know, The Guardian, March 29, 2004. Traduction de l’auteur :
C’est si difficile de vivre avec ce que nous savons. Début mai, presque tous les Tutsi de Kibuye étaient morts. Le docteur
Kayishema fut récompensé par une visite du Premier ministre rwandais, Jean Kambanda, dont le prédécesseur avait été
tué le premier jour du génocide. Il a félicité les citoyens qui s’étaient défendus contre les « inyenzi » (les cafards) et leur dit
de continuer à bien travailler. Quelques voix courageuses s’élevèrent pour désapprouver. Un médecin, Léonard Hitimana,
demanda que le Premier ministre fasse quelque chose pour aider les enfants à l’hôpital qui avaient survécu au massacre.
Kambanda ne répondit pas. Le docteur Hitimana fut méchamment averti de faire attention à sa santé par son collègue de
jadis, le docteur Kayishema, et quelques heures après les enfants étaient morts.
57 Voir section 19.20 page 810.
58 Ce témoin est détenu au Rwanda pour participation au génocide.
59 Actualités du TPIR, 21 janvier 2004, http://www.droitshumains.org/Actualite/Act_2004/trib_rwanda04.htm.
60 Agence Hirondelle d’information, 22 janvier 2004.
61 Voir section 27.3 page 1067.
53
54
1071
27.7. NON-ARRESTATION DE PAULINE NYIRAMASUHUKO
27.7
Non-arrestation de Pauline Nyiramasuhuko
Membre du MRND, Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille dans le gouvernement d’Agathe
Uwilingiyimana et dans le gouvernement intérimaire, est une proche d’Agathe Habyarimana, l’épouse du
président. 62 Elle est une familière des autorités françaises à Kigali puisque Joseph Ngarambe la rencontre
à l’ambassade de France le 10 avril. 63
Pauline Nyiramasuhuko a été un des dirigeants les plus actifs dans l’organisation des massacres de la
région de Butare. Son fils Shalom Ntahobari était devenu un Interahamwe redoutable. La mère et le fils
travaillaient en étroite collaboration. Les témoignages sur les crimes de Nyiramasuhuko sont nombreux.
G. a fui les massacres de la commune de Runyinya auxquels Nyiramasuhuko a participé et s’est réfugiée
au bureau préfectoral de Butare :
Durant mon court séjour à la préfecture, j’ai vu maintes fois Nyiramasuhuko emmener des Tutsis
pour qu’ils soient tués. Elle disait que nous n’étions pas des êtres humains. Au contraire, elle disait
que nous étions de la saleté. Chaque fois qu’elle arrivait au bureau préfectoral, elle était dans une
camionnette conduite par son fils Chalôme [sic] et un groupe des miliciens Interahamwe de haut rang.
Elle restait à côté de la camionnette et leur donnait toujours des ordres. Elle disait qu’il fallait
se débarrasser de la saleté au bureau préfectoral afin que les agents de la préfecture retrouvent leur
quiétude. Souvent, elle disait aux assassins qu’il ne fallait épargner personne. 64
J. U., habitant dans la ville de Butare, rapporte :
Le 22 avril, cette fois-ci la camionnette de Nyiramasuhuko est arrivée remplie de miliciens acharnés.
Il y avait quelques miliciens qui sont restés derrière le portail avec Nyiramasuhuko, en face de l’entrée.
Nyiramasuhuko a donné l’ordre de n’épargner personne. Voyant cela, j’ai contourné notre maison par
derrière et je suis allée me cacher seule dans un coin de notre terrain. Quand j’ai vu Nyiramasuhuko,
elle était en tenue militaire ce jour-là. C’est ainsi que les miliciens ont envahi notre maison et ont
enlevé six personnes ce jour-là, dont mon fils de douze ans. Tous ces gens ont été embarqués dans la
camionnette de Nyiramasuhuko et ont été emmenés vers Kabutare [la prison] où ils ont été tués. 65
Les militaires français rencontrent Pauline Nyiramasuhuko à Butare à la barrière devant chez elle en
uniforme de l’armée avec son fils Shalom : 66
Les Français [le 3 juillet] évacuèrent aussi environ 600 orphelins et enfants non accompagnés qui
avaient été rassemblés à l’école de Karubanda. Deux soldats du groupe sauvèrent une adolescente
[Marthe] qui venait de terminer ses études secondaires et qui avait survécu à des semaines de terreur,
de solitude et de privation. [...]
Marthe monta alors à bord de l’un des huit autobus que les Français avaient prévus pour évacuer
les enfants de Karubanda. Prenant la direction du sud pour sortir de la ville, ils franchirent la barrière
érigée devant la maison de Nyiramasuhuko. La ministre s’y trouvait en uniforme de l’armée, avec son
fils Shalom. Arrivés à une deuxième barrière plus au sud, les soldats français durent menacer les
miliciens de leurs armes pour que les autobus soient autorisés à passer. 67
L’ambassadeur Gérard connaissait les forfaits de la ministre de la Famille, il écrit à Paris depuis Goma
le 9 juillet :
8) DES TÉMOIGNAGES TOUT À FAIT ACCABLANTS M’ONT ÉTÉ RAPPORTÉS SUR
L’ATTITUDE DE MME PAULINE NYIRAMASUHUKO MINISTRE DE LA FEMME QUI AURAIT ELLE-MÊME, DE VIVE VOIX, APPELÉ AUX MEURTRES D’ENFANTS ET DE FEMMES
TUTSI. 68
Le 15 juillet, Pauline Nyiramasuhuko quitte Gisenyi et passe la nuit à Kibuye. Le 18 elle quitte
Cyangugu pour Bukavu. 69 De Kibuye à Cyangugu, Pauline Nyiramasuhuko a traversé la zone Turquoise.
Si elle n’a pas été escortée et protégée par des militaires français, ceux-ci l’ont certainement vue passer.
A. Guichaoua [99, p. 41].
Voir section 12.2 page 608.
64 African Rights, Moins innocentes qu’il n’y paraît [6, p. 103].
65 Ibidem, p. 105.
66 Voir la maison de Pauline Nyiramasuhuko sur le plan de Butare figure 22.6 page 922.
67 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 687, 690].
68 Yannick Gérard, TD Kigali, Objet : Rwanda, Point de la situation au matin du 9 juillet, 9 juillet 1994. Cf. Enquête sur
la tragédie rwandaise 1990-1994, [180, Tome II, Annexes, p. 415]. http://francegenocidetutsi.org/Gerard9juillet1994.
pdf
69 Agenda de Pauline Nyiramasuhuko, A. Guichaoua [99, p. 429].
62
63
1072
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
Elle a vécu et travaillé au camp de réfugiés d’Inera à Bukavu au Zaïre, géré par Caritas, où elle était
responsable des affaires sociales. 70 Interviewée par Lindsey Hilsum pour la BBC, elle a déclaré : « Je suis
prête à discuter avec la personne qui m’accuse d’avoir pu tuer. Je ne peux même pas tuer un poulet. Si
une personne déclare qu’une femme, qu’une mère, a tué, alors je suis prête à lui être confrontée ». 71
Pauline Nyiramasuhuko et son fils Shalom ont tous deux été arrêtés par le TPIR et condamnés à la
réclusion à vie le 15 juin 2011.
27.8
Non-arrestation d’Eliezer Niyitegeka
Eliezer Niyitegeka, originaire de la commune de Gisovu (Kibuye), est journaliste à Radio Rwanda et
président du MDR dans la préfecture de Kibuye, de 1991 à 1994. En août 1992, il est l’organisateur des
massacres de Kibuye. 72 Il est nommé ministre de l’Information du Gouvernement intérimaire le 9 avril,
fonction qu’il exercera jusqu’à la seconde moitié de juillet 1994 et son départ en exil.
Il appelle au massacre des Tutsi dans la région de Kibuye et participe aux attaques sur les collines de
Bisesero (Kibuye). Vers le 16 avril, il amène des gendarmes pour attaquer l’église de Mubuga. Il organise
l’attaque et remercie les assaillants. 73 Il accompagne le Premier ministre Jean Kambanda au meeting du
3 mai à Kibuye :
Le témoin a déposé sur le discours prononcé par l’accusé [Niyitegeka] à la réunion au cours de
laquelle il a parlé d’une scission au sein du parti MDR. L’accusé a souhaité la bienvenue à Kambanda
en sa qualité de Premier Ministre et apporté le soutien du MDR à son Gouvernement, ajoutant qu’il
fallait un gouvernement fort, dont les membres ne seraient pas des ministres du gouvernement sortant.
Le Directeur de l’hôpital de Kibuye, Léonard Hitimana, 74 a demandé pourquoi le MDR n’avait pas
ordonné à ses jeunes de cesser de participer aux tueries, comme le MRND l’avait fait avec ses jeunes,
les Interahamwe. Il a aussi posé des questions sur la sécurité des rescapés, notamment les enfants qui
avaient été accueillis à l’hôpital. S’agissant de la première question, l’accusé a fait observer que, pour
commencer, elle n’aurait pas dû être posée et que le Directeur vivait encore dans le passé. Prenant
la parole, Murego 75 a répondu en citant un poème kinyarwanda pour reprocher au Directeur d’avoir
posé ces deux questions. Il a affirmé que les responsables du MDR ont dit qu’ils n’avaient pas besoin
d’instructions, qu’ils étaient arrivés à un accord mutuel et qu’ils se comprenaient à demi-mot. Les
participants ont ri en entendant ces propos, et le témoin a interprété ces rires comme étant une façon
de montrer qu’ils approuvaient les réponses données et de se moquer de la personne qui avait posé
les questions. S’agissant des enfants accueillis à l’hôpital, le témoin a compris que l’accusé avait dit
qu’il fallait les tuer. Le témoin a estimé que les réponses étaient « blessantes » et qu’elles ont « fait
peur » à ceux qui les ont entendues. 76
Les blessés soignés à l’hôpital sont tués quelques instants après. 77
Le 18 juin, Eliezer Niyitegeka dirige depuis Kiziba une attaque qu’il a organisée la veille. Il tue
lui-même deux Tutsi :
[...] le 18 juin 1994 ou vers cette date, entre 11 heures du matin et 15 ou 16 heures, l’accusé
[Niyitegeka] participait à une attaque dirigée contre des réfugiés tutsis, à Kiziba, dans Bisesero, en
compagnie de nombreux assaillants, lorsque l’un des assaillants a affirmé avoir trouvé des Inyenzi, un
vieillard et un jeune garçon. L’accusé a dit à l’assaillant de ne pas les tuer mais de les lui amener. Il a
fait savoir aux victimes que leurs parents avaient failli le tuer, suite à quoi il a chargé son fusil et tiré
sur le vieillard en pleine poitrine. Il a tiré à la tête et au corps du jeune garçon, et a dit aux assaillants
d’« enlever la saleté », faisant ainsi référence aux cadavres. Il résulte des propos tenus par l’accusé
African Rights, Moins innocentes qu’il n’y paraît [6, pp. 109, 115].
Ibidem, p. 116.
72 Voir section 2.3.10 page 84.
73 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, p. 15. http://francegenocidetutsi.
org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=19
74 Léonard Hitimana n’est pas le directeur de l’hôpital. Ce dernier, Casimir Karimwabo, un tutsi, se cache. Sa femme et
ses enfants sont massacrés. Cf. Témoignage de W. Blam in J.-P. Chrétien [57, pp. 115-116] ; Chris McGreal, It’s so difficult
to live with what we know, The Guardian, March 29, 2004.
75 Donat Murego est secrétaire général du MDR.
76 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 241, p. 61 http://
francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=65 ; Compte rendu de l’audience du 17 juin 2002, pp. 265273 ; Compte rendu de l’audience du 20 juin 2002.
77 Voir section 27.5 page 1071.
70
71
1073
27.8. NON-ARRESTATION D’ELIEZER NIYITEGEKA
sur les parents des deux victimes, ainsi que du fait que l’attaque à laquelle se référait l’accusé visait
les Tutsis et des autres éléments de preuve produits au procès que la Chambre peut raisonnablement
conclure que les deux personnes étaient tutsies. 78
Le 22 juin 1994, à Cyamaraba, sur la colline de Kazirandimwe, Eliezer Niyitegeka, en compagnie du
conseiller Mikaeli Muhimana dit Mika, des bourgmestres Sikubwabo et Ndimbati ont tué et mutilé Assiel
Kabanda :
[...] le 22 juin 1994, dans l’après-midi, après 15 heures, sur la colline de Kazirandimwe, l’accusé
[Niyitegeka], en compagnie d’autres personnes, a dirigé une attaque contre des réfugiés tutsis. Les
assaillants ont débusqué Assiel Kabanda, un commerçant tutsi bien en vue, qu’ils recherchaient depuis
plusieurs jours déjà. L’accusé et les autres assaillants étaient ravis de sa capture. Ils ont manifesté
leur joie lorsque Kabanda a été tué puis décapité et castré, et son crâne transpercé d’une oreille à
l’autre à l’aide d’un pieu. Ses parties génitales ont été accrochées à un pieu, et exposées au public.
Quoique l’accusé n’ait pas personnellement tué Kabanda, la Chambre conclut qu’il faisait partie du
groupe qui a perpétré ces crimes, et qu’il s’est réjoui devant la commission de ces actes. 79
Le 28 juin, pendant l’opération Turquoise, Eliezer Niyitegeka exécute ou fait exécuter deux Tutsi à
Kibuye, il fait déshabiller le cadavre de la femme et enfoncer un morceau de bois dans son sexe : 80
Le 28 juin, alors qu’il se rendait de Charroi Naval à Kibuye pour prendre son petit déjeuner, le
témoin KJ a vu l’accusé. 81 Il l’a vu passer dans sa voiture, près de l’École normale technique (ENT),
sur la route menant de Charroi Naval au camp. Lorsque la voiture est arrivée à une certaine distance,
une berline Renault de couleur chocolat, roulant en sens inverse, est passée. Le témoin a entendu un
coup de feu et a vu l’autre véhicule se renverser en contrebas de la route, à environ 15 mètres de lui.
Selon lui, la voiture s’était renversée parce que le conducteur avait été atteint par une balle. Arrivé
à cinq mètres du véhicule, il a vu à l’intérieur un homme et une femme, tous deux morts. Il a vu des
impacts de balles sur les corps et il y avait du sang. L’une des balles avait traversé le cou de l’une des
victimes et était sortie par sa gorge. L’accusé se tenait debout près du véhicule avec deux éléments
du « Power », ce terme étant le nom par lequel les Interahamwe se désignaient eux-mêmes. L’accusé
a ordonné à l’un d’entre eux de dévêtir la femme et d’aller chercher un morceau de bois. Celui-ci
a arraché une branche d’arbre que l’accusé lui a demandé de tailler en pointe. Il a ensuite ordonné
aux Interahamwe de sortir les corps du véhicule, et d’enfoncer le morceau de bois dans le sexe de la
femme. L’ordre ainsi donné par l’accusé a été scrupuleusement exécuté par les Interahamwe. Quand
le témoin est revenu du camp le même jour, il a vu le corps de la femme qui gisait toujours là, avec
un morceau de bois enfoncé dans son sexe. Le corps de la femme est resté là pendant trois jours,
totalement recouvert de mouches ; le véhicule avait été enlevé. Le témoin ne sait pas ce qui était
advenu du corps de l’homme. Il ne sait pas davantage à quel groupe ethnique appartenaient les deux
morts, mais l’accusé avait utilisé le terme Inyenzi en se référant à la femme. À l’époque, le mot «
Inyenzi » servait à désigner soit les Tutsis soit un opposant au Gouvernement en place. 82
Sur la carte de Kibuye, figure 27.2 page 1075, l’École normale technique est l’école technique des
sœurs de Namur. Le « Charroi Naval » est constitué de débarcadères pour bateaux. Il se trouve près de
l’hôtel Eden. Il est à au plus 400 mètres de cette école technique où stationnent les militaires français du
CPA 10.
La défense réfute ce témoignage en arguant par le témoin TEN-6 que les tueries ont cessé après l’arrivée
des Français le 22 juin. Si des cadavres s’étaient trouvés au bord de la route menant à la préfecture, ils
auraient été vus et enlevés, ils ne seraient pas restés trois jours comme l’affirme le témoin.
Le témoin KJ s’est inscrit en faux contre l’avis de la Défense et a dit qu’en tout état de cause, les
troupes françaises n’ont rien fait pour arrêter les actes de génocide qui ont été perpétrés à l’époque. Le
témoin lui-même n’a pas signalé cet incident parce que les plus hauts responsables du pays n’étaient
pas opposés à ce qui se passait à l’époque et que les Interahamwe civils étaient plus puissants qu’eux.
78 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 272, p.
francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=72
79 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 312, p.
francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=84
80 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire, no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 273, p. 69.
81 Procès d’Eliezer Niyitegeka, compte rendu de l’audience du 15 octobre 2002, p. 67 à 73 ; compte rendu
du 16 octobre 2002, pp. 70-71, 168-172.
82 Procès d’Eliezer Niyitegeka, compte rendu de l’audience du 15 octobre 2002, pp. 68-81 ; compte rendu
du 16 octobre 2002, pp. 70-71, 94-105, 108-111.
1074
68. http://
80. http://
de l’audience
de l’audience
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
Figure 27.2 – Carte de Kibuye établie par l’auteur à partir d’une vue GoogleEarth
Le témoin a subséquemment ajouté que de nombreux corps en décomposition jonchaient la route à
l’époque, pas seulement celui de cette femme, et qu’il y en avait tellement qu’il était difficile pour les
véhicules de les contourner. 83
La Chambre rejette le témoignage de TEN-6 et retient celui du témoin TEN-5 qui affirme que,
jusqu’au 9 juillet 1994, des blessés étaient amenés pour traitement au centre médical où il travaillait. Elle
retient la responsabilité d’Eliezer Niyitegeka dans cet assassinat de deux personnes le 28 juin et le juge
caractéristique, avec d’autres, du crime contre l’humanité. 84
Eliezer Niyitegeka a pu donc continuer à éradiquer les Tutsi dans la région de Kibuye, en présence
des militaires français, sans être inquiété par eux. Les militaires français auraient collaboré avec lui au
point de lui transborder sa voiture en avion. 85
Athanase Namuhoranye de Mubuga (Gishyita/Kibuye) déclare que les militaires français ont fait
partir Eliezer Niyitegeka : « Ils n’ont arrêté personne. Il y a un autre cas dont j’ai entendu parler mais
auquel je n’ai pas assisté ; je connais bien l’individu, il s’appelle Eliezer Niyitegeka, aujourd’hui il est à
Arusha, lui aussi il paraît qu’il s’est chamaillé avec eux du côté de Nyamishaba et en ce moment-là, il
lui ont fixé un ultimatum, ils lui ont ordonné de quitter la zone Turquoise. “Vous pouvez nous attirer des
ennuis car on nous accuserait de vous héberger” (son défectueux). Eliezer lui aussi est parti et après son
départ les problèmes ont diminué. » 86
Eliezer Niyitegeka a été condamné à la prison à vie par le TPIR, le 15 mai 2003, pour génocide et
entente en vue de commettre le génocide. Son appel a été rejeté le 9 juillet 2004.
83 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, ibidem, section 275, p. 69. http://francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.
pdf#page=73 Compte rendu de l’audience du 16 octobre 2002, pp. 79-91, 170-172.
84 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, ibidem, section 276, section 463, p. 109 ; Compte rendu de l’audience du 23 octobre
2002, pp. 102-106.
85 Témoignage de Cassien Bagaruka, pompier qui travaillait à l’aéroport de Kamembe pendant le génocide. Cf. Rapport
Mucyo [65, Annexes]. Voir section 27.3 page 1067.
86 Cécile Grenier, Vénuste Kayimahe, Interview de Namuhoranye Athanase, détenu en prison, à l’hôtel Béthanie, Kibuye,
27 janvier 2003. http://francegenocidetutsi.org/NamuhoranyeAthanase.pdf
1075
27.9. NON-ARRESTATION D’AGNÈS NTAMABYALIRO
27.9
Non-arrestation d’Agnès Ntamabyaliro
Agnès Ntamabyaliro, vers la fin du génocide, fit des discours incendiaires en allant de Gisenyi à
Mabanza (Kibuye). Elle critiqua les tueurs pour leur mollesse en leur disant fin juin à Mabanza : « Lorsque
l’extermination commence, rien ni personne ne doit être épargné. Mais là, vous vous êtes contentés de
tuer quelques vieilles femmes ». 87
27.10
Non-arrestation d’Édouard Karemera
Originaire du secteur Rucura de la commune Mwendo (Kibuye), premier vice-président du MRND
depuis juillet 1993, Édouard Karemera est nommé ministre de l’Intérieur, le 25 mai, pendant le génocide.
Il appelle aux massacres dans la région de Kibuye. Il accompagne Jean Kambanda le 3 mai au meeting
à Kibuye. Le 25 mai, dans une note « Mise en œuvre des directives du Premier ministre sur l’autoorganisation de la défense civile », il enjoint aux préfets de former les jeunes au maniement des armes
blanches. 88 Le 17 juin il enjoint au lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva d’envoyer des renforts pour
terminer l’opération de ratissage dans le secteur Bisesero.
27.11
Non-arrestation d’André Ntagerura
André Ntagerura, membre du MRND, est un des fondateurs de la RTLM. 89 Il fait distribuer des armes
en préfecture de Cyangugu. Début mars 1994, il appelle aux massacres lors de meetings à Karengera
(Cyangugu). Suite à sa visite, le bourgmestre, Antoine Nzabagerageza, distribue des armes et multiplie
les discours contre les Tutsi. 90 Il est soupçonné d’avoir organisé avec le chef milicien Yusuf l’attaque du
camp de Nyarushishi, qui a été suspendue à cause de l’arrivée des Français de Turquoise. 91 Il est présent
le 29 juin lors de la visite de François Léotard à Nyarushishi. 92
27.12
Non-arrestation de Justin Mugenzi
Justin Mugenzi, membre du Parti libéral (PL), se rallie à Habyarimana en 1993 et prend la tête de
la tendance Hutu Power du PL. Il est ministre du Commerce et de l’Industrie dans le gouvernement
d’Agathe Uwilingiyimana et le reste dans le gouvernement intérimaire du 8 avril 1994. Début 1994, il fait
ouvertement campagne contre les Accords d’Arusha :
« The situation in Burundi has taken away illusions of faith people had in Rwanda’s own peace
plan of power sharing, the tribal integration of the army and the return of the refugees », said Justin
Mugenzi, head of Rwanda ’s Liberal Party and leader of the party’s strongly anti-Tutsi faction. « Now
people are more suspicious. People are saying : be careful, because the Tutsis may come with their
guns. » 93
Justin Mugenzi tint des meetings à Rukara (Kibungo) peu avant les massacres d’avril, appelant les
Hutu à tuer les Tutsi. Le 8 avril, il se réfugie à l’ambassade de France. À la radio il appela à « tuer tous
les Tutsi afin de ne pas répéter l’erreur de 1959 ». 94
Le 20 avril, installant à Gisenyi le nouveau préfet le Dr Charles Zirimwabagabo, après avoir accusé les
Inkotanyi et leurs complices d’avoir tué le président de la République et repris la guerre, il déclare « qu’il
African Rights [6, p. 7] ; Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 106] ; Mémorial du génocide [66, p. 145].
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 287] ; A. Guichaoua [99, p. 317].
89 Human Rights Watch, May 1994, Vol. 6, No. 4 ; J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 388].
90 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 107].
91 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 79].
92 J.-C. Lafourcade [123, p. 101].
93 Mark Huband, Voice of the massacres, The Guardian, 29 janvier 1994. http://francegenocidetutsi.org/
VoiceOfMassacresGuardian29January1994.pdf Traduction de l’auteur : « La situation au Burundi a fait disparaître la
confiance illusoire de la population dans le plan de paix rwandais, l’intégration ethnique dans l’armée et le retour des
réfugiés », déclare Justin Mugenzi, dirigeant du Parti libéral et leader de la faction fortement anti-tutsi. « Maintenant, la
population est plus méfiante. Les gens disent : soyez vigilants, les Tutsi peuvent revenir avec leurs fusils. »
94 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 104].
87
88
1076
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
faut absolument gagner cette guerre pour qu’à l’avenir on n’ait plus à parler du problème Inkotanyi. Et
pour vaincre il faut se serrer les coudes, être vigilant pour démasquer les ennemis où qu’ils soient. » 95
Il fait démettre le préfet de Gitarama, Fidèle Uwizeye, en mai 1994 en raison de son opposition aux
massacres. 96
Le 19 avril 1994, il installe Anaclet Rudakubana comme préfet de Kibungo, en remplacement de
Godefroid Ruzindana qui tentait de s’opposer aux massacres et sera tué peu après. 97
Il est à Paris le 28 juin 1994 :
Assane Diop : [...] À Paris, le ministre de l’Industrie du gouvernement intérimaire rwandais nie
toute responsabilité de son équipe dans les massacres. Les tueries de Tutsi ont été organisées spontanément par la population, a affirmé ce ministre. 98
Justin Mugenzi a été arrêté le 6 avril 1999 au Cameroun et condamné le 30 septembre 2011 à 30
ans de prison par le TPIR (procès Gouvernement II) pour entente en vue de commettre un génocide et
incitation directe et publique à le commettre.
27.13
Non-arrestation d’Augustin Ngirabatware
Augustin Ngirabatware, gendre de Félicien Kabuga, membre du MRND, est un des 50 fondateurs de
la RTLM. 99 Il est ministre du Plan.
Il fait nommer Faustin Manbungu bourgmestre de Nyamyumba (Gisenyi), dont il est originaire. Celuici est président des Interahamwe. 100
Il détourne les crédits de son ministère au profit du MRND pour des achats d’armes au bénéfice du
« programme de défense civile ». 101
Lors d’une réunion au stade Umuganda, en novembre 1993, il déclare que « l’ennemi dans ce pays est
le Tutsi, et ses complices sont les Hutus mariés aux femmes tutsies », il avertit la foule, disant : « Ne
cherchez pas loin, car l’ennemi est tout près de vous ». 102
Il se réfugie avec sa famille à l’ambassade de France entre le 7 et le 12 avril. Son épouse est évacuée
par l’armée française à Bujumbura. 103
L’ambassadeur Marlaud s’entretient avec lui le 4 juillet 1994.
Recherché par le TPIR, cela ne l’empêche pas de publier en septembre 2006 un livre, « Rwanda : Le
faîte du mensonge et de l’injustice », aux éditions « Sources du Nil », à Paris.
Il séjourne en France et a pour avocat Michel Aurillac, ancien ministre de la Coopération du gouvernement Jacques Chirac.
Il est arrêté le 11 septembre 2007 en Allemagne et transféré au TPIR à Arusha. Son procès commence
le 23 septembre 2009. Il est condamné à 35 ans de prison pour génocide, peine réduite à 30 ans en appel.
27.14
Non-arrestation de Casimir Bizimungu
Casimir Bizimungu, originaire de Ruhengeri, est un des piliers du régime Habyarimana.
Le 8 octobre 1990, alors ministre des Affaires étrangères, il qualifie le FPR de « féodaux, d’agresseurs
et d’envahisseurs tutsi rebelles, venus instaurer un régime minoritaire incarnant un féodalisme à visage
moderne ». 104
Florent Kampayana, correspondant de l’Orinfor à Gisenyi, Radio Rwanda, 23 avril 1994.
TPIR/Gouvernement II - Bicamumpaka n’a fait que son travail de chef de la diplomatie, selon un témoin, Agence
Hirondelle, 19 avril 2005.
97
ICTR-98-44-I, Le Procureur contre Édouard Karemera, Mathieu Ngirumpatse, Joseph Nzirorera,
Acte d’accusation modifié du 23 février 2005, section 49, pp. 18-19. http://francegenocidetutsi.org/
Karemera-Ngirumpatse-Nzizorera-indictment230205.pdf#page=19
98 RFI, Afrique Matin, 28 juin 1994. Cf. Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 314] http://
francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf
99 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 388].
100 TPIR, Le procureur contre Augustin Ngirabatware..., ICTR-99-, section 6.64, p. 61.
101 Ibidem.
102 Ibidem, p. 60.
103 A. Guichaoua [98, p. 698].
104 T. Twahirwa [209, p. 9].
95
96
1077
27.15. NON-ARRESTATION DE CALLIXTE NZABONIMANA
Casimir Bizimungu incite à la haine ethnique dans des articles publiés dans Kangura.
À l’ambassade de France entre le 8 et le 12 avril, c’est lui qui organise l’évacuation par les Français
de la fine fleur du régime Habyarimana. Il refuse notamment l’évacuation de Joseph Ngarambe.
Il est nommé ministre de la Santé du GIR.
Il est arrêté le 11 février 2002 au Kenya. Il est acquitté par le TPIR le 30 septembre 2011.
Selon un témoin à charge à son procès devant le TPIR, Casimir Bizimungu aurait appelé aux massacres
des Tutsi lors d’une réunion tenue quelques heures seulement après l’attentat meurtrier contre le Président
Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. 105
27.15
Non-arrestation de Callixte Nzabonimana
Callixte Nzabonimana, ministre de la Jeunesse et des Coopératives, était président du MRND pour
la préfecture de Gitarama. Dans sa commune de Nyabikenke, il organise les jeunes en milice et leur fait
donner une formation militaire dans les bâtiments de l’école. Il recrute un capitaine de l’armée et un
réserviste pour les entraîner dans les forêts de la colline de Ndiza. Au début du génocide, Gitarama est
resté calme pendant une semaine. « Le génocide n’a commencé qu’avec l’arrivée du ministre Callixte »,
déclare Camille Karamuka. « Les Interahamwe de Callixte » donnent leur pleine mesure dans les massacres
de Nyabikenke. 106
Nzabonimana organise des réunions pour convaincre les Hutu des communes de Nyabikenke et de
Rutobwe que les Tutsi étaient responsables de la mort du président Habyarimana, et que les différences
politiques devaient être mises de côté pour combattre la menace qu’ils représentaient.
Peu de temps après son retour à Nyabikenke, Nzabonimana a été vu distribuer des armes au cours de
massacres, à des barrages routiers et au bureau communal de Nyabikenke. Avec Kamari, beau-frère de
Bagosora et directeur de MiniTrape, il organise le massacre au bureau communal de Nyabikenke, dans la
nuit des 14 et 15 avril. Il poursuit les survivants jusque dans un camp à l’archevêché de Kabgayi. 107
Il libère des hommes qui avaient été arrêtés par le bourgmestre de Rutobwe, pour avoir tué le bétail
des Tutsi et gifle publiquement le bourgmestre qui refusait de participer aux tueries. Il prononce un
discours à côté de l’église de Kivumu au cours duquel il demande à la population pourquoi elle n’avait
pas fait son « travail ». 108 Les massacres démarrent après les réunions qu’il organise.
Après le génocide, il est un conseiller important des FDLR. Il est arrêté en 2008 en Tanzanie. Il est
en cours de jugement au TPIR. 109
27.16
Non-arrestation d’Augustin Bizimana
Augustin Bizimana, ingénieur agricole, tenant de la ligne dure du MRND, a été préfet de Byumba. 110
C’est sous sa direction qu’apparaissent les premières milices et que des armes sont distribuées à la population.
Ministre de la Défense depuis juillet 1993, il a encouragé et favorisé l’obtention d’armes pour les
militants du MRND. 111 Il est maintenu ministre de la Défense dans le Gouvernement intérimaire.
Le 12 juillet, l’ambassadeur Yannick Gérard refuse de le recevoir car il sait qu’il est impliqué dans le
génocide :
« Je signale que M. Augustin Bizimana figure aux côtés, par exemple, du Colonel Bagosora et
du Secrétaire général du MRND, parmi les sept personnes qui, selon les informations recueillies sur
le terrain par les officiers de Turquoise, auraient eu un comportement douteux, ce qui veut dire, en
105 Agence Hirondelle d’information, 20 janvier 2004.
http://www.hirondelle.org/arusha.nsf/0/071929A00D5B336543256E23002ABBD8?OpenDocument.
106 African Rights, Callixte Nzabonimana, Bulletin d’accusation no 1, mars 1999, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/
CallixteNzabonimana.pdf#page=3
107 African Rights, ibidem.
108 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 318-319].
109 TPIR, No ICTR-98-44.
110 Augustin Bizimana, ministre de la Défense est souvent confondu avec Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR.
Augustin Bizimana est un civil, il n’est pas « Major General » comme l’écrit par erreur Linda Melvern. Cf. L. Melvern [142,
pp. 215, 217]
111 TPIR, acte d’accusation “Militaires II” no 2000- 56-I.
1078
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
clair, qu’il a lui-même commandité ou exécuté des massacres. Je ne donnerai donc pas suite à sa
demande. » 112
Bien que le suspectant d’avoir participé aux massacres, les Français n’arrêteront pas Augustin Bizimana. Celui-ci est pourtant facile d’accès à Gisenyi, comme le prouve l’entretien qu’il accorde à des
journalistes comme Dominique Garraud. 113
Augustin Bizimana est poursuivi par le TPIR mais n’est toujours pas arrêté.
27.17
Non-arrestation de Jean de Dieu Kamuhanda
Jean de Dieu Kamuhanda est nommé ministre de l’Éducation supérieure, de la Recherche et de la
Culture à la suite de Daniel Mbangura le 25 mai 1994. Il a organisé le massacre de la paroisse de Gikomero
(Nord-est de Kigali) et y a participé.
Arrêté en France, le 26 novembre 1999, dans un foyer de Bourges (Cher), où il résidait depuis mars
1998, 114 le TPIR l’a condamné à la prison à vie pour génocide, le 22 janvier 2004.
27.18
Non-arrestation de Prosper Mugiraneza
Prosper Mugiraneza est ministre de la Fonction publique.
Arrêté en 1999 au Cameroun, il est condamné le 30 septembre 2011 par le TPIR à 30 ans de prison
pour entente en vue de commettre un génocide et incitation directe et publique à le commettre.
27.19
Non-arrestation d’André Rwamakuba
André Rwamakuba, membre du MDR, tendance Power, est ministre de l’Enseignement primaire et
secondaire. Il est accusé d’avoir appelé au massacre des Tutsi sur les ondes de la RTLM. 115
Selon le journaliste Sam Kiley qui le rencontre à Kabgayi en mai, alors qu’un homme vient d’être
tué, il déclare : « The Rwandan people are peaceful. The militia is disciplined and have been armed to
weed out Tutsi extremist infiltrators sent by the (rebel) Rwanda Patriotic Front (RPF). The Tutsi want
to exterminate the Hutu. » 116
Il est acquitté le 20 septembre 2006 par le TPIR.
27.20
Non-arrestation d’Emmanuel Ndindabahizi
Emmanuel Ndindabahizi, originaire de Gitesi (Kibuye), membre du PSD, est ministre des Finances. Il
se serait rendu à plusieurs reprises dans la région de Kibuye, entre avril et juillet 1994, dans les communes
de Gitesi, Gishyita et Mabanza, pour inciter les Hutu à tuer les Tutsi. Il a « distribué des grenades et des
machettes » pour tuer les Tutsi et a « incité les assaillants à attaquer les Tutsis qui s’étaient réfugiés »
sur la colline de Gitwa près de la ville de Kibuye (ouest du Rwanda). 117
Il participe le mardi 3 mai 1994 aux côtés de Jean Kambanda à un meeting à Kibuye, 118 pendant
lequel 72 enfants rescapés des massacres précédents sont tués à l’hôpital. 119
According to Witness DN, the Accused spoke at the meeting in response to an accusation by one
Rwabukwisi that the PSD was in league with, or supportive of, the RPF. The Accused rejected the
accusation and declared that the PSD was part of the Government. Specific statements attributed to
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 324].
Dominique Garraud, L’armée rwandaise lâche le gouvernement, Libération, 9 juillet 1994.
114 Un ancien ministre recherché par le TPI arrêté en France, Reuters, Paris, 30 novembre1999.
115 Acte d’accusation de Augustin Bizimana... ICTR-98-44-I section 6.45.
116 Sam Kiley, Tutsi refugees face choice of starvation or being murdered, The Times, May 14, 1994. Traduction de
l’auteur : Les réfugiés tutsi face au choix entre mourir de faim ou se faire assassiner. « Le peuple rwandais est pacifique.
La milice est disciplinée, elle a été armée pour éliminer les extrémistes tutsi infiltrés envoyés par les rebelles du FPR. »
117 Agence Hirondelle, Plaidoiries finales lundi dans le procès de l’ex-ministre des finances, Arusha, 27 février 2004.
118 Témoignage de Alison Des Forges au procès Ndindabahizi, 24 septembre 2004, Agence Hirondelle.
119 African Rights, Tribute to courage [19, p. 85].
112
113
1079
27.21. NON-ARRESTATION DE HYACINTHE RAFIKI NSENGIYUMVA
the Accused in a document purporting to be minutes of the meeting were then put to Witness DN,
who confirmed that the Accused made the following three statements : No Rwandan leader will ever
again be negligent. If there had been no accomplices among Rwandan leaders and if they had been
Interahamwe Rwanda would not have fallen so low ! (...) What happened, happened, but no leader
will ever work for the enemy again. (...) He called upon the PSD party members to join others in
fighting for the country’s security, even if many accomplices were from their party. This was also the
case in many other parties, which did not mean that these parties would stop working. He called
upon Abakombozi, PSD party members, to register for civil defence in big numbers. 120
Ndindabahizi quitte le Rwanda pour Goma le 13 ou le 14 juillet 1994. Il est arrêté en Belgique le 12
juillet 2001. Il est condamné pour génocide à la prison à vie par le TPIR. 121
27.21
Non-arrestation de Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva
Né en 1955 à Rubavu (Gisenyi), Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva prend la tête de la tendance extrémiste
« Power » du Parti social démocrate en 1993. Il est ministre des Travaux publics et de l’Énergie dans le
gouvernement intérimaire formé le 8 avril 1994.
Durant le génocide, il aurait dit à la radio que « les Tutsi et le FPR seraient exterminés s’ils ne
déposaient pas les armes ». Fondateur de la milice des extrémistes du PSD, les Abakombozi, frères de
combat des Interahamwe, il a livré des armes à ses hommes. Surnommé John Muhindo ou Cyewusi (« le
foncé »), il serait directement impliqué dans la mort de plusieurs Tutsi, en particulier lors de l’attaque de
l’église de Nyundo, à une dizaine de kilomètres de Gisenyi. Le témoin « DCH », chef Interahamwe, décrit
son rôle dans un de ces massacres que Rafiki Nsengiyumva aurait personnellement ordonné en juin 1994
lors d’un meeting à Gisenyi :
Seul Hyacinthe Rafiki a pris la parole. Et après cela, les autres, dont le conseiller Fazili, ont
rassemblé des gens et ils se sont mobilisés, ils sont allés dans la mosquée de Gisenyi et dans d’autres
bâtiments pour fouiller ; et ils faisaient sortir les gens et les tuaient. Et il y avait des véhicules qui
transportaient les cadavres et les amenaient à un autre endroit ; on voyait ces véhicules passer. [...]
Mes yeux fonctionnent très bien, j’ai vu ces attaques. Et j’ai vu des gens sur lesquels on a tiré, j’ai vu
des gens qui ont été tués à coups de machette ou de massue, et j’ai vu des cadavres qu’on transportait
à bord des véhicules. [...] Je voyais les gens courir partout, j’entendais des gens crier, j’entendais des
coups de sifflet. [...] À Gisenyi, notamment à Majengo, et à la mosquée, et chez Butsitsi, qui était un
ancien adjudant-chef ; on a fait sortir des personnes de la maison de cet homme. [...] Je voyais ces
gens courir et on les pourchassait. [...] J’ai circulé partout. Je suis allé au bar Rubavu, et je suis allé
prendre un verre chez l’adjudant-chef Butsitsi et après, je suis descendu dans le quartier commercial,
et après, j’ai pris la route qui monte vers la Gendarmerie, et après je suis allé à un endroit où il y
avait une buvette des Interahamwe dans un bâtiment appartenant à [...] Léonidas Baganahe. 122
Il a fui au Zaïre. Il n’a pas été poursuivi par le TPIR. En 1998, après la défaite de l’ALIR constituée
des ex-FAR, il est chargé de la documentation et de la sécurité dans le Comité de coordination pour la
résistance (CCR). 123 Avec Tharcisse Renzaho et Aloys Ntiwiragabo, il est un des fondateurs des FDLR,
mouvement armé visant à reprendre le pouvoir au Rwanda. Le Rwanda a lancé un mandat d’arrêt contre
lui. Il a été arrêté en France le 9 août 2011 puis remis en liberté. Le CPCR a déposé une plainte contre
lui pour génocide devant le Tribunal de grande instance de Paris.
120 TPIR, Case No. ICTR-2001-71-I, The Prosecutor v. Ndindabahizi Emmanuel. Judgment and Sentence, 15 juillet
2004, section 75, p. 18. http://francegenocidetutsi.org/Ndindabahizi-Judgment.pdf#page=21 Traduction de l’auteur :
Suivant les déclarations du témoin DN, l’accusé a pris la parole à ce meeting pour répondre à un certain Rwabukwisi qui
accusait le PSD d’être allié avec le FPR ou de le soutenir. L’accusé a rejeté cette allégation et a affirmé que le PSD faisait
partie du gouvernement. Des extraits de procès-verbaux de cette réunion ont été présentés au témoin, qui a confirmé que
l’accusé a affirmé 3 points : Aucun dirigeant rwandais ne sera à nouveau négligent. S’il n’y avait pas eu de complices parmi
les dirigeants et s’il n’y avait eu que des Interahamwe, le Rwanda ne serait pas tombé aussi bas ! (...) Ce qui est arrivé
est arrivé, mais plus aucun dirigeant ne travaillera à nouveau pour l’ennemi. (...) Il appela les membres du parti PSD à
rejoindre ceux qui se battaient pour la sécurité du pays, même s’il y avait beaucoup de complices de leur parti. C’était aussi
le cas dans d’autres partis et cela ne signifiait pas que ces partis avaient cessé de fonctionner. Il appela les Abakombozi, les
membres du PSD [en fait la milice de la branche Hutu Power du PSD], à s’inscrire en grand nombre dans la défense civile.
121 TPIR Case No ICTR-2001-71-I, Judgement and sentence, 15 juillet 2004.
122 Contre-interrogatoire témoin « DCH », TPIR, affaire no ICTR-98-41-TLE, chambre III C, Bagosora, 28 juin 2004,
pp. 73-74. http://francegenocidetutsi.org/BagosoraTranscript28juin2004.pdf
123 African Rights [21, p. 19].
1080
27. REFUS D’ARRÊTER LES MEMBRES DU GIR
27.22
Dix sept ministres du gouvernement soutenu par la France
ont été accusés de génocide
Théodore Sindikubwabo, président de la République, MRND, est décédé et n’a pas été mis en accusation par le TPIR.
1. Jean Kambanda, MDR, Premier ministre, condamné à la réclusion à perpétuité par le TPIR.
2. Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, jugé par le TPIR, a été acquitté.
3. Eliezer Niyitegeka, MDR, ministre de l’Information, condamné à la réclusion à perpétuité par le
TPIR. Il est décédé le 28 mars 2018.
4. Justin Mugenzi, PL, ministre du Commerce et de l’Industrie, jugé par le TPIR, a été condamné à
30 ans de prison. Il a été acquitté en appel le 4 février 2013.
5. Augustin Bizimana, ministre de la Défense, accusé par le TPIR, recherché, non arrêté. Il est décédé
en août 2000 au Congo Brazzaville.
6. Casimir Bizimungu, ministre de la Santé, jugé par le TPIR, a été acquitté en première instance.
7. Agnès Ntamabyaliro, ministre de la Justice, PL, jugée au Rwanda et condamnée à la réclusion à
vie, le 19 janvier 2009.
8. Jean de Dieu Kamuhanda, ministre de l’Éducation supérieure, de la Recherche et de la Culture,
succède à Daniel Mbangura le 25 mai 1994. Kamuhanda est accusé par le TPIR, arrêté à Bourges
(France) le 26 novembre 1999, condamné le 22 janvier 2004 à la prison à vie par le TPIR. Le
jugement en appel du 19 septembre 2005 confirme la sentence.
9. Édouard Karemera, vice-président du MRND, ministre de l’Intérieur à partir du 25 mai 1994,
accusé par le TPIR, arrêté, a été condamné à la prison à vie. La peine a été confirmée le 29
septembre 2014.
10. André Ntagerura, MRND, ministre des Transports et des Communications, accusé par le TPIR,
arrêté. Il a été acquitté en 1re instance le 25 février 2004 et en appel le 8 février 2006. 124
11. Pauline Nyiramasuhuko, ministre du Bien être familial, accusée par le TPIR, arrêtée, a été condamnée à la réclusion à vie le 24 juin 2011. La peine a été réduite à 47 ans en appel le 14 décembre
2015. 125
12. Callixte Nzabonimana, ministre de la Jeunesse, a été condamné par le TPIR à la prison à vie le
31 mai 2012. La peine a été confirmée en appel le 29 septembre 2014.
13. André Rwamakuba, MDR, ministre de l’Enseignement primaire et secondaire, accusé par le TPIR,
arrêté. Il a été acquitté en première instance le 20 septembre 2006.
14. Augustin Ngirabatware, ministre du Plan, arrêté par le TPIR, condamné à 35 ans d’emprisonnement le 20 décembre 2012. La peine a été réduite en appel à 30 ans le 18 décembre 1994.
15. Prosper Mugiraneza, ministre de la Fonction publique, MRND, jugé par le TPIR, a été condamné
à 30 ans de prison. Il a été acquitté en appel le 4 février 2013.
16. Emmanuel Ndindabahizi, ministre des Finances, PSD. Condamné à la prison à vie par le TPIR le
15 juillet 2004. Sa peine a été confirmée en appel le 16 janvier 2007.
17. Callixte Kalimanzira, ministre de l’Intérieur de facto du 9 avril au 25 mai 1994, a été condamné
à 30 ans de prison par le TPIR. La peine a été réduite à 25 ans en appel le 20 octobre 2010.
Sur vingt-deux ministres du gouvernement intérimaire rwandais soutenu par la France, dix sept ont été
accusés de génocide, seize par le TPIR et une par le Rwanda. Six d’entre eux, André Rwamakuba, André
Ntagerura, Jérôme Bicamumpaka, Casimir Bizimungu, Prosper Mugiraneza et Justin Mugenzi ont été
acquittés par le TPIR. Neuf ont été condamnés par le TPIR, Jean Kambanda, Eliezer Niyitegeka, Jean
de Dieu Kamuhanda, Emmanuel Ndindabahizi, Pauline Nyiramasuhuko, Édouard Karemera, Callixte
124 André Ntagerura est acquitté, mais Jean Kambanda est condamné pour le crime d’entente en vue de commettre le
génocide, avec plusieurs ministres dont André Ntagerura ! Cf. TPIR, Le Procureur contre Jean Kambanda, Affaire No :
ICTR-97-23-S, Jugement portant condamnation, 4 septembre 1998, section 40.2.
125 Voir section 27.7 page 1072.
1081
27.22. DIX SEPT MINISTRES ACCUSÉS DE GÉNOCIDE
Kalimanzira, Augustin Ngirabatware, Callixte Nzabonimana. Agnès Ntamabyaliro a été condamnée au
Rwanda. Un seul, Augustin Bizimana, reste en fuite.
Seuls cinq ministres, messieurs Straton Nsabumukunzi, 126 Daniel Mbangura, Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva, 127 Jean de Dieu Habineza et Gaspard Ruhumuliza n’ont pas été accusés de génocide.
Straton Nsabumukunzi, ministre de l’Agriculture, serait décédé au Zaïre en 1994. Ses enfants sont allés à Bordeaux.
Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva a été arrêté en France le 9 août 2011 suite à une demande d’extradition du Rwanda. Il
est libéré sous contrôle judiciaire le 28 septembre 2011.
126
127
1082
Chapitre 28
Collaboration avec les organisateurs
du génocide
28.1
Fin juin, les organisateurs des massacres sont bien connus
Le Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui, met en
cause, dans son rapport du 28 juin 1994, le Gouvernement intérimaire rwandais qui dit pouvoir arrêter
les exactions si un cessez-le-feu est obtenu :
La responsabilité du “gouvernement intérimaire” rwandais est aussi pleinement engagée compte
tenu du fait qu’il a renoncé à mettre en œuvre des mesures efficaces destinées à prévenir les violations
des droits de l’homme et du droit international humanitaire, y compris le génocide. Dès le début
des atrocités, les dirigeants rwandais ont soutenu que les massacres ne cesseraient qu’après la fin
du conflit armé. Lors de l’entretien que le Rapporteur spécial a tenu durant sa mission avec le chef
de l’état-major des forces armées rwandaises, ce dernier lui a expliqué que les autorités rwandaises
pourraient faire appel aux populations pour qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les
écouteraient, mais que la conclusion d’un accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un
tel appel. 1
Ce constat est bien la preuve que le Gouvernement intérimaire et l’état-major des FAR organisent les
massacres.
28.2
Les militaires de Turquoise ont ordre de collaborer avec les
autorités locales
Or, les instructions données à Turquoise par l’ordre d’opération du 22 juin 1994 stipulent :
- AFFIRMER AUPRÈS DES AUTORITÉS LOCALES RWANDAISES, CIVILES ET MILITAIRES NOTRE NEUTRALITÉ ET NOTRE DÉTERMINATION À FAIRE CESSER LES MASSACRES SUR L’ENSEMBLE DE LA ZONE CONTRÔLÉE PAR LES FORCES ARMÉES RWANDAISES EN LES INCITANT À RÉTABLIR LEUR AUTORITÉ. 2
Il est bien recommandé de contacter les autorités civiles et militaires locales. L’état-major de l’armée
française feint de croire que les massacres se déroulent à l’insu des autorités et de l’armée gouvernementale,
alors qu’il est internationalement connu que ce sont ces autorités-là et cette armée-là qui organisent le
génocide.
1 ONU A/49/508, S/1994/1157, E/CN.4/1995/7, section 65, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#
page=17
2 Ordre d’opérations de Turquoise, 22 juin 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 387]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf#page=2
1083
28.3. L’ACCUEIL ENTHOUSIASTE FAIT PAR LES ASSASSINS AUX TROUPES FRANÇAISES
Les instructions données à Yannick Gérard, ambassadeur auprès de Turquoise, par le télégramme de
Catherine Boivineau du 7 juillet 1994 de Paris, sont de collaborer plutôt avec les autorités locales qu’avec
le GIR, que l’on sait totalement discrédité. 3
Ce télégramme, postérieur à la reconnaissance du génocide par M. René Degni-Ségui, enjoint donc
bien au représentant diplomatique de la France de collaborer avec les autorités locales qui organisent,
exécutent ou font exécuter le génocide.
Dans un télégramme du 8 juillet, l’ambassadeur Gérard fait un bilan de cette collaboration avec les
autorités locales. Le préfet de Gikongoro est coopératif, celui de Cyangugu crée parfois des difficultés,
mais le préfet Kayishema et les bourgmestres de la région ont les mains couvertes de sang. 4
Comme on l’apprend par ailleurs, les militaires français collaboreront avec toutes les autorités locales,
quelle que soit leur implication dans les massacres et les laisseront fuir ou même les y aideront.
Les militaires français font confiance aux informations que leur donnent les autorités locales, qui voient
dans tous les Tutsi des éléments infiltrés du FPR, et donc des ennemis de la France. Donc les Français
ne leur porteront pas secours. C’est ce qui s’est passé dans la région de Kibuye où durant 3 jours, le
commandement français a voulu considérer que les survivants découverts en état de détresse extrême
dans les montagnes de Bisesero étaient, contre toute évidence, des soldats du FPR infiltrés.
28.3
L’accueil enthousiaste fait par les assassins aux troupes
françaises
Une preuve de l’ambiguïté entretenue par les autorités françaises est l’accueil délirant qui a été réservé
par les tueurs aux troupes de Turquoise. Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry décrit ainsi son arrivée
à Kibuye le 26 juin :
Il y avait des barrières partout, il y avait des drapeaux français sur les barrières. Il y avait des
acclamations, des cris d’enthousiasme. Enfin, la France se décidait à intervenir. (...) Il y avait une
tension qui devenait perceptible. Sur les dernières barrières, il était très difficile de discuter, parce
que les gens étaient souvent ivres, souvent surexcités, mais nous avons fini par arriver à Kibuye. 5
Le capitaine de frégate Marin Gillier, à la tête du détachement des commandos de marine, déclare au
journaliste Christian Lecomte :
Nous savons que les bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la plupart impliqués
dans les massacres de Tutsis, voire leurs instigateurs. Nous avons accumulé des témoignages qui le
prouvent. Mais, pour le moment, ils sont nos seuls interlocuteurs auprès du million et demi de réfugiés
hutus qui ont afflué dans la zone [humanitaire sûre]. Ils nous aident à sécuriser l’endroit en désarmant
les milices et en persuadant les réfugiés de demeurer sur place. Mission remplie, nous saurons fournir à
qui de droit les informations collectées pour que ces notables soient jugés. Nous ne les protégeons pas
comme l’affirment certaines associations humanitaires. En les côtoyant chaque jour, nous les sondons
et estimons leur degré de responsabilité dans les massacres commis. 6
Une autre preuve de collaboration directe avec les organisateurs des massacres est apportée par Patrick
de Saint-Exupéry :
Les 250 soldats du Régiment d’infanterie et de chars de marine (RICM) sont basés à quelques
mètres des locaux de la préfecture où se rend tous les jours Clément Kayishema. 7 En dépit des appels
à la création d’un tribunal international pour juger les crimes contre l’humanité commis au Rwanda,
le préfet de Kibuye n’est pas près de se retrouver derrière les barreaux. Un officier supérieur a cet
aveu tranquille : « Nous préférons négocier avec lui pour calmer ses miliciens. » 8
3 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 413]. http://francegenocidetutsi.org/
Boivineau7juillet1994.pdf Voir section 24.1 page 957.
4 TD Kigali, 8 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 414]. http://
francegenocidetutsi.org/Gerard8juillet1994.pdf Voir section 24.2 page 959.
5 Ubutabera, Numéro 28, 24 novembre 1997.
6 Christian Lecomte, Au Rwanda, l’horreur est encore à venir, La Vie, 21 juillet 1994.
7 Clément Kayishema, préfet de Kibuye, a été arrêté le 10 octobre 1995. Il a été reconnu coupable de génocide et
condamné à l’emprisonnement à perpétuité par le TPIR.
8 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994.
1084
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
28.4
Des militaires français entraînent des miliciens
Des photos montrent des militaires français de Turquoise côtoyant des miliciens sans leur manifester
d’hostilité, mais au contraire semblant partager avec eux un même objectif.
La photo de Pascal Guyot 9 de l’AFP, publiée dans L’Humanité du 29 juin 1994, 10 ayant pour légende « Près de Gisenyi, dans le Nord, une patrouille française double des miliciens gouvernementaux à
l’entraînement », montre une troupe d’une trentaine de jeunes miliciens armés de bâtons, de couteaux,
courant, criant, l’allure agressive. Ils semblent escortés d’une colonne de trois véhicules P4 français et de
deux pick-up rwandais. Le premier P4, marqué avec l’emblème des troupes de marine, est immatriculé
« 6911 1045 ».
La même photo est reprise le 6 avril 2004 par Le Figaro qui la légende ainsi : « Alors qu’a commencé au
Rwanda le massacre systématique des Tutsis, une patrouille française de l’opération « Turquoise » longe
en juin 1994, près de Gisenyi, une troupe de miliciens hutus. » Dans l’article, Thierry Oberlé s’interroge
sur le but réel de l’opération Turquoise : « S’agissait-il de mettre un terme au génocide ou de porter
secours à l’armée rwandaise en pleine débâcle militaire ? » 11
Figure 28.1 – Près de Gisenyi, une patrouille française longe le 27 juin 1994 des miliciens hutu à
l’entraînement (AFP/Pascal Guyot), L’Humanité, 29 juin 1994. Photo ici reproduite par « 20 minutes »,
le 11 mai 2006
Selon un commentaire de l’AFP, la photo est prise le 27 juin à 10 km de la frontière avec le Zaïre.
Comme la route semble macadamisée, il s’agit de la route allant de Gisenyi à Ruhengeri. Comparant cette
photo avec une autre publiée dans Raids, 12 il semble que la première jeep P4 appartienne au RICM.
Une photo de Gilles Bassignac de l’agence Gamma 13 avec pour titre « 06/27/1994. Young Rwandan
Voir figure 28.1 page 1085.
Jean Chatain, Les Mirage et le ministre Léotard arrivent, L’Humanité, 29 juin 1994.
11 Thierry Oberlé, Le rôle de la France dans le génocide suscite toujours des interrogations, Le Figaro, 6 avril 2004, p. 3.
12 Raids, no 101, p. 30, présente une photo avec 2 jeeps P4 immatriculées 691 1053 et 691 1057. http://
francegenocidetutsi.org/raids101.pdf#page=29
13 Gilles Bassignac, agence Gamma, No image : 616226_08, reproduite ici figure 28.2 page 1086.
9
10
1085
28.4. DES MILITAIRES FRANÇAIS ENTRAÎNENT DES MILICIENS
Hutus Training on the Road to Kigali » 14 et pour légende : « French soldiers watching young Hutus
training » 15 montre, accroupis sur la route, une dizaine de jeunes, le bras droit levé, alors que passe un
militaire français reconnaissable à son fusil. Là encore, la photo témoigne d’un accord entre miliciens et
militaires français.
Figure 28.2 – Soldat français observant des miliciens à l’entraînement, 27 juin 1994 (Gamma/Gilles
Bassignac)
Une scène analogue à celle photographiée par Gilles Bassignac est prise par Peter Turnley, figure 28.3
page 1087. La route bitumée, les bananiers, les miliciens s’entraînant au sol, le mouvement du pied du
soldat français et la position de sa main gauche sur le Famas conduisent à penser qu’il s’agit de la même
scène.
Une deuxième photo de Peter Turnley, figure 28.4 page 1088, ressemble à la scène précédente. Nous
distinguons un nom sur la poche du côté droit : SGT NOEL. La légende du photographe assimile ces
jeunes hommes à des réfugiés.
Une troisième, figure 28.5 page 1089, porte la même légende erronée et semble relater la même scène.
Un cameraman de LCI s’est glissé dans la troupe et filme. Curieusement, alors que la précédente photo
est localisée au Rwanda, celle-ci l’est au Zaïre. Est-ce une erreur ?
Une quatrième photo, figure 28.6 page 1090, de Peter Turnley semble proche. Sa légende « Rwandan
Soldier Trainees. A group of Rwandan recruits carrying model rifles march down a road » 16 omet de
relever la présence du militaire français, qui semble diriger l’entraînement de ces nouvelles recrues. La
date précise n’est pas indiquée. La route macadamisée, les bananiers, les fils électriques et le panneau
Traduction de l’auteur : 27 juin 1994. Jeunes Hutu rwandais s’entraînant sur une route menant à Kigali.
Traduction de l’auteur : Militaires français surveillant de jeunes Hutu à l’entraînement.
16 Traduction de l’auteur : Soldats rwandais en formation. Un groupe de recrues rwandaises portant des fusils en bois
marche sur une route.
14
15
1086
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
Figure 28.3 – Soldier Walking Past Militia. While a French Soldier on Patrol Walks Past, a Group
of Hutu Militia Men Trains. Traduction de l’auteur : Soldat marchant à côté de miliciens. Alors qu’un
soldat français en patrouille les croise, un groupe de miliciens hutu s’entraîne. Rwanda, 1994. © Peter
Turnley/CORBIS
« Maison d’art, salle d’exposition » permettent de déterminer le lieu : C’est à Nyundo. Le panneau
indiquerait la maison d’un professeur de l’école d’art de Nyundo, Jean-Damascène Turikunkiko à Muhira
(Nyundo), sur la route vers Ruhengeri. La silhouette, la bande jaune clair portée à l’épaule gauche et le
fusil Famas tenu de la main gauche suggèrent qu’il peut s’agir du même soldat français que dans les deux
photos précédentes. Un camion militaire bâché est visible dans le fond.
Une photo d’un militaire français, figure 28.7 page 1091, ressemblant fortement aux photos précédentes, entraînant ou escortant des miliciens ou jeunes recrues, est exposée au musée de l’école de
Murambi. On distingue un cameraman parmi les miliciens. Une photo représentant la même scène mais
sans le cameraman a été publiée dans le journal Le Soir. 17
Plus tard en août, le nouveau gouvernement rwandais exige le démantèlement des camps d’entraînement des FAR installés dans la zone humanitaire sûre :
Faisant état de la rencontre entre le Colonel Patrice Sartre et le nouveau préfet de Kibuye,
nommé par le Gouvernement de Kigali, il indique que le préfet tutsi 18 a tenu le discours suivant :
« L’administration mise en place par la France n’est pas reconnue par Kigali (...) Il convient de punir
tous ceux qui ont participé aux massacres (...) Kigali souhaite récupérer les armes que la France a
confisquées aux FAR (...) Le Gouvernement rwandais exige le démantèlement par la France des camps
d’entraînement des FAR qui se trouvent dans la zone humanitaire sûre. » 19
La commission Mucyo n’a pas traité spécifiquement la question de l’entraînement de miliciens ou de
nouvelles recrues des FAR par les militaires français dans la zone humanitaire durant Turquoise. Elle
Turquoise, l’opération qui en cachait une autre, Le Soir, 26 octobre 1994.
Cette expression « le préfet tutsi » est typique du point de vue français rivé au prisme ethnique.
19 Télégramme diplomatique du 4 août 1994 de Jean-Christophe Belliard, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Rapport, p. 315]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMIP.pdf#page=333
17
18
1087
28.5. LES FRANÇAIS RÉARMENT DES « GENDARMES » RWANDAIS
Figure 28.4 – 1994-Refugees, Rwanda. Traduction de l’auteur : 1994 - Réfugiés, Rwanda. © Peter Turnley/CORBIS
publie pourtant des témoignages qui l’attestent. Ainsi Ismaël Kamali, âgé de 15 ans à l’époque, a vécu
dans le camp pour déplacés établi au collège de Rubengera :
Ismaël [Kamali] explique aussi qu’il a vu des militaires français former des civils auxquels ils
demandaient de traquer les Tutsi. « Lorsque j’étais dans le camp, je me réveillais très tôt le matin et
je voyais les Français former chaque matin certains jeunes du camp. Ils leur apprenaient le maniement
de fusils et de grenades, la façon de procéder pour s’échapper aux éclats de grenade ainsi que les
systèmes de camouflage. [...] Toutes les formations se faisaient très tôt le matin sur le terrain de
la paroisse et se terminaient vers 7 h 00. Ils ont donné à ces formés des promesses de fourniture
d’armes qu’ils allaient utiliser pour assurer leur sécurité sur le chemin de l’exil mais ils persistaient à
leur demander de rechercher tout Tutsi qui se cachait dans le camp, leur rappelant que ce sont ces
derniers qui les faisaient fuir. » 20
28.5
Les Français réarment des « gendarmes » rwandais
Une photo dans Képi blanc, 21 le journal de la Légion, montre des légionnaires distribuant des fusils
automatiques à de jeunes Rwandais en tenue léopard ou kaki. La légende est la suivante : « Les C.R.A.P.
du 2e R.E.P. participent à la restructuration des forces de l’ordre ruandaises. Ici, dans la presqu’île de
Gafunzo, ils affectent leur armement de dotation aux gendarmes ruandais. »
Il y a tout lieu d’avoir des doutes sur ces gendarmes. Sur cette presqu’île de Gafunzo se trouve la
paroisse de Shangi où environ 4 000 Tutsi ont été massacrés les 14 et 29 avril 1994.
Une autre photo publiée par Raids a pour légende :
20
21
Rapport Mucyo [65, p. 232]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=238
Képi blanc, no 549, octobre 1994. http://francegenocidetutsi.org/KepiBlanc549.pdf
1088
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
Figure 28.5 – 1994-Refugees, Rwanda. Traduction de l’auteur : 1994 - Réfugiés, Rwanda. © Peter Turnley/CORBIS
Un CRAP du 2e REP contrôle les armes des FAR. Dès que l’ordre sera restauré, tout comme
les troupes de marine, la Légion va s’efforcer de rétablir une police et une administration civile. Les
CRAP participeront à de nombreuses opérations contre les pillards, et notamment sur les îles du lac
Kivu utilisées depuis toujours par les trafiquants. 22
Ce légionnaire remet aux Rwandais des armes de guerre. Trois d’entre eux, portant le béret rouge,
sont des gendarmes. Ils sont tous en tenue léopard. Le même article rapporte que les armes confisquées
aux FAR qui ont fui à Bukavu par le pont sur la Rusizi sont redistribuées à des policiers :
Ces mêmes armes, répertoriées, numérotées, sont redistribuées à des forces de police recréées par
le colonel Hogard pour rétablir l’autorité disparue. Ce sont les CRAP du REP qui sont chargés
d’encadrer ces policiers et de vérifier qu’aucune exaction n’est commise. Le sergent-chef Martin, néozélandais, remet un FAL à un policier communal coiffé d’un béret jaune vif. « Tu ne tues personne
inutilement, et demain je reviens compter les cartouches. Maintenant, signe le papier. » 23
Cette gendarmerie, formée par les Français, se livrant à du racket, a été désarmée par la MINUAR
après le départ des Français :
En outre les Français ont légué aux nouvelles autorités plusieurs « bombes à retardement » : une
« gendarmerie » de 230 hommes, formée par eux à partir d’éléments des forces armées rwandaises,
s’est ainsi rapidement mise à rançonner la population avant d’être désarmée par la MINUAR. 24
22 Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101, p. 20. http://francegenocidetutsi.org/
raids101.pdf
23 Ibidem, p. 21.
24 Colette Braeckman [44, p. 301].
1089
28.6. LES SUPPLÉTIFS DU COMITÉ DE SÉCURITÉ CIVILE DE RUBENGERA
Figure 28.6 – Rwandan Soldier Trainees. A Group of Rwandan Recruits Carrying Model Rifles March
Down a Road (Soldats rwandais en formation. Un groupe de recrues rwandaises portant des fusils en bois
marche sur une route). Rwanda 1994. © Peter Turnley/CORBIS
28.6
Les supplétifs du comité de sécurité civile de Rubengera
Arrivés le 23 juin, les militaires français de la colonne dirigée par le capitaine Bucquet s’installent au
collège de Rubengera. Ils créent un « comité de sécurité civile » :
A leur arrivée, les militaires français ont collaboré avec les autorités locales, le bourgmestre Bagilishema, mais surtout avec son adjoint, Célestin Semanza. Ils ont aussi constitué une force d’appoint
pour les aider dans leurs tâches de sécurité. Ils ont demandé à Semanza de leur désigner des personnes
responsables et fiables à qui ils ont confié des fusils afin de former le « comité de sécurité civile ».
Ces hommes avaient deux types de profils : des petits notables au niveau de scolarité relativement
élevé ainsi que leurs supplétifs, et les hommes de main, qui souvent étaient les miliciens qui s’étaient
illustrés dans les tueries ayant débuté en avril 1994. Les deux responsables du contingent militaire
français au mois de juillet étaient le capitaine Bucquet, plus spécialement chargé des questions militaires, et le capitaine Giorda, chargé de la sécurité. C’est ce dernier qui avait mis en place le comité
de sécurité civile. 25
Alexis Ntare est originaire du village de Rubengera. Il a été membre des FAR, instructeur au Centre
d’entraînement commando de Bigogwe, et Interahamwe. Lorsque les militaires de l’opération Turquoise
sont venus, il était chef d’une grande barrière qui se trouvait à l’une des entrées du village et est cité
comme l’un des principaux tueurs de Rubengera. Il a fait partie des supplétifs du comité de sécurité civile
constitué par les militaires français 26 :
« J’ai vu des Français pendant l’opération Turquoise lorsqu’ils venaient de Gisenyi avec des blindés
et d’autres véhicules militaires pour s’installer à Kibuye. Ils sont donc venus et se sont installés au
25
26
Rapport Mucyo [65, p. 230]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=236
Rapport Mucyo [65, p. 232]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=238
1090
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
Figure 28.7 – Un militaire français de Turquoise escortant des miliciens à l’entraînement. Musée de
Murambi. Photo d’une affiche par l’auteur
stade de Kibuye. Le lendemain matin, d’autres sont arrivés dans deux hélicoptères. Ils nous ont
désarmés et nous ont chassés de la barrière que nous avions installée à Trafipro, au carrefour des
routes Gitarama-Kibuye et Kibuye-Gisenyi. Par la suite, ils ont organisé une réunion des intellectuels
au collège de Rubengera. 27 Le lendemain de la réunion, ils nous ont autorisés à retourner sur notre
barrière après nous avoir donné d’autres armes et grenades. Dès ce jour-là, nous sommes retournés
sur la barrière tout en respectant leurs directives. Ils nous ont recommandés de leur envoyer toute
personne tutsi que nous trouverions. Sur la barrière, on avait pour mission de se saisir de toute
personne suspectée d’être inkotanyi, déserteur FAR ou fauteur de troubles dans les camps de déplacés.
Toute personne arrêtée devrait être conduite au camp des Français. Ils nous avaient appris comment
reconnaître un inkotanyi : Il fallait d’abord voir si l’individu était de grande taille, avait un long
nez, des traces d’armes sur les épaules et des traces de bottes sur ses jambes car seuls les inkotanyi
portaient des bottes, les militaires des FAR ne portant que des bottines. 28
28.7
Les supplétifs des « bandes rouges » à Nyamasheke
Les Français ont confié à des Rwandais des tâches de « sécurité » et les ont armés. Ils leur ont donné
un ruban rouge comme signe distinctif. Thomson Mubiligi était un Interahamwe et a collaboré avec les
troupes françaises durant le génocide dans Cyangugu. Il déclare devant la commission Mucyo :
Les Français ont distribué des armes à certaines personnes dont : moi, Habimana Anaclet qui
27
28
Il s’agit de la réunion mettant en place le comité de sécurité civile.
Rapport Mucyo [65, pp. 232-233]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=238
1091
28.8. LES FRANÇAIS LIVRENT DES TUTSI AUX INTERAHAMWE
fut militaire dans les FAR et Habimana. Ils nous ont également donné des rubans rouges que nous
devrions porter pour nous identifier, nous disant que nous allions les aider à assurer la sécurité. En
contrepartie, nous recevions des rations de combat. [...] Les Français ont laissé faire les Interahamwe
qui tuaient en toute impunité. » 29
Gaspard Nteziryimana a reçu une formation militaire de la part des soldats français à Nyamasheke
afin de faire partie des « bandes rouges », un groupe de supplétifs des militaires français :
« J’ai vu les militaires français en juin 1994. Ils nous ont formés à l’utilisation des armes à feu et
aux tactiques militaires à Mataba dans Nyamasheke. Nous étions plus de 160 jeunes en provenance
des anciens secteurs de Mubumbano, Nyamasheke et Butambara. [...] Nous avons commencé l’entraînement qui allait durer quinze jours. On nous entraînait à partir de 7 heures, nous prenions une
pause d’une heure à midi pour reprendre jusqu’à 17 heures. Nous rentrions chez nous le soir. Nous
avons demandé pourquoi ils nous laissaient rentrer chez nous alors que nous étions en train de suivre
une formation militaire et ils nous ont répondu que nous ne serions pas enrôlés dans l’armée mais
que nous allions appuyer l’opération Turquoise pour empêcher les inkotanyi de franchir Gikongoro
et s’emparer de Cyangugu. Après une cérémonie de clôture de l’entraînement, nous sommes rentrés
chez nous. Les conseillers des secteurs nous ont convoqués après un certain temps pour recevoir le
matériel en fonction de nos mérites et commencer le service. A Nyamasheke, les Français nous ont
donné environ quinze fusils (FAL et kalachnikov) et des uniformes militaires, les mêmes que celles des
FAR. Ils nous ont également donné un écrit attestant que nous avions reçus ces armes d’eux et une
bande en tissus rouge que nous portions sur les épaules pour nous différencier des FAR et prouver
que nous appuyions les Français. A un certain moment, les Français ont repris les armes qu’ils nous
avaient données et je suis retourné à la maison. [...] » 30
28.8
Les Français livrent des Tutsi aux Interahamwe
Conscessa M. a été amenée par « les Blancs de la Croix-Rouge » au camp de Nyarushishi :
À un moment, les Français sont arrivés. Les Français étaient là, avaient une barrière, mais ils
s’entendaient avec les Interahamwe conduits par un certain Bandetse 31 qui est originaire d’ici tout
près à Nyakarenge.
Les Interahamwe discutaient avec les Français et les Français nous disaient de les suivre pour aller
nous donner de la viande. Ils nous avaient trouvé une vache à manger, prise sur la colline. Ils prenaient
alors certains d’entre nous avec lesquels ils partaient. Au fait, arrivés à la barrière, ils les livraient aux
Interahamwe et ils ne revenaient plus jamais. Nous les attendions avec la part de la viande promise,
en vain.[...]
À un moment, ils sont venus demander aux gens de sortir du camp pour aller chercher du bois
de chauffage, en leur promettant d’assurer leur sécurité. Des hommes et des jeunes en bonne santé
se regroupaient et partaient. Lorsqu’ils avaient franchi la barrière, les Français la refermaient. Nous
attendions et finissions par leur demander pourquoi fermer la barrière avant le retour des nôtres ? Ils
nous rétorquaient qu’ils n’avaient pas voulu rentrer au moment où ils leur avait ouvert la barrière.
Nous continuions à attendre. Alors, désespérés, nous retournions demander aux Français qui finissaient
par nous répondre que le groupe était tombé sur les Interahamwe de Bandetse qui les avaient tués.
Oui, nous les perdions ainsi. 32
Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza, ancien gendarme de 39 ans, témoigne sur le comportement des
militaires français vis-à-vis des Tutsi sur les barrages qu’ils tenaient avec les gendarmes à Kibuye :
« Je suis hutu, sans profession, et je vis à Ruhengeri. En 1994, j’étais caporal de gendarmerie,
à Kigali d’abord, puis à Kibuye, en zone Turquoise. Lorsque nous avons été chassés par l’APR, je
me suis réfugié au Zaïre, d’où je suis rentré en 1997. Plus d’une fois, j’ai tenu des barrages avec des
militaires français. On mettait les Tutsis à part et on les confiait aux Interahamwes : plus personne
n’en entendait parler. À Kibuye, devant l’hôpital et le centre du Minitrap, 33 j’affirme que j’ai vu
des militaires français distribuer des grenades aux miliciens hutus. J’ai vu aussi des Français frapper
des Tutsis et les donner aux Interahamwes. Le commandant du camp de gendarmerie, le major Jean
29
30
31
32
33
Rapport Mucyo [65, pp. 183-184]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=189
Rapport Mucyo [65, p. 185]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=191
Édouard Bandetse, homme d’affaires, trésorier de la branche de Cyangugu du MRND.
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 499].
Minitrap : Ministère des Travaux publics.
1092
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
Jabo, qui avait une épouse tutsie, a tout fait pour éviter les exécutions. Mais il ne pouvait rien contre
son adjoint, le lieutenant Masengesho, qui travaillait directement avec les Français et avec d’autres
gendarmes venus de Ruhengeri. Ceux-là, c’étaient des tueurs. Je veux raconter ça aujourd’hui, car
j’en ai assez de voir que nous, les Hutus, qui avons travaillé avec l’ancien régime, sommes tous mis
dans le même sac. Ceux qui nous ont aidés doivent aussi être jugés. » 34
Un autre gendarme de Kibuye, Samuel Zirimwabagabo, parle de la collaboration des Français avec le
lieutenant Masengesho, à qui ils confiaient les Tutsi qu’ils trouvaient :
« Je suis mi-hutu, mi-tutsi. J’habite Gisenyi et je suis infirmier. En juin 1994, j’étais sergent
dans la gendarmerie, affecté à Kibuye comme mon camarade, mais dans un autre camp : celui de
l’état-major et des services du groupement. En tant que chef de poste à l’entrée de ce camp, j’ai vu
beaucoup de choses. Avec leurs hélicoptères, les Français détectaient les réfugiés tutsis cachés dans
les buissons et les forêts. Ils les regroupaient, puis les emmenaient en camion jusqu’à la préfecture
de Kibuye. De là, les Tutsis étaient acheminés vers l’ETO (École technique officielle) où on faisait
un tri. Les hommes du lieutenant Masengesho venaient se servir et emportaient leurs prisonniers au
camp où on les stockait dans un hangar, même s’ils étaient blessés. Après, le plus souvent, on les
tuait. Après la débâcle, on a retrouvé plein de cadavres dans notre camp, et même à l’ETO, pourtant
placée sous la protection des Français. Ces derniers n’ont pas seulement abandonné les Tutsis de la
colline de Bisesero aux machettes des Interahamwes : j’ai vu l’un de leurs chefs à Kibuye, le capitaine
S., qui était très copain avec Masengesho, distribuer des treillis et des rations aux miliciens hutus.
Il se moquait souvent de notre façon de combattre et de tuer. “Vous êtes des boy-scouts !” nous
disait-il. » 35
Les Français encouragent les Interahamwe à chasser les Tutsi. Jean-Bosco Habimana, caporal FAR et
chef Interahamwe, emprisonné à Cyangugu, déclare :
Même après, lorsqu’ils [les Français] nous trouvaient en train de détruire et piller une maison, ils
nous demandaient si nous savions où était le propriétaire de la maison. Si tu avais le malheur de dire
que tu avais entendu dire qu’il avait pris la fuite et que tu ne savais pas ce qu’il était devenu, il te
tuait lui-même ou presque. Il te disputait, te traitait de bête : « Au lieu de commencer par éliminer le
propriétaire avant de t’attaquer à la maison, tu fais l’inverse ? Que vas-tu pouvoir lui raconter après ?
Il s’agit de l’ethnie qui vous combat, n’est-ce pas ? » Ils nous le disaient les yeux dans les yeux, se
demandaient pourquoi nous étions aussi bêtes : « Commence d’abord par éliminer le propriétaire et
tu verras pour la destruction de la maison par la suite », disaient-ils. Tout cela, nous l’avons appris
d’eux. Ainsi donc, à dire vrai, les Français sont venus soutenir le génocide, de manière claire et visible,
parce qu’ils nous ont soutenus de plusieurs façons. [...]
Franchement, s’ils étaient venus pour sauver les gens, ils ne nous auraient pas laissés continuer à
tuer les Tutsi devant eux, et encore moins nous donner une partie du matériel que nous employions.
Autre chose, si les Français n’avaient pas menti en disant qu’ils venaient les sauver, il n’y aurait
pas eu autant de morts tutsi parmi ceux qui avaient survécu jusque-là. Au moment où les Français
sont arrivés, les Tutsi survivants avaient mille et une chance de s’en sortir, en premier lieu parce que
le FPR arrivait vite. Et qu’est-ce qu’ils ont fait les Français ? Ils se sont avancés pour aller retarder
l’arrivée des troupes du FPR, pour éviter qu’elles ne viennent sauver les Tutsi qui restaient dans
Cyangugu. C’est cela qui a aggravé les choses dans cette préfecture.
Oui, du moment où le FPR était retenu par les Français, nous avons trouvé le temps et la patience
de débusquer ceux qui avaient pu se cacher. Avant, nous le faisions mais avec la crainte de croiser un
soldat du FPR. Nous savions qu’ils allaient arriver un jour ou l’autre et avions vu certains de nos
militaires courir pour fuir. Tu te disais que prendre le risque de chercher au fond des buissons, c’était
prendre le risque d’y trouver un Inkotanyi qui ne te le pardonnerait pas.
Mais du moment où les Français nous avaient dit : « Soyez sans crainte nous arrivons ! » Nous nous
sommes sentis sécurisés, nous avons commencé à aller plus profond dans les buissons pour débusquer
les gens, en toute confiance et détermination parce que nous avions la bénédiction du Français et
savions que nous allions même reconquérir le pays en entier. 36
Alexis Ntare, membre des FAR, est cité comme l’un des principaux tueurs de Rubengera. Il a fait
partie des supplétifs du comité de sécurité civile constitué par les militaires français. Il témoigne devant
la commission Mucyo :
34
35
36
François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune Afrique, 22 janvier 2006.
François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune Afrique, 22 janvier 2006.
Georges Kapler, enregistrement vidéo à la prison de Cyangugu, L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 164-166].
1093
28.9. LES FRANÇAIS LAISSENT DES INTERAHAMWE VIOLER DES FEMMES TUTSI
Une autre fois, un policier communal du nom de Marere, qui était toujours avec les militaires
français à leur barrière installée à l’entrée de l’école occupée par ces derniers, est venu à notre barrière
nous dire que les Français voulaient nous voir. Nous l’avons suivi immédiatement car nous croyions
qu’ils allaient nous donner des rations de combat. Cependant, arrivés au collège de Rubengera, deux
militaires français nous ont dit qu’ils avaient du travail pour nous. Ils nous ont montré un groupe de 9
ou 13 Tutsi, les mains liées de derrière par des cordelettes bleues, et nous ont ordonnés de les amener
vers le talus situé derrière l’école et de les tuer. Nous les avons tués avec des gourdins et évacués vers
Gafumba dans des camions appartenant aux militaires français. 37
28.9
Les Français laissent des Interahamwe violer des femmes
tutsi
Bernadette Mukankusi, 36 ans, témoigne en 2006 de ce qu’elle a subi à Gikongoro pour retrouver ses
deux enfants :
« Lorsque le génocide a éclaté, le 6 avril 1994, je me suis cachée dans Kigali, et j’ai confié mes
deux petits garçons à des amis hutus qui les ont emmenés vers l’ouest. Fin juin-début juillet, un
voisin qui revenait de la zone Turquoise occupée par les Français m’a dit qu’il les avait vus là-bas,
dans le camp de réfugiés de Kibeho, non loin de Gikongoro. J’ai décidé de m’y rendre. Je suis allée à
Butare, puis j’ai franchi la ligne de front où les soldats de l’APR [l’armée de Paul Kagamé, NDLR]
m’ont fait monter à bord d’un véhicule sûr qui se rendait sur Gikongoro. Arrivés là-bas, l’ambiance
était terrible. Il y avait plein de miliciens Interahamwes en ville, avec leurs machettes, qui faisaient
la chasse au faciès et beaucoup de militaires français qui déambulaient, indifférents. J’étais seule,
abandonnée à moi-même, et j’ai eu peur, surtout quand des miliciens se sont approchés de moi pour
me demander qui j’étais et d’où je venais. Une femme bien, qui passait par là, est allée voir des soldats
français en train de boire dans un bar pour leur signaler mon cas. Deux d’entre eux sont venus et
m’ont emmenée avec eux. Ils m’ont payé une bière, puis m’ont embarquée à bord d’une Jeep jusqu’à
l’orphelinat SOS Gikongoro, où ils avaient établi leur camp. Dans ce camp, il y avait une dizaine
d’Interahamwes qui travaillaient pour les Français : ils nettoyaient, ils allaient chercher du bois, ils
traduisaient le kinyarwanda, etc. Ils n’avaient pas d’armes, mais ils étaient là.
On m’a désigné un abri de sacs de sable pour y passer la nuit, avec un matelas pneumatique. Juste
à côté de moi, à cinq mètres, un soldat français montait la garde. Vers minuit, après avoir discuté
et plaisanté avec ce militaire français, un Interahamwe s’est introduit dans mon abri. Il m’a insultée,
m’a traitée de cafard tutsi et a commencé à se déshabiller. Je me suis échappée pour aller voir le
soldat, mais ce dernier m’a dit “tu vas où ?” et il m’a repoussée à coups de pied vers l’abri. Pendant
toute la nuit, le milicien m’a violée. Le Français regardait en rigolant. J’ai très honte de le dire, ça
m’a fait pleurer, mais c’est la vérité. Le lendemain, j’ai pu me rendre avec un convoi militaire de
“Turquoise” à Kibeho où j’ai retrouvé mes fils Théogène et Claude. Puis je me suis débrouillée pour
rentrer à Kigali. J’ai survécu au génocide, mais je suis souillée à jamais. Il y a quelques semaines, j’ai
entendu à la radio qu’une juge française était ici, alors j’ai décidé de porter plainte moi aussi. » 38
28.10
Le chef d’état-major des FAR protégé par les Français
Après la déroute de ses troupes, les militaires français de Turquoise à Goma protègent le chef d’étatmajor des FAR, Augustin Bizimungu. Le général Roméo Dallaire, commandant de la MINUAR le rencontre le 16 juillet dans le camp français de Goma :
Je devais rencontrer le général Bizimungu à Goma à 11 heures, le matin du 16 juillet. Je voulais
aussi reprendre contact avec les gouverneurs des districts de Goma et Bukavu pour vérifier moi-même
leurs intentions concernant les réfugiés, plus particulièrement avec les militaires rwandais et, parmi
eux, la milice. Je fus accueilli à l’aéroport par Lafourcade, qui me demanda d’être discret sur la façon
dont la rencontre avec Bizimungu avait été arrangée – cela pourrait paraître suspect que le dirigeant
de l’AGR 39 soit à l’intérieur du camp militaire français.
37
38
39
Rapport Mucyo [65, p. 233]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=239
François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune Afrique, 22 janvier 2006.
AGR : Armée gouvernementale rwandaise.
1094
28. COLLABORATION AVEC LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE
Un officier d’état-major français me conduisit avec mon aide de camp, Babacar Faye Ndiaye,
dans le labyrinthe des tentes de la cité Turquoise, puis nous laissa seuls à la rencontre du général.
Bizimungu avait traversé la frontière le matin même, et il avait l’air affreux. Il était hagard, blessé
au bras gauche et son uniforme était sale. Il était révolté que le FPR ne se soit pas arrêté avant
Ruhengeri et n’ait pas proclamé le cessez-le-feu, ce qui aurait évité l’exode. Il n’avait rien avec lui, ni
bagage, ni argent, ni nourriture, et il nous demanda si la MINUAR pouvait lui venir en aide. 40
Frédéric Fritscher décrit ainsi Augustin Bizimungu ce jour-là :
« C’est la catastrophe, la résignation est partout », confie Augustin Bizimungu, le chef d’état-major
des FAR, venu samedi [16 juillet] s’entretenir avec le général Roméo Dallaire, le chef de la MINUAR
et le général Jean-Claude Lafourcade, responsable de l’opération « Turquoise ». Vêtu d’un treillis de
combat poussiéreux, l’ancien chef militaire de la région de Ruhengeri, qui avait repoussé l’assaut du
FPR en février 1993, est complètement déboussolé. « Non, je ne sais pas ce que je vais faire ! Me
réfugier au Zaïre ? Aller vers Cyangugu, dans la zone humanitaire contrôlée par les Français ? Non, je
ne sais pas encore », dit-il. « Le FPR veut la victoire finale. Je ne crois pas du tout à cette histoire de
cessez-le-feu. De toute façon, on a été étouffés par l’embargo alors que les autres s’approvisionnaient
à volonté en Ouganda, lâche-t-il en soupirant. Le FPR régnera sur un désert. » 41
Dallaire rencontre à nouveau Augustin Bizimungu entre le 8 et le 13 août, dans une superbe villa, en
compagnie d’officiers français :
Je me rendis voir Lafourcade [à Goma] pour le presser et l’assurer que nous étions toujours au
filet pour la passation des pouvoirs et le retrait de ses forces. [...]
Lafourcade me réunit une escorte et le transport pour rencontrer Augustin Bizimungu, qui avait
demandé à me voir. L’ancien chef d’état-major de l’AGR vivait maintenant confortablement dans une
maison sur une colline surplombant le lac Kivu, et il semblait tout à fait dans son élément. Il était
entouré de quelques officiers supérieurs zaïrois, de quelques officiers français et, à ma grande surprise,
du même lieutenant-colonel qui s’était présenté au bureau de Bagosora, le 7 avril (son G-2, ou officier
de renseignement, un homme que l’on disait largement impliqué dans le génocide).
Bizimungu me reçut en haut du grand escalier qui conduisait à sa demeure. Le lieutenant-colonel
et lui portaient des uniformes impeccables, leurs bottes étaient bien cirées. [...] Il se lança bientôt
dans son habituelle diatribe contre le FPR, l’accusant de génocide et de vouloir exécuter les officiers
de l’AGR et leurs familles. Il ne me demanda pas comment les choses se passaient à l’intérieur du
Rwanda, mais il me cassa les oreilles à propos de son désir d’y retourner pour y déloger, une fois pour
toutes, le FPR. [...] 42
Il est clair, d’après ce témoignage de Dallaire, que l’armée française a lavé et repassé l’uniforme du
chef d’état-major des FAR, lui a ciré les bottes et l’a aidé à revigorer son ardeur guerrière. Notons qu’à
cette époque, l’implication d’Augustin Bizimungu dans le génocide ne fait pas l’ombre d’un doute pour les
autorités françaises car M. Yannick Gérard, ambassadeur à Goma, télégraphie le 8 juillet que Bizimungu
contrôle les milices et les radios. 43
28.11
Des visas pour les organisateurs des massacres
La France va continuer à soutenir l’armée battue et les auteurs du génocide. Cela devrait faire l’objet
d’une autre étude. Mais, à l’attention des incrédules, nous reprenons un document déjà montré par le
journaliste Mehdi Ba à la commission d’enquête citoyenne en 2004. 44
Cette lettre, 45 en date du 1er septembre 1994, est adressée par Philippe Jehanne, chargé de mission
défense au ministère de la Coopération, à son ministre, Michel Roussin. Elle transmet une demande
d’obtention de visa émanant des anciens dirigeants rwandais avec lesquels la France n’a toujours pas
rompu. À cette date, presque toutes ces personnes sont connues pour avoir participé au génocide ou en
avoir été complice. Quels sont ces demandeurs de visa ?
R. Dallaire [72, p. 585].
Frédéric Fritscher, La guerre civile rwandaise aux portes du Zaïre, Le Monde, 19 juillet 1994, p. 3.
42 R. Dallaire [72, pp. 621-622].
43 TD Kigali, 8 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 414]. http://
francegenocidetutsi.org/Gerard8juillet1994.pdf Voir section 24.2 page 959.
44 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 495].
45 Voir figure 28.8 page 1096.
40
41
1095
28.11. DES VISAS POUR LES ORGANISATEURS DES MASSACRES
Ministère de la Coopération
Le Chargé de mission défense
Paris, le 01 SEP. 1994
Note
A l’attention du Ministre
OBJET : Rwanda - Demandes de visas émanant de l’ex-gouvernement.
Les anciens dirigeants rwandais du Zaïre souhaiteraient qu’un certain
nombre d’entre eux puissent bénéficier d’un visa à partir de Kinshasa, afin de
pouvoir circuler en Europe.
Une première liste de 16 personnes, ci-jointe, nous a été transmise.
Dans le but de préserver l’avenir, une suite favorable pourrait, peut-être, dans un
premier temps, être donnée à quelques-uns d’entre eux.
1) BICAMUMPAKA Jérôme
2) NGIRUMPATSE Mathieu
3) KANYARUSHOKE Claver
4) BIZIMUNGU Augustin (Général Major)
5) BIZIMANA Jean-Damascène
6) NTAMABYARIRO Agnès
7) KAREMERA Edouard
8) KARWERA MUTWE Sperancie
9) KABILIGI GRATIEN
10) Major NTABAKUZE Aloys
11) HABIMANA Cyprien
12) Maître MBONAMPEKA
13) GASANA James
14) MBANGURA Daniel
15) Colonel NTIWIRANGABO
16) MUREGO Donat
Figure 28.8 – Demandes de visas émanant de l’ex-gouvernement rwandais
Jérôme Bicamumpaka était ministre des Affaires étrangères du GIR, celui qui a été reçu à Paris le
27 avril et a prononcé un discours infâme au Conseil de sécurité le 17 mai. Il est en cours de jugement
au TPIR. Mathieu Ngirumpatse était président du MRND, l’ancien parti unique créé par Habyarimana.
Il est en cours de jugement au TPIR. Claver Kanyarushoke était ambassadeur du Rwanda en Ouganda.
Le général Augustin Bizimungu était chef d’état-major des FAR. Il est en cours de jugement au TPIR.
Jean-Damascène Bizimana était l’ambassadeur du Rwanda à l’ONU, il a siégé au Conseil de sécurité
pendant tout le génocide. Agnès Ntamabyariro [Ntamabyaliro] était ministre de la Justice du GIR. Elle a
été jugée au Rwanda et condamnée à la réclusion à vie. Édouard Karemera était ministre de l’Intérieur du
GIR. Il est en cours de jugement au TPIR. Spérancie Karwera Mutwe, était conseillère au ministère des
Affaires étrangères. Elle a écrit un article dans Jeune Afrique accusant le FPR d’avoir attaqué la garde
présidentielle le 7 avril. 46 Le colonel Gratien Kabiligi était chef des opérations des FAR. Il a été jugé et
acquitté en première instance par le TPIR. Le major Aloys Ntabakuze commandait la bataillon parascommando, il a été condamné à vie en première instance par le TPIR. Maître Stanislas Mbonampeka a été
ministre de la Justice avant le génocide. Il rejoint ensuite le Hutu Power. Il est impliqué dans le massacre
à l’hôpital psychiatrique de Ndera. James Gasana était ministre de la Défense. Il s’est enfui en 1993.
Daniel Mbangura était ministre de l’Enseignement supérieur du GIR. Le colonel Aloys Ntiwirangabo
[Ntiwiragabo] était le chef des renseignements des FAR (G2). Donat Murego, historien, était l’idéologue
de la tendance Hutu Power du MDR. Plusieurs de ces personnes ont pu se rendre en France.
46
Spérancie Karwera, « Ivres de vengeance », Jeune Afrique, 14 avril 1994, p. 15.
1096
Chapitre 29
Durant quatre jours, les militaires
français se rendent complices de
l’extermination des survivants tutsi
de Bisesero
[Bisesero : Quatre jours sans porter secours] L’élite de l’armée française assiste pendant quatre jours
aux massacres de Bisesero avant de « porter secours » aux derniers survivants tutsi
Car ils nous avaient vus,
Ils avaient une base à Kibuye
Et une autre à Goma et à Bukavu.
S’ils étaient des gens qui voulaient nous secourir,
Ils seraient restés sur place, auprès de nous
Et auraient demandé plutôt que de ces bases,
Des renforts viennent les rejoindre à Bisesero.
Mais ce pays-là nous a démontré
Que lui aussi était complice
Dans ce programme d’extermination totale,
Afin qu’aucun d’entre nous ne survive.
(Interview de Bernard Kayumba,
rescapé de Mubuga et Bisesero,
par Cécile Grenier, Kibungo, 4 février 2003)
29.1
Fin juin à Bisesero, des Tutsi résistent depuis plus de deux
mois aux tueurs
Au début de 1994, Kibuye est la préfecture qui compte le plus grand nombre de Tutsi. 1 D’après le
recensement de 1991, la population totale de la préfecture de Kibuye est de 473 920, dont 71 225 Tutsi
soit 15 %. 2 Selon le dictionnaire nominatif des victimes de la préfecture de Kibuye établi par Ibuka, 3
59 050 Tutsi ont été tués, soit 12.4 % de la population totale et 83 % de la population tutsi, mais ce chiffre
1 Le colonel Logiest écrit qu’en 1959, c’est le territoire de Kibuye qui comporte le plus de Tutsi avec une proportion de
30 %. Cf. G. Logiest [130, p. 42].
2 Il faut faire des réserves sur cette qualification de tutsi, puisque les Tutsi avaient intérêt à se faire ficher comme hutu
et l’administration sous-estimait le nombre de Tutsi pour abaisser les quotas.
3 Ibuka (Souviens-toi) est une association rwandaise qui entretient la mémoire du génocide et défend les survivants.
1097
29.1. FIN JUIN À BISESERO, DES TUTSI RÉSISTENT TOUJOURS
de 59 050 est sous-estimé. 4 Le rapport du MINALOC 5 donne 84 341 morts déclarés pour Kibuye. 6
Cette région est à la frontière avec le Zaïre (aujourd’hui RDC), au bord du lac Kivu. Les deux bases
de départ de l’opération Turquoise étant Goma et Bukavu au nord et au sud de ce lac, la préfecture de
Kibuye va être occupée par les militaires français en premier lieu, d’autant plus qu’ils soupçonnent le
FPR de pousser une offensive vers Kibuye afin de couper en deux l’Ouest du Rwanda qui reste encore
contrôlé par le gouvernement intérimaire.
Dès le 7 avril, dans la région de Bisesero, à 20 km au sud de Kibuye, les Tutsi sont obligés de
fuir leur domicile et de se cacher sur les collines de Muyira, Gitwa, Kigarama, Gitwe, Bisesero, Murambi,
Uwingabo, Gisoro et au sommet de la région, le mont Karongi (2 595 mètres). Ils sont rapidement rejoints
par les rescapés des massacres qui se déroulent dans toute la préfecture de Kibuye. Ils se cachent dans
les forêts, dans des grottes et des trous où étaient exploitée la cassitérite. Ils sortent la nuit en quête de
nourriture. Des attaques massives sont lancées contre eux avec des militaires, des policiers communaux,
des Interahamwe et des paysans armés. Ces attaques se sont poursuivies tout au long des mois d’avril, de
mai et de juin 1994. La résistance est organisée. À coups de pierres, de machettes prises aux assaillants,
les Tutsi se défendent et font reculer parfois leurs bourreaux. Leur tactique est de « se mélanger » aux
assaillants. Les plus vigoureux attendent les assaillants en position couchée, puis, quand ceux-ci arrivent
tout près, ils les attaquent à coups de pierres ou en combat corps à corps. Alors que presque partout les
grands massacres étaient terminés fin avril, sur les collines de Bisesero, les Tutsi résistaient encore. Il est
possible que cette résistance ait été la cause de la pause des attaques pendant deux semaines, fin avril,
début mai. Le 3 mai, le Premier ministre, Jean Kambanda, préside une réunion à Kibuye où le préfet
Kayishema fait état de l’insécurité régnant dans la région à cause des personnes rassemblées à Bisesero
et demande des renforts pour résoudre le problème. Des militaires, des miliciens de Cyangugu et Gisenyi
sont envoyés par camions, par cars, en particulier lors des attaques des 13 et 14 mai 1994, qui causent des
pertes effroyables parmi les Tutsi. Les attaques commençaient vers 6 heures du matin et se poursuivaient
jusqu’à environ 4 ou 5 heures dans l’après-midi. Selon African Rights, sur 50 000 Tutsi, il en restait 2 000
fin juin. 7
Nous n’avons pas d’information sur la présence de militaires français dans la région lors de ces attaques
des 13 et 14 mai, mais, vu que certains sont restés « en sonnettes » au Rwanda, ce n’est pas à exclure.
Notamment, un témoin que nous avons rencontré laisse entendre que des militaires français sont apparus
dans la région avant l’opération Turquoise. 8 Signalons que, lors de la grande attaque des 13 et 14 mai,
Bernard Kouchner, en liaison avec l’Élysée, est en mission au Rwanda pour négocier avec Bagosora,
Bizimungu et le GIR, l’évacuation de quelques dizaines d’orphelins en France.
Alors que la chasse aux Tutsi redouble juste avant l’arrivée de Turquoise, les Français vont laisser au
moins quatre jours au préfet de Kibuye pour terminer son « ratissage », c’est-à-dire l’éradication des Tutsi,
avant de se décider, contraints et forcés, à leur porter secours. Pourtant, les Français étaient informés de
l’existence de survivants à Bisesero.
Marie-Laure Colson résume en ces termes les atermoiements à Bisesero des troupes d’élite françaises,
censées être envoyées là pour mettre fin au génocide :
Ici, trois mois durant, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants armés de pierres et de
machettes ont opposé une résistance désespérée aux assauts de militaires, de miliciens et de civils
armés. (...) L’épilogue de cette résistance héroïque est sinistre. Quand le 26 juin, des soldats français
de l’opération Turquoise arrivent à Bisesero, les survivants se risquent à sortir des buissons et des
ravines malgré la présence, aux côtés des Français, de miliciens en armes. Les militaires français leur
promettent de revenir dans trois jours. Ils tiendront leur promesse. Mais les miliciens seront plus
rapides. Les réfugiés sont à découvert, épuisés par trois mois de lutte et de privations. Près de un
millier d’entre eux seront exécutés entre le 26 et le 30 juin. 9
N’étaient-ce que des atermoiements ?
4 Philip Verwimp, Death and survival during the 1994 genocide in Rwanda, Population Studies, Vol. 58, No. 2, 2004,
pp. 233-245. http://francegenocidetutsi.org/VerwimpKibuye.pdf
5 MINALOC : Ministère de l’Administration locale et des Affaires sociales.
6 Voir tableau 15.3 page 710.
7 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, pp. 2, 63, 64].
8 Voir le témoignage de Vincent Nzabonitegeka, section 29.25.6 page 1190.
9 Marie-Laure Colson, Libération, 3 avril 1998. En réalité, le 26 juin, les militaires français sont informés par des
journalistes qu’il reste des survivants à Bisesero. Ils les découvrent le 27 mais ne leur portent secours que le 30.
1098
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.2
« Il faut tout nettoyer avant que les Français ne soient là »
Avant l’arrivée des Français de Turquoise, les autorités rwandaises font disparaître les traces des
massacres. On jette les cadavres dans des fosses, on nettoie les traces de sang dans les églises, à Kibuye
notamment, mais surtout on extermine les derniers survivants tutsi qui pourraient être des témoins
gênants. Ainsi, une attaque du camp de Nyarushishi à douze kilomètres de Cyangugu était prévue le 23
juin, juste avant l’arrivée des militaires français de Turquoise. De même, sur les collines de Bisesero, les
organisateurs des massacres font terminer le « travail ».
Les attaques redoublent en juin. Dans une lettre du 2 juin 1994 au ministre de l’Intérieur du GIR,
Clément Kayishema, préfet de Kibuye, prévoyant une attaque du FPR sur Kibuye, demande des renforts :
[...] Les rumeurs me parviennent qu’il y aura une attaque du FPR sur KIBUYE par une jonction
de Nyanza (Nyabisindu) - Karongi - Ile Idjwi. Actuellement il y a une infiltration FPR parmi la
population en déplacement.
Honneur vous demander un renfort militaire pour aider la population à surveiller les hautes
altitudes de Karongi et les plantations théicoles de Gisovu. 10 Les fusils et les munitions pour la
protection civile sont urgents pour Kibuye. Rappel que Karongi possède Station FM et Poste de
Transformation Electrogaz et Usine à Thé Gisovu et aussi coin stratégique militaire.
Sommes entrait [sic] d’organiser des camps de déplacés hors la ville de Kibuye et des grands
centres. 11
Le 10 juin, selon l’agenda de Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille, le Conseil des ministres,
réuni à Gisenyi, traite du problème des Inyenzi, c’est-à-dire des Tutsi qui résistent encore dans la région
de Kibuye 12 :
Kibuye : le centre n’a pas de déplacés 13
L’école de Nyamishaba héberge des gens 14
- Eto (école technique) → banques populaires
- L’antenne de Karongi à protéger
- Beaucoup de Hutu sont infiltrés par le FPR dans Kibuye
- Problèmes fermeture marché le long du lac Kivu
Rwamatamu le bourgmestre est le frère de Sendashonga 15
- Problème des Inyenzi mu Bisesero -
Le ministre de l’Information, Eliezer Niyitegeka, tient deux réunions à Kibuye, le 10 juin et la semaine
suivante vers le 17, pour organiser la liquidation des Tutsi de Bisesero :
[...] le 10 juin 1994 ou vers cette date, entre 9 heures et 10 heures du matin, l’accusé [Niyitegeka]
a assisté en sa qualité de responsable à une réunion tenue à la préfecture de Kibuye, en compagnie
de Ruzindana, de Kayishema et d’autres personnes. Cette réunion avait pour objet de trouver les
moyens à mettre en œuvre pour tuer tous les Tutsis à Bisesero. Il a promis de fournir des armes pour
tuer les Tutsis à Bisesero. La semaine suivante, il a participé à une autre réunion tenue à la salle
de conférence de la préfecture de Kibuye, en compagnie notamment de Ruzindana et de Kayishema.
La réunion avait pour objet de permettre à l’accusé de répondre aux questions posées à la réunion
précédente, notamment sur sa promesse de mettre à disposition des armes. À cette réunion, l’accusé
a distribué à des représentants de groupes d’assaillants des armes à utiliser dans les tueries prévues à
Bisesero. Il a indiqué que l’attaque aurait lieu le lendemain à Bisesero. Il a exposé le plan de l’attaque
en traçant sur un tableau noir un cercle à l’intérieur duquel il a écrit « Bisesero ». Autour du cercle
étaient inscrits les noms des personnes désignées comme meneurs de chaque groupe d’assaillants et les
points d’où devaient partir les cinq groupes d’assaillants, à savoir Karongi, Rushishi, Kiziba, Gisiza
et Murambi. 16 L’accusé a encouragé les gens à participer à l’attaque, et a lui-même pris la tête du
groupe de Kiziba. Ce plan a été mis à exécution dès le lendemain, lors de l’attaque perpétrée à Kiziba
Le mont Karongi et le village de Gisovu sont à quelques kilomètres de Bisesero.
Dr Kayishema Clément, Préfet de Kibuye au Ministre MININTER Kigali, 2 juin 1994, No 003/04.09.01, Situation
de sécurité dans la préfecture de Kibuye pour la semaine du 29.5.1994 au 2.6.1994. Cf. TPIR, Procès Kayishema, Exh.
340, K0040772 http://francegenocidetutsi.org/SecurityReportKibuyeJune1994.pdf ; Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 255].
12 A. Guichaoua [99, pp. 415-416].
13 Les déplacés du stade Gatwaro, de l’église de Kibuye, du Home Saint-Jean, ont été massacrés.
14 Cette école a été le théâtre de massacres les 15 et 16 avril, selon Wolfgang Blam. Cf. J.-P. Chrétien [57, p. 110].
15 Seth Sendashonga est au FPR. Son frère, Abel Furere, est bourgmestre de Rwamatamu, au sud de Gishyita.
16 Voir carte figure 29.8 page 1130.
10
11
1099
29.2. « IL FAUT TOUT NETTOYER AVANT QUE LES FRANÇAIS NE SOIENT LÀ »
Figure 29.1 – La région de Kibuye à Gikongoro
contre des Tutsis à Bisesero, attaque qui a été dirigée par l’accusé et qui a fait de nombreuses victimes
parmi les réfugiés tutsis. 17
Le 12 juin 1994, Clément Kayishema adresse au ministère de la Défense la lettre suivante :
Subsidairement à mon télégramme du 9/6/94 adressé au ministre Mininter et dont copie vous a
été réservée,
Pour la sécurité du secteur Bisesero Commune Gishyita, la population de la région est déterminée
à faire le ratissage dans le cadre de la défense civile.
J’ai l’honneur de vous demander de donner un ordre formel au Commandant Groupement Kibuye
pour assurer l’encadrement de cette action.
La durée de l’opération est de quatre jours du 15/06/94 au 18/06/94. Pour mener cette opération,
il nous faut des munitions :
- grenades à fusils au moins 30
- grandes [grenades] à main au moins 50
17 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 225, pp. 56-57. http://
francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=60
1100
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
- cartouches pour R4
- 4 cassettes pour machine gun.
Très haute considération
Préfet de Préfecture Kibuye
Dr KAYISHEMA Clément 18
Le gouvernement intérimaire, réuni à Muramba (Gisenyi), décide le 17 juin d’une opération de ratissage
dans le secteur de Bisesero. Pauline Nyiramasuhuko note dans son agenda :
Situation sur terrain (militaire, défense civile, déplacés de guerre, politique et diplomatique)
Manque d’armement
Problème des Inyenzi dans la région de Bisesero secteur Bisesero, commune Gishyita
Rwamatamu et major Jabo empêchent une action concertée pour en venir à bout [...] 19
Karongi : pas gardé
Usine à thé de Gisovu n’a que 2 gendarmes. Les réservistes devraient garder ces deux endroits :
20 personnes
Kuwisumo Projet GTZ
Abasesero, ce sont des anciens éclaireurs guerriers féodaux. 20 Chez le FPR Polisi Denis... 21 Rwigara sont de la région et Bisesero a été choisi par Biseruka (Stanislas) 22 car connu par lui comme coin
stratégique. Gisenyi sera attaqué depuis Bisesero et Kabuhanga < Gisenyi >. Il faut une opération
musclée. Gisenyi n’a qu’un seul bataillon, le 42e bataillon. (...) 23
Suite à ce Conseil des ministres du 17 juin, le ministre de l’Intérieur, Édouard Karemera, 24 demande
par une lettre en date du 18 juin au commandant du secteur opérationnel de Gisenyi, 25 le lieutenantcolonel Anatole Nsengiyumva, 26 d’apporter son soutien au groupement de gendarmerie de Kibuye pour
l’opération de ratissage dans le secteur Bisesero. 27
Il s’agit bien de liquider ce « sanctuaire du FPR » à Bisesero avant l’arrivée des Français, celle-ci
ayant été annoncée le 15 juin à Paris.
Aux environs du 18 juin a lieu l’attaque à partir de Kiziba organisée par Eliezer Niyitegeka. 28 Ce
qui suit démontre que ces opérations de ratissage ne sont pas terminées quand les militaires français
commencent à se déployer dans la région. Patrick de Saint-Exupéry, journaliste au Figaro, rapporte des
témoignages corroborant sa thèse de la « solution finale » du préfet de Kibuye :
Juste avant l’arrivée des militaires français à Kibuye, le préfet, un jour qu’il avait un verre dans
le nez a lancé dans un des bistrots de sa ville : « Il faut tout nettoyer avant que les Français ne
soient là. » Pour Ozias, qui assistait à la scène, le message était clair : « Le préfet voulait achever la
liquidation des Tutsis pour que les Français ne trouvent aucun témoin. » 29
18 Clément Kayishema, Télégramme au ministre de la Défense, 12 juin 1994. Trouvé à la préfecture de Kibuye par
Alain Ribaux, enquêteur du TPIR, présenté comme pièce à conviction no 296 dans l’affaire Clément Kayishema - Obed
Ruzindana à la séance du 16 février 1998. http://francegenocidetutsi.org/KayishemaToMinisterOfDefence12June1994.
pdf Cf. Ubutabera no 31, 2 mars 1998 ; Jugement de Kayishema au TPIR, V. Conclusions factuelles, section 428.
19 Le major Jabo, commandant du groupement de gendarmerie de Kibuye aurait été réticent ou opposé aux massacres.
20 Les Tutsi de la région de Bisesero sont appelés les Abasesero. Ce sont des éleveurs, très solidaires entre eux, qui ont su
se défendre contre les pogroms anti-tutsi depuis 1959.
21 Denis Polisi est vice-président adjoint du Front patriotique rwandais.
22 Le commandant Stanislas Biseruka est arrêté en 1980. Il est libéré de la prison de Ruhengeri par le FPR en janvier
1991 et s’enfuit avec lui.
23 A. Guichaoua [99, pp. 416-417]. http://francegenocidetutsi.org/Annexe_76.pdf#page=85
24 Édouard Karemera, ministre de l’Intérieur du GIR, né à Mabanza (Kibuye), vice-président du MRND, est un des
promoteurs du génocide dans la région de Kibuye. Il est arrêté par le TPIR et condamné à la prison à vie en 2011. L’appel
est en cours.
25 Voir section 29.2 page 1103.
26 Le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva est l’ancien chef du bureau G-2, Renseignements et Intelligence, des FAR.
Il est l’auteur de la lettre datée du 21 septembre 1992 définissant l’ennemi. Il déclenche les massacres dans la préfecture de
Gisenyi dans la nuit du 6 au 7 avril 1994. Il est arrêté en 1996 et condamné à la prison à vie par le TPIR. En appel en 2011,
sa peine a été réduite à 15 ans. Il a été libéré.
27 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 256]. Cette lettre est écrite en français. Le terme de « ratissage » était utilisé
par l’armée française pendant les opérations de « maintien de l’ordre » en Algérie. http://francegenocidetutsi.org/
KaremeraNsengiyumva18juin1994TPIR.pdf
28 TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, Le Procureur c. Eliezer Niyitegeka. Jugement portant condamnation, 16 mai 2003,
section 225, p. 51. http://francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=55
29 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6. http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
1101
29.2. « IL FAUT TOUT NETTOYER AVANT QUE LES FRANÇAIS NE SOIENT LÀ »
Le même Ozias, ancien chauffeur du préfet, se confie aussi à Vincent Hugeux, journaliste à L’Express :
« Kayishema a animé une réunion publique l’avant-veille de l’arrivée des Français, rapporte Ozias,
son ancien chauffeur. Il somme alors les gens de dénoncer ceux qui cachent encore des Tutsi et de
raser les maisons brûlées, histoire d’escamoter les preuves. » « Nettoyons tout avant la venue de nos
amis », lâche le fossoyeur dans un bar. 30
Patrick de Saint-Exupéry rapporte le témoignage d’un survivant de Bisesero, Éric Nzabihimana, sur
l’intensification de la chasse aux Tutsi, en particulier une attaque le 20 juin dirigée par le préfet Kayishema
lui-même :
Éric poursuit : « Le lundi 20 juin, le préfet de Kibuye est revenu avec les miliciens. C’est lui qui
donnait les ordres, c’est lui qui dirigeait les tueurs. A partir de ce jour-là, les choses sont encore
devenues plus difficiles. Comme si le préfet avait décidé d’en finir. »
D’un coup, la « chasse aux Tutsis » s’est organisée. Le 21 juin, trois groupes de « chasseurs » sont
mis en place. Comprenant chacun une dizaine de militaires rwandais en uniforme et 150 miliciens,
ces trois groupes encerclent la colline de Bisesero : « Avant, on pouvait espérer fuir. Mais là, conclut
Éric, le préfet nous avait pris au piège. » 31
Des achats d’armes sont décidés lors d’une réunion de collecte de fonds. 32 Ces armes sont effectivement
livrées fin juin pour en finir avec la résistance à Bisesero. Il est probable que la livraison se soit faite en
présence des militaires français de Turquoise, qui contrôlent à ce moment l’aéroport de Goma :
A fundraiser was held at the end of June at the Hôtel Méridien in Gisenyi. Several interim
government ministers were there, and the military was represented by Colonel Anatole Nsengiyumva.
The MRND Secretary-general Joseph Nzirorera was also present. They said they would use the
money raised to purchase weapons and ammunition for their campaign in the Bisesero hills where
Kambanda said the Tutsi continue to resist. Weapons were eventually acquired, said Kambanda,
coming into Rwanda through Goma, and were received by Joseph Nzirorera. Colonel Nsengiyumva
requisitioned brewery lorries to transport the weapons at night. 33
Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
32 Il s’agit peut-être d’une réunion du Fonds de Défense nationale créé le 25 avril par Félicien Kabuga, Mathieu Ngirumpatse, Édouard Karemera et Anatole Nsengiyumva afin de fournir assistance au gouvernement intérimaire pour combattre
l’ennemi et ses « complices ». Ce fonds devait servir à l’achat d’armes, de véhicules et d’uniformes pour les milices Interahamwe et l’armée dans toutes les préfectures du pays. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 287].
33 Linda Melvern [141, p. 242], [142, p. 246]. Traduction de l’auteur : Une réunion de collecte de fonds se tint fin
juin à l’hôtel Méridien de Gisenyi. Plusieurs ministres du gouvernement intérimaire étaient présents, le colonel Anatole
Nsengiyumva représentait les militaires. Le secrétaire général du MRND, Joseph Nzirorera, était là aussi. Ils décidèrent que
l’argent collecté serait utilisé à l’achat d’armes et de munitions pour les opérations sur les collines de Bisesero, où Kambanda
dit que des Tutsi continuent à résister. En fin de compte, ces armes furent achetées, dit Kambanda, elles arrivèrent au Rwanda
par Goma, et furent réceptionnées par Joseph Nzirorera. Le colonel Nsengiyumva réquisitionna des camions de la brasserie
de Gisenyi pour les transporter de nuit.
30
31
1102
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.2 – Lettre du 18 juin 1994 d’Edouard Karamera, ministre de l’Intérieur, au colonel Nsengiyumva, lui demandant de fournir un appui militaire pour l’opération de ratissage à Bisesero. Source :
“Aucun témoin ne doit survivre”, p. 256
1103
29.3. LA PRÉTENDUE OFFENSIVE DU FPR SUR KIBUYE
29.3
La prétendue offensive du FPR pour couper en deux la
zone encore contrôlée par le GIR
L’offensive du FPR sur Kibuye est affirmée par le préfet Kayishema dans sa lettre du 2 juin et la lettre
du 18 juin d’Édouard Karemera, ministre de l’Intérieur, déclare que le secteur de Bisesero est devenu
un sanctuaire du FPR. L’annonce d’une offensive du FPR sur Kibuye est reprise en écho le 22 juin par
François Léotard, ministre français de la Défense :
Sur le terrain, le FPR tente de s’emparer complètement de Kigali et fait effort sur Butare et
Kibuye. Nous nous limiterons pour l’instant au premier site près de la frontière et ensuite nous
pourrons envisager des opérations de va-et-vient pour sauver des populations, des enfants menacés. 34
Cette information est donnée aux militaires français dans l’ordre d’opération Turquoise du 22 juin :
LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SUR LES DIRECTIONS KIGALI-KIBUYE,
ET KIGALI-BUTARE, EN VUE DE COUPER EN DEUX LA PARTIE OUEST DU PAYS ENCORE
SOUS CONTRÔLE GOUVERNEMENTAL, ET D’AUTRE PART, DE CONTRÔLER L’AXE PRINCIPAL, RELIANT LA CAPITALE RWANDAISE AU BURUNDI. 35
L’affirmation selon laquelle le FPR « fait effort sur Kibuye » est fausse. À l’époque, le FPR mettait la
pression sur Kigali et Butare afin de contrôler ces deux villes et d’empêcher l’armée française d’y parvenir.
L’axe principal menant de Kigali au Burundi est déjà coupé depuis le 15 mai et l’APR contrôle Gitarama
depuis le 3 juin.
Cette rumeur d’infiltrations du FPR est démentie, notamment lorsque la colonne de fusiliers marins
français, commandée par le capitaine de frégate Marin Gillier, quitte Rwesero le 24 juin :
Le bataillon reprend sa route, soulagé par un accueil qu’il croyait moins favorable, tranquillisé que
la rumeur d’infiltration de commandos tutsi s’avère fausse. Leur direction, Kirambo et son camp. 36
Mais filmant l’arrivée du CPA 10 en hélicoptère à Kibuye, la même équipe de France 2 affirme que le
FPR veut lancer une offensive sur Kibuye :
L’analyse des cartes confirme la proximité du front, environ 60 km. Kibuye est un des objectifs
prioritaires du Front patriotique rwandais. Il souhaite couper en deux la zone gouvernementale. 37
Le 25 juin, interrogé par Benoît Duquesne à l’aéroport de Bukavu, le commandant du COS, Jacques
Rosier, estime que l’infiltration d’éléments du FPR est probable :
Benoît Duquesne : On parle beaucoup d’infiltrations de l’autre côté du Rwanda par des éléments
du FPR. Est-ce que c’est une chimère, est-ce une peur incontrôlée des Rwandais qui sont de ce côté-ci,
ou est-ce une réalité ?
Colonel Rosier : Eh bien écoutez, à partir des premiers renseignements qu’on a recueillis sur le
terrain, il semblerait que ce soit une réalité, que je pense possible dans la mesure où, malgré tout,
les troupes du FPR continuent d’attaquer donc logiquement, sur le plan militaire, il est normal qu’ils
fassent des reconnaissances profondes. Euh, maintenant c’est à nous peut-être de vérifier que cette
peur réelle est une réalité.
Benoît Duquesne : Quand les Rwandais parlent d’infiltrations ici, en général ce sont des hutu, ils
le disent pour justifier la chasse qu’ils ont menée éventuellement contre les Tutsi.
Colonel Rosier : Effectivement c’est le risque, c’est à nous de faire la part des choses. 38
Selon Bernard Lugan, l’ordre d’opération no 1 du 25 juin 1994 du général Lafourcade évoque la poussée
du FPR vers Kibuye :
34 Conseil restreint du 22 juin 1994, Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint22juin1994.pdf#page=2
35 Ordre d’opération de Turquoise, 22 juin 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 386]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf
36 Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 24 juin 1994, 20 h.
37 Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 26 juin 1994, 20 h. Philippe Boisserie
nous précise que le reportage a été réalisé ce 26 juin.
38 Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h.
1104
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
La légitimité de notre action [...] suppose de respecter une stricte neutralité vis-à-vis des parties
prenantes au conflit et d’éviter tout contact armé avec le FPR [...]. Le FPR pourrait tenter de prendre
contact avec nos unités pour rechercher l’affrontement : soit en accentuant sa poussée vers Kibuye,
soit en s’emparant de Butare puis en progressant vers l’Ouest (Gikongoro). 39
Le général Quesnot et Bruno Delaye évoquent dans une note à François Mitterrand, le 28 juin, des
infiltrations du FPR qui viseraient à couper en deux la zone gouvernementale :
Les combats restent soutenus sur l’ensemble de la ligne de front et le FPR semble vouloir progresser
par infiltrations dans la direction de Kibuye à partir de Gitarama. S’il poursuivait son effort sur cet
axe, il serait en mesure rapidement de couper en deux par le milieu la zone encore tenue par les forces
gouvernementales. 40
Puisque le commandement français dit craindre cette poussée du FPR vers Kibuye, dont il propage
la nouvelle, va-t-il renoncer à la neutralité qu’il affiche et soutenir ouvertement les FAR ? La consigne
donnée aux militaires français dans la région de Kibuye aurait donc été de repérer les éléments avancés du
FPR et de laisser l’armée rwandaise et les milices les attaquer, voire peut-être de les y aider en sous-main
et de leur donner des armes.
29.4
Les assassins font un accueil enthousiaste aux Français
Les forces de Turquoise qui, à notre connaissance, interviennent d’abord dans la région de Kibuye à
l’ouest du Rwanda, sont deux unités du Commandement des Opérations Spéciales (COS), le commando
parachutiste de l’air no 10 de Nîmes (CPA 10), commandé par le lieutenant-colonel Duval (alias Diego),
qui est héliporté de Goma à Kibuye le 24 et le 26 juin 41 et deux escouades du commando de marine
Trepel, commandées par le capitaine de frégate Marin Gillier (alias Omar), qui remontent de Cyangugu
vers Gishyita à partir du 24 juin également. Des éléments du GIGN 42 accompagnent ces deux groupes.
Le commandement de Turquoise a reçu pour instruction de contacter les autorités locales, qui d’ailleurs
ont organisé partout des fêtes populaires pour accueillir les militaires français.
29.4.1
L’arrivée du détachement de Marin Gillier à Rwesero et Kirambo
Philippe Boisserie et Éric Maisy de France 2, qui accompagnent la colonne de Gillier le 24 juin, 43
décrivent l’accueil qui leur est fait dans les villages depuis Cyangugu sur la route vers Kibuye.
Ils ont été applaudis comme on applaudit une armée de libération.
Au moindre village, au moindre barrage tenu d’ordinaire d’une main de fer par les soldats des
forces armées rwandaises, une haie d’honneur salue l’arrivée des militaires français.
Et plus les soldats avancent en pays hutu et plus la rue se pavoise de tricolore. 44
Accueillis à Rwesero par le sous-préfet, Gérard Terebura, un criminel notoire, celui-ci montre sur une
carte de la région le camp de Kirambo où se trouveraient 2 500 déplacés hutu. Ils se rendent là-bas.
B. Lugan [131, p. 268].
Note du 28 juin 1994 du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République.
Objet : Votre entretien avec le Premier ministre et Conseil restreint du mercredi 29 juin. http://francegenocidetutsi.
org/QuesnotDelaye28juin1994.pdf#page=2
41 Le lieutenant-colonel Duval déclare à la Mission d’information que « le 24 juin, il avait été héliporté à Kibuye ». Cf.
Audition du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome
III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf Cependant, le reportage
sur France 2 de l’arrivée du détachement du CPA 10 est réalisé le 26 juin. Son auteur, Philippe Boisserie, nous précise que
« ce n’est pas forcément contradictoire avec l’audition [de Duval] devant la Mission d’information puisque des opérations de
reconnaissance avaient été effectuées avant que nous arrivions à Kibuye. » Ils sont arrivés probablement en deux groupes,
l’un le 24, l’autre le 26.
42 Du GIGN ou de formations voisines de la gendarmerie nationale, EPIGN...
43 Cette séquence est présentée le 25 juin par Benoît Duquesne en ces termes « La première journée au Rwanda s’est
parfaitement passée. Je vous propose de la vivre avec Philippe Boisserie... » Ce serait donc la journée du 25 juin comme nous
l’a confirmé Philippe Boisserie. Cependant, Gillier note 24 juin dans son rapport à la Mission d’information parlementaire.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http://francegenocidetutsi.org/
Gillier30juin1998.pdf#page=2 Les premiers Français étant arrivés à Cyangugu le 23 juin, du moins officiellement, la
première journée au Rwanda évoquée par Benoît Duquesne serait plutôt le 23 ou le 24, mais pas le 25. Gillier est probablement
allé à Kirambo le 24 juin. Ce reportage est en réalité du 24.
44 Notons l’expression « pays hutu » que les militaires français utilisent pour désigner le Rwanda.
39
40
1105
29.4. LES ASSASSINS FONT UN ACCUEIL ENTHOUSIASTE AUX FRANÇAIS
Figure 29.3 – Le sous-préfet de Rwesero, Gérard Terebura, montre sur la carte le camp de Kirambo au
capitaine de frégate Marin Gillier. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition spéciale
Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h
Jean Hélène décrit l’accueil du commando Trepel dirigé par le capitaine de frégate Marin Gillier à
Kirambo : 45
Parmi toutes ces personnes qui serrent avec chaleur les mains des soldats, qui agitent des bouquets
de fleurs ou des drapeaux français, parmi tous ces jeunes gens qui dansent de joie, combien d’assassins ?
Le détachement français n’est pas là pour se poser ce genre de questions. Il continuera cet après-midi
[24 juin] vers Kibuye, plus au nord, en espérant trouver des Tutsis ou des opposants hutus qui se
cachent encore après deux mois de clandestinité pour échapper aux machettes des miliciens. 46
29.4.2
Le voyage du détachement Bucquet de Gisenyi à Kibuye
Patrick de Saint-Exupéry, qui a suivi depuis Goma un convoi militaire français, décrit l’ambiance à
son arrivée à Kibuye, le 26 juin au soir :
C’était un voyage assez étonnant, un peu paradoxal, dans le sens où les militaires français étaient
accueillis comme des libérateurs. Il y avait des barrages partout à ce moment-là, à travers le pays, des
barrières. La plupart des barrières avaient mis en place des drapeaux français pour accueillir l’armée
française. Lorsque les militaires français sont arrivés sur place, donc dans l’est du Rwanda [ouest], il
y a eu des acclamations, des cris d’enthousiasme, enfin la France s’était décidée à intervenir.
Ça, c’est un petit peu pour la première partie du voyage, c’est-à-dire la partie au cours duquel
nous étions avec les militaires français.
Après, comme je l’ai dit, nous nous sommes séparés, les militaires se sont arrêtés pour une raison
que j’ai oubliée 47 et donc, nous avons continué par nous-mêmes et là, le voyage est devenu un peu
45 Les événements décrits dans cet article correspondent à ceux montrés dans le reportage de Philippe Boisserie. Comme
Le Monde daté du 26 paraît le 25, les événements décrits sont du 24. Effectivement, un reportage de Jean Hélène sur le
village de Kirambo est diffusé sur l’émission « Afrique soir » de RFI, le 24 juin. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda
[84, Tome II, p. 294]. L’arrivée de Marin Gillier à Kirambo est donc, comme celui-ci le dit, du 24.
46 Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.
47 Selon le rapport Mucyo, le détachement commandé par le capitaine Bucquet est stationné à Rubengera au bord du lac
Kivu, à l’ouest de Mabanza à moins de dix kilomètre à vol d’oiseau de Gitesi-Kibuye. Voir carte figure 29.4 page 1107. Il
précise que le détachement est arrivé par un convoi d’une vingtaine de véhicules militaires, dont des blindés, le 23 juin. Cf.
1106
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.4 – La région de Kibuye à Mabanza, au bord du lac Kivu. Source : carte au 1/50 000e, annexes
du rapport Mucyo.
55 - Cantonnement des militaires français à l’École Normale Technique des sœurs de Namur.
56 - Logement du colonel Sartre au camp de la gendarmerie.
57 - Cantonnement des militaires français au stade Gatwaro.
58 - Cantonnement des militaires français à l’École Technique Officielle (ETO).
59 - Musaho près de Mutumbezi sur le lac Kivu.
60 - Cantonnement des militaires français au collège de Rubengera.
61 - Route Rubengera - Gitarama, alors non goudronnée.
La route passant à Rubengera va au Nord vers Gisenyi
plus compliqué. Il y avait toujours les barrières, mais la nuit tombait, les gens étaient de plus en
plus excités aux barrières, nous avions un chauffeur zaïrois qui conduisait le minibus, qui nous a
valu quelques ennuis, dans le sens où les gens aux barrières voulaient à tout prix s’informer de sa
nationalité, s’il était Hutu ou Tutsi.
Il a fallu discuter plusieurs fois. Plus ça allait, plus l’atmosphère devenait agressive, sans être
réellement menaçante, mais il y avait une tension qui devenait perceptible. Nous sommes arrivés très
tard à Kibuye, vers 11 h 00, 11 h 30 du soir et sur les dernières barrières, c’était très difficile de
discuter parce que les gens étaient souvent ivres ou souvent très, très excités, mais nous sommes
arrivés, malgré tout, à Kibuye. 48
Les miliciens et les Hutu font la fête aux militaires français, mais il est clair que le « travail » continue.
L’odeur des cadavres flotte dans l’air, alors que la foule acclame la France :
A leur arrivée [des commandos du COS], ils sont acclamés : dans chaque village traversé, et malgré
Rapport Mucyo [65, pp. 206, 229, 230]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=212 Il
est surprenant que dès le 23 juin, autant de véhicules aient été aéroportés. La colonne qu’accompagne Saint-Exupéry le 26
juin est dirigée par le capitaine Bucquet. Elle comporte une « dizaine » de véhicules militaires. Cf. Patrick de Saint-Exupéry,
Un accueil sous les vivas, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2. Au tribunal d’Arusha, Saint-Exupéry dit que le convoi comprenait
« à peu près un ou deux camions et peut-être deux ou trois Jeeps, c’est-à-dire une quarantaine de militaires. » Cf. Audition
de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, ICTR-95-1-T, 18 novembre 1997, pp. 121-122.
48 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, pp. 122-124.
http://francegenocidetutsi.org/KayishemaTranscript18111997fr.pdf#page=122
1107
29.4. LES ASSASSINS FONT UN ACCUEIL ENTHOUSIASTE AUX FRANÇAIS
cette odeur omniprésente de cadavres en train de pourrir, une foule en liesse les applaudit. Les milices
de tueurs et d’assassins ont sorti les drapeaux français. Parfois, des banderoles sont déployées : « Vive
la France ! Merci François Mitterrand ! »
Les soldats ne disent rien. 49
29.4.3
Les Français ne démantèlent pas les barrières
Au dire des journalistes, il y avait des barrières partout. Patrick de Saint-Exupéry cite plus haut les
barrières entre Gisenyi et Kibuye. « La plupart des barrières avaient mis en place des drapeaux français
pour accueillir l’armée française. » Le portrait de François Mitterrand veille sur certaines barrières :
Un peu plus loin à Gishyita, un portrait du « Président François Mitterrand » très saint-sulpicien
a été placé près du barrage. Ceux qui le gardent sont armés de gourdins et de machettes. 50
Une équipe de France 2 rencontre plusieurs barrages gardés par les miliciens entre Cyangugu et Kibuye
alors que les militaires français sont là :
[ Isabelle Staes : ]
Lorsqu’on s’enfonce en territoire hutu, les barrages jalonnent les pistes. Les Français avaient
demandé qu’ils soient retirés, la consigne n’a pas été suivie.
[ Des jeunes à un barrage ]
Des barrages tenus par des civils hutu.
[ Une planche hérissée de clous est retirée de la piste. ]
De simples villageois qui s’autorisent ainsi à contrôler des identités. On appelle ça la défense civile.
[ Un pick up arrive chargé de militaires. On aperçoit un grand pylône de ligne à haute tension. ]
Ceux-là sont des gendarmes hutu qui arrivent de Kigali, pas de problème. Mieux vaut ne pas être
tutsi, mais circulent-ils encore dans ce secteur ? Leurs cadavres s’entassaient à ces barrages il y a
encore peu de temps.
[ Le jeune milicien avec le drapeau états-uniens imprimé sur la chemise : ]
On doit contrôler parce qu’il y a pas mal de membres du FPR qui entrent comme ça.
[ Isabelle Staes : ]
La peur des rebelles frisent parfois l’irrationnel. 2 km plus loin, un autre barrage. Nos passeports
sont cette fois-ci contrôlés. On nous soupçonne soudain de travailler pour le FPR.
Dans cette vallée ?
[ Une autre barrière ]
Ici on nous assure que le simple citoyen tutsi n’est pas inquiété.
[ Un civil en chemise blanche explique qu’on ne fait rien aux Tutsi : ]
Si c’est un simple Tutsi, pas un agent du FPR, on le laisse passer.
[ Isabelle Staes : ]
Et si c’est un agent du FPR ?
[ Le civil en chemise blanche : ]
On l’enferme avec un cadenas. On le remet aux autorités compétentes. Jugé, exécuté.
[ Isabelle Staes : ]
Exécuté ?
Uniquement jugé, pas exécuté. [Il rit.] 51
Les Français ont-ils réellement demandé que les barrages soient retirés ? Ou se sont-ils contentés de
l’affirmer devant les journalistes ? Quand la journaliste dit : « On appelle ça la défense civile », qui est ce
“on” ? Sans doute les autorités rwandaises. Il semble bien que ces barrières sont tolérées par les militaires
français au titre de cette défense civile pour empêcher les infiltrations FPR, c’est-à-dire pour arrêter les
Tutsi.
29.4.4
Les Français désarment ni les miliciens, ni les gendarmes ni les FAR
Le 26 juin, le colonel Rosier déclare à la presse à Cyangugu :
49
50
51
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15 janvier 1998.
François Luizet, Rwanda : les Français entre deux feux, Le Figaro, 1er juillet 1994.
Isabelle Staes, Pascal Pons, France 2, 27 juin 1994, Dernière.
1108
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.5 – Un milicien fait un contrôle d’identité à un barrage pendant l’Opération Turquoise. Source :
Isabelle Staes, Pascal Pons, France 2, 27/6/1994, Dernière
Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain,
s’il y a des infiltrations de rebelles, on nous fera porter le chapeau. 52
Au contraire de les désarmer, nous voyons sur des photos des militaires français côtoyer des miliciens
et même participer à l’entraînement de nouvelles recrues. 53 En parlant d’« infiltrations de rebelles », le
colonel Rosier montre que la neutralité de Turquoise cache en fait une prise de position contre le FPR.
29.4.5
Les militaires français contactent les autorités rwandaises
Le lieutenant-colonel Duval, alias Diego, a probablement rencontré Kayishema :
Du 24 au 27 juin, outre la protection de la trentaine de religieuses de cette communauté, des
contacts avaient été pris avec les autorités locales et le commando avait entrepris la reconnaissance
des secteurs limitrophes de Kibuye. 54
Le 26 juin, le colonel Jacques Rosier, commandant le COS, rencontre vraisemblablement le préfet
Kayishema, lorsqu’il vient à Kibuye pour l’installation des commandos de l’air. 55 Rosier a certainement
été informé, s’il ne l’était pas déjà, de l’existence de ce « sanctuaire FPR » dans les montagnes près de
Kibuye. Notons que, contrairement à d’autres officiers du COS sous ses ordres, le colonel Rosier connaît
bien le Rwanda et les FAR, puisqu’il a commandé le dispositif Noroît et le DAMI, de juin à novembre
1992. 56
Le 24 juin, Marin Gillier qui s’est entretenu à Rwesero avec le sous-préfet, Gérard Terebura, est ensuite
reçu à Kirambo par le bourgmestre, Mathias Mayira, un autre organisateur de massacres.
52 Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16. http://francegenocidetutsi.
org/SmithDialogueDifficileAvecMassacreursLibe27juin1994.pdf
53 Voir section 28.4 page 1085.
54 Audition du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
55 Le colonel Jacques Rosier vient à Kibuye, dimanche 26 juin 1994, installer le « lieutenant-colonel Jean Diego » et ses
trente-cinq hommes à Kibuye. Il est accueilli par un sous-préfet. Cf. François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro,
27 juin 1994. Le journaliste a été transporté en hélicoptère et est « cornaqué » par le capitaine Roussel.
56 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 146].
1109
29.5. LES FRANÇAIS VOLENT AU SECOURS DES HUTU
[ Alors que Gillier debout sur sa Jeep salue la foule, on entend des bonjour, bonjour. ]
[ P. Boisserie : ]
Sous le portrait de l’ancien président hutu, fleurs à la main, le cliché est idéal.
Pour les représentants du gouvernement rwandais, il est clair que la France vient les soutenir
contre l’agression du FPR.
[ M. Gillier : ]
« La France a décidé de lancer une opération humanitaire au Rwanda. Je crois que le premier
objectif est atteint avec, encore une fois, tous ces sourires qui fleurissent sur vos visages. » 57
Figure 29.6 – Marin Gillier reçu par Mathias Mayira, bourgmestre de Kirambo et massacreur notoire.
Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994,
20 h
29.5
Les Français volent au secours des Hutu
Les victimes à secourir, ce sont les Hutu. Ainsi le capitaine de frégate Marin Gillier, chef du commando
Trepel, commence par protéger le camp de déplacés hutu de Kirambo, le 26 juin :
Tôt le 26 juin, nous partons vers le camp de réfugiés Hutu de KIRAMBO où nous organisons un
dispositif de protection, ses occupants nous ayant affirmé craindre une attaque d’éléments infiltrés du
FPR. [...]
Je laisse une partie de mes troupes autour du camp de KIRAMBO, dont nous devons assurer la
protection, et regroupe le reliquat à GISHYITA [...]. Sur place, j’interroge la population qui affirme que
toutes les collines à l’est sont infestées d’éléments du FPR infiltrés pour semer la terreur. Nous nous
établissons pour pouvoir intervenir au profit de la population, si nécessaire, puis rendons compte. 58
Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h.
Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=2
57
58
1110
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.6
Le journaliste Sam Kiley alerte les soldats français le 26
juin
29.6.1
Sam Kiley découvre des survivants à Bisesero le 25 juin
Dans un article publié dans The Times du 27 juin, le journaliste Sam Kiley affirme que les massacres
continuent et que des maisons brûlent toujours à Bisesero, d’où il écrit :
In Paris, French leaders claimed that their military expedition had won over the endangered Tutsi
population and that growing international support was vindicating the decision to send troops in. [...]
The slaughter of Tutsi by Rwandan government supporters continued unabated in spite of a
meeting between the government and the Pope’s envoy, who pleaded for an end of the killings.
When the French troops left Gisenyi where Cardinal Roger Etchegaray met representatives of the
Rwandan government, houses continued to burn in the commune of Bisesero, ten miles inland from
Lake Kivu near Kibuye. 59
On est donc prévenu à Paris, ce 27 juin, par la lecture du Times de Londres que les massacres de
Tutsi continuent dans la zone gouvernementale au Rwanda, en particulier à Bisesero, où des maisons
brûlent. Mais le commandement français à Goma ou à Bukavu était déjà forcément informé de ce que
sait le journaliste anglais. L’interview du colonel Rosier cité plus haut le suggère car il déclare que les
infiltrations du FPR sembleraient être une réalité.
Vincent Hugeux raconte son équipée à Bisesero :
Le sentier forestier, chaos de rocaille grise et de poussière ocre, grimpe à l’assaut de la colline,
vers Bisesero. De la piste qui, le long du lac Kivu, file plein sud vers Cyangugu, on en devine à peine
les lacets. « Mais il faut y aller, avait glissé dans un souffle un prélat téméraire. Là-bas, ça continue.
Tous les jours. » Lui savait. Lui avait entendu, à un barrage, une bande d’« interahamwe » – miliciens
hutu – se vanter de « retourner au boulot ». Le boulot ? Une version rwandaise de la « corvée de
bois ». La traque frénétique des rescapés tutsi, perdus au cœur d’un « Hutuland » ivre de pureté
ethnique. Dès le premier virage, l’atmosphère s’alourdit. Nulle âme qui vive. Ici, une case ronde aux
murs à demi calcinés, privée de sa toiture. Une parmi tant d’autres. Plus haut, on peine à dénombrer
les maisonnettes isolées, ainsi décapitées ou léchées par les flammes. Çà et là, des panaches de fumée
suspects tranchent sur le vert moiré des vallons. Le décor est sinistre, les acteurs inquiétants. D’abord
cette cohorte au repos, militaires et miliciens mêlés. Les uns en treillis, le fusil d’assaut à la hanche ;
les autres armés de machettes, de lances, de serpes, de piques et de gourdins noueux. L’arsenal des
massacreurs. Puis une colonne de paysans. Un « outil » à la main et, sur la tête, un butin de tuiles
rondes ou de tôles ondulées. N’était leurs gestes de victoire, n’était le grotesque salut militaire dont
ils gratifient l’étranger, ces terriens ravis de l’aubaine feraient figures de paisibles bâtisseurs.
Savent-ils au moins que, la veille, une patrouille de « marsouins » français, en route pour Kibuye,
a longé leur royaume ? Là-bas, dans ce bastion d’un pouvoir hutu aux abois, les bérets verts ont
séjourné six heures. 60 Avant de regagner leur base de Bukavu, en territoire zaïrois. 61
Vincent Hugeux dira en 2004 qu’il accompagnait le journaliste Sam Kiley. Il est clair, dans cette
description, que ces militaires, miliciens et paysans viennent de massacrer des gens, de brûler leurs maisons
et que ces attaques ne s’arrêtent pas avec l’arrivée des militaires français puisque nous sommes aux
environs du 26 juin. Les « marsouins » français, les commandos de marine de la colonne Gillier ne les
auraient-ils pas repérés ? Des journalistes sans armes, sans moyens de transports et de communication
efficaces auraient-ils été les seuls à les découvrir ?
59 Sam Kiley, UN dithers on Rwanda rescue as Tutsi hail French troops, The Times, 27 juin 1994, p. 11. Remarquons
que le titre de l’article « Alors que l’ONU hésite à venir au secours du Rwanda, les Tutsi acclament les troupes françaises »,
reprend une affirmation de Paris et non une observation du journaliste. Traduction de l’auteur : À Paris, les dirigeants
français déclarent que leur expédition militaire s’est gagné la population tutsi menacée et que le soutien international
grandissant justifie leur décision d’engager des troupes. [...] Le massacre des Tutsi par les partisans du gouvernement
rwandais continue sans relâche en dépit d’une rencontre entre le gouvernement et l’envoyé du pape qui a plaidé pour la fin
des massacres.
Quand les troupes françaises ont quitté Gisenyi, où le cardinal Roger Etchegaray a rencontré des représentants du gouvernement rwandais, des maisons continuaient à brûler dans la commune de Bisesero, à l’intérieur, à seize kilomètres du lac
Kivu, près de Kibuye.
60 Cette précision, « les bérets verts », fait penser que ces marsouins sont ceux du commando Trepel de fusiliers marins
commandés par Marin Gillier qui sont passés à Kirambo la veille mais ne seraient pas parvenus jusque Kibuye.
61 Vincent Hugeux, Les oubliés de Bisesero, L’Express, 30 juin 1994, p. 42.
1111
29.6. LE JOURNALISTE SAM KILEY ALERTE LES SOLDATS FRANÇAIS LE 26 JUIN
29.6.2
Kiley informe Marin Gillier le 26 juin
Le 24 juin, Marin Gillier est allé de Cyangugu à Kibuye, qu’il n’a pas atteint. Le 25 il retourne à
Cyangugu. Il remonte à Gishyita le 26. Alison Des Forges rapporte que Sam Kiley, journaliste au Times
de Londres, a repéré les survivants tutsi et les a signalés à Marin Gillier le 26 juin :
Le 26 juin, Sam Kiley informa les soldats français que les Tutsi étaient attaqués chaque nuit
à Bisesero [...] Il leur montra exactement sur une carte où les Tutsi étaient localisés, à quelques
kilomètres de distance seulement d’un camp français. L’officier commandant, le capitaine Marin Gillier
envoya le jour suivant, une petite patrouille dans cette direction. D’après les survivants Tutsi, ils
parlèrent avec ces soldats qui promirent de revenir dans trois jours. 62
Dans L’Express du 30 juin 1994, Vincent Hugeux rapporte son équipée du 25 juin à Bisesero avec Sam
Kiley. Mais il ne parle pas de leur rencontre avec Marin Gillier. Il ne fait qu’évoquer la reconnaissance
d’une patrouille de « marsouins » jusqu’à Kibuye le 24 juin. 63 Kiley et Hugeux étaient accompagnés du
journaliste photographe Scott Peterson.
En 1998, Vincent Hugeux dit qu’au retour de Bisesero avec Kiley il avait rencontré des militaires
français accompagnés de journalistes et les avait informés. Il ne précise pas exactement la date, le 25 ou
le 26, ni le nom des journalistes et des officiers français :
Le 25 juin, deux jours après le déclenchement de l’opération « Turquoise », l’envoyé spécial de
L’Express se rend en compagnie d’un photographe américain et d’un confrère du Times de Londres
dans les collines de Bisesero, où les tueurs hutu traquent les paysans tutsi. Sur le chemin du retour,
le trio croise un groupe de journalistes emmenés par des officiers français, aussitôt avisés. 64
Sam Kiley rapporte cet épisode dans The Times :
The troops, Marine commandos under the command of Captain Marin Gillier, had been told of
the plight of the Tutsis in Bisesero, a hillside hamlet near lake Kivu, by “The Times” on the day
they arrived in Rwanda on June 26, 1994, as part of Operation Turquoise, a humanitarian mission
backed by the United Nations. The aim of the mission led by the French was to prevent continuing
massacres of Tutsis and Hutu moderates. But events at the time and subsequent revelations, which
have prompted the French Government to open a parliamentary inquiry into the actions of its troops
in Rwanda, indicate a high level of collusion with the Hutu killers. “The Times” gave the map
coordinates of Bisesero to the French and said, after a frightening tour of the area : “Large numbers
of Tutsis are being killed as we speak. You must go in and stop them.” This encounter was filed and
broadcast by CNN.» 65
Ce n’est qu’en 2004 que Vincent Hugeux révèle qu’avec Sam Kiley il a rencontré Marin Gillier le 26
juin et l’a informé que des survivants tutsi étaient traqués à Bisesero :
Le 25 juin 1994, je parcourais en compagnie de deux confrères - un Anglais et un Américain - les
pistes de Bisesero, chaos de rocaille grise et de poussière ocre. « Il faut y aller, nous avait glissé peu
avant un prêtre croate, établi au Rwanda depuis des lustres. Là-bas, ça continue. Tous les jours. »
Lui avait entendu sur un barrage un gang d’interahamwe se vanter de « retourner au travail ».
Le travail ? Une version hutu de la « corvée de bois ». Le lendemain [26 juin], nous croisons une
colonne de militaires français accompagnés d’une équipée de reporters. Aussitôt, l’envoyé spécial du
Times, Sam Kiley, et moi-même informons, carte à l’appui, le capitaine de frégate Marin Gillier, chef
du détachement, du carnage en cours sur les hauteurs voisines. Or trois jours s’écouleront entre la
première incursion des commandos de l’air de Nîmes, relatée par Patrick de Saint-Exupéry dans un
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 788].
Vincent Hugeux, Les oubliés de Bisesero, L’Express, 30 juin 1994, p. 42.
64 Vincent Hugeux, Rwanda : Pourquoi tant de gêne ?, L’Express, 12 février 1998, p. 76. http://francegenocidetutsi.
org/HugeuxExpress12fevrier1998.pdf
65 Sam Kiley, French ‘turned blind eye’ to Tutsi massacre, The Times, April 3, 1998, p. 17. http://francegenocidetutsi.
org/KileyTroopsIgnoreKilling3April1998.pdf Traduction de l’auteur : Les troupes, des commandos de marine sous le
commandement du capitaine Marin Gillier, avaient été informées de la situation critique des Tutsi de Bisesero, un hameau
non loin du lac Kivu, par le “Times” le jour de leur arrivée au Rwanda le 26 juin 1994. Elle faisait partie de l’opération
Turquoise, une mission humanitaire soutenue par les Nations unies. Le but de cette mission menée par les Français étaient
d’empêcher la poursuite des massacres contre les Tutsi et les Hutu modérés. Mais les événements de cette époque et des
révélations ultérieures, qui ont poussé le gouvernement français à ouvrir une enquête parlementaire sur les actions de ses
toupes au Rwanda, ont révélé un haut niveau de collusion avec les tueurs. Le “Times” a donné les coordonnées géographiques
de Bisesero aux Français et leur a dit, après une exploration effrayante de la zone : « un grand nombre de Tutsi sont tués
à l’heure où je vous parle. Vous devez vous y rendre et arrêter ça ». Cette rencontre a été filmée et diffusée par CNN.
62
63
1112
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
reportage saisissant, et le sauvetage des ultimes survivants. Une source haut placée du ministère de la
Défense me confiera plus tard que la présence de Sam Kiley, soupçonné de collaborer avec les services
de renseignement de Sa Majesté, avait éveillé au sein de la hiérarchie tricolore la crainte d’un « coup
tordu ». 66
Donc le 26 juin, le capitaine de frégate Marin Gillier est prévenu par Sam Kiley et Vincent Hugeux
qu’un carnage se poursuit sur les hauteurs de Bisesero.
Le prêtre croate est vraisemblablement le père Vieko Curic, un franciscain, curé de Kivumu, à l’est
de Kibuye, à mi-chemin de Gitarama, qui essayait de ravitailler les Tutsi enfermés dans les camps de
Kabgayi. 67 Sam Kiley l’a rencontré en mai. 68 Le confrère américain serait un photographe, Scott Peterson. 69
29.6.3
Kiley informe le capitaine Bucquet le 26 juin
Sam Kiley informe aussi le capitaine Becquet (en fait Bucquet) qui commande un convoi allant de
Goma à Kibuye le 26 juin, dans lequel se trouve le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, qui relate :
Rencontré au détour d’un virage, un journaliste anglais du Times explique : « Ils continuent de
brûler des maisons et tuer des gens. J’étais hier à Bigabiro, et j’ai vu brûler deux cents maisons. Il
y avait également des pillages et des exactions. Chaque soir des gens étaient exécutés. » Le capitaine
Becquet prend note, il ne peut rien faire tout de suite : « Je rendrai compte ce soir au commandement
à mon retour de mission. » 70
Ce convoi amène-t-il les véhicules du CPA 10 à Kibuye ? Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval,
commandant le détachement du CPA 10, déclare que « le 24 juin, il avait été héliporté à Kibuye, les
véhicules n’arrivant que le 27. Il disposait pour cela d’un détachement de cinquante hommes commandos
de l’air, officiers, sous-officiers et caporaux-chefs engagés, d’un armement propre au détachement et d’une
dizaine de véhicules-radioarmés. » 71 Or, Patrick de Saint-Exupéry écrit que son convoi comporte une
dizaine de véhicules :
Le convoi s’est ébranlé à 9 heures du matin. A sa tête, une jeep de l’armée française, conduite par
le capitaine Becquet. Derrière, une dizaine d’autres véhicules militaires, suivis par une caravane de
presse.
La traversée de Goma (Zaïre) s’effectue aux petits pas. 72
De quelle unité fait partie ce capitaine « Becquet » ? Le capitaine Becquet est en fait le capitaine
Bucquet du Régiment d’infanterie et de chars de marine (RICM), qui stationnera à Kibuye et Rubengera
puis se retrouvera aussi à Gikongoro. 73
Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
African Rights a réuni des témoignages de rescapés rendant hommage au Père Vieko Curic qui a été assassiné le 31
janvier 1998 à Kigali. Cf. Hommage au courage [17, p. 48].
68 Sam Kiley, Tutsi refugees face choice of starvation or being murdered, The Times, May 14, 1994.
69 « Le 25 juin, deux jours après le déclenchement de l’opération Turquoise, l’envoyé spécial de L’Express se rend en
compagnie d’un photographe américain et d’un confrère du Times de Londres dans les collines de Bisesero, où les tueurs
hutu traquent les paysans tutsi. » Cf. Vincent Hugeux, Rwanda : Pourquoi tant de gêne ?, L’Express, 12 février 1998, p. 76.
http://francegenocidetutsi.org/HugeuxExpress12fevrier1998.pdf
70 Patrick de Saint-Exupéry, Un accueil sous les vivas, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2. Le journaliste du Times est bien Sam
Kiley et Bigabiro est Bisesero mal orthographié (précision de Patrick de Saint-Exupéry à l’auteur). Dominique Garraud,
journaliste à Libération, qui suit le même convoi, écrit avec encore plus de flou géographique : « Au sud, à 20 kilomètres à
l’est de Cyangugu, dans la région où se trouverait un camp de réfugiés hutus comptant plus de 100 000 personnes, le village
de Bigabiro aurait été incendié et ses habitants massacrés. » (Il confond Cyangugu et Kibuye). Cf. Dominique Garraud,
Rwanda : L’armée française avance à pas comptés, Libération, 27 juin 1994, p. 16. Le même convoi du RICM allant de
Goma à Kibuye est décrit par Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
Le lieutenant Dominique Arrambourg en fait partie.
71 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.
org/AuditionDuval17juin1998.pdf
72 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
73 Nicolas Poincaré parle d’un capitaine Bucquet du Régiment d’Infanterie et de Chars de Marine (RICM) qui, depuis
Kibuye, va à la Crête Zaïre-Nil évacuer des Tutsi au presbytère de Gabriel Maindron dans la nuit du 1er au 2 juillet. Cf.
N. Poincaré [170, p. 108]. Jean Hélène dans Rwanda : après les Français, l’inquiétude, Le Monde, 20 août 1994, parle du
capitaine Bucquet, du RICM, commandant le dernier détachement français à Gikongoro. Yves Debay écrit que le capitaine
Bucquet commande le 1er escadron du RICM dans Raids no 101 p. 27.
66
67
1113
29.7. LES COMMANDOS DE L’AIR DÉCOUVRENT DES SURVIVANTS, LE 27 JUIN
Donc le 26 juin, il y a eu 2 rencontres. D’une part, Kiley et Hugeux rencontrent Gillier et l’informent de
ce qu’ils ont vu la veille à Bisesero. 74 D’autre part, Kiley rencontre aussi le convoi du capitaine Bucquet
du RICM où se trouvent Saint-Exupéry et deux autres journalistes, Dominique Garraud et Christophe
Boisbouvier. Ainsi l’armée française est informée par deux voies distinctes, le capitaine Bucquet du RICM
et le capitaine de frégate Marin Gillier du COS. 75 En plus, la rencontre de Kiley avec Bucquet est décrite
dans le Figaro du 27 juin. Certes Saint-Exupéry écrit Bigabiro au lieu de Bisesero. Mais les militaires
savent où cela se trouve puisque Kiley leur montre sur la carte. Les informations de Kiley sur les survivants
de Bisesero sont donc connues à Paris par The Times du 26, Le Figaro du 27 et par Gillier et Bucquet.
29.7
Les commandos de l’air découvrent des survivants, le 27
juin
Patrick de Saint-Exupéry, journaliste au Figaro, arrive le 26 juin au soir dans la ville de Kibuye, où se
trouvent les militaires français du commando parachutiste de l’air (CPA 10). 76 Il est venu depuis Goma
par la route, accompagnant le convoi du capitaine Bucquet du RICM.
À l’école où se sont installés les soldats français, il apprend d’une religieuse de la congrégation des
Sœurs de Namur, qu’il se passe des choses horribles à Bisesero. 77 Par suite, les militaires français du
commando parachutiste de l’air et les trois journalistes 78 conviennent qu’« il faut y aller ». 79 Le 27 juin
partent pour Bisesero, trois journalistes dans un minibus, accompagnés par trois jeeps des commandos de
l’air de Nîmes, commandés par un lieutenant-colonel au nom de code Diego, qui se révèle être Jean-Rémy
Duval. 80 Suivons le récit de Patrick de Saint-Exupéry dans son article « Rwanda : Les assassins racontent
leurs massacres », publié le 29 juin dans Le Figaro :
Hier, quarante soldats français ont découvert l’enfer au pays des mille collines.
Combattants d’élite, issus des commandos de l’air de Nîmes et des groupes d’intervention spéciaux
de la gendarmerie, ils s’aventurent pour la première fois à l’intérieur du territoire rwandais. Dans leurs
trois jeeps, on embarque un matériel sophistiqué : fusils d’assaut à lunettes de visée nocturne, systèmes
radio ultra-performants, fusils Mac Milan capables de percer tous les blindages, armes de précision
pour riposter aux assauts de francs-tireurs... Leur mission est simple : reconnaître deux endroits
distants d’une trentaine de kilomètres de Kibuyé, où des incidents « sérieux » sont signalés. 81
Les militaires français sont-ils partis vers Bisesero sur la seule instance des religieuses et des journalistes ? Bisesero ne se trouve qu’à environ 5 km de Gishyita où Gillier se trouve ce jour-là. Il est difficile
d’imaginer que Gillier n’ai pas été informé de cette reconnaissance. Duval a certainement informé son
supérieur Rosier avant de partir. 82 Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas envoyé Gillier, qui se trouve tout près
de Bisesero ?
Hugeux ne décrit cette rencontre que dans son article du 13 avril 2004.
Pierre Péan se trompe en affirmant que Hugeux et Saint-Exupéry ont rencontré Gillier le 26. Cf. P. Péan [177, p. 472].
76 Témoignage de Patrick de Saint-Exupéry au procès du préfet Kayishema devant le TPIR d’Arusha, ICTR-95-1-T, 18
novembre 1997, p. 122. http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=122
77 Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable [188, p. 51] et témoignage au TPIR.
78 Patrick de Saint-Exupéry donne lors de son audition au procès du préfet Clément Kayishema à Arusha, le 18 novembre
1997, le nom des confrères qui l’ont accompagné, Christophe Boisbouvier qui travaillait pour Radio France Internationale et
Dominique Garraud de Libération, le chauffeur zaïrois s’appelait Paulin. Cf. TPIR, Affaire ICTR-95-1-T, Procès KayishemaRuzindana, audience du 18 novembre 1997, p. 131. http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=
131
79 « Nous leur avons fait part [aux militaires français] des bruits que nous avions entendus sur Bisesero, comme quoi il
se passerait des choses là-bas et nous leur avons dit, parce que ça faisait aussi partie de leur mandat. Ils s’étaient déployés
pour protéger la population. Or, donc, si à Bisesero, il se passait quelque chose, leur mandat était d’intervenir et de voir
un petit peu ce qui se passait. Donc, nous leur avons dit : “Il faut aller à Bisesero, allons-y ensemble.” » Audition de
Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, p. 132.
80 Voir l’audition de Jean-Rémy Duval dans Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119].
http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
81 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, mercredi 29 juin 1994, p. 3.
Nyagurati : de notre envoyé spécial. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
82 Voir ce point section 29.8.17 page 1135.
74
75
1114
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.7.1
Nyarugati
La première étape est le « village » de Nyagurati [Nyarugati], un écart au dessus de la piste de Kibuye
à Cyangugu :
Deux heures de route ponctuées de quelques haltes pour vérifier la position exacte du village de
Nyagurati [Nyarugati], dans le secteur de Kagabiro. A chaque arrêt, le groupe se déploie en protection
rapprochée. Entre eux, les hommes parlent le moins possible.
Une bifurcation à gauche ; la piste est raide, presque impraticable. Quelques kilomètres de grimpée
vers le sommet d’une colline et le village de Nyagurati [Nyarugati]apparaît.
Tout de suite, le ton est donné : un Rwandais ivre mort s’approche en agitant frénétiquement une
machette. Les soldats ne bougent pas. Impressionné, comme brutalement réveillé, le Rwandais décide
de saluer plutôt que de frapper. Devant les commandos français équipés du meilleur armement qui
soit, l’homme se lance dans une furieuse danse du sabre...
La scène est grotesque mais nul n’a envie de rire. Les renseignements étaient bons : à Nyagurati
[Nyarugati], petit village de 600 habitants, des évènements au-delà de l’horreur se produisent tous les
jours.
« J’ai tué des enfants »
L’unique policier de cette localité perdue au milieu des collines raconte sans ambages : « Nous
avons tué quelques Tutsis, ça ne dépasse pas la cinquantaine. C’étaient des adultes, mais il y avait
aussi des femmes et des enfants. Vous voyez cette rangée de maisons, à gauche ? Ils habitaient là. On
a tout incendié. Il fallait qu’il ne reste rien. »
L’instituteur – Hutu lui aussi – se joint à la discussion. « Il y a eu beaucoup de morts ici, avoue
Atanase Kafigita, 83 Tous les soirs, des malfaiteurs descendent des collines pour nous attaquer. Nous
on se défend. Moi-même, j’ai tué des enfants. »
Le policier reprend : « Tout ça, c’est la faute des Tutsis. On les a tués parce qu’ils sont complices
du FPR. On le sait. C’est pour ça qu’on les tue. Les femmes et les enfants aussi. C’est normal : les
enfants des complices sont des complices. On les a donc tués. »
Sur les collines alentour, des dizaines de maisons sont brûlées : « On en a incendiés [sic] au moins
200, s’exclame l’homme de loi, Il ne fallait pas que les fuyards puissent revenir. On est des policiers
municipaux. Ici, chacun a une arme. Avec les villageois, on partait le matin et tous les Tutsis qu’on
trouvait, on les tuait. Vous savez, le bourgmestre nous a envoyés ici, dans ce village, pour faire fuir
les malfaiteurs et les complices. C’est ce que nous avons fait. On avait des ordres. »
Les soldats français écoutent sans broncher. Partis de Nîmes en hâte, vendredi soir, ils découvrent
brutalement une réalité inimaginable. Ils apprennent les règles du jeu macabre, cherchent à comprendre, s’assurent qu’ils ne rêvent pas. Comment accorder foi, au début, à un policier qui vous raconte spontanément comment il a assassiné des enfants ? Comment il a organisé la chasse à l’homme
au nom de la pureté de la race ? Dégoûté, un lieutenant des commandos de l’air – pourtant habitué
aux situations difficiles – s’éloigne du groupe. « Je n’en pouvais plus d’entendre des choses pareilles »,
confie-t-il plus tard.
Imperturbable, le policier municipal et l’instituteur du village poursuivent leur tragique récit :
« On a chassé tous les Tutsis du village, dit le premier. Mais on n’a pas pu les tuer tous. Ils se sont
rassemblés là-haut, dans la forêt. Tous les soirs, ces malfaiteurs et les complices du FPR reviennent
nous attaquer. Ils n’ont rien à manger et veulent prendre de la nourriture. Nous on se défend. »
– « Monsieur l’instituteur, vous trouvez que c’est normal de tuer des enfants sous prétexte qu’ils
sont complices ? »
L’enseignant refuse de répondre. Il tourne autour du pot, cherche vaguement à se justifier, puis finit
par admettre, au détour d’une phrase : « J’avais 80 enfants en première année à l’école. Aujourd’hui,
il en reste 25. Tous les autres, on les a tués ou ils sont en fuite. »
Le lieutenant-colonel Diego (un nom de code) est stupéfait : « Vous, instituteur, vous avez tué
des enfants ? » Atanase Kafigita ne répond pas. Embarrassé, il change de sujet : « En face, dans la
forêt, ils se comportent comme des rebelles. Ils ne pensent qu’à une chose, nous attaquer. Nous, on
se défend. »
Le policier municipal vient à son secours : « Moi-même, j’ai tué au fusil dix malfaisants, dont
deux enfants, c’était tous des complices. Mon chef m’a envoyé là pour ça. Il m’a dit : « Tous les
Tutsis sont mauvais » Avant, du temps du président Habyarimana, on savait qu’il y avait un complot.
83 Un certain Athanase Kaygita, instituteur du village de Nyagurati [Nyarugati], est proposé comme témoin des exactions
commises au Home Saint-Jean de Kibuye dans une fiche d’information établie par l’opération Turquoise, le 10 juillet 1994.
Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 497]. Il s’agit probablement du même individu.
Les militaires français l’ont donc interrogé à d’autres occasions.
1115
29.7. LES COMMANDOS DE L’AIR DÉCOUVRENT DES SURVIVANTS, LE 27 JUIN
On avait remarqué que des groupes de Tutsis se rassemblaient pour tramer des choses mauvaises. On
a voulu les empêcher d’attaquer, on a pris les devants. »
Il reprend, décidé à convaincre les soldats français : « Il y avait eu de nombreux gestes qui montraient qu’ils voulaient nous attaquer... »
– « Lesquels ? »
– « Des écrits où ils traitaient mal le peuple hutu. Je le sais, le préfet de Kibuyé m’a montré ces
textes. Il est d’ailleurs venu ici pour vérifier comment ça se passait. Il m’a dit que je faisais du bon
travail. »
Le lieutenant-colonel Diego n’en peut plus. Il donne l’ordre de repli : des dizaines de villageois
hutus, tous armés de machettes, sont maintenant rassemblés sur la place du village : « Ce soir, on
va encore attaquer les malfaisants », lance l’un d’eux. 84
Après avoir quitté le village, un gendarme français lâche dans un souffle : « Je n’ai jamais vu ça,
c’est de la folie totale ! » 85
Remarquons que les faits sont observés par un journaliste arrivé la veille. Les militaires français,
qui sont là depuis plus longtemps, ont pu déjà découvrir de quels forfaits sont capables ces gens qui
applaudissent avec tant d’enthousiasme l’arrivée des Français. Le journaliste a tendance à croire que
les militaires français sont aussi bouleversés que lui. Ce n’est pas sûr, ils sont formés pour réagir au
commandement, et non à l’émotion.
Notons que le lieutenant-colonel Diego ne fait désarmer personne, alors qu’il est tombé sur une bande
de criminels.
29.7.2
Mubuga
Le lieutenant-colonel Diego va boire une bière à Mubuga : 86
« Ces assassins qui nous acclament ! »
Le lieutenant-colonel Diego reste pensif : la mission attribuée à ses hommes se révèle plus compliquée que prévu : comment intervenir tout en restant neutres face à de tels agissements ? Comment
calmer les esprits de montagnards enflammés par une propagande officiellement déversée depuis des
années par un gouvernement aux mains des extrémistes ? Comment intervenir dans un pays aussi
difficile avec une logistique aussi modeste.
Toutes ces questions, le lieutenant-colonel Diego les formule à demi-mots, le temps de boire une
bière dans le village de Mubuga. L’arrivée des soldats français dans cette petite localité a déclenché
l’enthousiasme général. Au barrage flotte un drapeau bleu-blanc-rouge. Les soldats sont gênés : le
malentendu entre eux et la population hutue – persuadée que la France vient à son « secours » – est
total. « J’en ai assez de voir ces assassins nous acclamer ! », lance, imperturbable, un gendarme.
Mais la mission n’est pas terminée. Le lieutenant-colonel Diego a un deuxième objectif : reconnaître
la zone de Bisesero. Là-bas, selon des religieuses, des Hutus extrémistes se rassemblent pour exterminer
5 000 Tutsis réfugiés dans les collines. Selon le gouvernement rwandais, ce sont au contraire des Tutsis
du FPR qui se regroupent pour lancer des assauts contre les villages hutus « purifiés ».
Pour savoir, il faut y aller. Et faire vite. Pendant le court arrêt dans le village de Mubuga, les
soldats français restés en faction ont repéré deux coups de feu provenant justement de la zone de
Bisesero.
Un instituteur hutu, originaire de cette région, est embarqué dans un véhicule : il servira de guide.
Une heure et demie de route, durant laquelle l’instituteur hutu ne cesse de répéter qu’il est « triste ».
« Je ne peux pas revenir chez moi. Le FPR me l’interdit. Les rebelles se sont regroupés sur les collines
de Bisesero pour nous attaquer. Ils veulent tous nous tuer. » 87
Les militaires français disposent de deux renseignements contradictoires. Selon des religieuses de Kibuye les extrémistes hutu exterminent 5 000 Tutsi réfugiés à Bisesero. Selon le « gouvernement rwandais »
ces Tutsi sont membres du FPR et attaquent les villages hutu. Qui s’exprime au nom du gouvernement
rwandais ? C’est sans doute son représentant à Kibuye, le préfet Clément Kayishema.
Deux coups de feu dans la direction de Bisesero indiquent qu’il y a des affrontements là où la colonne
doit se rendre.
84
85
86
87
Une attaque est donc prévue le 27 juin au soir.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
Du 15 au 17 avril, les 4 à 5 000 Tutsi réfugiés dans l’église de Mubuga ont été massacrés sur l’ordre du préfet de Kibuye.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
1116
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.7.3
Éric Nzabihimana
En quelques kilomètres, le paysage de cette région idyllique bascule dans le cauchemar. Sur les
douces collines rwandaises, on ne distingue plus que des maisons brûlées et des champs dévastés.
Alors que dans la vallée, tout près de là, tout paraissait tranquille. Désormais, on ne croise plus âme
qui vive. Un cadavre gît dans le fossé, sans doute depuis des semaines. Les soldats français posent le
doigt sur la gachette de leur arme. L’atmosphère se tend. De longs panaches de fumée s’élèvent vers le
ciel azuré. 88 Des champs enflammés apparaissent. C’est la guerre. Ici, on est en train de s’assassiner.
D’un coup, quelques silhouettes fantomatiques apparaissent sur le bas-côté. Pareil à une volée de
moineaux affolés, le petit groupe – paniqué par l’arrivée des véhicules français – se disperse dans le
désordre. Seul un vieil homme, appuyé sur un bâton, reste immobile, comme indifférent.
Il s’appelle Éric Nzabahimana, il est tutsi. Il enseignait à l’école primaire de la commune de Gisovo.
Trempé de sueur, épuisé, il raconte : « Nous sommes un groupe de 200 Tutsis. Depuis deux mois,
l’armée et les miliciens rwandais nous poursuivent. Nous survivons ici, au sommet de ces collines,
mais tous les jours ils viennent nous attaquer. Il y a deux heures, les miliciens ont tué cinq d’entre
nous. Nous ne pouvons pas nous défendre, nous n’avons rien. »
Éric Nzabimana s’exprime très bien en français. Et il parle sans pouvoir s’arrêter. Comme s’il
allait mourir avant d’avoir pu expliquer ce qui se passe dans ce décor dévasté. « On n’en peut plus.
Chaque jour les miliciens et les autorités tuent quelques-uns d’entre nous. Ça fait deux mois, on est
à bout. Partout ici, il y a des groupes de Tutsis en fuite. Là sur les sommets que vous pouvez voir,
on est entre 5 000 et 8 000. Ils nous chassent sans répit. Une dizaine de soldats des forces armées
rwandaises accompagnés de 150 miliciens armés de machettes, arrivent tous les matins vers dix heures
et ça commence. Nous, on court, on court, mais on n’en peut plus... »
Peu à peu les fuyards s’approchent des soldats français. En quelques minutes, ils sont 70. Tous
malingres, visiblement épuisés. Leurs vêtements sont en lambeaux, certains portent des plaies causées
par des coups de machettes. Un enfant a la fesse gauche arrachée, un homme le bras à moitié sectionné.
« Restez ou nous mourrons ! »
Scène pathétique, hallucinante. Ces gens vivent un enfer quotidien depuis deux mois. Ils ont tous
le regard égaré, les membres efflanqués, les traits figés. Ce sont des survivants. Ils s’en rendent à peine
compte, ils n’ont plus la force de réfléchir.
Seul Éric Nzabimana, le chef du groupe, a conscience de la situation. « Aujourd’hui encore, ditil, les miliciens et les soldats sont venus nous attaquer et brûler les champs pour nous empêcher de
manger. Ils se sont répartis en trois groupes et nous ont encerclés. Nous ne pouvons rien faire. »
Tout à l’heure, dans le petit village hutu, les soldats français étaient choqués. Maintenant, ils se
rendent compte qu’un véritable génocide se déroule sous leurs yeux. Jamais ils n’auraient pu imaginer
chose pareille. Leur gorge se serre lorsqu’ils écoutent le récit du vieil homme.
« Dès le 7 avril, les miliciens ont commencé à nous tuer, à brûler nos maisons et à voler nos
vaches. Depuis, cela ne s’est pas arrêté, le 18 avril, j’ai vu les miliciens tuer 4 000 réfugiés à l’hôpital
de Mugonero. Ma femme et mes enfants étaient là, ils sont morts. Ils sont enterrés dans la fosse
commune qu’ont creusée les militaires après le massacre. Moi, j’ai fui dans les collines. J’ai retrouvé
d’autres gens et on a formé ce petit groupe. Depuis deux mois, on n’arrête pas de courir. Tous ceux
qui n’ont pas réusssi à fuir ont été tués. Partout, il y a des cadavres. »
– « Où par exemple ? » demande le lieutenant-colonel Diego.
– « Là, juste ici, à deux mètres de vos voitures, il y a une tombe. »
Deux soldats français se précipitent. Un jeune Tutsi les guide derrière un fourré : « Voilà, c’est
là ! » Bien cachée, couverte de troncs d’arbre et de boue, une fosse a été creusée.
La pluie a ramolli la terre. Deux pieds émergent du trou. « Mon colonel, lance un soldat, c’est
exact ! »
« Il y a plusieurs dizaines de morts ici, précise un fuyard. Des trous comme celui-là, il y en a
partout sur la colline ».
Quatre réfugiés apparaissent. Ils portent sur leurs épaules un brancard hâtivement composé de
branches. Dessus, le corps d’un adolescent. « Il vient d’être tué par les miliciens, il y a deux heures,
explique un rescapé, Ils lui ont découpé la gorge au couteau. Regardez ! Le sang coule encore. Il était
caché dans un champ. Quand ils y ont mis le feu, il a couru. Il a couru, mais ils l’ont rattrapé ». 89
L’attaque d’il y a deux heures, qui a tué 5 personnes, correspond peut-être à ce qu’observe Marin
88 Ces panaches de fumée sont visibles depuis Gishyita, comme le révèle une image extraite du reportage d’Isabelle Staes
de France 2. Cf. figure 29.10 page 1137.
89 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
1117
29.7. LES COMMANDOS DE L’AIR DÉCOUVRENT DES SURVIVANTS, LE 27 JUIN
Gillier du commando Trepel. À Gishyita, il entend vers 12 h, le 27 juin, « des bruits de rafales d’armes
automatiques et d’explosions – que nous attribuons à des obus de mortier – [...] Ça se passe à 5 km
à l’est. » 90 Un reportage de la chaîne France 2 auprès du groupe de Marin Gillier à Gishyita observe
d’ailleurs la même chose. 91
29.7.4
Le guide Twagirayezu est un tueur
Brutalement, un jeune tutsi sort du groupe des rescapés, en proie à une colère extrême : « Lui,
hurle-t-il, pointant du doigt l’instituteur hutu qui sert de guide aux militaires français. Il s’appelle
Jean-Baptiste Twagirayezu et c’est le chef des miliciens. C’était mon professeur, je le reconnais ! » Le
jeune Tutsi est ceinturé par deux réfugiés. Le lieutenant-colonel Diego s’approche de lui et l’interroge :
– « Tu es sûr ? Tu le reconnais ? »
– « Oui », hurle le jeune homme, « il est venu ici tout le temps nous attaquer. C’est un chef des
miliciens. Il a tué ma sœur et mon frère. Je le reconnais, c’était mon professeur... »
– « Tu es bien sûr ? », insiste l’officier français.
– « Oui, je l’ai vu. Un jour, il est venu avec le préfet de Kibuye et ils ont discuté longtemps
ensemble. Après, c’est devenu encore plus difficile pour nous. La chasse à l’homme s’est intensifiée. »
L’instituteur hutu, réfugié dans une voiture, s’est mis à trembler. Sans conviction, il tente de nier :
« Ces gens ont commis des crimes terribles », bredouille-t-il.
Le lieutenant-colonel Diego ordonne à un soldat de protéger l’instituteur, chef de milice. Il réglera
ça plus tard. Pour l’heure il faut partir. La nuit tombe. 92
29.7.5
Diego promet de revenir dans trois jours
« Nous allons revenir », assure-t-il aux réfugiés, avec beaucoup d’émotion. « Ne vous en faites
pas : dans deux ou trois jours, nous serons là. En attendant, il faut se cacher et survivre ! » 93
Comment le lieutenant-colonel Duval, alias Diego, pouvait-il connaître à l’avance le délai avant lequel
les Français se décident à porter secours aux survivants tutsi ? En effet, il dit ce 27 juin qu’il reviendra
dans deux ou trois jours, c’est-à-dire le 29 ou le 30 juin et, effectivement, les Français ont fait le sauvetage
le 30. Y a-t-il eu un accord entre les Français et le préfet de Kibuye, dont Diego avait connaissance,
accordant un délai à Kayishema pour terminer l’opération de « ratissage » en cours ? Le lieutenantcolonel Duval a probablement rencontré le préfet Kayishema, de même que le colonel Rosier l’a rencontré
vraisemblablement le 26 à Kibuye. Duval n’a pu monter à Bisesero sans l’accord de Rosier, son supérieur.
Ils ont dû convenir ensemble que cette mission était juste une reconnaissance et qu’il n’était pas question
de s’occuper d’éventuels survivants tutsi avant trois jours. 94
Les malheureux protestent :
– « Mais ils vont nous tuer !, lance un jeune Tutsi. Restez ici ! Ne partez pas ! Je vous en supplie ! »
– « Nous devons partir, tente d’expliquer l’officier. Mais nous reviendrons, je vous le promets ! »
– « Non, on va mourir ! Restez, ou bien dites-nous où nous pouvons vous rejoindre ! Regardez, il
ne reste plus que quelques hommes et quelques enfants. Toutes nos femmes ont déjà été assassinées.
On ne peut plus tenir. »
– « Pour l’instant, reprend avec une patience infinie le lieutenant-colonel Diego, nous ne pouvons
rien faire. L’important, pour vous, c’est de survivre encore deux ou trois jours. On reviendra, on sait
où vous êtes... » 95
Les soldats partent. Pas un seul ne reste, ne serait-ce que pour alerter les troupes françaises lors de
la prochaine attaque. 96 Ils n’emmènent pas un seul de ces malheureux, même comme témoin :
90 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Egypte, Turquoise : intervention à
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 403]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
91 Voir section 29.9.1 page 1137.
92 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
93 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
94 Voir section 29.4.5 page 1109.
95 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
96 Les militaires français sont peu nombreux mais très bien équipés, fusils d’assaut à lunettes de visée nocturne, systèmes
radio ultra-performants, armes de précision pour riposter aux assauts de francs-tireurs...
1118
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
L’ordre de départ est donné. Les soldats français embarquent dans leurs trois véhicules. L’instituteur hutu est placé sous bonne garde : « Ces gens-là nous attaquaient », martèle-t-il.
Arrivés dans le village de Muguba, l’officier le prend en tête à tête : « Alors, tu es responsable de
milice ? » L’homme fait mine de ne plus comprendre le français. « Je te préviens, reprend le colonel
Diego, Je sais que tu comprends ce que je dis. Alors je vais te dire une fois et tu tâcheras de ne pas
oublier : Si tu recommences, ça se passera très, très mal ! Compris ? » 97
Et l’officier français laisse le chef de milice libre de vaquer à ses occupations.
29.7.6
Diego informe l’état-major
De retour à Kibuye, le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval informe bien l’état-major de sa découverte :
De retour à Kibuye, à la nuit tombée, les soldats français discutent entre eux. Ecœurés et amers.
« Que va-t-on pouvoir faire ? » se demandent-ils. « Jamais je n’aurais imaginé cette folie furieuse »,
dit l’un. Le lieutenant-colonel est encore sous le choc : « J’ai de l’expérience mais ça... » Il ne se fait
pas d’illusion : « Avant que l’on puisse intervenir à Besesero [sic], au moins 2 000 autres réfugiés
seront assassinés. »
L’air épuisé et plein de remords l’officier français envoie ses informations à l’état-major : « A eux,
dit-il, de prendre une décision. Si on part là-haut protéger ces milliers de gens traqués comme des
animaux, on s’engage d’un côté et on risque d’avoir toutes les milices et les autorités locales contre
nous. Nous, on est prêts. Nous obéirons aux ordres. Mais sont-ils prêts à Paris ? »
Une sœur rwandaise passe : « Comment, s’exclame t’elle, il y a encore des gens en vie à Besesero
[sic] ? Ce n’est pas possible ! Aucun être ne peut survivre comme ça pendant deux mois ! » 98
Ainsi, comme le dit la légende de la photo qui illustre l’article, les soldats français se rendent compte
qu’un véritable génocide se déroule sous leurs yeux. Ils ont vu les bourreaux en armes et les derniers
survivants traqués. Quelle est leur réaction ? Sur le terrain aucune, alors qu’ils sont extrêmement bien
armés. Ils se contentent de faire rapport et d’attendre les ordres. Ils les abandonnent. Pourquoi ? Pour ne
pas se mettre à dos les milices et les autorités locales. Et c’est un ordre de Paris. Mais il y a pis.
29.7.7
La voiture des tueurs en repérage
Un encart dans l’article signale que les véhicules des militaires rwandais arborent des drapeaux bleublanc-rouge pour induire les Tutsi en erreur et les faire sortir de leur cachette :
Milices en bleu-blanc-rouge
De nombreux véhicules militaires rwandais arborent de grands drapeaux français. Les soldats
gouvernementaux en déroute s’abritent derrière la bannière bleu-blanc-rouge pour mener d’ultimes
opérations de chasse à l’homme. Les réfugiés tutsis, qui savent que la France intervient de manière
neutre, sortent naturellement de leurs caches devant des troupes qu’ils identifient comme françaises.
S’ils tombent sur des miliciens ou des gouvernementaux portant le drapeau français, ils sont tués. 99
Dans son témoignage au TPIR, où il décrit cette rencontre le 27 juin à Bisesero entre des militaires
français et des Tutsi pourchassés, Saint-Exupéry ajoute qu’un tel véhicule est passé et que les Tutsi ont
aussitôt disparu :
Brutalement, une voiture militaire de l’armée rwandaise a surgi. Enfin, on a d’abord entendu son
moteur et, à ce moment-là, tous les réfugiés se sont éparpillés, pris d’une panique absolument folle.
[...] La voiture est arrivée, je sais pas, dix secondes plus tard. C’était un véhicule militaire avec des
soldats rwandais dedans, armés. Il devait y avoir quatre ou cinq hommes. C’était un pick-up et sur
l’avant du pick-up, ces soldats avaient placé un drapeau français et, d’après les recoupements que
nous avons faits plus tard, nous avons appris qu’en fait, ces soldats plaçaient de manière volontaire
un drapeau français sur leur véhicule pour, d’une certaine manière, attirer les réfugiés, enfin les mettre
en confiance et ensuite, pouvoir les tuer de manière à faciliter la chasse. [...] Et lorsqu’ils ont vu nos
véhicules – enfin on était restés entre Blancs, quoi – les rescapés s’étaient volatilisés, donc, lorsqu’ils
ont vu les Blancs au milieu de la route, ils ont continué leur chemin, sans s’arrêter. 100
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
99 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Figaro, 29 juin 1994, p. 3.
100 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, pp. 177-178.
http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf
97
98
1119
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
Le même épisode est décrit dans son livre « L’inavouable » :
D’un coup, la nappe est comme tirée : face à nous, il n’y a plus personne. Bondissant sur la piste,
un pick-up s’approche à grande vitesse. Nous l’entendons avant de le voir. À l’arrière, fusils braqués,
quatre soldats de l’armée rwandaise. La Jeep ne s’arrête pas. Elle nous file sous le nez. Sur le capot
avant, un grand drapeau est déployé. Un drapeau bleu, blanc, rouge. 101
Que venaient faire ces militaires rwandais ? Préparer une attaque ? Surveiller les militaires français ?
Nous remarquons que les Français sont très souvent suivis dans leur déplacement par des militaires ou
des officiels rwandais. 102 Pourquoi Diego n’a-t-il pas fait arrêter le pick-up des militaires rwandais ? Y
a-t-il une coopération entre les militaires français et rwandais, les premiers repérant et rassemblant les
Tutsi ?
Le fait est qu’après cette rencontre, les survivants tutsi sont sortis de leur cachette et se sont regroupés
pour se montrer aux Français mais ils ont été du coup repérés par les tueurs. Le « on sait où vous êtes »
de Diego invite les survivants à rester groupés à cet endroit jusqu’au retour des Français. Cette phrase
témoigne apparemment d’un homme de bonne volonté, mais c’est aussi une condamnation à mort, car
elle est dite devant un chef milicien, Twagiyarezu, et ces militaires rwandais qui passent dans ce pick-up
ont repéré les survivants que le journaliste appellera dans son livre des « voués à la mort ». 103
Diego en est conscient. Saint-Exupéry nous rapporte les réflexions qu’il fera le soir-même :
Le lieutenant-colonel est encore sous le choc : « J’ai de l’expérience mais ça... » Il ne se fait pas
d’illusion : « Avant que l’on puisse intervenir à Besesero [sic], au moins 2 000 autres réfugiés seront
assassinés. » 104
Le lieutenant-colonel Duval alias Diego a conscience de son double jeu. Qu’est-il allé faire à Bisesero
puisqu’il savait en y montant que d’éventuels survivants ne pourraient être secourus avant trois jours ?
Quelle que soit la sensibilité, l’honnêteté, que lui prête le journaliste, il a fait en réalité du débusquage.
29.8
Analyse de cette reconnaissance de Duval à Bisesero
Patrick de Saint-Exupéry était accompagné de deux autres journalistes, Dominique Garraud de Libération et Christophe Boisbouvier de RFI, qui ont fait de leur côté le récit de cette reconnaissance.
Dominique Garraud dans Libération du 29 juin, 105 et Christophe Boisbouvier sur RFI. 106 Sont-ils compatibles ? Nous avons aussi deux autres récits de Saint-Exupéry, celui qu’il fait dans son livre L’Inavouable,
paru en 2004, et surtout sa déposition devant le TPIR le 11 novembre 1997. Nous disposons par ailleurs de
témoignages des survivants tutsi de Bisesero recueillis par African Rights. Y a-t-il accord entre les récits
des journalistes et des rescapés ? Enfin l’état-major français, s’il ne nie pas la réalité de la reconnaissance
de Duval, prétend que celui-ci n’a pas transmis de rapport. Est-ce plausible ?
29.8.1
La date de cette reconnaissance
À quelle date s’est effectuée cette reconnaissance ? Dans son article du 29 juin, Patrick de SaintExupéry situe les événements « hier ». Le lecteur pourrait croire que c’est le 28 juin, mais c’est hier pour
Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 67].
Corine Lesnes dans Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, écrit « De bonne guerre, les
représentants de ces autorités ont semblé s’amuser à se trouver sur le chemin des convois. Samedi [25 juin], une voiture sono
a ouvert la route à Gisenyi [...] Et, dimanche [26 juin], une voiture de militaires hutus est venue s’infiltrer, drapeau tricolore
au vent, entre les Peugeot P4 français. Drapeau offert selon le conducteur, par l’un des membres du « gouvernement »
installé à l’Hôtel Méridien de Gisenyi. »
103 Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, p. 67.
104 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
105 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
http://francegenocidetutsi.org/GarraudBiseseroLiberation29juin1994.pdf
106 Christophe Boisbouvier fait plusieurs reportages de cette journée du 27 juin. La visite du groupe Duval à Nyarugati
est évoquée sur RFI le 27 au soir et le 28 au matin. La rencontre du groupe Duval avec des survivants tutsi à Bisesero est
présentée le 28 à midi et le soir. http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf Des extraits sont rediffusés
dans Rwanda : L’armée française en accusation, Le magazine de la rédaction, préparé par Pierre-Marie Christin et réalisé
par Annie Brault, France Culture, samedi 8 juillet 2006 à 18 h. David Servenay donne un extrait de cette interview de
Christophe Boisbouvier sur RFI le 28 juin 1994. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 335].
101
102
1120
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
l’auteur qui écrit l’article le 28. L’ambiguïté est levée par l’article du 5 juillet de Patrick de Saint-Exupéry,
où il précise : « Quand les commandos de l’air français les ont découverts, le 27 juin, ils n’étaient plus
que 800. » 107 Dominique Garraud décrit l’arrivée des fusiliers commandos de l’air lundi après-midi donc
le 27. 108
Les témoignages recueillis par African Rights correspondent aux faits rapportés ci-dessus par SaintExupéry à une différence près, la date. Ils situent l’arrivée des soldats français le 26 juin :
A la fin du mois de juin, il restait environ 2 000 réfugiés encore en vie. [...]
Le 26 juin, ils virent passer des troupes françaises en mission de reconnaissance. Réalisant qu’elles
représentaient leur seul espoir de survie certains des réfugiés sortirent de leur cachette pour les
informer de la situation critique des Tutsis de Bisesero. 109
Chassés comme des lapins depuis plus de deux mois, sans gîte, manquant de tout, il est compréhensible
que les survivants aient pu se tromper d’un jour. Mais, en fait, le seul témoignage rapporté par African
Rights donnant la date, celui de Claver, est moins précis :
Les soldats français sont venus nous voir le 26 juin, ou aux alentours de cette date. [...] Ils nous ont
dit qu’ils reviendraient le 30 pour nous protéger. Ils sont partis. Après leur départ, dans cet intervalle
de quatre jours, les attaques lancées par les miliciens se multiplièrent... 110
Un autre témoignage, celui d’Augustin, rapporté par African Rights, dit :
Les Français sont partis et ils sont revenus trois jours après. 111
Comme, on va le voir plus loin, ils sont revenus le 30 dans l’après-midi, le jour de cette première
rencontre est bien le 27 juin.
29.8.2
Le nombre de soldats et de véhicules de Duval
Saint-Exupéry, dans son récit du 29 juin, parle de trois jeeps mais de quarante soldats. Y avait-il
réellement quarante soldats dans trois jeeps ? Quarante soldats, il s’agit là de l’effectif total des commandos de l’air à Kibuye car on ne voit pas comment quarante soldats pourraient tenir dans trois jeeps,
probablement des P4, c’est-à-dire Peugeot 4 places. Patrick de Saint-Exupéry précise devant le TPIR :
« Il y avait trois jeeps de militaires, ce qui devait représenter six ou sept militaires français. » 112 Dans le
récit de Christophe Boisbouvier sur RFI le 28 juin, Duval dit : « nous ne sommes qu’une douzaine dans
trois jeeps. » 113 Garraud parle d’« une douzaine de fusiliers-commandos de l’air. » 114
Les jeeps P4 ayant 4 places, cela fait 3 × 4 = 12 militaires et Saint-Exupéry précise que des gendarmes
sont montés dans le minibus des journalistes. Il devait donc y avoir au plus une quinzaine de militaires
français.
Dans le récit d’Augustin, rapporté par African Rights, le convoi comprenait trois jeeps, cela fait quatre
véhicules avec celui des journalistes.
29.8.3
Nyarugati
La colonne Duval alias Diego est-elle passée effectivement à Nyarugati ? Dominique Garraud confirme
en disant qu’ils sont passés au « village de Mont Nyagurati » deux heures avant la rencontre des Tutsi à
107 Patrick de Saint-Exupéry La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994. http://
francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf Contacté, Patrick de Saint-Exupéry confirme cette
date.
108 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
http://francegenocidetutsi.org/GarraudBiseseroLiberation29juin1994.pdf
109 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 63].
110 African Rights, ibidem, p. 64.
111 African Rights, ibidem [10, p. 64].
112 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, p. 133. http:
//francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=133
113 RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 317] http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.
pdf#page=8 ; Rwanda : L’armée française en accusation, Le magazine de la rédaction, préparé par Pierre-Marie Christin
et réalisé par Annie Brault, France Culture, samedi 8 juillet 2006, 18 h.
114 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
1121
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
« Misesero » [sic]. Il décrit la « danse du sabre » d’un homme « ivre d’alcool de bananes », le policier qui
confirme qu’ils ont tué aussi les enfants tutsi car « les enfants sont les complices des complices » [sic].
Christophe Boisbouvier évoque cette visite à Nyarugati sur RFI le 27 au soir et le 28 au matin. 115 Il
la raconte aussi dans son article du 2 juillet dans Le Point. Mais il la place après la rencontre des Tutsi
à Bisesero ce qui est une erreur vraisemblablement. Sur RFI, il parle de la visite à Nyarugati le 27 au
soir et le 28 au matin, alors qu’il ne parle de la rencontre des survivants tutsi par le groupe Duval que
le 28 dans l’émission Afrique midi. Il cite la phrase du policier : « Les enfants des complices sont des
complices », il évoque celui qui fait la danse du sabre avec sa machette et l’expression « malfaiteurs »
pour désigner les Tutsi. Les récits de Garraud et de Boisbouvier correspondent donc bien avec celui de
Patrick de Saint-Exupéry. Georges Ruggiu réagit le 30 juin sur RTLM au reportage de Boisbouvier sur
Nyarugati. 116
29.8.4
La voiture des journalistes précède les militaires
Dans sa déposition au tribunal d’Arusha, Patrick de Saint-Exupéry précise que, dans la montée vers
Bisesero, la voiture des journalistes roule en tête, les militaires français restant derrière :
[...] à ce moment-là, lors de la montée sur Bisesero, les militaires français ont demandé aux journalistes de passer en tête du convoi. Ils ne savaient pas très bien ce qui nous attendait tous à Bisesero.
Ils avaient un peu peur qu’éventuellement, il y ait de la présence sur Bisesero, de la rébellion FPR.
Donc, ils avaient comme instruction d’éviter tout engagement avec le FPR. Donc, ils ont demandé
aux journalistes de prendre la tête du convoi, lors de la montée sur Bisesero, ce qui fait que notre
minibus ouvre la route et les jeeps nous suivaient, je ne sais pas, à quelque chose comme 500 mètres
de distance. 117
Cette précision, gênante pour les militaires, n’est pas rapportée par Christophe Boisbouvier.
29.8.5
Le Tutsi qui parle aux Français s’appelle Éric Nzabihimana
Ce nom est donné par Saint-Exupéry : « Seul un vieil homme, appuyé sur un bâton, reste immobile, comme indifférent. Il s’appelle Éric Nzabahimana, il est tutsi. Il enseignait à l’école primaire de la
commune de Gisovo. » Il est orthographié Éric Nzaihimana par Dominique Garraud qui écrit aussi Miserero au lieu de Bisesero ! Boisbouvier écrit dans Le Point : « Instituteur, la trentaine, Éric Nzabihimana
était un notable dans son village. Maintenant, c’est une bête traquée. » Donc les récits des journalistes
concordent. Si Saint-Exupéry voit un “vieil” homme, c’est en raison de l’état de ses habits et de son
épuisement.
Le témoignage de rescapés tutsi est aussi en accord avec le récit de Saint-Exupéry. Dans le récit
d’Augustin, le guide des Français est Twagirayezu et celui qui leur parle est Éric Nzabihimana.
Ces soldats sont venus vers 17 heures. Ils étaient avec Twagirayezu, un enseignant, qui leur expliquait qu’à Bisesero, les gens étaient en sécurité. Comme cet enseignant était un milicien, nous
avons eu de la chance de trouver Éric, un Tutsi de Bisesero, qui parlait français. Il a tout raconté
à ces soldats. Puis nous avons amené les cadavres et les blessés, pour leur montrer que nous avions
beaucoup souffert. 118
Cela correspond à ce que Éric Nzabihimana lui-même déclare à African Rights :
Quand les voitures sont arrivées près de moi, j’ai vu que ce n’étaient pas des ex-FAR, mais des
blancs. En les voyant, je suis sorti des buissons pour arrêter ces voitures. Ceux qui se trouvaient dans
les deux premières voitures ont refusé de s’arrêter, alors qu’ils voyaient très bien que j’étais en train
d’appeler au secours. En voyant cela, je suis allé au milieu de la route pour arrêter deux voitures qui
se trouvaient derrière. Je parlais français mais ils ont refusé d’écouter ce que je disais car ils étaient
115 RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, pp. 311, 314] http://francegenocidetutsi.org/
BoisbouvierBisesero.pdf#page=5 .
116 Voir section 29.14 page 1156.
117 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, ICTR-95-1-T, 18 novembre 1997,
pp. 161-162. http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=161 Dans son livre, Saint-Exupéry
confirme que l’instituteur embarque dans son minibus qui roule en tête. Des gendarmes du GIGN y ont pris place également.
Cf. Patrick de Saint-Exupéry [188, pp. 62-63].
118 African Rights, ibidem [10, pp. 63-64].
1122
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
avec Twagirayezu, un enseignant qui leur disait que nous n’étions pas menacés. Il leur disait aussi que
l’insécurité dans la région était causée par nous et il nous accusait d’avoir tué beaucoup de personnes.
[...]
Comme je voyais que les Français écoutaient attentivement cet enseignant, j’ai appelé les Tutsis
qui étaient dans les buissons. J’ai même montré les Tutsis qui avaient reçu des coups de machettes ou
des balles. Je leur ai également montré les cadavres qui étaient là. Les Français m’ont alors écouté.
Quant aux autres Français qui étaient déjà partis, ils sont revenus. Ces soldats nous ont observés et
nous ont demandé de continuer à nous cacher. Ils nous ont dit qu’ils reviendraient dans trois jours. 119
Suivant ce récit, la voiture qui s’arrête est celle des journalistes puisque le guide Twagirayezu est
présent. Deux voitures sont déjà passées et ne se sont pas arrêtées. La voiture des journalistes n’est donc
plus en tête.
Le même Éric Nzabihimana, interrogé par Laure de Vulpian en 2004 à Bisesero, refait le récit de ces
événements :
Laure de Vulpian :
Alors, ce Rwandais qui demandait secours et protection à l’officier Diego le 27 juin 94 s’appelle
Éric. Voilà comment il m’a raconté en 2004 ce qu’il avait vécu à Bisesero :
Éric Nzabihimana :
Les soldats français, oui, je les ai vus à cette époque. Je crois que c’était le 27. J’ai appris qu’il
y avait une résolution des Nations unies qui a voté pour qu’il y ait une assistance humanitaire, que
les militaires français allaient venir à Bisesero pour sauver les gens qui étaient en danger. Alors, une
après midi, quand j’étais de l’autre côté, j’ai vu des véhicules monter vers Bisesero. C’était les soldats
français de l’opération Turquoise. Je suis allé à leur rencontre. Et j’ai crié à haute voix qu’il fallait
nous sauver puisque nous étions en danger. J’ai dit qu’on était tué par des personnes bien armées qui
utilisaient des armes à feu, des fusils de toute sorte, des gourdins des grenades. Ils n’ont pas voulu
comprendre directement. Mais après leur avoir montré des cadavres qui étaient encore chauds, ils
ont fini par comprendre que ce que je disais était vrai. Alors nous avons demandé de nous protéger
puisque nous étions vraiment en danger. Ils nous ont dit non, nous ne sommes pas prêts pour vous
sauver aujourd’hui. Restez dans vos cachettes comme d’habitude, dans trois jours on reviendra. Ils
avaient des armes, ils pouvaient nous regrouper et leur présence allait empêcher les tueurs de venir
nous agresser encore, je crois.
Bon cette expérience nous a découragé. Nous avons vu qu’ils ne venaient pas vraiment pour nous
secourir. Ils venaient peut-être pour une autre mission que nous n’avons pas encore compris à ce
moment-là. 120
Le 28 à Afrique midi sur RFI, Boisbouvier interviewe un Tutsi. 121 Le 28 au soir, RFI rediffuse une
partie de cette interview en présentant ce Tutsi comme un instituteur. 122 Le 1er juillet au soir, Boisbouvier
interviewe un Tutsi qu’il présente ainsi : « Éric l’instituteur avait été le premier à alerter les Français
dans cette montagne au début de la semaine. Il nous avait raconté sa vie de bête traquée. » 123 D’autres
détails comme sa petite sœur qu’il cache dans un trou, confirment qu’il s’agit d’Éric Nzabihimana.
29.8.6
Le guide est un milicien du nom de Twagirayezu
Le nom du guide, Jean-Baptiste Twagirayezu, est donné par Saint-Exupéry quand il est dénoncé par
des jeunes tutsi comme un chef de milice. Dominique Garraud et Christophe Boisbouvier ne parlent pas
de cet épisode. Mais le nom de ce guide milicien est cité par les survivants Augustin et Éric. Ceci confirme
la compatibilité sur les points essentiels des témoignages des rescapés avec celui du journaliste. 124
African Rights, ibidem [10, p. 63].
Laure de Vulpian, Rwanda : l’armée française en accusation, France Culture, Le magazine de la rédaction, 10 juillet
2006.
121 RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 316]. http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.
pdf#page=6
122 RFI, ibidem, p. 320. http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf#page=9
123 RFI, ibidem, p. 336. http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf#page=15
124 Certes, le rapport d’African Rights étant publié en 1998, les témoignages ont donc dû être recueillis en 1997. Les
rescapés ont pu lire l’article du 29 juin 1994 paru dans Le Figaro. Mais pourquoi connaîtraient-ils cet article alors que les
rapporteurs de la Mission d’information parlementaire française n’en n’ont pas pris connaissance ?
119
120
1123
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
29.8.7
La voiture des tueurs
Patrick de Saint-Exupéry remarque, dans son témoignage au TPIR, le 18 novembre 1997, que les
Tutsi disparaissent brutalement quand la voiture des militaires rwandais arrive :
Q. Pendant votre séjour, pendant le temps que vous avez passé avec ces réfugiés, en fait, est-ce
que d’autres personnes sont arrivées dans la zone ?
R. Oui. Oui, ça s’est passé au moment où les militaires français nous avaient rejoints, c’est-à-dire
que nous formions un groupe à peu près compact avec les trois Jeeps françaises, le minibus, les six à
huit militaires français, les trois journalistes et les 60 rescapés. Nous étions tous, à ce moment-là, une
espèce de groupe compact sur le milieu de la route. Et brutalement, une voiture militaire de l’armée
rwandaise a surgi. Enfin, on a d’abord entendu son moteur et, à ce moment-là, tous les réfugiés se
sont éparpillés, pris d’une panique absolument folle, enfin ça s’est passé, on n’a même pas eu le temps
de réaliser ce qui se passait. Il y a eu ce bruit de moteur, ça a été un constat visuel, sans aucune
réflexion de notre part. Il y a eu ce bruit de moteur, il y a eu les réfugiés qui se sont éparpillés dans
la brousse, dans la campagne et le bruit de moteur, la voiture est arrivée, je sais pas, dix secondes
plus tard.
C’était un véhicule militaire avec des soldats rwandais dedans, armés. Il devait y avoir quatre
ou cinq hommes. C’était un pick-up et sur l’avant du pick-up, ces soldats avaient placé un drapeau
français et, d’après les recoupements que nous avons faits plus tard, nous avons appris qu’en fait,
ces soldats plaçaient de manière volontaire un drapeau français sur leur véhicule pour, d’une certaine
manière, attirer les réfugiés, enfin les mettre en confiance et ensuite, pouvoir les tuer de manière à
faciliter la chasse. Ç’a été en tout cas la conclusion à laquelle on est arrivés.
Q. Est-ce que ce véhicule militaire s’est arrêté et a communiqué avec vous ? Que s’est-il passé, en
fait ?
R. Non, le véhicule militaire ne s’est pas arrêté. Je pense qu’il était à peu près aussi surpris que
nous et je pense qu’il ne s’attendait pas à trouver la présence d’étrangers sur place. Enfin, ils ne
s’attendaient pas à trouver des étrangers. Et lorsqu’ils ont vu nos véhicules – enfin on était restés
entre Blancs, quoi – les rescapés s’étaient volatilisés, donc, lorsqu’ils ont vu les Blancs au milieu de
la route, ils ont continué leur chemin, sans s’arrêter. Ils ont continué tout droit sur la piste. 125
Ce n’est pas ce que constate Christophe Boisbouvier, qui affirme que personne n’a bronché :
Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est produit une chose assez étonnante pendant cette brève rencontre.
Une voiture de militaires ou miliciens rwandais est passée sur la piste devant ces Tutsi et personne
n’a bronché, ni d’un côté ni de l’autre, à cause bien sûr de la présence de cette petite unité française,
une unité encore une fois symbolique. 126
Dominique Garraud écrit que la colonne Duval a dépassé une voiture avec deux soldats des FAR avant
de rencontrer les survivants tutsi :
Juste avant cette rencontre, les Français ont dépassé une voiture, un énorme drapeau tricolore
plaqué sur le capot, un autre aussi grand accroché à une hampe. A son bord deux soldats des FAR.
« En faisant comme cela, ils diminuent les risques d’être attaqués. On les prend de loin pour des
Français », explique le guide hutu. 127
Le guide Twagiyarezu en rajoute sur le thème des pauvres militaires hutu attaqués par les Tutsi. Nous
relevons ici que les militaires français ne font rien pour empêcher les tueurs de leurrer leurs victimes
avec le drapeau tricolore. N’ont-ils pas encore compris que les adulateurs de la République française sont
des assassins ? Ou nous faut-il comprendre que ces tueurs sont les alliés naturels des militaires français ?
L’étendard sanglant serait alors à laver et un autre couplet de La Marseillaise à retoucher.
29.8.8
Le délai de trois jours donné par Duval
Éric Nzabihimana déclare plus haut à African Rights : « Ils nous ont dit qu’ils reviendraient dans
trois jours. » 128 Il confirme donc ce qu’écrit Patrick de Saint-Exupéry.
Interrogatoire de Patrick de Saint-Exupéry par le procureur Mme Brenda Sue Thornton, TPIR, Affaire no . ICTR-951-T, 18 novembre 1997, pp. 176-179. http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=176
126 Christophe Boisbouvier, RFI, Afrique midi, 28 juin 1994. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 318].
http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf#page=8
127 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
128 African Rights, ibidem [10, p. 63]. Voir section 29.8.5 page 1122.
125
1124
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Dominique Garraud est plus vague que Saint-Exupéry sur le délai donné par Duval pour secourir les
Tutsi. « Nous allons revenir dans quelques jours », fait-il dire à Duval :
Devant la supplique des Tutsis des montagnes, le chef des commandos de l’air, le lieutenant-colonel
« Diego » (un nom de code. Il souhaite garder l’anonymat) est très embarrassé. « Il sera possible
de venir vous chercher quand l’aide humanitaire sera arrivée. Nous allons revenir dans quelques
jours. » Avec quarante hommes présents sur sa base de Kibuye et disposant seulement de Jeep T4
[P4], il n’a pas les moyens de faire plus pour eux. Les Français n’ont pas encore de camions pour les
transporter, de médicaments pour les soigner, de vivres pour les nourrir. Pas de camp non plus pour
les accueillir. 129
Le prétexte avancé par Garraud pour ne pas évacuer les Tutsi de Bisesero ne tient pas. Le lendemain
28, le groupe Duval évacuera des religieuses qui ne sont pas menacées de mort comme ces Tutsi de
Bisesero. Le lieutenant-colonel Duval peut ce lundi 27 juin au soir laisser quelques hommes pour protéger
les Tutsi comme Marin Gillier le fait à Kirambo pour les Hutu le 26. 130 Les COS fournissent des vivres
et protègent les camps de déplacés hutu qui ne sont pas menacés de mort. Dominique Garraud fait bien
remarquer que les COS ne sont pas en mission humanitaire. Quelle est alors leur mission ? Pourquoi
cette différence de traitement ? Les survivants tutsi cachés à Bisesero sont-ils les ennemis de nos troupes
d’élite ? Tout porte à le croire.
Christophe Boisbouvier ne parle pas de délai pour secourir les Tutsi, il n’évoque que les hésitations
de Duval, évacuer les Tutsi ou les protéger sur place. 131
29.8.9
Duval a-t-il dit aux Tutsi de rester à cet endroit ?
Selon Patrick de Saint-Exupéry, Duval ne dit pas aux Tutsi de ne pas bouger. Il leur dit « On reviendra,
on sait où vous êtes » :
– « Pour l’instant, reprend avec une patience infinie le lieutenant-colonel Diego, nous ne pouvons
rien faire. L’important pour vous c’est de survivre encore deux ou trois jours. On reviendra, on sait
où vous êtes... » 132
Sur cette question, Éric Nzabihimana nous a répondu :
Question : Le lieutenant-colonel Diego (de son vrai nom Jean-Rémy Duval) qui commandait les
soldats français le 27 juin vous a-t-il dit de rester au même endroit en attendant les secours ?
Réponse : Le lieutenant-colonel Diego nous a ordonné de rester dans nos cachettes comme d’ordinaire disant qu’il n’était pas prêt à nous protéger ou sauver.
Question : Avez-vous été attaqués par les FAR et Interahamwe à cet endroit précis ?
Réponse : Les jours qui suivirent le retour des soldats français, c’est-à-dire les 28, 29 et 30 juin
1994, nous avons été attaqués par les FAR et les Interahamwe comme d’habitude.
Question : Estimez-vous oui ou non, que ce lieutenant-colonel français vous a piégé et était complice
des FAR-Interahamwe ?
Réponse : S’il n’avait pas été complice des FAR et des Interahamwe, il ne nous aurait pas laissés
à la merci des tueurs ! Il avait, lui et ses troupes, tout ce qu’il fallait pour nous protéger. 133
Nous ne pouvons affirmer que le lieutenant-colonel Duval ait demandé aux Tutsi de rester à cet endroit
où il les a rencontrés. Pour Éric Nzabihimana, il ne fait pas de doute que Duval est complice des FAR et
des Interahamwe.
29.8.10
Où Duval a-t-il rencontré les survivants ?
Puisqu’il sera objecté que Duval n’est pas allé au même endroit que Gillier le 30, pouvons-nous préciser
où il a rencontré les Tutsi ?
Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 402].
131 Christophe Boisbouvier, RFI, Afrique midi, 28 juin 1994. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II,
pp. 317-318]. http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf#page=8
132 Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
133 Lettre d’Éric Nzabihimana à l’auteur, 2 février 2005.
129
130
1125
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
Dans le récit de Patrick de Saint-Exupéry, il passe à Mubuga où il embarque un guide. Ils y entendent deux coups de feu provenant justement de la zone de Bisesero. Donc ils savent où se trouve
Bisesero. Ils roulent pendant une heure et demie. Le paysage bascule dans le cauchemar, maisons brûlées
et champs dévastés. Ils montent car Saint-Exupéry note « dans la vallée, tout près de là, tout paraissait
tranquille. » Qu’observent-ils là-haut ? « De longs panaches de fumée s’élèvent vers le ciel azuré. Des
champs enflammés apparaissent. C’est la guerre. »
Une image, figure 29.10 page 1137 du reportage télévisé d’Isabelle Staes permet de localiser cette
scène. Cette vue est prise depuis Gishyita le 27. Des soldats de Gillier observent les collines de Bisesero
d’où montent deux panaches de fumée. Saint-Exupéry nous explique l’origine de ces fumées, il voit des
champs enflammés. La colonne Duval est donc sur ces hauteurs.
29.8.11
Duval fait désarmer les Tutsi
Cécile Grenier, qui s’entretient en 2003 avec un de ces survivants tutsi, Bernard Kayumba, nous
apprend que les Français ont confisqué les bâtons et les lances des Tutsi. Les questions qu’elle pose, les
précisions que donne le témoin lèvent tout doute, les survivants tutsi de Bisesero ont été désarmés dès le
27 juin par le groupe Duval, à l’exception de quelques « résistants » :
Q : Quand ils étaient arrivés, comment avaient-ils fait pour vous faire sortir de vos cachettes et
vous montrer à eux ?
R : [...] Nous avions donc des guetteurs un peu partout et ceux-ci avaient vu les camions monter
sur les collines. Et puis, ces jours-là, on entendait souvent à la radio que les Français étaient sur le
point d’arriver. Par ailleurs durant les jours qui ont précédé leur venue dans Bisesero, nous voyions
des hélicoptères qui atterrissaient au bureau communal de Gishyita, nous apercevions des avions
survolant le lac Kivu, et sur les routes, leurs camions. À l’époque, nous ne savions pas quelle était
leur véritable mission, mais nous voyions leurs mouvements. Je voudrais ajouter autre chose au sujet
de leur venue à Bisesero en ce moment-là, dire qu’ils nous ont confisqué nos armes avec lesquelles
nous nous étions défendus jusque-là.
Q : Comment ont-ils fait ?
R : Ils ont demandé que toute personne qui avait une arme pour se défendre, tels qu’une lance
et même un bâton, la leur donnent. Les Français disaient qu’ils comptaient mettre ça dans des
musées, et qu’aussi ils donneraient une compensation en argent aux propriétaires. Évidemment cette
proposition de compensation a poussé les détenteurs de ces armes à s’en séparer et à les remettre
avec empressement. Les Français sont partis avec ces armes, et même les résistants qui n’avaient pas
pu remettre les leurs ce jour-là les ont remises aux Français au retour de ces derniers.
Q : Cela veut dire que le premier jour, ils vous ont demandé vos armes, puis vous ont abandonnés
sans même vous laisser de quoi vous défendre ?
R : Oui. Ils les ont emportées. Et c’est ici que l’on peut penser à une complicité avec les interahamwe qui se trouvaient là. La situation dans laquelle nous nous trouvions depuis des mois... ils
nous prennent les instruments avec lesquels nous nous défendions en nous disant qu’ils viennent nous
protéger... et ensuite ils nous abandonnent devant les interahamwe qu’ils voient bien en face d’eux ! Ils
avaient des jumelles qui leur permettaient d’observer et de se rendre bien compte que les interahamwe
étaient armés. Tu comprends qu’ils n’ignoraient pas ce qui allait suivre leur retrait.
Q : On dit aussi que certains d’entre vous étaient parvenus à prendre des fusils aux interahamwe,
et qu’aussi, ces fusils les Français vous les ont pris ?
R : Ça oui ! Ils les ont pris aussi. Ils n’auraient pas pris une lance et laissé une arbalète ! C’est
par ça qu’ils ont commencé. Ils ont dit que s’il en y avait qui étaient en possession d’armes à feu...
nous n’en avions pas d’habitude, nous ne pouvions en trouver nulle part ; mais parmi ceux qui nous
attaquaient certains les perdaient sur ce front et nous les récupérions. Tout ça, ils l’ont embarqué. 134
Désarmer les Tutsi avant qu’ils soient attaqués est une procédure habituelle chez les génocidaires. 135
Les militaires français ne procèdent pas autrement.
Les survivants tutsi ont-ils remis toutes les armes ? Non, puisque Kayumba dit : « même les résistants
qui n’avaient pas pu remettre les leurs ce jour-là les ont remises aux Français au retour de ces derniers. »
Il évoque ici le désarmement qu’ordonnera Marin Gillier le 30 juin. Nous observons sur des photos prises
Interview de Bernard Kayumba par Cécile Grenier, Kibungo, 4 février 2003.
Le 20 avril, veille du massacre de Murambi, le préfet de Gikongoro fait prendre aux Tutsi réfugiés dans l’école tout ce
qui aurait pu leur servir d’armes. Voir section 26.26.1 page 1023.
134
135
1126
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
le 30 juin comme celle de l’équipe Boisserie de France 2, que les Tutsi ont encore des lances. 136 Le
désarmement des Tutsi ordonné par Duval alias Diego a été partiel.
29.8.12
Duval a-t-il informé l’état-major ?
Christophe Boisbouvier confirme, dans une interview diffusée le 28 juin, 137 que Duval a informé
l’état-major. Boisbouvier est plus succinct que Saint-Exupéry mais dit la même chose pour l’essentiel. Il
confirme le refus de l’officier français de protéger les Tutsi qui lui demandent de les secourir. Il ne précise
pas si et quand ils reviendront :
Est-ce que les Français peuvent faire quelque chose pour eux, c’est une question très difficile.
L’homme s’est adressé au commandant de la petite colonne française, il lui a dit : « Emmenez-nous. »
« Je ne peux pas, lui a répondu l’officier français, nous ne sommes qu’une douzaine dans 3 jeeps.
Mais maintenant nous savons que vous êtes-là et le fait que nous soyons passés va peut-être calmer
les choses. » Alors est-ce vrai, est-ce faux ? 138
Selon Boisbouvier, le sort de ces Tutsi des montagnes est entre les mains de l’état-major :
Maintenant, l’état-major français doit réfléchir que faire, faire de la protection, de l’évacuation ou
autre chose, il y a évidemment plusieurs possibilités. 139
Par cette remarque, Boisbouvier confirme deux choses. D’une part, Duval n’a pas mission de porter
secours aux Tutsi rencontrés. D’autre part, il a fait son rapport à l’état-major et lui a probablement
demandé s’il pouvait aller leur porter secours.
Dominique Garraud ne dit pas explicitement que Duval a prévenu l’état-major. Peut-on le supposer
quand il écrit : « Pour l’instant et pour quelques jours encore, leur travail se limite pour l’essentiel à
des reconnaissances du terrain. [...] En attendant des moyens et une décision politique pour installer de
nouveaux camps de réfugiés au Rwanda, les militaires visitent ceux qui existent déjà pour évaluer l’aide
qu’il faut y acheminer » ?
Mais Dominique Garraud couvre les militaires français : « Avec quarante hommes présents sur sa base
de Kibuye, et disposant seulement de Jeep T4 [P4], il n’a pas les moyens de faire plus pour eux. Les
Français n’ont pas encore de camions pour les transporter, de médicaments pour les soigner, de vivres
pour les nourrir. Pas de camp non plus pour les accueillir. » C’est évident que les militaires français
ne sont pas venus pour faire de l’humanitaire et ils n’ont pas été équipés pour cela. Ils sont par contre
très bien armés. Ils peuvent sans problème laisser quelques hommes pour protéger les Tutsi ou même
appeler ceux de Kibuye en renfort. On verra que dans son article sur la visite de Léotard, Garraud oublie
l’existence de ces survivants, rencontrés le 27, et abonde dans le sens des infiltrations d’éléments du FPR
dans la zone gouvernementale. 140
29.8.13
L’emploi du temps de Duval le 27
D’après les récits de Patrick de Saint-Exupéry, la journée du détachement Duval se structure comme
décrit dans le tableau 29.3 page 1133.
Notons x, l’heure de départ de Kibuye. Les deux indications horaires sur l’arrivée et le départ de
Bisesero fournissent les deux relations : x + 7 = 17 et x + 9.5 = 18 d’où l’on tire : 8 h 30 < x < 10 h.
Duval et Saint-Exupéry sont donc partis de Kibuye le 27 juin entre 8 h 30 et 10 h. En temps normal,
Bisesero est à deux heures de Kibuye. 141 Mais là, selon ce que Patrick de Saint-Exupéry déclare devant
le TPIR, ils ont été arrêtés à de nombreuses barrières et le minibus des journalistes a crevé. 142
Voir section 29.18 page 1162.
Le reportage de Christophe Boisbouvier est diffusé par RFI le 28 juin dans le journal de la mi-journée. Cf. G. Périès,
D. Servenay [179, p. 335].
138 Christophe Boisbouvier, RFI, 28 juin 1994. Cf. Rwanda : L’armée française en accusation, Le magazine de la rédaction,
préparé par Pierre-Marie Christin et réalisé par Annie Brault, France Culture, samedi 8 juillet 2006, 18 h.
139 Ibidem.
140 Dominique Garraud, François Léotard en mission d’évaluation au Rwanda, Libération, 30 juin 1994, p. 15.
141 Selon le témoignage d’une sœur. Cf. L’inavouable [188, p. 51]. La distance de Kibuye à Bisesero est d’environ 30 km.
142 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, pp. 155, 157.
http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=155
136
137
1127
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
29.8.14
L’heure de la rencontre des Tutsi
Le survivant Augustin déclare : « Ces soldats sont venus vers 17 heures ». 143 Cette heure est cohérente
avec le récit de Saint-Exupéry du 29 juin, qui écrit « la nuit tombe » au moment où Duval dit qu’il faut
partir. En effet, au Rwanda, il fait nuit vers dix huit heures quelle que soit la saison.
29.8.15
La présence d’hélicoptères
Dominique Garraud apporte une précision. Relatant l’attaque subie « quelques heures plus tôt » par
les Tutsi, il rapporte ce témoignage d’Éric Nzabihimana : « Ils viennent chaque jour avec des armes
pour nous tuer. Par groupes de trois cents. Quelques soldats des FAR (Forces armées rwandaises), des
miliciens, des gendarmes et des civils hutus. Aujourd’hui, cinq d’entre nous ont été tués. Ils se cachaient
dans des broussailles à deux kilomètres d’ici. Les assaillants ont fui quand ils ont entendu les hélicoptères
(des forces françaises) qui survolaient le secteur. » 144 Ces hélicoptères ont forcément observé l’attaque
des miliciens/FAR ce 27 juin, puisqu’on entendait des tirs jusque dans la vallée. Ils ont donc fait rapport
à l’état-major ou au moins au colonel Rosier sur la présence de survivants Tutsi à Bisesero.
Éric Nzabihimana signale effectivement, devant la commission Mucyo, la présence d’hélicoptères le 27
juin :
En date du 27/6/1994, nous avons vu deux hélicoptères atterrir au village de Gishyita, et trente
minutes après, j’ai vu plusieurs voitures militaires se diriger vers Bisesero, ce qui me fit penser au
secours français dont j’avais entendu parler à la radio. 145
29.8.16
Duval a-t-il fait rapport à Marin Gillier de sa reconnaissance à Bisesero ?
Le groupe Gillier est forcément informé de ce que découvre le groupe de reconnaissance de Duval alias
Diego car il opère en face de lui, à environ cinq kilomètres, à portée de ses jumelles, et passe à côté de
Gishyita pour monter à Bisesero et en revenir. L’intersection entre la piste principale pour aller à Bisesero
et la piste Kibuye-Cyangugu se trouve à environ un kilomètre à vol d’oiseau du bureau communal de
Gishyita, près duquel des éléments du commando Trepel de Gillier sont stationnés, comme le lecteur peut
le vérifier sur la carte figure 29.7 page 1129 ou figure 29.9 page 1134.
Le groupe Duval dispose de « véhicules-radioarmés ». 146 Il n’a donc pas de problèmes pour communiquer avec le groupe Gillier. De plus, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry signale au début de son
article du 29 juin que des gendarmes des groupes d’intervention spéciaux de la gendarmerie sont affectés
au groupe Duval, il précise dans son livre que celui qui lâche « Je n’ai jamais vu ça, c’est de la folie
totale ! » se trouve dans le minibus des journalistes. 147 Comme d’autres membres du GIGN ou GSIGN
sont dans le groupe Gillier, nous pouvons estimer vraisemblable que les gendarmes des deux groupes
communiquent entre eux.
D’autre part, selon Saint-Exupéry, le capitaine de frégate Marin Gillier est le supérieur direct de Duval
durant cette intervention. 148 Cela se comprend facilement dans la mesure où Bisesero se trouve beaucoup
plus proche de Gishyita où se trouve Gillier.
Enfin, Philippe Boisserie raconte qu’après avoir entendu parler des « Tutsis réfugiés dans la montagne », les militaires français de Kibuye avec qui il était « ont été affectés à une autre mission et
nous ont signalé que c’était les commandos marines de Jillier [Marin Gillier], stationnés à Kirambo, qui
iraient. » 149 Ceci implique que Gillier a été informé de l’existence des survivants Tutsi de Bisesero à la
suite de leur découverte par Duval, qui ne faisait d’ailleurs que confirmer ce que le journaliste Kiley lui
avait dit le 26 juin.
African Rights, ibidem [10, p. 63].
Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
145 Audition d’Éric Nzabihimana par la commission Mucyo [65, Annexes, Témoin 36, p. 84]. http://francegenocidetutsi.
org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=84
146 Audition du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
147 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 62].
148 Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 87].
149 Philippe Boisserie, Danielle Birck, Retour sur images, Les Temps modernes, no 583, juillet-août 1995.
143
144
1128
0
500
1.000
2.000
3.000 Meters
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.7 – La région de Bisesero. Source : Carte au 1/50 000e
1129
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
"Gika
Figure 29.8 – La région de Bisesero. Source : TPIR, Procès Niyitegeka
1130
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Numéro
Lieu
Description
1
Centre de Mubuga
Mubuga est aussi un nom de cellule et de secteur.
2
Bureau communal de Gishyita
Gishyita est aussi un nom de secteur.
3
Hôpital de Mugonero
Non loin du centre de négoce de Ngoma et de l’école
secondaire Esapan. Ngoma est aussi un nom de secteur.
4
Zone de Kazirandimwe
Zone de collines peu élevées entre la zone d’altitude
autour de la route de Bisesero et la zone d’altitude
autour des collines Murambi, Gitwe et Kidasha.
5
Église adventiste de Murambi
Appelée aussi église de Gitwe.
6
Colline Gitwe
Au sud-est, ruines du complexe église-école. Connue
comme l’école primaire de Gitwe dans le complexe
d’une petite paroisse catholique.
7
Colline Kidasha
La maison du ministre Niyitegeka se trouve à proximité.
8
Centre de négoce de Rushishi
9
Colline Nyankomo
Sur le côté nord de cette colline se trouve le monument de Bisesero. Sur le versant sud-est à côté de
la piste de Bisesero se trouve l’église adventiste de
Mutiti.
10
Colline Nyakigugu
Entre les collines Nyakigugu et Muyira coule le ruisseau Rugete.
11
Colline Muyira
ou Muhira. Entre les collines Nyakigugu et Muyira
coule le ruisseau Kamahamba (ou Kamahama).
12
Colline Rwirambo
Une partie de son versant ouest s’appelle Dege, une
partie de son versant est s’appelle Gatinda. Sur la
piste principale de Bisesero au nord-ouest de la colline Rwirambo se trouve le lieu-dit Cyapa (aussi appelé Ku Cyapa). Il est marqué par un trait bleu.
Selon les habitants, c’était la limite entre Gishyita
et Gisovu (bien que la carte indique la limite à un
kilomètre au nord-est). C’est là que les Français installèrent le camp de Bisesero.
Table 29.1 – Légende de la carte région de Bisesero et environs, TPIR
1131
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
Numéro
Lieu
Description
13
Colline Runyangingo
14
Colline Bisesero
15
Colline Mpura
16
Colline Nyabushyoshyo
17
Colline Gishora
18
Colline Nyirandagano
19
Colline Gitwa
Sommet sud-est.
20
Colline Gitwa
Sommet nord-ouest.
21
École primaire de Mubuga
22
Colline Nyiramakware
23
Mont Karongi
Au sommet, antennes du relais FM.
24
Colline Gitwa
En commune de Gitesi (= Kibuye).
25
Colline Uwingabo
Uwingabo est aussi un nom de cellule.
La partie de cette colline proche de la piste principale
de Bisesero s’appelle colline Ruhinga.
(ou Gisoro). Gisoro est aussi le nom d’une cellule.
Les flèches indiquent où mène la route tracée
A
vers Kibuye
B
vers Kibuye
C
vers Cyangugu
D
vers l’usine à thé de Gisovu
E
vers le secteur Gagunga
Table 29.2 – Légende de la carte région de Bisesero et environs, TPIR (suite)
1132
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Heure
Durée
Action
Source
Heures
x
Départ de Kibuye dans la matinée après
discussion avec les religieuses et Duval
2
Trajet Kibuye-Nyarugati
Le Figaro, col. 1
2.5
Arrêt à Nyarugati : 2 à 3 h
TPIR, p. 136
0.5
Trajet Nyarugati-Mubuga
TPIR, p. 157
0.5
Halte à Mubuga
TPIR, p. 158
1.5
Trajet Mubuga-Bisesero : 1 h 30
Le Figaro, col. 5 ; 2-3 h TPIR, p.156
Arrivée à Bisesero vers 17 h
Augustin, African Rights, Bisesero,
p. 63
Halte à Bisesero 2-3 h
TPIR, p. 169
Départ de Bisesero, la nuit tombe
Le Figaro, col. 7 ; TPIR, p. 179
Retour à Kibuye dans la nuit
TPIR, p. 140
17
2.5
18
Table 29.3 – Chronologie de la reconnaissance du CPA 10 à Bisesero, le 27 juin 1994, selon Patrick de
Saint-Exupéry, Rwanda : les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3 et Audition
de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997
Date
Informateur
Français informé
Référence
25 juin
S. Kiley
V. Hugeux
L’Express, 30/06/1994
26 juin
S. Kiley, V. Hugeux
Cap. M. Gillier
L’Express, 30/06/1994 ; “Aucun
témoin...”, p. 788
26 juin
S. Kiley
Cap. Bucquet
Le Figaro, 27/06/1994
27 juin
P. de Saint-Exupéry
Public
Le Figaro, 27/06/1994
27 juin
S. Kiley
Public
The Times, 27/06/1994
27 juin
Hélicoptères français
État-major
Libération, 29/06/1994
27 juin
Lt-col. J.-R. Duval
État-major
Le Figaro, 29/06/1994
28 juin
C. Boisbouvier
Public
RFI, Afrique midi, 28/06/1994
29 juin
P. de Saint-Exupéry
Public
Le Figaro, 29/06/1994
29 juin
D. Garraud
Public
Libération, 29/06/1994
29 juin
R. Bonner, cap. M. Gillier
F. Léotard
Le Monde, 01/07/1994 ; New
York Times, 01/07/1994
30 juin
V. Hugeux
Public
L’Express, 30/06/1994
2 juillet
C. Boisbouvier
Public
Le Point, 02/07/1994
Table 29.4 – Les sources ayant signalé aux Français la présence de survivants tutsi traqués à Bisesero
fin juin 1994
1133
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
Figure 29.9 – Position des Français à Gishyita selon la commission Mucyo. Source : Carte 1/50 000e
Rapport Mucyo, Annexes.
42 Lac Kivu
43 Centre Mubuga
44 Périmètre de défense des Français à Gishyita
45 Bureau communal de Gishyita
46a Barrière des militaires Français sur le chemin montant au bureau communal
46b Barrière des militaires Français
46c Barrière des militaires Français
46d Barrière des militaires Français à côté de l’église presbytérienne de Gatoke
47 Lieu de rassemblement des Interahamwe au centre de négoce avant l’attaque de Bisesero
48 Barrière des Interahamwe
49 Mugonero - Route Kibuye-Cyangugu
50 Lieu de rencontre de la colonne Duval avec les survivants de Bisesero
51 Village de Bisesero
52 Bivouac des Français à Bisesero le 30 juin
53 Site mémorial du génocide à Bisesero
1134
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.8.17
La reconnaissance de Duval à Bisesero a-t-elle été ordonnée par
Marin Gillier ?
Informé par Sam Kiley, le capitaine de frégate Marin Gillier n’ira pas au secours des survivants tutsi
avant le 30 juin. Marin Gillier ne fait pas allusion à cette information que lui ont donnée Kiley et Hugeux,
dans son rapport à la Mission d’information parlementaire. Il écrit cependant qu’il a rencontré deux
journalistes britanniques :
Pendant notre séjour à GISHYITA, à une date que je ne puis préciser, deux journalistes britanniques se sont présentés et ont exprimé le vœu de rester avec nous. Nous leur avons offert notre
protection... à condition qu’ils restent à l’écart. J’avais en effet des doutes sur leur identité réelle,
doutes qui se sont confirmés tout au long de notre intervention au Rwanda. Coupe de cheveux, matériel de camping, techniques de survie sur le terrain, attitudes, tout nous portait à croire qu’il s’agissait
d’agents et non de simples journalistes. Ils ont d’ailleurs croisé notre chemin à de multiples reprises
dans les semaines suivantes, comme s’ils nous “marquaient”. Dès le premier jour, j’ai ordonné à mes
hommes de les surveiller et de les aider, si nécessaire, mais en se méfiant. 150
Mais Alison Des Forges note que Marin Gillier envoie une patrouille de reconnaissance le 27 :
L’officier commandant, le capitaine Marin Gillier envoya le jour suivant, une petite patrouille dans
cette direction. D’après les survivants Tutsi, ils parlèrent avec ces soldats qui promirent de revenir
dans trois jours. 151
Cette petite patrouille serait-elle le détachement des commandos de l’air mené par Duval ? Effectivement, Marin Gillier écrit dans son rapport pour la Mission d’information parlementaire qu’il envoie de
jour, le 27 juin, un groupe en reconnaissance dans les montagnes de la région de Bisesero :
Des missions de recherche de renseignement sont lancées le 27 juin vers GISHYITA - limite nord
de ma zone de responsabilité – et dans la région de GISOVU. C’est alors qu’un élément léger rend
compte avoir découvert, dans l’est de Gishyita, un prétendu point avancé des éléments infiltrés du
FPR. Il s’agit d’assertions de la population, rien n’est visible. 152
Il est donc possible que cet élément léger soit celui de Duval, qu’il ait été envoyé par Gillier, comme
l’affirme Des Forges, suivant les indications de Sam Kiley, et qu’il ait donc rencontré des Tutsi traqués
comme le décrit Saint-Exupéry.
Pourquoi alors Gillier prétend-il qu’ils n’ont rien trouvé ? Parce qu’il n’a pas obtenu l’accord pour les
secourir ? Parce qu’il s’en tient à l’affirmation que ce sont des « éléments infiltrés du FPR », ce qui est
probablement la thèse de sa hiérarchie.
D’ailleurs, sa description de cette reconnaissance est contradictoire. Cet « élément léger » rend compte
avoir découvert quelque chose. Quoi ? Un « prétendu point avancé des éléments infiltrés du FPR » et il
ajoute « il s’agit d’assertions de la population ». Cela signifie que ses soldats ont découvert des gens que
la population prétend être des infiltrés du FPR. Ce sont donc des survivants tutsi. Mais il écrit « rien
n’est visible », comme s’il voulait se reprendre. En conclusion, son élément léger de reconnaissance a
découvert des survivants tutsi mais n’a rien vu. Les députés de la Mission d’information parlementaire ne
s’interrogeront pas sur ce manque de logique ni sur la cécité de leurs troupes d’élite ou sur l’état mental
de leurs officiers.
Gillier, l’auteur de ces lignes, cache mal son trouble. Il ne dit pas la vérité. Mais celle-ci se lit entre
les lignes. Tout porte à croire, et il ne faut pas prendre les soldats des Forces spéciales françaises pour
des idiots, que son élément léger de reconnaissance a bien trouvé des Tutsi survivants dans la montagne au-dessus de Gishyita. Cependant, il a reçu l’ordre de taire cette découverte. Son élément léger de
reconnaissance est très probablement celui de Duval, alias Diego.
Il importe de garder aussi à l’esprit que Marin Gillier écrit ce rapport pour la Mission d’information
en 1998. S’il dit que son élément léger de reconnaissance est celui de Duval, dont la découverte des Tutsi a
150 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
BISESERO, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 404]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=4
151 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 788].
152 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
BISESERO, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 402-403].
http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=2
1135
29.8. ANALYSE DE CETTE RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO
été décrite dans Le Figaro le 29 juin 1994, il se rend coupable, pour le moins, de non-assistance à personne
en danger. Il doit donc rester dans le vague, au prix de quelques contradictions. Dans le récit qu’il reprend
le 1er juin 2006 dans Le Figaro, conscient qu’il s’est trahi, il élimine toute allusion à la reconnaissance du
27 juin par cet élément léger.
D’après Patrick de Saint-Exupéry, c’est sur les informations des religieuses de la congrégation des
Sœurs de Namur, qui tenaient l’école où les commandos de l’air avaient pris leurs quartiers à Kibuye,
que le lieutenant-colonel Duval alias Diego prend l’initiative de monter à Bisesero. Gillier communiquaitil directement avec Duval ? Oui, Patrick de Saint-Exupéry précise dans son livre « L’inavouable » que
Gillier est supérieur direct de Duval durant l’intervention :
Dès le 27 juin 1994 au soir, Diego avait transmis son rapport sur Bisesero. Il ne l’avait pas tronqué,
nous en étions persuadés. L’état-major de Turquoise et le capitaine de frégate Marin Gillier – supérieur
direct de Diego durant l’intervention – en avaient donc eu connaissance le soir même. 153
Il semble donc que la reconnaissance de Duval à Bisesero le 27 juin ait été faite en accord avec Marin
Gillier. Si l’on suit Patrick de Saint-Exupéry, il semble que c’est plus une initiative de Duval, qu’un ordre
de Marin Gillier mais on ne peut en être sûr. Patrick de Saint-Exupéry « constate que les comptes rendus
d’opération, les messages de Diego, les réponses données n’ont pas été rendus publics. » 154
Bernard Lugan, qui se fait le porte-plume de l’état-major, dément cette version et affirme que « le
capitaine de corvette Marin Gillier alias “Omar”, n’a jamais été le supérieur du lieutenant-colonel Duval
(Diego) » et pour ce faire il abaisse Gillier au grade de capitaine de corvette 155 alors que les documents
de la Mission d’information parlementaire le disent capitaine de frégate. 156 Lugan affirme que Duval et
Gillier étaient sous les ordres de Rosier et que « le lieutenant-colonel Duval a normalement rendu compte
à sa hiérarchie par les circuits habituels, d’abord oralement le 27, puis par écrit le 29 ». 157 Ne sauraiton pas à l’état-major des armées ou au QG du COS enregistrer les communications téléphoniques des
officiers en opération sur bandes magnétiques ? À l’époque de l’affaire des « écoutes de l’Élysée », l’armée
française, à croire Lugan, communiquerait en 1994 avec les mêmes moyens qu’en 1914 ! Or le COS est
très bien équipé en moyens de communication :
Concernant les transmissions, chaque élément disposait de BLU 158 et d’INMARSAT avec chiffre
pour des liaisons vers le haut ou latérales, en plus des moyens MF classiques réservés aux liaisons
internes. 159
Duval disposait donc des moyens pour communiquer directement avec Paris, avec Rosier comme avec
Gillier. Mais la thèse de Lugan est que Gillier n’était pas informé de l’existence des Tutsi en détresse
trouvés par Duval le 27. D’une part, Gillier a été averti de leur existence le 26, donc avant Duval. D’autre
part, il n’est pas crédible que le 27 il n’ait pas été informé du passage de Duval à moins de 3 km de ses
positions. 160
Nous estimons que la question de savoir si Duval dépendait de Gillier est un faux débat. Tous les
deux dépendent de Rosier et ils ne peuvent partir en opération sans l’accord de Rosier. La reconnaissance
de Duval à Bisesero a peut-être été suggérée par une religieuse de Kibuye, comme l’affirme Patrick de
Saint-Exupéry, mais elle n’a pas pu se faire sans l’approbation de Rosier. Celui-ci a fixé à Duval son
objectif, une mission de reconnaissance, donc pas de sauvetage. Gillier est nécessairement averti de la
reconnaissance de Duval. Il a dû l’être par Rosier, ne serait-ce que, parce que celui-ci devant passer à
Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 87].
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem, p. 89.
155 B. Lugan [131, p. 265].
156 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 310, 330 ; Tome II, Annexes, p. 400]. Serait-ce
une promotion ultérieure ?
157 B. Lugan [131, pp. 265-266].
158 BLU, abréviation de « bande latérale unique ». C’est une technique de communication radio par modulation d’amplitude
dans laquelle on a supprimé la porteuse et l’une des bandes latérales. Grâce à son efficacité en occupation de spectre
radioélectrique et en énergie émise, la BLU est surtout utilisée pour les liaisons de téléphonie haute fréquence (HF), dans
le domaine maritime, militaire, aviation ou radioamateur.
159 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 396]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf
160 Que le lecteur se reporte à la carte figure 29.7 page 1129. Gillier est stationné au bureau communal de Gishyita. Duval
venant de Kibuye quitte la route de Gishyita pour monter à Bisesero à un embranchement, repéré par le nom Rwabirambo,
situé à au plus de 3 km de la position de Gillier.
153
154
1136
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
3 ou 4 km de ses positions, il fallait l’avertir par précaution. Sinon, Gillier devait forcément détecter
la présence de Français dans le voisinage par les émissions radios sur des fréquences connues de lui. La
reconnaissance de Duval alias Diego à Bisesero est commandée par le colonel Rosier. Nous allons voir
qu’elle est risquée, car elle intervient juste après des « combats », c’est-à-dire une traque des survivants
tutsi par des génocidaires bien réarmés.
29.9
Le 27 juin à Gishyita, le groupe Gillier observe le massacre
29.9.1
1 000 à 2 000 rebelles à 3 km de Gishyita
Le reportage d’Isabelle Staes et Pascal Pons, diffusé sur France 2 dans le journal de 13 h le 28 juin,
montre, le 27 juin 161 à Gishyita, les soldats français du commando Trepel commandés par le capitaine
de frégate Marin Gillier assistant à des combats entre de prétendus rebelles tutsi infiltrés et des forces du
gouvernement intérimaire rwandais. Le recoupement avec le rapport de Marin Gillier permet de situer ce
reportage aux environs de midi.
Figure 29.10 – Deux panaches de fumée sous la crête près de Bisesero, vus de Gishyita. Source : I. Staes,
P. Pons, P. Querou, F. Granet, France 2, 28/6/1994, 13 h
Voici la transcription de ce reportage :
[Vue en gros plan sur le présentateur Paul Amar]
[Paul Amar] :
Les soldats de l’opération humanitaire Turquoise restent vigilants. Isabelle Staes et Pascal Pons
se sont rendus auprès de positions françaises, qui ont entendu hier l’écho d’affrontements très proches
entre le Front Patriotique Rwandais et les gouvernementaux.
[Isabelle Staes] :
Des commandos marine très, très vigilants. Ils surveillent les collines à quelques kilomètres.
[Un soldat scrute l’horizon avec des jumelles. On distingue deux panaches de fumée près de la
crête de la montagne boisée en face.]
161
Selon le présentateur, Paul Amar, il relate des faits ayant eu lieu « hier » donc le 27 juin.
1137
29.9. LE 27 JUIN À GISHYITA, LE GROUPE GILLIER OBSERVE LE MASSACRE
[Isabelle Staes] :
Des hommes du Front Patriotique Rwandais y sont positionnés. On parle de mille à deux mille
rebelles.
Nous sommes à Gishyita, point névralgique de l’opération Turquoise. Car c’est ici que les rebelles
tutsi seraient les plus avancés en territoire hutu.
[Des militaires français bien armés patrouillent près d’une maison détruite. Des véhicules P4
portent des armes en batterie. Un autre est hérissé d’antennes.]
Figure 29.11 – Voiture radio du commando Trepel à la base de Gishyita. Source : I. Staes, P. Pons, P.
Querou, F. Granet, France 2, 28/6/1994, 13 h
Quarante commandos marines sont en alerte. Au loin des tirs résonnent.
[On entend un oiseau. Deux véhicules français circulent sur la route non goudronnée, semblant
venir de la direction de Cyangugu.]
[Pascal Pons] :
« Qu’est-ce qu’on vient d’entendre vous me dites ? »
[Un membre du commando de marine en maillot de corps kaki avec un petit chapeau de brousse] :
« Des bruits d’une arme automatique..., lourde. »
[Pascal Pons] :
« D’après vous, c’est loin d’ici ? »
[Le soldat du commando de marine] :
« À trois kilomètres d’ici..., à vol d’oiseau trois kilomètres. »
[Isabelle Staes] :
Les accrochages les plus violents ont eu lieu hier soir. Vingt morts chez les rebelles, trois de l’autre
côté.
[Marin Gillier] :
« On a entendu un petit peu de bruit. On a vu de la fumée. »
[Isabelle Staes] :
« Et c’était quel genre d’affrontement d’après vous ? »
[Marin Gillier] :
« Des affrontements, euh, type infanterie. »
[Isabelle Staes] :
1138
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.12 – La base du commando Trepel à Gishyita. Source : I. Staes, P. Pons, P. Querou, F. Granet,
France 2, 28/6/1994, 13 h
« Mais importants ? »
[Marin Gillier] :
« Oh, relativement importants, surtout à l’échelle du pays. »
Infiltrations, accrochages, exactions de chaque nuit, dans ce secteur particulièrement sensible la
chasse à l’homme continue. Un peu partout les traces des massacres, comme ces charniers à proximité
de maisons détruites.
[Des militaires français regardent au fond de trous où il y aurait des restes humains que l’on ne
distingue pas.]
[Un membre du commando de marine] :
« Toujours à proximité des maisons démolies on en trouve... C’est l’odeur qui nous guide, évidemment. »
[Pascal Pons] :
« C’est pas récent ? »
[Le membre du commando de marine] :
« Ça date d’un mois et demi à peu près... Les gens qui ont été massacrés dans le coin ont été mis
dans des fosses communes... Ils ont dû faire des galeries et rejeter la terre ici. On... Donc ils... Des
corps... »
[Des commandos de marine patrouillent le long de maisons détruites parmi les bananiers.]
Loin des discours de bienvenue qui les ont accueillis à leur arrivée ici, les militaires français se
retrouvent maintenant face aux réalités de la guerre qui déchire le Rwanda. Avec l’avancée des rebelles,
ils ne sont pas loin d’être en première ligne. 162
Wolfgang Blam a donné un témoignage d’un survivant de Kibuye qui rapporte que des soldats français
étaient bien plus compréhensifs vis à vis des rescapés tutsi que leurs officiers. Les soldats du rang en effet,
semblent avoir un peu plus d’esprit critique. Dans le reportage d’Isabelle Staes à Gishyita, des militaires
du commando Trepel lui montrent des cadavres. Ce n’est pas Gillier qui les montre. Comme ils n’ont pas
rencontré un seul soldat FPR et qu’ils voient les miliciens et FAR partir le matin et revenir le soir, ils
doivent bien savoir qui peuvent être les auteurs de ces crimes. Ils n’ont même pas besoin du rapport de
Duval pour comprendre ce qui se passe.
162
I. Staes, P. Pons, P. Querou, F. Granet, France 2, 28 juin 1994, 13 h.
1139
29.9. LE 27 JUIN À GISHYITA, LE GROUPE GILLIER OBSERVE LE MASSACRE
Figure 29.13 – Commando de marine observant les massacres à Bisesero depuis Gishyita. Source : I.
Staes, P. Pons, P. Querou, F. Granet, France 2, 28/6/1994, 13 h
29.9.2
Le compte rendu de Gillier sur les « affrontements » à Bisesero
Dans son compte rendu à la Mission d’information parlementaire, Gillier écrit qu’il retourne à Gishyita
et s’y installe le 27 juin. Pourquoi s’installe-t-il là ? Vers 12 h, le 27, à Gishyita, il est témoin d’un
affrontement sur les hauteurs de Bisesero :
Vers midi, des bruits de rafales d’armes automatiques et d’explosions – que nous attribuons à
des obus de mortier – attirent notre attention vers la zone suspecte. Une inspection à la jumelle ne
permet guère d’analyser la situation. L’observation par le système de visée d’un poste de tir de missiles
Milan nous permet de constater, dans le lointain, une certaine agitation. La population alentour est
immédiatement questionnée : il s’agirait d’une centaine de villageois qui s’attaqueraient aux éléments
infiltrés du FPR.
Après une demi-heure environ les bruits décroissent, et plus rien n’est visible. Tout ceci se passe
à bonne distance de notre lieu d’observation – cinq kilomètres ? 163
Éric Nzabihimana, Tutsi rencontré à Bisesero le 27 en fin d’après-midi par Duval, évoque, dans l’article
de Saint-Exupéry cité plus haut, une attaque le jour même, qui pourrait être celle rapportée par Gillier :
Nous survivons ici, au sommet de ces collines, mais tous les jours ils viennent nous attaquer. Il
y a deux heures les miliciens ont tué cinq d’entre nous. Nous ne pouvons pas nous défendre, nous
n’avons rien. [...]
Aujourd’hui encore les miliciens et les soldats sont venus nous attaquer et brûler les champs pour
nous empêcher de manger. Ils se sont répartis en trois groupes et nous ont encerclés. Nous ne pouvons
rien faire.
Remarquons ici que Gillier parle de tirs d’obus de mortier dont il n’est pas question dans les récits
des survivants de Bisesero avant l’arrivée des Français de Turquoise. Le même Éric confirme dans une
interview en 2004 :
163 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 403]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
1140
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.14 – Le capitaine de frégate Marin Gillier à Gishyita. Source : I. Staes, P. Pons, P. Querou,
F. Granet, France 2, 28/6/1994, 13 h
Ils ont ”travaillé” sans relâche, du matin au soir, insiste Éric. Avec une artillerie inconnue jusqu’alors. Comme s’ils savaient que le temps leur était compté. 164
Il nous précise dans une lettre :
[...] la plupart des tueurs, après l’arrivée des soldats français étaient des ex-FAR, ils avaient alors
des fusils, même les armes lourdes que je ne saurais (ou pourrais) pas identifier. 165
Lundi 27, des tirs de mitrailleuse et de mortier sont entendus par les Français dans le triangle de
Gishyita-Karongi-Gisovu :
Les militaires français ont fait état hier de tirs de mitrailleuse et de mortier lundi dans le triangle de
Gishita-Karongi-Gisovu [Gishyita-Karongi-Gisovu], au sud de Kibuye. Une mission de renseignement
française se trouvait dans la région hier après-midi. Il existe des bandes hutues et tutsies assez
conséquentes dans cette région, a-t-on précisé de source française. 166
Nous remarquons que la mission de renseignement du 27 juin, sans doute celle de Duval, est aussi
connue à Bruxelles. D’où vient donc cette artillerie nouvelle alors qu’on lit par ailleurs que la défaite des
FAR devant le FPR est due au manque de munitions à cause de l’embargo ?
Le 29 juin, devant Léotard à Gishyita, c’est probablement Gillier qui relate cette fusillade comme le
rapporte Corine Lesnes :
C’est le poste français le plus avancé. De quoi ? On ne sait pas exactement. Du front, peut-être.
Et des coups de feu résonnent régulièrement sur la ligne de crête. En fin de matinée, lundi 27 juin,
une fusillade plus sérieuse a été entendue sur les collines à trois ou quatre kilomètres à vol d’oiseau.
Elle aurait fait une vingtaine de morts. 167
Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
Réponse à l’auteur d’Éric Nzabihimana, 27 août 2004. L’expression « Ex-FAR » signifie que c’étaient des membres des
FAR à l’époque des faits.
166 Les Français ont évacué 35 religieuses, Le Soir, 29 juin 1994.
167 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
164
165
1141
29.9. LE 27 JUIN À GISHYITA, LE GROUPE GILLIER OBSERVE LE MASSACRE
Comment Marin Gillier peut-il dire qu’il y a eu une vingtaine de morts ? Il ne dit donc pas tout ce
qu’il sait dans son rapport à la Mission d’information. Il écrit qu’il fait son compte rendu aux autorités
militaires et demande des consignes :
Les comptes rendus vers les autorités militaires présentent la situation telle que nous la percevons :
de l’agitation, des échos de tirs nourris, mais rien de précis sur une éventuelle situation tactique ni
sur les forces en présence. Ils relatent les assertions des personnes qui nous entourent selon lesquelles
des miliciens s’attaqueraient au FPR, propos que nous ne pouvons confirmer ni infirmer. Les bruits
prouvent néanmoins l’utilisation d’armes de guerre, ce qui étaye la thèse d’un engagement avec le
FPR. Enfin, je sollicite des consignes, en particulier je demande si je dois me rendre sur place.
La réponse à cette dernière question tarde à arriver. 168
Gillier dit ne pas savoir ce qui se passe mais ne retient qu’un engagement avec le FPR comme seule
explication. La possibilité d’un massacre n’est pas évoquée. Il ne semble pas informé qu’un génocide se
déroule là depuis deux mois. Il ne fait pas état des informations que lui ont communiqué Sam Kiley et
Vincent Hugeux la veille. L’attitude de Gillier semble en parfaite conformité avec les directives de l’étatmajor à Paris. Il interprète le retard de la réponse à sa question de manière complètement contradictoire :
[...] je ne suis pas surpris car les ordres sont clairs : ne pas s’opposer au FPR ni prendre parti
dans le conflit. De plus, je ne dispose pas des effectifs ni des soutiens (appui-feu) me permettant
d’intervenir de façon efficace. Un engagement ferait courir à mes troupes un danger certain, alors que
nous ne connaissons ni le terrain, ni les forces en présence. Nous ne saurions d’ailleurs pas dans quel
sens intervenir. 169
S’il n’a pas à « prendre parti dans le conflit » pourquoi invoquer un manque d’effectifs et de soutiens ?
Marin Gillier dispose en fait d’un super-armement : « Les véhicules légers équipés de mitrailleuses et de
missiles Milan dorment encore sous les camouflages... » écrit Corine Lesnes le 29 juin à Gishyita. 170 Selon
Gillier, c’est le FPR qui est en face. S’il y va, il risque un affrontement. Et pour cela, il juge nécessaire
un appui-feu par hélicoptère canon. Des hélicoptères sont-ils disponibles à ce moment-là pour faire des
reconnaissances ou fournir un appui-feu ?
Le COS dispose à lui seul de cinq hélicoptères 171 qui sont opérationnels à ce moment-là. En effet,
cinq hélicoptères Puma évacuent les religieuses de Kibuye le 28 juin. 172
Des hélicoptères ont déjà, le 24 juin, transporté les quarante hommes du CPA 10 à Kibuye. Deux
Puma survolent Gikongoro le 27 juin :
Nul ne sait ici quand les militaires français arriveront, ni même s’ils viendront, mais il s’agit d’être
prêt. Peu avant midi cependant, deux hélicoptères Puma ont survolé de très haut la ville.
Dans le courant de l’après-midi, enfin, une patrouille de parachutistes arrive à Gikongoro. 173
Selon des survivants tutsi, des hélicoptères français survolent les montagnes de Bisesero le 27 juin :
« Aujourd’hui, cinq d’entre nous ont été tués. Ils se cachaient dans des broussailles à deux kilomètres d’ici. Les assaillants ont fui quand ils ont entendu les hélicoptères des forces françaises qui
survolaient le secteur. » 174
Les hélicoptères ne semblent donc pas manquer. Mais les hélicoptères Gazelle canon ne sont peut-être
pas encore opérationnels.
Les hésitations de Gillier font sourire. Mais nous ne sommes pas obligés de le croire. Nous ne pouvons
le croire. Il fabule. Vu la faible distance, vu les moyens armés dont il dispose, vu les informations que lui
a communiquées Sam Kiley, vu le rapport de Duval alias Diego qu’il reçoit le 27 au soir, il sait très bien
ce qui se passe là-bas. Mais il n’a pas le feu vert pour secourir les Tutsi traqués et il ne veut pas lui-même
enfreindre les ordres. L’hypothèse d’un accord entre le commandement de Turquoise et le GIR représenté
Marin Gillier, ibidem, p. 403. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
Marin Gillier, ibidem, p. 403. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
170 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
171 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 396]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf
172 Corine Lesnes, Trente-cinq religieuses et sept orphelines sont évacuées par les militaires français, Le Monde, 29 juin
1994, p. 3.
173 Michel Cariou, Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5.
174 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
168
169
1142
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
localement par le préfet Kayishema et le bourgmestre Sikubwabo, laissant carte blanche à ceux-ci pour
nettoyer les hauteurs de Bisesero des derniers « infiltrés du FPR » pendant trois jours, revient à l’esprit.
29.10
Les affrontements entre « infiltrés FPR » et partisans du
GIR
Les affrontements du 27 juin dont la colonne Gillier a été témoin sont annoncés par Benoît Duquesne
et Paul Amar sur France 2, le soir du 27, comme des « affrontements entre des gens du FPR infiltrés et
la défense civile ». Ils confirment aussi la volonté du FPR de couper en deux la zone sous contrôle des
forces gouvernementales :
[Paul Amar : ]
Au Rwanda, la mission de l’armée française se déroule comme prévu sans accroc mais la situation
reste fragile. Un affrontement aurait opposé des soldats gouvernementaux à des membres du Front
Patriotique à l’ouest du pays, à quelques kilomètres à peine des positions françaises. Nous allons
rejoindre en direct l’un de nos envoyés spéciaux Benoît Duquesne pour avoir des précisions sur cette
information, Benoît...
[Benoît Duquesne en direct de Bukavu : ]
Oui, bien écoutez, ces accrochages ont beaucoup surpris les militaires français, le colonel Rosier
ici qui nous en parlait tout à l’heure. C’est vrai qu’il y a donc eu des affrontements en fin de matinée
et tout l’après-midi près de la ville de Kibuye, là où se trouve un détachement français permanent.
À environ 5 km des Français les plus proches du lieu où ont eu lieu ces affrontements entre des gens
du FPR infiltrés et puis ce qu’on appelle la défense civile ici.
Alors, c’est surprenant parce que vous savez qu’on parlait beaucoup d’infiltrations ici sans savoir
trop si c’était une peur irraisonnée ou si c’est une réalité. Et bien ces accrochages qui ont eu lieu, s’ils
sont confirmés, parce que pour l’instant, les militaires français n’ont eu qu’une confirmation auditive
si je puis dire parce qu’ils étaient suffisamment proches pour entendre les coups de feu, et bien ces
accrochages, s’ils sont confirmés, voudraient dire d’abord que le FPR est effectivement infiltré, est
infiltré très très loin en territoire du gouvernement rwandais et qu’ensuite ça confirme aussi la volonté
du FPR de couper ce qui reste du Rwanda sous le contrôle des forces gouvernementales, de le couper
en deux, c’est un petit peu ce qui inquiète les Français d’autant qu’ils ne sont pas loin et qu’ils ne
savent pas trop ce que pourra être leur attitude au cas où ils auraient à se retrouver face à face avec
des gens du FPR.
[Paul Amar : ]
Merci Benoît. Cette information si elle était confirmée ne peut qu’accentuer la crainte des civils
qu’ils soient Hutu ou Tutsi surtout dans les villages où l’armée française ne peut pas se rendre. Ils
restent à la merci des incursions de soldats ou de miliciens. 175
On notera les précautions prises. Benoît Duquesne n’évoque qu’une confirmation auditive des affrontements. Il ajoute « si ces accrochages sont confirmés ». Or, dans le reportage d’Isabelle Staes du 27
juin, le groupe Gillier voit les affrontements devant lui. Gillier dit même dans son rapport qu’il observe
à travers le viseur d’un poste de tir de missiles Milan. Cependant, il est affirmé qu’il s’agit d’infiltration
de membres du FPR, d’affrontements, d’accrochages avec la défense civile. Il n’est fait aucune allusion à
la reconnaissance de Duval alias Diego.
TF 1 ce soir-là n’est pas en reste et se fait, tout autant que la télévision publique, porte-parole des
militaires :
PPDA : D’après vos informations Catherine, il y aurait eu des affrontements dans cette ville même
de Kibuye où nous étions hier et où nous avons entendu cette religieuse.
Catherine Jentile, en direct de Bukavu :
Alors écoutez ce sont des informations encore à prendre avec précaution, que nous a livrées le
colonel Rosier, qui est responsable du dispositif, ici dans le Sud, et plus précisément c’est à 15 km de
la ville de Kibuye que s’est déroulé cet accrochage, qui a commencé ce matin à 11 heures et demi et
s’est terminé en début d’après-midi.
Alors il aurait opposé, d’un côté les forces du FPR, et de l’autre, les milices hutu appuyées par
l’armée rwandaise. Ce qui est spectaculaire dans cette affaire, c’est donc l’endroit où s’est déroulé
l’affrontement. C’est-à-dire qu’on avait toujours parlé, depuis longtemps, d’infiltrations des hommes
175
Paul Amar, Benoît Duquesne, France 2, 27/6/1994, Dernière.
1143
29.10. LES AFFRONTEMENTS ENTRE « INFILTRÉS FPR » ET PARTISANS DU GIR
du FPR mais, si le chiffre dont on dispose actuellement et qui est de 1 000 à 2 000 hommes du FPR
présents dans cette région, évidemment, on ne peut plus parler d’infiltrations mais d’une véritable
percée du Front patriotique rwandais. Alors, résultat, il pourrait ainsi couper en deux la zone gouvernementale d’est en ouest, mais également couper en deux le dispositif français qui, lui, se déploie
du nord au sud.
Alors qu’est-ce qui peut se passer maintenant ? Les Français nous ont confirmé ce soir que leurs
ordres étaient toujours les mêmes, c’est-à-dire d’éviter le contact avec les hommes du FPR, mais la
distance la plus courte entre les hommes du FPR et les troupes françaises est de 5 km. Evidemment
on ne peut plus exclure dès lors aucune hypothèse. 176
À l’Élysée, le 27 juin, le général Quesnot souligne la nécessité d’occuper le col de N’Gada [Ndaba] à
30 km au nord de Bisesero sur la route Gitarama-Kibuye :
La situation est très tendue à Kibuye où nos patrouilles ont été renforcées. [...]
Pour la suite de notre action, le Premier ministre qui craint toujours l’enlisement et le contact de
nos troupes avec le FPR a donné comme consigne à l’amiral Lanxade d’interdire toute implantation
de plus de 24 h de nos unités sur le territoire rwandais et de limiter les patrouilles à la région
frontalière. Il s’est notamment opposé au maintien d’un élément de surveillance et de dissuasion au
Col de N’Gada qui contrôle l’accès de Kibuye en venant de Gitarama et dont la saisie permettrait de
couper en deux l’ouest du Rwanda.
Commentaire :
Le succès de notre intervention serait remis en cause si des massacres reprenaient dans des secteurs
où notre présence est très fugitive et surtout en cas de rupture du front qui provoquerait le déferlement
de millions de réfugiés que nous ne pourrions maîtriser.
La seule réponse technique consisterait à contrôler quelques points clés (et notamment le col
de N’Gada) en poursuivant le recensement et en assurant la protection des camps de réfugiés les
plus menacés en particulier dans la région sud (Gikongoro, Butare) afin de geler les mouvements de
population en attendant l’aide logistique promise et l’arrivée de la MINUAR.
Ceci nécessite davantage qu’un va-et-vient de quelques hommes et de quelques femmes à partir
de la frontière zaïroise... 177
Nous constatons ici que la situation sur le terrain est suivie et analysée heure par heure à l’Élysée.
Ce col de N’Gada ou plutôt Ndaba est le lieu où la route Gitarama-Kibuye, non goudronnée à l’époque,
franchit la ligne de crête Congo-Nil. En écrivant que « la situation est très tendue à Kibuye », le général
Quesnot fait allusion aux combats entre miliciens et prétendus infiltrés FPR que Marin Gillier observe à
Gishyita de 27 juin, comme nous l’apprend le reportage d’Isabelle Staes. La reconnaissance de Duval est
évoquée en filigrane dans « nos patrouilles ont été renforcées ». Il ne fait pas de doute pour Quesnot que
des infiltrés du FPR sont là, à quelques kilomètres de Kibuye, quand il parle de « la saisie » du col de
Ndaba qui « permettrait de couper en deux l’ouest du Rwanda » et de « rupture du front ».
Le 28 juin sur France 2, à Telematin 7 h 30, Benoît Duquesne depuis le QG français à Bukavu, revient
sur les événements de la veille pour confirmer que des éléments armés du FPR sont à 10 kilomètres de
Kibuye :
[Laurence Piquet :]
Un peu plus de la moitié des effectifs de l’opération Turquoise est à pied d’œuvre au Rwanda. Les
soldats français devront s’aventurer dans un secteur dangereux.
Les soldats français ont effectué hier leurs premières patrouilles en profondeur dans ce pays. Ils
sont arrivés à moins de 20 kilomètres des lignes du Front patriotique rwandais. Ce matin, nouvelle
mission, il s’agit de secourir des religieuses. Précisions de notre envoyé spécial au Rwanda, Benoît
Duquesne.
[Benoît Duquesne (par téléphone) :] Une trentaine de religieuses se sentent menacées. Il y a trois
jours les Français leur avait envoyé un premier détachement par hélicoptère [donc le 25 juin] pour les
rassurer. cette fois ils devraient les évacuer sur Goma au Zaïre.
Il faut dire qu’entre temps, des accrochages se sont produits hier entre éléments du FPR et
partisans du gouvernement provisoire, accrochages suffisamment proches de Kibuye pour que les
Français les entendent et surtout des accrochages qui confirment l’intention du FPR de couper ce
qui reste de la zone gouvernementale en deux parties. D’après les informations recueillies par les
TF 1, 27 juin 1994, 20 h, édition spéciale Rwanda.
Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 27 juin 1994. Objet : Votre entretien
avec M. Léotard le 27 juin à 17 heures. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot27juin1994.pdf#page=2
176
177
1144
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
militaires, 1 500 hommes du FPR se seraient ainsi infiltrés par les vallées jusqu’à une dizaine de
kilomètres de Kibuye. Des informations qui restent à confirmer et qui ont beaucoup surpris ici le
colonel Rosier. 178
Date
Thème
Auteur
Source
22/6
Le FPR veut couper en deux la partie
ouest du pays
EMA Paris
Ordre d’op. Turquoise,
MIP, Annexes, p. 386
22/6
Le FPR fait effort vers Kibuye
Léotard
Conseil restreint, 22 juin
25/6
Reconnaissances profondes du FPR
Rosier
France 2, 25 juin, 20 h
25/6
Le FPR veut couper en deux la zone
gouvernementale
Boisserie
France 2, 26 juin, 20 h
26/6
Offensive du FPR vers le lac Kivu
Milices hutu
Le Monde, 28 juin, p. 7
28/6
1 500 hommes du FPR à 10 km de Kibuye
B. Duquesne
France 2, 28 juin, 7 h 30
28/6
Le FPR veut couper en deux la zone
gouvernementale
Quesnot
Note au Président Mitterrand
28/6
Un Tutsi peut s’avérer un combattant
du FPR en puissance
J. Isnard
Le Monde, 29 juin
29/6
Assaut du FPR contre les villages hutu
GIR
Le Figaro, 29 juin
29/6
Les affrontements continuent entre milices hutues et maquis tutsis
Lanxade
Conseil restreint, 29 juin
30/6
Des forces du FPR seraient parvenues
jusqu’au lac Kivu
AFP
BQA No . 14245, 30 juin,
p. 31
1/7
Combats en direction de Kibuye
J.-B. Mérimée
Lettre à Boutros-Ghali
2/7
Le FPR veut couper en deux la zone
gouvernementale
C. Boisbouvier
Le Point, 2 juillet
Table 29.5 – La diffusion de la fausse information sur l’offensive du FPR vers Kibuye fin juin 1994
29.11
À Paris, le 27 juin
29.11.1
Juppé : « On a pu rassurer et mettre en sécurité... »
À Paris, le 27 juin, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, estime que :
Le premier objectif du dispositif Turquoise au Rwanda a été atteint puisque d’ores et déjà on a
pu rassurer et mettre en sécurité des populations qui étaient menacées... 179
Nous pouvons voir dans cette déclaration une fausse information diffusée suivant un plan préétabli : la
« mise en sécurité » du camp de Nyarushishi permet de laisser croire que toutes les personnes menacées
sont maintenant en sécurité. Il n’était, semble-t-il, pas prévu de venir au secours d’autres personnes. Ces
autres personnes sont-elles considérées comme des ennemis appelés à disparaître ? Le comportement des
troupes françaises porte à le croire.
Mais la subtilité de la langue française permet de prouver que le ministre n’a pas dit ça. Il y a déjà
l’emploi du “on”, plus imprécis que le “nous”. Ensuite « des populations » ne signifie pas toutes les
Benoît Duquesne, France 2, Telematin, 28/6/1994, 7 h 30.
AFP, Reuter, M. Mas [139, p. 435], Michel Cariou, Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro,
28 juin 1994, p. 5.
178
179
1145
29.11. À PARIS, LE 27 JUIN
populations. L’affirmation du ministre n’exclut pas que d’autres populations menacées n’ont pas encore
bénéficié de la protection de l’armée françaises. Quant à croire que ces populations sont des Tutsi, rien
ne le prouve. Cette formulation vague a l’avantage de contenter tout le monde. Ceux qui croient que la
France est sincère vis-à-vis de son engagement pris devant la communauté internationale, voient dans ces
populations des Tutsi et les images à la télévision des bérets rouges français à Nyarushishi y incitent.
Ceux qui attendent que la France stoppe l’avance du FPR voient dans ces populations les Hutu et les
images du capitaine de frégate Marin Gillier au camp de déplacés hutu de Kirambo les en persuadent.
« Le premier objectif du dispositif Turquoise au Rwanda a été atteint » proclame le ministre. L’auditeur candide croit que ce premier objectif est d’arrêter les massacres. Mais « rassurer et mettre en
sécurité des populations qui étaient menacées » ne signifie pas arrêter les massacres. Primo, l’essentiel
des massacres a été accompli. Secundo, un mort par définition est mort. Il n’est en aucune façon une
personne menacée. Quelles sont alors les populations menacées ? Pour le ministre ce sont certainement
les populations hutu, parmi lesquelles de nombreux artisans de ce génocide si populaire, des voleurs,
détrousseurs de cadavres et pilleurs de maison et de bétail qui, encadrés par l’administration du génocide
et menacés par les miliciens, fuient devant l’avancée du FPR.
Quel est en réalité ce premier objectif pour les militaires sur le théâtre des opérations ? Nous lisons dans le rapport de Marin Gillier à la Mission d’information parlementaire cette deuxième règle de
comportement – la première étant une attitude de stricte neutralité – :
Manifester la détermination de la France à faire cesser les massacres et à protéger les populations,
en usant de la force si nécessaire. 180
Une formulation plus brève aurait pu être « faire cesser les massacres en usant de la force si nécessaire. » 181 Mais elle aurait été trop précise et trop stricte dans l’engagement. La formulation de Gillier
met l’accent sur la manifestation de la détermination de la France à faire cesser les massacres. L’objectif
prioritaire est de convaincre de la détermination de la France à faire cesser les massacres. Les faire cesser
effectivement est secondaire. Autrement dit l’objectif prioritaire c’est la com’, la manœuvre médiatique.
Le jour même où l’armée française se refuse à secourir des survivants Tutsi menacés de mort à Bisesero,
le ministre Juppé, virtuose de la communication politique, par l’emploi de formulations vagues et à double
sens, laisse croire à l’opinion publique nationale et mondiale que les militaires français ont tout fait pour
protéger les Tutsi survivants du génocide.
29.11.2
Général Germanos : « Des tensions autour de Kibuyé »
L’état-major à Paris évoque le 27 juin des problèmes dans la région de Kibuye mais n’en donne pas
la vraie nature. Il a donc bien été informé de l’existence de survivants tutsi aux environs de Kibuye et
des attaques qu’ils subissent :
Bien qu’aucun incident notable n’ait été signalé depuis le début de l’opération « Turquoise » les
militaires français, qui se sont rendus le long de la frontière dans cinq camps de réfugiés hutus et
tutsis (à Gishoma, Nyarushishi, Kirambo, Nyamymba et Kanama), ont fait état, dimanche 26 juin,
de « tensions » avec les miliciens hutus qui redoutent toujours une offensive du Front patriotique
rwandais (FPR).
« Des tensions existent notamment autour de Kibuyé, sur le lac Kivu », a précisé le général
Raymond Germanos, chef-adjoint de l’état-major des armées françaises. « Nous avons des indications
selon lesquelles certaines factions n’apprécient pas notre action », a ajouté l’amiral Lanxade, chef
d’état-major des armées, à propos des miliciens (hutus) « porteurs d’armes blanches et parfois d’armes
180 Marin Gillier, capitaine de frégate, Attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 401]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=1 Gillier recopie ici à peu près la deuxième règle de comportement de l’ordre d’opération Turquoise : « MANIFESTER LA DÉTERMINATION DE LA FRANCE, DANS CETTE
ACTION, TOUT EN CHERCHANT À FAVORISER L’AMORCE D’UN VÉRITABLE DIALOGUE ENTRE LES BELLIGÉRANTS, MARQUER SI NÉCESSAIRE PAR L’USAGE DE LA FORCE LA VOLONTÉ FRANÇAISE DE FAIRE
CESSER LES MASSACRES ET DE PROTÉGER LES POPULATIONS. » Cf. 9.C.1. Ordre d’opération Turquoise, 22 juin
1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 389]. http://francegenocidetutsi.org/
OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf#page=4
181 C’est ce qu’exprime à une restriction près le paragraphe « Mission » de l’ordre d’opération Turquoise : « METTRE
FIN AUX MASSACRES PARTOUT OÙ CELA EST POSSIBLE, ÉVENTUELLEMENT EN UTILISANT LA FORCE. »
Mais les règles de comportement indiquées plus loin sont plus floues. Cf. Ordre d’opération Turquoise, ibidem.
1146
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
à feu », qui dressent des barrages sur les routes.« Une peur extrême subsiste dans les communautés
où certaines personnes sont l’objet de menaces, téléphoniques ou autres, quand nous ne sommes pas
là », a-t-il déclaré, en s’interrogeant sur « la permanence de la sécurité que nous leur accordons ». 182
Cette information donnée par Le Monde à partir de dépêches d’agence (AFP, Reuter) fait croire que
ces tensions autour de Kibuye surviennent entre les troupes françaises et les miliciens hutu munis d’armes
blanches qui barrent les routes. Pourtant les informations venant du Rwanda disent le contraire. Elles
nous apprennent que les militaires français sont reçus en libérateurs, que les barrières s’ouvrent à leurs
passages et que, applaudis par les tueurs, ils ne les démantèlent pas.
La diffusion de cette information vise à maintenir une bonne image de l’armée française dans les
médias afin qu’elle ne soit pas écornée par les vivats des assassins à son endroit. L’information relateraitelle plutôt des « tensions » entre les miliciens hutu et des Tutsi, en clair des massacres des seconds par
les premiers ? L’allusion à Kibuye le fait penser. À cette date, le 27 au matin, le groupe de reconnaissance
de Duval alias Diego, n’a pas encore rencontré de survivants tutsi. Mais l’état-major à Paris connaît déjà
leur existence ne serait-ce que par les informations transmises par le capitaine de frégate Gillier et par le
capitaine Bucquet qui les tiennent du journaliste Sam Kiley, rencontré le 26.
La peur extrême qui subsiste dans les communautés fait sourire. Il est bien clair qu’il s’agit des
Hutu. Le pluriel est de trop. Quel est le Tutsi qui à ce moment-là pourrait se plaindre de harcèlement
téléphonique ? Primo, rares sont les personnes équipées d’un téléphone. Secundo, les Tutsi sont soit morts,
soit cachés dans des faux plafonds ou dans les forêts sur les hauteurs de Bisesero. Il pourrait s’agir de Hutu
suspectés de ne pas mener assez vigoureusement la lutte contre l’ennemi ou d’être complices. Mais nous
ne pensons pas que l’état-major à Paris soit sensible à la situation de ces quelques Hutu dits modérés,
encore en vie. La peur qui est décrite ici est celle qui étreint les Hutu extrémistes devant les « rebelles »
du FPR, les vrais rebelles qui ont pris Gitarama et les « infiltrés », les malheureux survivants tutsi qui
profitent de la nuit pour aller chercher de la nourriture.
En fait le message est à usage interne, destiné au Premier ministre Balladur, qui avait interdit aux
militaires français de passer la nuit au Rwanda. Le chef d’état-major dit à son adresse que nos amis hutu
ont peur la nuit quand les militaires français sont partis. Il faut autoriser nos militaires à rester la nuit
pour rassurer nos amis.
29.12
Le 28 juin
29.12.1
L’évacuation des religieuses
Le 28 au matin, Benoît Duquesne annonce, sur France 2, l’évacuation des religieuses de Kibuye qui
va être effectuée par les hommes du CPA 10, commandés par le lieutenant-colonel Duval. La liaison entre
celui-ci et le colonel Rosier est donc parfaite. Au cas où Rosier n’était pas au courant de la découverte
faite par Duval la veille, il l’a forcément été lors de ces échanges avec Duval à propos de l’évacuation des
religieuses.
Le 28 juin, les commandos de l’air sont donc très occupés à évacuer dans cinq hélicoptères Puma les
religieuses de la congrégation des Sœurs de Sainte-Marie de Namur de Kibuye vers Goma, 183 alors que la
vie de celles-ci ne paraît pas particulièrement en danger. 184 Cette opération de sauvetage de religieuses
fera l’objet d’une importante couverture médiatique. En quoi cette évacuation était-elle urgente ?
La vie des religieuses était-elle en danger ? Il semble qu’elle ne l’était plus. Il y avait eu une sorte
d’arrangement avec la préfecture de Kibuye, et le préfet Clément Kayishema avait pris les sœurs
sous sa protection personnelle. Après le 6 avril, le couvent avait été envahi par plusieurs milliers de
réfugiés, à qui les sœurs, menacées par les milices, avaient dû demander de partir.
« Les autorités locales voulaient bien nous protéger si on n’accueillait pas de réfugiés », explique
sœur Andrée François, une religieuse belge qui a refusé début avril toute évacuation qui n’inclurait
L’armée fait état de « tensions » dans les zones où elle patrouille, Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
Sam Kiley, Dawn raid by French rescues nuns and orphans, The Times, 29 June 1994 ; Rwanda : les récits des tueurs
fous, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 1.
184 Comme plus tard à Butare, l’évacuation de religieux et d’orphelins sert à marquer pour les médias le caractère
humanitaire de la mission. C’est un prétexte pour masquer des « extractions » de certaines personnes et la non-assistance
à d’autres personnes réellement en danger de mort.
182
183
1147
29.12. LE 28 JUIN
que les expatriés. 185
Les religieuses avaient donc renvoyé les Tutsi, qui s’étaient réfugiées chez elles, ne gardant avec elles
que quelques enfants. 186 Elles ne couraient pas plus de danger qu’avant.
S’agissait-il d’évacuer des témoins gênants ? C’est possible, car selon Patrick de Saint-Exupéry ce sont
elles qui ont donné le renseignement sur les Tutsi survivants à Bisesero. De plus, le détachement Duval
s’est installé dans leurs locaux. Une fois les religieuses évacuées, les militaires français seront plus à l’abri
de regards et d’oreilles indiscrets.
Benoît Duquesne fournit plus haut l’explication de leur évacuation. Les religieuses se sentent menacées
en raison des accrochages qui viennent de se produire hier à proximité de Kibuye. L’art du mensonge
chez nos militaires, c’est non seulement de mentir mais de croire à ses mensonges. Les survivants Tutsi
rencontrés la veille ne sont pas des survivants des tueries mais des combattants du FPR en marche vers
Kibuye. Ils menacent cette ville. L’armée française va donc procéder à des évacuations. Les Français vont
utiliser des hélicoptères qui auraient pu servir à évacuer les « Tutsi de la montagne » attaqués de toute
part, pour évacuer des religieuses qui ne demandaient pas à être évacuées. Les journalistes, tel Dominique
Garraud qui prétexte le manque de moyens des militaires français pour expliquer qu’ils ne viennent pas
à leur secours, ne remarqueront pas cette contradiction ou plutôt ce cynisme.
29.12.2
À Kibuye le détachement Duval côtoie les tueurs
Pendant tout ce temps à Kibuye, les commandos de l’air peuvent suivre les allées et venues des
militaires rwandais et des miliciens dont certains logent dans le même hôtel que Saint-Exupéry et ses
confrères journalistes :
L’hôtel était plein de miliciens et de soldats. Les armes traînaient un peu partout. Par « miliciens »,
j’entends des personnes en civil, armées. La bière coulait, les armes traînaient. C’était assez étrange,
enfin. On assistait un peu à ce spectacle en se demandant : « Mais où sommes-nous ? ». 187
Cet hôtel Eden-Rock se trouve à 100 mètres environ de l’école des Sœurs de Namur où stationnent
les militaires français. Le 3 juillet, les commandos de l’air sont envoyés à Gikongoro. Leur objectif réel,
arrêter le FPR, est maintenant là-bas. Mais qu’ont-ils fait les 29, 30 juin, 1er et 2 juillet ? Nul doute qu’ils
avaient des choses plus importantes à faire que de secourir les derniers Tutsi de Bisesero ! Serait-ce eux
qui seraient allés en reconnaissance vers Kigali 188 par l’axe Kibuye-Gitarama ?
29.12.3
Duval à Kivumu
Le lieutenant-colonel Duval alias Diego déclare :
Du 28 juin au 2 juillet, un travail de reconnaissance, dans une zone délimitée par les axes KibuyeKivumu-est de Gishyita, avait été réalisé en vue d’obtenir des renseignements sur les positions du
FPR et de rechercher les camps de réfugiés tutsis. 189
Kivumu est à une quarantaine de kilomètres de Gitarama qui est contrôlée par le FPR depuis le 13
juin. Patrick de Saint-Exupéry qui, semble-t-il, suit toujours Duval, évoque une reconnaissance vers un
« couvent éloigné, susceptible d’abriter de nombreux réfugiés » qui a été interrompue par le colonel Rosier
descendu du ciel en hélicoptère, et une opération d’exfiltration nocturne. 190
Bernard Lugan décrit une jonction entre l’hélicoptère Puma de Rosier et une colonne de trois VLRA
de Duval sur la piste Bwakira-Kibuye qui a lieu le 27 juin. Rosier commande à son subordonné de
185 Corine Lesnes, Trente-cinq religieuses et sept orphelines sont évacuées par les militaires français, Le Monde, 29 juin
1994, p. 3.
186 Monique Mas [139, p. 441].
187 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, p. 127. http:
//francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf#page=127
188 E. Micheletti [146, p. 18]. Voir section 22.6.3 page 910.
189 Audition du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
190 Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable [188, pp. 83-85]. Il ajoute que sa voiture a poursuivi sa route vers ce couvent
et qu’il a raconté à Diego à son retour ce qu’il avait vu mais ne nous dit pas quoi.
1148
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
rentrer à Kibuye. Ils s’y retrouvent le même jour entre 14 et 15 heures. 191 La similitude avec le récit de
Saint-Exupéry qui est postérieur au 27 est frappante.
Selon Dominique Garraud, qui accompagne Saint-Exupéry, un élément du CPA 10 fait une reconnaissance de Kibuye à Kivumu le 28 juin : « Hier, un détachement s’est rendu à Kivumu, à l’est de Gitarama,
où se trouvent des dizaines de milliers de Hutus fuyant l’avance du FPR qui menace la ville. » 192
Il n’y a effectivement plus guère de Tutsi à Kivumu grâce à la diligence du curé de Nyange, le sinistre
Seromba, qui a requis un bulldozer pour détruire son église et envoyer plus vite à Dieu les Tutsi qui s’y
étaient regroupés. En revanche, il y a un grand camp de Hutu à Nyange.
29.12.4
Gillier « améliore ses postes de combat »
Le 28 juin, Gillier note « nous améliorons nos postes de combat près de Gishyita » et il redemande
l’autorisation de se rendre sur place à Bisesero.
Il prépare l’envoi, après autorisation, d’une équipe d’observation vers l’est pour le lendemain 29 juin
avant l’aube.
Isidore Kayiranga, beau-frère du bourgmestre Sikubwabo, explique comment les Français sont arrivés
à Gishyita et où ils ont stationné :
J’ai vu les Français traverser le centre de Gishyita en provenance de Cyangugu vers Kibuye. Ils
étaient dans des Jeeps de marque Peugeot escortés par des blindés et deux hélicoptères. Presque toute
la population est allée assister à la scène. Ils ne se sont pas arrêtés à Gishyita ce jour-là ; ils sont
allés passer la nuit à Kibuye. Le lendemain, ils sont revenus à Gishyita et se sont départagés en trois
groupes : le premier groupe s’est installé chez Fundi, dans les maisons qu’on appelait CCDFP 193
construites pour des volontaires français ; le second a installé son campement sur la route CyanguguKibuye, plus précisément là où les policiers communaux avaient installé leur barrière et enfin, le
troisième est allé s’installer à Gatoki dans des maisons construites également pour des volontaires
français. [...] Durant cette période, il n’y avait plus de tueries à Gishyita et ces dernières ne se
perpétraient qu’à Bisesero étant donné que presque tous les Tutsi s’étaient réfugiés sur les collines de
Bisesero. [...] 194
Les lieux où stationnent les Français à Gishyita sont indiqués figure 29.9 page 1134, ce sont donc :
1. Chez Fundi, dans ce qui est actuellement la prison juste derrière le bureau communal de Gishyita,
point 45, donc juste à côté des bureaux du bourgmestre Sikubwabo, organisateur des massacres.
2. À la barrière des policiers communaux sur la route Cyangugu-Kibuye (point indéterminé).
3. À Gatoki, dans des maisons construites pour des volontaires français à côté de l’église méthodiste
qui se trouve à droite de la piste en arrivant à Gishyita quand on vient de Kibuye.
29.12.5
Les tueurs demandent des armes à Gillier pour achever les Tutsi
Selon Bernard Lugan, porte-parole de Rosier, Gillier reçoit, le 28 juin, la visite du bourgmestre de
Gishyita, Charles Sikubwabo, qui lui demande des armes pour éliminer 300 à 500 Tutsi cachés dans des
galeries de mine :
Le 28 juin Gillier resserre son dispositif sur Gishyita. A la jumelle il observe la ligne de crête
où FAR et APR sont réputées en contact, mais sans obtenir de renseignement concret. Vers midi,
il est toujours dans l’inconnu. C’est alors qu’il reçoit la visite du bourgmestre de Gishyita qui lui
parle d’infiltrations de « terroristes » et de combats contre l’APR. Gillier qui n’est pas dupe fait
son rapport au colonel Rosier : il l’informe que selon le bourgmestre de Gishyita, depuis « 10 heures
du matin 300 à 500 terroristes seraient réfugiés dans une galerie de mine d’étain à la sortie est de
Bisesero ». Le bourgmestre sollicite l’aide des militaires français pour éliminer ces « terroristes » et
il demande des grenades car il manque de munitions... Gillier lui fait, selon les propres termes de son
rapport, « une réponse dilatoire ». Ce même bourgmestre lui parle d’un barrage que le FPR aurait
installé la veille, 27 juin vers 14 heures, dans la partie nord du secteur de Bisesero. 195
191
192
193
194
195
B. Lugan [131, p. 261].
Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
CCDFP : Centre Communal de Développement et de Formation Professionnelle.
Rapport Mucyo [65, p. 213]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=219
B. Lugan [131, pp. 268-269].
1149
29.13. LE 29 JUIN
Cette action contre des Tutsi réfugiés dans une galerie de mine d’étain (cassitérite) en présence
des Français est à rapprocher du témoignage d’un rescapé qui affirme que des survivants Tutsi ont été
asphyxiés dans une grotte alors que les Français étaient présents. 196
Au procès de Mikaeli Muhimana de Gishyita, devant le TPIR, un témoin accuse celui-ci d’avoir
débusqué fin juin des Tutsi cachés dans des trous laissés par l’exploitation de la cassitérite à Bisesero :
Le témoin à charge W a déclaré à la barre qu’au cours du mois de juin 1994, l’accusé et d’autres
assaillants, y compris Obed Ruzindana et le frère de Ruzindana prénommé Joseph, se sont lancés à
la recherche des réfugiés tutsis, dont bon nombre étaient cachés dans des « trous » pratiqués dans la
mine de cassitérite sise à Nyiramurego. Les réfugiés avaient recouvert les trous d’herbe pour ne pas
être découverts par les assaillants. Le témoin W a fait savoir que de sa cachette dans des broussailles
situées près de la mine de cassitérite, il a vu un jeune garçon capturé par les assaillants montrer
du doigt l’endroit où étaient cachés les réfugiés. Il a ajouté que l’accusé, qui portait une « [arme à
feu semblable à un] pistolet », a tiré sur de nombreuses personnes. Selon lui, l’attaque perpétrée à
Nyiramurego entre 9 heures du matin et 15 heures environ avait duré « longtemps », parce qu’ « il
s’agissait de faire sortir des gens des trous ». Le témoin W a ajouté que l’accusé portait une chemise
arborant un slogan du MRND. 197
Rien ne prouve que les faits énoncés dans ce témoignage se soient déroulés alors que les Français
étaient à Gishyita. Mais le fait confié par le colonel Rosier à Bernard Lugan évoque une chasse semblable
de Tutsi cachés dans d’anciennes mines de cassitérite, organisée le 28 juin en présence des Français.
29.13
Le 29 juin
29.13.1
La reconnaissance envoyée par Gillier à Bisesero ne voit rien
L’équipe d’observation envoyée par Gillier revient le lendemain en mi-journée, elle n’a trouvé « ni
troupes, ni population, particulière, ni trace de combats. » 198
De la part d’un commando COS, cela nous fait à nouveau sourire. Nos troupes d’élite sont vraiment
sourdes et aveugles ! Turquoise ne dispose-t-elle pas d’hélicoptères et même de quatre avions de reconnaissance Mirage F1 CR ? Soit Gillier ne nous dit pas la vérité, soit son équipe d’observation s’est laissée
promener par des guides fournis par le bourgmestre de Gishyita ailleurs que dans les zones où d’autres
opèrent pour terminer cette opération de purification ethnique. Thierry Prungnaud, adjudant chef du
GIGN, dit qu’il a fait partie de cette reconnaissance et que Gillier les a obligés à partir à pied et demandé
de rentrer assez tôt pour être présent lors de la visite du ministre Léotard. 199
29.13.2
Des miliciens partent de Gishyita pour aller tuer les Tutsi
Nous avons les preuves que Marin Gillier ment. Les miliciens et soldats rwandais partent sous ses yeux
vers les montagnes en face pour finir le « travail », d’après Vincent Hugeux qui interroge certains d’entre
eux en 2004 à la prison de Gisovu :
A Gishyita, l’école qu’occupe le détachement tricolore jouxte le camp d’entraînement où le bourgmestre enseigne aux miliciens le maniement du fusil. « Les Français nous voyaient monter et descendre
de Bisesero, admet l’un d’eux. Ils nous suivaient à la jumelle, mais n’ont jamais rien dit. » 200
Cette école est bien située pour observer :
Les commandos de marine français se sont installés dans un centre d’apprentissage qui domine le
village. 201
Les rescapés de Bisesero affirment le 30 juin 1994 à Michel Peyrard que les tueurs sont montés le 29
juin de Gishyita où Gillier a pris ses quartiers :
Voir section 26.12.5 page 1001 et section 26.20 page 1012.
TPIR, Affaire No ICTR-95-1B-T, Le Procureur c. Mikaeli Muhimana. Jugement et Sentence, 28 avril 2005, section 413, pp. 84-85 ; TPIR, Procès de Mikaeli Muhimana, Audience du 27 avril 2004. http://francegenocidetutsi.org/
MuhimanaJugement280405.pdf#page=87
198 Marin Gillier, ibidem, p. 409. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=9
199 Jean-François Dupaquier, Là-haut, sur la colline de Bisesero, XXI, avril 2010, pp. 36.
200 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
201 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
196
197
1150
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Conscient de l’aspect effrayant de la petite troupe, Hérédion, leur chef, explique qu’ils ont été
attaqués hier soir encore. « Une cinquantaine d’hommes, montés de Gishita [Gishyita], encadrés par
quatre militaires avec des fusils. Nous avons couru une bonne partie de la nuit. » 202
Le capitaine de frégate Marin Gillier ou ses subordonnés ont forcément vu ces cinquante hommes
partir de Gishyita. Raymond Bonner rapporte la gêne de Gillier devant ses questions :
Earlier this week, Colonel Gillier refused to answer any questions about who was doing the killing
in the mountains and whether there were Tutsi in need of help. “I do not wish to get involved in a
political matter” he said. 203
Selon Serge Farnel, qui a assisté à une visite de Gishyita par la commission Mucyo en présence
d’acteurs de l’époque, les militaires du détachement de Gillier étaient de connivence avec les tueurs qui
montaient à Bisesero :
À l’occasion du déplacement de la Commission rwandaise à Gishyita ainsi que sur les collines
de Bisesero, l’auteur du présent article a pu entendre le guide de Duval expliquer que des centaines
de miliciens se sont rassemblés sur la place principale de Gishyita, à deux cents mètres à peine du
campement du détachement de Marin Gillier. Ce dernier ignorait-il vraiment, depuis les révélations
qu’on lui avaient faites le 26 juin, que ces groupes n’allaient pas se battre contre de soi-disant infiltrés
du FPR (Front patriotique rwandais constitué en grande partie des Tutsi exilés depuis les pogroms de
1959) mais bien massacrer des civils tutsi sans défense ? La question mérite d’être posée. Toujours selon
les témoins entendus sur site, des militaires français auraient participé à des réunions en compagnie
de chefs interahamwe (milice génocidaire) dans le bar de Mika Muhimana – aujourd’hui condamné
à vie pour génocide par le Tribunal international pour le Rwanda (TPIR) –, tandis que sur la place
sur laquelle donne ce bar, se rassemblaient les miliciens auxquels Mika donnait les derniers conseils
avant qu’ils ne se rendent à Bisesero pour y tuer les civils tutsi. Selon de nombreux témoignages
concordants, des soldats français postés à une barrière de Gishyita, l’auraient alors ouverte à de
nombreuses reprises afin de laisser les convois de génocidaires armés de fusils et de gourdins se rendre
à Bisesero y massacrer les survivants tutsi. 204
Nous étant rendus sur place, en juillet 2007, nous avons cherché où étaient cantonnés Gillier et ses
hommes. En confrontant les lieux et les documents, en particulier ceux des reporters de télévision Isabelle
Staes et Philippe Boisserie, il est certain que Gillier se trouvait à côté du bureau communal de la maison
appelée « chez Fundi » et de la prison actuelle. De là nous avons pris des photos vers Bisesero à l’est.
Sur une photo, on voit clairement le petit chemin par où montaient les miliciens après s’être réunis sur la
place du centre de négoce devant la maison de Mika Muhimana. 205 Gillier voyait donc partir les miliciens.
Sur la carte au 1/50 000e, on voit ce petit chemin passer à côté du point nommé Mpatsi et rejoindre le
grand chemin de Bisesero. 206 Gillier avait certainement bien d’autres informations sur les opérations en
cours organisées par le bourgmestre Sikubwabo à côté duquel il était stationné.
29.13.3
« Nous ne pouvons pas prendre en charge les fugitifs »
Le 29, le journaliste François Luizet écrit depuis Kibuye : « Le plus dramatique est que les organisations
humanitaires n’ont pas encore pris en marche le train lancé par l’opération “Turquoise”. Les militaires
sont désemparés. » Un lieutenant des commandos de l’air, qui est donc bien informé de la situation des
survivants tutsi de Bisesero, lui dit : « Nous ne pouvons pas prendre en charge les fugitifs. C’est aux ONG
de jouer. » 207 Ce serait donc aux ONG à aller affronter les miliciens pour sauver les derniers survivants
tutsi de Bisesero et non aux troupes d’élite françaises que l’on croyait envoyées par l’ONU pour assurer
la sécurité des civils en danger.
202 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40. http://francegenocidetutsi.org/MichelPeyrardMatch14juillet1994.pdf
203 Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, New York Times, July 2, 1994, I :5. Traduction de
l’auteur : À mesure que les Français secourent les Tutsi, les répercussions augmentent, New York Times, 2 juillet 1994.
Plus tôt dans la semaine [entre le 26 et le 29 juin], le colonel Gillier avait refusé de répondre à toute question sur qui
commettait des massacres dans les montagnes et si des Tutsi avaient besoin de secours. « Je ne veux pas me laisser entraîner
sur un plan politique », a-t-il répondu.
204 Serge Farnel, Rwanda : Dits et non-dits du téléfilm « Opération Turquoise », Rwanda News Agency/Agence Rwandaise
d’Information (Kigali), 25 novembre 2007.
205 Voir cette photo figure 29.15 page 1152.
206 Voir section 29.7 page 1129.
207 François Luizet, Rwanda : les Français entre deux feux, Le Figaro, 1er juillet 1994.
1151
29.13. LE 29 JUIN
Figure 29.15 – Vue prise depuis le bureau communal de Gishyita où était stationné Gillier. On distingue
à gauche du pylône métallique le petit chemin pour Bisesero emprunté par les miliciens depuis le centre
de négoce derrière ce pylône. Photo de l’auteur, 26 juillet 2007
29.13.4
La visite du ministre de la Défense, François Léotard, à Gishyita
Dans l’après-midi du 29, Marin Gillier reçoit la visite du ministre de la Défense, François Léotard, à
Gishyita. Il le met au courant de la situation. Corine Lesnes, qui accompagne Léotard, note :
C’est le poste français le plus avancé. De quoi ? On ne sait pas exactement. Du front, peut-être.
Et des coups de feu résonnent régulièrement sur la ligne de crête. En fin de matinée, lundi 27 juin,
une fusillade plus sérieuse a été entendue sur les collines à trois ou quatre kilomètres à vol d’oiseau.
Elle aurait fait une vingtaine de morts. Le lendemain, cinquante membres du commando de marine
Trepel ont pris position à Gishyta [Gishyita] et, mercredi, à l’heure où François Léotard arrive pour
inspecter les troupes au Rwanda, Gishyta [Gishyita] semble être le poste le plus avancé d’éventuelles
difficultés. 208
Ces informations viennent probablement du compte rendu que fait Gillier à Léotard puisqu’il dit qu’il
lui « expose la situation » dans son compte rendu pour la Mission d’information parlementaire :
Dans l’après-midi, le Ministre de la Défense vient inspecter notre site. Je lui expose la situation et
nos interrogations sur ce qui s’est passé deux jours plus tôt, et conclus qu’après une reconnaissance
infructueuse, il conviendrait de se rendre sur place en force pour se faire une idée précise de la
situation. L’ordre parvient en milieu d’après-midi. 209
208
p. 4.
209
Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise », Le Monde, 1er juillet 1994,
Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
1152
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.16 – François Léotard et Marin Gillier en conversation à Gishyita le 29 juin. Source : Chevolleau
et P. de Bruchard, France 2, 30 juin 1994, Telematin
Comment Gillier peut-il affirmer que la fusillade du 27 a fait « une vingtaine de morts » ? Dans sa
relation au Figaro en 2006, il prétend ne pas avoir « d’indice probant de massacres » :
Dans l’après-midi, le ministre de la Défense vient inspecter nos positions.
Je lui expose nos interrogations face à de grandes détresses humaines et à l’absence d’indice
probant de massacres, et suggère de nous rendre en force dans la zone de Biserero [Bisesero] pour
lever le doute sur d’éventuelles velléités du FPR. Des hélicoptères de renfort sont maintenant arrivés
de métropole, ils pourront nous aider à nous dégager en cas d’accrochage. 210
Les restes humains qui se trouvent dans des fosses et des ruines de maison à Gishyita, dont la présence
est relatée dans le reportage réalisé par Isabelle Staes et Pascal Pons de France 2 le 27 juin, ne sont donc
pas, selon Gillier, des indices probants de massacres, pas plus que le témoignage des Tutsi de Bisesero
à la colonne Duval/Diego et aux journalistes qui l’accompagnent. Le récit de Corine Lesnes montre que
Gillier en sait plus qu’il n’en dit devant les journalistes. Celle-ci poursuit :
Assis sur une pierre, la carte de la région sur les genoux, le ministre regarde le mont Karongi (2 595
mètres) pendant qu’un capitaine de frégate lui expose la situation dans ce qu’on appelle désormais
« le triangle de Kibuye ». La zone reste inexplorée et les renseignements sont confus. Des réfugiés s’y
trouveraient. A moins que ce ne soient des éléments précurseurs du FPR, ou encore les uns et les
autres à la fois, tous étant soumis aux attaques des milices armées. Un autre renseignement fait état de
règlements de comptes intervillageois. « Quelle salade », soupire le général Jean-Claude Lafourcade.
Le triangle est une « priorité », dit un autre officier. Mais que faire en cas de face à face avec le FPR ?
Bonne question, répond un conseiller. 211
La phrase « Des réfugiés s’y trouveraient » n’est certainement pas une information recueillie auprès
de la population de Gishyita. Elle vient, soit des militaires français, soit des journalistes qui sont là. Mais
Corine Lesnes fait intervenir les journalistes plus loin dans son article. Il semble donc que l’information
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 404]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=4
210 Marin Gillier, Au Rwanda, l’armée française a honoré la France, Le Figaro, 1er juin 2006.
211 Corine Lesnes, ibidem.
1153
29.13. LE 29 JUIN
vient de Gillier et ceci tend à prouver qu’il a bien pris connaissance du rapport du lieutenant-colonel
Duval sur sa rencontre avec les survivants à Bisesero.
Figure 29.17 – François Léotard et Marin Gillier le 29 juin à Gishyita regardant vers Bisesero. Source :
Chevolleau et P. de Bruchard, France 2, 30 juin 1994, Telematin
Deux journalistes, dont Raymond Bonner du New York Times, viennent mettre le ministre Léotard
devant ses responsabilités :
Deux journalistes anglo-saxons ont des questions à poser. Ils reviennent des abords du triangle
où ils ont vu quatre enfants aux mains brûlées. Et sur place on leur a dit qu’il y a encore trois mille
Tutsis prisonniers. Information qu’ils n’ont pas pu vérifier, ayant été la cible de tireurs lorsqu’ils ont
tenté d’approcher. Que fait la France demandent-ils ? Ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel ? 212
Le ministre Léotard leur répond : « Nous faisons ce que nous pouvons, c’est une opération délicate.
Il n’est pas question de s’interposer » et glose sur les effectifs encore trop faibles de l’opération.
« Les journalistes, poursuit Corine Lesnes, poussent le ministre dans les retranchements de l’opération
« Turquoise ». » Léotard continue sur l’effort important fait par la France et appelle d’autres pays à
répondre au « défi » lancé.
L’envoyé spécial du New York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vu des horreurs
inhabituelles et tente de les exposer à d’autres, insiste encore. François Léotard qui partait, s’arrête
et fait demi-tour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c’est l’homme qui se retourne
et revient sur ses pas. « Bon, dit-il, on va y aller. Dès demain on va y aller. » 213
Que signifie ce « on va y aller » ? Va-t-on y aller pour voir ce qui se passe ou pour porter secours aux
survivants Tutsi ?
Dans la relation que Raymond Bonner fait de cette rencontre, Gillier dit au ministre Léotard que
chaque nuit des gens sont tués à Bisesero 214 et que le ministre refuse toute opération de sauvetage des
survivants tutsi :
Corine Lesnes, ibidem.
Corine Lesnes, ibidem.
214 Curieusement, Marin Gillier, dans son rapport à la Mission d’information, ne parle pas d’attaques de nuit, il ne note
qu’un engagement le 27 vers midi avec des armes de guerre, voir plus haut.
212
213
1154
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
The French military unit based in Gishyita, four miles west of Bisesero, was aware that people
in the mountains were being killed every night, Comdr. Marin Gillier said on Wednesday. But the
French Defense Minister, François Léotard, after a briefing here from Commander Gillier, rejected
any operation to evacuate or protect the embattled Tutsi.
Mr. Léotard said the French did not have enough troops to protect every one. There were 300
French troops in Rwanda today ; another 1,200 were at bases across the border in Zaire. 215
Effectivement, contrairement à ce que laisse entendre l’article de Corine Lesnes, les militaires français
ne recevront pas l’ordre d’aller sauver les Tutsi de Bisesero.
En effet, l’état-major français persiste à considérer, en dépit de la reconnaissance du lieutenant-colonel
Duval, que les Tutsi cachés sur les hauteurs de Bisesero sont l’élément avancé du FPR. Et il charge les
agences de presse de diffuser l’information. Relatant la visite du ministre François Léotard le 29 juin à
Goma, Bukavu, Nyarushishi, l’agence France Presse (AFP) en langue anglaise note :
Leotard then went on to visit French troops at Gishyta [Gishyita] on the edge of Lake Kivu four
kilometres (2.5 miles) from the forward position of the mainly-Tutsi Rwandan Patriotic Front (RPF)
troops.
The RPF has previously said it will regard French troops as an enemy force and threatened to
fire on them. 216
29.13.5
Quel est l’ordre donné à Gillier après la visite de Léotard ?
Marin Gillier écrit qu’il a dit au ministre qu’« il conviendrait de se rendre sur place en force pour se
faire une idée précise de la situation. » Après avoir montré que l’opération ne peut se faire que de jour,
Gillier poursuit : « L’ordre parvient en milieu d’après-midi. [...] Les ordres sont, si cela s’avère possible,
précise-t-il, de pénétrer dans cette zone jusqu’à une vingtaine de kilomètres (distance à vol d’oiseau, pas
sur le terrain !) afin de prendre contact avec un prêtre français qui vit dans un village menacé, et de lui
demander s’il souhaite revenir avec nous. » 217 Nul doute que la vie d’un prêtre français vaille plus aux
yeux du ministre français de la Défense que celle de centaines de Tutsi survivants des massacres. Mais
est-ce l’ordre réellement donné à Gillier par ses supérieurs ? 218
À notre connaissance, il n’y avait dans la région pas d’autres prêtres français que Gabriel Maindron
qui réside à la paroisse de Crête Zaïre-Nil à vingt-cinq kilomètres à vol d’oiseau de Gishyita, au nord-est
de Kibuye. Mais nous avons appris plus récemment qu’un prêtre français, Jean-Baptiste Mendiondo, est
resté pendant le génocide dans sa paroisse à Mukungu, 219 à environ 40 km à l’est de Gishyita. 220 Laure
de Vulpian, qui est allé sur les lieux avec Thierry Prungnaud, nous confirme que Marin Gillier est allé lui
215 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1.
Traduction de l’auteur : Une atroce découverte conduit les Français au Rwanda à élargir leur mission, New York Times, 1er
juillet 1994. Les militaires français basés à Gishyita, à six kilomètres de Bisesero, savaient que des gens étaient tués chaque
nuit dans les montagnes, dit le commandant Gillier mercredi. Mais le ministre français de la Défense, François Léotard, après
un exposé ici du commandant Gillier, rejeta toute opération pour évacuer ou protéger les Tutsi en difficulté. M. Léotard dit
que les Français ne disposaient pas d’assez de troupes pour protéger tout le monde. Il n’y avait que 300 militaires français
pour l’instant au Rwanda ; 1 200 autres étaient sur les bases de l’autre côté de la frontière au Zaïre.
216 Christian Millet, French troops not to become “buffer force” in Rwanda, Agence France-Presse, Nyarushishi, Rwanda,
29 juin 1994. Traduction de l’auteur : Les troupes françaises ne sont pas là pour faire de l’interposition au Rwanda.
Léotard est ensuite allé inspecter des troupes françaises à Gishyita, au bord du lac Kivu, à 4 kilomètres (2.5 miles)
de la position la plus avancée des troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) à dominante tutsi. Le FPR avait dit
précédemment qu’il considérait les troupes françaises comme une force ennemie et menaçait d’ouvrir le feu sur elles.
http://francegenocidetutsi.org/ChristianMilletAFP29juin1994.pdf
217 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 404]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=4
218 Dans son article publié par le Figaro du 18 mars 2006, Gillier reçoit les mêmes instructions.
219 Voir figure 29.1 page 1100.
220 Athanase Namuhoranye, préfet des études à l’école de Mubuga, déclare qu’un prêtre français surnommé Habineza vivait
du côté de Gisovu et y est revenu après le génocide. Cf. Interview par Cécile Grenier, Kibuye 27/01/2003. En juin 2010,
Éric Nzabihimana nous explique qu’un prêtre français, Jean-Baptiste Mendiondo, était à la paroisse de Mukungu, secteur
de Mutuntu, à 41 km de Gisovu. Il est arrivé en 1962. Il est allé au séminaire de Nyundo et a été ordonné en 1966. L’évêque
de Nyundo, Mgr Bigirumwami, l’a surnommé Habineza. Celui-ci pendant le génocide a conduit les Tutsi réfugiés dans sa
paroisse à Mwendo où ils ont été massacrés. Il est resté pendant tout le génocide. Jean-Baptiste Mendiondo est originaire
du diocèse de Bayonne. Cf. http://www.diocese-bayonne.org/IMG/pdf/06_Annees_95_a_2006.pdf En 2010, il est toujours
au Rwanda.
1155
29.14. UN TUTSI EST UN COMBATTANT DU FPR EN PUISSANCE
rendre visite depuis Gisovu, le 30 juin. Éric Nzabihimana fait remarquer que Marin Gillier n’est peut-être
pas allé jusque Mukungu. Il a pu rencontrer Mendiondo dans une annexe plus proche de Gisovu.
Deux équipes de journalistes, celle de Philippe Boisserie et celle de Michel Peyrard, assurent que
la colonne Gillier part le 30, vers l’est, sur le chemin de Bisesero et va jusqu’à Gisovu. Selon Philippe
Boisserie, qui rencontre Marin Gillier à son départ le 30, celui-ci « disait qu’ils se préparaient parce qu’ils
avaient eu vent de commandos FPR infiltrés dans la montagne, qu’il fallait aller vérifier et les débusquer
éventuellement. » 221
Nous ne disposons pas du texte de l’ordre donné à Gillier. Il nous semble certain que l’ordre ne
demande pas à Gillier de secourir les survivants tutsi rencontrés par Duval le 27, contrairement à ce que
pourrait laisser croire l’article de Corine Lesnes. 222 Le ministre Léotard, comme le précise Bonner, a
refusé cette opération de secours. L’état-major et le ministre de la Défense n’ont tenu aucun compte des
témoignages des journalistes et de la reconnaissance faite par le groupe Duval alias Diego du 27 juin.
Cette mission du 30 juin est préparée par Gillier et ses hommes durant de nombreuses heures la veille :
En particulier, nous arrêtons la coordination de nos réactions au cas où nous tomberions dans une
embuscade. En effet, certains responsables municipaux nous avaient mis en garde contre les risques
que présentaient cette vallée. 223
Gillier nous donne ici une preuve qu’il agit de concert avec le bourgmestre de Gishyita, Charles
Sikubwabo, un des principaux organisateurs des massacres de la région, et ses collaborateurs communaux.
29.14
Un Tutsi est un combattant du FPR en puissance
Juste pendant les quatre jours où les troupes françaises laissent massacrer les survivants tutsi à
Bisesero, Jacques Isnard, correspondant militaire du journal Le Monde, relate la préoccupation majeure
de l’état-major à Paris autour des infiltrations du FPR dans la zone gouvernementale et de l’ambivalence
des Tutsi qui s’y trouvent :
Pour l’instant, les Français interviennent dans une zone où il demeure un semblant d’État ou des
autorités hutues, mais où des risques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi, qui
peut leur garantir d’être à l’abri d’« infiltrations » du FPR ? Dans ces actions à but humanitaire,
destinées à rassurer et à secourir la population en l’approchant au plus près, un Tutsi peut s’avérer
un combattant du FPR en puissance. 224
Le moins qu’on puisse dire de ce propos est que le Tutsi n’est pas persona grata dans cette zone.
Rapproché aux actes des troupes françaises sur le terrain, il prouve que l’état-major à Paris a fait sien
l’objectif d’épuration ethnique dans la zone encore contrôlée par le GIR.
Les propos que tient Isnard dans Le Monde du 29 juin rentrent en résonance avec ceux de Ruggiu sur
la radio RTLM le 30 juin. Les massacres préventifs de Tutsi qui pourraient aider le FPR sont une réponse
de la population hutu aux craintes de l’état-major parisien vis-à-vis du Tutsi « combattant du FPR en
puissance ».
Le 30 juin 1994, Georges Ruggiu, apprenant sur les ondes de RFI que les Français, arrivés la veille à
Kibuye, ont constaté que 50 personnes sur les 600 habitants d’un village avaient été tuées, fait remarquer
que cela correspond « selon les statistiques nationales » au nombre de Tutsi dans la commune. Il explique
que le FPR a infiltré tout le pays et que ces personnes tuées auraient pu aider le FPR. Pour justifier de
tels actes, il en appelle à Robespierre qui, selon lui, en avait fait autant :
« En tous les cas l’opération française continue d’autant plus qu’elle s’est hier rendue à Kibuye, et
un reportage de Radio France International nous parlait d’une commune où 50 personnes ont été tuées
sur 600 et la personne qui confirmait cela déclarait que si les Inyenzi-Inkotanyi venaient en attaquant,
Philippe Boisserie, Danielle Birck, Retour sur images, Les Temps modernes, no 583, juillet-août 1995, p. 215.
La fin de l’article où Léotard revient sur ses pas et dit : « Bon, on va y aller. Dès demain on va y aller », a-t-elle été
écrite par Corine Lesnes ou rajoutée à Paris le matin du 30 juin par le desk Afrique du Monde qui avait sous les yeux Le
Figaro du 29 juin ?
223 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 404]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=4
224 Jacques Isnard, M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Le Monde, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/IsnardLM29juin1994.pdf
221
222
1156
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
on les attaquerait aussi. Les Français ont l’air un peu décontenancés par cette mobilisation générale.
Qu’ils n’oublient pas que 50 personnes sur 600 cela fait à peu près un peu moins d’un dixième,
c’est-à-dire 9 %. Cela fait aussi à peu près une bonne partie du pourcentage de la population tutsi
qui devait se trouver dans la ville... dans cette commune selon les statistiques nationales, puisque
l’on compte un maximum de 9 % aux dernières statistiques, qu’ils n’oublient pas que le FPR avait
infiltré toutes les zones dans tout le pays et toutes les zones où il pourrait se trouver des complices,
des personnes qui pourraient les héberger, qui pourraient servir de base de repli, qui pourraient leur
attribuer des endroits où ils peuvent cacher leur matériel, où ils peuvent se cacher eux-mêmes. 50
personnes pour 600, cela représente la proportion des personnes qui auraient pu aider le FPR, et c’est
vrai, cela représente aussi à peu près la proportion des membres tutsi d’une commune, mais de là à
dire qu’on a tué tous les Tutsi, on ne l’a pas dit ; de là à dire qu’on a tué tous les membres du FPR,
ce n’est pas vrai non plus, la population était tellement furieuse qu’elle a probablement tué toute
personne qu’elle soupçonnait être proche du FPR, favorable et qui aurait donc pu nuire à la majorité
de la population. Robespierre en France n’en avait-il pas fait autant ? Un suspect était quelqu’un de
condamné. » 225
Le village en question est probablement Nyagurati, entre Kibuye et Gishyita. En effet, il compte 600
habitants selon Patrick de Saint-Exupéry, qui le visite avec la colonne du CPA 10 le 27 juin. Le policier du
village raconte aux Français « Nous avons tué quelques Tutsis, ça ne dépasse pas la cinquantaine. » 226
Christophe Boisbouvier, correspondant de RFI, qui accompagne Saint-Exupéry, relatant le 27 juin à
« Afrique soir » sur RFI la visite de militaires français au village de Nyagurati, déclare :
Dans ce village de 600 âmes, il n’y a plus de Tutsi depuis longtemps. Au moins 50 d’entre eux ont
été tués début avril. Les enfants aussi. 227
Dans un article paru dans l’hebdomadaire Le Point, Boisbouvier cite aussi l’aveu du chef local de la
police de Nyagurati. Cinquante Tutsi, selon lui, auraient été tués en avril. 228 Ruggiu commente donc ici
le reportage de Boisbouvier sur la visite du CPA 10 à Nyagurati qui a été diffusé sur RFI le 27 juin au
soir et le 28 au matin. Les Français qui sont, selon Ruggiu, « un peu décontenancés par cette mobilisation
générale » sont les membres de la colonne des commandos de l’air commandée par le lieutenant colonel
Duval, alias Diego, et les trois journalistes, Patrick de Saint-Exupéry, Christophe Boisbouvier et Dominique Garraud. Ruggiu les renvoie à leur histoire, à Robespierre et à la levée en masse du peuple en armes
contre l’envahisseur.
Au Conseil restreint du 29 juin, jour de la visite du ministre Léotard à Gishyita, l’amiral Lanxade,
chef d’état-major, évoque des « maquis tutsis » :
Notre dispositif est en place. Environ 1.800 personnes sont déployées au Zaïre. Nous poursuivons des reconnaissances et un effort de stabilisation dans la zone proche de la frontière. Nous avons
trouvé des camps de réfugiés tutsis, nous avons évacué une communauté religieuse. Les affrontements continuent entre milices hutues et maquis tutsis. Nous cherchons comment éviter la reprise des
massacres. 229
Un camp de réfugiés tutsi est le camp de Nyarushishi. Quels sont les autres ? La communauté religieuse
est celle des Sœurs de Namur à Kibuye. Les maquis tutsi semblent désigner les derniers survivants de
Bisesero qui n’acceptent toujours pas de se faire exterminer jusqu’au dernier.
Il est bien apparu aux yeux de la presse étrangère, le 3 juillet, après que les militaires français se soient
décidés à porter secours aux derniers survivants tutsi de Bisesero, que le commandement français a voulu
voir dans les Tutsi de Bisesero des combattants infiltrés, mais charitablement elle lui accorde qu’il a été
trompé par les autorités hutu :
The deployment of troops was delayed by the army command’s wish to believe that the root cause
of the killings was rebel infiltration.
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 204].
Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
227 Christophe Boisbouvier, RFI, Afrique soir, 27 juin 1994. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 311].
http://francegenocidetutsi.org/BoisbouvierBisesero.pdf#page=5
228 Christophe Boisbouvier, Rwanda terrible aveu, Le Point, 2 juillet 1994, pp. 60-61.
229 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf
225
226
1157
29.15. LES ATTAQUES SUBIES PAR LES TUTSI SURVIVANTS, AU SU DES FRANÇAIS
Army commanders claimed bands of armed Rwanda Patriotic Front (RPF) rebels had worked
their way 50 miles from the front line carrying weapons to distribute to Tutsis to use against Hutu
civilians.
But it appears the French were duped by the Hutu authorities to keep troops from intervening in
the continuing slaughter of innocent Tutsis. 230
Le général Lafourcade soutiendra plus tard devant la Mission d’information parlementaire qu’il craignait une attaque du FPR sur Kibuye :
Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insister sur les circonstances et le
contexte de l’époque : c’était les premiers jours ; la situation était extrêmement tendue ; très peu
de moyens étaient encore déployés au Rwanda ; les véhicules du groupement spécial étaient arrivés
la veille, le 27 ou le 28 ; on ne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ; surtout, l’analyse de
renseignement dont disposait le commandement à l’époque était que le FPR, qui tenait une poche
allant de la frontière près de Gitarama jusqu’au col d’Endaba, 231 voulait foncer sur Kibuye. Si cette
analyse était bonne, le groupement était au beau milieu de la zone. Il a précisé la situation : dans ce
contexte, un groupe entend des explosions. Il ne peut distinguer s’il s’agit de grenades ou d’autres
armes et on lui dit que c’est le FPR. Les directives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR,
la consigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peu que le dispositif se complète. Mais le
renseignement lui-même était délicat à obtenir puisqu’il était exclu, politiquement, d’aller au contact
du FPR. 232
29.15
Les attaques subies par les Tutsi survivants, au su des
Français
Durant les trois jours précédant le retour des soldats français le 30 juin, ce sont au moins 1 000 Tutsi
qui ont été assassinés, soit environ la moitié des survivants qui restaient. La rencontre de Duval avec les
survivants décrite plus haut eut lieu sous les yeux des assassins, le guide, chef milicien, et les militaires
rwandais qui passèrent en voiture. Elle mit les réfugiés dans une situation de vulnérabilité accrue.
Pendant ce temps-là, les miliciens, dont le guide Jean-Baptiste Twagirayezu, qui accompagnait les
commandos de l’air de Duval, n’ont pas perdu leur temps, eux. Le guide, instituteur et chef milicien,
Jean-Baptiste Twagirayezu, avait été envoyé à Duval par le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo :
Plusieurs repèrent, dans la voiture de tête, un certain Jean-Baptiste Twagirayezu, enseignant
recruté le jour même comme traducteur. « Il est des leurs ! s’indigne un mort vivant. Je le reconnais. Il
a été mon professeur. Il a tué. » De fait, le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, génocidaire
acharné, a chapitré ce singulier guide, l’enjoignant [sic] de persuader les Français que les Hutu,
paisibles paysans, travaillent sous la menace des inkontanyi [Inkotanyi] - ou bagarreurs, surnom des
insurgés tutsi - du Front patriotique rwandais (FPR). 233
Après avoir été sermonné par Duval, il dut faire son rapport au bourgmestre :
Quand l’équipe de Diego rebrousse chemin, confirme un interahamwe, le maire de Gishyita envoie
à Bisesero toute la « main-d’œuvre » disponible. Avec ce mandat : « Finissons-en. Ils sont regroupés,
ce sera plus facile. » 234
Serge Farnel, qui assista à l’audition de Twagirayezu par la commission Mucyo, rapporte :
Le guide de Duval [Jean-Baptiste Twagirayezu] expliqua, à cette occasion, avoir été celui qui fut
chargé par le bourgmestre de Gishyita, organisateur des massacres de Bisesero, de transmettre ses
ordres aux différents chefs miliciens de la région. Près de quatre mille génocidaires furent dès lors
230 Chris McGreal, Hunted Rwandans Tell Of Courage Amid Cruelty, The Guardian, July 4, 1994. Traduction de l’auteur : Les Rwandais traqués parlent d’actes de courage en pleine cruauté. Le déploiement des troupes a été différé par le
commandement militaire qui a voulu croire que la cause des tueries était l’infiltration des rebelles. Les officiers français ont
affirmé que des bandes armées du FPR se sont avancées à 80 kilomètres en avant de la ligne de front, transportant des
armes à distribuer aux Tutsi afin de tuer les civils hutu.
231 Il s’agit du col de Ndaba.
232 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 116]. Contrairement à ce qu’affirme le
général Lafourcade, les militaires français sont allés plusieurs fois « au contact du FPR », il y a même eu des affrontements !
233 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
234 Vincent Hugeux, ibidem. Hugeux a interviewé des miliciens à la prison de Gisovu en 2004.
1158
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
convoyés à partir de régions avoisinantes pour être ensuite rassemblés sur la place centrale de sa
commune en vue d’un assaut de grande ampleur à l’encontre des Tutsi que le guide milicien avait
découvert en même temps que Duval. 235
Trois témoignages recueillis par African Rights, ceux de Siméon, Jérôme et Vincent, concordent pour
affirmer que les survivants furent attaqués le soir même après le départ des militaires français du groupe
dirigé par Duval. Leurs assaillants ont donc mis à profit le fait qu’ils sont sortis de leurs caches et se sont
regroupés. Le survivant Siméon témoigne :
Nous sommes sortis de nos cachettes. Éric, qui parlait français, leur a expliqué qui nous étions.
Les Français ont pris des photos. Les miliciens étaient là aussi avec leurs armes. Ces soldats sont
ensuite partis. Ils nous ont dit qu’ils reviendraient. Après leur départ, les miliciens sont revenus pour
nous tuer. Ce jour-là, ils ont tué beaucoup de personnes, car nous étions nombreux à avoir quitté
notre cachette pour venir voir les soldats français. 236
Si nous supposons, comme le fait le rapport d’African Rights, que cet Éric est Éric Nzabihimana,
cette rencontre serait celle des commandos de l’air de Duval décrite plus haut. Mais ni Saint-Exupéry,
ni Garraud, ni Boisbouvier n’évoquent qu’ils ont pris des photos et que les Interahamwe étaient présents
avec leurs armes. Saint-Exupéry parle du guide, chef de milice, Jean-Baptiste Twagirayezu. Les trois
journalistes parlent du passage de la voiture des miliciens ou soldats rwandais. Le passage ce cette
voiture peut correspondre à l’affirmation « Les miliciens étaient là aussi avec leurs armes. » Ou s’agitil d’une autre rencontre ? Éric Nzabihimana a-t-il rencontré plusieurs fois des soldats français avant le
sauvetage du 30 juin ? Il nous dit que non. 237 Ce témoignage de Siméon est plausible et nous semble bien
correspondre à la rencontre de Duval le 27 juin. Siméon affirme donc que les survivants ont été attaqués
le même jour que la venue des Français. Comme le groupe Duval est parti à la nuit tombante, 238 cette
attaque a eu lieu dans la soirée ou dans la nuit. Ceci rejoint des propos de Gillier reproduits par Bonner.
Le survivant Jérôme témoigne :
Plus tard ces militaires sont retournés à la préfecture. Avant leur départ, Éric avait appelé tous
les Tutsis, même ceux qui étaient dans les fosses. Ils nous ont laissés sans protection et sont partis.
Tout de suite après leur départ, le docteur Gérard 239 est venu avec ses miliciens. Ils ont exterminé
toutes les personnes qui étaient cachées avant l’arrivée des Français. 240
Vincent K. témoigne :
L’une des personnes qui fut encouragée par Éric à avancer est Vincent K., qui avait huit ans à
l’époque [...] Il se souvient du jour où il émergea de sa fosse.
« Le jour où les soldats français sont arrivés, on nous a appelés. Nous avons vu des voitures avec
des drapeaux ; tous les Tutsis qui étaient cachés sont sortis. Les Français nous ont rassemblés sur
une colline. Les miliciens avec leurs machettes, étaient sur l’autre côté. Après le rassemblement, les
Français sont partis directement. Les miliciens sont venus et ils ont tué plus de la moitié des Tutsis
qui étaient là. Par chance, moi j’ai pu leur échapper. » 241
Les soldats français décrits dans ce récit sont-ils ceux du groupe dirigé par Duval ? Saint-Exupéry
ne parle que d’une voiture de militaires rwandais avec des drapeaux, de même Garraud. Les journalistes
ne parlent pas de miliciens armés de machettes à proximité. Il ne disent pas que Duval a rassemblé les
survivants sur une colline. Mais de fait, en raison de la présence des Français, les Tutsi se sont rassemblés.
Est-ce une autre rencontre avec d’autres soldats français ? La référence à Éric semble indiquer qu’il s’agit
de la rencontre avec Duval le 27.
Le survivant Claver témoigne :
Serge Farnel, Dits et non-dits du téléfilm « Opération Turquoise », ARI-RNA Gen. S.F, 23 novembre 2007.
African Rights, Résistance au génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 63].
237 À notre question : « Y a-t-il eut plusieurs rencontres avant le 30 juin entre des survivants tutsi et des militaires français
aux environs de Bisesero ? » Il répond : « Non, entre le 27 et le 30/06/1994, pas de rencontre avec les soldats français. » Cf.
Lettre de J. Morel à Éric Nzabihimana, 21 juillet 2004. Réponse d’Éric Nzabihimana, 27 août 2004.
238 Patrick de Saint-Exupéry écrit : « Pour l’heure il faut partir. La nuit tombe. » Cf. Rwanda : les assassins racontent leurs
massacres, Le Figaro, 29 juin 1994, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
239 Gérard Ntakirutimana, médecin à l’hôpital de Mugonero, condamné par le TPIR.
240 African Rights, ibidem [10, p. 64].
241 African Rights, ibidem.
235
236
1159
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
Les soldats français sont venus nous voir le 26 juin, ou aux alentours de cette date. Nous étions
environ 2 000 à avoir survécu à ce moment-là... Ils nous ont dit de continuer à nous cacher. Ils nous
ont dit qu’ils reviendraient le 30 pour nous protéger... Après leur départ, dans cet intervalle de quatre
jours, les attaques lancées par les miliciens se multiplièrent dans une telle mesure que, lorsque les
Français revinrent le 30, il restait à peine 900 survivants. 242
Pascal Nkusi, habitant de Gishyita, est rescapé de Bisesero. Auditionné par la commission Mucyo, il
est témoin de la rencontre des Français accompagnés de Twagirayezu. Ils leur promettent leur secours
« dans deux jours », puis :
« Le lendemain, ils ne sont pas venus mais nous voyions un hélicoptère survoler les lieux. A partir
de ce jour, les attaques ont été d’une grande envergure et il y a eu plusieurs morts du fait que nous
étions, presque tous, sortis de nos cachettes. Les Interahamwe nous ont attaqués et ont tué environ
milles [sic] personnes pendant que les hélicoptères survolaient la région et que les voitures circulaient
aux alentours. [...]
Au troisième jour, les attaques ont continué et vers 14 h ou 15 h les Français sont enfin venus. » 243
Vincent Hugeux, de retour dans la région de Kibuye en 2004, rencontre Éric Nzabihimana et des
Interahamwe détenus à la prison de Gisovu. Ceux-ci confirment la conclusion d’African Rights que le
regroupement des rescapés le 27 et leur abandon par les Français a permis aux miliciens et militaires des
FAR d’en exterminer plus de la moitié :
De fait, plus de la moitié des 2 000 rescapés sortis ainsi de l’ombre seront achevés au terme de
raids d’une intensité inédite. « Ils ont ”travaillé” sans relâche, du matin au soir, insiste Éric. Avec
une artillerie inconnue jusqu’alors. Comme s’ils savaient que le temps leur était compté. » Quand
l’équipe de Diego rebrousse chemin, confirme un interahamwe, le maire de Gishyita envoie à Bisesero
toute la « main-d’œuvre » disponible. Avec ce mandat : « Finissons-en. Ils sont regroupés, ce sera
plus facile. » 244
Quelle est cette artillerie ? Marin Gillier écrit avoir entendu le 27, vers 12 h, des explosions qu’il
attribue à des obus de mortier.
Il faut noter aussi ce fait exceptionnel que des attaques ont lieu de nuit, contrairement à l’habitude
des miliciens qui interrompent le « travail » pour se reposer, boire et manger. C’est dire l’urgence d’en
finir.
Alison Des Forges le rapporte :
Le 26 juin, Sam Kiley informa les soldats français que les Tutsi étaient attaqués chaque nuit à
Bisesero. 245
Michel Peyrard parle d’une attaque le 29 au soir :
Conscient de l’aspect effrayant de la petite troupe, Hérédion, leur chef, explique qu’ils ont été
attaqués hier soir encore. 246
Raymond Bonner entend Gillier dire que chaque nuit, on tue à Bisesero :
The French military unit based in Gishyita, four miles of Bisesero, was aware that people in the
mountains were being killed every night, Comdr. Marin Gillier said on Wednesday. 247
29.16
Le « sauvetage » du jeudi 30 juin
29.16.1
Gillier passe à Bisesero et ne voit rien
Le lendemain, selon Marin Gillier, sa colonne part tôt et avance rapidement, « afin de ne pas constituer
une cible trop facile en cas d’embuscade. » Il note l’arrivée de quelques journalistes francophones, « lorsque
African Rights, ibidem.
Rapport Mucyo [65, Annexes, p. 178]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=178
244 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
245 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 788].
246 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
247 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1.
Traduction de l’auteur : Le groupement militaire français cantonné à Gishyita, à 6.4 km de Bisesero, était informé que
chaque nuit des gens dans la montagne étaient exterminés, c’est ce que le commandant Gillier a affirmé mercredi [29 juin].
242
243
1160
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
nous démarrons ». Il leur refuse de l’accompagner. Lors de la progression, il ne voit rien : « La zone sensible
est traversée, aucun élément d’intérêt ne retient notre attention. » Il parvient sans encombre en début
d’après-midi au village du prêtre français. « Celui-ci nous apprend qu’il n’est pas en sécurité, mais qu’il
préfère rester avec ses paroissiens. »
Ces journalistes francophones sont une équipe de France 2, dont Philippe Boisserie et Éric Maisy. Ils
nous apprennent que la colonne Gillier s’est bien engagée sur le chemin de Bisesero qui mène jusqu’à
l’usine à thé de Gisovu. Un autre journaliste, Michel Peyrard de Paris-Match, confirme que Gillier s’est
rendu ce 30 juin au village de Gisovu :
Ce matin à l’aube, une petite unité commandée par le capitaine de frégate Marin Gillier s’est
même lancée dans la quête chimérique d’une infiltration rebelle là-haut vers Gisovu. Sans se douter
que le village qui s’affichait martyr est en vérité celui des bourreaux. 248
Comment Gillier a-t-il fait pour traverser la zone de Bisesero sans voir ni cadavres ni survivants ?
Pourquoi ceux-ci ne se sont-ils pas montrés ? Me Maingain rapporte un témoignage qui tend à montrer
que le groupe Gillier, en route pour Gisovu, a bien rencontré des survivants tutsi à Bisesero, mais les a
ignorés :
Le 30 juin en matinée, un détachement militaire est passé à hauteur de Bisesero et les survivants
sont sortis de leurs caches mais le détachement ne s’est pas arrêté, et une bonne demi-heure plus tard,
un hélicoptère est passé devant ce groupe visible mais ne s’est pas arrêté et s’est posé bien plus loin,
derrière une autre colline. 249
Heure
Fait
Source
À l’aube
Départ de la colonne Gillier de Gishyita
Peyrard, Paris-Match, 14/7/94, p. 40
Le matin
Rencontre de l’équipe de France 2 avec
les survivants tutsi
France 2, 30 juin 1994, 20 h
11 h
Rencontre des journalistes Peyrard,
Gysembergh, Kiley avec des Tutsi
Peyrard, Paris-Match, 14/7/94, p. 40
14 h
Arrivée du groupe de reconnaissance du
capitaine Dunant
Peyrard, Paris-Match, 14/7/94, p. 40
14 h 35
Arrivée
d’un
FAR/Interahamwe
Peyrard, Paris-Match, 14/7/94, p. 40
Vers 16 h
Arrivée de la colonne Gillier
pick-up
de
Gillier, MIP, Annexes, p. 405
Table 29.6 – La journée du 30 juin 1994 à Bisesero
29.16.2
La rencontre de l’équipe de France 2 avec les survivants tutsi
Ce reportage a été diffusé sur France 2 le 30 juin à 20 h. Il a été réalisé le 30 juin au matin.
[ Paul Amar : ]
Au Rwanda, l’armée française poursuit sa mission. Les dirigeants français sont de plus en plus
nombreux à mettre en avant les difficultés de cette mission. Il est vrai que les soldats français ne
peuvent pas être partout. Philippe Boisserie et Éric Maisy se sont rendus dans une forêt où se
cachent des Tutsi affamés, blessés, affolés.
[ P. Boisserie : ]
Dans la montagne de Bisesero, les enfants tutsi ont appris à courir pour tenter d’échapper aux
massacres.
Depuis deux mois et demi qu’ils se sont réfugiés dans ces forêts, des groupes de Hutu viennent ici,
quotidiennement, pour la chasse à l’homme.
248 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
249 Bernard Maingain, Projet de citation de Pierre Péan et des éditions Mille et une Nuits, 15 février 2006, p. 8.
1161
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
Figure 29.18 – L’enseignant Éric Nzabihimana. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet,
France 2, 30 juin 1994, 20 h
Un enseignant nous guide dans ce qui est devenu un cimetière, à ciel ouvert.
[ L’enseignant : ]
Donc, ça c’est un trou qu’on avait fabriqué pour se cacher la journée. Et, un jour, ils ont pris un
enfant dans la brousse, et l’enfant a révélé qu’il y a des gens qui se sont cachés ici. Ils enlèvent les
pierres. Ils tuent. Celui qui était dans le trou, on le voit là ici, à côté.
[ La caméra fixe un cadavre dans un trou.]
Celle-ci, c’est ma petite sœur. Oui. Elle s’appelle Bernadette. Elle vient de passer trois mois dans
un trou. Toute la journée elle se cache dedans. Elle a peur de mourir. Sa mère a été abattue, sa grande
sœur aussi et c’est elle qui est restée.
[ P. Boisserie : ]
Cet enfant a été machetté il y a à peine une semaine. Sa mère et sa grand-mère ont été tuées.
Hier encore, des hommes sont venus, toujours les mêmes.
[ L’enseignant : ]
Les miliciens nommés Interahamwe sont venus, accompagnés de quelques militaires et gendarmes,
avec des armes à feu. Le préfet est venu le... Le préfet est venu quand ?
[ Une voix de survivant : ]
Le 24 mai.
[ L’enseignant : ]
Le 24 mai.
[ P. Boisserie : ]
Et qu’est-ce qu’il a fait ?
[ L’enseignant : ]
Il a accompagné les gens pour... Il a accompagné les gens qui venaient faire des massacres. »
[ P. Boisserie : ]
Ce matin, des militaires français des commandos marine sont passés dans leur forêt, sans s’arrêter.
Ils allaient en fait un peu plus loin. Ils y ont découvert la même horreur. Elle venait d’être commise.
Parmi les 200 blessés recensés, quarante très graves ont été évacués vers le Zaïre.
Philippe Boisserie donne des précisions en 1995 sur ce reportage. Il affirme que la mission de Gillier
le 30 au matin était de débusquer des commandos FPR infiltrés dans la montagne :
1162
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.19 – « Celui qui était dans le trou, on le voit là ici, à côté ». Source : P. Boisserie, E. Maisy,
D. Vérité, F. Granet, France 2, 30/6/1994, 20 h
A un moment donné, on a eu des informations selon lesquelles il y avait encore des Tutsis réfugiés
dans la montagne et il avait été question que ce soient les militaires avec qui on était à Kibuye qui
aillent voir. 250 Ils ont été affectés à une autre mission et nous ont signalé que c’était les commandos
marines de Jillier [Marin Gillier], stationnés à Kirambo, qui iraient. On est donc allé les rejoindre
au petit matin. On les a trouvés au camp en train de se préparer : harnachés, grenades, etc... manifestement ils partaient à la guerre. On ne comprenait pas tellement. J’ai demandé à Éric Maisy,
le JRI 251 qui était avec moi, si par hasard il n’avait pas tourné cette petite conversation avec Marin Jillier [Gillier] où celui-ci me disait qu’ils se préparaient parce qu’ils avaient eu vent de
commandos FPR infiltrés dans la montagne, qu’il fallait aller vérifier et les débusquer
éventuellement. Je regrette que la caméra n’ait pas tourné à ce moment-là. On a essayé de les
suivre, mais ils nous ont semés au bout d’un quart d’heure...
On a quand même essayé de poursuivre un peu, mais on est tombé en panne et on a fait demi-tour.
C’est alors qu’on a rencontré trois personnes, et qu’on a eu la confirmation que la montagne était
parsemée de Tutsis réfugiés. Ce que les militaires français savaient parfaitement, puisque le colonel
qui était à Kibuye nous l’avait signalé. 252 Or, alors que la mission première était officiellement de
sauver ces gens, ce jour-là, les militaires français sont partis à la recherche de prétendus commandos
FPR infiltrés. Autour de notre petite équipe, petit à petit les gens sortaient de partout. Ils nous ont
fait visiter la montagne avec les cadavres et nous ont parlé des commandos punitifs organisés tous
les jours à l’instigation du maire du village. Petit à petit les gens s’agglutinaient autour de nous, il y
avait des enfants aux crânes défoncés... Nous redoutions l’arrivée d’un commando punitif. On leur a
alors conseillé d’aller se jeter sous les roues des militaires français lorsqu’ils repasseraient. En fait les
militaires se sont arrêtés, non pas parce que ces gens se sont jetés sous leurs roues, mais parce qu’il
y avait de nouveaux massacres. A priori, ce n’était pas leur objet. 253
Nous avons cru reconnaître dans l’enseignant qui parle au journaliste en français, Éric Nzabihimana,
l’homme qui avait parlé le 27 au détachement des commandos de l’air dirigé par le lieutenant-colonel Duval
Philippe Boisserie et son équipe couvre l’arrivée des commandos de l’air à Kibuye le 26 juin.
JRI : journaliste reporter d’images.
252 Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval dit Diego.
253 Philippe Boisserie, Danielle Birck, Retour sur images, Les Temps modernes, no 583, juillet-août 1995, p. 215. C’est
nous qui mettons en gras.
250
251
1163
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
Figure 29.20 – Bernadette. « Elle vient de passer trois mois dans un trou ». Source : P. Boisserie, E.
Maisy, D. Vérité, F. Granet, France 2, 30/6/1994, 20 h
dit Diego, accompagné de trois journalistes dont Patrick de Saint-Exupéry du Figaro. Ayant envoyé à
Éric Nzabihimana une image extraite de cette vidéo, il nous confirme dans un courriel du 3 novembre
2007 que c’était bien lui :
Date : Sat, 3 Nov 2007 11 :48 :27 +0100 (CET)
From : eric nzabihimana
Subject : RE : Philippe Boisserie : Bisesero 30 juin 1994
To : Jacques Morel
Grand bonjour !
Je viens de recevoir votre message électronique et j’en suis très content car les photos me rappellent beaucoup
de choses surtout la situation de 1994. Ces dernières sont bien les miennes ! C’était juste entre le 27 et le 30
juin 1994. Je ne me souviens pas exactement la date, mais j’ai parlé avec des journalistes durant ces jours. ...
29.16.3
La rencontre des journalistes Kiley et Peyrard avec les Tutsi
Michel Peyrard, reporter à Paris-Match, raconte comment le jeudi 30 juin à 11 heures avec Sam Kiley,
journaliste au Times, il est entré dans l’enfer de Bisesero :
Plus tard ils [les survivants de Bisesero] se sont convaincus que Dieu seul avait pu nous mener
jusqu’à eux. Dieu et un vaillant 4 × 4. Et puis aussi Sam Kiley, notre confrère du « Times », qui, s’il
n’avait essuyé quelques jours auparavant plusieurs coups de feu à l’entrée de la piste, 254 n’aurait pas
entrepris de nous persuader que là-haut subsistaient des hommes traqués. « Sur les collines, ils tuent
encore tous les jours », avait confirmé un prêtre, 255 dans la vallée. 256
254 À rapprocher de la citation plus haut de Corine Lesnes : « Information qu’ils n’ont pas pu vérifier, ayant été la cible
de tireurs lorsqu’ils ont tenté d’approcher. » Cf. C. Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif
Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994.
255 Le prêtre qui révèle à Kiley que des Tutsi sont encore en vie à Bisesero, est ce prêtre croate dont parle Vincent Hugeux
dans ses articles de L’Express du 30 juin 1994 et du 13 avril 2004. Il s’agit probablement du franciscain Vieko Curic de
Kivumu.
256 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
1164
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.21 – « Cet enfant a été machetté il y a à peine une semaine ». Source : P. Boisserie, E. Maisy,
D. Vérité, F. Granet, France 2, 30/6/1994, 20 h
Michel Peyrard reconnaît ici qu’il a été persuadé par Sam Kiley de monter à Bisesero à la rencontre
des hommes traqués. Ils y montent ensemble avec le photographe de Paris-Match Benoît Gysembergh
dans une voiture blanche Nissan patrol 4 WD immatriculée IT.5711.
Vers 11 heures, Kiley, Peyrard et Gysembergh rencontrent Théoneste, 257 un homme décharné, en
haillons, venu « le cœur battant, glaner quelques grappes de sorgho au bord du chemin creux, » qui les
mène vers les autres Tutsi :
Habillés de guenilles, s’appuyant sur de longs bâtons, ils s’avancent, silhouettes fantomatiques,
comme des zombies tout juste extraits de leur tombe. Conscient de l’aspect effrayant de la petite
troupe, Hérédion, leur chef, explique qu’ils ont été attaqués hier soir encore. « Une cinquantaine
d’hommes, montés de Gishita [Gishyita], encadrés par quatre militaires avec des fusils. Nous avons
couru une bonne partie de la nuit. » Le jeune homme s’excuse pour son français hésitant. « Ils ont tué
en priorité nos intellectuels. Notre conseiller à la commune de Bisesero, Benoît Gatwaza, a été tué à la
rivière dès le premier jour. Casimir le maître des enfants et Kabada [Assiel Kabanda] le commerçant
aussi : 258 le bourgmestre de Gisovu avait demandé leur tête. » 259
Cinquante hommes armés, partis de Gishyita le soir de la visite de Léotard, sans que les commandos
de marine français ne s’en aperçoivent ? Peyrard poursuit :
Les coups de feu entendus les jours précédents par les commandos de marine installés à Gishita
[Gishyita], au nord du lac Kivu, ne témoignaient donc pas de combats entre F.P.R. et forces gouvernementales. Les soldats français en étaient pourtant convaincus. Ce matin à l’aube, une petite unité
257 Théoneste s’appelle en réalité Anastase Bimenimana d’après Michel Peyrard, « il a été tué en 1997 par des « infiltrés »,
soldats perdus de la cause hutu, venus du Congo voisin. » Cf. Michel Peyrard, Emmanuel, geôlier “Terré dans mon trou,
j’ai vu un de mes prisonniers actuels couper mon père à la machette. Il ignore que je le sais”, Paris-Match, 4 mars 2004,
p. 80. L’assassinat d’Anastase Bimenyimana, surnommé « Kamenyi », rescapé des massacres de Bisesero, en janvier 1996
sur la colline de Kabira, en commune de Gisovu, est raconté par des témoins. Il avait 26 ans. Cf. African Rights, La preuve
assassinée [7, pp. 25-26].
258 Assiel Kabanda, commerçant de Gishyita, a été tué en juin. Il a été décapité sur ordre du bourgmestre de Gishyita,
Charles Sikubwabo. Cf. African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 58].
259 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
1165
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
Figure 29.22 – Survivants de Bisesero le 30 juin 1994 au matin. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D.
Vérité, F. Granet, France 2, 30/6/1994, 20 h
commandée par le capitaine de frégate Marin Gillier s’est même lancée dans la quête chimérique
d’une infiltration rebelle là-haut vers Gisovu. Sans se douter que le village qui s’affichait martyr est
en vérité celui des bourreaux. 260
Peyrard poursuit :
Soudain, un mouvement agite l’assemblée. Leurs yeux exercés ont décelé plusieurs silhouettes làhaut, sur la ligne de crête. « Ce sont nos tueurs, explique Hérédion. Ils attendent que vous soyez partis
pour attaquer. » Nous le rassurons : les militaires français devraient bientôt arriver. Le capitaine de
frégate Marin Gillier nous l’a affirmé ce matin, tandis que nous le quittions sur la place de Gisovu
pour nous diriger vers la forêt. « Si j’en ai le temps, j’irai demain à la forêt ». « Alors, ce soir, il
faudra que l’on coure une dernière fois », conclut Hérédion.
Ce ne sera plus la peine. Il est un peu plus de 14 heures quand une patrouille de reconnaissance française surgit soudain au détour du chemin. Guidés par le capitaine Dinant, les officiers de
renseignement ont décidé de pousser jusqu’au bois. 261
Nous remarquons que l’équipe des journalistes Peyrard-Kiley est allée jusqu’à Gisovu avec Marin
Gillier et qu’ils sont revenus sur leur pas « vers la forêt ». Avant de le quitter, Gillier leur a dit qu’il irait,
s’il en a le temps, demain vers la forêt. Demain, donc le 1er juillet.
Sam Kiley apporte lui aussi la preuve qu’il est allé à Gisovu avec la colonne Gillier le 30 au matin :
The day had not started well for the French. Their first visit was to the hamlet of Gisovu, where
their commander naively believed a tall man who claimed to be a Tutsi and said he was living in
harmony with his Hutu neighbours – a statement that is unbelievable in Rwanda. The french flew in
food for the villagers, only to find them staggering in from their fields under the weight of the beans
and sorghum they were harvesting. 262
Michel Peyrard, ibidem.
Michel Peyrard, ibidem.
262 Sam Kiley, Injured Tutsi stagger from forest hideouts, The Times, Friday, July 1, 1994, p. 15. http://
francegenocidetutsi.org/KileyTimes1July1994.pdf Traduction de l’auteur : Des Tutsi blessés sortent en chancelant
de leurs caches de la forêt. La journée n’avait pas bien commencé pour les Français. Leur première visite avait été au
hameau de Gisovu, où leur commandant avait cru naïvement un homme de haute taille se prétendant Tutsi qui disait qu’il
260
261
1166
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.23 – Véhicules du commando Trepel partant de Gishyita. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D.
Vérité, F. Granet, France 2, 30/6/1994, 20 h
Michel Peyrard précise plus tard, en 2004, que Gillier avait refusé que les journalistes l’accompagnent,
mais que ceux-ci l’avaient précédé :
Certes, le commandement français de Turquoise n’est pas exempt de critiques, notamment formulées par une commission d’enquête parlementaire, devant laquelle nous avons nous-mêmes témoigné,
en 1998. On connaît les raisons de ces « erreurs d’évaluation » : proximité de certains officiers français
avec les Forces armées rwandaises (Far), obsession du complot anglo-saxon... A Bisesero, le capitaine
de frégate Marin Gillier n’a pas échappé à cette vision schizophrénique d’un « ennemi intérieur ». Ce
30 juin, à l’aube, convaincu d’avoir affaire à une infiltration du Front patriotique rwandais (F.p.r.)
dans la zone, il nous avait interdit de le suivre. Nous l’avions précédé. 263
29.16.4
Qui a alerté les militaires français ?
Serait-ce en fait Sam Kiley et Michel Peyrard qui ont alerté les militaires français ? Peyrard avait-il
un moyen de communication avec eux ? Ou bien serait-ce l’équipe de France 2, qui a rencontré les Tutsi
survivants dans la matinée ? Ou bien leurs communications avec Paris ont-elles été interceptées par les
militaires ? 264
Selon l’enquête d’African Rights, c’est un journaliste étranger qui a prévenu les Français :
Entre-temps, les Interahamwes, qui avaient assisté à la rencontre entre les survivants et les soldats
français, désireux de détruire les preuves de leurs crimes, résolurent de tuer jusqu’au dernier survivant.
vivait en bonne harmonie avec ses voisins hutu – une affirmation incroyable au Rwanda. Les Français étaient occupés à
donner de la nourriture aux villageois, quand ils réalisèrent que ceux-ci rentraient de leurs champs pliés sous le poids des
haricots et du sorgho qu’ils venaient de récolter.
263 Michel Peyrard, Génocide rwandais : les fausses accusations de Kagame, Paris-Match, 8 avril 2004, p. 110.
264 Gillier note dans son rapport à la Mission d’information parlementaire : « Une équipe de spécialistes d’écoute radio est
envoyée en renfort. » Cf. Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise :
intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 403]. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
1167
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
Figure 29.24 – P4 du commando Trepel venant de Gishyita le 30 juin au matin et prenant la piste
de Bisesero où ils ne s’arrêteront pas. Source : P. Boisserie, E. Maisy, D. Vérité, F. Granet, France 2,
30/6/1994, 20 h
Ils en avaient tué près de 1.000, lorsque les Français, alertés par un journaliste étranger, revinrent
enfin pour organiser leur évacuation. 265
Jérôme a fait remarquer que c’est un journaliste qui dut informer les soldats de ce qui était arrivé.
Tout de suite après leur départ, le docteur Gérard est venu avec ses miliciens. Ils ont exterminé
toutes les personnes qui étaient cachées avant l’arrivée des Français.
Un journaliste est arrivé pour prendre des photos des cadavres qui étaient sur la montagne. Il
a vu les miliciens tuer les Tutsis. Il est retourné à la préfecture pour appeler les Français, qui sont
venus et sont restés avec nous. Nous étions environ 1.000 personnes, sur 50.000 Tutsis qui étaient à
Bisesero. 266
Ce portrait correspond à celui de Sam Kiley, qui est aussi photographe.
Raymond Bonner du New York Times, qui se trouve le 30 juin dans le secteur, affirme que ce sont
des journalistes qui ont alerté les militaires français :
BISESERO, Rwanda, June 30 – Four hundred sick and frail Tutsi, including scores of people
suffering from grenade, machete and gunshot wounds, were rescued today from marauding Hutu
forces by French troops near this town in western Rwanda. [...]
It was not until journalists alerted French troops to the ragtag band of 400 that a patrol was
dispatched. The french soldiers were clearly not prepared for what they found, and set about immediatly to provide military protection for the Tutsi, a mission the troops had rejected as recently as
Wednesday. 267
African Rights Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 3].
African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 64].
267 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1. http:
//francegenocidetutsi.org/nytGrislyDiscoveryBonner1july1994.pdf Traduction de l’auteur : Une effrayante découverte
au Rwanda conduit les Français à élargir leur mission. BISESERO, Rwanda, le 30 juin – Quatre cents Tutsi malades et
amaigris, dont un grand nombre blessés par grenades, machettes et armes à feu, ont été sauvés aujourd’hui des harcèlements
des forces hutu par les troupes françaises près de ce village à l’ouest du Rwanda. [...] Il a fallu que des journalistes alertent
les troupes françaises sur le sort de cette bande de 400 malheureux en haillons pour qu’une patrouille soit envoyée. Les
265
266
1168
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
En avril 2004, Michel Peyrard 268 écrit que c’est lui et Gysembergh qui ont prévenu les militaires
français :
Les militaires français n’ont pas découvert Bisesero « par hasard ». Nous les avons alertés. Nous
sommes avec Benoît Gysembergh, photographe à Paris Match, ce « journaliste étranger » qu’évoque
African Rights. 269
Croyons-le sur parole à ceci près qu’il oublie en 2004 de dire qu’il était avec le journaliste anglais
Sam Kiley et que ce dernier l’avait persuadé « que là-haut subsistaient des hommes traqués », comme il
le reconnaissait dans son article du 14 juillet 1994.
Ce fait est important. Ils ont tous les trois, Kiley, Peyrard et Gysembergh, précédé la colonne Gillier
à Gisovu. Ils sont tous les trois dans la même voiture, une Nissan Patrol 4 WD immatriculée IT.5711.
Michel Peyrard a, d’évidence, des contacts avec les militaires français. Ils ont pu discuter avec des CRAP
comme le capitaine Dunant et avec des GIGN. En quittant Gisovu, ceux-ci ont pu donner aux journalistes
un moyen radio pour communiquer avec eux. Ce serait donc Michel Peyrard et Benoît Gysembergh qui,
après que Kiley leur ait fait découvrir les Tutsi survivants, auraient appelé les militaires français du
groupe de reconnaissance Dunant.
Avec Raymond Bonner qui est dans les parages, puisqu’il était la veille à Gishyita et écrit son article
ci-dessus à Bisesero, cela faisait deux journalistes ressortissants de deux pays membres permanents du
Conseil de sécurité qui étaient sur les lieux. C’est probablement leur présence, les questions qu’ils ont
posées au ministre Léotard la veille, le refus de ce dernier d’autoriser des secours, ajouté à ce qu’il savaient
sur la découverte des survivants le 27 par le groupe de Duval, racontée en détail dans l’article de Patrick de
Saint-Exupéry publié la veille, ce sont tous ces facteurs qui vont déterminer quelques militaires français à
intervenir, enfin. Probablement, la contradiction entre les directives venant de leur hiérarchie et la réalité
du terrain était devenue trop criante à leurs yeux.
29.16.5
L’arrivée du groupe Dunant
Raymond Bonner affirme que ce sont des journalistes qui ont appelé les militaires français :
The French troops from Gishyita were distributing food to Hutu refugees today when they were
alerted by journalists to the Tutsi in Bisesero.
The French sent a small patrol, and what it found caused the French military to change its mind
about what needs to be done. More troops were dispatched. 270
Michel Peyrard décrit l’arrivée du groupe Dunant :
Il est un peu plus de 14 heures quand une patrouille de reconnaissance française surgit soudain au
détour du chemin. Guidés par le capitaine Dinant [Dunant], les officiers de renseignement ont décidé
de pousser jusqu’au bois. Descendus de leur Jeep, les Français ne tardent pas à mesurer l’ampleur
de la tragédie. En quelques minutes, les commandos de marine toujours à Gisovu sont prévenus. Les
hélicoptères alertés. En attendant les secours les hommes pointent un fusil-mitrailleur en direction des
collines où les tueurs observent toujours la scène. On procède à une première distribution de biscuits
énergétiques. 271
Selon Bernard Lugan, il s’agit du capitaine Dunant, chef de l’équipe de recherches du 13e RDP
(Régiment de Dragons parachutistes). 272 Cette unité fait partie des CRAP et a été rattachée à la DRM.
Il s’agit probablement du capitaine Olivier Dunant. 273
Ce groupe de reconnaissance arrive avec quatre jeeps :
militaires français n’étaient visiblement pas préparés à une telle découverte, ils assurèrent immédiatement une protection
armée aux Tutsi, chose qu’ils avaient refusée pas plus tard que mercredi [la veille].
268 Michel Peyrard, Génocide rwandais : les fausses accusations de Kagame, Paris-Match, 8 avril 2004, p. 110.
269 Michel Peyrard, Génocide rwandais : les fausses accusations de Kagame, Paris-Match, 8 avril 2004, p. 110.
270 Raymond Bonner, ibidem. Traduction de l’auteur : Les militaires français de Gishyita étaient occupés à distribuer de
la nourriture à des réfugiés hutu aujourd’hui quand ils ont été alertés par des journalistes à propos des Tutsi de Bisesero.
Les Français envoyèrent une petite patrouille, et ce qu’ils virent leur fit changer d’avis sur ce qu’il était le plus urgent de
faire. Des forces supplémentaires furent déployées.
271 Michel Peyrard, ibidem.
272 Voir section 29.22.8 page 1180.
273 Dunant (Olivier, Pierre, Marie) est promu capitaine dans l’arme blindée et cavalerie par le décret du 3 juillet 1992. Cf.
JORF no 156 du 7 juillet 1992, NOR : DEFM9201602D. Il est promu commandant par décision du 12 décembre 1997 pour
l’année 1998. Cf. J.O. no 297 du 23 décembre 1997, page 18692, NOR : DEFM9702202S.
1169
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
As news of the arrival of the French spread through the isolated pockets of Tutsi scattered across
the hills they rushed towards the four French Jeeps. 274
Ce groupe arrive donc en voiture et non à pied comme l’affirmera plus tard le général Rosier, qui
n’est pas témoin direct des faits. Des journalistes sont là avant les militaires français, contrairement à
la version reconstruite par Bernard Lugan à la demande de Rosier. La photo de Sam Kiley, figure 29.25
page 1171, montre bien, comme celles de Gysembergh, les voitures des militaires qui sont dans le sens de
la descente donc peuvent venir de Gisovu alors que la voiture Nissan blanche des journalistes est dans le
sens de la montée.
Patrick de Saint-Exupéry écrit que la patrouille de reconnaissance française qui découvre les Tutsi ce
30 juin est formée de membres du GIGN :
Après les commandos de l’air qui avaient découvert le drame, arrivèrent plusieurs hommes du
GIGN puis, finalement, les fusiliers marins. 275
Sam Kiley, qui est sur les lieux, note aussi cette présence d’un membre de la « French gendarmerie
counter-terrorist unit » dans le groupe de reconnaissance Dunant. Il en vient aux larmes devant le spectacle
des cadavres dispersés partout.
29.16.6
L’arrivée du pick-up des tueurs
On procède à une première distribution de biscuits énergétiques. A 14 h 25, un pick-up passant
en trombe l’interrompt. « C’est le véhicule communal de Gisovu, glisse Hérédion. C’est toujours lui
qui amène ici les Interahamwe. » Dressés à l’arrière, cinq soldats rwandais arrogants, dont l’un revêtu
d’une superbe pelisse de seigneur de la guerre, saluent la foule du V de la victoire. Stupeur : ces
centaines de rescapés aux allures de zombies éclatent d’un rire immense au nez de leurs bourreaux.
« Pourquoi avez-vous ri ? » demande un militaire français.
« Parce que vous êtes là » répond un jeune garçon souriant en rajustant son chapeau cabossé. 276
L’examen, au siège de Paris-Match, de photos de Benoît Gysembergh ainsi que d’une photo de Sam
Kiley sur cet épisode du pick-up, révèle que :
— Ce pick-up est de marque Toyota, de couleur blanche mais très sale. Il transporte sur son plateau
arrière cinq hommes armés de mitraillettes. Quatre sont en tenue militaire camouflée, le cinquième
porte un manteau de fourrure, son arme porte au bout une petite fusée (un stream ?). Il se dirige
dans le sens inverse des véhicules français.
— Un véhicule blanc Nissan Patrol 4 WD immatriculée IT.5711, dirigé dans le sens de la montée
semble être celui des journalistes.
— Les militaires français sont au nombre de dix. Certains portent l’écusson de la gendarmerie nationale avec un parachute. Ils ont trois véhicules type P4 (Sam Kiley écrit qu’ils en ont 4) dont l’un
est couvert d’une bâche beige, tous dirigés dans le sens de la descente. L’un, de marque Peugeot,
porte le même écusson de la gendarmerie nationale et est immatriculé 6881 0048.
— À l’arrivée du pick-up, un Français cause au conducteur. Ce Français porte un foulard autour du
cou, on croit distinguer 3 galons. Ce serait le capitaine Dunant.
— Au départ du pick-up six Français, cinq devant les Tutsi, un derrière le pick-up tiennent en respect
les militaires rwandais.
— Sur une photo de Gysembergh, on voit un homme en tenue camouflée avec un chapeau de toile
qui prend des photos. Ce serait Sam Kiley.
— Trois militaires s’affairent autour d’une blessée qu’ils ont recouvert d’une couverture de survie.
Un gendarme porte une arme, un autre pose une perfusion. Le troisième porte un béret vert et 3
galons il s’apprête à faire une injection avec une seringue qu’il remplit.
Le véhicule des tueurs s’est arrêté et un militaire français a discuté avec le conducteur, ce que Peyrard
omet de dire. Lorsqu’il passe à la hauteur des Tutsi, aucun de ceux-ci, sauf peut-être un, ne rit.
Sam Kiley, Injured Tutsi stagger from forest hideouts, The Times, Friday July 1 1994, p. 15. Traduction de l’auteur :
Quand la nouvelle de l’arrivée des Français s’est répandue parmi les groupes isolés de Tutsi, dispersés dans les collines, ils
se sont précipités vers les quatre jeeps françaises.
275 Patrick de Saint-Exupéry, La dictature du visible, Les manipulations de l’image et du son, Pluriel, 1996, p. 41.
276 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
274
1170
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Figure 29.25 – Le 30 juin, les survivants tutsi de Bisesero, regroupés à l’arrivée du groupe de reconnaissance français, sont protégés par celui-ci lors du passage d’un pick-up avec 5 militaires rwandais à
l’arrière. Juste à droite de la voiture Nissan blanche immatriculée IT.5711, l’adjudant Thierry Prungnaud
est reconnaissable par sa calvitie. Un Français à béret rouge salue les tueurs en levant le bras gauche.
Légende originale : Rwanda’s last surviving Tutsis in the country gather as French troops frantically
organize a rescue. Source : Sam Kiley © Sygma/Corbis
Des soldats rwandais passent donc à Bisesero 25 minutes après l’arrivée des Français. Nous avons déjà
noté que ce marquage, ou compagnonnage, est habituel. Sam Kiley assiste à la même scène, il rapporte
qu’un capitaine français a demandé au conducteur d’où il venait et que les Tutsi se sont reculés d’effroi
au passage du véhicule qu’ils connaissaient bien :
Soon afterwards a white pick-up full of Rwandan government soldiers, who have been as enthusiastic about killing their countrymen as the civilian militia, drew up. A captain asked the occupants
where they were from. They claimed to have come from Butare, hundred of miles to the south. But
as the car drove by, the Tutsi refugees backed off as if they had been electrocuted.
They knew the car, and they knew their killers. “That car comes here every day filled with
Interahamwe [those who killed together] and they try to kill us” said Celestin, 18. 277
277 Sam Kiley, Injured Tutsi stagger from forest hideouts, The Times, Friday, July 1, 1994, p. 15. Traduction de l’auteur :
Des Tutsi blessés sortent en chancelant de leurs caches dans la forêt, The Times, vendredi 1er juillet. Peu après, un pickup blanc plein de soldats gouvernementaux rwandais, qui avaient été aussi enthousiastes pour tuer leurs compatriotes
que les milices civiles, s’arrêta. Un capitaine demanda aux occupants d’où ils venaient. Ils prétendirent venir de Butare,
à cent soixante kilomètres au sud. Mais quand la voiture passa à leur hauteur, les réfugiés tutsi se jetèrent en arrière
comme électrocutés. Ils connaissaient la voiture, ils connaissaient leurs assassins. « Cette voiture vient chaque matin remplie
d’Interahamwe [ceux qui tuent ensemble] et ils essaient de nous tuer dit Célestin, 18 ans. »
1171
29.16. LE « SAUVETAGE » DU JEUDI 30 JUIN
29.16.7
Gillier est alerté par ses subordonnés
Gillier est occupé, prétend-il, à vouloir secourir dans un village un prêtre qui ne demande pas de
secours. Nous savons qu’il est en réalité au village de Gisovu. Qu’y fait-il ?
The French troops from Gishyita were distributing food to Hutu refugees today when they were
alerted by journalists to the Tutsi in Bisesero. 278
C’est alors que Gillier reçoit l’appel d’un subordonné, le capitaine Dunant probablement :
C’est alors que je reçois un appel radio d’un officier sous mes ordres qui avait rebroussé chemin
quelques heures plus tôt. En effet, il lui avait semblé avoir vu, au cours de notre progression, quelques
personnes différentes de celles que nous croisions depuis notre arrivée. Il n’en était pas sûr, mais cela
le tracassait et il voulait lever le doute.
L’appel radio réclame un retour rapide de l’ensemble du groupe, l’officier pense avoir découvert
quelque chose d’important. Nous quittons précipitamment le village et mettons deux heures à rejoindre
le groupe sur le site de la vallée de BISESERO. Rapidement l’officier m’explique qu’il a rencontré
quelques Tutsi qui ont raconté qu’ils faisaient l’objet de persécutions. Leur état général ne laisse
aucun doute, dès le premier regard, sur la situation. De plus des Hutu se rassemblent autour de nous,
de plus en plus nombreux et de plus en plus près. 279 La tension est perceptible. 280
Et Gillier d’écrire en gras « C’est alors que nous avons été confrontés, pour la première fois,
à la tragédie rwandaise. » Avait-il ni vu ni senti auparavant les cadavres dans les ruines des maisons
et les fosses de Gishyita ? « C’était le 30 juin en milieu d’après-midi. »
Trois jours après les avoir repérés, les troupes françaises se décident enfin à porter secours aux survivants tutsi des collines de Bisesero et cela à l’insu, semble-t-il, du commandement et du ministre.
Le groupe Dunant s’étant rendu auprès des Tutsi survivants à 14 h, comme Gillier dit qu’il met deux
heures pour les rejoindre, il est donc 16 h quand il arrive.
29.16.8
Il s’agit du même groupe que celui rencontré le 27 par Duval
Raymond Bonner cite le nom d’Éric Nzabihimana :
There were very few women and no infants. “They could not run fast enough with the children,
so they were the first to be killed,” said Éric Nzabihimana, 28, a teacher, who said his parents and
five brothers and sisters have been killed. “We have had nothing to eat, so we had no strength to
defend ourselves or to run.” 281
29.16.9
Les militaires français constatent l’étendue des massacres
Sam Kiley décrit l’émoi des militaires français devant tous les cadavres disséminés :
One member of the French gendarmerie counter-terrorist unit was moved to tears by the sight,
and by what he had seen a few minutes before. Four hundred yards [365 m] from where the French
soldiers were handing out biscuits, they were confronted with the reason for their work in Rwanda.
278 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1.
Traduction de l’auteur : Les militaires français de Gishyita étaient occupés à distribuer de la nourriture à des réfugiés hutu
aujourd’hui quand ils ont été alertés par des journalistes à propos des Tutsi de Bisesero.
279 Cette remarque montre que les militaires français sont toujours accompagnés ou suivis dans leurs déplacements par
des miliciens.
280 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=2
281 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1.
Traduction de l’auteur : Il y avait très peu de femmes et pas d’enfant. « Elles ne pouvaient pas courir assez vite avec les
enfants, aussi elles ont été tuées en premier », dit Éric Nzabihimana, enseignant âgé de 28 ans, qui dit que ses parents et
cinq de ses frères et sœurs ont été tués. « Nous n’avions rien à manger et n’avions pas assez de force pour nous défendre ou
pour courir. » L’article de Patrick de Saint-Exupéry qui parle d’Éric est paru le 29 juin dans Le Figaro, Bonner écrit le 30.
Dans l’article du Figaro, Éric parle de la mort de sa femme et de ses enfants le 18 avril à l’hôpital de Mugonero. Ici, il ne
parle que de la mort de ses parents, ses frères et sœurs.
1172
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Under almost every tree lay a decomposing body. Decapitated children and women with shattered
skulls competed for space with vivid wild flowers. 282
Est-ce cet officier GIGN qui s’effondre le lendemain 1er juillet à Bisesero devant Patrick de SaintExupéry et reconnaît avoir formé la Garde présidentielle rwandaise l’année précédente ? 283 Serait-ce
l’adjudant-chef Thierry Prungnaud ?
29.17
Des blessures et des cadavres récents
Durant les dix derniers jours, il y a eu des attaques quotidiennes à Bisesero :
Some Tutsi said they had been on the run since April, [...] For the last 10 days, they said, they
have been under daily attack from forces aligned with the Hutu-dominated Government – regular
soldiers, paramilitary units and pro-Government militia. 284
Parmi tous les cadavres, les journalistes présents notent que certains sont très récents. Ainsi Raymond
Bonner remarque des cadavres d’il y a quelques jours :
The stench of rotting bodies wafted through the mountain air. The body of one teen-ager lay just
off the road. One cluster of about 30 of the dead, mostly women and chidren, appeared to have been
killed within the past few days 285
Le lendemain 1er juillet, Raymond Bonner note une fillette blessée la semaine passée et une fillette
tuée lundi 27 juin :
Today, French military doctors treated scores of others. Leonica, 10 years old, was shot while
running last week and has a hole in her right thigh. [...]
One of the women who did survive was Odette Mukamana, 32. On Monday [le 27 juin], she lost
the last surviving member of her family, her 13-year-old daughter. [...]
The daughter’s throat was cut and her legs had been slashed with a machete, Mrs Mukamana
said. 286
Michel Peyrard donne plusieurs preuves d’attaques récentes, la veille, le 29, et durant la dernière nuit
du 29 au 30 juin :
Conscient de l’aspect effrayant de la petite troupe, Hérédion, leur chef, explique qu’ils ont été
attaqués hier soir encore. « Une cinquantaine d’hommes, montés de Gishita [Gishyita], encadrés par
quatre militaires avec des fusils. Nous avons couru une bonne partie de la nuit. » [...]
Dans la rivière, au pied d’une chute, quatre corps, le père, la mère, les deux jeunes enfants. Ils
ont été abattus hier. Blessés, ils n’avaient aucune chance. Ils ont choisi de mourir ensemble. [...]
[Bernard, étudiant en philosophie déclare :] Cette dernière semaine a été la pire de toutes. Les
miliciens voulaient finir le travail avant votre arrivée. Beaucoup d’entre nous ont été abattus ; d’autres,
à bout de forces et de nerfs, ont préféré se suicider : ils se sont pendus. 287
282 Sam Kiley, Injured Tutsi stagger from forest hideouts, The Times, Friday, July 1, 1994, p. 15. Des Tutsi blessés sortent
en chancelant de leurs caches de la forêt, The Times, vendredi 1er juillet. Traduction de l’auteur : Un membre de l’unité
antiterroriste de la gendarmerie française avait les larmes aux yeux à cause du spectacle et de ce qu’il avait vu quelques
minutes avant. À quatre cents mètres de là où les Français distribuaient des biscuits, ils ont été confrontés à la raison de
leur mission au Rwanda. Presque sous chaque arbre on trouvait un cadavre en décomposition. Des enfants décapités et des
femmes au crâne fracassé se disputaient la place avec les fleurs sauvages.
283 Patrick de Saint-Exupéry, La dictature du visible, ibidem ; France-Rwanda : le temps de l’hypocrisie, Le Figaro, 15
janvier 1998.
284 Raymond Bonner, ibidem. Traduction de l’auteur : Des Tutsi dirent qu’ils n’ont eu aucun répit depuis avril [...]. Les dix
derniers jours, ils firent l’objet d’attaques quotidiennes des forces gouvernementales – soldats de l’armée régulière, unités
paramilitaires et milices pro-gouvernementales.
285 Raymond Bonner, ibidem. Traduction de l’auteur : L’odeur des cadavres en décomposition empeste l’atmosphère. Le
corps d’un jeune d’une dizaine d’années est en travers du chemin. Un groupe d’une trentaine de cadavres, principalement
des femmes et des enfants, semblent avoir été tués il y a quelques jours seulement.
286 Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, The New York Times, Saturday, July 2, 1994, p. 5.
Traduction de l’auteur : À mesure que les Français secourent les Tutsi, les répercussions augmentent, The New York
Times, samedi 2 juillet 1994. Traduction de l’auteur : Aujourd’hui, les médecins militaires français en soignent de nombreux
autres. Leonica, âgée de 10 ans, a été blessée par balle alors qu’elle courait la semaine dernière et a un trou dans sa cuisse
droite. [...] Une des femmes qui a survécu est Odette Mukamana, âgée de 32 ans. Lundi, [le 27 juin], elle a perdu la dernière
survivante de sa famille, sa fille de treize ans. [...] La gorge de sa fille a été coupée et ses jambes ont été tailladées à la
machette, déclara madame Mukamana.
287 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, pp. 40-41. http://francegenocidetutsi.org/MichelPeyrardMatch14juillet1994.pdf
1173
29.18. L’OPÉRATION « DE SECOURS »
Le colonel Jacques Rosier, lui-même, parle de victimes d’attaques récentes :
Selon le colonel [Rosier] ils étaient « de cent à deux cents blessés » rassemblés, tous des hommes ou
des adolescents. Cent quatre de ces blessés, grièvement atteints par balle ou machette, probablement
dans les deux jours précédents, ont été immédiatement évacués sur Goma au Zaïre, au moyen de six
hélicoptères Puma. 288
29.18
L’opération « de secours »
Le sauvetage des survivants de Bisesero par le commando Trepel est décrit dans des termes voisins
par plusieurs journalistes. 289
Le bilan des personnes sauvées, établi par Gillier, est le suivant :
Nous regroupons ainsi 800 Tutsi dont nous apprendrons qu’ils sont les seuls survivants d’une
communauté d’environ dix mille. 96 d’entre eux sont évacués par hélicoptère dans des conditions
délicates, il s’agit de ceux qui risquent de mourir dans la nuit. 200 autres sont médicalisés sur place. 290
Les militaires français établissent une protection armée des survivants tutsi vis-à-vis des miliciens
hutu qui se profilaient sur l’autre versant, mais ils n’arrêtent personne :
A une centaine de mètres du camp de fortune, les militaires montent la garde et observent à travers
la lunette de visée de leurs fusils les silhouettes qui se découpent sur la ligne de crête, ils n’ont pas
quitté les lieux depuis la veille. Les hommes sont armés de lances, de machettes et de kalachnikovs.
« Tiens, signale un soldat, ils viennent de descendre jusqu’aux sapins. » 291
La nature des blessures montre qu’elles sont souvent causées par des armes de guerre :
Alors que, partout ailleurs, les blessures sont essentiellement provoquées par des coups de machettes, les rescapés de Bisesero ont souvent été touchés par balles ou des éclats de grenade. Ce qui
prouve que, désormais, l’armée gouvernementale se mêle aux miliciens pour accélérer le génocide. 292
Michel Peyrard précise que les militaires rwandais utilisent des fusils et des lance-grenades :
Ils [les rescapés qui osent sortir de la forêt] portent l’arsenal dérisoire de lances rudimentaires
taillées dans les branches des arbres qui les ont abrités. C’est avec ces armes qu’ils étaient prêts
à défendre leur vie face aux fusils et aux lance-grenades des militaires hutus encadrant les milices
déchaînées. 293
Le « désormais, l’armée gouvernementale se mêle aux miliciens » de Michel Peyrard révèle qu’il
croyait jusqu’alors à la thèse française selon laquelle les massacres au Rwanda n’étaient perpétrés que par
les milices et non pas par l’armée régulière, les FAR, que les militaires français entraînaient. Donc lui et
les militaires français ont pu constater de visu la participation des forces armées rwandaises au massacre
à Bisesero. Cela nous montre aussi que la lettre du 18 juin, citée plus haut, du ministre de l’Intérieur du
GIR, Édouard Karemera, au lieutenant-colonel Nsengiyumva a été suivie d’effet.
Faisons crédit au capitaine de frégate Marin Gillier de sa bonne foi :
Earlier this week, Colonel Gillier refused to answer any questions about who was doing the killing
in the mountains and whether there were Tutsi in need of help. “I do not wish to get involved in a
political matter” he said.
But today, he urged a British television cameraman to walk through the mountains and film the
corpses. “You must go”, he said. “People must see this”. 294
Corine Lesnes, A la rencontre des victimes dans le « triangle de Kibuyé », Le Monde, 2 juillet 1994, p. 3.
Michel Peyrard, Raymond Bonner et Sam Kiley pour le 30 juin et pour le 1er juillet, Raymond Bonner As French
Aid the Tutsi, Backlash Grows, New York Times, July 2, 1994, I :5 ; François Luizet, Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda :
Les miraculés de Bisesero, Le Figaro, 2 juillet 1994 ; Corine Lesnes, Les soldats français débusquent des morts vivants, Le
Monde, 3 juillet 1994, p. 5.
290 Lettre de Marin Gillier à la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 405]. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=5
291 Corine Lesnes, Les soldats français débusquent des morts vivants, Le Monde, 3 juillet 1994, p. 5.
292 Michel Peyrard, Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 39.
293 Michel Peyrard, ibidem, p. 37.
294 Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, New York Times, July 2, 1994, I :5. Traduction de
l’auteur : À mesure que les Français secourent les Tutsi, les répercussions augmentent, New York Times, 2 juillet 1994.
288
289
1174
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.19
Gillier confisque les armes blanches des Tutsi
Comble de cynisme, Gillier fait enlever aux survivants tutsi leurs armes blanches. Les autorités organisatrices de l’extermination ne procédaient pas autrement :
Les opérations de rassemblement des personnes cachées, d’assistance médicale, de soutient [sic]
humanitaire (distribution de vivres et de couvertures) et de ramassage de machettes de lances et de
casse-tête se prolongent jusqu’au matin du 1er juillet. 295
Contrairement à ce que leur commandement avait fait croire aux militaires français, les survivants
tutsi de Bisesero ne possèdent aucune arme à feu :
Col. Marin Gillier, commander of the French Navy Commando Unit four miles down the mountain
from here, declined to say today if any weapons had been found, but French soldiers said that none
had been. Nor was there evidence of any infiltration, they said. 296
Un rescapé, Bernard Kayumba, confirme que les Français ont enlevé leurs armes blanches aux survivants tutsi et rappelle la peur que ce « désarmement » avait engendrée :
A leur retour [des militaires français le 30], les survivants ont été regroupés dans un camp et
les Français se sont empressés de confisquer nos armes blanches, ce qui nous a fait peur puisqu’ils
laissaient passer les milices et les militaires avec leur armes. Ils leur avaient frayé une voie pour
se rendre dans la forêt de Nyungwe afin de pouvoir se réorganiser, ce qui montre que les Français
soutenaient le gouvernement génocidaire. 297
29.20
L’attitude des Français vis-à-vis des autorités change-telle ?
Rentré à Gishyita, Gillier a une explication avec son informateur, le bourgmestre, Charles Sikubwabo :
Je repars vers GISHYITA, à cinq kilomètres environ, et demande à être reçu par le bourgmestre.
Devant le refus de son entourage, je fais preuve de la plus grande fermeté. Dès que je le vois, je
le somme de m’expliquer ce qui se passait sur le territoire dont il a la responsabilité. Il finit par
m’expliquer qu’il fallait se débarrasser de cette engeance... 298
Gillier précise dans son article du Figaro :
Je le somme de s’expliquer sur ce qui s’est passé sur son territoire de responsabilité. Il finit par
avouer, en parlant des Tutsis, qu’il fallait se débarrasser de cette « engeance »... Je ne peux que
rendre compte, n’ayant aucun mandat de police. J’apprends alors que nous allons être relevés, afin
de reconnaître une nouvelle zone. 299
Ce jour-là 1er juillet, le journal Le Monde (daté du 2 juillet) titre, en page 3 seulement, Un rapport de
l’ONU conclut à la perpétration d’un « génocide ». La seule obligation de la Convention de l’ONU pour
la prévention et la répression du génocide est d’arrêter les présumés coupables.
Il n’y eut cependant aucune arrestation, aucun désarmement des auteurs de ces crimes que les Français
avaient pourtant là sous la main. La collaboration avec les autorités, préfets, sous-préfets, bourgmestres,
militaires, gendarmes, qui ont organisé les massacres, continuera.
Plus tôt dans la semaine [entre le 26 et le 29 juin], le colonel Gillier avait refusé de répondre à toute question sur qui était
en train de tuer dans les montagnes et si des Tutsi avaient besoin de secours. « Je ne veux pas me laisser entraîner sur un
plan politique », a-t-il répondu. Mais aujourd’hui, il pousse un cameraman britannique à aller filmer les cadavres dans la
montagne. « Vous devez y aller », dit-il. « Les gens doivent voir ça. »
295 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 405] http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=5 ; Marin Gillier, Au Rwanda, l’armée française a honoré la
France, Le Figaro, 1er juin 2006.
296 Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, The New York Times, Saturday, July 2, 1994, p. 5.
Traduction de l’auteur : Le colonel Marin Gillier, commandant de l’unité de commando de marine à 7 km d’ici en bas de la
montagne, a refusé de dire si des armes avaient été trouvées, mais des soldats français ont dit qu’ils n’en avaient pas trouvé.
Pas plus que des preuves d’infiltration.
297 Audition de Bernard Kayumba par la commission Mucyo [65, Annexes, Témoin 12, p. 29]. http://
francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=29
298 Marin Gillier, ibidem, p. 406. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=6
299 Marin Gillier, Au Rwanda, l’armée française a honoré la France, Le Figaro, 1er juin 2006.
1175
29.21. L’ÉVACUATION DU PRÊTRE FRANÇAIS
29.21
L’évacuation du prêtre français
Qui est ce prêtre français que Gillier dit avoir rejoint le 30, qui refuse l’évacuation mais auprès duquel
Gillier dit être retourné pour évacuer des Tutsi ? Il semble que ce soit non pas Gabriel Maindron, curé
de la paroisse de Crête Zaïre-Nil au nord de Kibuye, mais Jean-Baptiste Mendiondo, qui est resté dans
sa paroisse de Mukungu, à l’est de Bisesero.
Dans son rapport à la Mission d’information parlementaire, Gillier dit que dans l’après-midi du 1er
juillet, il obtient des « moyens aériens » pour « procéder à “l’extraction” des quatre Tutsi cachés dans le
village visité la veille. » Il ne veut pas en révéler les détails.
Ce serait donc à la paroisse de Mukungu. Il est plus détaillé dans son récit de 2006, qu’il date aussi
du 1er juillet :
J’insiste pour disposer auparavant de deux hélicoptères pour effectuer une « extraction » des
quatre Tutsis cachés par le prêtre français. Le premier hélicoptère se pose au centre du village avec
des vivres. Pour faire diversion, nous rassemblons la population affamée, la rangeons par quatre, puis
par famille, puis par sexe, puis...
Pendant ce temps, le second hélicoptère se pose près de l’église, à la sortie du village. Quatre
commandos en sortent une grande malle. Entrés chez le prêtre, ils ouvrent le cadenas, sortent des
vivres, les remplacent par la femme et les trois petits, et filent vers l’hélicoptère. Opération rapide et
discrète, quatre vies sauvées. Retour à Gishyita. 300
29.22
Les dénégations de l’état-major
29.22.1
Duval n’est parti vers Bisesero que dans l’après-midi du 27
Dans sa description de l’emploi du temps de Duval alias Diego le 27 juin, Bernard Lugan, selon les
informations que lui donne le colonel Rosier, fait rentrer Duval de Bwakira à Kibuye entre 14 et 15
heures. Bwakira est à environ 35 km de piste de Kibuye. Admettons. Puis il le fait partir « peu avant 16
heures » et arriver « vers 16 heures » dans « une zone de massacres située à la hauteur du secteur de
Mubuga. » 301 Ceci paraît invraisemblable. D’une part, Lugan ne fait pas aller Duval jusqu’à la colline
Bisesero mais prétend qu’il est resté dans le secteur Bisesero de la commune de Mubuga. D’autre part, le
temps du trajet, 30 minutes environ, n’est pas conforme à celui que donne Saint-Exupéry, soit 2 h pour
aller de Kibuye à Nyarugati, 2 h 30 pour Kibuye-Mubuga et 4 h pour Kibuye-Bisesero, et cela sans tenir
compte des arrêts. Pierre Péan reprend les arguments de Rosier déjà exposés par Lugan mais déforme
le témoignage de Saint-Exupéry en lui faisant quitter son auberge de Kibuye « en début d’après-midi »
pour se rendre à l’école où sont installés les militaires français. 302
Heure
Action
Source
matin
Reconnaissance de Duval vers Bwakira
11 h
En fin de matinée, jonction RosierDuval sur la piste Bwakira-Kibuye
Lugan, p. 261
14 h-15 h
Rencontre Rosier-Duval à Kibuye
Lugan, p. 261
15 h 45
Départ de Duval vers Gishyita
Lugan, p. 262
16 h
Rencontre de survivants « à la hauteur
de Mubuga »
Lugan p. 262
Table 29.7 – Emploi du temps du CPA 10 le 27 juin selon B. Lugan, François Mitterrand, l’armée
française et le Rwanda, pp. 261-262
300
301
302
Marin Gillier, Au Rwanda, l’armée française a honoré la France, Le Figaro, 1er juin 2006.
B. Lugan [131, pp. 261-262].
P. Péan [177, p. 469].
1176
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.22.2
Duval n’aurait pas découvert les mêmes survivants que Gillier
Cet argument est soutenu par Lugan, qui joue sur l’ambiguïté des noms de lieu au Rwanda. Concernant
Bisesero, ce nom désigne une colline et un secteur de la commune de Gishyita et il prétend que Duval
n’est pas allé plus loin que ce secteur là, donc n’est pas allé sur la colline de Bisesero, beaucoup plus à
l’est sur la piste de Gisovu. 303
Cet argument ne tient pas, vu qu’Éric Nzabihimana fait partie du groupe reconnu tant par Duval que
par Gillier.
29.22.3
Duval n’aurait pas fait rapport de sa reconnaissance du 27 juin
Selon Bernard Lugan, Duval n’a pas fait de compte rendu de sa reconnaissance du 27 à Gillier, qui
n’était pas son supérieur. Duval a fait des comptes rendus à sa hiérarchie, dont le colonel Rosier en
premier lieu, d’abord oralement et seulement le 29 par écrit. 304
Il nous paraît invraisemblable que Duval n’ait pas communiqué avec Gillier, en raison de la proximité
géographique du but de la reconnaissance de Duval et du lieu de stationnement de Gillier. Un minimum
de précaution pour des militaires en opérations semble être de connaître leurs positions respectives. La
distinction entre communication orale et écrite paraît désuette. Nous supposons que les militaires au
niveau des état-majors enregistrent toutes les conversations téléphoniques.
En 2010, le journaliste Jean-François Dupaquier publie le rapport de Duval, alias Diego :
Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval est passé là [à Bisesero] le 27 juin. Il a rédigé un rapport.
Qui n’a pas provoqué la moindre réaction du Commandement des opérations spéciales.
Ce rapport le voici :
« Dans le secteur de Bisesero, nous avons rencontré une centaine de Tutsis réfugiés dans la montagne. Ils se sont présentés spontanément sur la piste en voyant les véhicules des militaires français.
Ils seraient environ deux mille cachés dans les bois. D’après eux, la chasse aux Tutsis a lieu tous les
jours, menée par des éléments de l’armée, gendarmerie, milices encadrant la population. Ils nous ont
montré des cadavres de la veille et du jour même, dont un enfant blessé, témoin des combats du jour.
Ils sont dans un état de dénuement nutritionnel, sanitaire et médical extrême. Ils ont directement
impliqué les autorités locales de Kibuye comme participant à ces chasses à l’homme. »
Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval poursuit : « Ils espèrent notre protection immédiate et
leur transfert en un lieu protégé. J’ai pu leur promettre que nous reviendrions les voir et que l’aide
humanitaire arriverait bientôt. Il y a là une situation d’urgence qui débouchera sur une extermination
si une structure humanitaire n’est pas rapidement mise en place, ou tout au moins des moyens pour
arrêter ces chasses à l’homme. » 305
La date exacte de ce rapport n’est pas indiquée, mais le journaliste laisse entendre qu’il a été rédigé
et envoyé à l’issue de cette reconnaissance du 27 juin. Ce rapport est-il authentique ? Il ne contient rien
qui nous paraisse invraisemblable. Cependant, il ne contient pas les précisions que l’on attendrait d’un
militaire, heure de la rencontre, coordonnées géographiques du lieu, composition du détachement. Il ne fait
pas allusion au guide Twagirayezu, accusé de collusion avec les tueurs par ces survivants. Le journaliste
ne publie peut-être que des extraits. Il ne montre pas de fac-similé.
Dans son livre paru en mars 2010, le général Lafourcade relate les questions que posent le 29 juin
deux « journalistes étrangers » au ministre de la Défense François Léotard, à propos de 3 000 personnes
menacées dans « la zone de Bisesero ». À peine rentré à son PC, il demande une note à son « deuxième
bureau » :
A 15 h 30, on me confirme les bruits qui courent : « Région de Bisesero, une centaine de
Tutsi se sont présentés spontanément en voyant nos véhicules. Ils seraient environ 2 000
cachés dans les bois, pourchassés tous les jours par des éléments de l’armée, gendarmerie
et milices encadrant la population. Des morts récents, un enfant blessé. Dénuement nutritionnel et sanitaire extrême. Demande instante de protection et de soutien humanitaire. NOTA :
un journaliste du Figaro aurait été témoin. » Pourtant, il est auprès de nous depuis trois jours et ne
nous en a rien dit. 306
303
304
305
306
B. Lugan [131, pp. 259, 267].
B. Lugan [131, pp. 265-266].
Jean-François Dupaquier, Là-haut, sur la colline de Bisesero, XXI, avril 2010, pp. 37-38.
J.-C. Lafourcade [123, p. 105].
1177
29.22. LES DÉNÉGATIONS DE L’ÉTAT-MAJOR
Nous avons mis en gras les mots de ce texte de Lafourcade qui se retrouvent dans le rapport du
lieutenant-colonel Duval publié par Dupaquier. Il ne fait pas de doute que le deuxième bureau de Lafourcade, ses services de renseignements précise-t-il, ont entre leurs mains, ce 29 juin, le rapport de Duval
sur sa reconnaissance du 27 juin à Bisesero. L’allusion au journaliste du Figaro est suffisament explicite.
Il n’aurait rien dit, prétend Lafourcade. Qui prétend-t-il convaincre, alors que ce 29 juin, le récit de la
reconnaissance de Diego par ce même journaliste s’étale sur les colonnes du Figaro ?
29.22.4
Le lapsus du général Lafourcade
En 2006, le général Lafourcade est interrogé par Laure de Vulpian dans une émission de France Culture
à propos de l’instruction de plaintes de Rwandais à l’encontre de l’armée française. Il affirme que Duval
n’a pas fait de compte rendu de sa reconnaissance, mais il se trahit en parlant d’un « deuxième compte
rendu » :
Laure de Vulpian :
Bisesero a donc été découvert deux fois. Le 27 juin par Diego et le 30 par les hommes de Gillier.
Entre temps, les tueries auraient redoublées, faisant plusieurs centaines voire des milliers de victimes
tutsi. Conséquence : les plaignants estiment que la France a failli à sa mission de protection.
Alors comment peut-on expliquer ce délai de trois jours, réponse du général Lafourcade.
Général Lafourcade : Bon alors personne, si vous voulez, au niveau de l’opération, n’a entendu
parler du compte rendu de Diego, c’est ça le problème. Il dit qu’il a fait un compte rendu mais
personne ne l’a vu. Je ne vois pas comment un compte rendu ne serait pas arrivé parce que quand le
deuxième compte rendu est arrivé, je peux dire que la réaction a été rapide pour aller à Bisesero
et régler le problème humanitaire parce que pratiquement, on arrivait trop tard.
Si le colonel Rosier, si son équipe, ne sont pas allés tout de suite à Bisesero, ils n’ont rien su, ils
n’ont rien su. Moi le premier, j’ai encore dans mes archives, mes papiers, c’est le 30 ou le 31. J’ai
eu le compte rendu de Bisesero, ça a démarré tout de suite, très vite. Nous, on croyait que c’était le
FPR et les FAR qui se battaient. Comme la mission était impérative de neutralité, comme on n’avait
pas de renseignements importants dans cette zone-là, et bien il fallait y aller prudemment et vous
en conviendrez qu’on ne pouvait pas envoyer les soldats à toute allure dans les montagnes pour se
trouver nez à nez avec le FPR. Ça aurait été une catastrophe diplomatique mondiale. 307
29.22.5
Duval n’avait pas les moyens de s’occuper des Tutsi
Lugan ose affirmer que Duval « n’est évidement pas en mesure de sécuriser la zone concernée ». 308
Ceci est contredit par la description de son armement sophistiqué faite par le journaliste Patrick de
Saint-Exupéry. Et Lugan avance que, au cas où Duval prendrait la défense des Tutsi, il n’aurait pas les
moyens avec ses 10 ou 12 hommes d’affronter « l’armée régulière qui les pourchasse ». Duval sait à ce
moment-là ce que représente l’armée régulière dans la région, c’est-à-dire pas grand-chose. De même,
Lugan affirme que Duval « n’a aucun moyen médical. » Et il éprouve le besoin de souligner qu’il « n’est
pas en mission de secours car, dans cette région, et à la différence de ce qui s’est passé à Cyangugu, la
partie humanitaire de l’opération Turquoise n’a pas encore véritablement débuté. » Si Duval n’est pas à ce
moment-là en opération humanitaire, c’est qu’il est donc en opération militaire. Lugan affirme que Duval
ne pouvait bivouaquer à Bisesero pour protéger les Tutsi. « Il n’est évidemment pas question, écrit-il, de
demeurer sur place et de diviser encore ses maigres forces. » 309 Or il nous apprend plus haut que dans
la nuit du 26 au 27, il a bivouaqué vers Bwakira. 310
29.22.6
Gillier ne devait pas s’approcher de la ligne de front
Gillier utilise l’argument qu’il doit éviter à tout prix de rentrer en contact avec le FPR pour justifier
de ne pas être allé plus tôt à Bisesero. En revanche, Duval reçoit, selon Lugan, l’ordre de s’avancer « plein
est afin de reconnaître la route Kibuye-Bwakira pour tenter de baliser les positions de l’APR. » « Il n’est
307 Laure de Vulpian, Rwanda : l’armée française en accusation, France Culture, Le magazine de la rédaction, 10 juillet
2006.
308 B. Lugan [131, p. 262].
309 B. Lugan, ibidem, p. 264.
310 B. Lugan, ibidem, p. 261.
1178
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
pas question, ajoute Lugan, de lancer véritablement l’opération humanitaire tant que la ligne de front
APR-FAR n’est pas clairement située. » 311
29.22.7
Gillier a découvert les Tutsi par hasard
Interviewé jeudi 30 juin à Bukavu, le colonel Rosier fait comme si l’existence des survivants des
massacres de Bisesero n’était pas connue avant le 30 juin. Personne à l’état-major à Paris ne lui a signalé
l’article du Figaro du 29 juin ? L’armée française choisit d’ignorer l’article de Patrick de Saint-Exupéry.
La Mission d’information parlementaire fera de même. Le prendre en compte nécessiterait de justifier
l’inaction des militaires français depuis le 27 au soir. Rosier, le « soldat le plus décoré de France » et
l’armée française préfèrent mentir impunément. Rosier veut faire croire que la découverte est due au
hasard. Il passe sous silence les informations données par Sam Kiley et Vincent Hugeux au capitaine
de frégate Marin Gillier et au capitaine Bucquet le 26 juin, la reconnaissance par son subordonné, le
lieutenant-colonel Duval, accompagné de trois journalistes le 27, dont une relation est faite sur RFI le 28
par Christophe Boisbouvier, l’intervention des journalistes de France 2 qui ont filmé des survivants tutsi
à Bisesero, le 30 au matin, et enfin les trois journalistes Kiley, Peyrard et Gysembergh qui ont averti le
groupe de reconnaissance du capitaine Dunant le 30 dans l’après-midi :
Ils y sont allés. Pressés d’intervenir dans le « triangle de Kibuyé » d’où émanaient des coups de
feu et des témoignages alarmants, les militaires français de l’opération « Turquoise » se sont rendus
sur place jeudi 30 juin, comme l’avait annoncé, la veille, le ministre de la défense, François Léotard.
« On est tombés ce soir sur un paquet de blessés », a indiqué jeudi, à Bukayé [Bukavu], le colonel
Jacques Rozier [Rosier], 312 l’homme des missions spéciales du 1er RPIMa, en faisant le compte rendu
de l’évacuation la plus importante de Tutsis depuis le début de l’intervention française.
Selon le récit qu’a fait le colonel, les militaires, dont ni le nombre ni l’unité n’ont été précisés,
exploraient une région de collines s’étendant entre Gishyita et le mont Karongi, dans l’ouest du
Rwanda. « On nous avait signalé des expéditions punitives, mais on ne savait pas qui faisait quoi »,
a-t-il dit. Passés le matin par la forêt de Bisesero, les soldats n’avaient rien vu. Ils avaient poursuivi
leur route vers la montagne, où ils ont relevé des traces de massacres : du sang sur les murs de
plusieurs maisons.
Ce n’est qu’à leur retour par la forêt qu’ils ont vu « sortir des fourrés » des habitants amaigris à
qui ils ont distribué de la nourriture. Mis en confiance ceux-ci les ont guidés vers d’autres endroits où
étaient gardés des blessés : bananeraies, grottes... Selon le colonel ils étaient « de cent à deux cents
blessés » rassemblés, tous des hommes ou des adolescents. Cent quatre de ces blessés, grièvement
atteints par balle ou machette, probablement dans les deux jours précédents, ont été immédiatement
évacués sur Goma au Zaïre, au moyen de six hélicoptères Puma. 313
Cet article du Monde pourrait faire croire que c’est sur les instructions de François Léotard que les
militaires ont porté secours aux Tutsi. Les faits montrent qu’il n’en est rien. Tout au plus, Gillier a obtenu
de son commandement l’autorisation de traverser la zone des massacres, qu’il ne faisait qu’observer à la
jumelle le 27 juin. 314
Ce premier compte rendu du sauvetage de Bisesero du journal Le Monde livre les soupçons du colonel
Jacques Rosier à l’égard des survivants :
Selon le colonel Rozier [Rosier], les blessés étaient probablement des Tutsis, venus de diverses
régions du pays et qui s’étaient regroupés. Soupçonnés d’être alimentés en munitions par le FPR, ils
étaient attaqués par des habitants des collines environnantes à majorité hutue. Pour se nourrir, les
reclus se livraient eux-mêmes à des attaques, selon le colonel. Aucune arme à feu n’a été découverte
à proximité. 315
Nous notons bien que ces survivants, des Tutsi, sont « regroupés » et « soupçonnés d’être alimentés en
munitions par le FPR ». Qui les soupçonne ? Ces allégations viennent des autorités locales rwandaises,
mais il semble que le commandement français, en particulier le colonel Rosier, commandant le COS, les
B. Lugan, ibidem, p. 261.
Jacques Rosier, commandant du Groupement des opérations spéciales (le COS).
313 Corine Lesnes, A la rencontre des victimes dans le « triangle de Kibuyé », Le Monde, 2 juillet 1994, p. 3.
314 Selon Isidore Kayiranga, qui habitait Gishyita, les Français sont montés 3 jours de suite vers Bisesero, allant à chaque
fois un peu plus loin. Cf. Rapport Mucyo [65, p. 213]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.
pdf#page=219
315 Corine Lesnes, ibidem.
311
312
1179
29.22. LES DÉNÉGATIONS DE L’ÉTAT-MAJOR
avait fait siennes, puisqu’il précise « les reclus se livraient eux-mêmes à des attaques. » Elles n’ont aucun
fondement. Avec quoi d’ailleurs les Tutsi attaqueraient-ils, s’ils n’ont pas d’armes à feu ? Cette déclaration
fournit une preuve de la collusion du commandant des COS avec les tueurs.
29.22.8
La colonne Gillier est à pied et trouve les Tutsi avant les journalistes
Dans la version militaire des faits, reconstruite en 2005 par Bernard Lugan, les militaires français sont
à pied et il n’y a pas de journaliste !
Dans la région de Gishyita, l’action de reconnaissance est reprise au lever du jour avec tous les
moyens dont dispose Gillier. Aucun journaliste n’y participe car la progression se fait à pied. 316 Elle
est lente compte tenu du relief mais elle est également prudente car le souci de Gillier est toujours
de ne pas avoir à se heurter à d’éventuels éléments APR infiltrés. Il décide néanmoins d’avancer le
plus loin possible vers l’Est et ce faisant il dépasse le secteur de Bisesero. Vers midi, après plus de six
heures de marche, un informateur lui montre une colline dans la direction du lac Kivu, affirmant qu’il
s’y passe des choses graves. Le capitaine Dunant chef de l’équipe de recherche du 13e RDP (Régiment
de dragons parachutistes) venus renforcer les commandos marine de Gillier reçoit l’ordre de faire
demi-tour et de se diriger vers le point en question. Vers 15 heures, après un peu plus de deux heures
de marche, il découvre un important site de massacre du secteur de Bisesero. Aucun journaliste n’est
présent. Deux heures plus tard, Gillier rejoint lui aussi à pied. Il faut faire vite car la nuit tombe vers
18 heures. Le secteur est donc sécurisé tandis que les blessés sont secourus. Immédiatement prévenu,
Rosier fait activer l’hôpital militaire de campagne où sont accueillis les plus touchés d’entre eux. 317
Le reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, diffusé sur France 2 le 30 juin à 20 h, montre bien
la colonne de Marin Gillier monter sur le chemin de Bisesero avec des véhicules P4. Philippe Boisserie
raconte même, dans son témoignage cité plus haut, 318 que Gillier a semé les journalistes de France 2 qui,
après, sont tombés en panne. Le récit que Bernard Lugan concocte n’est que mensonge.
29.22.9
Les Français ont été trompés par les Rwandais
Après le sauvetage, les militaires français prétendent qu’ils ont été induits en erreur par les autorités
locales de Kibuye.
Michela Wrong, de l’agence Reuter, cite un officier français qui réclame l’anonymat :
Nous étions persuadés qu’il y avait ici de 1 500 à 2 000 rebelles. On nous avait dit qu’il y avait
des combattants. Regardez autour de vous, voyez vous-mêmes. Les Hutu racontent des histoires. Ils
prétendent qu’il y a des rebelles infiltrés pour avoir un prétexte de grimper dans les collines et de
s’en prendre à ces gens-là... les seules victimes de massacres que nous voyons ici sont des Tutsi. 319
L’estimation ci-dessus du nombre de « rebelles » recoupe celle du communiqué AFP du 30 juin.
Ainsi, le général Lafourcade :
– L’armée n’a-t-elle pas eu un problème de renseignement l’ayant obligée à tarder à intervenir au
secours de populations civiles, par crainte de rencontres avec le FPR ? 320
– On manquait de renseignements sur l’Ouest. Nous n’étions pas présents depuis trois-quatre ans.
Les renseignements obtenus sur les Tutsis évacués de Bissessero [Bisesero] faisaient état d’infiltrations
du FPR. Il s’est avéré que c’était un coup monté par les gens de Kibuyé. 321
L’offensive sur Kibuye est annoncée par François Léotard le 22 juin à Paris. Les militaires français du
CPA 10 n’y arrivent que le 24 juin. Ce ne sont pas les « gens de Kibuye » qui sont à l’origine de cette
fausse information. Cette information provient de l’état-major des armées à Paris, suite à une simulation
316 Si les militaires français vont à pied, ils abandonnent leur armement lourd ce qui est contradictoire avec cette certitude
qu’ils ont d’être très proches de troupes du FPR.
317 Entretien du général Rosier avec Bernard Lugan [131, p. 270].
318 Philippe Boisserie, Danielle Birck, Retour sur images, Les Temps modernes, no 583, juillet-août 1995. Voir section 29.16.2 page 1161.
319 Monique Mas [139, p. 445].
320 Corine Lesnes qui pose la question feint d’ignorer, ce 7 juillet, le récit de Patrick de Saint-Exupéry paru dans Le Figaro
du 29 juin où celui-ci décrit comment des militaires français ont découvert le 27 juin des Tutsi survivants traqués et non
des infiltrés FPR.
321 Corine Lesnes, Le chef de l’opération «Turquoise» prévoit que le FPR va progresser jusqu’à la limite de la zone
humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.
1180
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
prospective du champ de bataille, elle a probablement été renforcée par des informations communiquées
par le général Bizimungu à l’aide du téléphone rapporté par Rwabalinda de Paris et par la rencontre
entre Rosier et le ministre de la Défense le 24 juin.
Les moyens de reconnaissance aérienne dont disposent les forces françaises, les informations que les
journalistes leur ont données, informations confirmées par la reconnaissance du détachement Duval le
27 juin, nous interdisent de croire que les militaires français ont été abusés par les autorités rwandaises.
Selon toute probabilité, le commandement français était persuadé qu’un Tutsi était forcément un agent
du FPR, point de vue qu’il partageait avec les auteurs du génocide. En effet, pour les dirigeants français
l’armée du FPR est l’armée des Tutsi. 322 Ils ont monté une opération d’intoxication psychologique visant
à faire croire en des infiltrations d’éléments du FPR dans la région de Kibuye tant à leurs propres troupes
qu’à l’opinion internationale et à l’ONU. Cette opération d’intoxication, couplée au refus d’intervenir
auprès des Tutsi en danger, est une preuve qu’il y a eu un plan concerté pour laisser les autorités locales
rwandaises terminer le « nettoyage des Tutsi » pendant deux ou trois jours après le 27 juin, délai explicité
par le lieutenant-colonel Duval devant les survivants tutsi qu’il a abandonnés, sur ordre, aux tueurs.
29.23
Les aveux de l’adjudant Prungnaud
L’adjudant-chef Thierry Prungnaud, membre du GIGN, fait partie des militaires qui, avec le capitaine
Dunant, sont les premiers à porter secours aux Tutsi de Bisesero. Il confie alors aux journalistes qu’ils
ont été manipulés par leur commandement et trompés par les autorités rwandaises :
« We were manipulated, said Sgt. Maj. Thierry Prungnaud. We thought the Hutu were the good
guys and the victims. » [...]
Sergeant Prungnaud said that local government officials had told the French that rebels had
infiltrated the mountains and that the civilians themselves were armed. 323
Les paroles de Prungnaud ont aussi été notées par le journaliste Robert Block :
The French marine stared at the hundreds of wounded and famished Tutsis who have been hunted
for months by machete-wielding Hutus. He shook his head. “We have been deceived”, the soldier,
Sergeant Major Thierry Prungnaud, said... “This is not we were led to believe. We were told that
Tutsis were killing Hutus, we thought the Hutus were the good guys and the victims. 324
En 2005, Thierry Prungnaud, adjudant-chef du GIGN, témoigne :
Nous sommes arrivés le 19 juin à Goma et, en traversant les premières villes, nous étions accueillis
en libérateurs par les Hutus. Nous ne le savions pas, mais c’étaient les tueurs qui nous acclamaient !
Nous avons donné à manger pendant plusieurs jours à ces gens, nous leur avons donné des camions
entiers de biscuits !
Combien de temps a duré la confusion ?
Au moins quinze jours. 325 On récupérait chaque jour des corps de Tutsis complètement estropiés.
On pensait que c’étaient les corps des assassins. Pis, les miliciens hutus venaient nous dire : « Fileznous des cartouches, il y a des Tutsis. » Puis nous avons fini par trouver bizarre de ne jamais trouver
de cadavres de Hutus. Nous avions entendu parler de 500 rebelles tutsis qui procédaient prétendument
à un massacre dans la vallée de Bisesero. Avec d’autres soldats nous avons désobéi et nous y sommes
allés. Nous avons découverts que sur 10 000 Tutsis, seuls 800 n’avaient pas été massacrés. Notre
Voir section 3.7 page 164.
Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, The New York Times, Saturday, July 2, 1994, p. 5. À
mesure que les Français secourent les Tutsi, les répercussions augmentent, The New York Times, samedi 2 juillet 1994.
Traduction de l’auteur : Nous avons été manipulés, dit le sergent-major Prungnaud. Nous pensions que les Hutu étaient les
braves types et les victimes. Le sergent Prungnaud rapporte que les autorités gouvernementales locales ont dit aux Français
que des rebelles s’étaient infiltrés dans les montagnes et que même les civils étaient armés.
324 Robert Block, “Pattern of slaughter confounds French”, The Independent on Sunday, 3 July 1994. Cf. Death, despair
and defiance [5, p. 1148]. Traduction de l’auteur : Les massacres de masse bouleversent les Français. Le commando de
marine contemplait les centaines de Tutsi blessés et affamés qui avaient été pourchassés durant des mois par les Hutu la
machette à la main. « Nous avons été trompés », dit le sergent major Prungnaud... « Ce n’est pas ce que nous avons cru.
On nous a dit que les Tutsi tuaient les Hutu, nous pensions que les Hutu étaient les bons et les victimes. »
325 Ce « Au moins quinze jours » laisse entendre que Prungnaud était à l’intérieur du Rwanda au moins 15 jours avant le
30 donc avant le 15 juin. Alors qu’il vient de dire qu’ils sont arrivés le 19 à Goma. Officiellement, les Français sont entrés
au Rwanda le 23 juin.
322
323
1181
29.24. AUTRES ACCUSATIONS DE CONNIVENCE DES FRANÇAIS AVEC LES TUEURS
commandement nous a ordonné de désarmer tous les miliciens hutus, jusqu’au dernier. 326 Et de faire
de l’humanitaire. 327
Prungnaud ne parle pas du rôle des journalistes. Dans une interview à France Culture, il déclare que
Marin Gillier leur avait « interdit absolument d’aller là-bas » à Bisesero :
Prungnaud et son groupe s’installent à Kaduha. Que faisaient-ils à ce moment-là ?
Thierry Prungnaud : On regardait, on voyait les gens tous les soirs qui se tiraient dessus, 328 on
disait « Bon tiens c’est les Tutsi qui zigouillent les Hutu. » On avait ordre de ne pas bouger, de ne
rien faire, surtout pas bouger, de rien faire.
Laure de Vulpian : Alors donc au bout de quinze jours qu’est-ce qui se passe ?
Thierry Prungnaud : Alors tous les jours on partait avec différentes unités. En l’occurrence, c’était
le 13e RDP. On allait interviewer les gens à droite et à gauche et les gens nous parlaient d’une vallée,
Bisesero, où il y aurait des rebelles tutsi armés jusqu’aux dents. Puis un jour on a désobéi.
Laure de Vulpian : Pourquoi, c’était quoi les ordres ?
Thierry Prungnaud : Les ordres de notre propre chef, c’était de ne surtout pas aller là-bas.
Laure de Vulpian : C’était qui votre chef ?
Thierry Prungnaud : Le commandant Marin Gillier. Il nous avait interdit absolument d’aller
là-bas. Et nous, on a décidé d’y aller.
Laure de Vulpian : Qui ?
Thierry Prungnaud : Et bien les copains du 13e RDP. Je ne vais pas citer de noms. On s’est
concertés et on s’est dit demain on va à Bisesero. Et c’est là qu’on a découvert le pot aux roses en
fait. C’est une vallée où 10 000 victimes avaient été tuées. Il en restait 800 dans un état lamentable
qu’on a évacués par hélicoptères à l’antenne médicale de Goma. C’était lamentable, lamentable. Là,
on s’est rendu compte qu’en fait c’était pas du tout les Tutsi qui tuaient les Hutu, c’étaient les Hutu
qui tuaient les Tutsi, qui les massacraient carrément, massacraient tous les jours, tous les jours, tous
les jours.
Laure de Vulpian : Ils étaient armés ?
Thierry Prungnaud : Les Tutsi ? Pas du tout, ils avaient de pauvres sagaies, ils avaient des cailloux,
voilà. Par contre les autres en face, ils avaient ce qu’ils voulaient. Ils avaient explosifs, munitions,
grenades, enfin la totale.
Laure de Vulpian : Alors une fois que vous découvrez ça, qu’est-ce que vous faites ?
Thierry Prungnaud : Là, on a rendu compte au patron du COS, le colonel Rosier. Il est venu
immédiatement. Il s’est rendu compte de la situation. On a posté différents personnels tout le tour
pour protéger les gens parce que les miliciens s’étaient postés au dessus dans les collines pour continuer
le travail, pour continuer à les zigouiller et on a passé la nuit avec eux pour les protéger. Et le
lendemain, on a passé le bébé au 6e REG 329 qui est venu nous remplacer et on est repartis après
pour d’autres missions humanitaires et ainsi de suite. 330
Prungnaud portait une veste camouflée avec un écusson Rwanda représentant une grue couronnée. 331
Il a formé la garde présidentielle au tir en 1992.
29.24
Autres accusations de connivence des Français avec les
tueurs
D’autres témoignages, encore non corroborés, suggèrent qu’il y a eu d’autres rencontres de militaires
français avec des survivants Tutsi.
326 Ce désarmement des miliciens hutu n’est pas attesté par d’autres sources. Le groupe Gillier ne peut l’avoir fait puisqu’il
est envoyé sur Gikongoro dès le 1er juillet.
327 Interview de Thierry Prungnaud par Sadek Hajji, « Nous avons donné à manger aux tueurs », Le Point, 28 mars 2005.
http://francegenocidetutsi.org/LePoint2005-03-28.pdf
328 À notre connaissance, le FPR n’est pas allé à Kaduha pendant le génocide. Il ne peut s’agir ici que de miliciens hutu
qui tuent des Tutsi sans autre moyen de défense que des cailloux ou des bâtons.
329 6e Régiment Étranger de Génie basé à Laudun, Gard.
330 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005, journaux de 8 heures, 13 heures
et 18 heures.
331 Le Point du 28 mars 2005 publie sa photo qui le fait reconnaître sur une photo de Raids no 101, octobre 1990, p. 10.
1182
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.24.1
Le regroupement de Tutsi sur le mont Karongi
Jean-Paul Gouteux rapporte que des Français ont regroupé des Tutsi survivants sur le mont Karongi
près de Bisesero mais ne sont revenus qu’une semaine après, quand presque tous étaient morts :
Signalons aussi, parmi les hauts faits les moins connus de cette opération [Turquoise], le massacre
du mont Karongi. En juillet 1994, 5 000 Tutsi en groupes dispersés résistaient encore à l’extermination
près du Mont Karongi, se défendant à l’aide de pierres. Un hélicoptère militaire français les rejoint.
On leur demande de se regrouper au sommet et on leur promet un secours imminent le lendemain.
Les Français ne reviendront qu’une semaine après quand 90 % de la population aura [auront] péri,
mitraillée par les miliciens, les gendarmes et les FAR. Leur concentration en avait fait une cible
commode. Faute involontaire ou concession aux FAR ? 332
La source de Gouteux est dans Billets d’Afrique :
La classe politique française persiste à présenter l’opération Turquoise comme un chef-d’œuvre
humanitaire. Une « anecdote », donc. En juillet 1994, 5 000 civils tutsi résistaient encore aux menées
exterminatrices près du mont Karongi, dans la région de Kibuye. Un hélicoptère militaire français
rejoint ces résistants. On leur demande de se regrouper sur le sommet, et leur promet un secours
imminent.
Les soldats français ne reviendront qu’au bout d’une semaine : entre-temps, 90 % des rescapés
ont péri, mitraillés par les Interahamwe. Leur concentration en avait fait une cible commode. Quant
au corps expéditionnaire français, il avait, vraiment, plus urgent à faire qu’à s’occuper d’évacuer des
Tutsis, ou de neutraliser les milices génocidaires... 333
Ce qui caractérise cet événement du mont Karongi, c’est cette arrivée des Français en hélicoptère et
le délai d’une semaine qui le distingue de la reconnaissance de Duval le 27 juin, venue en voitures et qui
donne un délai de trois jours.
Ce récit est plausible. Les soldats français rentrent au Rwanda (Cyangugu) le 22 juin. Le 24 juin, les
commandos de l’air sont héliportés à Kibuye. Qu’un hélicoptère se soit posé sur le mont Karongi le 23 ou
le 24 juin ne serait pas étonnant. Nos troupes d’élite en disposent et n’ont pas vraiment à craindre d’être
pris pour cibles. Des Mirage F1 CR ont pu localiser au préalable où se trouvaient les troupes du FPR :
bien loin de là. Le mont Karongi est le sommet de la région. Il y a un émetteur radio. Il est tout à fait
normal que des militaires qui veulent contrôler la région s’y intéressent. Que l’équipage de l’hélicoptère
ait découvert des survivants, c’est vraiment la part inédite et capitale de cette information.
Il faut remarquer qu’il y a plusieurs montagnes dans la région de Bisesero et qu’il y avait d’autres
troupes que celles dont parlent les journalistes, en particulier il y avait des CRAP qui agissaient devant
le COS, en concertation ou indépendamment de lui, comme le rappelle Patrick de Saint-Exupéry :
Ces hommes du COS ne forment pas la pointe de l’épée, ils en sont la lame tranchante et aiguisée.
Devant, pas très loin, à l’extrémité de la lame, il y a encore d’autres unités, des soldats infiltrés au
plus profond et rodés à l’action souterraine. Des commandos habitués au secret et au choc. 334
Ces CRAP sont signalés comme opérant avec le commando Trepel de Gillier :
Un peu plus au nord, le long du lac Kivu frontalier avec le Zaïre, les hommes du commando de
marine Trepel ont établi leur camp de base à Gishyita. Ils mènent leurs opérations de reconnaissance
avec une dizaine de spécialistes des opérations en « zone hostile » du 13e régiment de Dragons
parachutistes, déjà présents pendant la guerre du Golfe aux avant-postes du dispositif Daguet. 335
Quel a été le rôle de ces CRAP du 13e régiment de Dragons parachutistes de Dieuze ? Précisément,
nous savons que ce sont des CRAP dirigés par le capitaine Olivier Dunant qui, avec des GIGN dont
l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, sont allés à la rencontre des survivants de Bisesero découverts par le
journaliste Sam Kiley le 30 juin.
Cette information donnée par Gouteux vient de François-Xavier Verschave, rédacteur de Billets
d’Afrique, qui dit tenir cette information de Jean Carbonare de retour du Rwanda. Ce dernier, interrogé en 2003, ne peut donner d’autres précisions, sinon que cela lui a été rapporté à Kibuye en 1995 par
Ézéchias Rwabuhihi, alors ministre de la Santé. Selon nos informations, ce dernier n’était pas au Rwanda
332
333
334
335
Jean-Paul Gouteux [93, p. 80].
Billets d’Afrique, no 33, avril 1996, page 1.
Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 54].
Dominique Garraud, Des soldats d’élite au service de l’humanitaire au Rwanda, Libération, 2 juillet 1994.
1183
29.24. AUTRES ACCUSATIONS DE CONNIVENCE DES FRANÇAIS AVEC LES TUEURS
durant le génocide, mais au Cameroun. Cette information n’est pas corroborée par l’enquête d’African
Rights, aucun survivant interviewé n’y fait allusion. Mais plus de 90 % des Tutsi réfugiés à Bisesero ont
été exterminés et les témoignages des survivants n’ont pas tous été recueillis. 336 Marguerite Carbonare
nous dit en 2010 que ce récit, appris par elle et son mari à Kibuye, correspond aux survivants tutsi
rencontrés le 27 juin par Duval et secourus seulement le 30 par Gillier. 337 Ézéchias Rwabuhihi nous dit
qu’il ne se souvient pas de cette histoire de Karongi et qu’il ne peut s’agir que de Bisesero. Et il renvoie
à ce que rapporte Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba, tous deux témoins de cette rencontre du 27
juin avec le lieutenant-colonel Duval. 338
29.24.2
Les contradictions d’un rescapé
I., rescapé de Bisesero, donne à Georges Kapler un témoignage selon lequel les militaires français
seraient venus à Bisesero en hélicoptère et en jeep le 27 juin avec des Interahamwe habillés avec des
vêtements de la Croix Rouge et auraient dit aux survivants qu’ils allaient chercher des camions pour les
transporter. Les Français seraient revenus pendant la nuit avec des camions transportant des Interahamwe
habillés avec des vêtements de la Croix Rouge et des soldats rwandais qui leur auraient tiré dessus sans
que les Français ne bougent. 339 Le témoignage frappait tant par sa précision que par la gravité de ses
accusations. 340 Ce témoin a refait un témoignage semblable à deux autres personnes de la CEC venues
de France quelques mois après. Georges Kapler avait recueilli toute l’histoire de I. qui, après avoir été
frappé à coups de machette à la tête dans cette attaque en présence des Français, a réussi à se traîner à
Kibuye où il a été sauvé par une infirmière de l’hôpital, Gitabita Nyirantaba.
Cependant, le témoignage d’un rescapé, Innocent Ndamyina Gisanura, est publié sur le site web
d’Aegis Trust. 341 Ce témoignage correspond à celui de I. Mais il y est dit : « I spent the entire month of
June in the hospital. » Comment peut-il dire à Kapler qu’il est témoin direct et victime d’une attaque des
Interahamwe et militaires rwandais en présence des soldats français dans la nuit du 27 au 28 juin alors
qu’il dit sur cette page web qu’il est durant tout le mois de juin à l’hôpital ? Un témoignage semblable
d’Innocent Ndamyina Gisanura est aussi publié dans un livre. 342
Il est donc évident que le témoignage de I. à Kapler et à la CEC est en contradiction avec ce qu’il
confie à Aegis Trust. Est-ce de l’affabulation ? Pas à proprement parler car le témoignage à Aegis Trust
contient aussi, mais en moins détaillé, cet épisode de l’arrivée des Français en hélicoptères et avec des
camions remplis d’Interahamwe qui les attaquent et il est blessé. La date n’est pas précisée mais c’est
dans les derniers jours où les Français viennent créer la zone Turquoise. Dans ce témoignage à Aegis, il
nous dit qu’il a été blessé le 19 avril et le 28 avril. Le 4 mai, il dit qu’il arrive à Kibuye. Il entend ce
jour-là que le FPR a pris Kabgayi. Or cette prise de Kabgayi a lieu le 3 juin. Puis il nous dit qu’il passe
tout le mois de juin à l’hôpital. Il le quitte le 2 juillet et gagne l’école de filles des sœurs de Sainte-Marie
de Namur où sont stationnés les soldats français.
Il est rare qu’un rescapé soit capable de donner des dates précises. Ce rescapé Innocent en donne
mais elles sont complètement contradictoires. Cet épisode de l’arrivée des Français en hélicoptères a-t-il
lieu avant Turquoise ? Il précise bien au moment de Turquoise. S’il y avait des Français au Rwanda avant
Turquoise, ils n’auraient pas eu d’hélicoptères sauf si c’étaient des hélicoptères de l’armée rwandaise.
Nous lui avons posé des questions par l’intermédiaire d’une rescapée que nous connaissions. Il a refusé de
répondre.
Nous avons rencontré, le 6 janvier 2009, Gitabita Nyirantaba, qui est toujours infirmière à l’hôpital
de Kibuye. Elle nous a dit qu’elle a soigné Innocent fin mai ou début juin. Elle ne se souvient plus, car
elle a soigné beaucoup de gens. Innocent est arrivé à l’hôpital de Kibuye la tête ensanglantée. « J’ai dit
que c’était mon parent et qu’il était hutu ».
Selon African Rights, 1 000 Tutsi sur 50 000 ont survécu. Cf. Résistance au Génocide - Bisesero - Avril-Juin 1994, p. 2.
Rencontre avec Marguerite Carbonare, Genève, 13 février 2010. Celle-ci précise qu’ils sont allés à Bisesero avec Ézéchias
Rwabuhihi et son épouse le 24 décembre 1995.
338 Entretien de l’auteur avec Ézéchias Rwabuhihi, Paris, 6 novembre 2010.
339 L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 92-94].
340 La plupart des témoins sont incapables d’indiquer une date précise. Or celui-ci donne exactement le 27 juin.
341 http://www.aegistrust.org/index.php?option=content&task=view&id=102&Itemid=133
342 We Survived - Genocide in Rwanda, Quill Press, 2006, page 41-50, avec sa photo (p. 41) et une deuxième photo en
compagnie de l’infirmière Gitabita Nyirantaba, dite Tabita, qui l’a sauvé.
336
337
1184
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Il nous semble qu’Innocent a recomposé son récit, en précisant des dates et en rajoutant cet épisode
des Français avec les Interahamwe. Son témoignage n’a d’ailleurs pas été retenu par la commission Mucyo,
qui le connaissait. Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible d’utiliser son témoignage à charge contre les
Français. Au contraire, il va se mettre sous leur protection le 2 juillet, à Kibuye...
29.25
Les Français auraient accompagné des miliciens de Cyangugu vers Bisesero
29.25.1
La présence de John Yusuf Munyakazi en juin à Bisesero
John Yusuf Munyakazi, membre du MRND, est le chef Interahamwe de Bugarama. Il est responsable
de nombreux massacres, Bugarama, Shangi, Mibilizi, Rwamatamu, Bisesero (13-14 mai).
Le survivant M. témoigne que John Yusuf Munyakazi, chef de milice de Bugarama, est revenu en juin
à Bisesero :
Bien que de nombreux miliciens eussent été tués et blessés lors des batailles de Bisesero, leurs
chefs utilisèrent tous les moyens possibles pour veiller à ce qu’ils poursuivissent le massacre. Yusufu
venait régulièrement superviser leurs actions ; Maurice le vit en juin, aux côtés du Dr Gérard.
« Yusufu portait un bonnet. Il était avec le docteur Gérard Ntakirutimana, que je connaissais, parce
que son père était notre ami, et avait donné une vache à mon père. Il soignait les miliciens blessés.
Yusufu avait un fusil. C’était à Kamina, et je les ai vus en allant me cacher dans des buissons.
Nous sommes restés là à souffrir. Nos deux chefs, Nzigira et Birara, avaient été tués, et c’étaient
eux qui nous organisaient. » 343
Yusuf est incontestablement John Yusuf Munyakazi. Le témoin l’a vu en juin à Bisesero. Était-ce
après l’arrivée des Français ? Le témoin ne le dit pas.
29.25.2
Les Français passent à la barrière de Gihundwe avec des miliciens
Selon la journaliste indépendante Cécile Grenier, l’armée française aurait participé au massacre de Bisesero au moins dans la phase finale. Tharcisse Nsengiyumva, ancien membre du Bataillon léger antiaérien
et handicapé suite à un accident, est replié sur Cyangugu. Il y voit arriver les Français de Turquoise :
– (...) Peu après, les soldats français sont partis ensemble avec des gendarmes et des interahamwe
de Bugarama commandés par Yusuf Musozo [John Yusuf Munyakazi] et ils se sont rendus à Kibuye,
dans ce lieu appelé Bisesero, dont les nombreux habitants menaient depuis longtemps une résistance
pour survivre. Malheureusement ils n’arrivèrent pas à survivre, car il n’est pas possible de se battre
avec des lances contre des armes à feu et espérer vaincre. Et donc pour finir, ils les ont tous massacrés.
Les Français, c’étaient eux qui les couvraient.
– C’est-à-dire qu’ils ont accompagné les interahamwe et les gendarmes, et que ces deux derniers
groupes ont tué les gens alors que les Français regardaient faire ?
– Tout à fait. Ce départ s’est fait sous mes yeux, je les ai vu partir pour Kibuye. Nous nous
trouvions à la barrière près de l’hôpital de Gihundwe quand ils sont partis pour Kibuye, ça n’est pas
quelque chose qui m’a été raconté, j’y étais en personne.
– Les interahamwe et les gendarmes ont été embarqués dans les véhicules des Français ou avaientils leurs propres moyens de transport ?
– Ils avaient des bus.
– Mais ils sont partis dans le même convoi, se suivant les uns les autres ?
– Oui.
– Et les Français eux disaient qu’ils allaient faire quoi ?
– Les Français eux, tu vois il y avait trois préfectures qui formaient la zone Turquoise. Ils devaient
contrôler la situation dans toute la zone, peut-être pour pouvoir en fin de compte établir et donner
des rapports. A supposer qu’ils partaient avec ces gens-là dans le cadre de se rendre compte de la
situation, ce n’est pas cette mission qui a été accomplie, ils auraient dû aller sauver ceux qui étaient
en danger, car ils avaient des armes et la capacité de le faire. Au contraire, ils sont partis avec ceux
qui allaient les tuer, et ceux-ci les ont massacrés sans que les Français ne réagissent. 344
African Rights, Résistance au génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 60].
Interview de Tharcisse Nsengiyumva par Cécile Grenier, Remera (Kigali), 8-9 janvier 2003. http://
francegenocidetutsi.org/TharcisseNsengiyumva.pdf
343
344
1185
29.25. DES MILICIENS ACHEMINÉS VERS BISESERO
Cécile Grenier présente ce témoignage comme crédible. Elle dit avoir reçu des confirmations orales
d’autres sources. La barrière près de l’hôpital de Gihundwe à Kamembe existait effectivement. 345 Elle
est signalée sur une carte des annexes du rapport de la commission Mucyo, sur la route qui mène vers
Kibuye. 346 Le témoin Tharcisse Nsengiyumva rapporte des faits qu’il a vu personnellement. Les miliciens
de Yusuf sont déjà allés à Bisesero en bus.
Cependant, le témoin ne donne pas de date, il ne donne aucun détail factuel sur le nombre de miliciens
et de véhicules, de même sur les militaires français. Ceci ne diminue pas pour autant la valeur de son
témoignage. Car, s’il fabulait, il aurait rajouté ces précisions. Il donne cependant un détail : les miliciens
de Yusuf sont partis à Bisesero avec des gendarmes. Connaissant l’importance qu’accorde les Français
à la gendarmerie rwandaise, nous voyons dans cette présence de gendarmes, l’intention de légitimer
« l’opération de ratissage » à Bisesero.
Figure 29.26 – La barrière de Gihundwe (17) à la sortie est de Cyangugu sur la route de Butare. le
chemin vers Kibuye emprunte cette route et bifurque vers le Nord avant la forêt de Nyungwe. La barrière
sur le pont de la Rusizi (18) empêchait les Tutsi de fuir au Zaïre. Source : Carte au 1/50 000e. Annexes
du rapport Mucyo
29.25.3
Des miliciens de Yusuf sont allés à Bisesero après le 27 juin
Cécile Grenier entend le 23 janvier 2003 à Bugarama, NN, une femme de Kamembe, témoin des mêmes
faits :
345
346
Témoin XXH, TPIR, Affaire No ICTR-98-41-T, Bagosora..., 4 mai 2004.
Voir la carte, figure 30.1 page 1210.
1186
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
– Les gens de Bisesero sont morts plus tard, ils résistaient, ils sont morts en dernier.
– Les derniers sont morts après l’arrivée des Français.
– Oui. Après l’arrivée des Français. Ce sont ceux-là qui ont été tué par John Yussuf [Munyakazi].
Ce sont ceux-là que sont allés exterminer les interahamwe de John Yussuf.
– Les Français les ont vu prendre le départ pour Bisesero ?
– Je ne pourrais pas affirmer que, lors du départ du convoi, les Français partaient avec eux car
chaque véhicule pouvait avoir son propre itinéraire, cependant lorsqu’ils sont partis pour Bisesero, les
Français étaient présents.
– Les Français étaient là ?
– Oui. Ils étaient là cette dernière fois, quand les gens de Bisesero ont été massacrés, après le 27
juin. C’est Yussuf. 347
Cécile Grenier juge le témoin crédible. Cette femme, rescapée, a bénéficié de protection, ce qui lui a
laissé une certaine liberté de mouvement pour observer.
29.25.4
Les Français ont rassemblé les Tutsi à Bisesero et ont appelé Yusuf
Ahmed Bizimana est de Bugarama, il dit être chauffeur et parent de John Yusuf Munyakazi. À la
prison de Cyangugu, début 2004, il confie son témoignage à Georges Kapler 348 :
Les Français, un autre endroit où nous sommes retrouvés, c’est à Kibuye.
Sur la colline de Bisesero, il y avait beaucoup de Tutsi. Il y avait beaucoup d’attaques depuis le
15 avril. Ils ont été souvent attaqués, mais ils avaient réussi à se défendre tant bien que mal. Mais
quand les Français sont arrivés, ils ont recommencé leur ruse : ils ont appelé les Tutsi qui étaient
cachés en leur promettant protection. Une fois que les Tutsi étaient réunis, ils ont immédiatement
donné l’ordre et on a tué tous les survivants.
Moi, je suis allé vers Kibuyé dans le cadre des renforts que nous apportions : des fusils, des
grenades et des Interahamwe armés de gourdins et autres. On est allé jusqu’à Bisesero, là nous avons
été accueillis par Obed Ruzindana et Clément Kayishema, les responsables de la région venus de
Kibuye pour nous accueillir.
Au mois de juin à l’arrivée des Français, il y avait déjà eu l’attaque du 15 avril et il y a eu la
deuxième à leur arrivée parce qu’ils ont réalisé que les Tutsi étaient encore nombreux, ils n’étaient
pas morts.
Ils n’ont pas voulu qu’on y aille immédiatement. C’est les Français qui nous ont précédés, ils étaient
passés par le Nord vers Kibilira et sont arrivés par le lac. Ils nous ont envoyé un message comme quoi
les Tutsi étaient fort nombreux dans le coin. C’est les Français qui assuraient la communication.
Nous avons été appelés car il y avait de nombreux Tutsi. C’est les Français qui étaient arrivés là
en premier qui ont demandé des renforts. Nous sommes arrivés après les Français, ils avaient fait le
regroupement des gens, et ils ont discuté avec nos responsables. Et quand ils ont eu fini de discuter,
ils sont repartis tranquillement, laissant le champ libre. Ils étaient là, je me souviens d’un hélicoptère
muni d’une mitrailleuse. Ils ont laissé le champ libre aux tueurs et sont repartis. L’hélicoptère est
parti et c’est Ruzindana qui a donné l’ordre d’en finir, nous avions tout ce qu’il fallait pour le faire.
C’est Yusufu qui a mis ses gars de Bisesero pour terminer le travail et voilà. C’était là dans Bisesero.
C’est à Yusufu qu’ils envoyaient les messages. Il est de ma famille, ma famille proche, c’est mon
oncle paternel et mon parrain. Nous nous rendions par là à l’appel des Français. C’est eux qui avaient
les infos sur les survivants et tout le reste.
Des Tutsi blessés ? J’en doute, il n’y avait que des morts, à moins que ce ne soit après, la situation
était tragique, car c’était au moins la sixième attaque. Il y avait eu les attaques d’avril puis celles de
juin avec le retour des Français, toutes les communes des alentours étaient là, nous étions plus de dix
mille. Sur la plus haute colline, il y avait une grosse malle, moi je sais lire et écrire et sur cette grosse
malle c’était écrit « made in France ». Cette malle avait été amenée immédiatement par hélicoptère.
Il y avait dedans des roquettes que l’on tirait sur les collines et qui brûlaient les gens.
Les Français les ont données aux Interahamwe. Ils tiraient sur la plus haute colline de Bisesero.
Vous pouvez y aller voir, c’est les Français qui ont amené ça là, oui, les roquettes, c’est les Français
qui les ont amenés là.
347 Interview de NN. par Cécile Grenier, Bugarama, 23 janvier 2003. Traduction de Vénuste Kayimahe. http://
francegenocidetutsi.org/NN.pdf
348 Georges Kapler, cinéaste, a été envoyé par la Commission d’enquête citoyenne au Rwanda pour filmer des témoignages
sur l’implication française durant un mois du 14 février au 15 mars 2004. Il a obtenu une autorisation de tournage dans les
prisons du ministère de la Sécurité intérieure.
1187
29.25. DES MILICIENS ACHEMINÉS VERS BISESERO
Cet hélicoptère tournoyait dans le ciel. 349
Les point suivants peuvent faire douter de la crédibilité du témoin :
Il affirme qu’« il y avait déjà eu l’attaque du 15 avril. » Le 15 avril a lieu le massacre à l’église de
Mubuga. Les grands massacres de Kibuye suivent. Nous ne notons rien à Bisesero pour cette date sinon
que les Tutsi s’y réfugient. Il nous semble que le témoin se trompe. Yusuf a amené ces miliciens le 27 avril
à la colline Kizenga, Mahembe, Rwamatamu (Kibuye) et à Bisesero pour l’attaque des 13-14 mai. Il est
étonnant que le témoin ne cite pas l’une de ces dates, surtout celle de la grande attaque des 13-14 mai à
laquelle les miliciens de Yussuf participèrent.
Il affirme que pour la dernière attaque à Bisesero, « nous étions plus de dix mille ». Ces deux derniers
chiffres sont certainement exagérés. Il faut admettre que cette exagération est habituelle chez les Rwandais.
Plus de dix mille signifie qu’ils étaient vraiment beaucoup.
Il affirme « on a tué tous les survivants » à Bisesero. C’est aussi exagéré puisqu’environ 800 Tutsi
survivants restaient quand les Français se sont décidés à les protéger. Le témoin veut dire qu’ils ont tué
tous les survivants qu’ils ont rencontrés.
La description de la caisse contenant des roquettes marquées « Made in France » semble peu crédible.
À supposer que les militaires français aient fourni ce type de munition, la plus élémentaire prudence de
leur part aurait été d’utiliser un emballage neutre ! Mais plusieurs témoignages parlent de nouvelles armes
utilisées à Bisesero. Et il n’est pas impossible selon nous que les Français en aient fournies ou en aient
laissées parvenir à Bisesero.
Mais les assertions suivantes de ce témoin sont corroborées par d’autres preuves :
— « Nous avons été accueillis par Obed Ruzindana et Clément Kayishema ». Ces deux personnages
dirigent très souvent les attaques sur Bisesero.
— « Ils n’ont pas voulu qu’on y aille immédiatement. » : cette attaque aurait eu lieu fin juin (voir
plus loin).
— « Mais quand les Français sont arrivés, ils ont recommencé leur ruse : ils ont appelé les Tutsi qui
étaient cachés en leur promettant protection. » Ceci correspond à la reconnaissance du lieutenantcolonel Duval qui peut être interprétée comme une ruse.
— « C’est les Français qui étaient arrivés là en premier qui ont demandé des renforts » : de fait, la
reconnaissance de Duval alias Diego est du 27 juin.
— « Ils n’ont pas voulu qu’on y aille immédiatement. C’est les Français qui nous ont précédés, ils
étaient passés par le Nord vers Kibilira et sont arrivés par le lac. » Ceci correspond au détachement
Duval qui arrive à Kibuye par le lac, avec des hélicoptères et dont les véhicules arrivent par le
Nord depuis Gisenyi.
— « Nous sommes arrivés après les Français, ils avaient fait le regroupement des gens, et ils ont
discuté avec nos responsables. Et quand ils ont eu fini de discuter, ils sont repartis tranquillement,
laissant le champ libre. »
— « Je me souviens d’un hélicoptère muni d’une mitrailleuse ». Des survivants tutsi voyaient des
hélicoptères atterrir à Gishyita. Certains, des Puma, étaient équipés de mitrailleuses. Luc Pillionnel signale que le Super Puma qui l’emmène de Kavumu à Kamembe le 19 juillet, avait une
mitrailleuse. 350
Le témoin affirme qu’un hélicoptère français a amené des roquettes pour en finir avec les Tutsi de
Bisesero. Nous avons des témoignages sur des hélicoptères qui se posent à Gishyita mais pas sur des
sommets aux environs de Bisesero.
Certaines affirmations du témoin sont douteuses. Mais son témoignage sur des miliciens de Yusuf qui
sont allés en renfort à Bisesero, à l’appel des Français, après la reconnaissance du lieutenant-colonel Duval
du 27 juin est plausible. Le témoin y a participé personnellement.
Jean Bosco Habimana, caporal FAR et chef Interahamwe, emprisonné à Cyangugu, est âgé de 35 ans.
Interrogé par Georges Kapler, début 2004, il déclare :
Je peux affirmer que franchement, pour que les Tutsi de Bisesero aient pu être tués au point où
ils l’ont été, c’était surtout dû aux Français. Parce que au moment où les Français racontaient qu’ils
allaient sauver, soi-disant, les Tutsi de Bisesero, ils se sont fait accompagner, à leur demande, par les
L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 89-90].
Luc Pillionnel, 14 hommes, 3 véhicules, un civil suisse, Rwanda 19-20 juillet 1994, avec des soldats français de
l’opération “Turquoise”, Colloque « Hommage à la résistance des Basesero », Genève, 13-14 février 2010.
349
350
1188
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Interahamwe d’un certain Yusufu de Bugarama. Ils y sont donc allés avec ces Interahamwe et Yusufu
et un certain Édouard [Bandetse ?] et d’autres gens de Bugarama. Cela s’est fait en plein jour, les
Interahamwe sont partis dans des bus, entre autres avec les Français qui les protégeaient.
Ceux qui sont allés à Bisesero, moi je n’y étais pas, sont rentrés en chantant leurs hauts faits
comme quoi ils avaient exterminé les Tutsi de Bisesero, qu’ils les avaient bien tiré au fusil. Dans ce
cas, on ne peut pas dire que le Français est allé à Bisesero pour sauver les Tutsi mais plutôt pour les
condamner massivement. 351
Analyse de la crédibilité de ce témoin :
Il affirme par ailleurs : « Les Français sont venus et ont discuté à la frontière avec Bagambiki et
Imanishimwe, le lieutenant qui commandait la région.» Ce détail est exact, il est rapporté par Michel
Peyrard de Paris-Match. 352 Le témoin nous paraît crédible.
Pour les faits ici relatés, le témoin reconnaît qu’il n’en est pas témoin direct. Il semble avoir été témoin
du retour des miliciens. Il affirme que Yusuf est allé avec des miliciens à Bisesero, en présence des Français.
Édouard Bandetse était peut-être aussi de la partie.
Jean Bosco Habimana a témoigné devant la commission Mucyo, qui précise que c’est un membre des
FAR qui a reçu une formation commando. De fait, il dit à Kapler qu’il a suivi une formation à Bigogwe.
Lors de Turquoise, les Français, selon le rapport Mucyo, lui ont fourni des armes :
« Les militaires français sont arrivés à Cyangugu, ont traversé la Rusizi disant qu’ils venaient
sauver les Hutu. Dès qu’ils sont arrivés, ils ont dit au groupe d’Interahamwe, qui les a accueillis
chaleureusement, qu’ils craignaient que ce sont les Hutu qui étaient en train d’être tués, que si il en
était ainsi la situation aurait pu être compliquée. Mais, puisque il s’agit seulement de Tutsi qui étaient
tués, il n’y a aucun problème car ils venaient protéger les Hutu et contrecarrer l’avancée du FPR vers
Cyangugu. Immédiatement, après avoir traversé la frontière [arrivés dans la maison du colonel Simba],
ils nous ont distribué des grenades, des fusils et des machettes à double tranchant. Nous étions un
groupe d’Interahamwe et d’anciens militaires. Etant moi-même un ancien militaire, j’ai reçu un fusil
L4, une grenade M28 et une machette. Ils nous ont ordonné d’aller aux alentours traquer l’ennemi,
c’est-à-dire le Tutsi, qui se serait caché dans les buissons et de les tuer à la machette. Nous l’avons
fait et, effectivement, nous avons tué des Tutsi qui s’étaient cachés dans les buissons. En plus, nous
n’avions plus peur d’aller fouiller les maisons des gens étant donné que nous étions armés, chose
que nous ne pouvions pas faire sans ces armes. [...] Elles ont été utilisées pour tuer des Tutsi à la
barrière de Gasandara et tout près de la rivière Rusizi où les cadavres des personnes tuées étaient
jetés dans la rivière. J’ai moi-même tué deux personnes avec ces fusils au même endroit. De même,
un certain Marcel, avec la machette qu’il avait reçu des Français, a tué un Tutsi qui s’était caché dans
le buisson situé en bas chez Vuningoma. [...] Les tueries se sont intensifiées et il y avait beaucoup de
cadavres dans la rivière de la Rusizi. Les Français nous ont dit que nous étions bêtes de laisser ces
cadavres flotter à la surface de l’eau, que cela constituerait un grave problème si des photos étaient
prises, ensuite ils nous ont montré comment faire pour que ces cadavres ne flottent plus. Ils sont
montés dans des bateaux et se sont dirigés vers les cadavres flottants qu’ils ont éventrés à l’aide de
baïonnettes. » 353
29.25.5
Les Français ont collaboré avec Yusuf Munyakazi
Thomson Mubiligi, ancien Interahamwe, atteste devant la commission Mucyo que les Français ont
coopéré avec Yusuf Munyakazi, qui est allé en renfort à Kibuye :
Thomson Mubiligi était un interahamwe et a collaboré avec les troupes françaises durant le génocide dans Cyangugu. « J’ai vu arriver les Français à Cyangugu. Certains sont allés à Nyarushishi,
d’autres à l’aéroport et un autre groupe de militaires circulait partout. Ils collaboraient étroitement
avec le préfet de Cyangugu et la gendarmerie et tenaient souvent des réunions avec des officiers supérieurs des FAR ainsi que les chefs des Interahamwe. Dans ce cadre, ils ont étroitement collaboré
avec le président de la CDR, Bantari Ripa, le président des Interahamwe de Cyangugu, Nyandwi
L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 254-255].
Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46.
353 Audition de Jean Bosco Habimana, 14 décembre 2006, Rapport Mucyo [65, p. 182]. http://francegenocidetutsi.
org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=188
351
352
1189
29.25. DES MILICIENS ACHEMINÉS VERS BISESERO
Christophe, ainsi que Yusuf Munyakazi, chef des Interahamwe de Bugarama qui sont allés donner du
renfort à Kibuye. » 354
Kibuye désigne selon nous Bisesero.
29.25.6
Les Français fournissent des armes aux miliciens
Vincent Nzabaritegeka, entendu par la commission Mucyo, affirme que les Français ont fourni des
armes qui ont été utilisées par Yusuf pour attaquer les survivants de Bisesero le 29 juin :
Vincent Nzabaritegeka était mécanicien au projet Forêt Nyungwe à Ntendezi dans la préfecture
de Cyangugu. Il affirme que des militaires français ont distribué des armes à des chefs Interahamwe
qui ont ensuite servi à tuer des Tutsi. « Vers le 25 du mois de juin, c’était un lundi [Le témoin se
trompe dans son approximation le lundi c’était le 27 juin], Samuel Manishimwe, le préfet Bagambiki
et 7 Français dans leurs jeeps sont venus et m’ont ordonné d’ouvrir le portail. Ils étaient avec des
gendarmes. Aussitôt, j’ai vu entrer un camion Benz, hermétiquement fermé appartenant aux Français.
Ils m’ont dit qu’ils cherchaient le directeur du projet, M. Déo Mbanzabigwi, pour qu’il leur donne une
salle libre. Après leur avoir dit que le directeur était absent, le préfet Bagambiki m’a ordonné de lui
donner les clés, ce que j’ai fait. Il a ouvert une des salles et a donné l’ordre aux douze gendarmes
de décharger les armes qui étaient dans le camion. Selon ce qu’a dit l’un des gendarmes, c’étaient
des fusils M16 et 5 caisses contenant des grenades. Le préfet a dit aux gendarmes qu’ils devaient
rester et garder ces armes. [...] Le lendemain, Yusuf [Munyakazi], Samuel Manishimwe, le préfet et
le directeur sont revenus et ont tenu une réunion durant laquelle ils ont dit que les réservistes étaient
réengagés dans l’armée et que, par conséquent, les armes allaient être distribuées aux Interahamwe
formés militairement. Ils ont ainsi distribué des armes et des grenades. Ils donnaient un fusil et des
grenades à chacun. Après quoi ils leur ont dit d’aller « travailler » en commençant par Bugarama.
Déo a dit que je ne pouvais pas rester sans moyens de défense et ils m’ont donné un fusil et des
grenades. Ils ont également donné des armes et des grenades à notre ingénieur et à deux autres
personnes pour assurer la sécurité du centre et de ses alentours. [...] Le 28, vers le soir, Yusuf est
revenu nous disant qu’il avait résolu le problème de Gafunzo [localité de la région de Bugarama, fief
de Yusuf Munyakazi], que le seul grand problème qui restait était Bisesero où des attaques avaient
été menées depuis le 27 et qu’il fallait chercher comment y aller. Nous avons fait sortir les armes,
fusils et grenades qui restaient au stock et les gendarmes les ont chargés dans le véhicule de Yusuf.
Avant de partir, ce dernier nous a dit que l’attaque sur Bisesero se ferait le vendredi 29 [Une nouvelle
fois le témoin se trompe de jour, le 29 était un mercredi. Par contre les dates données en référence
à Bisesero dans cet extrait correspondent aux événements de Bisesero]. Effectivement, ils sont partis
attaquer à Bisesero le 29. [...] Les Français ont distribué, au vu de tous, les fusils qui ont été utilisés
pour exécuter les massacres. J’ai assisté à cette distribution lorsque j’accompagnais le directeur et
l’ingénieur Mutabazi et même ces deux les ont utilisés publiquement. Par ailleurs, ces fusils ont servi
à tuer des gens à Nyamuhunga. 355
Nous avons entendu ce témoin à la prison de Cyangugu, mardi 13 janvier 2009. Son vrai nom est
Vincent Nzabonitegeka. Il a été condamné à 25 ans de prison. Le projet “Forêt Nyungwe” était financé
par la coopération française. La commission Mucyo aurait commis selon lui une grosse erreur de date.
En effet, le témoin nous précise que les Français sont venus le 25 avril, qui est bien un lundi comme il
l’a affirmé devant la commission et non le 25 juin comme celle-ci l’a transcrit. Mais, réentendu par nous
le 21 octobre 2011, il nous affirme que cette livraison d’armes a eu lieu en juin 1994. 356 Une livraison
d’armes par les Français fin juin est plus compatible avec les autres témoignages.
Il a participé fin juin à une attaque à Bisesero. Ils y ont passé deux jours. Ils ont logé à Mugonero dans
la maison à étages du père d’Obed Ruzindana qui « n’a plus ses deux jambes ». Ce détail est exact. 357
Ils sont allés là-bas avec 170 hommes dans 3 bus, plus le véhicule de son patron.
354 Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 189-190]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#
page=195
355 Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 184-185]. Les annotations entre crochets sont du rapport Mucyo. http://
francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=196
356 Il est apparu que, lors de cette deuxième visite où nous l’avons filmé, n’ayant pas été prévenu de notre arrivée, il n’avait
pas pu relire ses notes ! Ces variations des tueurs dans leur témoignage démontrent leur fragilité et la difficulté des enquêtes.
Dans beaucoup de cas, les victimes ayant été tuées, les seuls témoins sont les tueurs, puisque les survivants tutsi, étant
cachés, n’ont rien vu, ou presque.
357 Le père d’Obed Ruzindana, Elie Murakaza, marche effectivement avec des béquilles, suite à un accident. Cf. African
Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, pp. 52].
1190
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
29.25.7
Les Français laissent passer les miliciens qui montent à Bisesero
Un dernier témoin de la commission Mucyo, Elie Ngezenubwo, milicien de Gishyita, déclare que les
Français laissaient passer les miliciens qui partaient pour la dernière attaque contre les Tutsi à Bisesero :
« Dans son appel, il [Sikubwabo, bourgmestre de Gishyita] invitait la population à monter pour
aller combattre à Bisesero. Beaucoup de gens sont venus se rassembler de nouveau chez Muhimana
Mika, ils ont reçu les instructions concernant le camouflage et les insignes qui devaient les identifier et
les différencier avec ceux qu’ils attaquaient. Ils se mettaient dans les cheveux soit une allumette, soit
des feuilles de bananiers ou d’eucalyptus. Les tueurs provenaient des secteurs environnants, ceux de
Mubuga et Rwamatamu sont venus, dans la camionnette du projet COLAS, mais il y avait également
des milices de Gisenyi et de Cyangugu, qui ont participé activement à la dernière attaque de Bisesero.
Les Interahamwe munis de leurs armes blanches passaient devant la barrière des Français pour aller
tuer les Tutsis de Bisesero. Je voyais les Français survoler Bisesero au moment des massacres, mais
ils n’ont jamais arrêté ces tueurs. » 358
Jean-Baptiste Twagirayezu, le guide du groupe Duval le 27 juin, se souvient que les Français à Gishyita
les laissaient passer. « Au début, confie-t-il à Laure de Vulpian après sa sortie de prison en janvier 2008,
les soldats Turquoise étaient très gentils. Quand ils voyaient passer des camions pleins d’Interahamwe qui
venaient de Cyangugu, ils ouvraient les barrières sans rien demander. » 359
29.25.8
Y a-t-il eu une attaque à Bisesero le 29 juin ?
Les témoins sont incapables de fournir des dates précises. Seul le témoin NN affirme que Yusuf a
attaqué à Bisesero après le 27 juin. Nous admettons que, vu le recul, cette incertitude sur les dates ne remet
pas en cause la validité des témoignages. Le témoignage d’Ahmed Bizimana accuse les Français d’avoir
d’abord regroupé les survivants puis d’avoir appelé les miliciens de Yusuf. Les attaques des miliciens de
Yusuf ont probablement eu lieu les 28 et 29 juin.
Alors que le ministre de la défense, François Léotard, vient faire une tournée d’inspection à Gishyita,
est-il plausible qu’une attaque à Bisesero contre les Tutsi ait été planifiée par le préfet Kayishema et le
bourgmestre Sikubwabo, ce jour-là le 29, qui plus est, en connivence avec les militaires français ?
Il y a eu effectivement une ou des attaques à Bisesero le 29 juin. Hérédion affirme à Michel Peyrard
le 30 que hier soir encore ils ont été attaqués :
Conscient de l’aspect effrayant de la petite troupe, Hérédion, leur chef, explique qu’ils ont été
attaqués hier soir encore. « Une cinquantaine d’hommes, montés de Gishita [Gishyita], encadrés par
quatre militaires avec des fusils. Nous avons couru une bonne partie de la nuit. » 360
Au final, nous disposons de sept témoignages indépendants :
— témoin Tharcisse Nsengiyumva (Cécile Grenier) ;
— rescapé NN (Cécile Grenier) ;
— Ahmed Bizimana Interahamwe (Georges Kapler) ;
— Jean Bosco Habimana caporal FAR et chef Interahamwe (Georges Kapler) ;
— Thomson Mubiligi, Interahamwe (Commission Mucyo) ;
— Vincent Nzabaritegeka [Nzabonitegeka](Commission Mucyo) ;
— Elie Ngezenubwo (Commission Mucyo).
Ces témoignages attestent tous que les miliciens de John Yusuf Munyakazi sont allés attaquer les Tutsi
à Bisesero en présence des militaires français. Les uns ont vu les Français laisser passer les miliciens qui
se rendaient à Bisesero (NN, Thomson Mubiligi, Elie Ngezenubwo), d’autres affirment que les Français
les ont accompagnés (Tharcisse Nsengiyumva, Jean Bosco Habimana). Les Français auraient armé les
miliciens de Yusuf et les auraient envoyés à Bisesero (Ahmed Bizimana, Vincent Nzabonitegeka).
En conclusion, nous considérons comme une hypothèse très probable que les militaires français se sont
entendus avec John Yusuf Munyakazi pour que ses miliciens liquident les Tutsi survivants à Bisesero vers
le 29 juin 1994.
358 Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 29, p. 71]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#
page=71
359 L. de Vulpian, T. Prungnaud [218, p. 269].
360 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
1191
29.26. LES FRANÇAIS ONT-ILS FOURNI DES ARMES AUX TUEURS ?
29.26
Les Français ont-ils fourni des armes aux tueurs ?
Alors que les FAR disent que leur déroute devant les troupes du FPR est due à l’embargo sur les
armes, on constate qu’à Bisesero fin juin les tueurs ne manquent pas d’armes et qu’ils disposent même
d’armes nouvelles. Ils disposeraient fin juin de mortiers alors qu’aucun récit de survivants n’évoque des
tirs de mortiers durant les traques qui se sont succédé dans la région depuis le 7 avril avant l’arrivée des
Français.
Les militaires français de Turquoise ont-ils discrètement fourni des armes aux FAR et aux milices qui
font la chasse aux Tutsi dans les montagnes de Bisesero ? Nous n’en n’avons pas de preuves certaines.
Pareil cadeau ne se serait pas fait bien sûr en présence de journalistes. Les autorités rwandaises ont-elles
approvisionné leurs troupes en munitions pour le « ratissage à Bisesero » alors que les Français étaient là ?
C’est quasi certain. Les Français avaient une consigne de neutralité et n’ont en rien entravé les opérations
militaires des FAR et des milices. Les Tutsi survivants de Bisesero étant, selon eux, des infiltrés du FPR,
ils n’ont probablement pas empêché l’approvisionnement en armes des forces qui traquaient les Tutsi.
Nous n’avons pas de preuve de ces fournitures d’armes, mais la question se pose.
Nicolas Poincaré, en 2004, parle de « livraisons d’armes aux Hutus » lors de l’opération Turquoise :
- Justement la France est accusée d’avoir protégé les tueurs avec l’opération Turquoise. Comment
l’avez-vous vécue sur place ?
On a vu tout de suite que l’armée était pro-Hutu. J’étais avec Saint-Exupéry à l’époque, mais on
ne disait pas que c’était un scandale. J’étais dans une logique interventionniste, dans mes papiers je
posais la question « mais que fait la France, que fait l’ONU ? ». Quand la France intervient, moi je
suis content, je ne me dis pas « ils ont des arrière-pensées ». J’étais là pour décrire ce qui se passait,
et ils ont tout de même sauvé des Tutsis. C’est facile de parler a posteriori, mais sur le moment cette
intervention était vue comme une bonne chose. Bien sûr après, en observant l’armement embarqué,
les livraisons d’armes aux Hutus ou la protection du gouvernement, il est évident que la France n’était
pas là pour faire de l’humanitaire. 361
L’adjudant-chef Thierry Prungnaud 362 laisse entendre que les militaires français fournissaient des
munitions aux assassins :
On récupérait chaque jour des corps de Tutsis complètement estropiés. On pensait que c’étaient
les corps des assassins. Pis, les miliciens hutus venaient nous dire : « Filez-nous des cartouches, il y a
des Tutsis. » Puis nous avons fini par trouver bizarre de ne jamais trouver de cadavres de Hutus. 363
Le 28 juin, le bourgmestre du Gishyita, Charles Sikubwabo, demande à Marin Gillier l’aide des Français
et la fourniture de grenades pour éliminer des « terroristes ». 364 Le capitaine de frégate Marin Gillier
n’a-t-il vraiment rien fourni à Charles Sikubwabo ?
Éric Nzabihimana déclare à Vincent Hugeux en 2004 qu’après la venue des militaires français, qui ont
promis de revenir dans trois jours, les Interahamwe et les militaires rwandais ont utilisé « une artillerie
inconnue jusqu’alors ». 365
Il précise à l’auteur en 2007 :
Après l’arrivée des soldats français, la plupart des attaques ont été faites par des militaires en
uniforme avec des armes à feu légères et des armes lourdes. Je ne sais pas si c’était des streams. Mais
lors des tirs, on voyait les arbres se renverser et des pierres qui sautaient. On pouvait trouver sur le
sol des obus qui mesuraient 30 cm environ. 366
Vers 12 h le 27 à Gishyita, Gillier entend des tirs d’armes automatiques et de mortiers sur les hauteurs
de Bisesero :
Vers midi, des bruits de rafales d’armes automatiques et d’explosions – que nous attribuons à
des obus de mortier – attirent notre attention vers la zone suspecte. Une inspection à la jumelle ne
361 Interview de Nicolas Poincaré par Bastien Capozzi, École de journalisme de Grenoble, 25 mai 2004. http://libris.
grenet.fr/journalpes/jour2004/rubrique.php3?id_rubrique=54.
362 L’adjudant-chef Thierry Prungnaud, membre du GIGN, a participé au sauvetage des survivants tutsi à Bisesero le 30
juin 1994.
363 Sadek Hajji, « Nous avons donné à manger aux tueurs », Le Point, 28 mars 2005.
364 Voir section 29.12.5 page 1149.
365 Voir section 29.9.2 page 1140.
366 Entretien de l’auteur avec Éric Nzabihimana, Gisovu, 26 juillet 2007.
1192
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
permet guère d’analyser la situation. L’observation par le système de visée d’un poste de tir de missiles
Milan nous permet de constater, dans le lointain, une certaine agitation. La population alentour est
immédiatement questionnée : il s’agirait d’une centaine de villageois qui s’attaqueraient aux éléments
infiltrés du FPR. 367
À ce moment-là, Gillier croyait ou feignait de croire à une attaque du FPR. Ces coups de mortiers
auraient été tirés par des éléments FPR. Comme nous savons qu’il n’y en avait pas, c’était donc des FAR
ou des miliciens qui tiraient au mortier sur les derniers survivants tutsi. D’où venaient ces armes ?
Le 1er juillet, alors que les militaires français tiennent en respect des miliciens hutu qui menacent
les survivants de Bisesero, Corine Lesnes entend une radio militaire française signaler une distribution
d’armes dans la vallée :
A une centaine de mètres du camp de fortune, les militaires montent la garde et observent à travers
la lunette de visée de leurs fusils les silhouettes qui se découpent sur la ligne de crête, ils n’ont pas
quitté les lieux depuis la veille. Les hommes sont armés de lances, de machettes et de kalachnikovs.
« Tiens, signale un soldat, ils viennent de descendre jusqu’aux sapins. » Sous une pluie battante, la
radio du véhicule donne une information préoccupante : « Au village en bas, l’armée rwandaise a
distribué des munitions. » 368
Ainsi Corine Lesnes nous apprend que l’armée rwandaise distribue des munitions à Gishyita ce vendredi 1er juillet. Elle l’entend dire sur la radio d’un véhicule militaire français. Cette distribution est
étonnante parce que les FAR sont censées manquer d’armes, c’est du moins ce à quoi son commandement
attribue ses revers militaires. Les militaires français ont maintenant la preuve que le FPR n’est pas dans
la région et que, par conséquent, ces munitions vont servir à terminer le génocide des Tutsi. Ils ne font
rien pour l’empêcher. D’où viennent ces munitions ? Soit ce sont des Français qui les ont données aux
FAR, soit les FAR les ont reçues via l’aéroport de Goma que les Français contrôlent, soit les FAR les
ont obtenues à l’insu des Français, ce qui paraît peu probable. Nous avons vu plus haut que, selon le
témoignage de Jean Kambanda, le colonel Nsengiyumva a fait acheminer des armes fin juin pour en finir
avec les Tutsi de Bisesero. 369
Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza, 39 ans, caporal de gendarmerie en 1994, a témoigné devant la
juge Brigitte Raynaud du tribunal aux armées de Paris venue auditionner des témoins en janvier 2006 à
Kigali : « À Kibuye, devant l’hôpital et le centre du Minitrap [ministère des Travaux publics], j’affirme
que j’ai vu des militaires français distribuer des grenades aux miliciens hutus. » 370
29.27
Le camp de Bisesero
Les 1 000 survivants tutsi vont se retrouver sur une colline de Gisovu, non loin de Bisesero, dans un
camp à Rwirambo, gardé par des soldats français. 371
Ils y bénéficieront de la visite d’Alfred Musema, l’un des instigateurs clés des tueries et ami des
militaires français : 372
J. se souvient lui aussi d’avoir vu Musema dans sa voiture durant plusieurs attaques.
Alfred Musema, qui était le directeur de l’usine de thé de Gisovu, est venu maintes fois avec sa
Pajero rouge. Quand les Français sont venus, il venait toujours les supplier de nous livrer aux milices.
[...]
J. M., maçon originaire de Gisovu, a critiqué le refus des soldats français d’arrêter Musema. [...]
Éric a décrit la stratégie employée par Musema pour s’assurer qu’il ne restât aucun survivant pour
témoigner sur ce qui s’était passé à Bisesero :
Il a dit à ces soldats de partir et de ne pas protéger les personnes qui étaient à l’origine de
l’insécurité qui régnait dans la région. Il se trouvait dans sa Pajero rouge. Les rescapés qui ont vu
Musema ont voulu l’attaquer, mais les Français ont calmé les esprits et Musema est parti. 373
367 Compte rendu du capitaine de frégate Marin Gillier à la Mission d’information parlementaire Enquête sur la tragédie
rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 403]. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
368 Corine Lesnes, Les soldats français débusquent des morts vivants, Le Monde, 3 juillet 1994, p. 5.
369 Voir section 29.2 page 1102.
370 François Soudan, Les fantômes de Turquoise, Jeune Afrique, 22 janvier 2006.
371 ONU, S/1994/795 http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf ; African Rights, Rwanda : Death, Despair and
Defiance [5, p. 1149].
372 Voir aussi section 26.20 page 1011.
373 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 65].
1193
29.28. LES MAUVAIS TRAITEMENTS INFLIGÉS PAR LES FRANÇAIS AUX SURVIVANTS
Le procès d’Alfred Musema devant le TPIR a révélé que les militaires français, dont vraisemblablement
ceux qui gardaient ce camp de Rwirambo, logeaient dans l’usine à thé dont Musema était le directeur et
qu’ils entretinrent avec lui des relations on ne peut plus cordiales. 374
Les autorités génocidaires empêchent un camion militaire de Turquoise à une barrière à Mubuga, entre
Kibuye et Gishyita, d’aller ravitailler les Tutsi du camp de Bisesero. C’est ce que raconte le témoin XXY
qui travaillait à Kibuye avec les Français de l’opération Turquoise et distribuait des vivres aux réfugiés :
Nous avons distribué les premiers vivres à un endroit appelé Rubengera, et par la suite, nous
sommes allés à Bisesero, mais nous n’avons pas pu atteindre Bisesero.
Lorsque nous nous rendions à Bisesero à bord d’un camion avec un militaire sénégalais, nous avons
trouvé un barrage routier à un endroit appelé Mubuga, et on nous a arrêtés au niveau de ce barrage.
À ce barrage routier, nous avons trouvé un militaire, je le connaissais de figure parce qu’il vivait
au camp de Kanombe, mais quand nous l’avons rencontré à ce barrage routier, il était avec des
Interahamwe, ils nous ont alors arrêtés et nous ont interdit de nous rendre à Bisesero.
Seul le militaire avait un fusil, mais les autres avaient... étaient armés de gourdins, et ils avaient
aussi des grenades à la ceinture. Parce qu’il me connaissait, il m’a pris à part et m’a parlé en kinyarwanda, et il m’a demandé : « Où allez-vous ? » Et je lui ai répondu que nous allions distribuer des
vivres à Bisesero. Il nous a alors dit : « Ne vous rendez pas à Bisesero, les Tutsis qui sont là sont
méchants. » Et on nous a empêchés d’y aller. Et quand je lui ai demandé la personne qui avait donné
cet ordre de ne pas se rendre à Bisesero, il m’a dit qu’ils avaient reçu cet ordre du général Kabiligi.
Je me rappelle que le Sénégalais est descendu pour demander plus d’explications, mais il lui a
tout simplement répondu que l’interdiction de se rendre à Bisesero venait des autorités, mais au
Sénégalais, il n’a pas donné l’identité de ces autorités qui avaient interdit de se rendre à Bisesero.
Le militaire sénégalais est revenu à bord d’un véhicule, et il a essayé de forcer le barrage routier,
mais le militaire a brandi son fusil, et le Sénégalais a eu peur, et nous avons dû faire demi-tour pour
rentrer sur Kibuye. 375
29.28
Les mauvais traitements infligés par les Français aux survivants
La commission Mucyo a recueilli plusieurs témoignages de survivants de Bisesero, gravement blessés,
qui ont été transportés en hélicoptères par les Français à Goma et se plaignent de mauvais traitements
et d’amputations abusives :
Pascal Nkusi, survivant de Bisesero transporté à Goma le 1er juillet, commence par raconter les
conditions de leur séjour à Goma, la façon dont les militaires français ont rassemblé tous les blessés
et ont amené les cas les plus graves à Goma pour y être soignés. Les blessés ont été transportés sur
des tentes en caoutchouc étalées à même le fond des hélicoptères. Ils ont été installés dans le jardin
de l’hôpital de campagne des militaires français tout près de l’aéroport de Goma et ont commencé à
être soignés le lendemain de leur arrivée.
« Arrivés à Goma, les Français nous ont traités de façon dégradante et humiliante. Ils nous ont
pris nos habits sales et les ont brûlés, nous laissant complètement nus durant toute une semaine,
avant de nous donner des robes. Nous étions tous rassemblés dans une même tente sans distinction,
hommes, femmes et enfants ensemble et nus. Pour nous laver, ils amenaient les blessés par groupe
de dix, toujours mélangés hommes, femmes et enfants et ils utilisaient une pompe à eau comme
s’ils arrosaient des plantes [...]. Ils ont commencé par établir une liste des blessés à soigner. Les
premiers à être soignés, furent amputés abusivement. Les trois premiers Munyankindi, Mukansonera
et Gasarabwe conduits dans la salle des soins, leurs bras ont été amputés alors qu’ils avaient des
blessures légères. Certains, qui parlaient français, ont demandé aux militaires français pourquoi ils
agissaient ainsi. Ils leur ont signifié qu’il est plus facile de traiter une plaie fraîche plutôt qu’une
vieille. Les vieilles blessures, disaient-ils, sont souvent gangrenées. Parmi les autres blessés, il y en
avait qui étaient programmés, inscrits sur une liste pour être amputés des jambes, moi compris car
j’avais été blessé par balle à la jambe. Les autres étaient Ruhumuriza blessé par balle à la cuisse,
Gaspard, blessé par balle au genou et Habimana Jérôme, blessé par balle à la jambe. Nous nous
sommes alors révoltés, nous avons refusé ces amputations, les Français ont alors décidé de nous
transférer au camp du HCR de Gituku où nous avons été mieux soignés. A mon avis, c’était la même
374
375
Voir les preuves données lors du procès de Musema section 26.20 page 1011.
Interrogatoire du témoin XXY par le procureur, Mme Bensouda, TPIR, affaire ICTR-98-41-T, 11 juin 2004.
1194
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
idéologie génocidaire qui se poursuivait, puisque en fin de compte lorsque les blessés se sont révoltés,
les militaires français nous ont transférés dans le camp des réfugiés du HCR à Gituku où nous avons
été soignés et guéris sans être amputés. » 376
Le rapport Mucyo présentent d’autres témoignages similaires où nous relevons notamment les amputations jugées abusives par les rescapés de Munyankindi, Mukansonera, Gasarabwe, Télesphore Kaneza,
Antoinette, Canisius et Gasarabwe. D’autres blessés, Pascal Nkusi, Ruhumuriza, Gaspard, Jérôme Habimana, Adrien Harelimana, Côme Kayinamura, Jean Karengera, Munyankara, Adrien et Philémon Hakizimana ont refusé l’amputation. Les Français les ont privés de nourriture puis les ont transportés au camp
du HCR à Gituku. Une infirmière de ce camp, Odette Mukamunana, rapporte qu’un médecin nommé
Ricardo de MSF Hollande « a pris la décision d’arrêter ces amputations systématiques et d’interdire aux
Français de s’ingérer dans le suivi des malades transférés dans notre institution. » 377
La commission Mucyo juge ces témoignages crédibles. Elle retient en particulier « deux faits, la conviction que leur blessure n’étaient pas trop grave d’une part, mais aussi le fait qu’une fois qu’ils s’étaient
révoltés, les blessures que les médecins militaires français voulaient amputer ont été soignées par d’autres
et ont guéries sans passer par l’amputation. » Elle conclut que « tout ceci laisse plutôt penser que ce qui
s’est passé à Goma était une nouvelle manifestation de l’hostilité que nombre d’officiers et de militaires
français, fussent-ils médecins, entretenaient à l’égard des survivants de Bisesero. » 378
29.29
Le transfert en zone FPR
En août, les rescapés qui voulaient rejoindre le FPR furent conduits par les Français à Kivumu. 379
Bernard Kayumba, un des responsables du camp, puisque parlant français, témoigne du mécontentement des Français quand tous les rescapés leur ont dit qu’ils voulaient rejoindre la zone FPR et des
mauvais traitements qu’ils leur ont fait subir :
Q : Certains rescapés disent que les Français ont emmené des Tutsi rescapés dans des camions,
ils auraient été tellement serrés qu’ils seraient morts par asphyxie. Est-ce vrai ?
– Ça c’est juste. Je peux expliquer le pourquoi de cela. Je ne me souviens pas exactement de la
date mais c’était à mi-juillet. Il y a eu un message, je ne sais pas d’où il venait. Je dormais juste tout
près des militaires français comme responsable du camp. On m’a appelé la nuit et on m’a dit : « Il y
a un message comme quoi, on vous propose soit de rester avec nous, et vous pouvez être protégés par
l’armée française, soit de vous amener dans la zone contrôlée par le FPR. » On m’a dit de demander
aux rescapés de donner leur position. Moi, j’ai répondu directement que je connaissais leur position,
que c’était d’être amenés dans la zone du FPR. Ils ont été très fâchés. Ils ont dit : « Non, allez lever
tout le monde et demandez à chacun. Il faut que tu requiers la position de chacun. » Moi, j’ai été
obligé de faire un rassemblement et de demander à tout le monde. Et tout le monde a répondu sans
que même je termine mon discours. Ils ont dit : « Nous allons partir ». Les Français n’étaient pas
contents de cela.
Q : Avez-vous fait une liste nominative des gens qui voulaient partir ?
– Tout le monde voulait partir. J’ai dit : « Y a-t-il quelqu’un qui veut rester avec les militaires
français ici ? » Personne n’a dit oui. Donc j’ai répondu que tout le monde veut partir et ils n’étaient
pas contents. Ce qui montre leur mécontentement, c’est que, juste après avoir présenté notre position
aux militaires français, ils ont coupé nos rations. Ils ont coupé la distribution des vivres qui étaient
dans le stock.
Q : Pendant combien de jours ?
– Pendant ces jours d’évacuation. Donc c’est dans ce sens-là qu’ils nous ont chargés dans des
camions avec vraiment une mauvaise intention. On a tassé. On fermait avec les bâches, donc on
serrait. De façon que...
Q : On serrait ? Ils ne pouvaient pas sauter du camion ?
– Non, non, on ne pouvait pas regarder dehors. On mettait dans les camions. Après avoir rassemblé
les gens dans les camions, on entourait la galerie des camions avec les bâches et puis on serrait avec
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 224]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=230
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 228]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=234
378 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 229]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=235
379 African Rights, Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1149]. Bernard Kayumba précise qu’ils sont transférés à
Rambura sur la route vers Gitarama après le col de N’daba.
376
377
1195
29.30. COMBIEN DE MORTS DUS AU RETARD À INTERVENIR ?
les cordes partout, de façon que nous ne pouvions même pas savoir là où nous étions arrivés. Et cela
a causé des problèmes à pas mal de gens.
Q : C’est difficile de croire que des gens ont été asphyxiés dans un camion bâché.
– Oui, j’affirme cela parce que les gens ils étaient nombreux dans les camions, ils étaient enfermés,
ils étaient entassés comme... comme les poules dans le poulailler si je peux dire. 380
Q : C’était à quelle date ?
– Je crois que c’était la troisième semaine. Nous avons passé là environ trois semaines. Et l’évacuation n’a pas été faite en un seul jour. Ça a duré deux ou trois jours, je crois. 381
29.30
Combien de morts dus au retard à intervenir ?
D’après African Rights, environ 50 000 personnes se sont réfugiées sur les collines autour de Bisesero
d’avril à juillet, et seulement 1 000 d’entre elles survécurent. 382
Combien de morts à imputer à la non-intervention des Français ? 1 000 environ d’après les survivants
interrogés par African Rights. 383
D’après le survivant Claver, il y avait 2 000 rescapés lors de la rencontre avec les militaires français
(qu’il situe le 26 juin) ; le 30 il dit qu’il en restait à peine 900. Cela fait au moins 1 100 morts. 384
Pascal Nkusi évalue le nombre de tués pendant ces trois jours à environ mille : « Les Interahamwe
nous ont attaqués et ont tué environ milles [sic] personnes pendant que les hélicoptères survolaient la
région et que les voitures circulaient aux alentours. » 385
D’après les témoignages recueillis par Vincent Hugeux, plus de la moitié des 2 000 rescapés sortis de
leur cachette le 27 juin seront achevés. 386
D’après le témoignage de l’officier français rapporté par Michela Wrong, il y avait « 1 500 à 2 000
rebelles ». 387 Comme les Français ont trouvé 800 survivants, 388 il y aurait eu de 700 à 1 200 tués en
présence des forces françaises.
Les estimations que nous avons recueillies chiffrent entre 700 et 1 200 le nombre de personnes tuées
sur les collines de Bisesero en raison du refus des Français de porter secours aux survivants et de leur
collusion avec les tueurs.
29.31
Les responsabilités
De quoi peuvent être accusés les responsables français pour ces faits ?
— D’avoir permis la poursuite du génocide par un accord avec les autorités qui l’organisaient.
— D’avoir utilisé un mandat de l’ONU pour mettre un terme aux massacres et faire exactement le
contraire, permettant ainsi leur poursuite.
— D’avoir non seulement laissé les massacres se poursuivre mais d’avoir apporté de l’aide aux assassins.
— D’avoir trompé l’opinion publique internationale en faisant croire, par la diffusion de fausses informations, que les survivants traqués étaient des combattants qui terrorisaient ceux qui en réalité
les pourchassaient.
380 Au téléphone, Bernard Kayumba nous a précisé que personne n’était mort immédiatement d’asphyxie. Nous n’avons
pas demandé s’ils en avaient gardé des séquelles.
381 Interview de Bernard Kayumba, maire du district de Karongi, par l’auteur, 27 juillet 2007. http://
francegenocidetutsi.org/KayumbaBernard.pdf
382 Philip Verwimp pense que le chiffre de 50 000 tués à Bisesero – en fait 49 000 – est surestimé. À partir du « Dictionnaire
nominatif des victimes du génocide dans la préfecture de Kibuye », établi par l’association Ibuka, il estime à 13 000 le nombre
des Tutsi de la préfecture de Kibuye tués à Bisesero. Comme ce dictionnaire est incomplet, il reconnaît que ce chiffre de
13 000 est sous-estimé. Observons que des Tutsi venant des préfectures limitrophes, Gitarama, Gikongoro, Cyangugu, ont
pu se réfugier à Bisesero. Cf. Philip Verwimp, Death and survival during the 1994 genocide in Rwanda, Population Studies,
Vol. 58, No. 2, 2004, pp. 233-245. http://francegenocidetutsi.org/VerwimpKibuye.pdf#page=7
383 African Rights, Résistance au Génocide - Bisesero - avril-juin 1994 [10, p. 64].
384 African Rights, Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 668].
385 Rapport Mucyo [65, Annexes, p. 178]. http://francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=178
386 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
387 Monique Mas [139, p. 445].
388 Estimation de Gillier, ibidem, p. 405. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=5
1196
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
— Ayant eu la preuve qu’il s’agissait bien d’un génocide organisé par les autorités politiques, administratives et militaires rwandaises, de n’avoir pas mené d’enquête sur les crimes commis et de
n’avoir remis aucun criminel présumé à la justice.
Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, commandant le CPA 10, aurait dû le 27 juin porter secours
immédiatement aux survivants de Bisesero ou au moins leur donner une protection. Avant de monter à
Bisesero, il avait probablement convenu avec Rosier de ne pas secourir de survivants avant trois jours. Il
savait que, étant venu reconnaître les Tutsi avec un chef milicien, il exposait les survivants à une mort
certaine en ne leur portant pas secours. Il n’est pas remonté, contrairement à ce qu’il leur avait promis.
Certes, il a fait son rapport mais n’a sans doute pas eu l’accord de ses supérieurs. Il pensait remonter
pour secourir les Tutsi. En effet, Philippe Boisserie dit plus haut : « Il avait été question que ce soient
les militaires avec qui on était à Kibuye qui aillent voir [...] On a eu la confirmation que la montagne
était parsemée de Tutsis réfugiés. Ce que les militaires français savaient parfaitement, puisque le colonel
qui était à Kibuye nous l’avait signalé. » Il aurait dû en prendre l’initiative plutôt que de convoyer des
religieuses le lendemain 28 juin. Cette évacuation était une manœuvre d’intoxication.
Le capitaine de frégate Marin Gillier a été informé de l’existence des survivants par des journalistes
le 26 juin. La reconnaissance du détachement du CPA 10 dirigé par Diego, dont il a eu certainement
connaissance, puisqu’il en parle, a confirmé le témoignage des journalistes. Il a suivi l’ordre de ses supérieurs de ne pas porter secours aux survivants et de laisser les militaires et miliciens rwandais les attaquer.
Il les a même peut-être aidé. Il avait des preuves devant lui à Gishyita que les autorités locales étaient
criminelles. Il a pourtant demandé plusieurs fois à sa hiérarchie l’autorisation d’y aller voir, même une fois
directement au ministre Léotard devant les journalistes. Ce sont des hommes sous ses ordres qui, alertés
par des journalistes, ont pris l’initiative d’aller rencontrer les survivants. À leur appel, Marin Gillier a
enfin organisé les secours. A-t-il contrevenu aux ordres reçus ou bien le délai accordé par les Français aux
autorités rwandaises pour terminer le nettoyage était-il expiré ? Il semble que Marin Gillier ait pris la
responsabilité d’y aller ; il ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement. En effet, des journalistes étrangers
étaient sur les lieux et la présence de survivants à Bisesero était connue en France depuis la veille par
l’article de Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro.
Le capitaine de frégate Marin Gillier, tout comme le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, débarquait
de France. Ils étaient au courant des termes de l’accord entre le commandement français et les autorités
génocidaires, mais ce n’est pas eux qui l’ont conclu.
Le colonel Jacques Rosier connaît très bien le Rwanda, les FAR, leur idéologie puisqu’il a commandé
Noroît de juin à novembre 1992. 389 Commandant le COS, il s’est entendu avec le gouvernement intérimaire, en particulier avec le ministre de la Défense, et avec les autorités locales rwandaises, en particulier
le préfet Kayishema 390 pour les laisser terminer l’extermination des Tutsi de Bisesero, au prétexte que
c’étaient des infiltrés du FPR. Il exprime publiquement sa défiance vis-à-vis de ces Tutsi, reprenant à
leur propos les accusations de leurs bourreaux. Il dit publiquement qu’il n’a pas à désarmer les miliciens,
prétendant qu’ils « font la guerre ». L’action psychologique étant une spécialité du COS, avec son bureau
des actions d’influence, il est vraisemblable que l’opération d’intoxication visant à faire croire que le FPR
attaquait la région de Kibuye a été conçue en tout ou partie sous ses ordres. Dans quel but ? Il semble
qu’il s’agissait de terminer le nettoyage ethnique tel que le préfet Kayishema en a exprimé le plan, dans
la zone que les dirigeants français espéraient garder sous contrôle du GIR et des FAR. Le colonel Rosier
a donc participé au génocide des derniers Tutsi à Bisesero.
Le général Jean-Claude Lafourcade endosse la thèse d’une attaque du FPR sur Kibuye que les milices
auraient tenté d’entraver dans les montagnes de Bisesero, thèse qui s’est révélée sans fondement. Il reste
à savoir si les COS étaient sous ses ordres ou ne dépendaient pas directement de Paris.
Le général Maurice Le Page commande les COS, il est responsable hiérarchique du colonel Rosier. Il
est donc responsable du génocide des derniers Tutsi à Bisesero.
Le général Philippe Morillon, commandant la Force d’action rapide, pourrait être concerné.
Le général Raymond Germanos dirige les opérations à l’état-major, c’est lui qui organise les troupes
françaises pour faire barrage au FPR. Il agit sous la responsabilité de l’amiral Lanxade, chef d’état-major.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 146].
Le colonel Rosier est à Kibuye le 26 juin 1994. Cf. François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin
1994. Il a rencontré également le ministre de la Défense, Augustin Bizimana le 24. Cf. FM COL ROSIER TO GEN LE
PAGE, SAM 25 - 6 / 07. 45. Compte rendu de la rencontre du 24 juin au soir avec le ministre de la Défense accompagné du
ministre des Affaires étrangères au nord de Cyangugu. http://francegenocidetutsi.org/RosierLepage25juin1994.pdf
389
390
1197
29.32. POUR LES FRANÇAIS, LES INFILTRATIONS DU FPR CONTINUENT
Il est responsable du génocide des derniers Tutsi à Bisesero.
L’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées, commande directement les COS d’après
l’arrêté de création du COS de 1992. Il considère que les survivants de Bisesero constituent un maquis
tutsi au conseil restreint du 29 juin. Il est responsable du génocide des derniers Tutsi à Bisesero.
Le général Quesnot, chef d’état-major particulier à la présidence de la République, est viscéralement
anti-tutsi, il est obsédé par l’intention qu’il prête au FPR de créer un Tutsiland. Il propage la fausse
information d’une offensive du FPR vers Kibuye. Il est aussi impliqué dans le génocide des derniers Tutsi
à Bisesero.
Le ministre de la défense François Léotard est venu sur place le 29 juin et a refusé publiquement, à
Gishyita, de porter secours aux survivants traqués à Bisesero. Son « on va y aller. Dès demain on va y
aller » rapporté par Corine Lesnes n’a pas été entendu par Raymond Bonner qui le questionnait et l’ordre
reçu par Marin Gillier n’était pas d’aller secourir les survivants de Bisesero. Le même jour, il rencontre le
préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki, organisateur des massacres dans sa région et probablement
l’ignoble préfet Clément Kayishema à Kibuye. Son attitude faite de poignées de main aux assassins et
d’indifférence pour les victimes, traduit celle de l’exécutif français qui est d’utiliser le mandat de l’ONU
pour maintenir les FAR et le GIR au Rwanda dans une zone protégée par l’armée française et où celle-ci
laisse, voire aide, les FAR et les milices terminer l’éradication des Tutsi, ceci en échange de quelques
opérations humanitaires pour les médias. Il est responsable du génocide des derniers Tutsi à Bisesero.
Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, est directement partie prenante de cette tromperie.
Il affirme depuis Paris le 27 juin que les populations qui étaient menacées sont mises en sécurité et fait
dire le 1er juillet par l’ambassadeur de France à l’ONU que le FPR marche sur Kibuye.
Le 27 juin, les militaires français ont vu un génocide s’accomplir sous leurs yeux. Non seulement ils ne
font rien pour les secourir, mais ils aident leurs assassins à les liquider, en les laissant monter à Bisesero,
en acheminant d’autres tueurs depuis Cyangugu ou Gisenyi et en faisant croire à l’opinion internationale
que ces survivants sont les éléments avancés d’une offensive du FPR. Ils ne porteront secours que le 30
parce que des journalistes de la presse internationale sont montés trouver les victimes qu’ils ont refusé
jusqu’ici de protéger. Puis ils n’opèrent aucune arrestation. Ils se contentent de « gronder » certains
responsables des massacres.
Le sauvetage du 30 juin a été opéré grâce à l’intervention des journalistes et en dépit des ordres de
l’état-major du COS, de Turquoise et de Paris. Ce rôle « négatif » de la presse est souligné par le colonel
Jacques Rosier, chef du COS dans son rapport de fin de mission :
De telles capacités justifient pleinement l’emploi du COS dans des opérations lointaines de ce type
car elles permettent de pallier certaines pesanteurs logistiques incontournables tout en faisant bonne
figure, notamment aux yeux de la presse.
En revanche, la pression souvent négative de cette même presse milite pour un retrait assez précoce
des unités spéciales qui effectivement, dans un contexte purement humanitaire, ne peuvent longtemps
se maintenir sans risquer de ternir les intentions officiellement déclarées. 391
Le commandant du Groupement COS de Turquoise avoue ici que le caractère humanitaire de l’opération n’était qu’« une intention officiellement déclarée » et que l’engagement de ses COS avait un autre
objectif, qui a été en partie dévoilé par des journalistes.
29.32
Pour les Français, les infiltrations du FPR continuent
Loin de reconnaître son erreur, le commandement français confirme des infiltrations de rebelles jusqu’au lac Kivu. L’agence France Presse ne diffuse-t-elle pas le 30 juin un communiqué titré : « Des
forces du FPR seraient parvenues jusqu’au lac Kivu » 392 où l’état-major de l’opération Turquoise déclare aux journalistes que le nombre de soldats bien armés du FPR qui pouvaient avoir franchi les lignes
gouvernementales et infiltré les rives du lac Kivu, s’élevait jusqu’à un ou deux milliers d’hommes. 393
391 Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 398]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=3
392 Agence France Presse, Des forces du FPR seraient parvenues jusqu’au lac Kivu, BQA No. 14245, 30/06/94, p. 31.
393 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 789].
1198
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Le lecteur rapprochera cette fausse information de la lettre du 2 juin de Kayishema au ministre de
l’Intérieur citée plus haut. 394
Les Français vont même jusqu’à parler à l’ONU de cette offensive fictive. Dans sa lettre datée du 1er
juillet au Secrétaire général de l’ONU, Jean-Bernard Mérimée parle de poussée FPR vers Kibuye :
Au cours des derniers jours, les combats se sont intensifiés au-delà de la capitale et sont en train
de s’étendre au sud dans la région de Butare, non loin de la frontière du Burundi, ainsi qu’à l’ouest,
semble-t-il, en direction de Kibuye. 395
On s’interroge sur le “semble-t-il” alors que les Français disposent de gros moyens de reconnaissance
aérienne.
Christophe Boisbouvier, qui avec Patrick de Saint-Exupéry a participé à la reconnaissance du 27
juin, après avoir raconté l’abandon des Tutsi par les Français, reprend dans le même article l’antienne de
l’offensive du FPR sur Kibuye :
A l’est, les rebelles du FPR, franchement hostiles, peuvent contrecarrer tous les plans humanitaires
par une nouvelle offensive au centre du front. Direction Kibuye sur le lac Kivu, afin de couper en
deux les forces gouvernementales. 396
Yannick Gérard, ambassadeur auprès de l’opération Turquoise à Goma, écrit le 9 juillet 1994, que les
infiltrations FPR dans la région de Kibuye sont stabilisées :
2) LES INFILTRATIONS FPR DANS LA RÉGION DE KIVUYE [KIBUYE] SONT STABILISÉES. MAIS AU NORD DE KIVUYE [KIBUYE], IL CHERCHERA À COUPER LA ROUTE VERS
GISENYI. 397
Le représentant du Quai d’Orsay maintient donc que les survivants traqués de la région de Bisesero
près de Kibuye étaient bien des infiltrés du FPR.
29.33
La Mission d’information parlementaire et Bisesero
La Mission d’information parlementaire a bâclé son travail sur la question de Bisesero. Si « bâclé »
n’est peut-être pas le mot qui convient, le trouble du rapporteur semble patent. Alors que le lecteur
remarque les grossières erreurs de dates, ce sont les non-dits qui sont les plus parlants. En particulier,
l’audition du lieutenant-colonel Duval est publiée alors que celle du capitaine de frégate Marin Gillier ne
l’est pas. Le journaliste Michel Peyrard de Paris-Match a été entendu par les rapporteurs mais Patrick de
Saint-Exupéry du Figaro a été ignoré. Le rapport de la Mission résume les faits de manière très curieuse :
Le 26 juin, le commandement des opérations spéciales (COS) s’engage jusqu’à Kibuye et met
fin aux massacres dans ce secteur, tout au moins dans les agglomérations. Le 27 juin l’équipe du
COS, conduite par le capitaine de frégate Marin Gillier, procède, sur la route qui mène à Kibuye, à
la reconnaissance du camp de réfugiés hutus de Kirambo, puis découvre le 30 juin à Bisesero dans
des conditions qui feront l’objet par la suite de vives accusations (cf. annexe), les derniers survivants
d’une communauté tutsie victime des actions d’extermination menées par les Hutus de la région, sous
la houlette du bourgmestre de Gishyita. 398
Le rapporteur dans ce passage est fâché avec les dates. C’est le 24 juin et non le 26 que le détachement
des commandos de l’air arrive à Kibuye, si l’on se réfère à l’audition de son chef le lieutenant-colonel
Duval. 399 Marin Gillier n’arrive pas à Kirambo le 27 juin. Il y est déjà le 24, comme il l’écrit dans son
rapport pour la Mission. 400
Voir section 29.2 page 1099.
Conseil de sécurité, ONU, S/1994/798, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/S1994-798.pdf#page=2
396 Christophe Boisbouvier, Rwanda terrible aveu, Le Point, 2 juillet 1994, pp. 60-61.
397 Yannick Gérard, TD Kigali, Objet : Rwanda, Point de la situation au matin du 9 juillet, 9 juillet 1994. Cf. Enquête sur la
tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 415]. http://francegenocidetutsi.org/Gerard9juillet1994.pdf
398 Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome I, Rapport, p. 310].
399 Audition du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, 17 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
400 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=2
394
395
1199
29.33. LA MISSION D’INFORMATION PARLEMENTAIRE ET BISESERO
On ne voit pas en quoi l’arrivée des troupes françaises a mis fin aux massacres. Des témoignages
affirment le contraire et les images montrent les tueurs toujours à leurs barrières ou à l’entraînement.
Si, comme la Mission l’affirme, les massacres cessent dans les agglomérations, c’est qu’avant ils étaient
organisés ou tolérés par les autorités rwandaises. Pourquoi alors les responsables de Turquoise collaborentils avec ces autorités ? Pourquoi la Mission d’information parlementaire fait-elle porter la responsabilité
des massacres de Bisesero au seul bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, alors que le principal
organisateur local est le préfet Kayishema comme en témoigne des journalistes français 401 et qu’il agit
en accord avec le GIR ?
La reconnaissance des commandos de l’air du 27 juin à Bisesero est ignorée. Les rapporteurs, membres
du Parti socialiste, ne lisent sans doute pas Le Figaro !
Le rapport revient sur l’intervention à Bisesero :
4. Le cas de Bisesero
Il a été reproché au Capitaine de frégate Marin Gillier, responsable d’un des trois groupements, 402
arrivé en reconnaissance dans la zone relevant de sa responsabilité (Bisesero), puis d’en être reparti
immédiatement pour ne revenir sur place que trois jours plus tard, laissant ainsi le champ libre aux
Hutus de la région pour poursuivre les massacres des derniers 50 000 Tutsis qui s’y trouvaient encore.
Ces accusations proviennent de témoignages de rescapés, de commentaires contenus dans le rapport d’African Rights et de M. Michel Peyrard, 403 reporter présent à Bisesero pour le compte du
journal Paris-Match. De la confrontation des éléments contenus dans le rapport d’African Rights,
du témoignage envoyé par le Capitaine de frégate Marin Gillier à la Mission et du compte rendu de
l’audition particulière du reporter Michel Peyrard, il apparaît que rien ne vient sérieusement à l’appui
de ces accusations. Si trois jours se sont effectivement écoulés entre le moment où le groupement du
Capitaine de frégate Marin Gillier a procédé le 27 juillet à une reconnaissance de la zone de Bisesero
et le moment où il est intervenu, le 30 juillet, pour protéger et sauver les populations du lieu-dit
Bisesero, ce délai n’apparaît pas intentionnel (sur cette question voir annexes). 404
Faute d’inattention ou trouble difficilement réprimable ? Le rapporteur se trompe d’un mois, les faits
ci-dessus se déroulent du 27 au 30 juin 1994 et non en juillet. En revanche, ce qui est remarquable ici,
c’est que la reconnaissance de la zone de Bisesero par Marin Gillier, le 27 juin donc, n’est pas niée.
Certes, elle n’a pas été faite par Gillier lui-même, mais par Duval alias Diego. Cela confirmerait que cette
reconnaissance de Duval à Bisesero a été faite sous les ordres de Marin Gillier ou tout au moins avec son
autorisation. C’est d’ailleurs ce que celui-ci évoque dans son rapport quand il parle de la reconnaissance
du 27 juin par un « élément léger ». C’est peut-être bien ce qu’il a confirmé dans son audition et ce serait
là une des raisons pour laquelle celle-ci n’est pas publiée.
Le rapporteur de la Mission feint d’ignorer l’article de Patrick de Saint-Exupéry paru dans Le Figaro
le mercredi 29 juin 1994, article qui décrit la découverte de survivants des tueries de Bisesero par le détachement des commandos de l’air mené par Duval le 27 juin. La Mission évite d’auditionner ce journaliste,
ainsi que ceux qui ont été témoins du refus par le ministre François Léotard de porter secours aux Tutsi
à Bisesero.
Marin Gillier écrit dans son rapport à la Mission qu’il a demandé l’autorisation de se rendre dès
le 28 à l’est de Gishyita voir ce qui s’y passait. Cette autorisation ne vint pas. La Mission ne relève
pas cette faute du commandement. Devant la connivence entre le commandement français et les autorités
401 Voir Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6 http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf ; Philippe Boisserie et Éric Maisy, Les survivants
tutsi à Bisesero le 30 juin 1994, Édition spéciale Rwanda, France 2, 30 juin 1994, 20 h.
402 La version sur CD-Rom de ce texte dit « responsable d’un des trois groupements d’observations spéciales ».
403 L’audition de Michel Peyrard n’est pas publiée. Ce journaliste a été témoin d’une faute grave de l’armée française,
son récit publié dans Paris-Match le 14 juillet 1994 en est le témoignage. Il semble néanmoins faire preuve de partialité en
montant cette scène des rescapés qui rient au passage de leurs bourreaux. Dans son article du 8 avril 2004, Peyrard met
en doute la découverte des survivants de Bisesero, le 27 juin, par le lieutenant-colonel Duval, alias Diego. Il attribue à lui
seul et Benoît Gysembergh le mérite d’avoir découvert des survivants le 30, oubliant le rôle majeur de Sam Kiley et écrit :
« Nous avons vu des morts par dizaines. Mais aucun n’avait été tué dans les heures qui avaient précédé. Je dis bien : pas
un seul cadavre qui puisse avoir été celui d’un des 1 000 Tutsis sacrifiés entre le 27 et le 30 juin, selon Paul Kagamé. »
Il accuse les autorités rwandaises d’avoir : « à l’évidence décidé de réécrire certains pans de l’histoire du génocide ». Nous
remarquons juste que lui, Peyrard, a décidé de gommer certains passages de son article où il décrit cette journée du 30 juin
1994, comme celui où il note : « Dans la rivière, auprès d’une chute, quatre corps, le père, la mère, les deux jeunes enfants.
Ils ont été abattus hier. » Cf. Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les
bottes de ses bourreaux..., Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
404 Enquête sur la tragédie rwandaise [180, Tome I, Rapport, p. 330].
1200
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
rwandaises pour laisser celles-ci terminer le nettoyage de la « poche tutsi » de Bisesero, la Mission se voile
la face. Loin d’arrêter les organisateurs des massacres, en particulier le préfet Kayishema, le bourgmestre
Sikubwabo, le directeur de l’usine à thé de Gisovu, Alfred Musema, les militaires français collaborent
avec eux jusqu’à ce que ceux-ci veuillent bien s’enfuir. La Mission d’information ne relève pas.
-> rtlm-Ruggiu-30juin1994 -> turq-biseseroYusuf.tex
29.34
Le camp de Bisesero
Les 1 000 survivants tutsi vont se retrouver dans un camp à Rwirambo, une colline de Gisovu, non
loin de Bisesero, gardé par des soldats français 405 Ils y bénéficieront de la visite d’Alfred Musema, l’un
des instigateurs clés des tueries et ami des militaires français 406 :
J. se souvient lui aussi d’avoir vu Musema dans sa voiture durant plusieurs attaques.
Alfred Musema, qui était le directeur de l’usine de thé de Gisovu, est venu maintes fois avec sa
Pajero rouge. Quand les Français sont venus, il venait toujours les supplier de nous livrer aux milices.
[...]
J. M., maçon originaire de Gisovu, a critiqué le refus des soldats français d’arrêter Musema. [...]
Éric a décrit la stratégie employée par Musema pour s’assurer qu’il ne restât aucun survivant pour
témoigner sur ce qui s’était passé à Bisesero :
Il a dit à ces soldats de partir et de ne pas protéger les personnes qui étaient à l’origine de
l’insécurité qui régnait dans la région. Il se trouvait dans sa Pajero rouge. Les rescapés qui ont vu
Musema ont voulu l’attaquer, mais les Français ont calmé les esprits et Musema est parti 407
Le procès d’Alfred Musema devant le TPIR a révélé que les militaires français, dont vraisemblablement
ceux qui gardaient ce camp de Rwirambo, logeaient dans l’usine de thé dont Musema était le directeur
et qu’ils entretinrent avec lui des relations on ne peut plus cordiales 408
Les autorités génocidaires empêchent un camion militaire de Turquoise à une barrière à Mubuga, entre
Kibuye et Gishiyita, d’aller ravitailler les Tutsi du camp de Bisesero. C’est ce que raconte le témoin XXY
qui travaillait à Kibuye avec les Français de l’opération Turquoise et distribuait des vivres aux réfugiés :
Nous avons distribué les premiers vivres à un endroit appelé Rubengera, et par la suite, nous
sommes allés à Bisesero, mais nous n’avons pas pu atteindre Bisesero.
Lorsque nous nous rendions à Bisesero à bord d’un camion avec un militaire sénégalais, nous avons
trouvé un barrage routier à un endroit appelé Mubuga, et on nous a arrêtés au niveau de ce barrage.
À ce barrage routier, nous avons trouvé un militaire, je le connaissais de figure parce qu’il vivait
au camp de Kanombe, mais quand nous l’avons rencontré à ce barrage routier, il était avec des
Interahamwe, ils nous ont alors arrêtés et nous ont interdit de nous rendre à Bisesero.
Seul le militaire avait un fusil, mais les autres avaient... étaient armés de gourdins, et ils avaient
aussi des grenades à la ceinture. Parce qu’il me connaissait, il m’a pris à part et m’a parlé en kinyarwanda, et il m’a demandé : « Où allez-vous ? » Et je lui ai répondu que nous allions distribuer des
vivres à Bisesero. Il nous a alors dit : « Ne vous rendez pas à Bisesero, les Tutsis qui sont là sont
méchants. » Et on nous a empêchés d’y aller. Et quand je lui ai demandé la personne qui avait donné
cet ordre de ne pas se rendre à Bisesero, il m’a dit qu’ils avaient reçu cet ordre du général Kabiligi.
Je me rappelle que le Sénégalais est descendu pour demander plus d’explications, mais il lui a
tout simplement répondu que l’interdiction de se rendre à Bisesero venait des autorités, mais au
Sénégalais, il n’a pas donné l’identité de ces autorités qui avaient interdit de se rendre à Bisesero.
Le militaire sénégalais est revenu à bord d’un véhicule, et il a essayé de forcer le barrage routier,
mais le militaire a brandi son fusil, et le Sénégalais a eu peur, et nous avons dû faire demi-tour pour
rentrer sur Kibuye. 409
29.35
Le transfert en zone FPR
En août, les rescapés qui voulaient rejoindre le FPR furent conduits par les Français à Kivumu. 410
405
406
407
408
409
410
ONU, S/1994/795 ; African Rights [5, p. 1149].
Voir aussi section 26.20 page 1011.
African Rights [10, p. 65].
Voir les preuves données lors du procès de Musema section 26.20 page 1011.
Interrogatoire du témoin XXY par le procureur, Mme Bensouda, TPIR, affaire ICTR-98-41-T, 11 juin 2004
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1149].
1201
29.36. CHRONOLOGIE DES OPÉRATIONS DANS LA RÉGION DE BISESERO
29.36
Chronologie des opérations dans la région de Bisesero
Lundi 20 juin 1994 Le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, dirige une attaque à Bisesero. 411
Mardi 21 juin 1994 Trois groupes comprenant chacun une dizaine de militaires rwandais en uniforme et 150 miliciens encerclent la colline de Bisesero. 412
22 juin 1994 Attaque dirigée par Alfred Musema avec des employés de l’usine à thé de Gisovu,
cellule de Nyarutovu, à proximité d’une mine de pierres précieuses appartenant à une compagnie
dénommée Redemi, entre 11 h et midi. 413
Jeudi 23 juin 1994 15 h 30, entrée des Français au Rwanda : un détachement commandé par le
colonel Didier Thibaut (10e DP) arrive à Cyangugu et se dirige vers le camp de Nyarushishi. 414
Vendredi 24 juin 1994 Héliportage à Kibuye des commandos de l’air (CPA 10) qui prennent position chez des religieuses. 415 Reconnaissance du commando Trepel à partir de Cyangugu vers
Kibuye. Il passe le matin à Rwesero puis à Kirambo, 416 où il reçoit un accueil enthousiaste. 417 Il
rebrousse chemin le soir sans être parvenu à Kibuye. 418
Samedi 25 juin 1994 Commando Trepel : Retour à Cyangugu et reconditionnement.
Visite à Kibuye du cardinal Etchegaray, envoyé du pape. 419
Les journalistes Sam Kiley, Vincent Hugeux et un photographe américain découvrent le carnage
en cours à Bisesero.
Le sommet européen de Corfou demande que les responsables du « génocide » perpétré au Rwanda
soient « traduits en justice ».
Dimanche 26 juin 1994 CPA 10 : Le colonel Rosier, basé à Bukavu, vient assister à l’installation
du lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval et des ses 35 hommes du CPA 10 à Kibuye au collège
technique de filles tenu par les Sœurs de Sainte-Marie de Namur. Il est reçu par un sous-préfet et
un lieutenant de gendarmerie. 420
Vers 13 heures, après perception de trois véhicules VLRA, le lieutenant-colonel Duval fait une
reconnaissance de Kibuye à Bwakira. Il bivouaque. 421
Trepel : Une escouade va jusque Kibuye. Une autre reste à Kirambo pour protéger le camp de
réfugiés hutu.
Le journaliste Sam Kiley informe le capitaine de frégate Marin Gillier que des Tutsi sont attaqués
chaque nuit à Bisesero. 422
Il en informe aussi le capitaine Bucquet qui commande un convoi allant de Goma à Kibuye. 423
411 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6. http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
412 Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
413 Témoignage de P., Jugement d’Alfred Musema, TPIR, section 494, p. 156. http://francegenocidetutsi.org/
MusemaJugementCondamnation.pdf
414 Les premiers éléments de l’opération « Turquoise » sont entrés en territoire rwandais, Le Monde, samedi 25 juin
1994, p. 3 ; Jean Hélène, Liesse chez les Hutus soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4. http:
//francegenocidetutsi.org/LiesseChezLesHutuLeMonde26juin1994.pdf
415 Audition du lieutenant-colonel Duval par la Mission d’information parlementaire, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.pdf
416 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte, Turquoise : intervention à
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 402]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=1
417 Jean Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4 ; Reportage de
Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h.
418 Marin Gillier, ibidem.
419 François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/
LuizetCrisMurmuresKibuye27juin1994.pdf
420 François Luizet, ibidem.
421 B. Lugan [131, pp. 217, 261]. Dans son audition à la Mission d’information parlementaire, Duval déclare n’avoir reçu
ses véhicules que le 27.
422 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004 ; Aucun témoin ne doit survivre
[86, p. 788].
423 Patrick de Saint-Exupéry, Un accueil sous les vivas, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2 http://francegenocidetutsi.
org/AccueilSousLesVivasFigaro27juin1994.pdf ; Christiane Amanpour, Rwanda French Patrol, CNN, June 26, 1994.
http://francegenocidetutsi.org/KileyBucquet26juin1994.mp4
1202
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Patrick de Saint-Exupéry arrive à Kibuye vers 23 heures. 424
Le chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin Bizimungu, annonce
à la MINUAR qu’il va « passer à l’offensive contre le FPR ». 425
Lundi 27 juin 1994 CPA 10 : Arrivée des véhicules à Kibuye. 426
CPA 10 : En fin de matinée, le colonel Rosier réalise une jonction par hélicoptère avec Duval, qui
se trouve toujours sur la piste Bwakira-Kibuye. Un obus de mortier est tombé sur le marché de
Bwakira, selon Duval. Rosier demande à Duval de rentrer à Kibuye. Ils s’y retrouvent entre 14
et 15 heures. Ils s’entretiennent avec la mère supérieure d’une communauté de religieuses. Rosier
décide que Duval les évacuera le lendemain puis s’envole vers Bukavu. 427
CPA 10 : Patrick de Saint-Exupéry constate que les militaires français sont installés à Kibuye en
face du Home Saint-Jean, en face des Sœurs de Sainte Marie de Namur. 428 Partant de Kibuye et
accompagné par des journalistes dont Patrick de Saint-Exupéry, Duval passe à Nyagurati, Mubuga,
puis découvre des survivants à Bisesero en fin d’après-midi. 429 Selon Lugan, le détachement conduit
par Duval ne part que peu avant 16 heures. 430
Le Figaro : Cris et murmures à Kibuye : En deux mois, la moitié des 55 000 Tutsis de la région
ont été massacrés.
Trepel : Mission de recherche vers Gishyita et Gisovu. D’après la population, des éléments infiltrés
du FPR se trouvent à l’est de Gishyita.
Vers 12 h, Gillier entend des bruits de rafales d’armes automatiques ; agitation observée à 5 km à
l’est. 431 Des villageois s’attaqueraient aux éléments infiltrés du FPR. Demande au commandement
l’autorisation d’aller sur place. La réponse tarde.
Alain Juppé : « Le premier objectif du dispositif Turquoise au Rwanda a été atteint puisque d’ores
et déjà on a pu rassurer et mettre en sécurité des populations qui étaient menacées ». 432
Mardi 28 juin 1994 CPA 10 : Évacuation par hélicoptère des religieuses de la congrégation des
sœurs de Sainte-Marie de Namur de Kibuye vers Goma. 433
Reconnaissance de Kibuye à Kivumu par un élément du CPA 10. 434
Eliezer Niyitegeka, ministre de l’Information, exécute ou fait exécuter deux Tutsi près de l’École
normale technique de Kibuye, il fait déshabiller le cadavre de la femme et enfoncer un morceau de
bois dans son sexe. 435
Trepel : Amélioration des postes de combat près de Gishyita et préparation de l’équipe d’observation qui se rendra vers l’est le lendemain.
Général Germanos : « Des tensions existent notamment autour de Kibuyé, sur le lac Kivu ». 436
Mercredi 29 juin 1994 Récit de Patrick de Saint-Exupéry à Nyagurati et Bisesero publié dans Le
Figaro. 437
424 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, Procès-verbal,
pp. 122, 126. http://francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf
425 L’armée fait état de « tensions » dans les zones où elle patrouille, Le Monde, 28 juin 1994, p. 7. http://
francegenocidetutsi.org/TensionsDansLesZonesOuArmeePatrouilleLM28juin1994.pdf
426 Audition du lieutenant-colonel Duval, ibidem.
427 Entretien avec le général Rosier, B. Lugan [131, p. 261].
428 Audition de Patrick de Saint-Exupéry au procès de Clément Kayishema, TPIR, 18 novembre 1997, p. 129. http:
//francegenocidetutsi.org/transcript-18111997-fr.pdf
429 Patrick de Saint-Exupéry La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6, col. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
430 B. Lugan [131, p. 262].
431 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise », Le Monde, 1er juillet 1994,
p. 4.
432 Michel Cariou, Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5.
433 Sam Kiley, Dawn raid by French rescues nuns and orphans, The Times, 29 June 1994. Dans son audition, le lieutenantcolonel Duval précise que cette évacuation a lieu le matin du 28.
434 Dominique Garraud, Le nettoyage ethnique continue dans les montagnes rwandaises, Libération, 29 juin 1994, p. 16.
435 Jugement d’Eliezer Niyitegeka, TPIR, Affaire no ICTR-96-14-T, 16 mai 2003, section 273, p. 69. http://
francegenocidetutsi.org/Niyitegeka-jugement.pdf#page=73
436 L’armée fait état de « tensions » dans les zones où elle patrouille, Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
437 Patrick de Saint-Exupéry, Les assassins racontent leurs massacres, Le Figaro, 29 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/LesAssassinsRacontentLeursMassacres.pdf
1203
29.36. CHRONOLOGIE DES OPÉRATIONS DANS LA RÉGION DE BISESERO
Trepel : Envoi avant l’aube d’une reconnaissance vers Bisesero qui ne trouve rien. 438
François Léotard inspecte Trepel à Gishyita : mis au courant par Marin Gillier de la fusillade du
27 vers 12 h, Léotard lui refuse l’autorisation d’aller sur les lieux. Sous la pression de 2 journalistes
dont Raymond Bonner du New York Times, il aurait promis : « On y va demain ». 439
Marin Gillier reçoit l’ordre en milieu d’après-midi d’aller le lendemain contacter un prêtre français
menacé à 20 km à vol d’oiseau et non d’aller secourir les Tutsi de Bisesero. 440
François Léotard inspecte le CPA 10 à Kibuye. 441
Le soir, attaque de 50 miliciens encadrés par 4 soldats rwandais à Bisesero. 442
Jeudi 30 juin 1994 Trepel : Départ tôt le matin. Arrive en début d’après-midi au village du prêtre
français : Celui-ci préfère rester avec ses paroissiens ! D’après M. Peyrard et S. Kiley, le commando
Trepel est allé à Gisovu. Ce prêtre serait Jean-Baptiste Mendiondo, curé de Mukungu, au nord-est
de Gisovu.
11 h : Découverte des survivants tutsi de Bisesero par Michel Peyrard et Sam Kiley. Des journalistes
– eux ou Raymond Bonner – appellent des militaires français 443
14 h 15 : Arrivée à Bisesero d’une patrouille de reconnaissance française qui appelle le groupe de
Marin Gillier.
Opération de secours. 444
Juste avant la nuit, évacuation des blessés par hélicoptères.
Le colonel Rosier se rend à Bisesero en fin d’après midi avec Jacques Hogard. 445
Rencontre de Dallaire et Lafourcade à Goma. 446
Vendredi 1er juillet 1994 800 survivants tutsi mis sous protection par le commando Trepel à Bisesero, 96 évacués par hélicoptère. Découverte de centaines de cadavres. 50 soldats français restent
pour protéger les Tutsi.
Le colonel Rosier est à Bisesero en fin de matinée.
Trepel : Entrevue de Gillier avec le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo.
Le Monde : Léotard interpellé par deux journalistes anglo-saxons répugne à porter secours aux
Tutsi traqués. 447
ONU : le massacre des Tutsis au Rwanda constitue un génocide a estimé René Degni-Ségui. 448
ONU : Dans sa lettre au Secrétaire général de l’ONU, Jean-Bernard Mérimée, représentant de la
France, parle de poussée FPR vers Kibuye.
Trepel : Évacuation de 4 Tutsi du village du prêtre par voie aérienne. 449
Trepel : Départ commando Trepel vers Gikongoro.
CPA 10 : Héliportage vers Butare. 450
Samedi 2 juillet 1994 Le Figaro : Les miraculés de Bisesero par François Luizet et Patrick de
Saint-Exupéry
Le Monde : A la rencontre des victimes dans le « triangle de Kibuyé » par Corine Lesnes.
G. Maindron : dans la nuit de samedi à dimanche, évacuation de huit Tutsi et un Hutu de la
paroisse Zaïre-Nil par un détachement des commandos de marine. 451
Marin Gillier, ibidem, p. 405. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=5
Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
440 Marin Gillier, ibidem, p. 404. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=4
441 Audition de Jean-Rémy Duval [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, pp. 119-120]. http://francegenocidetutsi.org/
AuditionDuval17juin1998.pdf
442 Michel Peyrard, Terré dans son trou depuis deux mois, Bernard voit au-dessus de lui les bottes de ses bourreaux...,
Paris-Match, 14 juillet 1994, p. 40.
443 Michel Peyrard, ibidem.
444 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994.
445 J. Hogard [104, p. 39].
446 Le Figaro, 1er juillet.
447 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
448 François Luizet, Rwanda : les Français entre deux feux, Le Figaro, 1er juillet 1994.
449 Marin Gillier, ibidem, p. 406. http://francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=6
450 B. Lugan [131, pp. 221, 264].
451 François Luizet, Rwanda : « Le journal de guerre » du père Maindron, Le Figaro, 4 juillet 1994.
438
439
1204
29. LES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE À BISESERO
Dimanche 3 juillet 1994 CPA 10 : Remplacé par un détachement d’infanterie de marine, il quitte
Kibuye pour Gikongoro. 452
Le Monde : Les soldats français débusquent des morts vivants.
Lundi 4 juillet 1994 Le Figaro : Le journal de guerre du père Maindron par François Luizet.
CPA 10 : En place à Gikongoro.
François Mitterrand au Cap.
Mardi 5 juillet 1994 Publication par Patrick de Saint-Exupéry de son enquête sur le préfet Kayishema dans Le Figaro. 453
Mercredi 6 juillet 1994 Le Monde : Le dispositif « Turquoise » passe de l’humanitaire au sécuritaire par Jacques Isnard.
452
Audition du lieutenant-colonel Duval, ibidem, p. 120. http://francegenocidetutsi.org/AuditionDuval17juin1998.
pdf
453 Patrick de Saint-Exupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro, 5 juillet 1994. http://
francegenocidetutsi.org/LaSolutionFinaleDuPrefetDeKibuye.pdf
1205
Chapitre 30
Non-assistance à personnes en
danger
30.1
Les Tutsi ne peuvent se déplacer sans risque
La présence des troupes françaises n’empêche pas les milices, que les Français ne désarment pas et
n’arrêtent pas, de continuer leurs massacres. Voici le témoignage d’une survivante de Cyimbogo (Cyangugu) :
Later in June the French troops came. After a certain time, it became possible to move around a
little. But still, I could not go back to my native hill because the interahamwe were killing people in
secret despite the presence of French soldiers. 1
Les Tutsi ne peuvent rejoindre les camps. Raymond Bonner écrit le 28 juin dans les environs de
Cyangugu :
A week ago, a journey along almost any road in this area was perilous. There were road blocks
every 200 or 300 yards, manned by young men in civilian clothes, armed with machetes, clubs and
rifles.
While most of the roadblocks and armed militias have vanished, checkpoints are still ubiquitous.
At a roadblock just east of Nyungwe Forest, a teen-ager in a checkered red shirt held a grenade in
his right hand, as his comrades searched vehicles. The roadblocks are a nuisance for every traveler ;
they are potentially fatal for a Tutsi.
The safety of Nyarushishi refugee camp is just over a hill from Ruganda, less than three miles
distant. A woman in the camp said today that her mother was still hiding in Ruganda 2 – she is
protected by a Hutu family, her daughter said, and would like to come to the camp but that she
could not do so safely.
Mr. Rwakazina’s wife and children are also in the camp, and today he beseeched american reporters
who found him and his friends to escort them to the camp “It is not safe to go on the road”, said one
of the men, who was barefoot and whose torn and soiled clothes were all he had. A Hutu intellectual
in the village, a political centrist, agreed that it was not safe for Tutsi to travel unescorted.
“The French are here, but I am still afraid”, Mr. Rwakazina said. “I don’t know if I would be alive
tomorrow.”
A French colonel, Didier Thibaut, said, “We don’t have orders to disarm militias.”
Asked about the Tutsi who were in hiding in fear of the Hutu – no one has any idea how many
like Mr. Rwakazina there are – Colonel Thibaut said they should come to the camp.
But the question is how they get there. If French paratroopers find Tutsi while on their patrols,
they bring them to the camp. But the French do not go on missions in search of those in hiding.
Colonel Thibaut maintained, “The province of Cyangugu is calmer,” referring to this region in
the south-western corner of Rwanda, on the southern tip of Lake Kivu. “The civilian population is
1 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 485]. Traduction de l’auteur : Plus tard en juin, les troupes françaises
arrivèrent. Après un certain temps, il devint possible de sortir un peu. Mais je ne pouvais pas retourner sur ma colline parce
que les interahamwe continuaient à tuer des gens à l’insu des soldats français.
2 Ruganda est à mi-distance entre Cyangugu et Nyarushishi, voir carte figure 30.1 page 1210.
1207
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
protected.” 3
Raymond Bonner le répète encore le 1er juillet :
The French are offering protection for Tutsi in refugee camps they are setting up in the area. But
soldiers and armed Hutu in civilian clothes man checkpoints along the roads, making it impossible
for Tutsi to reach the camps. 4
Même problème dans la région de Kibuye pour les survivants de rejoindre le camp des Français. 5 Une
survivante du massacre de Bwakira (Kibuye), parlant des militaires français, dit qu’« on pouvait se faire
tuer à cinq mètres de leurs camps. » 6
Le rapport de la Commission pour le Mémorial du génocide cite plusieurs lieux de la zone Turquoise
où des massacres auraient été commis jusqu’au départ des troupes françaises :
— Sous-préfecture de Birambo :
Mais comme c’était dans la zone turquoise, on a tué jusqu’au mois d’août 1994. Les victimes
des derniers mois croyaient rentrer dans leur pays natal en toute liberté. Par exemple le nombre
de cadavres dans les fosses septiques de l’E.D.A. a été rehaussé par le prolongement temporel de
ces massacres. 7
Commune Mwendo :
La date du génocide : depuis le 15/4/1994 jusqu’en août 1994. Cela se comprend du fait
que la commune était dans la zone Turquoise. 8
30.2
Le camp de Nyarushishi
Il est situé dans la commune de Nyakabuye à 12 km de Cyangugu. Il a accueilli des réfugiés du Burundi
qui ont fui au Rwanda en octobre 1993. Durant le génocide de 1994, les Tutsi sont encouragés par les
autorités à s’y regrouper. Jean-Népomucène N., rescapé du massacre de la paroisse de Mibilizi raconte :
Peu de temps après, le Comité international de la Croix-Rouge est venu dispenser des soins et
conseiller aux survivants de se déplacer vers un camp, sur la colline de Nyarushishi. 9 « Le gouverne3 Raymond Bonner, Fear Is Still Pervasive In Rwanda Countryside, New York Times, June 29, 1994. Traduction de
l’auteur : La peur est encore partout dans la campagne rwandaise. Une semaine avant, il était dangereux de s’aventurer sur
n’importe quelle route de cette région. Il y avait des barrières tous les 200 à 300 m, gardées par des jeunes gens habillés en
civil, armés de machettes, de bâtons et de fusils.
Alors que la plupart des barrières et des milices armées ont disparu, les points de contrôle sont encore omniprésents. À
une barrière juste à l’est de la forêt de Nyungwe, un adolescent en chemise rouge à carreaux tenait une grenade à la main
droite pendant que ses camarades fouillaient les véhicules. Les barrières sont un danger pour tout voyageur ; elles sont
potentiellement mortelles pour un Tutsi.
La sécurité offerte par le camp de réfugiés de Nyarushishi est juste de l’autre côté d’une colline par rapport à Ruganda. Une
femme dans le camp dit aujourd’hui que sa mère se cache encore à Ruganda – elle est protégée par une famille hutu, dit sa
fille, elle voudrait venir au camp mais elle ne peut le faire sans risque.
La femme et les enfants de M. Rwakazina sont au camp et aujourd’hui il supplie les journalistes américains qui l’ont trouvé
avec ses amis de les accompagner jusqu’au camp. « Ce n’est pas prudent d’aller sur la route », dit l’un d’eux, qui est
pieds-nus et qui n’a que ses larmes et ses vêtements sales pour tout bien. Un intellectuel hutu du village, politiquement
centriste, confirme que ce n’est pas prudent pour les Tutsi de voyager sans escorte.
« Les Français sont là, mais j’ai encore peur », dit M. Rwakazina. « Je ne sais pas si je serai encore en vie demain. »
Un colonel français, Didier Thibaut, déclare « Nous n’avons pas l’ordre de désarmer les milices. »
Interrogé à propos des Tutsi qui se cachaient par crainte des Hutu – personne ne sait combien il y en a comme M. Rwakazina
– le colonel Thibaut répond qu’ils devraient venir au camp.
Mais la question est comment y parvenir. Si des paras français en trouvent lors de leurs patrouilles, il les ramènent au camp.
Mais les Français ne vont pas à la recherche de ceux qui se cachent.
Le colonel Thibaut insiste, « la province de Cyangugu est plus calme », faisant allusion à ce coin sud-ouest du Rwanda, à
l’extrémité sud du lac Kivu. « La population civile est protégée ».
4 Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New York Times, July 1, 1994, p. A1.
Traduction de l’auteur : Une effrayante découverte conduit les Français au Rwanda à élargir leur mission. Les Français
offrent leur protection aux Tutsi dans les camps qu’ils organisent dans la région. Mais les soldats et les miliciens hutu
gardent les barrières, rendant l’accès à ces camps impossible.
5 Voir section 25.3 page 967.
6 Voir section 25.3 page 967.
7 Mémorial du génocide [66, p. 160]. E.D.A. : École de droit et d’administration.
8 Ibidem, p. 164.
9 Selon le témoignage de FB à l’auteur, le CICR n’a pas pu conseiller aux Tutsi d’aller à Nyarushishi. La décision de les
envoyer à Nyarushishi a été prise par les autorités de Cyangugu, dont le but était de les exterminer dans un lieu retiré. Le
CICR n’a fait que les accompagner pour continuer à leur prodiguer des soins.
1208
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
ment disait la même chose, que les Tutsis devaient se rassembler à Nyarushishi. Mais tout le monde
pensait que c’était pour mieux nous exterminer. J’ai décidé de fuir ». 10
Se retrouvent à Nyarushishi d’abord des survivants des massacres de la paroisse de Mibilizi et de
l’office communal de Nkanka à Kamembe. Le déplacement des gens du stade vers Nyarushishi s’est fait
en deux temps. C’est ainsi que le camp était divisé en quartiers, Stade I, Stade II, Mibilizi, Shangi,
Kibuye, Congo, etc. 11 Le camp est gardé par des militaires et des gendarmes souvent de mèche avec les
Interahamwe. Ceux-ci tuent les réfugiés qui s’aventurent hors du camp en quête de bois ou de nourriture.
Les conditions de vie dans le camp sont abominables. Les réfugiés mettent en cause le personnel de la
Croix Rouge en particulier Saady Hatagekimana 12 qui ne cache pas sa haine des Tutsi, les terrorise et
même dans un cas livre le dénommé Mafuta aux Interahamwe qui le tuent. 13 Malgré les nombreuses
plaintes auprès des responsables étrangers, Saady est maintenu en place. La coordinatrice du CICR est
Ariane Tombet. 14
Le préfet Bagambiki fait transporter les réfugiés du stade de Cyangugu au camp de Nyarushishi, plus
discret, probablement dans l’intention de les exterminer en masse :
Nyarushishi fut le seul camp de Cyangugu où furent amenés les survivants et nombre des réfugiés
s’y rendirent sous la menace et contre leur gré. Les survivants sont convaincus que le préfet décida
de les transférer du stade car, malgré les mesures préventives qu’il avait mis [sic] en place, le fait
que le stade se trouvait près de Bukavu au Zaïre faisait que le monde extérieur pouvait obtenir plus
facilement des renseignements sur le génocide. Bagambiki avait appris que certains des réfugiés du
stade avaient réussi à s’enfuir, généralement en soudoyant les gendarmes, et à traverser la frontière
pour gagner Bukavu. De plus, les informations émises à propos de Nyarushishi, camp éloigné situé
en pleine campagne, seraient plus faciles à contrôler. Mais il ne fait non plus aucun doute que la
décision de rassembler les survivants des quatre coins de la région en un seul camp avait été prise en
préparation d’un massacre. Selon les propos d’un survivant, la stratégie de Bagambiki était de veiller
“à ce que nous ne laissions aucune trace”. Dès qu’ils atteignirent Nyarushishi, les réfugiés comprirent
que d’autres tourments les attendaient. Les conditions du camp étaient extrêmement pénibles. Il
faisait froid et humide ; les approvisionnements en vivres, en eau et en médicaments étaient rares ou
insuffisants. Pire encore, des interahamwe armés enlevaient toute personne qui quittait le camp en
quête de vivres, d’eau ou de bois de chauffage. 15
30.2.1
Protéger Nyarushishi pour marquer le caractère humanitaire Turquoise
Ce camp était destiné comme les autres a être un lieu d’extermination des Tutsi. Mais les Français
auraient obtenu du GIR et des FAR que les Tutsi du camp soient gardés sains et saufs pour laisser aux
militaires français quelques Tutsi à protéger en cas d’intervention. C’est du moins la thèse avancée par
Colette Braeckman :
Selon une autre source seychelloise, les envois d’armes auraient fait l’objet d’un marché entre les
FAR et les militaires français de l’opération Turquoise. En échange des livraisons, les FAR auraient
promis de laisser les Français protéger deux camps de Tutsis, à Nyarushishi et Bisesero. Le premier,
en effet, était placé depuis plusieurs semaines sous la garde de la gendarmerie rwandaise. 16
Il y a eu deux rotations d’avions sur Goma au départ des Seychelles, transportant des armes, les
16 et 18 juin. 17 La BNP a servi d’intermédiaire pour payer ces armes. 18 On notera que, début juin, 19
10
11
12
13
14
p. 4.
Michel Bührer [50, p. 22].
Témoignage de FB à l’auteur.
Death, despair and defiance [5, pp. 739-741].
Death, Despair and Defiance [5, p. 743].
Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise », Le Monde, 1er juillet 1994,
15 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, pp. 13-14]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=13
16 Colette Braeckman [44, p. 271].
17 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire Rearming with Impunity, Vol. 7, No. 4, May 1995, section 43. http://
francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm
18 Voir section 20.9 page 844.
19 Le 4 juin 1994, le colonel Bagosora négocie des livraisons d’armes aux Seychelles, ibidem, section 59.
1209
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
Figure 30.1 – Le camp de Nyarushishi (70) où ont été parqués les Tutsi précédemment concentrés à
12 km, au stade de Cyangugu (69). La route en rouge passant à Gisuma mène à Butare via Gikongoro.
Source : Carte au 1/50 000e. Annexes du rapport Mucyo
quand ces livraisons ont été négociées, il n’y avait pas de camp à Bisesero, ce qui rend cette information
douteuse. La tentative d’exterminer les Tutsi de Nyarushishi que l’on va voir ci-dessous vient également
réfuter cette hypothèse.
L’arrivée de l’opération Turquoise par Cyangugu et la « libération » du camp de Nyarushishi par les
troupes françaises serait un choix délibéré pour marquer le caractère humanitaire de l’opération. C’est
ce que laisse entendre Gérard Prunier, à l’époque conseiller au ministère de la Défense, qui dit avoir
argumenté pour cette raison en faveur d’une entrée des militaires français de Turquoise par Cyangugu
plutôt que uniquement par Gisenyi :
La question est finalement résolue le lundi 20 juin, lorsque le ministre François Léotard décide
d’adopter le plan de Cyangugu. J’ai été très soutenu en ce sens, ce dont je suis reconnaissant, mais
je crois que l’argument le plus convaincant, c’est que nous trouverons dans le camp de Nyarushishi,
près de Cyangugu, tous les Tutsi survivants, dont nous avons besoin pour la télé. Et qui voudrait
d’une opération humanitaire dans un coin où il n’y a plus personne à sauver ? 20
La mise en sécurité par l’armée française du camp de Nyarushishi, le 23 juin, semble donc avoir été
un faire-valoir humanitaire. À tel point que le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, estime le 27
juin que « le premier objectif du dispositif Turquoise au Rwanda a été atteint ». 21
Or, à cette date, il y a encore, comme nous le montrons par ailleurs, beaucoup de Tutsi qui restent
traqués par les miliciens, les FAR et les gendarmes.
20
21
Gérard Prunier [175, p. 340].
Voir section 29.11.1 page 1145.
1210
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
30.2.2
Le massacre était prévu juste avant l’arrivée des Français
Comme à Bisesero, l’arrivée des Français incite les organisateurs du génocide à terminer le travail,
à éliminer tous les témoins des massacres. Les réfugiés de Nyarushishi sont précisément des rescapés
d’autres massacres, au stade Kamarampaka à Kamembe, à la paroisse de Mibilizi, etc.
Le rescapé Adolphe K. témoigne à African Rights :
The patience of the interahamwe had its own logic. The day French soldiers arrived in Rwanda, the
new commander of the gendarmerie, Col. Bavugamenshi, had collected refugees from other communes
in Cyangugu, as well as people hiding in the bushes and brought them in Nyarushishi. Determined
to kill everyone at one go, about ten thousand interahamwe surrounded the camp. They arrived at
about 5:00 a.m., armed with machetes, spears and other weapons. Fortunately, Col. Bavugamenshi,
was aware of their plans and had sent gendarmes in two buses. The interahamwe were dispersed by
midday and French soldiers arrived at around 4:00 p.m.
« Things improved after that. The French soldiers confiscated weapons from the interahamwe. We
were able to walk around. » 22
Le chiffre de 10 000 Interahamwe est une exagération liée à l’émotion. Le témoin, qui était une victime
potentielle, n’a pas pu compter exactement le nombre d’agresseurs. Il faut comprendre qu’ils étaient très
nombreux. Florence Aubenas parle plus loin de 700. Les Français arrivèrent à Cyangugu le jeudi 23 juin
et se rendirent aussitôt à Nyarushishi. L’attaque avortée ci-dessus est donc de ce même jour. Cependant,
Michel Bührer rapporte le récit d’une autre rescapée, Annonciata U., venant du stade Kamarampaka à
Kamembe (Cyangugu), récit très voisin mais qui situe cette attaque le 26 : 23
Environ deux semaines plus tard [après une tentative de fuite du stade vers Bukavu, au Zaïre],
Annonciata fait partie d’un convoi qui la transfère au camp de Nyarushishi. Elle ne sait pas que ce
deuxième camp de la mort est prévu pour être le dernier. Elle partage la vie des autres survivants,
acheminés de partout pour être rassemblés dans cet ancien camp de réfugiés burundais. Le père Oscar
et le frère Félicien sont encore là. [Ces deux religieux de la paroisse de Cyangugu ont fait leur possible
au stade pour distribuer de la nourriture.] Les Interahamwe aussi, qui rôdent autour du camp, entrent
parfois, tuent aussi. Nourriture et soins sont dispensés par le CICR, dont les employés locaux harcèlent
et terrorisent les rescapés. La curée est prévue pour le 26 juin. 24 Vers 5 heures du matin, des milliers
de miliciens armés entourent le camp, pour en finir avec les survivants. Mais le nouveau commandant
de la gendarmerie, le colonel Bavugamenshi Innocent, est fermement opposé aux massacres. Il envoie
des bus de gendarmes qui obligent les Interahamwe à se disperser. Il est environ midi. Au milieu de
l’après-midi, les Français de la zone Turquoise sont là. 25
Nous remarquons que des éléments factuels comme l’heure du début de l’attaque, 5 h du matin, de la
dispersion des miliciens, midi ; l’heure d’arrivée des Français et l’envoi de gendarmes en bus correspondent
dans les deux récits. Seule la date diverge. Comme c’est le jour de l’arrivée des Français, il s’agit du 23
et non du 26. Mais nous verrons plus loin que cette erreur est plutôt une confusion avec une deuxième
attaque.
Le colonel de gendarmerie Innocent Bavugamenshi était chargé en avril 1994 de la sécurité des dirigeants des partis non MRND à Kigali, en particulier du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana. 26 Il
fut nommé à Cyangugu peu avant que le problème de Nyarushishi soit « résolu ». Selon African Rights :
Le colonel Bavugamenshi prit ses fonctions en mai. Bien qu’à ce stade, le génocide ait déjà coûté
la vie à la majorité des victimes, il fit de son mieux pour protéger les rescapés tutsis de la région.
Les survivants furent rassemblés dans un camp de Nyarushishi et c’est Bavugamenshi qui empêcha
22 Death, despair and defiance [5, p. 745]. Traduction de l’auteur : La patience des Interahamwe avait sa propre logique. Le
jour de l’arrivée des soldats français au Rwanda, le nouveau commandant de la gendarmerie, le colonel Bavugamenshi, avait
rassemblé des réfugiés d’autres communes de Cyangugu, de même que des gens cachés dans la brousse et les avaient menés
à Nyarushishi. Déterminés à tuer tout le monde d’un seul coup, environ dix mille Interahamwe encerclèrent le camp. Ils
arrivèrent vers 5 heures du matin, armés de machettes, d’épées et d’autres armes. Heureusement, le colonel Bavugamenshi
était au courant de leur plan, il envoya deux bus de gendarmes. Les Interahamwe furent dispersés vers midi et les soldats
français arrivèrent vers 16 heures. La situation s’améliora. Les militaires français confisquèrent les armes des Interahamwe.
Nous pouvions circuler autour.
23 Le témoin FB précise à l’auteur que cette date du 26 est une erreur. L’attaque est survenue le matin de l’arrivée des
Français, c’est-à-dire le 23 juin.
24 Erreur, l’attaque était prévue pour le 23 juin.
25 Michel Bührer [50, p. 68].
26 Linda Melvern [140, p. 121].
1211
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
une tentative de dernière minute par le préfet Bagambiki, visant à les exterminer avant l’arrivée des
troupes françaises. 27
Pour des rescapés, le colonel Bavugamenshi a déjoué le plan du préfet Bagambiki de faire exterminer
les Tutsi de Nyarushishi juste avant l’arrivée des Français :
A la fin de juin, les soldats français de l’Opération Turquoise envisagèrent de monter une opération
de sauvetage pour délivrer les Tutsis du camp. Afin d’empêcher cette éventualité, des milliers d’interahamwe armés issus des diverses communes de Cyangugu se rassemblèrent à Nyarushishi le 25 juin,
le jour même où les soldats français débarquèrent dans la préfecture. Les réfugiés furent sauvés parce
que le Col. Innocent Bavugamenshi devança Bagambiki en envoyant un grand nombre de gendarmes
monter la garde au camp de très bonne heure le matin de l’arrivée des soldats français. Bagambiki
se rendit à Nyarushishi après l’arrivée au camp des soldats français. Les interahamwe furent obligés
de battre en retraite lorsqu’ils virent les légions de gendarmes. Judith Mukankubito, ayant survécu
au massacre du stade de Kamarampaka, décrit les efforts mis en œuvre par le préfet pour tenter de
masquer la vérité.
« Bagambiki a parlé aux Français. Ensuite il a vu l’un des survivants, quelqu’un qui s’appelait
Kamatari. Il lui a donné une accolade chaleureuse devant les Français qui ont été surpris de voir le
préfet si fraternel avec quelqu’un qu’il n’avait pas sauvé. Les Français se sont approchés de Kamatari,
qui savait bien parler le français, et lui ont posé des questions sur la vie que nous avons menée. Quand
il a vu ça, le préfet a dit à Kamatari, en Kinyarwanda : “Uvuge make dore nzi ko ujya uvuga menshi !
”, ce qui signifiait : “J’espère que tu leur diras peu ! ” Mais Kamatari leur a dit tout ce qui s’était
passé. » 28
On notera dans ce récit que l’attaque est datée du 25 juin, « le jour même où les soldats français
débarquèrent dans la préfecture », ce qui est une erreur puisqu’ils sont arrivés le 23 juin.
African Rights rapporte un autre récit de Pierre N., alors âgé de 7 ans, survivant du massacre de la
paroisse de Mibilizi :
Fear never left us at Nyarushishi because the horrible interahamwe were always there and kept
attacking us. They lived near our camp. There were also some soldiers at the camp. But this did not
take the fear away because the interahamwe were still cruel. One day we woke up. And what did we
see ? That our camp was surrounded by the interahamwe who had a lot of machetes and other things
they wanted to use to kill us. Some of these interahamwe were women who had thrown stones at us
in Mibilizi. That evening French soldiers arrived. The interahamwe did not come to attack us again.
After they left, foreign soldiers wearing blue helmets [UNAMIR II] came. They brought us here to
this orphanage. 29
Florence Aubenas donne un récit de l’attaque qui met en scène le chef milicien John Yusuf Munyakazi :
Dans le creux de collines rondes, 6 000 Tutsis se terrent les uns contre les autres. Tout autour,
depuis le début de la journée, plus de 700 miliciens en armes de la région de Cyangugu encerclent le
dernier retranchement, à Nyarushishi. Nous sommes le 23 juin. La nouvelle vient d’être lâchée dans
cette région du sud-ouest du Rwanda : les militaires français vont déployer l’opération Turquoise
le lendemain même. 30 Youssouf, chef de la bande, compte « régler le problème tutsi » avant leur
arrivée. Il a fourbi un « plan imparable ». Les hommes en armes n’attendent plus que lui pour donner
la charge. Les heures tournent. La nuit approche. Youssouf n’est toujours pas là. Par hasard, les
27 African Rights, Hommage au courage [17, p. 198]. Bavugamenshi est mort des suites d’une maladie après le génocide.
Cf. ibidem, p. 193.
28 African Rights, Bulletin d’accusation no 4 : Emmanuel Bagambiki [14, p. 14]. http://francegenocidetutsi.org/
Bagambikifr.pdf#page=14
29 Rwanda : Death, despair and defiance [5, p. 741]. Traduction de l’auteur : La peur ne nous quitta jamais parce que les
horribles Interahamwe étaient toujours là et ne cessaient de nous attaquer. Ils vivaient à côté de notre camp. Il y avait aussi
des soldats au camp. Mais cela ne nous rassurait pas car les violences des Interahamwe continuaient. Un jour, nous nous
sommes réveillés. Et qu’est-ce que nous vîmes ? Que notre camp était encerclé par les Interahamwe armés de machettes et
d’autres instruments pour nous tuer. Parmi eux, des femmes qui nous avaient lancé des pierres à Mibilizi. Ce soir-là, les
soldats français sont arrivés. Les Interahamwe ne revinrent plus nous attaquer. Quand ils partirent, des soldats étrangers
portant des Casques-bleus [MINUAR II] arrivèrent. Ils nous amenèrent ici à l’orphelinat.
30 Problème de date encore ici, l’arrivée des Français est annoncée pour le lendemain du 23 juin donc le 24. Mais ils
arrivent « en avance » ce 23 juin. La journaliste retient la date du 24 pour l’arrivée des Français dans la légende de la photo
« A l’arrivée des soldats de la force Turquoise le 24 juin à Nyarushishi, les miliciens hutus ont tenté des incursions. ».
Cette date du 24 était déjà donnée par Dominique Garraud, Rwanda : L’armée française avance à pas comptés, Libération,
27 juin 1994, p. 16.
1212
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
militaires français débarquent avec quelques heures d’avance. Ils arrêtent un des miliciens, toujours
en embuscade. L’homme ne renâcle pas pour raconter le plan, tant il le trouve astucieux : « Nous
avions décidé de tuer les Tutsis et de prendre leur place. Les Français n’y auraient vu que du feu. »
Youssouf n’est arrivé qu’alors. Hors de lui, il a expliqué avoir crevé deux fois en route. 31
Le rôle de Yusuf dans l’attaque du camp de Nyarushishi est ainsi décrit par African Rights :
L’éventualité d’une opération de secours menée par les soldats français de l’Opération Turquoise
augmenta, pour la milice, l’urgence d’attaquer à la fin du mois de juin. Les réfugiés sombrèrent
dans un désespoir encore plus profond lorsqu’ils apprirent que Yusufu avait l’intention de prendre
part à l’attaque contre Nyarushishi, et que les miliciens qui encerclaient le camp attendaient d’être
approvisionnés en munitions par Yusufu.[...]
A Bugarama, Yusufu ne laissa aucun de ces préparatifs concernant la descente sur Nyarushishi au
hasard. Il s’adressa au directeur de CIMERWA, Marcel Sebatware, et à des hommes d’affaires privés
pour qu’ils l’aident à transporter ses hommes et leurs armes. Simon Bagabo, employé de CIMERWA,
a décrit la demande d’assistance de Yusufu :
« Alors que Yusufu préparait l’attaque contre les survivants rassemblés à Nyarushishi, le jour de
l’arrivée des Français, il est revenu voir Sebatware pour lui demander s’il pouvait emprunter un camion. Sebatware lui a proposé un camion Ben [sic] de couleur blanche qui était utilisé pour transporter
certains miliciens, agents de CIMERWA [...] »
Damien, employé de CIMERWA [...] pense que le ministre des Transports, André Ntagerura, a
peut-être joué un rôle dans l’attaque de Nyarushishi.
« L’attaque de Nyarushishi aurait été préparée en collaboration avec André Ntagerura. En effet, je
me souviens qu’André Ntagerura s’était réuni avec Yusufu, Marcel Sebatware et Casimir Ndorimana
à la cantine de CIMERWA. Je les y ai vus. Quatre ou cinq jours après, le long camion blanc de
CIMERWA était confié à Yusufu vers huit heures du matin. Ils sont partis à plusieurs véhicules
pour Kamembe, où Bagambiki les a prévenus de l’arrivée des Français et leur a conseillé de les
accueillir. » 32
Un rescapé de la paroisse de Mibilizi, Dominique, 33 décrit la peur qui saisit les résidents de Nyarushishi
lorsqu’ils virent une multitude de personnes – y compris de nombreuses femmes – armées de machettes,
de lances et de massues, encercler le camp :
« Nous vivions dans la panique constante d’être attaqués. Celle-ci s’est avérée être fondée. En effet
les 24 et 25 juin 1994, des gens des communes de Cyimbogo, Gishoma, Nyakabuye et d’une partie
de Karengera avaient été alertés pour qu’ils attaquent les nombreux Tutsis, entre six et huit mille,
concentrés à Nyarushishi. Nous avions très peur pour notre vie. »
Le colonel Innocent Bavugamenshi, nouveau chef de la gendarmerie de Cyangugu était au courant
des plans en vue de régler le sort des réfugiés avant l’arrivée des troupes françaises. Il se proposa
de déjouer les dispositions prises par les assaillants. Au petit matin, le jour où les soldats français
étaient censés arriver, le colonel Bavugamenshi envoya deux autobus pleins de gendarmes au camp.
Dominique continue son récit :
« Nous avons vu à une certaine distance, un grand nombre d’hommes et de femmes armés. Les
gendarmes attendaient l’approche de ces tueurs pour tirer sur eux. Mais ces derniers sont restés sur
place pendant une trentaine de minutes, nous regardant tous, puis ils sont rentrés chez eux.
L’attaque n’a pas réussi, car en attendant l’arrivée du véhicule de Yusufu, qui devait apporter
les armes, les assaillants ont vu notre camp cerné de gendarmes envoyés par Bavugamenshi. Ceuxci étaient chargés de contrer les attaquants. C’est ce soir-là que les soldats français de l’Opération
Turquoise sont arrivés. » 34
On notera que Dominique donne deux dates de rassemblement des attaquants les 24 et 25 juin 1994
et situe l’attaque le matin de l’arrivée des Français. Le témoin FB nous précise que cette date du 24 et
25 juin 1994 est une erreur. Il n’y a eu qu’une attaque qui était prévue le matin du 23 juin.
Le retard de Yusuf dont parle Dominique et la journaliste Florence Aubenas est peut-être dû au fait
que Yusuf est au courant de l’arrivée des Français, ce qu’affirme Damien, cité plus haut. Le témoignage
d’Ahmed Bizimana, ci-dessous, le confirme.
31 Florence Aubenas, L’uniforme mal taillé des soldats de la force Turquoise, Libération, 28 juillet 1994. Il nous semble
clair que ce Youssouf est le chef de milice John Yusuf Munyakazi décrit par d’autres témoignages.
32 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 79].
33 African Rights, ibidem, p. 54.
34 African Rights, John Yusufu Munyakazi - Un génocidaire devenu réfugié [8, p. 80].
1213
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
30.2.3
L’arrivée des Français à Cyangugu et Nyarushishi
L’arrivée des Français à Cyangugu et au camp de Nyarushishi, jeudi 23 juin, est surtout l’occasion
d’une mise en scène destinée aux journalistes du monde entier. Des éléments du COS sont déjà à Cyangugu
le 21 ou le 22 juin :
Le 20 juin, avec des éléments du 1er RPIMa prépositionnés en République centrafricaine, le premier
Transall se pose sur l’aéroport de Goma.
La vingtaine de commandos va aussitôt sécuriser la piste zaïroise avant que n’arrivent d’autres
Transall ayant embarqué les autres commandos de la marine et de l’armée de l’air, dont une partie ira
reconnaître l’aéroport de Bukavu. Le lendemain les premiers véhicules français, avec à leur bord des
commandos du COS, franchissent la frontière entre le Zaïre et le Rwanda et stoppent à Cyangugu.
Au cours de cette journée, les Transall et Hercules ont commencé leur noria entre la République
centrafricaine et le Zaïre pour apporter les véhicules légers, P-4 et VLRA, et l’armement d’appui.
Le 23 juin, à 15 h 30 précises, 46 commandos du COS franchissent cette fois officiellement la
frontière en direction de Cyangugu : l’opération Turquoise commence, et la mission des unités du
COS est de reconnaître le pays, de freiner l’avance des forces tutsies et ensuite de les stopper pour
créer une zone « sûre » devant permettre l’accueil de centaines de milliers de déplacés rwandais. 35
Éric Micheletti, qui s’informe directement auprès des militaires du COS, affirme donc que des militaires
français sont allés à Cyangugu avant le 23 juin, apparemment le 21, mais ce n’est peut-être que le 22.
Selon le colonel Rosier, commandant du COS, un élément est à Bukavu le 22 :
Dès le 22 juin après-midi un élément était aérotransporté sur la plate-forme de BUKAVU. 36
Le premier rapport sur l’opération Turquoise, envoyé au Secrétaire général de l’ONU le 5 juillet 1994
par Jean-Bernard Mérimée, évoque des opérations de reconnaissance au Rwanda dès le 22 juin :
ii) Reconnaissance de camps de réfugiés à Cyangugu et dans l’ouest du Rwanda du 22 au 25 juin
1994 ; 37
Un milicien, Ahmed Bizimana, interrogé en prison à Cyangugu par Georges Kapler, affirme qu’une
réunion a eu lieu entre des autorités rwandaises et des Français, le 22 à l’hôtel Résidence de Bukavu :
En juin 1994, les Français sont arrivés dans notre pays. Ils entraient par le Congo. Ils logeaient à
l’hôtel Résidence, c’est là que je les ai vus pour la première fois, à l’occasion d’une réunion avec le
préfet et le commandant de la région, pour préparer leur entrée dans le pays par cette ville. Cet hôtel
est du côté congolais, à Bukavu.
Plus précisément, à l’hôtel Résidence, j’y suis allé avec Yusufu Munyakazi. Dans une jeep de la
marque Suzuki. Nous avons laissé la voiture et avons emprunté un minibus en compagnie du préfet
et du commandant militaire ainsi que le député Félicien Barigira. Ils ont eu une réunion restreinte à
l’hôtel.
Nous sommes rentrés le soir avec deux Français qui nous ont accompagnés jusqu’au pont marquant
la frontière. Il avait été décidé qu’ils entreraient le lendemain. 38
Vu la personnalité du témoin, ces affirmations doivent être examinées avec circonspection. Nous avons
indiqué deux sources qui prouvent que les Français étaient déjà à Bukavu le 22 juin. Qu’il y ait eu
une réunion discrète ce jour-là avec des autorités rwandaises n’a donc rien d’invraisemblable. Il y a
bien un hôtel Résidence à Bukavu. Auraient participé à la réunion, le préfet Bagambiki et le lieutenant
Imanishimwe. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’ils seront là ensemble le lendemain pour l’accueil officiel. Le
député Félicien Barigira est député du MRND, membre du comité préfectoral du MRND à Cyangugu. Bien
que les deux premiers soient des officiels, qui ont donc organisé le génocide, beaucoup plus problématique
est la présence de John Yusuf Munyakazi qui est un tueur, chef de milice. Il a pu être présenté comme
un responsable de l’autodéfense civile. Les Français pourront dire qu’ils ne le connaissaient pas à ce
moment-là. Que ce chef milicien, dont Ahmed Bizimana serait le chauffeur, vienne à cette réunion alors
qu’il est en train d’organiser pour le lendemain le massacre des Tutsi du camp de Nyarushishi que les
Éric Micheletti [146, p. 17].
Rapport du colonel Rosier, chef du détachement COS, NMR 001/TURQUOISE/DET COS, Goma le 27/07/1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 397]. http://francegenocidetutsi.org/
RosierRapport27juillet1994.pdf#page=2
37 ONU, S/1994/795. http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf
38 Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 87].
35
36
1214
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Français sont censés protéger est une contradiction de taille. On peut s’appuyer sur elle pour mettre en
doute ce témoignage ou pour démontrer l’ambiguïté de la mission des Français. Ils pourraient dire qu’ils
ignoraient les intentions de Yusuf. Quant au préfet Bagambiki, le colonel Hogard émettra de sérieuses
réserves sur sa virginité. Le témoin affirme que des militaires français sont rentrés le soir même, donc le
22, en territoire rwandais. Ce fait est corroboré par Jean Hélène. 39
L’unité de Turquoise chargée de rentrer officiellement au Rwanda le 23 juin et de protéger le camp
de Nyarushishi est un élément de 40 paras-commando (Bérets rouges) de la 11e division parachutiste,
commandé par le colonel Didier Tauzin, alias Thibaut. Tauzin commanda l’opération Chimère en 1993. Il
est placé sous les ordres du colonel Rosier, commandant du détachement COS et ancien commandant de
l’opération Noroît de juin à novembre 1992. 40 Ce ne sont pas des spécialistes des opérations humanitaires,
mais des militaires des forces spéciales qui ont encadré l’armée rwandaise et lui ont déjà sauvé la mise.
Michel Peyrard décrit ainsi l’arrivée des Français :
L’officier ne veut en aucun cas que ses quarante paras-commando, premiers Français à pénétrer
au Rwanda, rejoignent les victimes en étant escortés par les tueurs. « C’est très simple, martèle-t-il
aux trois dignitaires qu’il a convoqués et qui, maintenant, l’entourent en silence, je ne veux voir
ni machette, ni arc, ni lance et surtout pas d’effusion ! Les civils ne devront pas accompagner mes
hommes au-delà des limites de la ville. Vous m’avez compris ? » Ils ont compris. 41 Il est 15 h 50
lorsque les cinq véhicules blindés légers armés d’une mitraillette [sic] 12.7 des parachutistes français
déboulent sur le petit pont. L’opération Turquoise vient de débuter. Sur un malentendu. [...]
A 16 h 24, la station Fina est « conquise ». « Attention, attention à ne pas rester bloqués ! » hurle
le colonel Thibaut à ses hommes cernés par une nuée de motocyclettes arborant un drapeau tricolore.
Palabres. Les autorités rwandaises, préfet en tête, ne semblent pas comprendre l’empressement du
colonel à rallier le camp de réfugiés, là-haut, sur les collines. [...]
Le convoi s’ébranle à nouveau. De loin en loin, de jeunes Hutus aux yeux rougis démantèlent
prestement leurs barrages à la vue des Français en tentant maladroitement de dissimuler machettes
et casse-tête. « Observez bien les barrages et signez-vous, m’a dit quelques heures plus tôt, un réfugié
tutsi : ils sont autant de cimetières. » Bientôt nous quittons la route bitumée pour une piste qui
serpente entre les bananiers. Et puis soudain, au détour d’un bosquet, il apparaît. Un patchwork de
tentes bleues et vertes, les couleurs de l’opération Turquoise, dressées à flanc de colline : Nyarushishi.
Il est 17 h 15 quand le colonel Thibaut, descendu de sa Jeep, s’approche lentement du purgatoire.
Le préfet qui lui emboîte le pas fait discrètement signe aux gendarmes rwandais, qui en assurent la
garde, de s’écarter. L’émotion de l’officier français est perceptible. [...]
Sa voix résonne bizarrement dans l’épais silence qui enveloppe le camp.
« Amohoro » crie le colonel Didier Thibaut en kinyarwanda (Que la paix soit avec vous !) [...]
« Nous sommes venus pour une mission de paix, explique l’officier. Nous ne voulons pas faire la
guerre. A personne. Nous voulons juste empêcher les massacres. Alors, ce soir, nous resterons ici. » Et
au préfet qui s’apprête à prendre congé : « Il y a une chose, Monsieur le Préfet, que nous ne pouvons
pas accepter : c’est que des civils soient attaqués. Les combats entre forces gouvernementales et F.p.r.
ne nous concernent pas. C’est clair ?
– C’est clair, répond le préfet. Mais ces gens étaient en sécurité : une section de onze gendarmes
rwandais les protégeait.
– C’est vrai ? demande le colonel Thibaut au plus vieux de ses interlocuteurs.
– Heu... oui, c’est vrai, pas de problème. »
Dans sa tente, à l’abri des regards appuyés des gendarmes, Priscille Niyonsaba raconte pourtant
une tout autre histoire. [...]
« Ceux qui partent pour la corvée du bois, chuchote-t-elle, là-bas, dans cette petite bananeraie,
ne reviennent pas. Les interahamwe, les miliciens, les attaquent à coups de machette.
Ce matin encore, une femme a disparu. Hier, trois personnes ont été tuées. Nous les avons vues
sortir du bois, poursuivies par plusieurs miliciens. Nous étions impuissants. Nous nous sommes mis à
crier pour tenter d’effrayer les interahamwe. Mais c’était inutile... » 42
39 Reportage de Jean Hélène depuis Bukavu, RFI, Afrique soir, 23 juin 1994. Il précise que cette infiltration a eu lieu « la
nuit dernière. » Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 291].
40 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 146].
41 Le colonel Thibaut a déclaré précédemment à un émissaire rwandais venu lui souhaiter la bienvenue : « Dites au
préfet que c’est moi qui l’attend ! Ici au Zaïre. Et que les chefs de secteur de la gendarmerie et de l’armée rwandaises
l’accompagnent. » Ces trois dignitaires seraient donc le préfet Bagambiki accompagné par le lieutenant Samuel Imanishimwe
et le lieutenant-colonel de gendarmerie Innocent Bavugamenshi.
42 Michel Peyrard, « Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette et surtout pas d’effusion », martèle le colonel,
1215
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
Le colonel Thibaut, qui sait utiliser les médias, se fait photographier au milieu des réfugiés.
L’accueil triomphal fait aux Français par les assassins à Cyangugu et leur arrivée à Nyarushishi sont
aussi décrits par Vincent Hugeux :
Il est des triomphes dont on se passerait volontiers. Le jeudi 23, c’est sous les bravos et les vivats
qu’un premier détachement de la 11e division parachutiste pénètre en terre sinon rwandaise, du moins
hutu. Laissant dans son sillage, semé de drapeaux tricolores cousus à la hâte - parfois à l’envers - une
lourde sensation de méprise. Un remake, en version africaine, du débarquement des Casques bleus
russes à Gorbavica, quartier serbe de Sarajevo, en février dernier. Trahi par son verbe, un ministre
du gouvernement provisoire salue l’arrivée du « corps expéditionnaire » français. 43 « Le meilleur
ami, proclame une banderole, se révèle dans l’épreuve. » « Vous venez nous sauver ! jubile un caporal
des Forces armées rwandaises (FAR). Notre ennemi commun, c’est le FPR. » Haro sur les rebelles
majoritairement tutsi du Front patriotique rwandais, maître des deux tiers du pays.
Le doute n’effleure ni le bidasse ni le milicien. A leurs yeux, Paris vole - comme en octobre 1990
et février 1993 - au secours d’un régime à la dérive. [...]
D’emblée, le colonel Didier Thibaut, patron des Bérets rouges de Cyangugu, s’évertue à dissiper
le malentendu. « Nous ne sommes là ni pour faire la guerre au FPR ni pour épauler les FAR »,
assène-t-il au préfet du cru et aux chefs militaires, dûment convoqués. « A ce moment, il y a eu un
froid », note l’officier, amusé. Restait à balayer une autre équivoque. A torpiller la rumeur, un temps
vivace chez les Tutsi traumatisés, selon laquelle « les Français viennent nous achever ». Pour ce faire,
l’officier toulousain ira s’asseoir parmi les « chefs de quartier » du camp voisin. Le message passe. Le
courant aussi. Et les gamins entonnent, en kinyarwanda, une aubade inattendue : « La France nous
apporte la paix. Les machettes et les pieux ne peuvent plus tuer. » [...]
La nuit est fraîche. Les braseros de fortune jettent une lueur blafarde sur les tentes du camp de
Nyarushishi, à l’est de Cyangugu. Trois arceaux de branchages, une bâche verte ou bleue, les abris
grignotent les deux versants dégringolant vers la vallée. Tant pis pour la toux des gosses, la faim, la
dysenterie ; tant pis pour les corps inertes et décharnés, alignés sous les poches à perfusion : leurs
craintes dissipées, les 8 000 Tutsi, nourris et soignés par la Croix-Rouge, laissent à d’autres le soin de
fustiger le « colonialisme » français. Eux voient les paras boucler, dès la tombée du jour, les abords
du site. « Pour la première fois depuis des mois, nous avons dormi en paix, note Marie, 34 ans. Les
miliciens traînent dans les parages. Mais ils n’osent plus frapper. » La veille de l’arrivée des Bérets
rouges, vous raconte-t-on, un commando vint enlever trois hommes. Avec la complicité des gendarmes
aujourd’hui affectés à la garde du lieu... Scénario maintes fois vécu dans le stade de Cyangugu, où
la plupart des rescapés furent parqués avant leur transfert à Nyarushishi. Ceux, du moins, qui ne
disparurent pas pendant le trajet. De Bukavu, ville frontière zaïroise, on entendait alors les cris et les
tirs déchirer la nuit.
« Ici, c’est plus spacieux, plus confortable », avance Emmanuel Bagambiki, nommé préfet voilà
un an. Tardif élan d’humanisme de la part de celui qui, à en croire les rescapés, guidait naguère,
aux côtés des militaires, les rafles du stade. Alfred, casquette plate et veston de laine élimé : « Il
n’avait pas besoin de liste. Ici, tout le monde se connaît. Professeurs, magistrats, fonctionnaires :
jamais on n’a revu ceux qu’ils emmenaient. » M. le préfet ne manque pas d’aplomb. « Les milices ?
Quelles milices ? Nous, nous n’avons rien à cacher. Les Français devraient aller en zone FPR. Là où
se commettent les pires exactions. » Il ne voit même pas le colonel Thibaut froncer les sourcils. On ne
l’arrête plus. Les femmes éventrées, les enfants abattus ? « Quand on se bat, on ne distingue pas bien
l’ennemi. » Qu’il aille expliquer cela à Marie. Elle a vu tomber son mari, un fils de 2 ans, décapité
à la machette, et son bébé de 6 semaines, mort dans ses bras sous les coups de gourdin. « Pleurer ?
Le cœur est dur. On ne pleure plus. Pour les Tutsi, tout est fini. Emmenez-nous où vous voulez. Au
Zaïre ou ailleurs. » 44
Hugeux remarque donc que, pour le bidasse français comme pour le milicien, Paris vole au secours du
régime hutu. Cette arrivée est aussi décrite par Sam Kiley dans The Times. 45
Jean-Bosco Habimana, caporal des FAR et chef Interahamwe, interrogé en prison par Georges Kapler
à Cyangugu, décrit l’arrivée des Français :
C’était vers la fin juin. Nous avons donc appris que les Français arrivaient, les responsables nous
l’ont dit en nous enjoignant de leur préparer un accueil chaleureux. Nous sommes allés à Rusizi, c’est
Paris-Match, 7 juillet 1994, p. 46.
43 Nous supposons qu’il s’agit d’André Ntagerura, ministre des Transports.
44 Vincent Hugeux, Les oubliés de Bisesero, L’Express, 30 juin 1994, p. 42. Hugeux fait équipe avec Sam Kiley puisque
le 25 ils sont ensemble à Bisesero.
45 Voir section 26.8 page 985.
1216
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
tout près d’ici. Nous leur avons fait la fête comme il se doit ! Il y avait tous les dirigeants, Imanishimwe
et le préfet Bagambiki. Il y avait aussi un commerçant très engagé parmi les Interahamwe du nom de
Bandetse Édouard . Ils nous donnaient des signes de satisfaction. Nous disions merci aux Français,
eux qui allaient venir nous sauver du mal tutsi.
Les Français sont venus et ont discuté à la frontière avec Bagambiki et Imanishimwe, le lieutenant
qui commandait la région. À la fin, les Français sont allés à Nyarushishi immédiatement, un endroit
où on avait rassemblé les Tutsi, qu’on avait sortis du stade Kamarampaka. 46
Ce récit paraît compatible avec celui de Michel Peyrard. Thibaut convoque trois dignitaires sur le pont
de la rivière Rusizi, il y a le préfet Bagambiki et le lieutenant Imanishimwe dont la présence est notée par
Sam Kiley. Vincent Hugeux signale la présence d’un ministre du GIR. Jean-Bosco Habimana rappelle la
présence d’Édouard Bandetse, chef de milice. Son témoignage ne paraît ici pas du tout invraisemblable.
Le sabre ne se passant jamais du goupillon, le colonel Thibaut organise une messe, le dimanche 26
juin :
Devant le camp de réfugiés où s’élèvent des milliers de tentes recouvertes de plastique bleu ou
vert, semblables à de grandes niches, collées au fond d’un talweg, des milliers de réfugiés ont assisté
à la messe. Pour les protéger, des parachutistes de la onzième DP, commandés par le colonel Didier
Thibaut. 47
30.2.4
La mise en sécurité du camp de Nyarushishi est toute relative
Le lieutenant-colonel Hervé Charpentier, alias André Colin, est le premier responsable français de la
sécurité du camp :
“Now, if any militia tried to enter the refugee camp, we will kill them ; it is very clear,” said Lieut.
Col. Andre Colin, commander of the French paratrooper unit guarding the camp. 48
Les miliciens rôdent toujours autour du camp :
A trente kilomètres de là, le camp de Nyarushishi dévoile l’autre face de la tragédie rwandaise.
Rassemblés autour de feux, quelque 8 000 personnes d’origine tutsie s’apprêtent à passer une nouvelle
nuit dans leurs huttes bleues et vertes éparpillées sur les versants de collines. Mais leur angoisse
quotidienne a disparu depuis qu’un détachement français, arrivé jeudi, veille sur le camp. Ce matin, il
a d’ailleurs chassé des miliciens qui rôdaient alentour. La veille, ils avaient réussi à tuer trois réfugiés.
« Un colonel de la gendarmerie rwandaise nous protégeait de son mieux, mais il n’avait que dix
hommes il ne pouvait pas faire grand-chose », dit Jean-Bosco Nyabiranga [...] 49
Notons que Michel Peyrard et Vincent Hugeux ont évoqué plus haut l’assassinat de trois réfugiés la
veille de l’arrivée des Français, donc le 22 juin. Les trois meurtres que Jean Hélène indique ici sont-ils les
mêmes ?
S’agit-il d’assurer la sécurité des Tutsi du camp ou plus sommairement de rassurer les réfugiés comme
l’écrit Corine Lesnes :
Dans la région de Cyangugu, où a été « libéré » de la peur un camp de plusieurs milliers de réfugiés
tutsis, le général [Lafourcade] a fait état de besoins humanitaires « importants ». Une quarantaine de
militaires français viennent passer la nuit à proximité pour rassurer les réfugiés. 50
Il est certain qu’en ne désarmant pas les tueurs et en les laissant courir, on laisse planer leur menace
sur leurs victimes encore en vie.
De plus, le rôle des troupes françaises est maintenu dans l’ambiguïté :
Visiblement, la mission française n’a pas été comprise de la même façon par tout le monde et il
y a fort à parier que les autorités rwandaises demandent un jour aux soldats français de les aider
à traquer les « ennemis de la nation qui menacent la population ». « Il y a encore des suspects à
Nyarushishi », assure un gendarme. 51
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 163-164].
François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994, p. 2.
48 Raymond Bonner, Rwandan Enemies Struggle to Define French Role, New York Times, June 27, 1994. Traduction de
l’auteur : “Maintenant, si un milicien tente de rentrer dans le camp, nous le tuerons ; c’est très clair” déclare le lieutenantcolonel André Colin, commandant de l’unité parachutiste gardant le camp.
49 Jean Hélène, Liesse chez les Hutus soulagement chez les Tutsis, Le Monde, 26 juin 1994, pp. 1, 4.
50 Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
51 Jean Hélène, ibidem.
46
47
1217
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
Cela ne tarde pas. Le colonel Thibaut et ses quarante paras quitteront bientôt le camp. Le 29 juin,
pour la visite du ministre Léotard, ils sont encore là. 52 On les retrouve le 3 juillet à Butare à faire barrage
au FPR. Ils sont remplacés par des légionnaires sous le commandement du lieutenant-colonel Hogard qui
dirige l’E.M.T. Sud de Turquoise, « Sierra », le groupement légion :
La 1ère compagnie du 2e R.E.I., aux ordres du capitaine Nicol, est la première à pied d’œuvre.
Partie de Nîmes le 23 juin [...], la compagnie se regroupe sur la plate-forme de Goma au Zaïre le
28. Motorisée sur V.L.R.A., elle franchit les cent quatre-vingt-seize kilomètres de piste qui séparent
Goma de Bukavu. [...]
Dès le 30, la 1ère compagnie, placée provisoirement aux ordres du C.O.S., prend en compte le
camp de réfugiés tutsis de Nyarushishi [...] 53
La 1re compagnie du 2e R.E.I. 54 est déjà à pied d’œuvre le 29, pour la visite de François Léotard :
Arrivé en hélicoptère de Bukavu, François Léotard est accueilli par le colonel Didier Thibaut
commandant d’un peloton d’une cinquantaine de parachutistes du Commandement des opérations
spéciales, le COS chargé de la protection du camp. Une patrouille du 2e régiment étranger d’infanterie
(REI) de la Légion étrangère, basé à Nîmes, contrôle la piste qui mène au camp de Nyarushishi. Les
légionnaires arrivés de Bukavu doivent relever les parachutistes appelés à d’autres tâches. 55
Ainsi les légionnaires (à bérets verts) vont remplacer les paras du RPIMa (à bérets rouges) visibles
sur les photos publiées notamment dans Paris-Match.
C’est en présence du préfet Bagambiki, organisateur des massacres, que le ministre Léotard s’entretient, le 29 juin, avec des rescapés de ces massacres :
François Léotard s’entretient également avec des représentants du camp de réfugiés tutsi de Nyarushishi, en présence de l’évêque de Cyangugu, Thaddée Ntihinyurwa et du préfet de la région, mis
en cause dans le génocide. 56
30.2.5
Y a-t-il eu d’autres tentatives de massacrer les Tutsi à Nyarushishi ?
Florence Aubenas rapporte des harcèlements de miliciens autour du camp après l’arrivée des Français :
Pendant trois jours encore [après l’arrivée des Français], des miliciens ont tenté de faire incursion
dans le camp. « Nous sommes convaincus que les ordres venaient de très haut, raconte un officier
français. Visiblement, les autorités locales, alors aux mains du gouvernement transitoire, voulaient
faire de la provocation et tester notre dispositif. » 57
Une nouvelle attaque du camp aurait été tentée le 26 juin. Selon le témoignage de Jean-Népomucène
N., qui a réussi à s’enfuir au Zaïre, donc n’est pas allé à Nyarushishi :
Les survivants entassés à Nyarushishi échapperont de justesse à un massacre final, le 26 juin, par
l’intervention in extremis du nouveau commandant de la gendarmerie 58
Ce « nouveau commandant de la gendarmerie » est probablement le colonel Bavugamenshi. Le témoin
FB nous confirme encore que cette date du 26 juin est une erreur. Il précise que la dernière intervention
du commandant de la gendarmerie a eu lieu le matin de l’arrivée des Français, le 23 donc.
Jean-Bosco Habimana, caporal des FAR et chef Interahamwe, interrogé en prison par Georges Kapler
à Cyangugu, affirme qu’une attaque du camp de Nyarushishi a été organisée par les autorités rwandaises deux jours après l’arrivée des Français, soit le 25 juin, mais qu’un militaire français a fait rompre
l’encerclement tout en conseillant aux miliciens de poursuivre les Tutsi en dehors du camp :
52 Les hommes du 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) ont préparé du poulet grillé pour le déjeuner.
Cf. Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
53 Képi blanc, No 549, octobre 1994, page 3 du cahier spécial Ruanda de huit pages. http://francegenocidetutsi.org/
KepiBlanc549.pdf#page=3
54 Le 2e Régiment étranger d’infanterie, stationné à Nîmes, est commandé par le colonel Emmanuel de Richoufftz. Cf. Des
légionnaires à l’assaut de Brignoles, Le Monde, 4 avril 1993, p. 9.
55 Monique Mas [139, p. 442].
56 Monique Mas [139, p. 443].
57 Florence Aubenas, ibidem. Le témoin FB confirme ces tentatives d’incursion dans le camp.
58 Michel Bührer [50, p. 22].
1218
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Deux jours après leur arrivée [des Français], nous avons reçu un message demandant que nous
regroupions les Interahamwe pour qu’ils se rendent à Nyarushishi pour tuer les Tutsi.
Nous avons donc rassemblé les Interahamwe et sommes montés à Nyarushishi et nous avons encerclé le camp. Nous venions de l’encercler lorsqu’est arrivé un Français, j’ignore si c’était le supérieur
des autres, mais il nous a dit, étant donné que ces gens sont si nombreux rassemblés ici, les satellites
ont dû les photographier, la communauté internationale risque de les avoir repérés, vous ne pouvez
plus les tuer ici. Par contre, tous ceux qui se cachent, vous pouvez les débusquer et les liquider. 59
Ce témoignage, à prendre avec réserve, est compatible avec l’article de Florence Aubenas, qui affirme
que des tentatives d’incursion des Interahamwe dans le camp ont lieu pendant trois jours après l’arrivée
des Français. Jean Hélène, cité plus haut, indique que « ce matin » un détachement français « a d’ailleurs
chassé des miliciens qui rôdaient alentour. » L’article paru dans Le Monde daté du 26, donc sorti le 25 a
dû être écrit le 24. Il y aurait eu selon Hélène une attaque du camp le 24.
Selon Habimana, ce n’est pas le colonel Bavugamenshi qui empêche le massacre mais un militaire
français. Il est étonnant que ce chef milicien ne parle pas de l’attaque du camp le 23 juin. Le témoin FB
nous confirme que cette tentative a bien eu lieu mais que les miliciens n’ont pas réussi.
Il y aurait eu des projets d’exterminer les Tutsi jusqu’en août. Le témoin XXY, qui travaillait avec
les Français de l’opération Turquoise dans le cadre de la distribution des vivres, raconte qu’à Cyangugu
au mois d’août 1994, il a rencontré un militaire du nom de Jean-Claude Uwiragiye, caporal au bataillon
paras-commando de Kanombe, qui lui a expliqué que « le général Kabiligi lui avait donné la mission
de travailler avec la jeunesse de Cyangugu pour massacrer les Tutsis qui se trouvaient à Mururu et à
Nyarushishi. » Il l’a revu à la rivière Rusizi avec le général Kabiligi, qui était fâché contre lui parce qu’il
n’avait pas fait le travail qu’il avait promis de faire, c’est-à-dire aller tuer avec la jeunesse de Cyangugu
les Tutsis qui étaient à Mururu et Nyarushishi. 60
30.2.6
Les Français laissent les miliciens tuer des réfugiés du camp
AK, rescapé du camp de Nyarushishi, rapporte que les Tutsi du camp n’étaient pas nourris. Les
Français laissaient les Interahamwe tuer les Tutsi qui s’aventuraient hors du camp en quête de nourriture
ou de bois de chauffage.
Les Français ne se sont pas bien comportés. Ils étaient ici, je les ai retrouvés à Nyarushishi, mais
partout, les Français se sont mal comportés. C’était visible qu’ils étaient venus prêter main-forte aux
Interahamwe dans les massacres, c’est ainsi que je le qualifierais. Les Interahamwe tuaient les gens
en leur présence, et eux ne faisaient rien. Les Français eux-mêmes battaient des gens. Si par exemple
certains d’entre nous sortaient pour aller chercher du bois de chauffage, les Français refusaient de leur
ouvrir la barrière, et les Interahamwe s’en saisissaient aux yeux des Français, les emmenaient pour
aller les tuer. [...]
Je peux vous donner l’exemple de deux garçons sur quatre dont je me rappelle les noms qui ont
été tués ensemble. Il y avait Kwizera et Emmanuel. Ils sont sortis du camp, au retour les Français
leur ont refusé l’entrée et les Interahamwe les ont tués juste en face, nous les avons vus faire. Ils les
ont tués juste plus loin, en face des Français, ceux-là mêmes qui leur avaient refusé le retour dans le
camp.
Ils les ont tués à coup de petites houes et de gourdins, les Français y ont assisté, c’est eux qui
leur avaient refusé le retour au camp, alors qu’ils l’avaient quitté sur leur accord. Les Français les
connaissaient et les voyaient régulièrement.
Sortir, ils ne nous laissaient pas sortir pour chercher du bois. Nous avions faim. Nous avions des
aliments mais nous n’avions rien pour les faire cuire. Les gens essayaient de faire brûler l’herbe et
tout ce qu’ils trouvaient là. Celui qui avait encore de la force, pouvait sortir pour chercher du bois
mais alors, ils l’empêchaient de revenir. C’est dans ce genre de pratique que beaucoup sont morts,
comme les deux jeunes dont je viens de donner les noms.
Nous autres, nous nous sommes dit que les Français étaient venus pour aider les Interahamwe parce
que nous les avions vus se faire accueillir par le MRND, et leur allié du CDR (le plus extrémiste) et
le MDR. Ils brandissaient des petites houes et ont hissé les drapeaux des partis, même pas celui du
pays. Les Français les applaudissaient, ils applaudissaient ces gens-là en sachant pertinemment qu’ils
avaient tué d’autres gens.
59
60
Georges Kapler, enregistrement vidéo,L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 164].
Interrogatoire du témoin XXY par le procureur, Mme Bensouda, TPIR, affaire ICTR-98-41-T, 11 juin 2004.
1219
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
J’ai vécu dans le camp du 11 mai jusqu’au 30 septembre 1994. J’y ai vécu pendant 4 mois.
Je leur reproche de n’avoir rien fait pour sauver les gens. Ils sont arrivés en plein génocide, ils
auraient pu sauver des vies et des biens, mais ils n’ont rien fait de tout cela, ils n’ont même pas
désarmé les milices. Ce n’est pas la capacité qui leur a manqué et personne n’a voulu nous sauver
c’est tout. Ils sont arrivés le 23 Juin 1994. 61
Ce témoignage est-il plausible ? Il est indiscutable que les Français n’ont pas désarmé les miliciens.
Ils les ont laissés rôder autour du camp. Ils pouvaient même entrer dans le camp comme le rapporte
Florence Aubenas. Les soldats français ont-ils laissé sortir des Tutsi du camp puis leur ont-ils interdit de
rentrer ? Étant donné l’étendue de ce camp, il paraît difficile d’en interdire l’accès, sauf si le camp était
entouré d’une clôture. 62 Il y avait sans doute une entrée principale et les militaires français ont pu en
interdire l’accès à des Tutsi. Ce témoignage est à rapprocher de ce que dit Priscille Niyonsaba, citée plus
haut par Michel Peyrard. « Ceux qui partent pour la corvée du bois, là-bas, dans cette petite bananeraie,
ne reviennent pas. », chuchotait-elle.
Les Français auraient laissé les Interahamwe poursuivre leur chasse aux Tutsi, ils les auraient même
aidés.
Une autre rescapée, CM, interrogée par Georges Kapler, confirme la pratique de la corvée de bois :
À un moment, ils sont venus demander aux gens de sortir du camp pour aller chercher du bois
de chauffage, en leur promettant d’assurer leur sécurité. Des hommes et des jeunes en bonne santé
se regroupaient et partaient. Lorsqu’ils avaient franchi la barrière, les Français la refermaient. Nous
attendions et finissions par leur demander pourquoi fermer la barrière avant le retour des nôtres ? Ils
nous rétorquaient qu’ils n’avaient pas voulu rentrer au moment où ils leur avaient ouvert la barrière.
Nous continuions à attendre. Alors, désespérés, nous retournions demander aux Français qui finissaient
par nous répondre que le groupe était tombé sur les Interahamwe de Bandetse qui les avaient tués.
Oui, nous les perdions ainsi. 63
CM donne encore d’autres preuves de la connivence entre les Français et les Interahamwe :
À un moment, les Français sont arrivés. Les Français étaient là, avaient une barrière, mais ils
s’entendaient avec les Interahamwe conduits par un certain Bandetse qui est originaire d’ici tout près
à Nyakarenge. [...]
Les Interahamwe discutaient avec les Français et les Français nous disaient de les suivre pour
aller nous donner de la viande. Ils nous avaient trouvé une vache à manger, prise sur la colline. Ils
prenaient alors certains d’entre nous avec lesquels ils partaient. Au fait, arrivés à la barrière, ils les
livraient aux Interahamwe et ils ne revenaient plus jamais. Nous les attendions avec la part de la
viande promise, en vain. [...]
Ils les amenaient hors du camp, dans la forêt derrière leurs tentes. Parfois, ceux qui y allaient pour
chercher du bois de chauffage pouvaient tomber sur des corps qu’on avait jetés là. Au retour, ils nous
disaient untel est mort. Ainsi, nous savions que ces personnes étaient mortes et qu’elles avaient été
attirées hors du camp à l’appel des Français qui leur promettaient la viande de bœuf sur les collines.
[...]
Oui, comme quoi ils avaient fait venir la vache mais qu’ils ne pouvaient l’introduire dans le camp,
que certains d’entre nous devaient aller s’en occuper et ramener la viande au camp. [...]
Non, j’ai parlé du fait que les Français entraient dans le camp et faisaient sortir les gens du camp
en leur promettant qu’ils venaient les chercher pour s’occuper d’un bœuf que eux, ils avaient pris
le soin de nous acheter et que des hommes et jeunes gens devaient partir le dépecer et ramener la
viande.
À mon avis, les Français étaient là dans le but de nous tuer, ils ne manifestaient jamais de
compassion envers nous, il n’essayaient jamais de nous rassurer, de nous dire de tenir bon, qu’ils
allaient empêcher que l’on continue à nous tuer. Rien de tout cela. Bien au contraire, on avait
l’impression qu’ils en avaient contre nous.
Ils nous disaient que certains des leurs avaient été tués par les Inkotanyi à Kigali.
Personnellement, je considère que les Français ont aidé les Interahamwe à nous tuer. S’ils voulaient
bien dire la vérité et reconnaître ce qu’ils ont fait pour être punis ou même pour que l’on puisse leur
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 371-372].
Les photos du camp ne laissent pas voir de clôture. Cf. Képi blanc,No 549, octobre 1994 ; Raids, No 101, p. 12. La
rescapée MG nous confirme que le camp n’était pas clôturé. Les militaires français campaient en haut du camp. Ils faisaient
des rondes.
63 Enregistrement vidéo de Georges Kapler, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 499].
61
62
1220
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
pardonner, mais quoi qu’il en soit, ils méritent un châtiment. 64
Selon CM, les militaires français ont commis des viols :
Il est arrivé un moment où les Français ont développé une sale habitude : ils venaient et abusaient
des filles, moi-même j’ai été forcée par eux, ils m’ont prise par la force. [...]
Ils venaient et nous proposaient de les suivre pour recevoir du riz et des lentilles. Nous y allions
et arrivées là-bas, ils nous prenaient de force, dans leurs tentes ou parfois même dans la forêt, à côté.
Aviez-vous peur en vous y rendant ?
Pas tant que ça, c’était mourir ici ou là bas de toute façon. La plupart du temps, nous avions
faim et nous disions : « Allons-y, prenons la nourriture pour la rapporter au camp ». Mais lorsque
nous arrivions là, ils nous forçaient... C’était habituel. Mais nous étions si affamées que nous pensions
qu’ils ne risquaient pas d’avoir de la concupiscence vis-à-vis de nous. 65
Toujours selon CM, les militaires français ont tué un garçon nommé Gilles :
Par après, ils ont tué un garçon qui s’appelait Gilles. Ils l’avaient pris dans le camp et l’avaient
emmené avec eux pour aller travailler dans leurs tentes plus loin. Un jour, ils l’ont tué et on ne l’a
plus revu. 66
D’après un tueur emprisonné, Jean-Bosco Habimana, déjà cité, les Français sont de connivence avec
les Interahamwe. L’officier français qui les empêche d’exterminer les réfugiés de Nyarushishi les autorise
en revanche à débusquer et liquider les Tutsi hors du camp :
En redescendant [du camp de Nyarushishi], nous brûlions et détruisions systématiquement les
maisons qui n’avaient pas encore été touchées. Lorsque nous en croisions un qui avait un nez un peu
long, nous le tuions sans même vérifier son identité, « même le Français a signé ta mort », disions-nous.
C’est ce que nous disions partout, que même le Français nous avait accordé la licence de tuer.
Avant de quitter Nyarushishi, les Français nous avaient donné des grenades et des rations de
combat. Nous sommes redescendus en mangeant et dans la gaieté. Les faits continuaient. Nous, à la
frontière, nous continuions à tuer les gens et les jetions dans le lac Kivu. Sous les yeux des Français bien
sûr ! À un moment les Français nous ont dit : « Vous autres Rwandais hutu n’êtes pas intelligents.
Vous tuez les gens et les jetez dans l’eau sans rien faire d’autre ! Ignorez-vous qu’ils finiront par
remonter à la surface et qu’ils vont être vus par des satellites. Vous ne savez vraiment rien ! » C’est
les Français qui nous ont appris à ouvrir le ventre après l’avoir tué et jeter le corps à l’eau sans qu’il
ne risque de remonter à la surface. Nous l’avons appris et avons commencé à l’appliquer. 67
Le témoin affirme que les Français voulaient débarrasser la zone Turquoise des Tutsi :
Ils nous ont dit qu’ils partaient à Gikongoro et à Kibuye pour barrer la route au FPR, pour qu’il
ne mette pas le pied dans Gikongoro. Ils nous ont assuré qu’il n’était pas concevable que le FPR
puisse venir nous trouver à Cyangugu. Ils nous demandaient de nous occuper de trouver tous les
Tutsi qui se trouvaient encore dans la région pour les exterminer. Nous promettant que notre zone
allait devenir, grâce à eux, la zone Turquoise. C’était des Français qui parlaient comme ça. 68
Ce témoignage doit être bien sûr confirmé et la sincérité de son auteur analysée. Compromettre le plus
de monde possible dans ses crimes peut être une stratégie rentable pour obtenir une libération anticipée.
La connivence des militaires français avec les miliciens et les FAR est illustrée par le journaliste Stephen
Smith. Il écrit de Cyangugu, le 25 ou le 26 juin, que les militaires français désarment les miliciens, devant
les journalistes, mais remettent ces armes à des militaires rwandais qui les rendent aux miliciens une fois
les Français partis :
Alors que la « force de protection humanitaire » française au Rwanda est encore faible et n’opère
que dans une bande de dix à vingt kilomètres le long de la frontière zaïro-rwandaise, les patrouilles
ont commencé à engager un dialogue difficile avec les miliciens hutus de l’ancien régime, accusés d’être
responsables des massacres perpétrés contre la minorité tutsi.
« C’est quoi ça ? », demande le capitaine français à un jeune affublé d’un crucifix en plastique
fluo au cou, Kalachnikov à la main et trois grenades à la ceinture. « Donne tes armes aux militaires,
les civils n’ont plus le droit de les porter. » Interloqué, sans mot dire, le jeune obéit et remet fusil et
64
65
66
67
68
Georges Kapler,
Georges Kapler,
Georges Kapler,
Georges Kapler,
Ibidem, p. 163.
ibidem, pp. 499-500.
ibidem, p. 499.
ibidem, p. 499.
enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 164].
1221
30.2. LE CAMP DE NYARUSHISHI
grenades à un soldat rwandais, presque aussi débraillé que lui. « Et ce tronc d’arbre ? », continue le
capitaine. « C’est fini. Il faut lever les barrages routiers. Nous sommes là, nous assurons la sécurité.
Allez travailler, rentrez vous occuper de vos familles. Reprenez une vie normale... »
En faction depuis deux mois pour combattre « l’ennemi intérieur », c’est-à-dire les partisans
du FPR (Front patriotique rwandais) à majorité tutsi, les miliciens croient rêver. Aussi, les « amis
français » à peine partis, ils reprennent leurs armes et remettent le tronc d’arbre au travers de la
route goudronnée.
« Les barrages, c’est un vrai problème », reconnaît le colonel Jacques Rosier, commandant du
dispositif français pour le « secteur sud » qui opère depuis Bukavu, au Zaïre. « Les miliciens font la
guerre. Par souci de neutralité, nous n’avons pas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations
de rebelles, on nous fera porter le chapeau. » Alors quoi faire ? « Il faut enlever les barrages qui sont
de trop surtout là où sont commises des exactions. » Sur le terrain, ce n’est pas toujours évident,
surtout pour les miliciens. « Les Français sont venus nous aider ou nous embêter ? », se demande
déjà l’un d’eux, soupçonneux, à la sortie de Cyangugu. 69
Stephen Smith remarque bien que les miliciens ne sont désarmés que parce que les journalistes sont
présents. Il relève que l’attitude contradictoire du colonel Rosier n’est qu’apparente : si les miliciens font
la guerre contre les rebelles, les Français n’ont pas à les désarmer. Il note que l’ennemi ce sont les partisans
du FPR, à majorité tutsi.
Vincent Hugeux décrit les cas de désarmement des milices à Cyangugu comme des escarmouches
bénignes :
Le doute n’effleure ni le bidasse ni le milicien. A leurs yeux, Paris vole – comme en octobre 1990
et février 1993 – au secours d’un régime à la dérive. C’est à peine si les ultras renâclent. Comment ?
Nos instructeurs d’hier démantèlent cette barricade ? Ils confisquent ma grenade ? Escarmouches
bénignes. Mais qu’adviendra-t-il si une escouade de tueurs prétend entraver l’accès à telle enclave
tutsi, jusqu’alors à sa merci ? « On n’est pas sorti de l’auberge », lâche un officier. 70
Au camp de Nyarushishi, le 28 juin, le colonel Didier Thibaut déclare devant Raymond Bonner du
New York Times : « Nous n’avons pas d’ordres pour désarmer les milices », alors qu’à quelques kilomètres,
des Tutsi ne peuvent rejoindre le camp à cause des miliciens qui les tuent s’ils empruntent la route. 71
Cela constaté, que les Français aient ravitaillé en armes et nourriture les miliciens et les aient encouragés à tuer des Tutsi, comme l’affirment les témoignages collectés par Georges Kapler, c’est aller beaucoup
plus loin dans la connivence, mais ce n’est pas en contradiction avec ce laxisme vis-à-vis des tueurs que
constatent les journalistes. À l’extérieur du camp de Nyarushishi, les Français laissent agir les miliciens,
les FAR, les gendarmes en toute liberté, sauf devant les journalistes.
Ahmed Bizimana, milicien, ancien chauffeur de John Yusuf Munyakazi, affirme que les Français sont
rentrés au Rwanda dans la nuit du 22 au 23 juin et ont ravitaillé les miliciens en armes :
Il avait été décidé qu’ils [les militaires français] entreraient le lendemain. Mais ils n’ont pas attendu
le lendemain, ils sont rentrés dans la nuit, vers 8 heures du soir, masqués avec des tricots ninja sur
le visage ! C’est des espèces de tricots noirs qui couvrent le visage avec des trous pour les yeux et la
bouche. C’est bien de couleur noire.
(Réponse à une question)
Oui, ils sont entrés la nuit par le pont avec leurs jeeps et leur matériel. Ils disaient qu’il n’y avait
plus de matériel de travail, ils nous ont approvisionnés en fusils, munitions, grenades et tout le reste. 72
Nous avons vu plus haut que Jean Hélène, correspondant de RFI, a signalé cette infiltration de
commandos français dans la nuit du 22 au 23 depuis Bukavu. Ceci donne de la crédibilité au témoignage
de cet Ahmed. Par ailleurs, l’usage de cagoules est courant dans les COS, de même que de se peindre
le visage. 73 Le ravitaillement des miliciens en armes par les Français est aussi affirmé par Jean-Bosco
Habimana. Mais vu qu’ils sont tous deux dans la même prison, il faut accueillir leur témoignage avec
circonspection.
Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16.
Vincent Hugeux, Les oubliés de Bisesero, L’Express, 30 juin 1994, p. 42.
71 We don’t have orders to disarm militias. Cf. Raymond Bonner, Fear Is Still Pervasive In Rwanda Countryside, New
York Times, June 29, 1994.
72 Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 87-88].
73 E. Micheletti [146, pp. 6, 9, 13, 26, 34, 37, 42, 45, 56... ]. Par ailleurs, Canal Plus a projeté en avril 2004, lors d’une
interview de Patrick de Saint-Exupéry, des images de l’opération Turquoise où des militaires français avaient le visage peint
en noir.
69
70
1222
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Ahmed Bizimana affirme que les Français rassemblaient les Tutsi puis partaient en envoyant un signal
aux miliciens pour les tuer :
Ils se sont divisés en petits groupes et se sont mis à rechercher les survivants tutsi. Quand ils
en trouvaient, ils leur disaient qu’ils venaient les sauver alors que c’était un piège. Ils arrivaient, les
rassuraient en leur disant qu’il n’y avait plus rien à craindre, qu’il n’y avait plus de problèmes. Ils
repartaient et donnaient le signal en tirant en l’air. Nous comprenions donc que les Français partaient
et les Interahamwe se mettaient en route pour aller tuer ces gens. C’est les Français qui tiraient en
l’air.
C’était bien entendu un accord entre nous et les Français. De toute façon, ils avaient la capacité
de nous arrêter s’ils l’avaient voulu. Nous n’avions plus rien pour nous défendre. Et de leur côté, les
Tutsi se défendaient autant qu’ils le pouvaient, à coups de cailloux et autres projectiles.
D’avril à juin, ils avaient repris courage. Quand les Français sont arrivés, ils ont cru que les Français
allaient les sauver et en fait les Français les ont trahis. Quand ils arrivaient près de leurs cachettes,
ils mettaient leurs cagoules, ils ne voulaient pas être reconnus. Pourquoi je dis que certains Tutsi
avaient repris courage ? Je le dis parce que c’est le cas. Ils espéraient qu’ils n’allaient plus mourir.
Ici à Cyangugu, le major Cyiza les avait protégés. Mais lorsque les Français sont arrivés, ils nous ont
distribué du matériel pour pouvoir tuer ceux qui avaient échappé à la mort. Nous autres avons trouvé
la force et la manière de tuer ceux qui avaient échappé à la mort. 74
D’après Florence Aubenas, les miliciens de Yusuf se reconvertissent dans le commerce avec ceux qu’ils
n’ont pas réussi à exterminer, ceci au vu et au su des militaires français qui les laissent entrer dans le
camp :
Le capitaine de garde n’a pas eu d’états d’âme. Il s’exaspère qu’on divise le Rwanda entre les bons
et les méchants, tonne contre la « campagne de culpabilisation ». [...]
« Pourquoi voulez-vous qu’on se sente impliqué dans un débat moral ? Dans le camp de Nyarushishi, les miliciens de Youssouf viennent aujourd’hui vendre des produits alimentaires. Les Tutsis les
achètent... » 75
Notons que ce capitaine connaît les miliciens de Yusuf.
Le premier rapport sur l’opération Turquoise envoyé au Secrétaire général de l’ONU le 5 juillet 1994
par Jean-Bernard Mérimée note, non sans cynisme, que le camp de Nyarushishi est gardé entre autres
par des membres des FAR :
5.1 Protection et organisation des camps de réfugiés
La force Turquoise mène une action de protection autour de deux camps :
5.1.1 Nyarushishi, camp déjà existant et regroupant 8 000 personnes (Tutsi).
La garde est assurée par les forces armées rwandaises (FAR) et les soldats “Turquoise” (une
section). 76
30.3
Des cadavres sur l’aéroport de Kamembe, le 19 juillet
Luc Pillionnel, citoyen suisse marié à une rwandaise, a obtenu par l’intermédiaire de Gérard Prunier,
conseiller au ministère de la Défense, l’autorisation d’extraire du camp de Nyarushishi la famille de son
épouse, que celle-ci avait reconnue dans un reportage à la télévision. Le colonel Hogard le fait venir sur
la base de Kavumu près de Bukavu, d’où il est héliporté à l’aéroport de Kamembe près de Cyangugu, le
19 juillet 1994. Là, pris en charge par le capitaine Guillaume Ancel, il voit une quinzaine de personnes
qui ont été assassinées à l’intérieur de la base française à l’aéroport de Kamembe :
Et à ce moment-là, nous étions situés sur le côté de la base le long de la piste, j’ai un peu de la peine
à déterminer l’axe, je pense que nous étions, vue l’orientation du soleil, au sud de la piste dans l’axe
de la piste. A ma droite, il y avait le bunker des Français, la position de campagne avec à l’intérieur
de cette position le grand hangar métallique. Nous sommes sortis de la position avec le véhicule et
nous avons longé la piste avec le soleil sur notre droite. Il était environ 11 h 30. Je me rappelle que les
véhicules roulaient lentement dans l’herbe relativement bien soignée qui borde l’aéroport. Et après
une distance d’une centaine de mètres ou environ de 200 mètres, il y avait environ une demi douzaine
74
75
76
Georges Kapler, ibidem, p. 88.
Florence Aubenas, ibidem.
ONU, S/1994/795. http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf
1223
30.4. CAS DE COMPORTEMENT CORRECT DES FRANÇAIS
de cadavres frais. J’avançais en longeant la piste sur le côté sud, et nous étions arrivés à hauteur de
la tour de contrôle quand nous avons tracé une oblique sur la gauche, et c’est à cet endroit, sur notre
droite que se situaient les cadavres. J’ai été particulièrement frappé par la tête quasiment décollée
d’un corps où je voyais les chairs toutes rosâtres de la personne qui était là, et il y avait une flaque
de sang sur le sol qui n’était pas encore sèche. Le ciel s’y reflétait comme dans un miroir, comme si
c’était un petit peu du mercure. Les Français sont passés là à côté sans un geste. Il n’y a pour moi
pas l’ombre d’un doute, ils s’agissaient des personnes qui avaient fui depuis des semaines le génocide.
Ceci se voyait notamment grâce à l’aspect très amaigri du visage de la personne de sexe masculin qui
gisait dans la poussière à mes côtés, avec une barbe assez fournie de plusieurs semaines. Il était très
maigre avec des habits sales. Ces gens étaient à proximité de la piste. A quelques mètres de la piste
d’aviation, 150, 200 mètres, à l’intérieur de la position française extrêmement bien gardée. Pour moi,
il était impossible que des Rwandais en civil, à mon avis relativement en mauvais état de santé, ayant
eu faim pendant longtemps, en fuyant, aient voulu tenter une quelconque action militaire. D’ailleurs,
il n’y avait aucune arme ou quoi que ce soit de cette nature vers eux. Et puis, ça pose la question de
savoir comment est-ce qu’ils sont arrivés là ? [...] Donc là il y avait une position fortifiée de ce côté là.
Il y en avait une en face, proche des bâtiments d’entrée et de sortie de la base.
A mon avis, tout le périmètre était sécurisé en permanence et puis, vu la nature des lieux avec de
l’herbe basse sans buisson, sans rien sur la piste que je dirai en bon état, plate. La moindre personne
qui se déplacerait à cet endroit, a fortiori la journée, était immédiatement repérée. Ils ne pouvaient
pas être là sans que les Français les aient laissés entrer. [...] J’entends que si elles avaient cherché à
pénétrer sur la base, il n’était pas possible qu’elles se cachent. C’est un terrain plat, il faisait jour,
c’était onze heures du matin. Donc pour moi, il y avait un périmètre fermé et les cadavres je les ai
trouvés à proximité de la piste d’atterrissage, le long d’un petit bout de route rudimentaire qui avait
été formée par les va-et-vient des véhicules français qui longeaient la piste d’aviation en petit bout
pour après obliquer en direction de la sortie du camp. Les cadavres que j’ai vus là sur ma droite
en sortant étaient dans le périmètre de l’armée française entre deux positions, deux fortifications de
campagnes, occupées par des personnels français nombreux où il y avait plusieurs factionnaires en
permanence jour et nuit. 77
Le témoin ignore pourquoi ces personnes ont été tuées, mais elle l’ont été sur une base entièrement sous
le contrôle de militaires français. Le capitaine Ancel, devant aller assurer un « appui-feu », ne l’emmène
finalement pas à Nyarushishi mais le dépose à l’évêché de Cyangugu. Le long de la route de l’aéroport
à l’évêché, Pillionnel voit encore plusieurs cadavres, certains frais, d’autres plus anciens qui sentaient
mauvais. C’était donc le 19 juillet, en zone dite humanitaire sûre.
Le capitaine Ancel fait extraire les membres de la belle-famille de Pillionnel qui le prie de les amener
à Bukavu. 78 Mais là, au milieu de tous les génocidaires en déroute, ils ont encore couru le risque de se
faire tuer.
30.4
Cas de comportement correct des Français
En contradiction avec les témoignages précédents, des rescapés disent avoir été protégés par les Français. Ainsi Adolphe K. réfugié au camp de Nyarushishi, déjà cité, rapporte :
The interahamwe were dispersed by midday and French soldiers arrived at around 4 :00 p.m.
« Things improved after that. The French soldiers confiscated weapons from the interahamwe. We
were able to walk around. » 79
Cette dispersion des Interahamwe et l’arrivée des Français à 16 h correspondent à la journée du 23
juin.
1224
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
30.5
Le camp de Murambi, installé sur un lieu de massacre
À Murambi, une école en construction composée d’une vingtaine de bâtiments où, le 21 avril, sont
massacrées de 20 000 à 50 000 personnes, 80 les militaires français installent le 4 juillet un camp pour
réfugiés tutsi ou hutu, victimes ou assassins et une base militaire dotée d’artillerie et de missiles pour
arrêter l’avance du FPR. 81 Cette alliance de fait avec les auteurs du génocide les conduit à ignorer ce
massacre, à cacher les fosses communes et à maltraiter les survivants du génocide. Après le départ des
Français, le nouveau gouvernement rwandais fera déterrer des cadavres et les exposera dans les salles de
classe, invitant les visiteurs étrangers à les visiter. 82 En France, on continue d’ignorer jusqu’à aujourd’hui
que c’est sur ce lieu d’un massacre inouï que l’armée française s’est installée. C’est l’écrivain Boubacar
Diop qui, dans le roman « Murambi, le livre des ossements », 83 vient troubler la bonne conscience française
en évoquant la connivence entre les militaires français de Turquoise et les tueurs, sans toutefois déranger
le séjour paisible en France d’un des principaux organisateurs du massacre du 21 avril, le préfet de
Gikongoro, Laurent Bucyibaruta.
30.5.1
Les Français installent à Murambi un camp et une base militaire
Lundi 4 juillet, après la chute de Butare et Kigali, l’ordre a été donné d’arrêter l’avancée du FPR à
Gikongoro :
Mais s’il [le FPR] veut continuer sa progression vers l’ouest, il trouvera désormais les troupes
françaises devant lui. L’ordre a été donné, lundi 2 juillet, 84 en début d’après-midi, aux soldats du
colonel Thibaut, postés à Gikongoro : « On ne passe plus, résume le colonel. Si le FPR vient et
menace les populations, nous tirerons sur le FPR. »
Une jeep française est postée dans le virage, situé à 28 kilomètres de Butaré. Equipée de missiles
antichar Milan, elle est garée un peu en retrait du barrage rwandais, mais sa présence consacre une
sorte d’alliance objective entre les forces gouvernementales et les soldats de l’opération « Turquoise ».
Quelle que soit la raison humanitaire qui est donnée, la France a, de fait, choisi son camp. Elle s’écarte
de la neutralité qu’elle tentait d’observer en secourant des populations indifférenciées, et, dans les
faits, elle devient sur place une sorte de force d’interposition, mission que le général Lafourcade avait
jusque-là réfutée. 85
À Gikongoro, le commandement français est installé dans les maisons de l’association SOS Villages
d’Enfants, désertées par ses occupants. 86 Presque 100 militaires français sont installés dans les locaux
d’une école secondaire, l’ACEPR, 87 à droite quand on arrive de Butare. Les autres vont à l’école de
Murambi.
Mardi 5 juillet, Corine Lesnes constate que l’armée française installe, dans un collège en construction,
un camp pour réfugiés et une base militaire avec de l’artillerie :
C’est ce que l’on peut appeler une protection rapprochée. Mardi 5 juillet, les bérets noirs du 11e
régiment d’artillerie de marine ont installé à la hâte des mortiers dans le camp de réfugiés de Murambi.
77 Luc Pillionnel, Témoignage de Luc Pilionnel à la commission Mucyo, 14 juin 2007 [65, Annexes, p. 146]. http:
//francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=146
78 Guillaume Ancel a contesté le récit de Pilionnel, affirmant qu’il n’y avait pas de cadavres sur l’aire de l’aéroport
(Rencontre avec l’auteur, 22 mars 2013).
79 Death, Despair and Defiance [5, p. 745]. Traduction de l’auteur : Les Interahamwe ont été dispersés vers midi et
les Français sont arrivés vers 16 h. Les choses se sont alors améliorées. Les militaires français ont confisqué les armes des
Interahamwe. Nous pouvions nous déplacer aux environs.
80 Voir section 26.26.1 page 1023.
81 Voir section 23.4.1 page 948.
82 Ainsi Michel Rocard écrit qu’il a fait « une visite de l’ossuaire de Murambi », comme si ce terme, utilisé habituellement
en France pour désigner le monument de Douaumont abritant les ossements des victimes non identifiées de la bataille de
Verdun, était adéquat pour désigner cet abattage de dizaines de milliers d’innocents exécutés par les amis de la France. Cf.
Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda du 28 août au 1er septembre 1997, p. 2. http://francegenocidetutsi.
org/RocardRwanda28aout1997.pdf
83 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Stock, 2000.
84 Lundi 4 juillet selon d’autres sources.
85 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
86 Corine Lesnes, ibidem.
87 Témoignage de MM qui a travaillé à l’ACEPR pour les Français. ACEPR : Association pour la contribution à l’éducation
et au perfectionnement au Rwanda.
1225
30.5. LE CAMP DE MURAMBI, INSTALLÉ SUR UN LIEU DE MASSACRE
Les tubes sont déployés à une centaine de mètres de la population civile, relogée dans un collège en
construction. Les militaires viennent d’arriver et ils ignorent même le nom de la position qu’ils sont
en train d’occuper. La plupart des réfugiés n’ont qu’une journée de plus d’ancienneté. Pour tout le
monde, le camp est une nouvelle étape dans une pérégrination qui ne semble pas vouloir s’arrêter.
A vol d’oiseau, le commandement français de Gikongoro est à 2 kilomètres. La première position
tenue par le FPR se trouve, elle, à une dizaine de kilomètres, à la hauteur du village de Simbi, sur l’axe
Butare-Gikongoro, selon le colonel Rozier [Rosier] qui commande le détachement français. Le camp
est un chantier d’école abandonné. Les salles de classe font office de dortoir. Les femmes réchauffent
un vague liquide entre des rouleaux de fils d’acier. Les militaires ont enrôlé des gens pour construire
leur enclos. Le 2e régiment parachutiste d’infanterie, venu de la Réunion, est chargé de s’occuper des
réfugiés et de distribuer les biscuits de l’armée.[...]
Les réfugiés regardent avec inquiétude l’installation des Jeeps et des mortiers, otages d’un conflit
qui les poursuit où qu’ils soient. 88
L’installation de cette base avec de l’artillerie lourde est déjà constatée lundi 4 juillet par Raymond
Bonner :
France inserted itself more directly into Rwanda’s civil war today, establishing a major base here
six miles from the advancing Tutsi-led rebel army and manning it with Foreign Legionnaires and
paratroopers supported by heavy artillery.
The purpose is to prevent the rebel westward advance into the safe zone declared by the French
intervention force. 89
Des paysans aident les paras à creuser des tranchées :
Mardi, aidés par des paysans, les parachutistes du 1er RPIMa creusaient des tranchées pour enfouir
des batteries de missiles Milan et des mortiers de 60 mm. 90
Ces paysans sont probablement des tueurs qui ont participé au massacre de l’école de Murambi.
Pourquoi les militaires français installent-ils une base militaire et un camp de réfugiés au même
endroit ? Pour mélanger l’humanitaire et le sécuritaire ? Pour pouvoir accuser le FPR de bombarder les
populations civiles s’il attaque ? Voudrait-on utiliser les survivants du génocide comme bouclier humain
qu’on ne ferait pas autrement.
30.5.2
Un terrain de volley-ball à côté d’une fosse commune
Corine Lesnes, qui visite le camp de Murambi mardi 5 juillet, ne dit pas un mot sur le massacre
perpétré à cet endroit. Elle ne voit pas de traces de sang, pas de fosses communes, elle ne sent pas l’odeur
des cadavres en décomposition. Aucun militaire français ne le lui a donc fait remarquer. 91
Pourtant, les traces étaient visibles d’après la survivante DG, arrivée au camp de Murambi après la
chute de Kigali :
A notre arrivée à Murambi, les murs et les plafonds étaient encore empreints des taches de sang.
On avait essayé de les gratter, mais les traces étaient toujours là. 92
Il semble que François Luizet, du Figaro, en visite à Gikongoro le 6 juillet, fasse allusion à ce qu’il
voit au camp de Murambi quand il décrit les charniers autour des écoles :
Ces assassins, responsables d’un crime contre l’humanité, sans précédent, si ce n’est au Cambodge,
ne se cachent pas. Ils ricanent quand on évoque devant eux la tragédie des mois d’avril, mai, juin, ou
alors déclarent, sans pudeur, tout ignorer de ce qui a pu se passer. Pourtant, les charniers existent
88 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude, Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
89 Raymond Bonner, French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
Traduction de l’auteur : Les Français installent une base au Rwanda pour arrêter l’avance des rebelles. La France s’est
impliquée plus directement dans la guerre civile rwandaise aujourd’hui, en installant ici une base importante à 10 km
des lignes de l’armée rebelle dominée par les Tutsi, défendant cette base avec des hommes de la Légion étrangère et des
parachutistes appuyés par de l’artillerie lourde. Le but est d’empêcher une progression des rebelles vers l’ouest dans la Zone
sûre proclamée par la force d’intervention française.
90 Dominique Garraud, Gikongoro, aux abords de la zone de sécurité, Libération, 8 juillet 1994.
91 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude , Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
92 Communication de la survivante DG à l’auteur.
1226
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
autour des écoles dont certaines portent encore les traces de la tuerie : murs maculés de sang et
impacts sur les façades. 93
Le document « Exactions en zone Turquoise », publié par la Mission d’information parlementaire, 94
n’a pas un mot sur le massacre à l’école de Murambi et sur les fosses communes.
Un témoin rapporte en 1997 que les Français ont caché ces fosses communes :
Le 7 avril 1997, pour la troisième commémoration, le site choisi fut Murambi, où se trouve un immense charnier. La commune se situe en préfecture de Gikongoro, dans l’ancienne zone de l’opération
« Turquoise », où l’armée française s’était « interposée ». [...] Les organisateurs de la cérémonie invitèrent à la tribune un rescapé [...] Le témoin accusa les militaires français d’avoir couvert les tueries,
puis d’avoir tenté de dissimuler le charnier de Murambi en y aménageant un terrain de volley-ball. 95
La délégation du Sénat belge, dirigée par M. Philippe Mahoux, visite l’école de Murambi, mercredi
27 août 1997. Elle note :
Une fosse commune de 18 000 personnes a été découverte ; 600 corps d’enfants ont été retrouvés
dans une fosse septique. Nos interlocuteurs locaux soulignent avec indignation que c’est à côté de ces
fosses communes que les militaires de l’opération Turquoise et des militaires de la Minuar procédaient
au salut au drapeau. 96
Jean Chatain, visitant l’école de Murambi en 2004, écrit :
Nous sommes accompagnés par l’un des rares survivants, Emmanuel Murangira. Son épouse et ses
enfants gisent dans l’une des gigantesques tombes collectives qui bordent la piste d’entrée. Emmanuel
est devenu gardien du site pour « rester avec eux ». Son regard halluciné témoigne de l’enfer permanent
qui hante désormais sa tête. Un souvenir le poursuit : « Ce sont les Français qui ont achevé, puis
nivelé les fosses communes. Celle qui était là-bas leur a servi de terrain de détente ; ils jouaient au
volley-ball au-dessus des cadavres. » 97
A propos de ces fosses communes, la survivante DG, qui est arrivée au camp de Murambi après le 4
juillet 1994, déclare :
Les Français sont arrivés au mois de juin et moi en juillet. Il se peut que ce terrain et ces cadavres
y ont été avant mon arrivée. Moi, je ne les ai pas vus personnellement. Ce que je sais, c’est que j’y
ai trouvé des fosses couvertes mais il était clairement visible qu’il y avait des corps, le sang suintait
encore au dessus du sol. D’autres fosses étaient bien couvertes et les herbes avaient poussé dessus.
Nous-mêmes nous passions dessus sans le savoir, je l’ai su après le déterrement des ossements pour
les inhumer en dignité.
Aujourd’hui j’ai parlé avec une rescapée des massacres de Murambi qui était là à l’arrivée des
Français. Elle était alors âgée de 11 ans. Elle non plus ne se souvient pas de ce terrain de volley-ball,
mais elle se souvient que les Français ont fait enterrer des corps décomposés qui étaient encore là
et les habits déchirés qui n’avaient pas été pillés. Elle se souvient également qu’ils ont essayé de
dissimuler les taches de sang sur les murs. Un ancien sous-préfet à la préfecture de Gikongoro du nom
de Havugimana Flodoard aurait aussi ramassé les massues, les bâtons qui avaient été utilisés lors des
tueries ainsi que les cartes d’identité des victimes. 98
La survivante DG contacte un témoin qui se souvient :
Quelqu’un vient de me rappeler le terrain de volley-ball au camp. Je me suis souvenu de l’emplacement, mais je ne savais pas que c’étaient des Français qui avaient aménagé ça. Je croyais que
c’était dans le plan de la construction de l’école. Je n’ai pas le courage d’observer cet endroit, ça me
donne des cauchemars ! Pour ma prochaine descente à Murambi, je verrai tout et je vous dirai s’il y
avait réellement ces fosses. Le chef de la police qui était à Gikongoro et qui a assisté au déterrement
des restes m’a confirmé que les fosses étaient dissimulées sous ce terrain, mais toutes les fosses ne se
trouvaient pas dans un même endroit.
François Luizet, « Nous ne sommes pas là pour chercher l’affrontement », Le Figaro, 7 juillet 1994.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 490]. http://francegenocidetutsi.org/
ExactionsTurquoise15septembre1994.pdf
95 José Kagabo, Le sens d’une commémoration, Le Monde Diplomatique, mars 2004. http://francegenocidetutsi.org/
KagaboSensCommemorationMondeDiploMars2004.jpg
96 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/9, p. 5]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-9.pdf#page=5
97 Jean Chatain, Les spectres de Murambi, L’Humanité, 1er avril 2004.
98 Communication de la survivante DG à l’auteur.
93
94
1227
30.5. LE CAMP DE MURAMBI, INSTALLÉ SUR UN LIEU DE MASSACRE
La survivante DG retourne au camp de Murambi en mars 2004 :
Je suis allée voir les fosses et j’ai trouvé que certaines ne sont plus visibles. La grande fosse qui
était dissimulée sous le terrain de volley-ball était de 10 m sur 15 m (estimation), elle n’est plus visible
et l’autre qui était juste à côté du bâtiment en étage, elle est encore là.
Des fosses communes furent creusées et refermées avant l’arrivée des Français fin juin. L’herbe y avait
repoussé. Il restait encore des cadavres que les Français firent mettre dans des fosses que les survivants
parqués au camp de Murambi pouvaient voir car du sang remontait. Début juillet, les Français installèrent
un terrain de volley-ball à proximité de l’une d’elles. L’auteur s’est rendu sur les lieux le 23 juillet 2007.
Des petits panneaux indiquaient l’emplacement des fosses communes et celui d’un terrain de volley ball.
Il a compté 16 pas entre ce terrain et la fosse la plus proche soit 13,6 mètres. Le terrain de volley ball
n’était donc pas sur mais juste à côté de la fosse.
Ce qui est insupportable, c’est que les Français n’aient fait aucune mention, aucun rapport à l’ONU
sur le massacre de Murambi et les fosses bourrées de cadavres. Et, pour cause, ils collaboraient avec les
tueurs.
30.5.3
Les mauvais traitements infligés aux survivants des massacres
Les militaires français du 2e RPIMa, venus de la Réunion, mélangent dans le camp de Murambi, Tutsi
survivants des massacres et Hutu plus ou moins assassins. Corine Lesnes en témoigne :
Les militaires ont enregistré les occupants. Ils sont, mardi, cinq cent cinquante Hutus et Tutsis
mêlés. Les parachutistes ont dû intervenir pour organiser la cohabitation et attribuer deux ailes
différentes du bâtiment aux communautés. « Ils ont peur, raconte un officier. Ils n’osent pas parler
entre eux et viennent nous voir discrètement. » Une femme a signalé la présence de machettes sous
les matelas d’un groupe de Hutus. « Il y en avait en pagaille, dit le militaire. Une dizaine. On les a
saisies, avec menace d’expulsion si cela se reproduisait. » Trois miliciens présumés, non inscrits dans
le camp, ont également été arrêtés et remis à la gendarmerie rwandaise après avoir été dénoncés par
des habitants. « Une zone de sécurité..., se désespère un Tutsi. Mais si le FPR décide d’attaquer,
nous, on ne peut même pas marcher 50 mètres sans être menacés. » 99
Sachant que la gendarmerie a participé au massacre, lui livrer ces trois miliciens, c’est les remettre en
liberté.
Un Tutsi, professeur de mathématiques, dont la femme et un enfant ont été assassinés le 3 juin, l’autre
enfant ayant été emmené comme orphelin par les Français vers le Burundi, a été évacué par eux de Butare
dimanche 3 juillet. Il déclare :
Après trois mois de cache, on est vraiment à bout. On a fui les gens de l’armée et leur milice et
on les retrouve ici. Ils ont fui eux aussi, c’est dramatique. 100
La survivante DG rapporte aussi que tueurs et victimes étaient mélangés par les militaires français :
Dans le camp de Murambi, il y avait aussi bien des Interahamwe que des survivants tutsis des différents coins du pays surtout ceux de Gikongoro, Butare voire même de Kigali. Ces derniers n’avaient
pas d’autres choix. [...]
Lorsqu’on arrivait à Murambi, les Français nous accueillaient juste à l’entrée principale, ils demandaient si on est tutsi ou hutu avant de nous laisser entrer. Mais je ne sais pas à quoi servait cette
information car que ce soit hutu génocidaire ou tutsi victime, tout le monde avait accès à ce camp.
Pour notre cas, nous avons répondu que nous étions tutsis, ils nous ont dit d’entrer mais ils nous ont
demandé de nous débrouiller pour le reste. [...]
Comme le camp était devenu l’escale pour des génocidaires, nous vivions avec des militaires et des
gendarmes parfois armés de grenades. Je ne sais pas ce qui a pu se passer pour qu’ils ne recommencent
pas leur « travail ». On croirait en une force miraculeuse qui nous a protégés. Nous étions vraiment
exposés : nos bâtiments n’étaient pas clôturés et les militaires français ne gardaient que juste l’entrée
principale. Une autre chose est que les survivants trouvaient souvent leurs bourreaux dans le camp et
ils allaient se plaindre devant les militaires français. Ceux-ci les arrêtaient sous prétexte qu’ils allaient
les punir, mais on a appris par après qu’ils avaient été libérés sans condition. Ils ne les gardaient pas
99 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude , Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
100 Corine Lesnes, ibidem.
1228
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
dans leur office et on ne sait pas où ils les mettaient. Ils se sont réfugiés au Congo. Je ne me souviens
pas de leurs noms, mais je peux vous citer quelques cas dont l’abbé Athanase Robert Nyandwi, un
prêtre burundais qui servait dans la paroisse de Kaduha à Gikongoro, un autre milicien de premier
plan qui a été dénoncé par une fille qu’il avait forcément faite sa femme de fait après l’avoir violée et
un militaire des ex-forces armées rwandaises qui avait été dénoncé par les survivants de Butare. 101
Les survivants ne sont pas nourris dans le camp ou très mal, poursuit DG :
[...] ils nous ont dit d’entrer mais ils nous ont demandé de nous débrouiller pour le reste : le
logement, la nourriture ! Ils ne nous ont même pas donné une goutte d’eau ! Et pourtant, ils voyaient
bien que nous n’avions rien, à peine les habits que nous portions, mais ils n’ont pas pensé à nous
donner au moins une couverture. En tant que personnes en mission humanitaire, je me suis demandé
de quelle mission humanitaire s’agissait-il, s’ils laissaient les victimes vivre de telle manière. Là, j’ai
alors commencé à fort douter de leur protection. Heureusement, nous avons rencontré des amis qui
y étaient arrivés avant nous et ils nous ont logés. Les Hutus n’avaient aucun problème, ils allaient
aisément s’approvisionner dans la ville de Gikongoro en dehors du camp car ils n’étaient exposés à
aucun risque. Dans le camp, ils n’étaient qu’à la recherche d’un endroit où dormir car ils ne pouvaient
pas tous trouver des logements à Gikongoro tellement ils étaient nombreux. Les Tutsis quant à eux
ne pouvaient sortir, non seulement ils craignaient pour leur vie mais aussi ils n’avaient rien dans leur
poche pour s’approvisionner en vivres. Ils restaient là, en train de voir les autres manger alors qu’eux
ils mouraient de faim. Des fois, les Français distribuaient des vivres : un demi kilo de riz par semaine
et ce n’était pas régulier. 102
Les Tutsi qui tentaient de sortir du camp en quête d’eau et de nourriture risquaient leur vie :
Les pauvres Tutsis, qui ne pouvaient même pas approcher du seuil de la porte d’entrée, n’avaient
pas la possibilité d’aller puiser de l’eau. Certains ont été massacrés ou blessés à coups de machettes
en essayant d’aller puiser de l’eau à la fontaine qui était tout juste à côté et aucune réaction de la
part des militaires français. 103
Les militaires français abusent des survivantes affamées :
Les militaires français ne faisaient que profiter des femmes et des filles du camp, et vu la situation
dans laquelle elles vivaient, celles-ci ne résistaient pas à céder leur corps pour avoir à manger pour elles
et pour d’autres réfugiés voisins. Dans cette zone Turquoise, on y rencontre actuellement des enfants
métis nés des militaires français même si leurs mamans ne livrent pas cette information facilement. 104
Les militaires français n’ont que mépris pour les survivants :
Pour ce qui est du camp des déplacés et survivants, je ne sais pas ce qui a motivé les Français dans
le choix d’un tel endroit où venaient de périr des milliers de Tutsis pour y protéger les survivants
membres des familles décimées ou qui étaient voués au même sort. Les corps avaient été déjà jetés
dans des fosses communes, mais nous n’étions pas dans un état de sentir tous les chocs que nous ont
causé les Français tellement nous étions étourdis ; lorsqu’on va mourir on n’est plus tellement de ce
monde. Il faut dire qu’après le génocide, les mêmes moyens ne nous parlaient plus. Ce qu’ont fait
les Français dénotait un manque de sensibilité à l’égard de la souffrance subie par les survivants du
génocide. Et leurs visages ne trahissaient aucun état d’âme : ni fureur, ni tristesse. [...]
Les militaires nous provoquaient en nous disant que si c’étaient eux, ils ne pouvaient pas rester
sans réagir devant les Interahamwe, que si nous n’étions pas des fous, nous avions un caractère animal !
Ce n’était pas là la meilleure façon d’approcher quelqu’un qui a enduré une telle souffrance. 105
Corine Lesnes n’a pas vu que le camp avait été le théâtre d’un massacre mais elle remarque que les
réfugiés quoique protégés, sont terrorisés :
Il y a à Murambi des réfugiés protégés, mais terrorisés, qui n’aimeraient rien tant que quitter la
« zone de sécurité » mise en place pour les rassurer. 106
101
102
103
104
105
106
Communication de la survivante DG à l’auteur.
Témoignage de DG, ibidem.
Témoignage de DG, ibidem.
Témoignage de DG, ibidem.
Témoignage de DG, ibidem.
Corine Lesnes, ibidem.
1229
30.5. LE CAMP DE MURAMBI, INSTALLÉ SUR UN LIEU DE MASSACRE
Les Français refusent de conduire les survivants du camp de Murambi en zone FPR, selon Théophile 107 :
We stayed at Murambi for three weeks. We kept asking the French troops to take us to the RPF
zone. But they refused. They said they would only take us to within a kilometre of the border between
the RPF zone and the French zone after which we would be on our own. But that was not a choice
given the likelihood of beeing killed by the interahamwe. It would have been suicidal. The French
soldiers knew this ; it was to ensure that we could not join the RPF. 108
La survivante de Kibeho, Yvette, semble dire, en revanche, que les Français lui ont fait rejoindre la
zone FPR :
The French evacuated us to Murambi, commune Nyamagabe in Gikongoro. We were then asked
to choose which zone we wanted to go to. I chose the RPF zone in Cyizi, commune Maraba in Butare.
That was in August. 109
Lors de leur départ, les Français, selon la survivante DG, abandonnèrent les survivants des massacres
au milieu des miliciens qu’ils n’avaient pas désarmés :
Même s’il n’y a pas de preuves matérielles, on affirmait que les Français nous abandonneraient
un jour dans les mains des génocidaires. Cela, je n’en doutais pas, tout était possible. Le jour où
nous avons quitté le camp, les Français ont laissé ceux qui n’étaient pas embarqués dans les premiers
camions. Nous avons été évacués par les Américains (ils n’étaient qu’à deux). Les Interahamwe ne
savaient pas de qui il s’agissait, et pensaient qu’ils étaient armés. Ils n’ont pas osé nous faire du mal.
Le FPR suivait aussi de près l’évolution de la situation, nous étions toujours en contact. Nous avions
tellement peur, nous pensions qu’un jour nous serions tués, nous n’avions plus confiance aux militaires
français. Ils ne nous protégeaient pas, heureusement que les Interahamwe pensaient le contraire. 110
30.5.4
Les Français jettent des rescapés aux Interahamwe
Alors que le général Germanos, sous-chef des opérations à l’état-major des armées, en visite à Gikongoro mercredi 6 juillet, déclare que l’opération Turquoise est là à des fins « strictement humanitaires », 111
les militaires français ne démantèlent pas les barrières et côtoient les miliciens en armes :
Aux abords du marché qui regorge de légumes témoignant de la vitalité agricole de la région, des
militaires rwandais et des miliciens nonchalants, Kalachnikov neuves à l’épaule, saluent les soldats
français. Cette atmosphère bon enfant est trompeuse. Dans le flot des réfugiés, des miliciens traquent
encore les Tutsis ou les Hutus modérés. 112
Lundi 4 juillet, Raymond Bonner voit à Gikongoro une barrière de miliciens à moins de 1,6 km de la
base militaire française de Murambi :
By moving troops into the area, the French have effectively acted without waiting for United
Nations approval, though there was no visible effort to create an entirely military-free zone. Rwandan
Government troops moved freely throughout the area today and a checkpoint less than a mile from
the French base was manned by militiamen with machetes, rifles and grenades. 113
107 Théophile, survivant du massacre du collège Marie-Merci à Kibeho, a été épargné par les tueurs et protégé par une
religieuse qui l’envoie le 18 juin au préfet Bucyibaruta. Celui-ci le confie au major Ndamage à l’ESM de Kigeme et ce dernier
aux militaires français qui l’évacuent à Murambi. Cf. Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, pp. 299, 304-305].
108 Ibidem p. 305. Traduction de l’auteur : Nous sommes restés trois semaines à Murambi. Nous n’avons cessé de demander
aux soldats français de nous emmener en zone FPR. Ils nous ont répondu qu’ils nous déposeraient à environ un kilomètre de
la ligne de démarcation entre la zone FPR et la zone française. Mais ce n’était pas un choix, étant donné la forte probabilité
de se faire assassiner par les Interahamwe. Cela aurait été suicidaire. Les soldats français le savaient bien ; c’était pour nous
empêcher de rejoindre le FPR.
109 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 313]. Traduction de l’auteur : Les Français nous évacuèrent à Murambi
dans la commune de Nyamagabe à Gikongoro. On nous demanda ensuite de choisir la zone où nous voulions aller. J’ai choisi
la zone FPR à Cyizi, commune de Maraba à Butare. C’était en août.
110 Témoignage de DG, ibidem.
111 Dominique Garraud, Gikongoro, aux abords de la zone de sécurité, Libération, 8 juillet 1994.
112 Dominique Garraud, ibidem.
113 Raymond Bonner, French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
Traduction de l’auteur : Les Français installent une base au Rwanda pour arrêter l’avance des rebelles. En amenant des
troupes dans la région, les Français ont agi sans attendre l’accord des Nations Unies [sur la Zone Humanitaire Sûre], bien
qu’aucun effort visible n’ait été fait pour créer une zone entièrement démilitarisée. Les forces gouvernementales rwandaises
se déplacent aujourd’hui librement dans cette zone et un checkpoint à moins de 1,6 km de la base militaire française [à
l’école de Murambi] est gardé par des miliciens armés de machettes, fusils et grenades.
1230
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
La survivante DG montre à l’auteur le lieu-dit Kabeza où était dressée une barrière gardée par des
Hutu armés de machettes. Il fallait y passer nécessairement pour aller du centre de Gikongoro à l’école
de Murambi où étaient les Français. De plus, elle déclare qu’en arrivant au camp de Murambi vers le 10
juillet elle a vu près de l’école ACEPER où étaient stationnés des militaires français, une barrière tenue
par des soldats des FAR armés de fusils. 114
Le survivant Emmanuel Murangira confie à Jean Chatain :
Les Tutsi continuaient de converger vers Murambi, poursuit Emmanuel. « Ils étaient tués par les
Interahamwe au vu des Français, parfois en leur présence directe ». Il précise que « des militaires français ont été vus sur les barrières, comme celle qui était juste à l’entrée du site, en train de vérifier les
cartes d’identité avec les Interahamwe. » Ces documents mentionnaient « l’appartenance ethnique »,
une invention du colonialisme belge bien évidemment reconduite par les deux dictatures suivantes.
Le terme Tutsi était synonyme de condamnation à mort. « Interahamwe et Français conjoints »,
murmure à trois reprises le rescapé. 115
La survivante DG fournit d’autres cas de collusion des Français avec les Interahamwe :
Les Français abandonnaient les gens sur les routes, ceux-ci étaient lynchés par les Interahamwe.
C’est ce qui nous a poussé à refuser notre évacuation par les militaires français. [...]
Sous prétexte de punir les génocidaires, les Français pendaient des survivants, pris pour génocidaires, sur leur hélicoptère et allaient les jeter dans la forêt de Nyungwe. Un jour ils ont jeté une
personne à un barrage des tueurs qui a été lynchée par ces derniers. [...]
Moi-même j’ai appris cette histoire quand j’étais à Murambi, mais les militaires français arguaient
que c’étaient des miliciens. On se demandait par ailleurs pourquoi ils ne faisaient pas autant pour les
tueurs qui étaient encore sur des barrières dans la ville de Gikongoro, s’ils avaient le droit d’infliger
de telles punitions ! Partout où nous sommes passés pour arriver au camp des Français, les barrières
étaient encore érigées et les tutsis y étaient tués. 116
African Rights rapporte ce témoignage :
When French officers first discovered Tutsi refugees on hilltops in Gikongoro being systematically
killed by the interahamwe, they were to few in number to provide any protection. Resisting the pleas
of the Tutsi survivors for them to stay, the French officers drove away, and returned two days later.
In the meantime the attacks of the militiamen had continued to take their toll. 117
30.5.5
Les responsables de l’installation d’un camp militaire à Murambi
Le préfet de Gikongoro, Laurent Bucyibaruta, installe fin mai des femmes et des enfants tutsi à l’école
de Murambi, là où il a fait massacrer plus de 20 000 Tutsi le 21 avril. 118
Le lieutenant-colonel Joubert, du 1er RPIMa, fait une reconnaissance jusqu’à Gikongoro le 24 juin. 119
Il prend contact vraisemblablement avec les autorités, le préfet Bucyibaruta et le bourgmestre Semakwavu.
Le 27 juin, les militaires français du 1er RPIMa, commandés par le colonel Didier Tauzin, alias Thibaut,
sont reçus avec des acclamations à Gikongoro. 120 Le 4 juillet, le colonel Jacques Rosier donne l’ordre au
colonel Tauzin de rester à Gikongoro et de s’y opposer au FPR. 121 Le camp de Murambi, camp militaire
et camp de réfugiés, a donc été créé par le colonel Tauzin sous les ordres du colonel Rosier. 122
Témoignage de DG à l’auteur, Murambi, 23 juillet 2007.
Jean Chatain, Les spectres de Murambi, L’Humanité, 1er avril 2004.
116 Témoignage de DG, ibidem.
117 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1149]. Traduction de l’auteur : Quand des officiers français découvrirent
que des réfugiés tutsi sur les sommets des collines de Gikongoro étaient systématiquement tués par les Interahamwe, ils
n’étaient pas assez nombreux pour leur fournir une protection. Rejetant leurs demandes de rester avec eux, ils partirent plus
loin et ne revinrent que deux jours après. Entre-temps les attaques des miliciens avaient continué à prélever leur tribut.
118 Témoignage de Emmanuel Nyirimbuga, Prison de Gikongoro, recueilli par African Rights ; Catherine Ninin, Le massacre
de Murambi, RFI, 30 mars 2004.
119 B. Lugan [131, p. 217].
120 Michel Cariou, Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994, p. 5 ; M. Mas [139,
p. 434] ; Hutu villagers cheer French, The Times, 28 June 1994 ; Jean Chatain, Les Mirage et le ministre Léotard arrivent,
L’Humanité, 29 juin 1994.
121 François Luizet, La France décide de s’interposer , Le Figaro, 5 juillet 1994, p. 6.
122 La dépendance hiérarchique est claire quand Tauzin alias Thibaut dit le 4 juillet à Gikongoro qu’il a reçu du colonel
Rosier l’ordre d’empêcher les « rebelles de prendre la ville et d’aller au-delà ». Cf. Ag. Reuter citée par Monique Mas [139,
p. 448]. Voir aussi le reportage de France 2, 4 juillet 1994.
114
115
1231
30.5. LE CAMP DE MURAMBI, INSTALLÉ SUR UN LIEU DE MASSACRE
Le colonel Tauzin a été rappelé peu après. 123 Qui lui succède ? Le lieutenant-colonel Hervé Charpentier
ayant été blessé à Butare et évacué, il est possible que ce soit le lieutenant-colonel Joubert.
Stationnent à Gikongoro les unités suivantes :
Le 1er RPIMa commandé par le colonel Tauzin. Avec le reste des COS, le 1er RPIMa est retiré fin
juillet.
Le 11e Régiment d’artillerie de marine stationne à côté du camp de Murambi :
Mardi 5 juillet, les bérets noirs du 11e régiment d’artillerie de marine ont installé à la hâte des
mortiers dans le camp de réfugiés de Murambi. Les tubes sont déployés à une centaine de mètres
de la population civile, relogée dans un collège en construction. Les militaires viennent d’arriver et
ils ignorent même le nom de la position qu’ils sont en train d’occuper. 124
Le capitaine Loiacono commande la 3e batterie du 11e RAMa (Régiment d’artillerie de marine). 125
Il est probable que le capitaine Loiacono était à Murambi mais ce n’est pas certain.
Le 2e REI : La 1re compagnie du 2e Régiment étranger d’infanterie est commandée par le capitaine
Franck Nicol. 126 Ils sont vraisemblablement positionnés vers Kitabi devant la forêt de Nyungwe.
Ils ne sont donc pas à Gikongoro même.
Le CPA 10 du COS : Selon Corine Lesnes, « les commandos de l’air français protègent un camp
de Tutsis ». 127 S’agit-il du camp de Murambi ? Elle ne parle de ce camp que dans l’article du
lendemain, 7 juillet. Selon François Luizet, le préfet a mis des prisonniers de droit commun « à la
disposition des commandos de l’air qui s’étaient installés à 1 km de l’entrée est de Gikongoro. » 128
L’école de Murambi est au nord de Gikongoro. 129 Cette école étant en retrait de la route ButareCyangugu, il semble que c’est la batterie de mortiers d’une dizaine de kilomètres de portée qui y
a été installée. Près de la route, côté est de Gikongoro, des positions enterrées ont été installées
avec de l’armement type mitrailleuse et des missiles Milan.
Le commando Trepel du COS : Il était stationné au camp de Cyanika non loin de Murambi. 130
La paroisse de Cyanika a été aussi le théâtre d’un massacre le 21 avril.
La 1re compagnie du 2e RPIMa : La 1re compagnie du 2e RPIMa est commandée par le capitaine
Marc Zwilling. Elle vient de La Réunion et comprend 140 hommes. Ils embarquent le 30 juin à
Saint-Denis-de-la-Réunion dans des avions d’Air France spécialement affrétés. 131 Cette compagnie
stationne au camp de Murambi :
Le camp [de Murambi] est un chantier d’école abandonné. Les salles de classe font office de
dortoir. Les femmes réchauffent un vague liquide entre des rouleaux de fils d’acier. Les militaires
ont enrôlé des gens pour construire leur enclos. Le 2e régiment parachutiste d’infanterie de marine,
venu de la Réunion, est chargé de s’occuper des réfugiés et de distribuer les biscuits de l’armée. 132
Une survivante ayant séjourné au camp, du 10 juillet environ jusqu’au départ de Turquoise, déclare
que les militaires français portaient des bérets rouges, ce qui désignerait des parachutistes. 133
Le 3e RICM : Six AML du RICM arrivent à Gikongoro à l’aube du 4 juillet. 134 En août, le
lieutenant-colonel Eric de Stabenrath, du 3e RICM, est installé à SOS Villages d’enfants à Gi123 Avant le 14 juillet, puisque le colonel Tauzin défile ce jour-là à Paris. Cf. Stephen Smith, Jean Guisnel, L’impossible
mission militaro-humanitaire, Libération, 19 juillet 1994, pp. 12-13.
124 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude, Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
125 Yves Debay, Avec les Marsouins face au FPR, Raids, no 101, p. 28.
126 F. Luizet, Figaro, 5 juillet 1994.
127 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
128 François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994, p. 3
129 Voir section 30.2 page 1237.
130 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
131 Cassette VHS Opération Turquoise, 2e RPIMa, Caméra : Caporal Aubril. Cette cassette ne fait aucune allusion à
Gikongoro et au camp de Murambi.
132 Corine Lesnes, « Ici, c’est l’impasse ». Malgré le bouclier français, les réfugiés du secteur de Gikongoro ne cachent
pas leur inquiétude , Le Monde, 7 juillet 1994, p. 3.
133 Visite de l’auteur au camp de Murambi avec la survivante DG, 23 juillet 2007.
134 François Luizet, Les Français verrouillent leur dispositif, Le Figaro, 6 juillet 1994, p. 3
1232
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
kongoro. 135 Il semble être le commandant des troupes. Le 1er escadron du RICM, commandé par
le capitaine Bucquet, est le dernier détachement français présent à Gikongoro. 136
Le général Germanos est allé à Gikongoro le 6 juillet et a certainement constaté que l’armée française
était installée à Murambi sur des charniers. Il a dû constater que les miliciens sévissaient toujours car il
a demandé que les militaires français reçoivent pour mission de désarmer les milices. Cette demande a
été écartée.
L’amiral Lanxade est venu en visite à Gikongoro le jeudi 28 juillet 1994. 137 Il a pu faire le même
constat que son adjoint.
En résumé, le colonel Tauzin, alias Thibaut, du 1er RPIMa, est responsable de l’installation d’un
camp de militaires français et de réfugiés rwandais sur les lieux du massacre de Murambi. Le capitaine
Marc Zwilling du 2e RPIMa, ou un officier sous ses ordres, a dirigé ce camp. Le lieutenant-colonel Erik de
Stabenrath, le capitaine Bucquet, ont aussi exercé un commandement à Gikongoro. Le colonel Rosier, le
général Germanos et l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, sont venus sur place et ont approuvé
cette installation des militaires français sur un lieu de massacre.
30.5.6
La Mission d’information parlementaire et Murambi
Dans le cadre de leur mission au Rwanda pour « resituer le problème du Rwanda dans celui de la
région des Grands Lacs » les deux rapporteurs de la Mission d’information parlementaire, Pierre Brana
et Bernard Cazeneuve ont visité le camp de Murambi transformé en mémorial du génocide en septembre
1998. Ils y ont refusé d’entendre deux témoignages de rescapés de ce massacre. Aux journalistes qui
ont réagi contre cette attitude méprisante, Pierre Brana a fait cette réponse : « Ce n’était pas un refus
d’écouter le témoignage de ces gens-là. D’ailleurs, mes paroles ont été exactement : après ce que l’on vient
de voir, les mots seraient superflus... Et effectivement, le spectacle était tellement éloquent que les mots
me semblaient inutiles. » 138 Néanmoins, le massacre de Murambi est évoqué dans leur rapport dans la
rubrique « Des massacres constitutifs d’un génocide » où ils écrivent :
Lors de leur déplacement au Rwanda en septembre 1998, les rapporteurs de la Mission ont visité
le site de Gikongoro qui a été transformé en mémorial du génocide, et où sont exposés les os et les
cadavres à demi décomposés des milliers de Tutsis qui ont été massacrés en ce lieu. 139
Le rapport ne dit pas un mot sur le fait que les troupes françaises se sont installées dans ce camp
à côté des fosses communes. Le dire l’aurait amené à reconnaître qu’en ignorant les massacres et en
protégeant leurs auteurs, les militaires français et ceux qui les commandaient de Paris étaient complices
de ce génocide.
30.6
Confusion volontaire entre les bourreaux et les victimes
Les propagandistes du génocide ont utilisé en permanence la méthode de l’accusation en miroir qui
consiste à accuser les victimes du crime qu’ils vont commettre contre elles. Cette méthode est résumée par
le slogan : « Tuer pour ne pas être tué ». Cela conduit à considérer les bourreaux comme les prochaines
victimes.
Les organisateurs du génocide ont fait participer un grand nombre de gens aux massacres, en utilisant
pour cela la hiérarchie administrative à laquelle les gens, au Rwanda, ont toujours obéi et en menaçant
de mort ceux qui ne voulaient pas tuer. Beaucoup de gens se sont ainsi retrouvés criminels, ceux que
certains appellent « les criminels innocents ».
Dans leur fuite devant le FPR, les organisateurs du génocide ont entraîné les populations dans l’exode
en diffusant des informations à la radio pour les terroriser, en leur faisant croire que le FPR allait les
exterminer, en utilisant de plus la contrainte.
Ainsi, les assassins en fuite se sont dissous dans l’exode de la population hutu, qui ne comportait pas
que des criminels. Les bourreaux sont ainsi devenus eux-mêmes des « réfugiés ».
135
136
137
138
139
V. Hugeux, Les désarrois des soldats de l’opération « Turquoise », L’Express, 4 août 1994.
Jean Hélène, Rwanda : après les Français, l’inquiétude, Le Monde, 20 août 1994, pp. 1, 4.
Jean-Baptiste Naudet, Un nouvel exode massif est redouté au Rwanda, Le Monde, 31 juillet 1994, pp. 1, 3.
V. Kayimahe [114, p. 11].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 274].
1233
30.6. CONFUSION VOLONTAIRE ENTRE LES BOURREAUX ET LES VICTIMES
L’opération Turquoise ayant reçu pour instruction de s’appuyer sur les autorités locales, qui dans
beaucoup de cas organisent le génocide – les rares qui ont résisté ont été éliminées comme on l’a vu à
Butare et à Gitarama –, les responsables français des opérations vont considérer comme ennemis les Tutsi
pourchassés, à l’exception de ceux du camp de Nyarushishi – quoiqu’ils n’ont pas été bien traités –, et
comme victimes les foules de réfugiés, dont les nombreux assassins qui continuent à obéir à l’administration
organisatrice du génocide.
Non seulement les troupes françaises se refusent à arrêter les auteurs et les organisateurs du génocide,
mais elles les voient comme des victimes de l’offensive du FPR.
Voici quelques thèmes majeurs qui entretiennent la confusion ou inversion entre bourreaux et victimes :
— Ceux qui se réfugient dans la zone Turquoise sont les victimes.
C’est ce que sous-entend Alain Juppé dans cette tribune publiée dans Le Monde, une semaine
après le début de Turquoise :
Les millions de personnes déplacées dans la zone d’intervention de l’opération « Turquoise »
sont épuisées, affamées, privées de toute assistance médicale ou sanitaire. 140
Parlant de « génocide rwandais » de « tragédie rwandaise », il ne décrit pas une seule fois les
massacres dont les Tutsi sont victimes. En revanche, il dénonce les bombardements du FPR sur
Kigali qui « frappent indistinctement les populations civiles ». La zone d’intervention de Turquoise
est la zone sous contrôle du Gouvernement intérimaire. Il y a bien sûr des centaines de milliers de
personnes qui ont été poussées à s’y réfugier et qui nécessitent des secours. Mais parmi ces déplacés
combien de criminels ? Du point de vue d’Alain Juppé, la question n’a pas lieu d’être posée, ce
sont les victimes.
— Stabiliser les zones « à risques »
Le flou du vocabulaire employé par les responsables français laisse croire que les militaires français
vont protéger les survivants du génocide. Dans les faits, il s’agit de protéger de l’avancée du FPR
les organisateurs du génocide et l’immense troupeau de gens qu’ils emmènent dans leur exode.
Voici ce que dit Alain Juppé dans la même tribune :
S’agissant de la protection des populations menacées, on ne peut se contenter des succès enregistrés dans les premiers jours. L’intervention française doit urgemment, tout en restant dans le
cadre qu’elle s’est fixé, élargir son rayon d’action vers des zones particulièrement menacées. Elle
doit aussi, pour que les populations soient réellement rassurées être en mesure de stabiliser les
zones « à risques » par le maintien d’une présence destinée à jouer un rôle dissuasif. 141
À deux jours de la prise de Kigali et de Butare par le FPR, celui-ci constitue la menace dont il est
question. Toute l’astuce du discours est de faire croire à quelques naïfs que l’on vient pour mettre
un terme au génocide alors que dans les faits on va « stabiliser une zone » où vont pouvoir se
mettre à l’abri du FPR tous les assassins.
— Les Tutsi mènent des attaques
Jacques Rosier, commandant du Groupement des Opérations Spéciales (COS) suspecte les Tutsi,
même s’il sait qu’ils sont traqués comme ici les survivants de Bisesero :
Selon le colonel Rozier [Rosier], les blessés étaient probablement des Tutsis, venus de diverses
régions du pays et qui s’étaient regroupés. Soupçonnés d’être alimentés en munitions par le FPR,
ils étaient attaqués par des habitants des collines environnantes à majorité hutue. Pour se nourrir,
les reclus se livraient eux-mêmes à des attaques, selon le colonel. 142
— Les religieux sont des victimes à évacuer
Pour camoufler des opérations à objectif militaire en opération humanitaire, l’évacuation de religieux est privilégiée. En juillet, certains religieux qui sont en vie le doivent à des compromis très
douteux. Ils s’engagent à ne pas donner asile à des personnes menacées, en échange de quoi ils ne
sont pas eux-mêmes menacés par les milices.
Mardi 28 juin 1994, le CPA 10, groupement des COS, évacue par hélicoptère des religieuses de la
congrégation des Sœurs de Sainte-Marie de Namur de Kibuye vers Goma, 143 alors que la veille il
a rencontré des survivants tutsi à Bisesero qui avaient beaucoup plus besoin de secours.
140
141
142
143
Alain Juppé, La responsabilité de tous, Le Monde, 2 juillet 1994, p. 4.
Alain Juppé, La responsabilité de tous, Le Monde, 2 juillet 1994, p. 4
Corine Lesnes A la rencontre des victimes dans le « triangle de Kibuyé », Le Monde, 2 juillet 1994, p. 3
Sam Kiley, Dawn raid by French rescues nuns and orphans, The Times, 29 June 1994
1234
30. NON-ASSISTANCE À PERSONNES EN DANGER
Une évacuation analogue est faite dans la région de Butare le 3 juillet, mais là, il est clair que
l’évacuation d’orphelins et de religieux a servi de prétexte pour autre chose, protéger le retrait des
FAR et évacuer quelques VIP. En évacuant des religieux, les Français ont aidé des criminels :
L’armée française voulait évacuer les religieuses de Savé, à une dizaine de kilomètres au nord-est
de la ville. Elle a dû renoncer. « J’ai eu un petit réconfort, confiait dimanche soir le colonel Jacques
Rozier [Rosier]. On a pu sauver les bénédictines de Sovou [Sovu] » 144
On a su depuis que la mère supérieure de ce couvent, sœur Gertrude Consolata Mukangango,
demanda aux autorités de faire évacuer du couvent des réfugiés Tutsi poursuivis par les miliciens
menés par Emmanuel Rekeraho. 7 000 Tutsi furent massacrés les 22 et 23 avril au Centre de santé,
à 300 mètres du couvent. Aidée de la sœur Maria Kizito, Sœur Gertrude a fourni de l’essence pour
mettre le feu au garage, où 300 à 500 Tutsi étaient cachés. Le 6 mai, sœur Gertrude fit venir le
bourgmestre de Huye, Jonathan Ruremsesha, pour faire partir du couvent les familles des sœurs.
Beaucoup de personnes expulsées furent tuées immédiatement. Réfugiées en Belgique, les deux
sœurs furent jugées en cour d’assises à Bruxelles et condamnées le 8 juin 2001, Sœur Gertrude à
quinze ans de prison, Sœur Maria Kizito à douze ans de prison. 145
— Le second génocide par la faim, la soif et le choléra
En visite à Goma, Philippe Douste-Blazy, ministre français délégué à la Santé, déclare à la presse :
Après le génocide, les kalachnikovs et les machettes, le peuple rwandais doit échapper à un
autre génocide par la faim, la soif et le choléra.[...]
Est-ce que la communauté internationale considère qu’ils sont des hommes ? Y-a-t-il une priorité
humanitaire et politique ? Politique, car la seule chose à faire, c’est de faire rentrer les réfugiés chez
eux. Il faut que la communauté internationale demande des garanties au gouvernement rwandais
[pour les réfugiés]. Il faut organiser le retour, une opération internationale sous l’égide du HCR 146
Le discours du ministre est typique du recours à la compassion humanitaire pour esquiver une
prise de position politique. La notion indistincte de peuple est ici bien commode. Selon le ministre,
le peuple rwandais s’est tout entier exilé. Le nouveau gouvernement rwandais règne donc sur un
désert. Qui tenait ces kalachnikovs et ces machettes dont le peuple rwandais réfugié à Goma a
été victime ? Serait-ce le FPR ? C’est lui visiblement qui est présenté comme responsable de cet
« autre génocide ». Le ministre de la Santé ne se pose aucune question à propos des auteurs du
génocide, le premier et le seul. Celui-ci est comme éclipsé.
30.7
Combien de personnes ont été sauvées lors de l’opération
Turquoise ?
Alain Juppé déclare le 7 avril 2004 sur RFI : « Turquoise a sauvé des centaines de milliers de vies
humaines. »
H. Adelman et A. Suhrke accordent à la France d’avoir sauvé 10 à 20 000 vies mais pas des dizaines
de milliers comme le proclament les dirigeants français :
The numbers are also uncertain. French government claims that Operation Turquoise had saved
“tens of thousands” seem exaggerated. Probably the vast majority of the Tutsi population and associated Hutu in the Southwest had been killed by the time French troops entered. Some 13-15,000
persons remained in camps and sites guarded by a hostile gendarmerie - including 11-13,000 in the
Nyarushishi death camp in Cyangugu (Prunier 1995, ICRC, interviews 1995, African Rights 95 :1147).
These were freed by the French.
The issue of lives saved is central in evaluating the mission because it was launched and endorsed
by the United Nations as a “strictly humanitarian” operation (Res. 929 (1994)). By that criteria, the
mission was not ineffective, but the timing made its potential underutilized. If a similar effort to save
Corine Lesnes, Une mission sur le fil du rasoir, Le Monde, 5 juillet 1994, p. 3.
Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 623] ; Laurent Zecchini, Le Monde, 9 juin 2001 ; Emission quotidienne de France
Culture à 11 h au mois d’août 2003.
146 Jean-Baptiste Naudet, Les mille douleurs des réfugiés rwandais, Le Monde, 26 juillet 1994, pp. 1, 3.
144
145
1235
30.7. COMBIEN DE PERSONNES ONT ÉTÉ SAUVÉES ?
lives had been undertaken in April rather than in late June, the number of lives saved undoubtedly
would have been much higher. 147
Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de 10 000 à 15 000 Tutsi, et
non des dizaines de milliers comme l’a proclamé le Président Mitterrand :
However, the French came too late to have any sustainable effect either on the war or the massacres
(Prunier, 1995). It is estimated, however, that the French, within the so-called Safe Zone they declared
in the south-west of Rwanda, saved some 12-15,000 Tutsi. 148
Un constat d’échec sur le rôle humanitaire de Turquoise est dressé par le colonel Sartre dans son
rapport de fin de mission, non publié :
Grand échec de Turquoise, l’action humanitaire aura été inadaptée et insuffisante, ne répondant
pas aux besoins de la population et privant la gestion de crise d’un outil privilégié. 149
147 H. Adelman and A. Suhrke [2, p. 45 section 83-84]. Traduction de l’auteur : Les chiffres ne sont aussi pas sûrs. Le
gouvernement français proclame que l’opération Turquoise a sauvé des dizaines de milliers de vies, ce qui paraît exagéré.
Probablement, la grande majorité de la population tutsi et des Hutu qui leur étaient proches, avaient été tués quand les
troupes françaises sont arrivées. Il restait 13 à 15 000 personnes dans des camps et des sites gardés par une gendarmerie
hostile – y compris 11 à 13 000 dans le camp de la mort de Nyarushishi près de Cyangugu (Prunier 1995, ICRC, interviews
1995, African Rights 95 :1147). Ils ont été libérés par les Français.
La question du nombre de vies sauvées est centrale pour évaluer la mission, car elle a été lancée et soutenue par les Nations
Unies comme une opération « strictement humanitaire » (Res. 929 (1994)). Suivant ce critère, le mandat n’a pas été rempli,
mais le calendrier a fait que le potentiel de l’opération a été sous-utilisé. Si un effort semblable pour sauver des vies avait
été entrepris en avril, plutôt que fin juin, le nombre de vies sauvées aurait été indiscutablement supérieur.
148 The International Response to Conflict and Genocide : Lessons from the Rwanda Experience [148, Book 1, Historical
Perspective, section 5]. Traduction de l’auteur : Cependant, les Français arrivèrent trop tard pour pouvoir vraiment influer
soit sur la guerre, soit sur les massacres. On estime cependant que les Français dans la zone dite sûre qu’ils ont créée dans
le Sud-Ouest du Rwanda ont sauvé de 12 à 15 000 Tutsi.
149 Note no 4 de Jean-Claude Lefort à Bernard Cazeneuve, Ivry, 24 août 1998, Dossier Turquoise.
1236
Figure 30.2 – La région de Gikongoro. Source : carte au 1/50 000e, annexes du rapport Mucyo.
63 - SOS Village d’enfants, siège du commandement français.
64 - École de Murambi, lieu de massacre et camp français.
65 - École secondaire ACEPER, cantonnement français.
On distingue en haut à droite Cyanika, lieu de massacre et camp de réfugiés où stationne le commando
Trepel
Figure 30.3 – Vue générale de l’école de Murambi (Gikongoro) après le génocide. On distingue le musée
en construction devant le bâtiment à 2 étages. Source : DG
Figure 30.4 – École de Murambi : traces de sang sur le sol encore visibles en 2007. Photo de l’auteur,
23 juillet 2007
Figure 30.5 – Croquis du camp de Murambi par l’auteur, 23 juillet 2007. Mesure de la distance entre le
terrain de volley ball et la fosse commune la plus proche : 16 pas soit 13,6 mètres
Chapitre 31
Pas d’obstacle à l’exode de la
population
Forcer les gens à fuir devant l’avance du FPR est une vieille tactique du régime rwandais. Ainsi la
région Nord-Est a été vidée d’une grande partie de sa population début 1993, comme le rappelle Gérard
Prunier :
En application du cessez-le-feu signé à Dar es-Salaam, le FPR essaie de renvoyer les réfugiés vers
le nord et leurs ingo, mais les FAR les interceptent à la sortie des camps et les empêchent de se diriger
vers la zone du FPR. 1
La même tactique est utilisée en 1994 à une échelle bien plus grande. Les organisateurs du génocide,
préfets, sous-préfets, bourgmestres, FAR et milices obligent, sous la menace, les gens à fuir, et ils attribuent
cette fuite aux exactions du FPR.
Un exode, « soigneusement orchestré », a déjà eu lieu en avril dans l’Est, vers le camp de Benaco en
Tanzanie. Les équipes de MSF le décrivent en ces termes :
Une fuite très organisée, les bourgmestres et les conseillers de secteurs emmenant leur population
dans leur fuite. Les réfugiés sont arrivés par communes entières, de tout l’est du Rwanda, fuyant
l’avancée du FPR, racontant, avec force détails, les massacres du mouvement armé [...]. Mais lorsque
les questions se font plus insistantes, ils avouent ne pas avoir été témoins directs de ces horreurs
souvent entendues à la radio ou racontées par un habitant d’une commune voisine que l’on ne retrouve
jamais [...]. La population, soigneusement endoctrinée, est mûre pour prêter main-forte aux plus actifs
des Hutus qui s’insurgent contre l’arrestation de leurs dirigeants, accusés de massacres au Rwanda,
ou qui lynchent cinq personnes sans que l’on sache pourquoi. 2
Début juillet, la RTLM appelle à l’exode en amplifiant les rumeurs sur des exactions du FPR. Les
Français laissent faire, voire encouragent la fuite des populations, prises en otages par les milices et les
FAR, vers le Zaïre et la ZHS. Les quelques distributions de tracts invitant la population à rester en
ZHS ont peu d’influence par rapport à la voix des autorités rwandaises, organisatrices du génocide, que
les Français laissent s’exprimer sur les ondes des radios dont les émissions ne sont pas coupées. Non
seulement les Français n’ont pas empêché cet exode organisé par le gouvernement intérimaire, exode qui
allait être fatal à des milliers de gens, mais ils laissent les tueurs continuer à garder la mainmise sur cette
population qu’ils entraînent en otage dans leur fuite. Il faut remarquer cependant que la Zone humanitaire
sûre (ZHS) a effectivement permis de fixer des populations au Rwanda dans des camps. Ces camps où les
gens vivaient dans des conditions extrêmement précaires ont été dirigés par les anciens administrateurs
rwandais et les tueurs y faisaient régner la terreur afin d’empêcher les gens de rentrer chez eux.
Compte tenu du mode de vie de la majorité des Rwandais, fondé sur la culture d’un lopin de terre, le
fait de les déplacer de force est en soi criminel. Ils ont été poussés, vers le 14 juillet, à s’accumuler dans la
région de Goma, sous des volcans, dont l’un est en éruption. De plus, il était connu que le choléra y était
une maladie endémique. L’armée française ne pouvait ignorer ces faits puisqu’elle avait sa base principale
1
2
Gérard Prunier [175, p. 223].
Messages, journal d’information interne de MSF-France, juillet-août 1994, cité par Colette Braeckman [44, p. 290].
1241
31.1. LES ORGANISATEURS DU GÉNOCIDE FORCENT À L’EXODE
à l’aéroport de Goma et que les volcanologues français, depuis Haroun Tazieff, connaissent très bien la
région. Ils savent que la seule ressource en eau est celle du lac Kivu, puisque le sol est fait de lave et que
dans certaines vallées encaissées au nord de Goma, où on a parqué des réfugiés, il y a des émanations de
gaz dangereuses.
31.1
Les organisateurs du génocide forcent à l’exode
Dans son deuxième rapport sur son enquête au Rwanda du 29 au 31 juillet, René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, établit que l’exode des populations a
été organisé par le gouvernement intérimaire et animé par la radio RTLM :
19. La RTLM a continué sa campagne d’incitation à la haine ethnique et à la violence. Elle aurait
appelé les Hutus à quitter le Rwanda pour se réfugier à l’extérieur du pays, tout particulièrement au
Zaïre, de peur de se faire massacrer par les nouvelles autorités. L’invitation serait elle-même assortie de
représailles à peine voilées à l’encontre des récalcitrants. Il a été rapporté au Rapporteur spécial dans
ce sens l’un des propos qui circulent à Goma : “les loups dorment avec les moutons”. Et les premiers
s’adressant aux seconds, leur lancent “ne rentrez pas, restez avec nous”, laissant sous-entendre qu’en
cas de refus, la sanction serait inévitable : les loups mangeront les moutons.
20. La pression exercée par la RTLM est d’autant plus forte et efficace qu’elle est bien connue,
qu’elle est leur radio et que les Rwandais ont une “culture de radio”, ayant presque en permanence
leur poste à l’oreille. L’opinion publique s’est réjouie un moment de ce que la “radio qui tue” ait
cessé d’émettre. Il a même été rapporté que les militaires français l’avaient neutralisée. Mais il n’en
est rien, car pas plus tard que le lundi 1er août 1994, la presse internationale déplorait encore son
existence et la campagne par elle orchestrée.
21. La campagne menée par la RTLM vient au soutien de l’action entreprise par les anciennes
autorités rwandaises. Des témoignages concordants et dignes de foi ont en effet révélé que ceux-ci
ont appelé les populations Hutus à les suivre dans leur retraite de peur de se faire massacrer par le
FPR et les Tutsis. Cette invitation, dit-on, aurait fait l’objet d’une véritable campagne menée par les
médias, des préfets, des officiers de l’armée et de la gendarmerie, ainsi que par des bourgmestres. Elle
s’appréhenderait beaucoup plus comme un ordre qu’une simple recommandation, les destinataires
n’ayant pas le choix. Car un grand nombre de Hutus aurait été forcé à les suivre, constituant ainsi
de véritables otages. Et ceux qui ont refusé auraient été considérés comme des collaborateurs des
Tutsis et de ce fait massacrés. L’on rapporte en ce sens le témoignage de plusieurs personnes, dont
une institutrice, qui auraient déclaré être allées à Goma contre leur gré “pour ne pas risquer leur vie”.
Tout se passe comme si la fuite de cette marée humaine vers les États frontaliers du Rwanda et tout
particulièrement vers le Zaïre (Goma) n’était pas spontanée et désordonnée mais forcée et planifiée.
Les Hutus craignent à la fois les massacres supposés perpétrés par les nouvelles autorités tutsis et
ceux effectivement commis par les anciennes autorités hutus. 3
La radio RTLM, disposant d’un émetteur mobile, appelle à fuir au Zaïre lors de l’avancée du FPR sur
Ruhengeri puis Gisenyi :
La RTLM cessera d’émettre le 3 juillet 1994 mais reprendra une semaine plus tard grâce à un
émetteur mobile. Le 14 et le 15 juillet, la radio exhorte les Hutus à s’enfuir vers le Zaïre, entraînant des
millions de personnes dans les camps de réfugiés. Le 19 juillet, l’organisation humanitaire française
Action internationale contre la faim déclare que la radio a provoqué une hystérie générale parmi la
population. 4
Obliger la population à l’exode est le dernier recours des organisateurs du génocide. MU, enseignante à
Gishyita (Kibuye), témoigne des pressions des autorités, le bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo
et le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, pour faire fuir la population vers le Zaïre :
By now [the end of June] there were all sort of fresh meetings telling everyone to go to Zaïre.
The bourgmestre [Charles Sikubwabo] was telling people that anyone related to him had to go, no
matter how distant a relative they were. There was a mad man at the trading centre. Sikubwabo
used to say that he was the only one the Inkotanyi would allow to live. People were angry, telling
the bourgmestre “First you tell us to kill people. Now you are telling us to leave. If you couldn’t
3 Deuxième rapport de M. René Degni-Ségui consécutif à son voyage au Rwanda du 29 au 31 juillet 1994 ; ONU A/49/508,
S/1994/1157, Annexe II, section 21, p. 25. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf
4 TPIR, Procès des Médias, Ubutabera, no 55.
1242
31. PAS D’OBSTACLE À L’EXODE DE LA POPULATION
carry out your plans, why did you implicate so many innocent people ?” Every one who had killed
wanted the population on the run – the local thugs, the interahamwe and the Presidential Guards.
Even Théodore Sindikubwabo spent a night here on his way to Gisenyi. People were given a deadline,
by which they must be in Zaire. We were told that whoever did not leave by the deadline, which I
think was 30 June, would be swept away by the interahamwe who could come from behind. So in
addition, people fled for fear being killed by the interahamwe. The préfet [Clément Kayishema] was
moving around with a loudspeaker, urging people to flee towards Zaire. Soldiers were shooting into
the air, making people stampede at an even greater rate towards the border. One time, they shot the
whole night, creating an atmosphere of war. Two men went underground trying to convince people
not to leave. But what they could do against this tidal wave of pressure and force ? Everyone had to
pretend to be on the go. 5
Ce témoignage contient quelques invraisemblances. Le 30 juin, il n’y avait pas encore d’ordre de fuite
au Zaïre. Le président intérimaire Sindikubwabo est confondu avec le bourgmestre Sikubwabo.
Non seulement les Français n’ont pas arrêté le bourgmestre Charles Sikubwabo ni le préfet Clément
Kayishema pour les crimes qu’ils ont organisés et commis, mais ils leur ont laissé leur liberté d’action
qu’ils ont mises à profit pour forcer la population à l’exil, à aller mourir au Zaïre de faim ou du choléra
ou à continuer à vivre dans des camps sous la menace des tueurs.
À son départ, Sikubwabo fait incendier le bureau communal de Gishyita qui est détruit sous les yeux
des Français.
À Gisenyi, c’est le préfet, Charles Zirimwabagabo, 6 qui appelle à fuir au Zaïre :
Agnès est formelle, c’est le préfet de Gisenyi qui a sonné l’ordre du départ : « Dans la nuit de
mardi à mercredi, des voitures équipées de haut-parleurs ont sillonné la ville, ordonnant à tout le
monde de partir pour le Zaïre. Les militaires tiraient en l’air dans tous les sens pour terroriser la
population. Alors nous sommes partis, dit-elle avec un soupir de découragement. Mais je sais bien
que les soldats et les Interahamwe sont restés pour piller et détruire les maisons ; ils l’ont déjà fait
ailleurs ». [...] 7
Lors de l’approche du FPR à Butare, un témoignage rapporte les menaces exercées par les miliciens
pour forcer à la fuite :
Certains partent sous la contrainte. Un professeur de l’université qui ne voyait pas la nécessité de
fuir, fut averti par des miliciens qu’il serait tué s’il restait. 8
Constatant la déroute de ses troupes, Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR, déclare : « Le
FPR régnera sur un désert. » 9
31.2
Les organisateurs du génocide entraînent la population
dans la zone humanitaire sûre
Dès l’arrivée des Français, les assassins se mirent sous leur protection :
Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1093]. Traduction de l’auteur : À ce moment-là [fin juin] il y eut toute
sorte de nouvelles réunions pour dire à tous de partir au Zaïre. Le bourgmestre [Charles Sikubwabo] disait que tous ceux
qui lui étaient apparentés à quelque degré que ce soit, devaient partir. Il y avait un malade mental au centre commercial,
Sikubwabo disait qu’il était la seule personne que les Inkotanyi laisseraient en vie. Les gens étaient en colère, disant au
bourgmestre : « D’abord, vous nous dites de tuer des gens. Maintenant vous nous dites de fuir. Si vous ne pouvez réaliser
vos plans, pourquoi impliquez-vous tant de gens innocents ? » Tous ceux qui avaient tué voulaient faire partir la population
– les tueurs locaux, les Interahamwe et les membres de la garde présidentielle. Même Théodore Sindikubwabo passa une
nuit ici, en route pour Gisenyi. On nous a donné une date limite. On nous dit que ceux qui ne seraient pas partis à la date
limite, je crois que c’était le 30 juin, seraient balayés par les Interahamwe qui pourraient venir de l’arrière. Ainsi, en plus,
les gens ont fui par peur d’être tués par les Interahamwe. Le préfet [Clément Kayishema] se déplaçait avec un haut-parleur,
incitant les gens à fuir au Zaïre. Des soldats tiraient en l’air, forçant les gens à se précipiter en plus grand nombre vers la
frontière. Une fois, ils tirèrent toute la nuit, créant une atmosphère de guerre. Deux hommes vinrent en secret pour tenter
de convaincre les gens de rester. Mais que pouvaient-ils contre ce raz de marée de violence ? Chacun devait se dire sur le
départ.
6 Charles Zirimwabagabo, rentré au Rwanda le 4 avril, membre du PL, est nommé préfet de Gisenyi le 17 avril. Pauline
Nyiramasuhuko note qu’au Conseil des ministres du 10 juin, il n’est pas jugé à la hauteur. Cf. A. Guichaoua [99, pp. 191,
385, 415].
7 Frédéric Fritscher, Un flot humain déferle sur le Zaïre, Le Monde, 17 juillet 1994, p. 22.
8 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 685].
9 Frédéric Fritscher, La guerre civile rwandaise aux portes du Zaïre, Le Monde, 19 juillet 1994.
5
1243
31.3. LES FRANÇAIS NE S’OPPOSENT PAS À L’EXODE OU MÊME Y INCITENT
Yvette, rescapée du massacre au Groupe scolaire Marie-Merci (G.S.M.M.K) à Kibeho, observe fin
juin :
When the French arrived, the assassins and the genocidal government began to flee towards
Gikongoro. 10
Des responsables administratifs, des miliciens et des soldats de l’armée rwandaise se précipitèrent
dans la zone de sécurité avec les simples civils qui redoutaient l’avance du FPR. À ce moment,
les responsables politiques [du GIR] comme la RTLM ordonnaient aux gens de fuir en leur disant
qu’ils seraient certainement massacrés par le FPR, s’ils ne le faisaient pas. Les Français reprirent ces
avertissements, en incitant les habitants de Butare à fuir vers l’ouest en direction de Gikongoro, puis
ensuite ceux de Cyangugu pour qu’ils se réfugient au Zaïre, de l’autre côté de la frontière. 11
Le général Dallaire observe :
Comme prévu, la création de la ZPH attira des masses de personnes déplacées du centre du
Rwanda vers la zone française. C’était là le prix à payer pour l’Opération Turquoise. 12
Radio Rwanda appelle à fuir :
Un million et demi de « déplacés » errent déjà sur les routes et pistes de l’Ouest, incités par Radio
Rwanda à « suivre le repli stratégique de nos forces armées », sous-entendu : dans la zone de sécurité
française... 13
31.3
Les Français ne s’opposent pas à l’exode ou même y incitent
Les Français ne s’opposent pas à l’exode organisé par le gouvernement intérimaire, alors que cela fait
partie du mandat de Turquoise. 14 Il est vrai que le flou de la formulation de cette résolution permet bien
des interprétations. Ces populations en fuite vont se retrouver sans toit, sans vivres, alors que leur survie
repose entièrement sur la culture de leurs lopins de terre. Les Français non seulement ne s’opposent pas
à l’exode mais y incitent. Dans un premier temps, ils encouragent l’exode vers la zone qu’ils contrôlent,
puis, en juillet, vers le Zaïre. Si, en août, la fuite vers le Zaïre est moindre, c’est parce que des camps
ont été constitués dans la zone Turquoise avec des cadres du génocide et de nombreux Interahamwe. Ces
camps resteront des poudrières après le génocide. La politique de la France a été de faire le vide devant
le FPR.
Alain Juppé déclare :
C’est un pays vide que retrouvera le FPR. 15
La France est accusée de soutenir la politique de la terre brûlée :
Avec amertume, la presse zaïroise (qui a le sens de la formule) dénonce l’« opération vidange »
menée par l’ancien pouvoir rwandais avec le soutien de la France : il s’agit de ne laisser au FPR
qu’une terre brûlée, vidée de ses citoyens, massacrés ou en fuite, un pays dévasté. 16
Les Français ont sauvé des personnes menacées de mort à Butare mais ils ont aussi incité la population
à fuir vers l’ouest :
À ce moment, les responsables politiques [du GIR] comme la RTLM ordonnaient aux gens de fuir
en leur disant qu’ils seraient certainement massacrés par le FPR, s’ils ne le faisaient pas. Les Français
reprirent ces avertissements, en incitant les habitants de Butare à fuir vers l’ouest en direction de
Gikongoro, puis ensuite ceux de Cyangugu pour qu’ils se réfugient au Zaïre, de l’autre côté de la
frontière. 17
10 Death, Despair and Defiance [5, p. 312]. Traduction de l’auteur : Quand les Français arrivèrent, les assassins et le
gouvernement génocidaire se mirent à fuir vers Gikongoro.
11 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 794].
12 R. Dallaire [72, p. 564].
13 Stephen Smith, Le passage difficile du témoin, Libération, 12 juillet 1994.
14 La résolution 929 du Conseil de sécurité du 22 juin 1994 autorise une opération visant à « contribuer, de manière
impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ». Cf.
ONU, S/RES/929 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s929.pdf
15 Colette Braeckman [44, p. 273].
16 Colette Braeckman [45, p. 250].
17 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 794].
1244
31. PAS D’OBSTACLE À L’EXODE DE LA POPULATION
Philippe Biberson, président de Médecins sans frontières, dénonce cet appel à l’exode organisé par les
Français :
La création de la « zone humanitaire française » n’est-elle pas, par le monstrueux appel de populations qu’elle induit, la cause de la « catastrophe humanitaire » déplorée aujourd’hui par le gouvernement français ? 18
André Guichaoua conclut également que l’opération Turquoise n’a pas empêché un désastre humanitaire organisé par les forces gouvernementales défaites :
Mais, après l’effondrement de l’armée rwandaise regroupée au nord-ouest du pays, elle [l’opération
Turquoise] n’a pas évité le « désastre humanitaire » attendu. Les populations civiles ont été
explicitement utilisées pour couvrir la retraite des forces gouvernementales défaites et
servir ensuite, à partir des camps de réfugiés, de bases de recrutement pour une guérilla hutu de
reconquête future. Parmi les causes de cette impuissance résident l’inadéquation des troupes d’élite
aux tâches spécifiquement humanitaires, [...] 19
Ces constats contredisent ce qu’affirmait le Premier ministre Edouard Balladur, le 11 juillet 1994
devant le Conseil de sécurité :
C’est dans cet esprit que j’ai tenu à rappeler devant vous, Mesdames et Messieurs, que le Gouvernement français a décidé de réagir au drame vécu par le Rwanda, et qu’il s’est tourné vers le
Conseil de sécurité, vers vous, pour qu’il autorise une intervention humanitaire d’urgence dans ce
pays, intervention qui était seule à même d’arrêter des massacres et des exodes de populations d’une
ampleur jamais atteinte sur le continent africain. 20
Les Français n’empêchent pas le GIR et la RTLM, depuis Cyangugu dans la ZHS, de commander à
la population de fuir au Zaïre le 17 juillet. 21
Le lieutenant-colonel Hogard essaie cependant de freiner l’exode vers le Zaïre, en faisant lancer des
tracts par hélicoptère :
Mais sa préoccupation principale est de freiner l’exode des populations. Les hélicoptères français
ont lâché des dizaines de milliers de tracts sur la région de Cyangugu, expliquant aux Rwandais que
les troupes françaises assuraient leur sécurité, l’approvisionnement et les soins médicaux, pour les
inciter à rester sur place. Des arguments qui ne pèsent pas lourd devant les menaces de représailles
et de morts proférées par le GIR et Radio Mille Collines à l’encontre de ceux qui ne choisiraient pas
d’exode. 23
Suite à une rencontre avec le général Lafourcade à Goma, le 14 juillet, le général Dallaire note que les
Français se sont engagés à fermer la route Gikongoro-Cyangugu dans la forêt de Nyungwe :
Les Français avaient accepté de fermer la seule route qui traversait la montagne et les forêts du
sud-ouest pour tenter d’endiguer le mouvement vers Cyangugu. 24
Nous n’avons pas d’information que les Français aient monté un tel barrage.
Une photo montre un militaire français armé, regardant la fuite de la population sans s’y opposer. La
légende dit « Hundreds of thousands of Rwandans, including aides of the Hutu-led Government, are fleeing
into Zaïre. French soldiers, like the man at the right, are protecting civilians who fear the Tutsi-dominated
rebels in Rwanda ». 25
Les militaires français auraient encouragé leurs amis hutu à la fuite. Aloys K., rescapé du camp de
Nyarushishi, rapporte ce qui s’est passé à Cyangugu lors de l’exode au Zaïre :
Philippe Biberson, Rwanda : le piège « humanitaire », Le Figaro, 15 juillet 1994, p. 2.
André Guichaoua [98, p. 531]. C’est nous qui mettons en gras.
20 Conseil de sécurité, 3402e séance, 11 juillet 1994, S/PV.3402, p. 3. http://francegenocidetutsi.org/spv3402-1994.
pdf#page=3
21 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3. 22
23 Frédéric Fritscher, ibidem.
24 R. Dallaire [72, pp. 581-582].
25 Raymond Bonner, Rwandans Pouring Into Zaire as Rebels Gain, New York Times, July 15, 1994. Traduction de
l’auteur : Des Rwandais se déversent au Zaïre à mesure que les rebelles avancent. Des centaines de milliers de Rwandais,
avec entre autres des partisans du gouvernement hutu, fuient vers le Zaïre. Des soldats français comme celui à droite,
protègent les civils qui craignent le mouvement rebelle dominé par les Tutsi.
18
19
1245
31.3. LES FRANÇAIS NE S’OPPOSENT PAS À L’EXODE OU MÊME Y INCITENT
Ils [les militaires français] encourageaient les gens à fuir en racontant que les Inkotanyi venaient
et tuaient tout sur leur passage. Ils leur faisaient ce signe (il fait le geste de se trancher la gorge)
pour leur signifier que les Inkotanyi allaient les tuer lorsqu’ils arriveraient, ils leur faisaient signe car
beaucoup ne parlaient pas français. Ils leur demandaient d’activer les travaux de destructions et de
pillages. Ils faisait le signe de trancher la tête avec une main, en disant “Inkotanyi” pour signifier
qu’ils allaient les tuer.
Autre chose encore, ils inspectaient les cartes d’identité, lorsqu’ils voyaient la mention hutu, ils
laissaient la personne franchir la frontière à Rusizi. Lorsqu’il y avait mention tutsi, ils chassaient
la personne en lui demandant de retourner en arrière pour retrouver les Inkotanyi. En général, ils
évaluaient le nez et se fiaient aussi aux cartes d’identité, avec leur mention ethnique hutu/tutsi. [...]
Les Français venaient de quitter le Rwanda et je sais que à cette époque, à la frontière Rusizi, c’était
des Français qui assuraient la surveillance du côté Rwanda et du côté Zaïre. Lorsqu’ils constataient
que tu avais la mention ethnique, à cette époque c’était le cas, si tu étais hutu, ils t’offraient le
passage, en te disant que les Inkotanyi te tueraient si tu restais, si tu étais tutsi, ils te refoulaient. 26
Jean-Bosco Habimana, caporal FAR et chef Interahamwe, rapporte aussi que les Français poussaient
à l’exode :
Par après, ils nous ont dit qu’il était trop tard, que le FPR avait des forces qu’ils ne soupçonnaient
pas, nous avions trop tardé à faire appel à eux, il était trop tard.
Ils ont parlé ainsi lorsque les choses tournaient mal pour eux, lorsqu’ils avaient commencé à
échanger des tirs avec le FPR à Gikongoro. Ils nous ont dit, il n’y a pas d’autre issue, nous devions
tous, sans exception, fuir au Congo. Que celui qui allait chercher à rester allait être désigné comme
cancrelat lui-même. C’était les Français eux-mêmes qui parlaient ainsi.
Ils nous ont demandé de fuir, partout où ils passaient, dans les petits centres commerciaux, ils
incitaient les gens à fuir le FPR. Tout comme dans ces petits centres, ils demandaient à toute personne
qu’ils croisaient : Tutsi ou Hutu ? Si tu répondais Hutu, ils te faisaient un signe d’amitié, Yes ! Mais
pour reconnaître un Hutu, ils se fiaient à ce signe : le port du gourdin. Il y en avait des cloutés, que
nous appelions « aucune rançon possible pour racheter la vie de l’ennemi », cela avait fort impressionné
les Français. Ils nous disaient que sur ce point, ils reconnaissaient que les Rwandais avaient un sens
de la créativité, qu’ils n’auraient pas imaginé une telle arme pour tuer. Nous avions tué plusieurs fois
avec ça devant leurs propres yeux et ils ne faisaient rien pour nous en empêcher. 27
Un autre tueur en prison, Ahmed Bizimana, rapporte :
Au moment de fuir au Zaïre, c’est les Français qui ont demandé aux gens de fuir. Ils ont occupé
les postes frontières et ont demandé à la population de fuir comme quoi les Inyenzi allaient tous les
tuer. 28
Félicien Ngirabatware, étudiant en droit, rejoint les FAR le 13 avril 1994. Il arrive à Rubengera début
juillet, puis rejoint Cyangugu. Il témoigne :
Je n’ai rien vu d’humanitaire dans l’Opération Turquoise ; pour moi, rien ne justifie ce qualificatif.
Cette opération s’inscrivait dans la logique de leur soutien militaire. A Rubengera, les militaires
français ont ordonné à la population et aux militaires de descendre vers Cyangugu en séparant les
militaires des civils. Arrivés à Cyangugu en dates du 19, 20 et 21 juillet 1994, ils ont trouvé les
bâtiments encore intacts dont ceux de l’État. Mais après cette date, le pillage et la destruction des
biens ont été systématiques et les militaires français ont laissé faire. 29
Lors d’une réunion publique tenue le 13 juillet 1994, le colonel Sartre aurait appelé les Hutu à fuir.
C’est ce que rapporte Apollinaire Nyirabahutu, une femme tutsi mariée à un Hutu qui travaillait au collège
de Rubengera. Lorsque les militaires français sont arrivés, elle est sortie de sa cachette pour demander
du travail dans le camp du collège :
Elle a assisté à la première réunion publique organisée par le colonel Sartre. « Les militaires
français qui campaient au groupe scolaire de Rubengera ont tenu une réunion dans la salle polyvalente
de AJEMAC (ONG locale) qui a été présidée par le colonel Sartre. Je servais dans l’action d’aide
humanitaire où je distribuais des rations aux réfugiés et j’ai assisté à cette réunion à laquelle toute
la population était invitée. Devant la foule, il y avait le colonel Sartre, Bagilishema le bourgmestre
26
27
28
29
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 371].
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 165].
Georges Kapler, enregistrement vidéo, L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 90].
Rapport Mucyo [65, pp. 179-180]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=185
1246
31. PAS D’OBSTACLE À L’EXODE DE LA POPULATION
de la commune Mabanza, l’assistant bourgmestre Semanza Célestin qui faisait la traduction pour
Sartre, un militaire canadien qui parlait anglais accompagné d’un rwandais qui traduisait l’anglais en
kinyarwanda. Il y avait aussi Apollinaire Nsengimana, l’autre assistant bourgmestre, ainsi que Hubert
Bigaruka responsable de l’AJEMAK. Le colonel Sartre leur a dit : « Notre mission prendra fin bientôt,
nous allons céder la place à la MINUAR, vous les Hutu, ne soyez pas naïfs, rappelez-vous que le FPR
est ici à côté à Mushubati [à dix kilomètres au nord-est], dès que nous partirons ils vont venir ici.
Ils vont sûrement vous demander où est la famille ou la personne qui habitait ici ou là, si vous dites
qu’elle est morte, ils vont vous demander qui l’a tuée. Même si vous le savez, je vous conseille de
ne rien dire, mais plutôt fuyez-les. Il a aussi demandé à ceux qui ne pouvaient pas fuir de ne pas
obéir au FPR car son gouvernement n’allait pas tarder à tomber. » Le colonel Sartre pensait qu’il
s’adressait aux hutu seulement, parce que les rescapés se trouvaient dans des camps. Donc, l’objet de
cette réunion était de sensibiliser la population hutu à prendre le chemin de l’exil. C’est ainsi que la
population a commencé à fuir en passant par Cyangugu et par Gisenyi. 30
Deux autres témoignages confirment ce récit, dont celui d’Emmanuel Rwagasana, qui a reçu une
formation militaire assurée par les Français pendant l’opération Turquoise :
« J’étais arrivé à Rubengera depuis quatre jours quand nous avons entendu qu’il y avait une
réunion qui était organisée. J’ai assisté à cette réunion organisée par Sartre. La réunion a commencé
à 11 heures. Parmi les orateurs, il y avait Sartre, Semanza et un autre militaire blanc qui parlait
anglais avec un homme clair de peau qui traduisait pour lui. Semanza traduisait les paroles de Sartre.
Sartre nous a dit qu’il fallait fuir, que les Inkotanyi étaient arrivés à Mushubati, qu’il fallait fuir et
que les Français allaient nous aider à revenir. Il a dit que ceux qui ne pouvaient vraiment pas fuir
devaient se cacher dans la brousse et ne pas obéir au pouvoir tutsi. » 31
Le 23 juillet, lors d’une autre réunion publique à Rubengera, le colonel Sartre tient des propos de
la même teneur et ajoute que ceux qui vont partir reviendront dans deux ans avec le gouvernement
intérimaire. 32
31.4
Les Français ne séparent pas les hommes armés des réfugiés
À propos de l’exode à Goma, le général Dallaire note :
[Le 16 juillet] Au moment de traverser la frontière, ni les Zaïrois ni les Français ne prirent les
mesures nécessaires pour séparer les civils des milices, des gendarmes ou des soldats. 33
31.5
Le pseudo-désarmement des FAR à la frontière
L’armement lourd, fourni pour l’essentiel par la France, est parqué à part :
Les Zaïrois désarmèrent finalement l’AGR à la frontière, dépouillant certains des hommes de
leurs machettes et de leurs fusils ; mais l’armement lourd – l’artillerie, les mortiers lourds, les canons
antiaériens et les armes antichars – fut acheminé et escorté au nord de la ville. 34
Les militaires zaïrois ont renoncé à désarmer leurs « frères » :
[À Goma] les débris de l’armée rwandaise contribuent à accentuer l’incontrôlable : plusieurs milliers
de soldats sont passés de « l’autre côté » avec armes et bagages. Fatigués par plusieurs jours de veille
et abreuvés de bière locale, les parachutistes zaïrois de la 31e brigade ont renoncé à désarmer leurs
« frères ». Seuls les effectifs de la Division spéciale présidentielle (DSP) tentent, souvent violemment,
d’établir un semblant d’ordre. Les événements cependant, les dépassent, eux aussi. 35
30
31
32
33
34
35
Rapport Mucyo [65, p. 234]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=240
Rapport Mucyo [65, p. 235]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=241
Rapport Mucyo [65, p. 235].
R. Dallaire [72, p. 583].
R. Dallaire [72, p. 582].
Christian Hoche, Rwanda : Le feu chez les voisins, L’Express, 21 juillet 1994.
1247
31.6. LES FRANÇAIS NE S’OPPOSENT PAS AU DÉMONTAGE ET AU PILLAGE
31.6
Les Français ne s’opposent pas au démontage et au pillage
Les usines de la région de Cyangugu sont démantelées :
Jean-Népomucène revient dans le village de Cymbogo [Cyimbogo] en septembre pour constater
que les Hutu, avant leur fuite, ont tout saccagé. Des témoins racontent que le directeur de l’usine
de jus de fruits a fait plusieurs voyages en camion vers le Zaïre, juste en face, pour sortir toutes les
machines. 36
Aloys K., rescapé du camp de Nyarushishi, déjà cité, témoigne :
Autre chose, les biens publics (hôpitaux, électricité et autres) ont été détruits en leur présence, ils
n’ont rien fait pour l’empêcher. 37
Faustin Twagiramungu se plaint que sa maison à Cyangugu ait été pillée :
Ma maison de Cyangugu a été pillée de fond en comble, sous le regard des militaires français. 38
31.7
Les organisateurs du génocide empêchent le retour des réfugiés
Jean de Dieu Habineza, ministre du travail du GIR, prétend que le FPR n’accepte le retour que des
Rwandais illettrés :
Pour enrayer le processus de retour, l’ex-gouvernement rwandais en exil au Zaïre, qui veut que
le FPR « règne sur un désert » avant de reprendre le pays par les armes, semble avoir lancé une
manœuvre supplémentaire d’intoxication. « Le FPR a dit que seuls les gens qui ne savent pas lire ni
écrire peuvent rentrer, je le confirme », affirme en interrompant la conférence de presse du HCR, le
ministre du travail de l’ancien gouvernement. 39
31.8
Les Français en appellent à la communauté internationale
Alors que c’est le gouvernement intérimaire rwandais qui a organisé l’exode de la population au Zaïre
et que les militaires français ne s’y sont pas opposés, Philippe Douste-Blazy, en visite à Goma, dénonce un
deuxième génocide et s’en prend à la communauté internationale et au nouveau gouvernement rwandais :
« Après le génocide, les kalachnikovs et les machettes, le peuple rwandais doit échapper à un autre
génocide par la faim, la soif et le choléra », a déclaré à la presse le ministre français délégué à la
santé, Philippe Douste-Blazy, en visite à Goma.
« Est-ce que la communauté internationale considère qu’ils sont des hommes ? Y-a-t-il une priorité
humanitaire et politique ? Politique, car la seule chose à faire, c’est de faire rentrer les réfugiés chez
eux. Il faut que la communauté internationale demande des garanties au gouvernement rwandais [pour
les réfugiés]. Il faut organiser le retour, une opération internationale sous l’égide du HCR », a ajouté
le ministre. 40
Les propos du ministre sur « un autre génocide par la faim, la soif et le choléra » sont scandaleux. Mais
ils amènent à s’interroger sur qui est l’auteur de cet autre génocide. Nos constatations sur le caractère
forcé de l’exode sont sans appel. C’est le gouvernement intérimaire qui en est l’auteur.
La solution proposée par le ministre, ce 24 juillet à Goma, attire aussi l’attention. « La seule chose à
faire, dit le ministre de la Santé, c’est de faire rentrer les réfugiés chez eux ». Pourquoi alors, les militaires
français, mandaté par l’ONU pour une opération humanitaire, ont-ils laissé ce gouvernement, cette armée,
ces milices, ces radios, entraîner tout un peuple vers la mort ? L’appel du ministre à la communauté
internationale apparaît complètement inadéquat. Précisément, la communauté internationale avait donné
un mandat à la France pour éviter pareille catastrophe. Il est clair que si l’opération Turquoise avait mis
aux arrêts les auteurs présumés du génocide et fait taire leurs radios, ils n’auraient pas pu entraîner
36
37
38
39
40
Michel Bührer [50, p. 22].
Georges Kapler, ibidem.
C. Braeckman [44, p. 322].
Jean-Baptiste Naudet, Entre la peur du choléra et celle du FPR, Le Monde, 24 juillet 1994, p. 3.
Jean-Baptiste Naudet, Les mille douleurs des réfugiés rwandais, Le Monde, 26 juillet 1994, pp. 1, 3.
1248
31. PAS D’OBSTACLE À L’EXODE DE LA POPULATION
toute cette population dans leur fuite. Ainsi, le ministre français de la Santé reconnaît que l’opération
« humanitaire » Turquoise débouche sur un désastre humanitaire. 41
31.9
Bilan de l’exode fin juillet
Dans son 2e rapport, René Degni-Ségui dresse le bilan suivant :
L’exode des Hutus a contribué à vider davantage le Rwanda de sa population. Le nombre de
réfugiés qu’ont entraîné la guerre et les massacres est estimé à la fin du mois de juillet à près de
2,5 millions. La population de réfugiés s’établit comme suit : 1,2 million à Goma, 500 000 au SudKivu, 300 000 à 400 000 en République-Unie de Tanzanie, 150 000 au Burundi, 10 000 à 12 000 en
Ouganda. Goma, base arrière de l’“opération Turquoise”, est ainsi devenue le premier centre d’accueil
des réfugiés, surclassant le camp de Bénaco en Tanzanie. Le drame procède de ce que Goma, qui ne
comptait que 300 000 habitants, connaît l’intrusion subite de 1 200 000 personnes supplémentaires,
soit le quadruple de sa population. La surpopulation de la ville zaïroise, dans des conditions précaires
d’existence, contenait les germes d’un drame humain qui la singularisait. Les conséquences étaient en
effet prévisibles. A la famine a succédé une épidémie de choléra. Celle-ci a causé la mort de plusieurs
milliers de personnes. Les chiffres avancés ne sont pas précis, variant d’une source à l’autre et donnant
lieu à controverse. Le nombre de morts se situerait entre 20 000 et 50 000. Au choléra s’est adjoint
une dysenterie qui vient de se déclarer et risque peut-être de revêtir la forme d’une épidémie. Des
journalistes ajoutent à la liste des malheurs rwandais la menace d’une éruption volcanique (émanant
de deux volcans, le Nyiragongo et le Nyamuragira situés à quelques dizaines de kilomètres au nord
de Goma, comme cela a été rapporté dans la presse internationale les 24-25 juillet 1994). 42
31.10
L’exode est moindre en août au départ des Français
À mesure que se rapproche la date fixée pour le retrait des troupes françaises, un nouvel exode démarre,
des réfugiés quittent la ZHS et se dirigent vers Bukavu au Zaïre. Les Français essaient de raisonner la
population déplacée dans leur zone, mais personne ne veut plus les écouter. 43
Pour éviter un exode aussi catastrophique que celui de juillet, dans les dernières semaines de l’opération
Turquoise, les autorités françaises font un pas vers le nouveau gouvernement de Kigali. Seth Sendashonga,
ministre de l’Intérieur, et Jacques Bihozagara, ministre à la Réhabilitation des déplacés, sont amenés par
les Français en hélicoptère dans la zone humanitaire sûre à Kibuye, pour convaincre la population de ne
pas fuir. 44
Trois ministres FPR sont aussi allés à Gikongoro :
La présentation des trois ministres FPR à Gikongoro s’est déroulée à la satisfaction générale. Ils
ont même été applaudis et plus particulièrement à Cyanika. 45
Mais les miliciens non désarmés par les Français continuent à forcer les populations à l’exil, comme
l’indique cette note du bureau des Affaires civiles de l’opération Turquoise :
Les éléments négatifs qui inquiètent [les populations] sont principalement : [...]
- les menaces des miliciens venant de Cyangugu et Bukavu et poussant au départ. 46
Le ministre de la Défense, François Léotard, au départ de Turquoise, reprend le thème du Rwanda
vidé par le FPR :
Philippe Biberson, Rwanda : le piège « humanitaire », Figaro, 15 juillet 1994, p. 2.
ONU, A/49/508, S/1994/1157, Annexe II, section 16, p. 24. http://francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf
43 Gérard Prunier [175, p. 367].
44 Audition de Jean-Christophe Belliard, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2,
p. 284].
45 Opération Turquoise, Point de situation humanitaire du 17 août, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 528]. http://francegenocidetutsi.org/TurquoiseSituationHumanitaire17aout1994.pdf
46 Opération Turquoise, bureau des Affaires civiles, Point de situation humanitaire du 18 août, 18 août 1994,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 531]. http://francegenocidetutsi.org/
TurquoiseSituationHumanitaire18aout1994.pdf
41
42
1249
31.10. L’EXODE EST MOINDRE EN AOÛT AU DÉPART DES FRANÇAIS
Nous avons fait tout notre possible pour stabiliser et rassurer la population. [...] Il appartient
désormais au FPR de faire les gestes nécessaires pour rassurer les populations. [...] Je ne crois pas
que l’on puisse dire que l’opération française n’a sauvé des gens que temporairement [...]. N’oublions
pas que la zone humanitaire sûre regroupe aujourd’hui une population supérieure à celle qui subsiste
dans tout le reste du Rwanda. 47
Gérard Prunier pointe la grossière erreur du ministre Léotard, dont il est le conseiller : « La ZHS
française abrite environ 1,5 millions de réfugiés et il reste environ 3,2 millions d’habitants dans le reste
du pays. » 48
Cette allégation du ministre Léotard semble puisée à la même source que Jean-Bosco Barayagwiza
qui déclare : « Even if they [the RPF] have won a military victory they will not have the power. We have
the population. They only have the bullets. » 49
Environ 350 000 personnes ont rejoint la région de Bukavu au Zaïre. 50
Au final, l’exode forcé de la population a provoqué la fuite dans les pays limitrophes et principalement
au Zaïre de plus de deux millions de Rwandais, soit le quart de la population, et le déplacement à
l’intérieur du Rwanda de huit cent à deux millions de personnes. 51 En Tanzanie le nombre de Rwandais
ayant fui est estimé à 410 000, dont 330 000 dans le seul camp de Benaco. 52 À la mi-juillet, le nombre
de personnes franchissant la frontière de Goma était de 12 à 20 000 à l’heure. 53 Le nombre de morts dus
au choléra se situerait entre 20 000 et 50 000. 54
Destination
Nombre
Goma
1 200 000
Sud-Kivu
500 000
Tanzanie
300 000 à 400 000
Burundi
150 000
Ouganda
10 000 à 12 000
Table 31.1 – Nombre de Rwandais ayant fui dans les pays limitrophes à la fin du mois de juillet. Source :
René Degni-Ségui, 13 octobre 1994, A/49/508, S/1994/1157
Dominique Garraud, Léotard : « Tout a été fait pour rassurer la population », Libération, 20-21 août 1994, p. 12.
G. Prunier [175, p. 368].
49 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 1094]. Traduction de l’auteur : « Même s’ils [le FPR] ont remporté une
victoire militaire, ils n’auront pas le pouvoir. Nous avons la population. Ils n’ont que les munitions. »
50 Rapport intérimaire du Secrétaire général sur la Mission d’assistance des Nations Unies au Rwanda, ONU, S/1994/1133,
6 octobre 1994, section 46, p. 11. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1133.pdf#page=11
51 Boutros Boutros-Ghali, ibidem.
52 René Degni-Ségui, 13 octobre 1994, A/49/508, S/1994/1157, Annexe I, section 36, p. 11. http://francegenocidetutsi.
org/94s1157.pdf
53 René Degni-Ségui, ibidem.
54 René Degni-Ségui, ibidem.
47
48
1250
Chapitre 32
Pas de neutralisation des radios de la
haine
« Muze Imishime ushuti
Inkotanyi zashize
Koko Imana ntirenganya. »
« Soyez contents mes amis
Tous les Inkotanyi sont exterminés
Ô Dieu juste. »
(Kantano Habimana, RTLM, 2 juillet 1994.
Enregistrement diffusé au musée de Murambi (Gikongoro). Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du
génocide [61, p. 205].)
Le rôle des radios pour amener les gens à tuer a été capital, compte tenu qu’une bonne partie de la
population ne sait pas lire, que la presse écrite est peu répandue et que les gens ont été éduqués, tant par
le pouvoir civil que par l’Église catholique, dans l’obéissance au pouvoir établi et à son administration
locale. 1
Ce rôle d’incitation à la haine et au meurtre des radios est reconnu formellement par M. Degni-Ségui,
rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, à l’issue de sa première enquête
du 9 au 20 juin 1994 :
L’incitation à la haine ethnique et à la violence
Il circule en permanence au Rwanda de fausses rumeurs et des tracts tendant à exacerber les passions ethniques et à inciter à la violence. [...] Cette incitation date de longtemps, comme le soulignent
différents rapports [...]
Mais ce qui semble nouveau et mérite d’être souligné, est la forte implication de la Radio Nationale
Rwandaise sous contrôle de la Présidence et surtout de la Radio-Télévision libre des Milles Collines
(RTLM). Il est frappant de relever que les émissions de ces médias diffèrent significativement selon
qu’elles sont émises en français ou en kinyarwanda, la seule langue parlée par la quasi totalité des
Rwandais. Inoffensives dans le premier cas, elles deviennent extrêmement agressives dans le second.
La RTLM n’hésite pas à appeler à l’extermination des Tutsis. Sa triste célébrité lui vient du rôle
déterminant qu’elle semble avoir joué dans les massacres. Aussi l’appelle-t-on « la radio qui tue ». 2
Voir le rôle des radios dans le génocide section 15.6.1 page 685, section 15.7.1 page 697, section 15.7.2 page 700.
Rapports de René Degni-Ségui ONU, A/49/508, S/1994/1157, Annexe I, section 58, p. 15. http://
francegenocidetutsi.org/94s1157.pdf#page=15
1
2
1251
32.1. LE BROUILLAGE DE LA RTLM ÉTAIT POSSIBLE
32.1
Le brouillage de la RTLM était possible
La commission d’enquête du Sénat belge a établi que la MINUAR avait la possibilité de créer sa
propre radio, de brouiller avec ses équipements les émissions de radio RTLM, voire de la neutraliser manu
militari.
Le colonel Marchal déclare que KIBAT II avait emmené son propre émetteur radio, mais ajoute
que l’on n’a pas essayé de brouiller les émissions de RTLM à l’aide de celui-ci : « KIBAT II est arrivé
avec une radio. Dans le but d’entretenir le moral des troupes, nous avons obtenu une fréquence, mais
après un jour ou deux d’émission, nous avons enregistré une réclamation du ministre de l’Information.
Nous avons donc changé la fréquence, mais cette radio n’avait pas pour but de brouiller RTLM. » 3
Le colonel Marchal rappelle qu’en Somalie, l’ONU a brouillé des émissions. Pourquoi ne l’a-t-elle pas
fait au Rwanda ?
Le colonel Marchal compare la situation à celle de la Somalie, où l’on a brouillé des émissions, ce
qui est donc techniquement possible : « L’ONU dispose d’ailleurs d’un matériel adéquat. Beaucoup de
remarques à ce sujet ont été faites à tous les échelons. Mais le président répondait que l’on ne pouvait
pas supprimer la liberté de la presse, etc. d’autant moins qu’il était lui-même critiqué par RTLM.
Cette radio a donc continué à émettre. Pour moi, l’ONU était responsable. Les émissions de RTLM
étaient contraires au protocole d’accord entre le Rwanda et l’ONU. D’autre part, nous ne disposions
pas sur place de tous les moyens utilisables. Nous avons obtenu un temps d’antenne sur Radio Rwanda
et je crois que l’utilisation de celui-ci pouvait avoir des effets positifs sur les événements. » 4
Le brouillage de la RTLM était possible :
L’adjudant Boequelloen, responsable des transmissions de KIBAT II, est particulièrement formel
à cet égard : « Radio Mille Collines était une radio FM. Il suffit de repérer sa puissance et de mettre
à portée convenable une autre radio qui émet, sur la même puissance, 5 un signal perturbé. On ne doit
pas brouiller tout le temps, mais seulement au moment où des émissions spécifiques commencent à
être émises. Ils sont alors dans les pires difficultés.
La distance d’émission d’une telle radio est directement proportionnelle à sa puissance d’émission.
Si vous souhaitez brouiller, il faut voir de quelle puissance vous disposez ; il faut être plus puissant
que l’autre. Si vous êtes beaucoup plus puissant, vous pouvez émettre bien plus loin. Si vous êtes de
la même puissance, vous vous mettez entre cet autre et son interlocuteur.
On ne m’a pas transmis la puissance exacte. Je l’estime à 400 ou 500 watt. » Selon des données
dont la commission dispose, KIBAT pouvait utiliser au maximum 100 watt pour brouiller les émissions
de RTLM. Cela suffit pour brouiller un émetteur d’une puissance de 400 à 500 watts comme RTLM,
à condition, du moins, que cet émetteur soit situé à l’endroit correct. 6
Le ministre Delcroix dit avoir demandé au lieutenant-général Charlier de brouiller la radio RTLM.
Rien ne sera fait. Il est vrai que les autorités belges savaient que le président Habyarimana, ou du moins,
son entourage direct, contrôlait cet émetteur qui véhiculait la haine raciale.
Cependant, il ressort des documents du SGR que la MINUAR transmettra le 8 avril 1994 au C
Ops, 7 à la demande du lieutenant-général Charlier (JS), les coordonnées de l’endroit où se trouve
l’émetteur de RTLM : « Localisation de l’émetteur Mille Collines RTLM Rue du Commerce à Nyarugenge en Coord 0650.8490 ». 8
À défaut de détruire les studios et les émetteurs, il était possible de brouiller les émissions. Il existe
des avions spécialisés dans le brouillage. 9 Le brouillage terrestre de la FM nécessite le déploiement local
d’émetteurs, donc un contrôle de la zone. Ce qui était le cas lors de l’opération Turquoise.
3 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.4.2, p. 624]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=624
4 Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/7, section 3.11.4.2, p. 625]. http://
francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-7.pdf#page=625
5 Erreur, lire plutôt, sur la même fréquence.
6 Ibidem, p. 626.
7 C Ops : Commandement des opérations à l’état-major de l’armée belge.
8 Ibidem, p. 627.
9 L’US Air Force utilisa des avions de transport aménagés, les EC-130 Commando Solo, pour brouiller les émissions
radio et télévision locales et leur substituer d’autres émissions sur n’importe quelle fréquence pendant la guerre du Golfe de
1991 et lors d’opérations à la Grenade et à Haïti. Cf. Morand Fachot, Inventaire des radios “de haine” et à but humanitaire
dans les zones de conflit http://www.rnw.nl/realradio/dossiers/html/hateintro.html.
1252
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
32.2
Le Conseil de sécurité exige l’arrêt de l’incitation à la violence sur les ondes
Le Conseil de sécurité de l’ONU exhorte à mettre fin aux incitations à la violence ou à la haine
ethnique par le biais des moyens d’information par la résolution 918 du 17 mai 1994 :
Exhortant vivement toutes les parties à mettre fin immédiatement à toute incitation à la violence
ou à la haine ethnique, en particulier par le biais des moyens d’information, [...] 10
Lors de l’adoption de cette résolution, M. Kovanda, représentant de la République Tchèque à l’ONU,
déclare au Conseil de sécurité, le 16 mai :
Elles [ces atrocités innommables] ont été commises sur les ordres de personnes proches du Président
Habyarimana et à l’instigation des émissions incendiaires de Radio Mille Collines. C’est une radio
privée, mais ses propriétaires sont des proches de feu le Président. Qu’on ne s’y trompe pas : l’incitation
à la haine ethnique par les moyens d’information dont fait état le préambule de notre résolution vise
tout particulièrement Radio Mille Collines. 11
La résolution 925 du 8 juin 1994, plus que d’y exhorter, l’exige :
8. Exige également que toutes les parties mettent fin immédiatement à toute incitation à la violence
ou à la haine ethnique, en particulier par le biais des moyens d’information ; 12
La cessation des émissions de la RTLM est réclamée plusieurs fois à la réunion du Conseil de sécurité
le 1er juillet 1994. M. Kovanda, représentant de la République Tchèque, déclare :
Nous appelons [...] à la cessation des émissions incendiaires de Radio Mille Collines. 13
Sir David Hannay, représentant du Royaume-Uni, déclare lors de la même réunion :
À cet égard, la poursuite des activités de Radio Mille Collines est particulièrement inacceptable. Il
est intolérable qu’une station de radio dans une zone sous contrôle du « gouvernement intérimaire » du
Rwanda puisse inciter des personnes à commettre des violations du droit humanitaire et des attaques
contre du personnel des Nations Unies. Les Nations Unies ont demandé que de telles émissions cessent
immédiatement, et les membres du Conseil ont fait part au représentant du Rwanda de leur profonde
préoccupation en lui demandant de le faire savoir aux autorités du « gouvernement intérimaire ». Si
ces autorités sont soucieuses de leur réputation au niveau international, elle doivent faire en sorte que
ces émissions cessent immédiatement. 14
Lors de la même réunion, M. Mérimée, représentant de la France, parle de faire cesser ces émissions :
Je voudrais insister avant de conclure sur la responsabilité particulière des médias qui incitent
à la haine ethnique et à la violence. La France demande instamment aux responsables des radios
concernées, et en premier lieu à la Radio Mille Collines, de mettre fin à cette propagande criminelle.
La France fera tout son possible pour obtenir la cessation de ces émissions. 15
Cette déclaration du représentant de la France est d’autant plus importante que celle-ci dispose à
ce moment-là au Rwanda d’une force mandatée par l’ONU sous chapitre VII, c’est-à-dire avec droit de
recours à la force. Mais les mots utilisés par M. Mérimée qui « fera tout son possible pour obtenir la
cessation de ces émissions » laissent percevoir que les troupes françaises ne recourront pas à la force. Il
ne s’engage pas à faire cesser les émissions mais à en « obtenir la cessation », ce qui est tout différent. La
langue diplomatique se prête vraiment à beaucoup d’esquives.
Les attaques de la RTLM contre la MINUAR sont dénoncées :
ONU, S/RES/918 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s918.pdf
Conseil de sécurité, 3377e séance, lundi 16 mai 1994, S/PV.3377, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/
spv3377-1994.pdf#page=17
12 ONU, S/RES/925 (1994). http://francegenocidetutsi.org/94s925.pdf
13 ONU, Conseil de sécurité 1er juillet 1994 S/PV.3400, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#page=
4
14 ONU, Conseil de sécurité 1er juillet 1994, S/PV.3400, p. 8. http://francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#
page=8
15 Conseil de sécurité, 1er juillet 1994, S/PV.3400 p. 5. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.
org/spv3400-1994.pdf#page=5
10
11
1253
32.2. LE CONSEIL DE SÉCURITÉ EXIGE L’ARRÊT DE L’INCITATION À LA VIOLENCE
Le Conseil de sécurité de l’ONU n’exclut pas de prendre des mesures contre la Radio des Mille
Collines, si cette station sous contrôle des forces gouvernementales rwandaises poursuit ses déclarations hostiles à la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR), a indiqué lundi le président en
exercice du Conseil, M. Salim Al-Khussaiby (Oman).
« De telles émissions contre la MINUAR ne seront pas tolérées, (...) ce message est adressé aux
personnes qui contrôlent la Radio des Mille Collines à Kigali », a dit à la presse M. Al-Khussaiby, à
l’issue d’une réunion de consultations du Conseil de sécurité. [...]
« Si cela continue, les membres du Conseil devront sans doute examiner la question et décider
de la marche à suivre », a indiqué M. Al-Khussaiby, ajoutant qu’il avait transmis ce message à
l’ambassadeur du Rwanda à l’ONU, M. Jean-Damascene Bizimana, qui siège au Conseil de sécurité.
Estimant que les incitations à la violence par cette radio rwandaise sont « totalement inacceptables », le représentant britannique à l’ONU, Sir David Hannay, a estimé « fort probable » une
« action » du Conseil de sécurité, si des menaces contre la MINUAR continuent d’être proférées sur
les ondes. 16
En plus des appels à la haine et à tuer, la RTLM a appelé les Hutu à la fuite. C’est ce que constate
le Secrétaire général de l’ONU dans sa lettre du 31 mai 1994 :
Dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales, de plus en plus nombreux sont ceux qui
ont fui ou fuient encore l’avancée du FPR et cherchent refuge dans les camps où les conditions de vie
sont inhumaines et où la nourriture quotidienne n’est même pas assurée. Cet exode est dû en partie
à des nouvelles alarmantes diffusées à partir des zones aux mains des forces gouvernementales, en
particulier par “Radio Mille Collines” qui incite également à l’élimination des partisans du FPR. 17
Il constate dans son rapport du 3 août 1994 que les radios provoquent la panique :
La poussée rapide du FPR a eu pour conséquence d’amener la population civile à fuir en masse les
zones de combat. Cet exode aurait sans doute pu être contenu si la radio aux mains du “gouvernement
intérimaire” n’avait pas diffusé intentionnellement des propos alarmants. 18
Repliée au Zaïre, la RTLM continue à malmener la MINUAR. Le Conseil de sécurité s’en inquiète le
4 août :
Le 4 août, au cours d’une discussion informelle, le représentant permanent du Royaume-Uni
suggéra que le Représentant spécial du Secrétaire général au Rwanda, le commandant de l’opération
Turquoise (le général Lafourcade) et les autorités du Zaïre trouvent un moyen de mettre un terme à
de telles émissions. 19
Il fut demandé au Canada s’il pouvait fournir des moyens de brouillage. Mais la réponse fut négative :
On en vint cependant à la conclusion qu’il n’était pas recommandable de répondre positivement
à cette demande puisque la MINUAR était une véritable mission de paix, c’est-à-dire non offensive.
L’ONU avait autorisé à quelques reprises dans le passé la neutralisation de stations radiophoniques,
mais seulement dans le contexte du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. 20
L’opération française Turquoise agissant, elle, sous chapitre VII pouvait donc bien faire cesser ces
émissions, puisque tel était le vœu du Conseil de sécurité.
Le FPR, quant à lui, a moins tergiversé, il a bombardé le studio de la radio à Kigali, le 16 avril :
Le FPR a, vers le 17 avril, tiré deux ou trois obus de mortier sur la radio des Mille Collines pour
la faire taire et Médecins Sans Frontières a dû soigner les journalistes blessés. 21
16 ONU Rwanda, L’ONU n’exclut pas d’éventuelles mesures contre une radio gouvernementale, AFP, New York (ONU),
27 juin 1994, 19 h 26 - Heure Paris ; Monique Mas [139, p. 436].
17 Rapport du secrétaire général sur la situation au Rwanda, 31 mai 1994, ONU, S/1994/640, section 8, p. 3. http:
//francegenocidetutsi.org/sg-1994-640.pdf#page=3
18 ONU, S/1994/924, section 6, p. 2. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-924.pdf#page=2 La version originale
anglaise est beaucoup plus vigoureuse : The swift RPF advance had the effect of causing large numbers of civilians to take
flight from the areas of combat. This displacement of the population might well have been containable, had not panic been
caused by deliberately inflammatory broadcasts from radio stations controlled by the “interim Government”.
19 Jacques Castonguay [54, p. 194].
20 Ibidem, p. 195.
21 Audition de Jean-Hervé Bradol, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions Vol. 1, p. 403].
1254
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
Le SGR, service de renseignement de l’armée belge, note la destruction par le FPR de la station de
radiodiffusion de la RTLM le 16 avril 1994. 22 Le colonel Marchal note pour sa part que les antennes
émettrices de la RTLM sont détruites le 18 avril :
Lundi 18 avril, avant-dernier jour au Rwanda. Les combats font rage dans Kigali [...] Sur la colline
de l’hôtel Bel Horizon, il ne reste plus rien des antennes émettrices de la RTL. Un tir de mortier
bien ajusté du FPR a fait le travail que nous aurions dû accomplir depuis longtemps déjà. La station
poursuit néanmoins ses émissions à l’aide d’un camion émetteur. 23
32.3
La RTLM continue à appeler au massacre des Tutsi en
présence des Français
Le 30 juin, Valérie Bemeriki fait état des bonnes relations des Français avec les génocidaires en
conseillant aux membres du GIR de ne pas faire de déclarations qui pourraient y porter préjudice :
Nos savants recommandent au gouvernement rwandais que ses membres fassent preuve de plus
de discrétion afin d’éviter les propos contradictoires qui ne font que porter préjudice à nos bonnes
relations avec les Français... Concrètement il s’agirait pour eux de se garder de dire trop de choses
devant les micros des journalistes. Cela ne signifie pas du tout qu’il se méfieraient des Français... Il
s’agirait au contraire d’assurer la qualité de nos relations entre la France et le Rwanda... Tout faire
donc pour éviter un affrontement avec l’armée française, même si cela est impensable au niveau des
deux gouvernements... Mieux vaut donc prévenir que guérir comme disent les Français.
Ces mêmes intellectuels disent en outre qu’il faut tout mettre en œuvre pour éviter que les inkotanyi ne mettent en avant leur savoir faire sémantique pour détourner la sympathie des Français en
faveur des protégés des cafards... Car si cette action humanitaire, si elle arrivait à ne profiter qu’aux
cafards, nous serions amenés à condamner cette action et donc à nous aliéner les Français... 24
Ces intellectuels qui chargent Valérie Bemeriki d’admonester – en kinyarwanda – les ministres sont
probablement Ferdinand Nahimana ou Jean-Bosco Barayagwiza.
Le 2 juillet, Kantano Habimana, sur les ondes de la Radio Mille Collines, appelle à exterminer les
inyenzi-inkotanyi et invoque l’aide de Dieu :
Les inyenzi-inkotanyi ne veulent pas que la vie continue... je dirais même qu’ils cherchent à “arrêter
toute vie” dans ce pays... les écoles, les dispensaires, les centres hospitaliers, toutes les choses en fait...
ces gens-là, comme mon confrère Gahigi l’a dit, sont des gens qu’on appelle nihilistes... des gens très
mauvais... une race de mauvais gens... je ne sais comment Dieu s’y prendra pour nous aider à les
exterminer... néanmoins, c’est pourquoi nous devrions nous lever pour exterminer les mauvais gens...
cette race de mauvais gens... la race des inkotanyi... que les gens ne l’entendent pas mal et s’imaginent
qu’il s’agit des Tutsi... non... la race des inkotanyi, ce sont de mauvais gens... ces gens doivent donc
être exterminés parce qu’il n’y a pas une autre voie... 25
Toujours ce 2 juillet, Kantano se réjouit du travail accompli :
Mais donc ! Et ces inkotanyi qui me téléphonaient, où sont-ils allés ? Hein ? Ah !... ils doivent sûrement avoir été exterminés... ils doivent avoir été exterminés [NDRL : un air connu, un air triomphaliste de l’avènement de la 2e République] : “Réjouissons-nous, amis ! Les inkotanyi ont été exterminés !
Réjouissons-nous, amis ! Dieu ne peut jamais être injuste ! ”... Dieu ne peut en effet être injuste... ces
criminels... ces commandos-suicide... sans aucun doute, ils seront exterminés... moi j’ai bien vu les
cadavres étendus là-bas à Nyamirambo... et pour la seule journée d’hier... ils étaient venus tenter de
récupérer leur “Major” qui avait été tué [...] quand l’on observe cela attentivement, on se demande :
“ces gens, ils sont de quelle race” ? Mais tant pis, continuons... serrons les ceintures et exterminonsles... et que nos enfants, nos petits-enfants et les enfants de nos petits-enfants n’entendent plus jamais
ce qu’on appelle inkotanyi. 26
Rapport du groupe ad hoc Rwanda à la Commission des Affaires étrangères du Sénat belge [201, 1-611/8 p. 35].
http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-8.pdf#page=35
23 Luc Marchal [135, p. 261].
24 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 335].
25 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 198].
26 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 205-206].
22
1255
32.3. LA RTLM CONTINUE À APPELER AU MASSACRE DES TUTSI
Encore ce 2 juillet, les propos que François Mitterrand tient à un journal sud-africain satisfont Kantano :
Mais le président Mitterrand de France, il a dit quelque chose de très agréable... même si les
inyenzi-inkotanyi, leur donner conseil est plus laborieux que de nettoyer les particules de terre des
yeux d’une taupe... il leur a donc dit quelque chose de bien... il leur a dit... à un journal sud-africain...
car c’est là qu’il a l’intention de se rendre prochainement... les gens lui ont demandé : « Est-ce que
vous pensez que le Front patriotique, les Français l’empêcheront pas d’obtenir une victoire militaire,
alors qu’il était sur le point d’y parvenir ? » Alors Mitterrand leur a répondu : « Ecoutez, hum ! même
si ces gens gagnaient, ils ne représentent pas plus de 15 %. Et après, à quoi cela servirait-il ? »
En vérité, même s’il se trouve encore des gens qui croient que les inkotanyi peuvent gagner... mais
en vérité ils ne peuvent jamais obtenir une victoire militaire... même s’ils continuent à pousser vers
Gitarama, c’est pour pouvoir piller... 27
Le 3 juillet, Kantano Habimana salue la création de cette zone de sécurité que les Français veulent
établir jusqu’à la ville de Butare et où ils protégeront par les armes, avions compris, les Hutu menacés
d’extermination par les inyenzi-inkotanyi :
« L’actualité dans la presse étrangère, hum ! dans la presse étrangère de façon non encore analysée...
Mon confrère Ananie va sûrement analyser... la nouvelle donc à la une, c’est celle de ce qu’on appelle
« zone de sécurité », une zone de sécurité qui va être établie à Butare et à Gikongoro, et qui est
destinée à accueillir les Hutu qui fuient les terroristes tutsi, qui sont devenus fous et qui veulent les
décimer... cette zone de sécurité va donc être mise en place par les Français pour venir en aide aux
Hutu qui risquent d’être exterminés par les inyenzi-inkotanyi... qui les exterminent par la lance...
Cette zone de sécurité donc, on en dit beaucoup de choses, mais ce qu’on peut retenir c’est que,
effectivement, les Français sont déterminés à la mettre en place... sont déterminés à la mettre en
place... ils ont écrit à l’ONU pour l’informer que ces choses ils vont les mettre en place. Alors tout ce
que les inyenzi disent, tout ce qu’ils font, qu’ils sachent que dans cette zone de sécurité, ils ne peuvent
pas y aller tuer les Hutu qui s’y seront réfugiés. Sans doute qu’ils continueront à manger des bananes
dans les environs de Save, mais sans pouvoir mettre leur pied en ville.
Cette zone de sécurité signifie en fait que, les gens qui y seront établis, les Français devront les
garder comme ils garderaient des Français. C’est donc dire que si les inyenzi-inkotanyi s’aventuraient
à y mettre le pied, ils se livreraient aux combats... et puis, pour les protéger, ils sont tenus d’utiliser
tous les moyens en leur possession, c’est-à-dire les avions, c’est-à-dire tous les moyens de guerre
imaginables pour détecter l’infiltration éventuelle des inyenzi-inkotanyi.
Les inyenzi-inkotanyi, cela peut se comprendre, ne se sont pas montrés contents de cette décision.
Donc quelques uns de ces Tutsi qui vivent à l’étranger où ils boivent le whisky à longueur de journée,
dans les hôtels, ont fait savoir qu’ils n’acceptent pas cela. Mais cela n’est rien, qu’ils se suicident à
l’intérieur et ils verront ce que les Français leur réserveront ! Aux Nations-Unies, quant à elles, on se
réunira ce mardi pour, dit-on, examiner cette proposition des Français, mais comme on sait, comme
la France avait décidé auparavant de venir et qu’elle est venue, là aussi ils y opéreront. » 28
Nous retrouvons dans ces propos de Kantano Habimana le projet français d’englober Butare dans
sa zone de sécurité pour les Hutu. Curieusement, Kantano ne réclame pas que cette zone englobe le
nord-ouest.
L’analyse du confrère Ananie Nkunrunziza, ce même 3 juillet, est surprenante. Il agite le thème de
l’empire Hima, prêté à Museveni, qui engloberait le Rwanda. Dans ce projet français de zone pour les
Hutu, il prévoit une partition du Rwanda qu’il condamne, en affirmant que le Rwanda est peuplé par les
Hutu et les Tutsi !
« Une autre information, dont Kantano vous a également fait part, c’est la mise sur pieds d’une
zone qu’on a appelé “enclave”, dans laquelle les Français veulent assurer la sécurité des Hutu estimés à
200 000, qui ont fui les inyenzi, et qui ont pu atteindre les régions de Butare après bien des péripéties.
Cette zone donc, les inkotanyi ont déclaré qu’ils ne l’acceptent pas, comme nous l’avons entendu de
la bouche du Tutsi nommé Théogène Rudasingwa, sur les ondes de la radio anglaise, dans son édition
en anglais de ce matin.
Ce Rudasingwa raconte : “RPF” – entendez les inyenzi – “avait l’objectif de s’emparer de tout le
pays”. Il poursuit : “mettre en place une telle zone nous gêne, parce que cela nous empêche de prendre
tout le pays”. Kantano vous l’a dit et il a suggéré de décoder le message. Lui-même se demandait
27
28
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 281].
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 282].
1256
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
si cela n’allait pas dans la logique de ces zones que Museveni voulait instaurer, les petits pays des
Tutsi ? Certainement que dans la pensée de Museveni, il était question qu’il prenne tout le Rwanda
et, après cela, que soit créé... en englobant le Burundi et une partie du Zaïre, celle-là de l’est... que
soit créé un grand “pays”... pas un petit pays... un pays de Tutsi qui prend sa source en Ouganda, en
traversant le Rwanda, en prenant le Burundi et en “se clôturant” au Zaïre.
En tout cas, si l’on considère la situation, cette fois c’est effarant ! C’est effarant, car les Tutsi
que les Français ont pu trouver qui avaient pu échapper à la lance à Kibuye, ont dit quant à eux,
qu’il veulent s’en aller ! Et voilà que les Hutu eux-mêmes sont en train de fuir, en train de fuir à leur
tour les Tutsi, une clique venue du Bugesera... Les Français se disent donc qu’ils doivent les placer
là-bas. Alors, cela risquerait de ressembler à la situation de l’Afrique du Sud, à ce qu’ils appelaient
“homeland”. Systèmes dans lequel les Blancs vivaient entre-eux et les noirs entre-eux. Voilà peut-être
ce qui pourra advenir au Rwanda si cette “idée” des Français est effectivement mise en application,
si les inyenzi bien-sûr leur permettent de la mettre en application.
Seulement il y a lieu de se demander si, en ce cas, le Rwanda serait encore le Rwanda, puisque,
quelle que soit la situation, nous, nous admettions que le Rwanda est peuplé par les Hutu et les
Tutsi. Si donc on s’achemine vers une partition, et que les uns et les autres vont vivre entre-eux, ceci
pose un autre problème, et d’ailleurs un problème que nous ne saurions aborder avant de l’analyser
profondément... » 29
Ce 3 juillet encore, dans Kigali encerclée, Kantano Habimana appelle à l’extermination des inkotanyi :
« [...] C’est donc le moment d’attaquer les Inkotanyi, simultanément dans le dos et de front,
puisque nous qui sommes dans la ville de Kigali ne voulons pas quitter notre ville pour la laisser
aux mains des Inkotanyi ; c’est dire que nous la défendrons et que tous nos frères qui sont dehors ne
toléreront pas que nous y demeurions sans approvisionnement. Cela signifie donc qu’ils attaqueront
les Inkotanyi dans le dos et les extermineront. Alors l’heure de la mort des Inkotanyi a sonné !
Et que dire de cette manie des Inkotanyi de s’en prendre aux gens, de continuer à les pousser, à
les pousser, à les pousser... jusqu’à vouloir les jeter au-delà de la frontière du pays... cette clique-là de
gens fous, je ne sais vraiment pas qu’elle se rend seulement compte que, lorsqu’un individu s’aperçoit
qu’il est finalement à sa dernière minute... qu’il est à sa dernière minute... puisque le sursis dont
continuent à bénéficier les Inkotanyi, c’est que nous ne nous sentons pas encore réellement acculés
par les inkotanyi ; c’est que nous sentons que nous avons l’espoir de les vaincre. [...]
Vous donc, les Inkotanyi, le malheur est avec vous, car pousser les gens, en les poussant au moyen
des obus, en jouant à faire éclater les obus, en se prenant donc pour un miracle... s’en prendre à toute
une ville, à 200 000 personnes dans le but de les faire mourir de faim, sous prétexte d’une tactique
visant à s’emparer de la ville... de telles personnes, vous ne faites que les pousser jusqu’au bout du
désespoir... et que les gens qui sont au bout du désespoir, que le diable les emporte ! que le diable les
emporte !
Vous donc les inkotanyi, vous n’avez sans doute pas encore rencontré de tels gens ! D’ailleurs, si
vous bénéficiez encore d’un sursis, c’est que, dans ce que vous faites, nous nous rendons compte que
vous êtes des suicidaires, même si vous vous aventurez à nous pousser à bout... à bout... retourner la
situation en notre faveur serait en un clin d’œil ! Et là, je ne sais pas vraiment si, même en Ouganda,
nous vous y laisserons ! Et même dans les camps de réfugiés où tous les Tutsi se sont réfugiés, nous
les saccagerons et les exterminerons, et enfin nous liquiderons ces Burundais tout aussi suicidaires
qui ont prêté aux inkotanyi 2 000 militaires lesquels sont actuellement en train de sévir à Butare.
J’estime donc que ces Tutsi-là du Burundi devraient se tenir tranquilles... on ne peut pas concevoir
qu’un pays prenne ses soldats, jusqu’à un effectif de 2 000, pour aller saccager (kuyogoza) un autre
pays. Tout cela est affligeant, rend furieux, et cette fureur augmente au fur et à mesure que les
inkotanyi continuent à refuser les négociations, que les inkotanyi continuent à pulluler... les gens
ont donc la colère qui monte. Vous donc, les inkotanyi, dans quelques jours, vous serez exterminés,
pendant que vous croyez que c’est vous qui allez... que c’est vous qui... que c’est vous... que c’est vous
qui... que c’est nous que vous allez exterminer ! » 30
29
30
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 173-174].
J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, pp. 195-196].
1257
32.4. LES FRANÇAIS NE FONT PAS TAIRE LA RTLM
32.4
Les Français ne font pas taire la RTLM
Il était difficile aux militaires français de faire taire une radio qui applaudit leur arrivée. 31 Aussi, ils
ne s’inquiètent pas de cette radio, dont le studio reste à Kigali jusqu’à sa chute. Les militaires français ne
démantèlent pas l’émetteur du mont Karongi dans la région de Kibuye (dans la zone humanitaire sûre).
L’existence de cet émetteur nous est connue par une lettre du préfet de Kibuye, Clément Kayishema,
au ministre de l’Intérieur en date du 2 juin 1994. 32 Il lui demande « un renfort militaire pour aider la
population à surveiller les hautes altitudes du mont Karongi ». Il ajoute que c’est un « coin stratégique
militaire ».
On apprend aussi lors du procès au TPIR d’Alfred Musema, le directeur de l’usine à thé de Gisovu,
que la station radio de Karongi sert de lieu de réunion pour préparer les attaques contre les Tutsi :
Conseil de guerre à Karongi
Karongi est la plus haute colline du massif montagneux de Bisesero. A son sommet se dresse
l’antenne de la station relais de radio-télévision. C’est dans les murs de cette station, où il compte
des amis, que, à la mi-avril, M., fuyant les attaques, se réfugie avec son épouse et ses trois enfants.
Il raconte y avoir été témoin, le 18 avril, d’une réunion d’environ 150 personnes dirigée par Alfred
Musema. 33
Cet émetteur fait partie du réseau de Radio Rwanda qui le met à la disposition de la RTLM. L’opération Turquoise contrôle cette région fin juin comme le rapporte Corine Lesnes :
Ils y sont allés. Pressés d’intervenir dans le « triangle de Kibuyé » d’où émanaient des coups de
feu et des témoignages alarmants, les militaires français de l’opération « Turquoise » se sont rendus
sur place [à Bisesero] jeudi 30 juin [...]
Selon le récit qu’a fait le colonel, 34 les militaires, [...] exploraient une région de collines s’étendant
entre Gishyita et le mont Karongi, dans l’ouest du Rwanda. [...] Passés le matin par la forêt de
Bisesero, les soldats n’avaient rien vu. [...]
Dans les prochains jours, plus de trois cents hommes sont attendus au commandement de Bukavu
pour poursuivre notamment l’exploration du « triangle de Kibuyé ». 35
L’émetteur n’a pas pu ne pas être remarqué par les militaires français car le mont Karongi est le point
culminant de la région. François Léotard, ministre de la Défense, l’a même observé depuis Gishyita le 29
juin :
Assis sur une pierre, la carte de la région sur les genoux, le ministre regarde le mont Karongi (2 595
mètres) pendant qu’un capitaine de frégate lui expose la situation dans ce qu’on appelle désormais
« le triangle de Kibuye ». La zone reste inexplorée et les renseignements sont confus. Des réfugiés s’y
trouveraient. 36
Aucune relation de la mise hors d’état de nuire de l’émetteur n’est faite. Les militaires français
disposent bien sûr de moyens d’écoute radio sophistiqués pour localiser des émetteurs radio, comme
l’atteste le capitaine de frégate Marin Gillier :
Le 28 juin, nous améliorons nos postes de combat près de Gishyita et envoyons des équipes
recueillir des renseignements dans les environs. Une équipe de spécialistes d’écoute radio est envoyée
en renfort. 37
Selon le rapport de la Mission d’information parlementaire, le COS ne se serait risqué à inspecter
l’émetteur du mont Karongi que le 19 juillet :
R. Dallaire [72, p. 545].
Message du préfet Kayishema au ministre de l’Intérieur, 2 juin 1994. Situation de sécurité dans la préfecture de
Kibuye pour la semaine du 29.5.1994 au 2.6.1994. Texte No 003 / 04.09.01. Cf. TPIR, Procès Kayishema, ICTR-95-1,
Exhibit 340 ; ICTR-98-41-T, Bagosora, Exhibit P395A. http://francegenocidetutsi.org/Kayishema2juin1994.pdf#page=
2 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 255].
33 Témoignage de M. au procès d’Alfred Musema, TPIR, Ubutabera, Édition du 10 mai 1999 - Numéro 61.
34 Jacques Rosier, commandant du Groupement des opérations spéciales.
35 Corine Lesnes, A la rencontre des victimes dans le « triangle de Kibuyé », Le Monde, 2 juillet 1994, p. 3.
36 Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif Turquoise, Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4.
37 Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Egypte, Turquoise : intervention à
Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 403]. http:
//francegenocidetutsi.org/Gillier30juin1998.pdf#page=3
31
32
1258
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
Cette radio [la RTLM] était capable d’émettre avec un système de relais mobiles dans la région
de Gisenyi. Ses émissions semblent avoir été relayées par Radio Rwanda, qui en rediffusait une partie.
Après la chute de Gisenyi, elle aurait émis une fois à partir du Mont Karongi au sud de Kibuye. Une
mission du COS sur le site, le 19 juillet, a permis de constater que plus personne n’y travaillait, même
s’il était resté en état. 38
Entre l’arrivée du COS Turquoise début juillet au mont Karongi et le 19 juillet, il s’est écoulé au
moins 15 jours pendant lesquels l’émetteur a dû fonctionner. On note que le 19, le COS ne démantèle pas
l’émetteur.
Le général Lafourcade confie en 2006 que la neutralisation de la radio RTLM n’était pas au programme
de l’opération Turquoise :
On n’a pas mesuré l’impact de cette radio... on savait qu’elle existait. On s’est rendu compte en
arrivant sur le terrain : les cancrelats, il faut terminer le travail... etc. Très vite on s’est dit : “Il faut
la neutraliser.” Mais on n’avait pas senti le coup, sinon on l’aurait prévu en planification. 39
Lors du même entretien, le général Lafourcade précise que les CRAP avaient localisé cet émetteur à
l’aide de goniomètres trois à quatre jours après son arrivée, soit début juillet. Il avait les moyens de faire
taire cette radio mais l’état-major des armées a refusé :
– J’ai donc envisagé de monter une opération spéciale, dit-il, car on arrivait à la localiser. C’était
un émetteur mobile, dans deux voitures. Mais cela m’a été refusé par l’état-major des armées. Je le
regrette, car on sait faire ce genre de chose.
– C’est une décision politique ?
– C’est une décision de l’état-major des armées, je ne sais pas si elle est politique, derrière... je
pense. Un coup comme ça, le chef d’état-major va demander au Premier ministre ou au Président :
“Est-ce qu’on y va ?” 40
Lafourcade précise que son « référent direct est Lanxade ». 41 Ce dernier refuse de répondre à Gabriel
Périès et David Servenay. Ils présument qu’il est peu probable que le chef d’état-major ait pris cette
décision seul. Interrogé, Edouard Balladur déclare :
Non, je n’ai pas le souvenir, mais c’est tout à fait conforme à ce que je souhaitais. J’avais donné
instruction de ne pas se laisser emporter dans des opérations de guerre. Bombarder cette radio eût
été une opération de guerre. On n’était pas là pour ça. 42
Au vu des déclarations du général Lafourcade, il ne s’agissait pas de bombarder mais de mettre la
main sur deux véhicules.
L’ambassadeur Gérard capte, à Goma, Radio Rwanda et la RTLM, le 10 juillet. Il télégraphie :
1) NORD-OUEST [...]
L’HYPOTHÈSE DE NOUVEAUX APPELS AU MEURTRE PAR LES DEUX RADIOS SOUS
CONTRÔLE DES AUTORITÉS DE GISENYI (RADIO RWANDA ET RADIO DES MILLE COLLINES) NE DOIT PAS ÊTRE ÉCARTÉE. ELLE POSERAIT UN PROBLÈME À L’OPÉRATION
TURQUOISE. IL S’AGIRAIT DE PROTÉGER DE NOMBREUX PETITS GROUPES DE TUTSIS
DISSÉMINÉS DANS CETTE RÉGION. CES DEUX RADIOS SONT AUJOURD’HUI PARFAITEMENT AUDIBLES À GOMA. 43
La France se contente de protestations formelles auprès de ses amis du Gouvernement intérimaire
rwandais. Ainsi, l’ambassadeur Marlaud, dans le compte rendu de son entrevue du 5 juillet 1994 avec le
ministre du Plan, M. Augustin Ngirabatware 44 , note :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 329].
G. Périès, D. Servenay [179, p. 336]. Entretien avec le général Jean-Claude Lafourcade, vendredi 16 février 2006 à son
domicile.
40 Ibidem.
41 Ibidem, p. 337. Entretien avec le général Jean-Claude Lafourcade, jeudi 15 décembre 2005.
42 Ibidem, p. 337. Entretien avec M. Edouard Balladur, le mardi 25 juin 2006, à l’Assemblée nationale.
43 Yannick Gérard, TD Kigali, 10 juillet 1994, Objet : Rwanda, Point de situation (matin 10 juillet). Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 417]. http://francegenocidetutsi.org/
GerardPointSituation10juillet1994.pdf
44 Augustin Ngirabatware est un des fondateurs de la RTLM. Il s’est réfugié à l’ambassade de France du 7 ou 8 au 12
avril. Cf. A. Guichaoua [98, p. 698].
38
39
1259
32.4. LES FRANÇAIS NE FONT PAS TAIRE LA RTLM
Date
10/7
Lieu réception
Goma
Contenu émission
10/7
Gisenyi
11/7
12/7
Gisenyi
?
14-15/7
RTLM émet depuis Gisenyi
Poursuivre les massacres
Le FPR tutsi soutenu par
les USA massacre les Hutu
Appel à la fuite au Zaïre
15/7
Messages de haine
17/7
Goma
18/7
Cyangugu
1/8
1/8
1-21/8
Nous reviendrons dans un
mois
Revanche / FPR
Incitation à la haine, au
meurtre, à la fuite au Zaïre
Camps réfugiés
Le FPR, des monstres
Source
Y. Gérard, MIP, Ann.,
p. 417
Déclaration de V. Bemeriki à AFP, 10/7/94
Le Figaro, 12/7/1994
MIP, Ann., p. 501
TPIR, Procès des médias,
Ubutabera, no 55
P. Biberson, Le Monde,
15/7/1994
F. Aubenas, Libération,
19/7/94
F. Fritscher, Le Monde,
21/7/1994
R. Degni-Ségui, ONU
S/1994/1157
R. Dallaire [72, p. 564]
J.-C. Belliard, MIP, Aud.,
Vol. 2, p. 284
Table 32.1 – Émissions de Radio Mille Collines constatées durant l’opération Turquoise
J’ai aussi attiré son attention sur le caractère inadmissible des émissions de la radio de Mille
Collines. Il s’est borné à dénoncer l’indulgence de la communauté internationale envers le FPR, qui
massacre lui aussi, et sa radio (Radio Muhabura). 45
À propos de Radio Muhabura, la radio du FPR, Jean-Pierre Chrétien écrit : « D’après tous les
témoignages recueillis auprès de gens peu suspects de parti pris, jamais cette radio n’a développé, quant
à elle, une haine ethnique antihutu dans sa propagande ». 46
Ferdinand Nahimana, incitateur des pogroms dans le Bugesera, fondateur de la RTLM, évacué en avril
par les Français, est retourné au Rwanda où il devient conseiller du Président intérimaire Sindikubwabo.
Il est reçu par M. Jean-Christophe Belliard, adjoint de l’ambassadeur Yannick Gérard à Goma, alors que
la consigne est de ne plus recevoir de membres du GIR :
Il [Jean-Christophe Belliard] a ajouté qu’à une autre reprise, il lui avait été demandé de recevoir
M. Ferdinand Nahimana, le directeur de la Radio des Mille Collines, qui était de passage. L’entretien
s’était déroulé un peu de la même façon [très formel]. M. Ferdinand Nahimana a exposé ses soucis et
la visite s’est soldée également par une fin de non recevoir. 47
Pas de trace dans cet entretien de protestations françaises sur le contenu des émissions de la RTLM.
Cependant, une démarche française, le 7 juillet, auprès de Ferdinand Nahimana, aurait obtenu satisfaction :
L’autorité de Ferdinand Nahimana est expressément affichée dans le fait suivant : « Le ou vers
le 7 juillet 1994, à la demande des responsables français de la zone de “l’Opération Turquoise” sise
dans la préfecture de Gisenyi, Ferdinand Nahimana a ordonné à la RTLM de cesser les émissions
qui appelaient à l’assassinat des membres de la Mission des Nations unies d’assistance au Rwanda
(Minuar). Suite [à ces] ordres, la RTLM a immédiatement cessé d’appeler au meurtre des membres
Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1810/DAM, Paris, 5 juillet
1994. Objet : Entretien avec le ministre du Plan du gouvernement intérimaire rwandais. Signé : J.-M. Marlaud. Cf.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Annexes, p. 438]. http://francegenocidetutsi.org/
MarlaudNgirabatware5juillet1994.pdf
46 J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 73, note 62].
47 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 283].
45
1260
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
de la Minuar. Cependant, des militaires belges et certains journalistes ont continué à être pris pour
cible dans des émissions diffusées sur la RTLM ». 48
Ce fait témoigne, comme le relève le procureur du TPIR, de l’autorité que Nahimana a sur la RTLM.
Il témoigne aussi du lien étroit entre celui-ci et les responsables français. Il prouve que par cette relation
privilégiée, la France aurait pu faire cesser les appels au meurtre puis les appels à la fuite au Zaïre.
La Radio des Mille Collines a pu continuer ses appels au meurtre dans la zone humanitaire « sûre »
(ZHS). À Washington et à l’ONU, on estime que la France n’a pas fait le nécessaire. François Léotard
nie l’existence d’émetteur de la RTLM en ZHS et soutient que la France n’a pas de mandat pour la faire
taire :
La France a-t-elle vraiment fait tout son possible pour faire taire Radio Mille Collines [...] ? Des
sources sérieuses à New-York et à Washington – diplomatiques et autres – ont confié au Monde que
tel n’était pas leur sentiment : « Techniquement, il était possible de trouver et de détruire ou faire
taire les émetteurs mobiles de Radio Mille Collines et nous avons été surpris par le fait que la France
n’ait pas considéré une telle mission comme une priorité », a commenté l’une de ces sources.
A l’en croire, certains émetteurs de la radio opéraient encore dans le territoire passé sous contrôle
des soldats de l’opération « Turquoise » lorsque ceux-ci y sont arrivés. Les militaires français auraient
même escorté hors de cette « zone de sécurité sûre », au Zaïre, certains des responsables de la radio.
François Léotard a démenti ces informations, affirmant qu’il ne croyait pas qu’un émetteur de cette
radio se soit encore trouvé dans le sud-ouest du Rwanda après que les soldats français s’y furent
installés et qu’elle opérait dans la zone voisine alors sous contrôle des forces gouvernementales. Il a
aussi fait valoir que le brouillage des émissions de radio ou la destruction d’un émetteur ne faisait pas
partie du mandat confié à la France par l’ONU. 49
M. Léotard n’a sans doute pas bien lu les résolutions du Conseil de sécurité.
Interrogé le 4 juillet par Human Rights Watch, M. Delaye est d’accord qu’il faut faire taire les radios qui
appellent aux massacres, mais prétend que les militaires français n’arrivent pas à localiser les émetteurs :
Bruno Delaye, Chief Counselor on Africa to the French Presidency, told Human Rights Watch/Africa
in July 1994 that France was willing to stop the broadcasts but was unable to locate the transmitter.
(Interview, Paris, July 1994). Human Rights Watch finds it wholly unbelievable that the French military, which had full control over the zone and had close relations with the FAR, was not in a position
to locate this radio transmitter. 50
Bruno Delaye répond aussi que la France n’a pas de mandat pour faire cesser ces émissions :
Lorsqu’il fut demandé à Bruno Delaye de mettre fin aux émissions de la RTLM, il déclara que cela
n’était pas dans le mandat et qu’en tout cas, les forces françaises avaient été incapables de localiser
leurs émetteurs. 51
Human Rights Watch fait crédit aux affirmations de l’armée française selon lesquelles, après le 7
juillet, certains relais de cette radio auraient été détruits (voir plus loin). Vrai ou faux, cela n’empêche
pas la RTLM de continuer à émettre et de provoquer l’hystérie de l’exode.
Alain Juppé prétend également que la France n’avait pas de mandat pour faire taire la RTLM :
Le reproche a également été fait aux troupes françaises de n’avoir pas fait taire la Radio des
Mille Collines ; cette mission n’entrait pas dans le cadre de leur mandat mais dès que sa localisation,
d’ailleurs extérieure aux frontières du Rwanda, a pu être réalisée, il a été possible de mettre fin à ses
émissions. 52
On ne voit pas quand les troupes françaises ont mis fin aux émissions de la RTLM.
Quand ça l’arrangeait, la France a su étendre de manière quasiment unilatérale, sans aval explicite
du Conseil de sécurité, son mandat, par exemple pour créer la zone humanitaire sûre. L’affirmation de
Acte d’accusation, Procès des médias, TPIR, Ubutabera no 55.
Alain Frachon, Afsané Bassir Pour, Radio Mille Collines épargnée ?, Le Monde, 31 juillet - 1er août 1994, p. 3.
50 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity [106, Note 28]. http://francegenocidetutsi.org/
Rearming-1995.htm Traduction de l’auteur : Bruno Delaye, conseiller pour l’Afrique du président français, répondit à
HRW/Africa en juillet 1994 que la France voulait faire cesser ces émissions mais qu’elle était incapable de localiser les
émetteurs. (Interview, Paris, Juillet 1994). Human Rights Watch estime qu’il est totalement incroyable que les militaires
français, qui avaient un contrôle total sur la zone et des relations étroites avec les FAR, n’aient pas été en mesure de localiser
ces émetteurs.
51 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 798].
52 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 104].
48
49
1261
32.4. LES FRANÇAIS NE FONT PAS TAIRE LA RTLM
François Léotard contredit le rapport de fin de mission du général Lafourcade, qui se félicite de la liberté
d’action offerte par le cadre juridique de l’intervention :
Le cadre juridique de l’opération Turquoise (mandat ONU, chapitre VII) a contribué à la grande
liberté d’action du COMFORCE. [...]
Grâce à un cadre juridique favorisant la liberté d’action, une organisation du commandement
efficace, des moyens militaires adaptés, des personnels de grande qualité et une coopération parfaite
avec notre diplomatie, le COMFORCE a pu rempli sa mission dans d’excellentes conditions. 53
Selon Frédéric Fritscher, la RTLM aurait suivi le GIR à Cyangugu sous contrôle français. Le lieutenantcolonel Jacques Hogard se serait borné à demander son départ dimanche 17 juillet. 54
À la question de Bernard Lugan, « Pourquoi le journaliste du Monde a-t-il cité Radio mille collines
dans son article ? » le lieutenant-colonel Hogard répond :
« Je ne sais pas. Ce dont je suis certain, c’est de n’avoir jamais mentionné radio RTLMC ou “radio
Rwanda” avant le 17 juillet, n’ayant eu aucune information sur la présence éventuelle d’une de ces
radios auprès des membres du GIR présents à Cyangugu. Dans ce domaine, j’ai simplement signifié à
Théodore Sindikubwabo que nous n’autoriserions aucune manifestation directe ou indirecte (meeting
ou émission radio par exemple) de leur fait dans la ZHS.
Et ce n’est que le lendemain 17 juillet, que je réalise que j’ai été “joué”, des informateurs rwandais
nous annonçant qu’un appel en kinyarwanda vient d’être lancé sur les ondes pour inciter la population
hutu à suivre le GIR et à se lancer dans l’exil au Zaïre ! » 55
Lugan ajoute en note :
Entretien avec le colonel Hogard. Le 17 juillet, juste avant de quitter le Rwanda, les membres du
GIR lancent effectivement un appel radio. Sur quelle radio ? Radio Mille Collines ? Radio-Rwanda ?
Autre radio ? La lumière n’a jamais été faite à ce sujet. 56
Les militaires français avaient sans doute tout le matériel pour localiser un émetteur radio et ils avaient
vu défiler devant eux les véhicules des FAR accompagnant le GIR. D’ailleurs, le lieutenant-colonel Hogard
retrouve la mémoire dans son livre en 2005 et affirme que cet appel à l’exode fut lancé sur Radio Rwanda :
En définitive, le lendemain 17 juillet, l’ancien gouvernement obtempère et franchit la frontière,
non sans avoir lancé sur les ondes de Radio Rwanda, un appel en kinyarwanda aux populations Hutu
les incitant à fuir en masse le pays. C’est alors le signal d’un exode proprement hallucinant ! 57
Frédéric Fritscher a pourtant affirmé qu’il s’agissait de Radio Mille Collines ! Mais une survivante
tutsi, qui fut protégée par son mari hutu, confirme que Radio Rwanda suivait le président intérimaire
Sindikubwabo et que les Français ont voulu la faire taire :
R : Sindikubwabo et les autres sont venus, ont été hébergés à l’ORINFOR, puis les Français sont
venus et leur ont demandé de déplacer leur radio.
Q : La RTLM ?
R : Non. Radio Rwanda. Elle était installée là-bas au bureau de l’ORINFOR. Alors les Français
ont demandé au ministre de l’information de l’époque...
Q : Niyitegeka Eliezer ?
R : Oui. Alors les Français ont dit : « Enlevez votre radio d’ici, vous voyez bien que là où vous
arrivez avec, vous émettez et dites où vous vous trouvez et cela fait que le FPR vient vous y chercher.
Éloignez cette radio, cachez-la, qu’elle reste invisible ». Et c’est aussi cela qui nous a montré que
les Français coopéraient avec le gouvernement intérimaire. « Arrêtez d’émettre avec cette radio et
enlevez-la d’ici, nous ne voulons plus l’entendre émettre », lui ont-ils dit. Moi j’habite tout près de
l’ORINFOR. Alors, le ministre de l’information s’est fâché et est allé dire à Sindikubwbo dans sa
résidence : « Tu sais, ces blancs nous interdisent d’émettre avec notre radio ». Tout de suite après,
nous avons vu les Français venir, ils ont emmené tous les policiers et les employés venus à ce lieu
où était installée la radio et ils les ont conduits au camp militaire. Puis, tous ces soldats français
53 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 395]. http://francegenocidetutsi.org/
LafourcadeRapportTurquoise.pdf#page=4
54 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3. Il semble qu’il s’agisse non
pas de RTLM mais de Radio Rwanda. Voir section 27.3 page 1067.
55 B. Lugan [131, p. 251].
56 Ibidem.
57 J. Hogard [104, p. 97].
1262
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
semblèrent converger chez Sindikubwabo. Tu voyais tous ces supérieurs militaires français circuler
à gauche à droite en compagnie du préfet et des autres autorités. Et à nous les citoyens, ils ne
s’approchaient pas de nous pour nous aider en quoi que ce soit. [...]
Q : Et là, tout de suite, les Français ont fait taire la radio ?
R : La radio ils ne l’ont pas fait taire, eux ils l’ont amenée dans le camp militaire et c’est de là
qu’elle a continué ses émissions. Mais elle n’a pas émis longtemps car je me rappelle que les Français...
À l’ORINFOR, il y avait un employé de l’ORINFOR qui habitait là-bas avant la guerre et c’est lui
qui suivait toutes ces choses et nous les rapportaient. Il nous disait : « Les Français ont interdit à la
radio Rwanda d’émettre à partir de l’ORINFOR et ils ont alors choisi d’aller l’installer au Congo ».
Il nous disait que dans un instant, ils feront passer un communiqué à la radio pour demander à la
population de s’enfuir toute au Congo.
Alors, vers 16 heures ce jour-là, le ministre de l’information, a pris la parole et a dit que tous les
Rwandais sans exception étaient invités à quitter Cyangugu, que pas un seul ne devait rester, car les
Français, en complicité avec le FPR les empêchaient de s’exprimer dans leur pays, qu’en conséquence
le gouvernement avait opté pour l’exil de la population et que personne ne devait rester.
Q : Ça tu l’as entendu ?
R : Ça, je l’ai très bien entendu, de mes propres oreilles. Et personne n’est resté. 58
32.5
Une radio burundaise appelant à la haine ethnique émet
depuis la ZHS
Une radio burundaise émet depuis Bugarama en zone de sécurité en juillet :
A présent c’est également du Rwanda, ironiquement de la « Zone humanitaire » instaurée par
l’armée française, que viennent les appels haineux à la « vengeance » : depuis Bugarama, Radio
Rutemangingo – « celui qui coupe aux articulations » – appelle la majorité hutue au Burundi à « en
finir une fois pour toute avec l’oppresseur tutsi ». 59
Me Éric Gillet rappelle que la FIDH a demandé en vain aux autorités françaises de faire taire cette
radio :
M. Éric Gillet a alors demandé pourquoi les États n’avaient pas fait taire la radio RTLM. Il a
souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi, conçue sur le même modèle, avait été localisée
à l’intérieur de la zone Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités
françaises, il ait été impossible d’obtenir que soit entreprise la moindre action pour faire cesser les
émissions de cette radio. 60
La transcription par Médecins sans frontières des propos de Me Gillet lors de son audition explicite
la raison invoquée par les autorités françaises :
Au Burundi, on a eu à l’été 1994 à peu près la même chose avec la radio Rutomorangingo qui
émettait depuis la zone Turquoise. La FIDH a pris contact avec l’Élysée qui a refusé de démanteler
cette radio en prétextant qu’elle était mobile et ne pouvait être localisée. Pourtant, l’armée française
disposait des moyens matériels pour la localiser et la démanteler. 61
Colette Braeckman fait également relation de la demande faite par le président burundais de neutraliser
cette radio qui fut éludée par Bruno Delaye :
La fin de l’opération Turquoise a d’ailleurs correspondu à une multiplication de provocations
au Burundi [...] En outre, une radio comparable à la sinistre Radio des Mille Collines, RadioRutomorangingo, commença à émettre, appelant les Hutus à la mobilisation et au massacre, répétant
le slogan : « Coupez aux articulations ! ». Cette nouvelle « radio-haine » commença ses émissions
sur la fréquence 104,7 Mhz, au sommet d’une montagne située dans le secteur de Nzahaha, dans
la commune de Bugarama, dans la préfecture de Cyangugu, au milieu donc de la zone humanitaire
française. Le président du Burundi communiqua la localisation exacte de cette radio-pirate à Bruno
Delhaye [Delaye], en demandant que les forces françaises veillent à réduire au silence cet émetteur
Interview de NN par Cécile Grenier, Bugarama, 2003.
Stephen Smith, Le Burundi, de nouveau prêt à exploser, Libération, 12 juillet 1994, p. 4.
60 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 58].
61 Audition de Me Gillet à la Mission d’information parlementaire le 31 mars 1998. Transcription de Médecins sans
frontières [157].
58
59
1263
32.6. LA RTLM APPELLE LES HUTU À L’EXODE EN JUILLET
qui risquait de déstabiliser son pays. L’ambassadeur de France à Bujumbura transmit officiellement
la même requête le 7 juillet. Cela n’empêcha pas le conseiller à l’Élysée de répondre le 25 juillet, au
président de la Fédération internationale des droits de l’homme, que « d’après les responsables de
“Turquoise”, cette radio émet du territoire burundais et non de la “zone humanitaire sûre” rwandaise
comme nous l’avions cru un moment. L’aurait-elle fait que nous aurions pris les dispositions nécessaires dans le cadre du mandat confié par les Nations unies pour en faire cesser les émissions dans la
zone humanitaire sûre. » 62
Notons que Bruno Delaye estime, dans sa réponse à la FIDH, que la France était autorisée par le
mandat de l’ONU à faire cesser ces émissions.
La demande du Burundi de neutraliser cette radio est notée par le Quai d’Orsay le 8 juillet :
- D’autre part, le Président burundais par intérim demande officiellement la neutralisation de la
radio pirate du Palepihutu [Palipehutu] installée près de Bugarama. 63
Un émetteur de la RTLM-Radio Rwanda se trouve à quelque 20 km de Bugarama au mont Karengera.
On ne trouve aucune information donnant à penser qu’il aurait été réduit au silence par la force Turquoise.
Le rapport de la Mission d’information indique à propos d’une radio au nom un peu différent mais
qui se révèle être la même radio :
- Radio Antomorangingo (la voix de la démocratie), radio extrémiste, est repérée le 10 juillet par
les CRAP du 2e REP dans une cimenterie près de Bugarama. 64
Elle s’exfiltre à Mushaka, au sud-est de Gishoma. 65 Une action de surveillance est proposée au
COMFORCE, jusqu’à l’arrivée des moyens de brouillage.
Le 18 juillet, elle s’exfiltre vers le Zaïre, où elle n’est plus captée. 66
On notera qu’il s’agit bien de la même radio qui émet depuis Bugarama. Les CRAP du 2e REP se
gardent bien de la faire taire. La cimenterie près de Bugarama est la CIMERWA où sévit la milice de
John Yusuf Munyakazi. 67
32.6
La RTLM appelle les Hutu à l’exode en juillet
M. René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, dans
son 2e rapport sur son enquête au Rwanda du 29 au 31 juillet, constate que la RTLM a incité les gens à
s’enfuir au Zaïre. 68 Alors qu’on lui apprend que les militaires français l’ont neutralisée, il constate qu’elle
émettait toujours le 1er août :
L’opinion publique s’est réjouie un moment de ce que la “radio qui tue” ait cessé d’émettre. Il a
même été rapporté que les militaires français l’avaient neutralisée. Mais il n’en est rien, car pas plus
tard que le lundi 1er août 1994, la presse internationale déplorait encore son existence et la campagne
par elle orchestrée. 69
Un appel à l’exode est lancé par le GIR depuis Cyangugu, le 17 juillet, sur les ondes de la RTLM ou
de Radio Rwanda en présence des troupes françaises. 70
32.7
La RTLM émet encore après la chute de Kigali
Le rapport de la Mission d’information parlementaire à propos de l’arrêt des appels à la haine des
radios, lors de l’opération « Turquoise », est particulièrement bâclé et contradictoire. Il reflète la confusion
des responsables civils et militaires sur la question.
Colette Braeckman [44, p. 279]. En novembre 1994 cette radio reprend ses émissions depuis le Zaïre.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 449]. http://francegenocidetutsi.org/
MinAffEtDAM8juillet1994.pdf
64 Bugarama est à 20 km au sud-est de Cyangugu.
65 Entre Gishoma et Bugarama.
66 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 330].
67 Voir section 30.2.2 page 1211.
68 Voir section 31.1 page 1242.
69 ONU, A/49/508, S/1994/1157, E/CN.4/1995/12, Annexe II, section 19-21, p. 25. http://francegenocidetutsi.org/
94s1157.pdf#page=25
70 Voir section 27.3 page 1067.
62
63
1264
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
La Mission attribue la direction de la radio à Georges Ruggiu « que la France n’a pas évacué »,
souligne-t-elle, pour masquer que c’est Ferdinand Nahimana, évacué, lui, par l’ambassade de France, qui
est le principal fondateur, le directeur et inspirateur de cette radio 71 qui diffuse les appels au meurtre
puis à l’exode. Elle prétend que cette radio n’a plus émis après le 5 juillet :
- La Radio libre des Mille Collines (RTLMC), connue pour ses appels à l’extermination sous la
direction de M. Georges Ruggiu, jugé actuellement à Arusha et que la France n’a pas évacué, a cessé
d’émettre à la veille de la chute de Kigali les 1er et 2 juillet, pour reprendre le 3 et s’interrompre le 4
et le 5 juillet.
Cette radio était capable d’émettre avec un système de relais mobiles dans la région de Gisenyi.
Ses émissions semblent avoir été relayées par Radio Rwanda, qui en rediffusait une partie. Après la
chute de Gisenyi, elle aurait émis une fois à partir du Mont Karongi au sud de Kibuye. Une mission
du COS sur le site, le 19 juillet, a permis de constater que plus personne n’y travaillait, même s’il
était resté en état.
Le 7 juillet, une étude a été menée par le Bureau de renseignement du PCIAT pour brouiller cette
radio. Le Chef d’état-major des Armées en a été saisi personnellement par le COMFORCE, qui a
décidé de déployer des moyens d’écoute et de localisation. Certains relais de cette radio itinérante ont
été détruits.[...]
Sur la question de savoir s’il était possible techniquement de procéder plus tôt au brouillage des
émissions, la Mission ne dispose pas d’éléments techniques suffisants pour apprécier la justesse des
critiques émises par ceux qui ont considéré qu’il était possible d’intervenir plus rapidement.
Le Général Raymond Germanos a simplement fait valoir qu’il était extrêmement compliqué en
dix jours de situer une radio dans un pays baptisé, à juste titre, des « Mille Collines », compte tenu
de la technique de la goniométrie, mais qu’au bout de quinze jours, entre la chute de Kigali et le 19
juillet, ces radios n’avaient pas émis. 72
Le rapport de la mission laisse entendre que la RTLM n’a plus émis à partir du 5 juillet. 73 Mais nos
militaires étudient comment la brouiller le 7, et, en outre, une note du Quai d’Orsay en date du 5 juillet
relate une demande de l’ambassadeur Gérard de traduction des émissions :
Radio des Mille Collines
Yannick Gérard demande à juste titre, d’être informé du contenu des émissions (en kinyarwanda)
de la radio des Mille Collines. Les services pourraient être invités à écouter cette radio. 74
Une note du Quai d’Orsay en date du 8 juillet annonce que les émissions de radio hostiles à la MINUAR
ont cessé :
- Les émissions de radio hostiles à la MINUAR et au Général Dallaire ont cessé. 75
C’est bien la preuve que la RTLM continue d’émettre le 7 juillet et que des Français la captent.
Notons que des responsables français ont demandé le 7 juillet à Ferdinand Nahimana de faire cesser ce
genre d’attaques à la radio. 76
Dimanche 10 juillet, Valérie Bemeriki informe l’AFP que Radio RTLM émet désormais depuis Gisenyi. 77 Une note du Quai d’Orsay en date du 15 juillet envisage de neutraliser la RTLM et la radio du
Palipehutu :
71 Jean-Christophe Belliard affirme plus haut (voir section 32.4 page 1260) que M. Ferdinand Nahimana est le directeur
de la Radio des Mille Collines. Le rédacteur en chef est Gaspard Gahigi. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide
[61, p. 70].
72 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 329].
73 La « chute » de Kigali est du 4 juillet.
74 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, Paris, 5 juillet 1994, A/S : Rwanda :
Réunion du 5 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 440]. http://
francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAMreunion5juillet1994.pdf#page=2
75 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1882/DAM, Paris, 8 juillet 1994,
A/S : Rwanda : Réunion du 8 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 449].
http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM8juillet1994.pdf
76 Voir section 32.4 page 1260. Il est possible que ce soit Jean-Christophe Belliard qui ait été chargé de recevoir Nahimana
pour entendre ses doléances et lui faire en retour cette demande.
77 Rwanda combats - Radio Mille collines émet depuis Gisenyi, AFP, Gisenyi, 10 juillet 1994. http://
francegenocidetutsi.org/RTLMBemerikiGisenyi10juil1994.pdf
1265
32.8. LES FRANÇAIS NE FONT PAS TAIRE RADIO RWANDA
V - RADIOS Il est envisagé de donner suite aux demandes qui nous sont présentées de neutralisation de la radio des Mille Collines, d’une part, et de celle du Palipehutu, d’autre part. 78
Bernard Kouchner déclare fin juillet : « Bien sûr, il faut faire taire la Radio des Mille Collines, mais
ce n’est pas le seul problème. » 79
D’après l’acte d’accusation contre Nahimana, la RTLM s’est tue le 3 juillet, mais reprend ses émissions
vers le 10 grâce à un émetteur mobile :
La RTLM cessera d’émettre le 3 juillet 1994 80 mais reprendra une semaine plus tard grâce à un
émetteur mobile. Le 14 et le 15 juillet, la radio exhorte les Hutus à s’enfuir vers le Zaïre, entraînant des
millions de personnes dans les camps de réfugiés. Le 19 juillet, l’organisation humanitaire française
Action internationale contre la faim déclare que la radio a provoqué une hystérie générale parmi la
population. Même son de cloche de la part de l’organisation américaine Human Rights Watch. Des
demandes de fermeture ou de brouillage de la RTLM ont été réclamées, mais en vain. Le général
Dallaire déclare que « s’il avait été équipé en système de brouillage adéquat, beaucoup de vies auraient
pu être sauvées au Rwanda ». 81
Philippe Biberson, président de Médecins sans frontières, écrit le 15 juillet que la RTLM continue
d’émettre dans la zone Turquoise :
A ce jour, la partie du territoire non conquise par le FPR reste sous contrôle du gouvernement
intérimaire autoproclamé et des milices hutues. Dans cette zone, les « modalités du génocide » sont
toujours en œuvre : la population reste soumise au contrôle permanent des milices, Radio Mille
Collines n’en finit pas de déverser ses messages de haine ; discrimination ethnique et déplacements de
population se poursuivent. A l’exception des quelques groupes de personnes qui ont pu être évacués,
le reste de la population, augmentée de récents afflux, continue de subir la terreur permanente qui
force les uns à se terrer, les autres à fuir dans un total dénuement. 82
Vers le 25 juillet, la radio RTLM émet depuis le Zaïre et les Français ne l’ont pas fait taire :
Aujourd’hui encore, sans être inquiétés, les ministres de l’ancien gouvernement rwandais se partagent entre les hôtels de Bukavu et de Kinshasa et jusqu’à ce week-end, la radio des Mille Collines
émettait depuis le territoire zaïrois. Plus pour longtemps : les Américains, plus motivés sur ce point
que les Français, ont amené avec eux du matériel de brouillage afin de faire taire la « radio qui tue ». 83
Selon le général Dallaire, la radio RTLM émet encore le 1er août en direction des camps. 84
32.8
Les Français ne font pas taire Radio Rwanda
Pour la Mission d’information parlementaire, Radio Rwanda « n’appelle pas aux exactions », donc n’a
pas appelé au génocide :
Trois radios extrémistes hutues sévissent au Rwanda au mois de juillet 1994.
- Radio Rwanda n’appelle pas aux exactions, mais son message se radicalise lorsqu’elle se déplace
à Gisenyi après la chute de Kigali, le 4 juillet. Ses émissions ont été parfois confondues avec celles
de la RTLM. Elle s’exfiltre avant la chute de Gisenyi, à Cyangugu, d’où elle envoie le 16 juillet un
message très critique à l’encontre de la France à propos de sa position à l’égard du Gouvernement
intérimaire. Le 17 juillet, après un contact direct avec les forces françaises du groupement sud, elle
tempère son discours, invitant toutefois la population, sur laquelle elle exerce une forte influence, à
suivre le Gouvernement intérimaire dans son exil au Zaïre. 85
78 Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1963/DAM, Paris, 15 juillet
1994, A/S : Rwanda. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 458]. http://
francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAMno1963-15juillet1994.pdf#page=3
79 Bernard Kouchner propose la création de « relais humanitaires », Le Monde, 24 juillet 1994, p. 3.
80 Selon Monique Mas, la RTLM se replie sur Gisenyi le 3 juillet. Cf. M. Mas [139, p. 447].
81 Acte d’accusation, Procès des médias, TPIR, Ubutabera no 55.
82 Philippe Biberson, Rwanda : le piège « humanitaire », Figaro, 15 juillet 1994, p. 2.
83 Colette Braeckman, La première épreuve de Kengo wa Dondo, Le Soir, 25 juillet 1994.
84 R. Dallaire [72, p. 564].
85 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 329].
1266
32. PAS DE NEUTRALISATION DES RADIOS DE LA HAINE
Le rapporteur de la Mission d’information nie ainsi les faits 86 et les constatations du rapporteur
spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui. Radio Rwanda est la radio
du GIR, elle est donc respectable, puisque la France a soutenu le GIR jusqu’au bout et le rapporteur de la
Mission d’information parlementaire, 4 ans après, entérine ce jugement. Radio Rwanda n’est contestable
que lorsqu’elle critique la France. Les militaires français lui demandent de « tempérer » son discours mais
ne la font pas taire. Ses appels à la fuite au Zaïre sont tolérés.
Notons cependant une réaction émanant du Quai d’Orsay, le 18 juillet, contre Radio Rwanda qui s’en
prend à la MINUAR :
Radio Rwanda a recommencé à émettre, semble-t-il à partir de Goma. Elle dénonce en particulier
la collusion entre le FPR et la MINUAR. Il est urgent de la faire taire. 87
Nous ne voyons pas trace d’une intervention des forces françaises, qui contrôlent Goma, pour neutraliser cet émetteur.
Dans son télégramme du 10 juillet, 88 l’ambassadeur Gérard ne fait pas de distinction entre Radio
Rwanda et la RTLM à propos des appels au meurtre. Il entend parfaitement les deux radios depuis
Goma.
Un appel à l’exode est lancé par le GIR depuis Cyangugu sur les ondes de Radio Rwanda d’après le
lieutenant-colonel Hogard. 89 Le témoin NN précise plus haut que, contrairement à ce qu’a écrit Frédéric
Fritscher dans Le Monde, ce n’est pas la RTLM qui a suivi le président intérimaire Sindikubwabo à
Cyangugu, mais Radio Rwanda, et que les autorités militaires françaises ont voulu l’empêcher d’émettre
mais qu’elle a néammoins lancé un appel à l’exode au Zaïre. 90
La Mission d’information parlementaire reporte sur l’ONU la faute de ne pas avoir neutralisé les radios
du génocide :
La mise en place d’une radio MINUAR en février 1995 qui, de l’avis général a beaucoup contribué
à l’apaisement des esprits par des nouvelles impartiales et objectives, montre, a contrario, les dangers
qu’il y a eu à laisser les Rwandais sous l’influence d’une information partiale et agressive. Une action
de surveillance ou de brouillage des émissions de RTLMC aurait dû être envisagée. 91
J.-P. Chrétien (dir.), les médias du génocide [61, p. 297].
Ministère des Affaires étrangères, Direction des Affaires africaines et malgaches, No 1981/DAM, Paris, 18 juillet 1994,
A/S : Rwanda - Réunion du 18 juillet. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 460].
http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM18juillet1994.pdf
88 TD Kigali, 10 juillet 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, p. 417]. http://
francegenocidetutsi.org/GerardPointSituation10juillet1994.pdf
89 Voir section 27.3 page 1067.
90 Voir section 32.4 page 1258.
91 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 357].
86
87
1267
Chapitre 33
L’enquête bâclée sur les massacres
33.1
La France promet de communiquer toutes ses informations
sur les massacres
Les dirigeants français ont, à plusieurs occasions, dit qu’ils transmettraient à l’ONU les résultats de
leur enquête sur les massacres. Ainsi Alain Juppé :
Lors du déclenchement de Turquoise, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, avait justifié
l’intervention en assurant que nos soldats recueilleraient, « au fur et à mesure qu’ils circuleraient
dans leur zone d’intervention, des témoignages sur les massacres » qui permettraient à la France
« d’apporter sa contribution aux instances internationales chargées d’établir la vérité ». 1
Edouard Balladur s’engage, devant le Conseil de sécurité le 11 juillet, à communiquer à la Commission
d’enquête de l’ONU toutes les informations que la France aura pu recueillir :
La France a été coauteur de la résolution 935 (1994) du Conseil de Sécurité qui a créé une commission d’enquête sur les massacres au Rwanda. Elle tiendra à la disposition de cette commission toutes
les informations qu’elle aura pu recueillir. Les auteurs des massacres devront assumer la responsabilité
de leurs actes devant la communauté internationale. 2
Selon le colonel André Schill, chef de la cellule affaires humanitaires Turquoise, des rapports ont été
transmis à l’ONU. 3
33.2
Où sont les enquêteurs ?
Compte tenu de ces promesses, compte tenu qu’il y a un génocide, la France doit envoyer des enquêteurs
sur le terrain. Ces enquêteurs devraient être des officiers de police judiciaire et des juges. On n’en voit
pas trace. L’enquête judiciaire n’a pas été prévue. En revanche, sous le vocable flou d’humanitaire, on
trouve de nombreuses personnes. Sur le terrain, il semble qu’il n’y ait eu que des troupes opérationnelles.
33.3
Les informations transmises à l’ONU sont sans intérêt
Le représentant permanent de la France à l’ONU transmet au Secrétaire général trois compte rendus
de l’opération Turquoise. 4 D’autres rapports ont-ils été transmis ? Les documents que la France aurait
transmis à la commission d’enquête sont sans intérêt :
Quatre ans plus tard, quand nous cherchons à mesurer la contribution française à la recherche de
la vérité, voici ce que nous répondra le bureau du procureur du tribunal d’Arusha, en charge de juger
1
2
3
4
Patrick de Saint-Exupéry [188, p. 175].
Conseil de sécurité, S/PV.3402, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/spv3402-1994.pdf#page=4
Audition du colonel André Schill Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 220].
S/1994/795 du 5 juillet, S/1994/933 du 4 août, S/1994/1100 du 27 septembre.
1269
33.3. LES INFORMATIONS TRANSMISES À L’ONU SONT SANS INTÉRÊT
le génocide : « Les autorités françaises ne nous ont fait parvenir à ce jour que de vagues synthèses
sans intérêt. » 5
La seule trace des informations transmises par la France à l’ONU sont des chiffres concernant les
personnes évacuées 6 et les exactions suivantes :
Témoignages de membres du clergé recueillis par des soldats de l’ “opération Turquoise” – 30
prêtres du diocèse de Nyundo ont été assassinés ;
– Des massacres ont été commis à Birambo sur ordre du bourgmestre de Bwakira et du sous-préfet
de Birambo et les corps ont été jetés dans des fosses communes. 7
La France ne semble pas avoir fait un travail sérieux d’identification des auteurs des massacres.
Le deuxième compte rendu du 4 août de l’opération Turquoise transmis au Secrétaire général de
l’ONU déclare dans sa rubrique « Droits de l’homme » :
Des exactions ont été relevées dans la ZHS, malgré l’apaisement relatif [...]
Toutes ces informations, collectées sur le terrain, sont en cours de recensement à la cellule humanitaire de Goma en vue de leur transmission prochaine à la Commission d’experts créée par la
résolution 935 du Conseil de sécurité [...] 8
Le compte rendu final de Turquoise n’aborde pas cette question. 9
Cependant, la Mission d’information parlementaire publie quelques fiches d’information sur les exactions. 10 Le tableau « Exactions en zone Turquoise » sur les massacres qui auraient été perpétrés par les
milices hutu est particulièrement bâclé. 11
Le massacre de Murambi près de Gikongoro n’est pas répertorié alors que les Français y étaient en
juillet et ont établi un camp pour des survivants tutsi dans l’école technique où ont eu lieu les massacres. 12
Un témoin rapporte que les Français ont caché les fosses communes et qu’ils jouaient au volley-ball à
proximité. 13
Le massacre de Bisesero est indiqué mais aucun responsable n’est cité en dehors de « milices » alors
que les survivants ont dénoncé aux Français les organisateurs, le préfet Kayishema en particulier. Ils
savent aussi que des armes de guerre ont été utilisées. Les FAR sont aussi impliquées mais leur rôle est
passé sous silence. De même, la date du 9 juin est fausse, les massacres ont commencé en avril.
L’adjudant-chef Thierry Prungnaud, membre du GIGN, a participé au sauvetage des survivants tutsi
à Bisesero le 30 juin 1994. Il déclare en 2005 qu’il a fourni des noms d’auteurs de massacres mais qu’au
ministère de la Défense, on lui a dit de se taire :
A votre retour à Paris, vous avez été appelé à témoigner au Tribunal pénal international...
Oui, j’ai été convoqué au ministère de la Défense en tant que patron du dispositif du GIGN
sur place. J’ai fourni des noms de notables, des bourgmestres, des préfets, qui avaient organisé des
massacres. On m’a dit : « Vous ne dites rien, vous oubliez. » J’ai des noms de gens qui ont fait des
massacres et on me dit de fermer ma gueule ! 14
Musema, directeur de l’usine à thé de Gisovu et un des organisateurs des massacres de Bisesero,
n’est pas indiqué. Pourtant des survivants l’ont dénoncé auprès des Français. Certes, il loge des troupes
françaises à Gisovu.
Patrick de Saint-Exupéry, ibidem.
1 325 personnes au 4 juillet, S/1994/795, p. 7 http://francegenocidetutsi.org/S1994-795.pdf#page=7 ; 2 814
personnes au 25 juillet, S/1994/933, p. 9 http://francegenocidetutsi.org/S1994-933.pdf#page=9 ; 3 500 personnes en
fin de Turquoise, S/1994/1100, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/S1994-1100.pdf#page=5
7 Rapport de la commission d’experts, S/1994/1405, section 74, p. 17. http://francegenocidetutsi.org/sg-1994-1405.
pdf#page=17
8 ONU, S/1994/933. http://francegenocidetutsi.org/S1994-933.pdf
9 Jean-Bernard Mérimée, Rapport final de l’opération "Turquoise" autorisée par la résolution 929 (1994) du Conseil de
sécurité, 27 septembre 1994. Cf. ONU, S/1994/1100 du 27 septembre 1994. http://francegenocidetutsi.org/S1994-1100.
pdf
10 Exactions en zone Turquoise, 15/09/1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 489]. http://francegenocidetutsi.org/ExactionsTurquoise15septembre1994.pdf
11 Le nom des feuilles de calcul utilisées pour ce tableau est commenté section 3.7.5 page 168.
12 Michel Bührer [50, pp. 20, 46].
13 Voir section 30.5.2 page 1226.
14 « Nous avons donné à manger aux tueurs », Le Point, 28 mars 2005.
5
6
1270
33. L’ENQUÊTE BÂCLÉE SUR LES MASSACRES
Les massacres de l’église de Mubuga (Kibuye), Mugonero (Kibuye), du stade de Cyangugu, les charniers découverts près de Cyangugu par les patrouilles du colonel Didier Tauzin alias Thibaut, dont l’un
faisait vingt mètres de long sur trente de large, 15 sont passés sous silence.
Le chef milicien Jean-Baptiste Twagirayezu n’est pas indiqué. Il a servi de guide à la reconnaissance
à Bisesero du lieutenant-colonel Duval, alias Diego, le 27 juin à Bisesero et a été dénoncé comme chef
milicien par un survivant. 16
Le massacre de Shangi est indiqué.
Les massacres de Kirambo organisés par le bourgmestre Mathias Mayira sont passés sous silence.
Pourtant, le commando Trepel a stationné là pour protéger un camp de réfugiés hutu.
Le massacre de la paroisse de Mibilizi n’est pas indiqué.
Le massacre de l’église de Cyanika (Gikongoro) le 21 avril, n’est pas indiqué alors que les commandos
de marine ont gardé le camp de réfugiés installé sur les lieux du massacre. 17
La victime unique répertoriée à la ligne Gikongoro fait sourire.
La 3e compagnie de la 13e DBLE a constaté le massacre de la paroisse de Nyamasheke : 18
Et devant l’église de Nyamasheke, où ont été massacrés plus de 800 Tutsis, l’adjudant Rosso,
croate et frère du chef d’état-major de l’armée bosniaque, fait distribuer vivres et vêtements par ses
légionnaires. 19
Ce massacre n’est pas rapporté dans ce tableau. Nous voyons par ailleurs que les militaires français
coopèrent avec le sous préfet Gérard Terebura, l’un des organisateurs du massacre de la paroisse de
Nyamasheke 20 et avec Mathias Mayira, bourgmestre de Kirambo.
33.4
Bilan de l’opération Turquoise
Mis à part le discours officiel, selon lequel la France a mis un terme au génocide, a sauvé les Tutsi,
a été le seul pays à avoir le courage d’intervenir, la communauté internationale la remercie, les avis sur
l’opération Turquoise sont extrêmement critiques.
Selon Médecins sans frontières, en quittant le Rwanda, les troupes françaises de Turquoise laissent
derrière elles le chaos :
Pour Médecins sans frontières, les forces françaises se retirent en laissant derrière elle : « un
chaos ». « Si elle a permis un mois et demi de répit, l’opération française arrive au terme de son
mandat sans qu’aucun progrès n’ait été accompli dans la zone humanitaire, véritable sanctuaire dans
lequel se poursuivent les violences des miliciens et la propagande des Forces armées rwandaises ». [...]
De son côté, Médecins du Monde déplore que les Français quittent le Rwanda en laissant des
« FAR [Forces armées rwandaises – de l’ancien régime] réarmées et agressives ». 21
Le colonel Martin-Berne, chef du bureau instruction, formation et droit de la guerre, à l’état-major
de la Force d’action rapide (FAR), ne comprend pas pourquoi l’armée française n’a pas été envoyée plus
tôt pour mettre un terme au génocide et soupçonne une intention cachée du pouvoir politique :
À l’état-major de la FAR, le colonel Martin-Berne comprend la supercherie de l’opération. « Turquoise est un échec, dit-il, parce qu’on n’a pas sauvé les Tutsi. L’attitude de Mitterrand est très
ambiguë, car il envoie une troupe en sachant qu’il ne pourra pas sauver les Hutu, ni les Tutsi. Nous
sommes arrivés trop tard. À quoi sert d’avoir l’ONU et le droit international humanitaire ? Je me suis
dit : Il y a quelque chose en dessous et je ne sais pas quoi. Voulait-on faire massacrer tous les Tutsi ?
Voulait-on que les Hutu restent en place ? Même après l’opération, on ne pouvait pas en parler, on
me disait : “Tu poses trop de problèmes.” Je pense que nous avons été manipulés par le pouvoir
politique. Tout le monde savait, fin avril, que c’était un génocide. Mais le nom n’est pas prononcé.
15 Les soldats français découvrent des fosses communes, Le Monde, 26 juin 1994, p. 3 ; François Luizet, Cris et murmures
à Kibuye, Le Figaro, 27 juin 1994.
16 Voir section 29.7.4 page 1118.
17 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
18 La paroisse de Nyamasheke est au bord du lac Kivu près de Kirambo.
19 Éric Micheletti, Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101, p. 20. Il s’agit de Ante Roso,
ancien légionnaire devenu chef d’état-major de l’armée croate en Bosnie-Herzégovine en 1993.
20 Voir section 26.11 page 993.
21 Corine Lesnes, Les organisations humanitaires se montrent réservées, Le Monde, 21 août 1994, p. 4.
1271
33.4. BILAN DE L’OPÉRATION TURQUOISE
En 48 heures, la FAR peut se déployer. Pourquoi a-t-on attendu la fin du mois de juin ? Le pouvoir
politique a caché quelque chose et n’a pas voulu le dire. » 22
22
Entretien 5 décembre 2005 et 9 février 2006. Cf. G. Périès, D. Servenay [179, p. 322].
1272
Chapitre 34
Peut-on poursuivre des dirigeants
français de 1994 pour génocide au
Rwanda ?
Les crimes commis par la France lors des conquêtes et des répressions coloniales n’ont presque jamais
fait l’objet de procédures judiciaires. 1 Il y a eu pourtant des débats et des commissions d’enquête. 2 Toute
velléité de mise en cause des actes de la France a achoppé sur ce non-dit que les Droits de l’homme ne
s’appliquent pas outre-mer.
Après 1945, les crimes commis lors des guerres coloniales sont amnistiés. Ceux qui déposent plainte
en s’appuyant sur la définition des crimes faite par le Tribunal de Nuremberg se voient opposer la jurisprudence de la Cour de cassation restreignant la portée de la charte du Tribunal militaire international
de Nuremberg aux crimes survenus en relation avec les puissances de l’Axe durant la Seconde guerre
mondiale (arrêt Boudarel).
En revanche, cela n’empêche pas le Parlement français de reconnaître le génocide arménien de 1915,
ce qui est heureux, mais témoigne d’une fâcheuse tendance à battre sa coulpe sur la poitrine des autres,
en l’occurrence en oubliant le million de morts que coûta la conquête de l’Algérie, dépendance turque,
sans compter ce qui s’ensuivit.
L’incrimination de génocide et de crime contre l’humanité n’existe dans notre droit que depuis le 1er
mars 1994, date de l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal. En vertu du principe de non-rétroactivité
des lois, seuls des actes commis après cette date peuvent être poursuivis sur ces chefs d’incrimination.
34.1
Le crime de génocide dans le nouveau Code pénal de mars
1994
Alors que la France a ratifié le 14 octobre 1950 la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide, 3 adoptée par l’assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1948, et entrée en vigueur
le 12 janvier 1951, ce n’est qu’en 1994 que la répression du crime de génocide est intégrée dans son droit
interne.
Le nouveau Code pénal, en vigueur depuis le 1er mars 1994, définit le crime de génocide en son article
211-1 :
1 Certes, des mises en cause individuelles ont été faites, comme dans l’affaire Gaud et Toqué, mais les peines infligées
aux Français mis en cause en août 1905 furent bégnines.
2 Le 7 décembre 1900, la Chambre des députés rejette une demande de Commission d’enquête sur les exactions de la
colonne Voulet-Chanoine. En 1905, une enquête est confiée à Pierre Savorgnan de Brazza sur les exactions des sociétés
concessionnaires dans le Haut-Chari. En 1945, les enquêtes du général Tubert et du commissaire Berge sur la répression de
l’insurrection de Sétif et Guelma le 8 mai 1945 en Algérie sont interrompues.
3 Elle l’a signée le 11 décembre 1948 et ratifiée le 14 octobre 1950.
1273
34.2. LA COMPLICITÉ DE GÉNOCIDE
Constitue un génocide le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou
partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout
autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un
des actes suivants :
— atteinte volontaire à la vie ;
— atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
— soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du
groupe ;
— mesures visant à entraver les naissances ;
— transfert forcé d’enfants.
Le génocide est puni de la réclusion à perpétuité. [...]
et dans l’article 213-5 : «L’action publique relative aux crimes prévus par le présent titre, ainsi que
les peines prononcées, sont imprescriptibles. »
L’article 211-1 du Code pénal diffère de l’article II de la Convention de l’ONU de 1948 par le fait
que la destruction totale ou partielle d’un groupe doit être faite « en exécution d’un plan concerté ». La
Convention de l’ONU ne parle que de « l’intention de détruire ». La formulation du Code pénal explicite
la planification du crime (il doit y avoir un plan) et l’entente de plusieurs personnes pour le commettre
(le plan doit être concerté).
34.2
La complicité de génocide
Le Code pénal français définit la complicité en son article 121-7 :
« Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité
la préparation ou la consommation.
Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de
pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre. »
Le Code pénal Litec 4 note en commentaire : 1) Tous les crimes et délits sont en principe susceptibles
de complicité (Crim. 27 nov 1952. Bull. crim. n. 283) ;
Le nouveau Code pénal français dispose dans son article 212-3 : « La participation à un groupement
formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels,
de l’un des crimes définis par les articles 211-1, 212-1 et 212-2 est punie de la réclusion criminelle à
perpétuité. »
La complicité de génocide est visée explicitement à l’article 3 du statut du Tribunal pénal international
sur le Rwanda. 5
Cet article 3 énonce : « Seront punis les actes suivants :
— le génocide ;
— l’entente en vue de commettre le génocide ;
— l’incitation directe et publique à commettre le génocide ;
— la tentative de génocide ;
— la complicité dans le génocide ».
En vertu de la loi no 96-432 du 22 mai 1996, cet article du statut du TPIR s’applique en droit français
aux crimes commis au Rwanda en 1994.
Il existe d’autres formulations de la notion de complicité de génocide ou de crimes contre l’humanité :
Le statut de la Cour pénale internationale (CPI), ratifié par la France, dans son article 25, « Responsabilité pénale individuelle », spécifie : « [...] 3. Aux termes du présent statut, une personne est pénalement
responsable et peut être punie pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :
[...]
c) En vue de faciliter la commission d’un tel crime, elle apporte son aide, son concours ou toute autre
forme d’assistance à la commission ou à la tentative de commission de ce crime, y compris en fournissant
les moyens de cette commission. »
Hervé Pelletier, Jean Perfetti, Le Code Pénal 2001 [166].
Lui-même copie de l’article 3 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par
l’assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1948.
4
5
1274
34. PEUT-ON POURSUIVRE DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ?
La notion de complicité de génocide est explicitée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda,
dans son jugement de l’affaire Jean-Paul Akayesu :
« La Chambre est d’avis qu’un accusé est complice de génocide s’il a sciemment aidé ou assisté ou
provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire en tout ou
partie le groupe national, ethnique, racial ou religieux, visé comme tel. » 6
34.3
Compétence universelle des tribunaux français pour les
crimes de génocide commis au Rwanda en 1994
Les tribunaux français sont dotés de la compétence universelle en ce qui concerne les crimes de génocide
commis au Rwanda en 1994.
Le Code pénal 2001, édition Litec, indique en commentaire de l’article 211-1 : [...] 2) Selon les articles
1er et 2 de la loi du 22 mai 1996, portant adaptation de la législation française aux dispositions de la
résolution 955 du conseil de sécurité des Nations Unies instituant un Tribunal International en vue de
juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit
international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda en 1994, les auteurs ou complices des
actes qui constituent, au sens des article 2 à 4 du statut du tribunal international des infractions graves
à l’article 3 commun aux conventions de Genève du 12 août 1949 et au protocole additionnel II aux
dites conventions en date du 8 juin 1977, un génocide ou des crimes contre l’humanité, peuvent, s’ils sont
trouvés en France, être poursuivis et jugés par les juridictions françaises en application de la loi française.
(Crim. 6 janv. 1998 : Bull. crim., no 2 ; JCP 98, II, 10158, note Roulot ; Dr. pénal 1998, comm. 70, obs.
J.-H. Robert.)
Cette compétence universelle des tribunaux français pour les crimes commis au Rwanda en 1994 est
mise en application par la circulaire du 22 juillet 1996.
En conclusion, l’incrimination de génocide et de complicité de génocide est recevable par les juridictions
françaises. En particulier, elles sont dotées de la compétence universelle pour les actes commis au Rwanda
en 1994 du 1er janvier au 31 décembre.
34.4
Un crime imprescriptible
Dans son livre Imprescriptible, 7 Géraud de la Pradelle, professeur de droit, spécialiste du droit humanitaire de la guerre, 8 souligne que le génocide et la complicité de génocide sont des crimes imprescriptibles.
« Quels que soient leur nationalité ou leur niveau de responsabilité, précise-t-il, aucune immunité n’en
protège les auteurs. » Il constate qu’« il est désormais avéré qu’entre 1991 et 1994, des soldats français
ont formé, sur ordre, des Rwandais qui ont participé à ce génocide. Pendant les massacres, l’armée française s’est portée à leur secours, leur permettant de poursuivre aussi longtemps que possible leur terrible
besogne. Elle les a épaulés dans leur guerre contre le FPR avant de faciliter leur fuite au Zaïre. Depuis,
les autorités françaises n’ont cessé de protéger leurs anciens alliés devenus génocidaires. » Il appelle à la
mise en cause, devant les juridictions françaises ou devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR), d’hommes politiques placés au cœur de l’État français, mais aussi de hauts fonctionnaires, d’officiers supérieurs ou de simples soldats, au titre de la participation directe ou de la complicité dans le
génocide.
34.5
Quels chefs d’incrimination ?
Des Français, dirigeants politiques, hauts fonctionnaires, diplomates et militaires en 1994, peuvent
être mis en cause pour complicité dans le génocide des Tutsi du Rwanda en raison des actes suivants
6 Résumé du jugement rendu dans l’affaire Jean-Paul Akayesu le 2 septembre 1998, TPIR-96-4-T, section 46, p. 15.
http://francegenocidetutsi.org/Akayesu-judgment-resume.pdf#page=15
7 Géraud de la Pradelle, Imprescriptible [173].
8 Géraud de la Pradelle a présidé la Commission d’enquête citoyenne, en mars 2004.
1275
34.5. QUELS CHEFS D’INCRIMINATION ?
commis en 1994 :
1. Adhésion et soutien à une idéologie raciale ou ethniste qui a amené à commettre le génocide.
2. Assimilation des personnes identifiées comme Tutsi à des ennemis du Rwanda donc de la France.
3. Connaissance de l’intention et de la préparation d’un génocide depuis octobre 1990.
4. Tolérance vis-à-vis des rafles, pogroms, massacres organisés par l’État rwandais et des groupes
proches du président Habyarimana de 1990 à 1994.
5. Violation des Accords de paix d’Arusha d’août 1993 par des livraisons d’armes et le maintien de
la présence, ouverte ou camouflée, de troupes françaises.
6. Participation à la préparation d’un génocide, par le maintien de l’immatriculation ethnique sur
les cartes d’identité, par l’entraînement et l’armement de la garde présidentielle, d’unités d’élite
de l’armée rwandaise et de milices, par l’organisation de l’autodéfense civile, son armement et son
entraînement. Légitimation de cette autodéfense civile ou populaire en tant qu’arme de dissuasion
vis-à-vis des Tutsi de l’extérieur représentés par le FPR, consistant à menacer celui-ci d’éliminer
tous les Tutsi de l’intérieur s’il reprenait le combat.
7. Non-assistance à personnes en danger lors des assassinats des ministres et personnalités de l’opposition, à partir du 7 avril, en particulier lors de la traque du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana qui demeurait à moins de 300 mètres de l’ambassade de France. Absence de condamnation
de ces meurtres.
8. Le 7 avril, des officiers français, en position de conseillers des chefs militaires rwandais, n’empêchent
pas ceux-ci de tirer avec des armes fournies par la France sur les Casques-bleus belges. Ils assistent
sans s’y opposer au lynchage de 10 d’entre eux par des militaires rwandais, persuadés qu’ils étaient
les auteurs de l’attentat contre le président Habyarimana, comme une voix l’affirmait quand des
Belges téléphonaient à l’ambassade de France.
9. Participation de l’ambassadeur de France à la formation du Gouvernement intérimaire rwandais
issu du coup d’État du 7 avril 1994 (GIR).
10. Reconnaissance et soutien de ce gouvernement jusqu’à sa déroute, alors qu’il est l’organisateur du
génocide des Tutsi.
11. Alors que le 8 avril, les dirigeants français savent que le génocide des Tutsi a commencé, ils ne
saisissent pas les instances de l’ONU, conformément à l’article VIII de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide.
12. Lors de l’opération Amaryllis d’évacuation des étrangers, du 9 au 14 avril 1994, non-assistance à
personnes en danger.
13. Lors de l’opération Amaryllis d’évacuation des étrangers, du 9 au 14 avril 1994, évacuation de
concepteurs du plan d’extermination des Tutsi, dont Agathe Habyarimana et Ferdinand Nahimana.
14. Connivence avec les auteurs des massacres dès le début du génocide, en particulier avec la garde
présidentielle, le bataillon paras-commando et le bataillon de reconnaissance.
15. Lors de l’opération Amaryllis d’évacuation des étrangers, du 9 au 14 avril 1994, refus de coopérer
avec les troupes de l’ONU (MINUAR) et les troupes belges (opération Silver Back) pour arrêter les
massacres, alors que les dirigeants français savent que le plan d’élimination des Tutsi du Rwanda
est engagé et que la France a adhéré à la Convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide.
16. Vote au Conseil de sécurité de l’ONU de la diminution des effectifs de la MINUAR le 21 avril,
laissant le champ libre aux tueurs.
17. Le représentant permanent de la France au Conseil de sécurité de l’ONU fait obstacle à toute
déclaration qui reconnaîtrait que le gouvernement intérimaire exécute le génocide des Tutsi. Il
soutient le représentant de ce gouvernement qui siège à ce Conseil durant tout le génocide.
18. Pendant le génocide des Tutsi, accueil, le 27 avril à l’Élysée et à Matignon, du ministre des Affaires
étrangères du gouvernement qui organise le génocide et du principal idéologue, qui lança le slogan
« Tubatsembatsembe » (« Exterminons les Tutsi »).
1276
34. PEUT-ON POURSUIVRE DES DIRIGEANTS FRANÇAIS ?
19. Soutien au Gouvernement intérimaire rwandais sur la scène internationale, en particulier à l’ONU.
20. Pendant le génocide des Tutsi, absence de mise en demeure au Gouvernement intérimaire rwandais
d’arrêter les massacres exécutés sous sa responsabilité.
21. Pendant le génocide des Tutsi, fourniture d’armes, de munitions et de matériels aux Forces armées rwandaises par l’entremise du ministère de la Coopération, alors que celles-ci participent au
génocide et approvisionnent en armes et munitions la gendarmerie, la police, les milices et l’organisation de l’autodéfense populaire qui accomplissent le « travail » d’exécution systématique des
Tutsi. Contournement de l’embargo sur les fournitures d’armes décidé par le Conseil de sécurité
de l’ONU.
22. Pendant le génocide des Tutsi, la France considère qu’il s’agit d’une guerre entre les Tutsi soutenus
par l’Ouganda et le gouvernement légal hutu. Elle ne cesse de demander un cessez-le-feu entre le
Gouvernement intérimaire rwandais qui organise ce génocide et le FPR qui en pourchasse les
tueurs.
23. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII,
alors que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, la France tente de soutenir
militairement le Gouvernement intérimaire rwandais et les Forces armées rwandaises (FAR) qui
organisent et exécutent le génocide.
24. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII,
alors que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, la France constitue une zone
humanitaire dont elle interdit militairement l’entrée au FPR. Ainsi mis à l’abri, les assassins ont
pu s’y regrouper, continuer leur « travail » puis partir au Zaïre, non sans avoir tout pillé et mis à
sac.
25. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, pas de désarmement des assassins.
26. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, les militaires français laissent faire
des massacres de Tutsi et protègent les assassins.
27. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, pas d’arrestation des organisateurs et
exécutants présumés du génocide, en violation de l’article VI de la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide.
28. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, protection des assassins en fuite vers
le Zaïre.
29. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, non-assistance à personnes en danger.
30. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, les militaires français ne font pas
taire les radios qui appellent à l’éradication des Tutsi.
31. Lors de l’opération humanitaire autorisée par la résolution 929 de l’ONU, sous chapitre VII, alors
que le génocide des Tutsi est officiellement reconnu le 28 juin, les militaires français ne s’opposent
pas au Gouvernement intérimaire rwandais, à son administration, son armée, ses milices, ses radios,
qui forcent à l’exode au Zaïre une grande partie de la population, menant ainsi des dizaines de
milliers de personnes à la mort.
32. Après la formation du nouveau gouvernement le 19 juillet à Kigali, tentative de blocage de l’aide
européenne et internationale au Rwanda exsangue.
33. Aide à la reconstitution de l’État génocidaire et au réarmement de son armée et de ses milices dans
les camps. Celui-ci entrave le retour des exilés et mène des raids de terreur au Rwanda jusqu’en
1998.
34. Propagation de la guerre au Zaïre.
1277
34.5. QUELS CHEFS D’INCRIMINATION ?
35. Accueil en France et protection d’auteurs et d’organisateurs présumés du génocide.
36. Campagne d’information en France et instruction judiciaire accréditant, contre toute évidence, la
thèse que le FPR est l’auteur de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana et qu’il est responsable
du génocide des Tutsi. Dissimulation des résultats de l’enquête faite par les militaires français sur
le lieu de la chute de l’avion, ainsi que des pièces à conviction qu’ils ont prélevées.
1278
Chapitre 35
L’État français, État criminel
35.1
Résultats factuels
Au terme d’une enquête commencée il y a plus de 8 ans, trop fragmentaire pour faire œuvre d’histoire,
mais réunissant suffisamment d’indices pour juger, en tant que citoyen, du rôle de notre pays, la France,
quoique nous n’ayons pas encore dépouillé tous les documents à notre disposition et que beaucoup de
témoins restent à entendre et de documents à découvrir, mais constatant qu’en règle générale toute
nouvelle information concernant le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994 ne fait qu’augmenter les
charges contre elle, nous pouvons dégager les conclusions suivantes :
Les massacres de Tutsi en 1994 sont un génocide
En 1994, le Rwanda a été le théâtre de massacres qui ont été qualifiés par l’ONU de génocide des
Tutsi, selon la définition adoptée à l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide. Le groupe tutsi a été défini comme une race par les colonisateurs européens. Il fut
désigné plus tard comme un groupe ethnique. Les Tutsi ne sont ni une ethnie ni une race mais sont un
groupe qui a, depuis l’époque coloniale, été clairement identifié sur tous les documents administratifs et
en particulier sur les cartes d’identité. D’avril à août 1994, et même plus tard encore, la mention tutsi
sur les cartes d’identité signifiait la mort.
La reconnaissance de ce génocide a été volontairement retardée
Le génocide des Tutsi du Rwanda est le premier génocide reconnu depuis l’adoption par l’ONU de cette
Convention en 1948. Alors qu’il aurait pu être empêché dès le 9 avril, jour d’arrivée des troupes françaises,
ou être reconnu comme un génocide dès la fin du mois d’avril 1994, plusieurs membres du Conseil de
sécurité, dont la France, se sont opposés à ce qu’il le soit. Il l’a été le 28 juin 1994 par le rapporteur spécial
de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, M. René Degni-Ségui. À ce moment-là encore, alors
que des troupes françaises étaient sur place avec un mandat des Nations Unies, sous chapitre VII de la
Charte de l’ONU, plusieurs membres du Conseil de sécurité, dont la France, présentèrent la résolution 935
du 1er juillet qui différait la reconnaissance du génocide en demandant au Secrétaire général de l’ONU,
M. Boutros Boutros-Ghali, de nommer d’urgence une commission d’experts. Ce dernier ne les nomma
que le 1er août. Pourquoi fallait-il qu’ils soient francophones ? Ils rendirent des conclusions le 4 octobre
1994 qui ne faisaient que confirmer ce qu’avait déjà écrit Degni-Ségui, trois mois auparavant. Mais à cette
date, le génocide était consommé, faisant environ un million de morts. Les assassins étaient à l’abri au
Zaïre et les troupes françaises reparties. Les Nations Unies, et en particulier les 5 membres permanents
du Conseil de sécurité, se sont limités à faire poursuivre les auteurs de ce génocide devant un Tribunal
international créé le 8 novembre 1994, mais ne l’ont ni prévenu ni combattu quand il a été exécuté sous
les yeux de tous.
1279
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
Ce génocide a été exécuté par le Gouvernement intérimaire rwandais
Ce génocide a été exécuté par le Gouvernement intérimaire rwandais, son armée, sa gendarmerie, son
organisation de l’autodéfense populaire, ses autorités administratives et par les partis représentés dans
ce gouvernement et leurs milices ; les concepteurs de ce plan d’extermination étant à identifier. Un de ses
aspects les plus horribles est qu’une large partie de la population, endoctrinée par des idéologues utilisant
les moyens modernes de radiodiffusion et de mise en condition psychologique, a participé aux massacres.
L’accusation la plus répandue était que les Tutsi voulaient prendre le pouvoir et tuer tous les Hutu.
Origine de l’idéologie génocidaire
L’idéologie diffusée avant et pendant le génocide s’inspire du mythe hamitique selon lequel les Tutsi
sont une race à part, venue d’Éthiopie, qui a envahi le Rwanda. Cette croyance a été enseignée par les
missionnaires catholiques, les Pères blancs en particulier, avec d’autant plus de force que c’est eux qui ont
inventé la forme écrite de la langue parlée par tous, le kinyarwanda, modelant ainsi les esprits des éduqués
suivant leurs théories. Ils ont d’abord suggéré aux colonisateurs européens que les Tutsi étaient une race
supérieure qu’il fallait utiliser pour administrer le pays, percevoir les impôts, rendre la justice et convertir
la population à la foi chrétienne. Mais lorsque, dans les années 1950, cette élite tutsi se mit à revendiquer
l’indépendance du pays et à contester le monopole de l’Église sur l’enseignement, une nouvelle génération
de missionnaires, voulant sauver ce royaume chrétien du péril communiste, se mit à dénoncer dans les
Tutsi des féodaux aristocrates, qui opprimaient les Hutu et les réduisaient en esclavage. Ils persuadèrent
les Hutu qu’ils devaient se débarrasser du « joug féodal » des Tutsi. Ils allèrent même jusqu’à dénoncer
les Tutsi comme des colonisateurs, s’octroyant à eux-mêmes et aux Belges le rôle d’émancipateurs des
Hutu. 1
Une révolution assistée par les Belges et les missionnaires
De l’aveu même que font dans leurs livres les deux principaux acteurs, Guy Logiest et Jean-Paul
Harroy, le mouvement insurrectionnel des Hutu en novembre 1959 est un montage conçu et organisé
par l’autorité belge. Le troisième acteur, l’archevêque Perraudin, se défend d’être l’inspirateur de ces
événements sanglants, mais tout montre dans son livre qu’avec son fils spirituel, Grégoire Kayibanda, il
est celui qui a opéré le changement d’alliance de l’Église, en dotant le peuple de la nouvelle alliance, les
Hutu, d’une idéologie raciale criminelle à l’égard du peuple de l’ancienne alliance, les Tutsi, tout en disant
avoir comme seul objectif « par-dessus tout la charité ». 2 Une dictature criminelle à deux composantes
s’abat sur les Tutsi, comme le décrit une femme tutsi déportée en 1960 dans la région insalubre du
Bugesera : « Les militaires exigeaient que dans chaque maison, soit accroché le portrait du président
Kayibanda. Les missionnaires veillèrent à ce que soit placée à ses côtés l’image de Marie. Nous vivions
sous les portraits jumeaux du Président qui nous avait voués à l’extermination et de Marie qui nous
attendait au ciel ». 3
Les pogroms et massacres dont furent victimes les Tutsi de 1959 à 1965, puis en 1973, furent tolérés ou
même suggérés par la hiérarchie missionnaire 4 et encadrés par les colonisateurs belges qui, en accordant
l’indépendance à la « République hutu » en 1961, réussirent à garder le contrôle du pays.
Le génocide remonte à 1959
Comme les auteurs du génocide de 1994 l’ont rappelé eux-mêmes, ils se réclament de la « Révolution
sociale » de 1959 par laquelle les Hutu se sont, selon eux, libérés de l’oppression des Tutsi en renversant
la monarchie tutsi, massacrant les uns, contraignant les autres à abandonner leurs propriétés et à se
G. Logiest [130, p. 51]. http://francegenocidetutsi.org/LogiestMaMissionP50-53.pdf
Super omnia caritas, par dessus tout la Charité, est le titre de la lettre de Carême 1959 de Mgr Perraudin qui, au nom
de la justice sociale, va déclencher la chasse aux Tutsi.
3 Scholastique Mukasonga [154, p. 54].
4 Le « manifeste des Bahutu » qui fait du Tutsi une race étrangère est rédigé avec la collaboration des pères Dejemeppe et
Ernotte. Cf. I. Linden, Church and Revolution in Rwanda, 1977, page 249 (la version française publiée après le génocide ne
fait plus mention de ces deux religieux). http://francegenocidetutsi.org/ErnotteLindenEnglishP249.pdf Les pogroms
de novembre 1959 débutent dans la région de Kabgayi, siège de Mgr Perraudin.
1
2
1280
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
réfugier dans des régions inhabitées ou à l’étranger. Ces actes criminels à caractère génocidaire ont été
transmutés en une geste héroïque de libération des pauvres, par le truchement d’une mixture idéologique
qui a emprunté ses ingrédients tant à la Terreur lors de la Révolution française qu’à la doctrine sociale
de l’Église.
Les tentatives de retour au pays par la force de certains exilés furent dénoncées par la propagande
comme des tentatives de reprendre le pouvoir, de remettre les Hutu en esclavage ou même de les exterminer. Elles servirent de prétexte à des campagnes de massacre des Tutsi qui ont été planifiées et
orchestrées par le gouvernement rwandais indépendant, comme en décembre 1963, avec la complicité des
Belges, qui commandaient toujours la « garde nationale » et l’approbation silencieuse de la hiérarchie
catholique locale, qui soutint le régime dès sa naissance.
L’organisation de pogroms contre les Tutsi devint même un expédient politique pour résoudre la
rivalité politique entre Hutu du Nord et Hutu du Sud. Le « mouvement de déguerpissement » contre les
Tutsi et la campagne de massacres dont ils sont victimes en 1973 mènent à un coup d’État militaire au
profit des Hutu du Nord qui met un terme aux massacres et aux expulsions de Tutsi.
Ce qui fut une supercherie, permettant de faire croire à la majorité de la population qu’elle était
opprimée par les Tutsi et non par les colonisateurs européens, devint le Credo fondateur des deux républiques hutu, celle de Kayibanda, née en 1961, et la deuxième, née du coup d’État d’Habyarimana
en 1973. Des lois à caractère racial permirent de conserver le marquage de la race – ou ethnie – dans
les documents officiels, en particulier sur les cartes d’identité. Les Tutsi de l’intérieur furent traités, à
quelques exceptions près, comme des étrangers sans droits dans le cadre de mesures d’apartheid parées
du titre de « politique d’équilibre », à destination des généreux contributeurs étrangers et chrétiens.
Ceux de l’extérieur furent condamnés à rester exilés et à être considérés comme indésirables, tant
dans leur pays d’accueil que dans leur patrie d’origine, dite trop exiguë. Leurs tentatives de retour, que
ce soit par la force comme au début des années 1960 et en octobre 1990, ou par la négociation comme
dans les Accords d’Arusha signés en août 1993, furent vécues comme une remise en cause des acquis
de cette « Révolution sociale » dont la légitimité paraissait reconnue par les grandes puissances et par
l’autorité morale de l’Église catholique et des Églises protestantes qui, tant les unes que les autres, ne se
démarquèrent jamais de l’idéologie élaborée par les Pères blancs.
Cette dictature raciste et catholique bénéficia non seulement des faveurs de l’Internationale démocrate
chrétienne, mais aussi de celles du Ciel, puisque la Sainte Vierge prit l’habitude de faire de fréquentes
visites à Kibeho, un lieu qui est maintenant de sinistre mémoire de par les massacres qui y furent perpétrés.
L’idéologie génocidaire au Rwanda, une idée française ?
À première vue, la France n’est pas impliquée dans l’invention et la diffusion de cette idéologie qui a
mené au génocide. Toutefois, ses inventeurs étaient des missionnaires, des Pères blancs, un ordre créé par
Mgr Lavigerie lors de la colonisation de l’Algérie par la France. Les premiers évêques du Rwanda furent
des Français.
Les missionnaires ne firent qu’apporter avec eux les idées qui avaient cours en Europe à cette époque.
Pour justifier leurs conquêtes coloniales, les puissances européennes, dont la France sous la IIIe République,
enseignèrent la classification des hommes en races, avec la race blanche au sommet et en bas, des races
primitives vouées à l’extinction. Mieux encore, pour administrer de tels empires, il fallait appliquer l’adage
divide et impera et opposer entre elles diverses catégories de colonisés. Les Français opposèrent les Berbères
aux Arabes en Algérie, comme les Belges les Tutsi aux Hutu, au Rwanda et au Burundi, sauf que ces
deux pays étaient des États très organisés avec une même langue et une même culture.
Remarquons cependant que la théorie initiale des missionnaires au Rwanda se limitait à affirmer le
caractère racial de différenciations sociales, la supériorité de la « race tutsi » sur la « race hutu » et la
domination de celle-ci par celle-là. Cette attitude ne dérogeait pas à la tradition de l’Église catholique de
soutenir les institutions monarchiques, mais elle était mâtinée de conceptions gobiniennes. Cette théorie
raciale n’était pas génocidaire au départ. Nous n’y voyons pas trace de social-darwinisme, cette théorie
qui prétend que l’espèce humaine s’améliorerait grâce à l’élimination des races « inférieures ». Bien que
les conditions climatiques aient été favorables au peuplement européen, nous n’observons pas, sous la
colonisation belge, de projet d’extermination des races dites inférieures, les Hutu et les Twa.
L’évolution vers une idéologie génocidaire se produit en période de guerre froide, dans les années 1950,
1281
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
où les « aristocrates » tutsi se voient, de manière complètement délirante, accusés de « communisme »,
parce que des membres de l’entourage du roi rwandais, le Mwami, cherchant à se débarrasser de l’emprise
belge et missionnaire, auraient pris des contacts à Moscou et à Pékin. Ce sont des missionnaires belges,
des mouvements d’action catholique belges, et un évêque suisse, qui initient le changement d’alliance au
nom de la doctrine sociale de l’Église. C’est par souci des plus pauvres, directement inspiré de l’Évangile,
que l’Église prend fait et cause pour les Hutu. Dans ce virage à 180 degrés, nous ne repérons pas d’acteurs
français. Nous voyons même un missionnaire français, Henri Bazot, dénoncer les massacres de 1963. La
« Révolution sociale » de 1959 est une comédie écrite par l’évêque suisse Perraudin et mise en scène par
le colonel belge Logiest, chacun ayant reçu carte blanche de ses autorités hiérarchiques, tant de l’Église
catholique que de la Belgique. Mais qui viendra soutenir la Belgique à l’ONU en 1961-62, au nom du
principe d’égalité dont cette révolution se réclamerait ? C’est la France. Et à l’instar de Jacques Foccart,
la plupart des politiciens et militaires français comprirent qu’au Rwanda, il fallait suivre les missionnaires
et les Belges, il fallait jouer les Hutu « républicains » contre les Tutsi, « aristocrates et communistes ».
Nourrissant le dessein de supplanter les Belges, les Français mirent en pratique une leçon apprise par
cœur, considérée comme une vérité historique, selon laquelle le Rwanda était le pays hutu, les Tutsi des
envahisseurs, et que, s’ils persévéraient à tenter de reconquérir leur pouvoir perdu et à vouloir remettre
les Hutu en esclavage, ces derniers seraient légitimés à les renvoyer en Éthiopie d’où ils venaient, « par le
raccourci », la rivière Nyabarongo qui se jette dans le lac Victoria, comme y a incité Léon Mugesera en
1992.
Donc ces idées raciales, ferments du génocide, ont été répandues au Rwanda par les missionnaires et
les Belges. Mais les Français les adopteront quand ils voudront concurrencer les Belges sur leur terrain,
avec d’autant plus de conviction qu’elles provenaient des Pères blancs.
La France veut reprendre les anciennes colonies belges
La France s’intéresse au Rwanda et au Burundi comme au Congo ex-belge dès le début des années
1960. Elle a l’intention de remplacer la Belgique dans ses anciennes colonies. L’objectif essentiel étant
de contrôler les richesses minières du Congo. En dépit des conflits, elle cherche à rester présente dans la
région. Ceci l’amènera à des pratiques inavouables, d’autant plus facilement que les Français sont invités
à croire qu’après 1962 leur pays s’est retiré de l’Afrique.
Au Burundi, elle soutient des campagnes de massacres d’un gouvernement pro-Tutsi contre les Hutu
et inversement au Rwanda, des campagnes de massacres contre les Tutsi. Chaque massacre dans un pays
induit peu après un massacre dans l’autre, avec inversion des rôles.
Au Zaïre, la France devient l’intervenant extérieur majeur à partir de l’opération sur Kolwezi en 1978.
Elle soutient Mobutu malgré les massacres qu’il organise dans les années 1990 pour se maintenir au
pouvoir, en pratiquant la stratégie du chaos.
La coopération de la France avec le Rwanda s’intensifie après le coup d’État d’Habyarimana en 1973.
Un accord de coopération militaire pour former une gendarmerie est signé par Valéry Giscard d’Estaing
en 1975. En vertu de cet accord, une bonne partie de l’« aide au développement » va consister à offrir
des automitrailleuses, des missiles antichar Milan et des hélicoptères de combat à l’armée rwandaise dont
l’objectif originel est d’empêcher les tentatives de retour des exilés tutsi ! 5
La coopération est un système qui, par la mise en place d’un dictateur soutenu par une présence militaire française et l’aide de spécialistes d’opérations électorales, permet à la France de garder sa mainmise
sur d’anciennes colonies et même d’en gagner de nouvelles, au nom de la défense de la francophonie.
Cette relation de coopération se révèle rétroactive, car ledit dictateur, qu’il s’appelle Mobutu, Bokassa,
Eyadema, Bongo, ou encore Sassou Nguesso, peut jouer un grand rôle en France dans le financement des
campagnes électorales.
5 En 1998, Valéry Giscard d’Estaing prétend que l’analyse de cette période de 30 ans (1960 - 1994) n’a aucune signification
et invoque la Constitution pour ne pas répondre aux questions de la Mission d’information parlementaire. Cf. Lettre de
Valéry Giscard d’Estaing à Paul Quilès, 7 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 96-97]. http://francegenocidetutsi.org/GiscardQuiles7juin1998.pdf
1282
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Pourquoi la France interdit-elle en 1990 aux exilés de rentrer chez eux ?
L’attaque d’octobre 1990 par ces exilés rwandais, dont la plupart étaient les enfants de ceux qui furent
chassés du Rwanda par les pogroms de 1959 à 1973, ne peut être considérée comme une guerre d’agression
étrangère de la part de l’Ouganda, mais tout au plus comme une guerre civile.
Considérée à travers les événements de 1959 à l’origine de cet exil, cette incursion armée n’est qu’une
réponse à des actes de génocide répétés. Tenu compte de ces circonstances, tenu compte du régime
d’exclusion imposé aux Tutsi restés à l’intérieur du pays et du refus de réintégrer les exilés, tenu compte
de l’intention des pays d’accueil d’expulser ces étrangers, comme l’Ouganda de Milton Obote l’a d’ailleurs
fait en 1982, utiliser la force pour retourner au pays est le seul recours qui reste aux exilés rwandais.
Comme la Mission d’information parlementaire de 1998 en convient, les exilés rwandais ou enfants des
exilés, victimes des tentatives de génocide depuis 1959, avaient un droit absolu et intangible au retour. 6
De quel droit la France pouvait-elle le leur interdire ?
Face à cette attaque, la France, la Belgique et le Zaïre envoient des troupes au secours du régime
d’Habyarimana. Ce sont les hélicoptères de combat fournis et entretenus par la France, pilotés parfois, diton, par des Français, qui permettent d’anéantir les colonnes de véhicules de ravitaillement des assaillants
et de freiner leur élan.
L’intervention militaire française au Rwanda est illégale
L’intervention militaire française au Rwanda n’a pas de fondement légal. L’accord de 1975 entre le
Rwanda et la France, gardé secret jusqu’en 1994, 7 n’est pas un accord de défense, ce n’est qu’un accord
de formation de la gendarmerie rwandaise, qui spécifie explicitement que les coopérants français n’ont
pas à intervenir dans un éventuel conflit.
Une preuve de l’illégitimité de cette intervention est qu’à chaque fois que la France va envoyer des
troupes, elle invoquera non pas un accord de défense, mais le prétexte de « la protection de ses ressortissants », 8 lesquels seront toujours placés dans des régions exposées près de la frontière ougandaise, comme
à Ruhengeri, afin de pouvoir justifier une intervention militaire. Parfois Habyarimana lui-même prie la
France de bien vouloir envoyer des militaires pour protéger les ressortissants français ! 9
Cette intervention est d’autant plus anormale que les citoyens français n’en sont pas vraiment informés.
À cette époque-là, fin 1990, les yeux des Français étaient braqués sur le golfe Persique par l’entremise des
militaires qui avaient pris le contrôle des rédactions des chaînes de télévision.
Horrifiés par les massacres les Belges partent, les Français restent
En raison des rafles et des massacres de Tutsi, suspectés d’être des rebelles infiltrés, la Belgique retire
ses troupes début novembre 1990. Soucieux du respect des Droits de l’homme, les dirigeants belges de
cette époque ne veulent pas cautionner ces atrocités. À l’inverse, faisant abstraction de toute considération
morale, la France maintient ses troupes. Ces massacres sont « pain béni » pour elle, car ils ont la vertu de
faire partir les militaires de l’ancienne puissance coloniale. Le même scénario avait déjà réussi à la France,
sous Foccart, lors des massacres de 1972 au Burundi. En 1990, en faisant le choix d’ignorer les massacres
exécutés par leurs amis au Rwanda, les dirigeants socialistes au pouvoir à Paris offrent le Rwanda à la
France, comme les massacres perpétrés par la colonne Voulet-Chanoine en 1899 lui avaient offert le Niger
et le Tchad... et les mines d’uranium à Areva. Le verbe « offrir » peut paraître exagéré ici puisqu’en 1990,
nous ne sommes plus au temps des colonies et que le Rwanda est un pays indépendant. Il n’empêche qu’à
partir de novembre 1990, la France devient le pays le plus influent. C’est elle qui va tenir à bout de bras
l’armée et les services de sécurité rwandais et tirer les ficelles de la vie politique.
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 121].
Une copie est trouvée dans des archives du ministère de la Défense à Kigali après la fuite des génocidaires. Cf. Hervé
Gattegno, L’armée française dans le piège rwandais, Le Monde, 22 septembre 1994, page 3.
8 Des parachutistes français et belges au Rwanda, Le Monde, 6 octobre 1990 ; Général Varret, Compte rendu de mission au Burundi et au Rwanda, 19 décembre 1990, no 000377/MMC/SP/CD, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/
Varret19dec1990.pdf#page=6
9 4.A.8 TD Kigali, 4 octobre 1990, signé Barateau, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 142]. http://francegenocidetutsi.org/Barateau4octobre1990.pdf
6
7
1283
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
La France participe à la construction de la machine à massacrer les Tutsi
Dès 1990, l’ennemi de la France au Rwanda est le Tutsi. L’amiral Lanxade, chef d’état-major particulier
du président Mitterrand, parle de l’agression de « forces tutsies », 10 d’« offensive ougando-tutsie » ; 11
Claude Arnaud, chargé de mission auprès du Président de la République, parle de « rebelles tutsis » 12 ;
l’attaché de Défense à Kigali, le colonel Galinié, dénonce les « envahisseurs tutsis désireux de reprendre le
pouvoir perdu en 1959 ». 13 Et Mitterrand lui-même montre qu’il adhère à l’idéologie ethniste du peuple
majoritaire en déclarant au Conseil des ministres du 17 octobre 1990 qu’« il n’y a pas d’intérêt à ce qu’une
petite minorité tutsi qui se révolte l’emporte sur la majorité de la population hutu. »
Les massacres de Tutsi par des paysans hutu organisés par le MRND, le parti unique, en « groupes
d’autodéfense », ainsi que les décrit le colonel Galinié, ne sont pas des dommages collatéraux des combats. 14 Ils ont pour seul but de relancer le programme génocidaire des années 1959-1973 afin de dissuader
l’ennemi venu d’Ouganda d’attaquer.
Dès cette époque, les chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie rwandaise entretiennent
leurs amis français de leur intention de profiter de cette attaque pour éliminer les Tutsi de l’intérieur. 15
L’ambassadeur et l’attaché militaire de Défense informent Paris de ces risques de génocide. 16 Paris n’en
a cure.
En faisant l’hypothèse – charitable – qu’ils n’étaient pas de connivence, nous constatons que les dirigeants français n’ont pas réagi aux massacres organisés par le régime qu’ils soutenaient. En ne protestant
pas, en ne conditionnant pas leur soutien militaire à des progrès dans le respect des libertés démocratiques,
des Droits de l’homme et tout simplement du droit à la vie, ils ont assuré de leur soutien indéfectible les
auteurs de ces massacres. Ceux-ci savaient que, quoi qu’il arrive, les Français les soutiendraient.
Les dirigeants français étaient informés des massacres au Rwanda de manière très exacte par l’ambassadeur à Kigali. Ils ne peuvent plaider la naïveté et faire croire qu’ils ont été abusés. Ils savaient que
le régime d’Habyarimana était fondé sur la discrimination raciale. Le marquage des gens par la mention
raciale Hutu, Tutsi ou Twa sur les documents d’identité et la fixation de quotas pour l’accès aux études
supérieures et aux fonctions publiques sont la preuve d’un racisme institutionnalisé que les représentants
de la France ont accepté. Ils n’ont rien fait pour que ces mentions de races soient éliminées sur les documents officiels alors qu’ils savaient déjà, bien avant avril 1994, qu’une carte d’identité tutsi pouvait
entraîner la mort lors de contrôles à des barrages routiers tenus par des civils armés de machettes. Loin
de démanteler ces barrages, les militaires français les ont au contraire encouragés en réactivant l’organisation de « l’autodéfense civile », en formant des militaires qui sont devenus chefs de milices, en formant
même, directement, des miliciens et en allant jusqu’à participer aux contrôles sur ces barrages.
Par ailleurs, les dirigeants français ne pouvaient pas ignorer qu’à l’époque du gouvernement de Vichy,
les déportations vers les camps d’extermination ont été précédées par le tampon « Juif » sur les cartes
d’identité nouvellement créées. Mais, fait symptomatique, François Mitterrand, président de la République, déclare à la télévision le 12 septembre 1994, avoir tout ignoré des lois anti-juives de Vichy, alors
qu’il y était. 17
10 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous
couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade19901011.pdf
11 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République
(sous couvert de Monsieur le secrétaire général), 3 février 1991, Objet : RWANDA. Nouvelle offensive ougando-tutsie. Note
manuscrite : “Oui - FM”. http://francegenocidetutsi.org/Lanxade3fevrier1991.pdf
12 Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République, Entretien avec le Président Habyarimana, jeudi 18
octobre 1990 à 18 h 30. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19901018.pdf
13 Extraits du message de l’attaché de défense, 24 octobre 1990. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, p. 134]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie24oct1990.pdf
14 TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col.
Galinié 131300. Martres. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf
15 Le colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui en 1990 de l’attaque du FPR, « qui
servirait de justification aux massacres des Tutsis ». Cf. Audition de Georges Martres, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 119].
16 Messages de l’attaché de Défense à Kigali, 12, 15, 24 octobre 1990, Enquête sur la tragédie rwandaise 19901994 [180, Tome II, Annexes, pp. 132-134]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie12octobre1990.pdf
http:
//francegenocidetutsi.org/Martres15oct1990EliminationTotaleDesTutsi.pdf
http://francegenocidetutsi.org/
Galinie24oct1990.pdf
17 Après la sortie du livre « Une jeunesse française » de Pierre Péan, Jean-Pierre Elkabbach interroge sur son passé
1284
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
L’armée rwandaise ne tient que grâce à l’appui français
L’armée du régime d’Habyarimana ne tient que par le soutien des militaires français. Ils interviennent
directement dans les combats, au moins en fournissant un appui-feu par l’artillerie et en intervenant avec
des hélicoptères de combat. Mais il y a plus important encore. Des conseillers français sont placés auprès
des deux chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie rwandaise ; ceux-ci ignorent, selon le colonel
Didier Tauzin, « les méthodes de raisonnement tactiques les plus élémentaires ». 18 Ce sont donc des
officiers français qui dirigent les opérations militaires, élaborent les plans de batailles, organisent les plans
pour poser des mines sur la ligne de front, 19 organisent la logistique, etc. C’est à tel point qu’en février
1993, le général Quesnot écrit qu’en cas de retrait des troupes françaises, « le président Habyarimana ne
devrait pas pouvoir rester à la tête de l’État ». 20
La France vend, et souvent donne, d’énormes quantités d’armes et de munitions. Elle garantit par
l’intermédiaire du Crédit lyonnais un achat d’armes à l’Égypte. 21 En dépit de la signature des accords de
paix en août 1993, elle poursuit son aide militaire. Avant cette signature, une entreprise privée française
avait été sollicitée par le Rwanda pour opérer des livraisons d’armes, dans le but probable qu’aucun
service de l’État français ne puisse être accusé d’enfreindre les accords de paix. 22
Si la France n’était pas intervenue, il n’y aurait pas eu de génocide
Il est vraisemblable que, si la France n’était pas intervenue militairement au Rwanda en octobre
1990, janvier 1991, juin 1992 ou en février-mars 1993, les Forces armées rwandaises auraient été mises en
déroute, le régime d’Habyarimana aurait été renversé, un gouvernement réunissant le FPR à l’opposition
démocratique aurait été mis en place, les exilés seraient rentrés, il y aurait eu des heurts, il y aurait eu
des morts et des blessés, mais certainement pas de génocide.
Une nouvelle arme de dissuasion
La France a toléré que des miliciens, des « groupes d’autodéfense » ou des escadrons de la mort,
commettent des massacres contre les Tutsi de l’intérieur. Des officiers français comme le colonel Galinié,
attaché de Défense, ou le colonel Thomann, ont pu être surpris par l’emploi d’armes blanches, arcs,
machettes, symboles de la sauvagerie, par des paysans « fidèles » organisés par le MRND en « groupes
d’autodéfense ». Ils savent pourtant que ces armes ne peuvent inverser le rapport de forces avec le FPR. 23
Filip Reyntjens fait remarquer que ce type d’armes n’avait aucune efficacité face au FPR et que leur seule
justification était de s’attaquer à des civils sans défense. 24
Ces groupes de tueurs étaient tous liés au régime d’Habyarimana, soit par son entourage proche,
l’Akazu, soit par son parti, le MRND, soit par l’armée ou l’administration rwandaise.
Les militaires français ont encouragé l’organisation de l’« autodéfense populaire », 25 qui, selon le
François Mitterrand, le 12 septembre 1994, sur la chaîne de télévision France 2. À propos de son rôle à Vichy sous l’occupation
allemande, il lui demande : « Et pourquoi, alors qu’il y a le gouvernement de capitulation, qu’il y a eu les lois anti-juives,
vous allez à Vichy, pourquoi vous n’allez pas à Londres ou à Alger ? Je vous pose la question. » Celui-ci répond : « Vous
me dites les lois anti-juives. Il s’agissait – ce qui ne corrige rien et ne pardonne rien – d’une législation contre les juifs
étrangers, dont j’ignorais tout. » Cf. François Mitterrand a ému sans toujours convaincre, Le Monde, 14 septembre 1994,
pp. 1-7. Les lois anti-juives de 1940 concernaient tous les Juifs et, rentré en France fin 1941, fonctionnaire à Vichy, Mitterrand
ne pouvait les ignorer.
18 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 340].
19 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
20 Dominique Pin, Général Quesnot, “Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous-couvert de
Monsieur le Secrétaire général)”, 23 février 1993, A/s Conseil restreint sur le Rwanda Mercredi 24 février 1993. http:
//francegenocidetutsi.org/QuesnotPin23fevrier1993.pdf
21 Arming Rwanda [105, pp. 30-31, 60-67] ; Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Auditions, Vol. 2, p. 42].
22 Hervé Gattegno et Érich Inciyan, Un Français est écroué pour trafic d’armes de guerre avec le Rwanda, Le Monde, 2
février 1995, p. 11 ; P.-A. Bertoni, Le « deal » de DYL, Le Faucigny, 18 février 1995, p. 6.
23 TD KIGALI 542 Confidentiel défense. Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales. Signé Col. Galinié 131300. Martres. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf Colonel Jean-Claude Thomann,
rapport de mission. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 126].
24 Témoignage de Filip Reyntjens, contre-interrogatoire de la Défense de Théoneste Bagosora, par Me Constant, TPIR,
Affaire No ICTR-98-41-T, Procès Militaires I (Bagosora), audience du 21 septembre 2004.
25 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 149].
1285
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
colonel Déogratias Nsabimana, « fait partie intégrante d’une politique de défense crédible ». 26 Il y a donc
tout lieu de croire que les militaires français ont considéré que cette capacité d’exterminer les Tutsi à
l’arme blanche par les milices de partis et l’« autodéfense populaire » constituait un moyen de dissuasion,
face à « l’envahisseur ».
Les dirigeants français ont utilisé effectivement cette capacité de commettre des massacres contre les
Tutsi de l’intérieur pour dissuader le FPR d’attaquer à nouveau. C’est ainsi que Paul Dijoud, directeur
des Affaires africaines et malgaches au Quai d’Orsay, avertit Paul Kagame en janvier 1991 : « Si vous
n’arrêtez pas le combat, si vous vous emparez du pays, vous ne retrouverez pas vos frères et vos familles,
parce que tous auront été massacrés. » 27
Tout se passe comme si la France avait exporté au Rwanda sa théorie de la dissuasion du faible au
fort, en substituant la menace des machettes à celle des armes nucléaires et la cible des Tutsi de l’intérieur
du Rwanda aux populations des principales villes de l’URSS, avant la chute du mur de Berlin. La force
de frappe des milices, de « l’autodéfense populaire », a été considérée par les dirigeants français comme
une arme de dernier recours pour sanctuariser le « pays hutu », comme disent leurs militaires.
Cette arme est devenue opérationnelle après des expérimentations contre les Tutsi du Mutara et de
Kibilira en 1990, contre les Bagogwe en 1991, contre les Tutsi du Bugesera en mars 1992 et lors de la
campagne de massacres qui provoqua l’offensive du FPR de février 1993. La déroute des FAR face à cette
offensive n’a fait qu’accélérer le développement de cette arme « ultime ».
Cependant, cette interprétation des massacres à l’arme blanche par les milices et l’« autodéfense
populaire » comme arme de dissuasion pour pays pauvre est contredite par les faits. Dès le soir du 6 avril
1994, l’appel aux massacres par les milices et l’« autodéfense populaire » a été lancé, alors que le FPR
n’a pas bougé pendant au moins 24 heures. Il ne s’agit donc pas là d’une arme de dissuasion mais d’une
arme d’extermination des Tutsi par tous les moyens, en faisant participer le plus grand nombre possible
de Hutu aux meurtres. Ce n’est pas une arme de dissuasion, c’est une arme de génocide.
Les massacres de Tutsi seront toujours justifiés par les organisateurs du génocide comme un moyen de
pression sur le FPR pour l’obliger à arrêter son offensive et à négocier. L’arme de génocide reste présentée
comme une arme de dissuasion. En effet, le chef d’état-major des FAR, 28 Augustin Bizimungu, explique
à René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la commission des Droits de l’homme de l’ONU, que « les
autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations pour qu’elles arrêtent les exactions, et que
les populations les écouteraient, mais que la conclusion d’un accord de cessez-le-feu était une condition
préalable à un tel appel. » 29 Bizimungu a le soutien de la France, qui considère ce moyen de dissuasion
comme légitime, puisque son ambassadeur, Jean-Michel Marlaud, écrit le 25 avril 1994, époque des grands
massacres dans les lieux où les Tutsi ont été concentrés, « les Hutu, tant qu’ils auront le sentiment que le
FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques. » 30 Il est clair dans cette phrase
que la réprobation de l’ambassadeur de France est dirigée contre le FPR et non contre les massacres.
La France participe à la préparation du génocide
Le génocide était annoncé. L’alerte a été donnée par la publication en février 1993 du rapport de
la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le
1er octobre 1990, menée par la FIDH et Human Rights Watch. Il serait difficile aux dirigeants français
de prétendre qu’ils n’étaient pas au courant des massacres à caractère génocidaire. Le Français Jean
Carbonare, membre de cette Commission d’enquête, en rend compte à l’ambassadeur à Kigali, Georges
Martres, le 19 janvier et à Bruno Delaye à Paris fin janvier. Il parle au journal de 20 heures de France 2,
le 28 janvier 1993. 31
26 Le colonel Déogratias Nsabimana au ministre de la Défense no 181/G3.3.0, Nyagatare, 29 septembre 1991. Objet :
Auto-défense de la population. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 108-111].
http://francegenocidetutsi.org/Nsabimana29septembre1991autodefense.pdf
27 Renaud Girard, Quand la France jetait Kagamé en prison..., Le Figaro, 23 novembre 1997.
28 Les FAR sont les Forces armées rwandaises.
29 ONU A/49/508, S/1994/1157.
30 Ministère des Affaires étrangères, l’ambassadeur de France au Rwanda, 25 avril 1994, A/S : Rwanda
RW/DIVERS/940422A. Cf. Mission d’information parlementaire [180, Tome II, Annexes, p. 276]. http://
francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
31 Bruno Masure, Plateau Jean Carbonare, France 2, 28 janvier 1993. http://www.ina.fr/video/CAB93005500
1286
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Quelle va être la réaction du gouvernement français ? Apparemment, il ne modifiera en rien son soutien
au régime rwandais qui, selon le rapport de cette Commission, organise les massacres. Il faut rappeler
que deux séismes surviennent peu après. Au Rwanda, le FPR, arguant de nouveaux massacres de Tutsi,
qui ont juste été suspendus pendant la durée de la Commission d’enquête internationale, rompt le cessezle-feu le 8 février, met l’armée rwandaise en déroute et n’arrête sa marche sur Kigali le 21 février qu’en
raison de l’envoi de renforts militaires par Paris. En France, le Parti socialiste du Président Mitterrand
est mis en déroute par la droite.
Le premier Conseil restreint, inaugurant la nouvelle cohabitation, se réunit le 2 avril 1993. Va-t-il
remettre en cause, au vu du rapport de la Commission internationale, la politique française vis-à-vis
du Rwanda ? Va-t-il dénoncer le régime criminel que la France a soutenu jusqu’alors ? Point du tout,
les Léotard, Juppé, Balladur, qui voudraient faire croire qu’ils n’ont fait que contribuer à la paix, vont
renforcer l’option militaire. Le ministre de la Défense, François Léotard, affirme que le FPR « est en
progression vers Kigali. Il marche avec des troupes en civil. » C’est une information curieuse, car le FPR
a proclamé un cessez-le-feu le 21 février et en a signé un avec le gouvernement rwandais le 7 mars à
Dar es-Salaam. L’alternative est entre l’évacuation de nos ressortissants et de nos soldats ou au contraire
un renforcement militaire. Nos dirigeants jugent qu’« il y a des risques de massacres si nous partons
[...] Nous ne pouvons pas partir. » Ils décident de renforcer le dispositif militaire français, d’envoyer un
millier d’hommes supplémentaires et de « recompléter les matériels, les munitions » de l’armée rwandaise
à la charge du ministère français de la Coopération. 32 Aucune allusion n’est faite aux crimes du régime
rwandais dénoncés par cette Commission internationale.
Cette décision va mettre en branle le processus génocidaire, en ce mois d’avril 1993. La France s’engage
contre un ennemi, le FPR, dont les troupes seraient en civil, comme dit François Léotard. Autrement
dit, l’ennemi est représenté par les Tutsi. C’est lors de ce Conseil restreint du 2 avril 1993, que se noue
l’alliance entre le gouvernement de droite et François Mitterrand pour préparer l’élimination de l’ennemi,
c’est-à-dire le génocide des Tutsi du Rwanda. Le 20 mai, le général Jean Varret est remplacé par le général
Huchon à la Mission militaire de Coopération. Varret aurait voulu limiter le rôle du DAMI PANDA à sa
mission d’instruction... 33 Le renforcement en hommes et en munitions destinées à l’armée rwandaise va
se faire de manière en grande partie secrète.
Par la formation de paras-commando, de CRAP, 34 de commandos de chasse, par l’entraînement de
membres de la garde présidentielle et des milices, par le maintien des mentions ethniques sur les cartes
d’identité, la participation aux contrôles ethniques sur les barrières, par l’encouragement à l’organisation
de la défense civile, par l’informatisation des fichiers de suspects, par la tolérance des massacres perpétrés
devant ses militaires, la France a participé à la préparation du génocide, puisque ses dirigeants savaient
ce qui se préparait.
La présence de deux conseillers français, les lieutenants-colonels Maurin et Damy auprès des chefs
d’état-major de l’armée et de la gendarmerie, la présence d’officiers français comme assistants techniques
auprès des unités d’élite de l’armée, de la gendarmerie et de la garde présidentielle, et la mise sur écoute
des liaisons téléphoniques et radioélectriques, placent les Français au cœur de l’armée et de la gendarmerie
rwandaise et leur permettent d’être parfaitement informés de ce qui se trame.
La France soutient les plus extrémistes
Avant 1992, le Rwanda est un régime à parti unique, le MRND, auquel chaque Rwandais adhère à
sa naissance. À partir du discours de La Baule, en juin 1990, la France fait pression pour passer au
multipartisme. Ce sera effectif au Rwanda en 1992. Alors réapparaît le MDR, héritier du Parmehutu, le
parti du président Kayibanda et des Hutu du Sud. D’autres partis se créent dont un, la Coalition pour la
défense de la République (CDR), est un parti ouvertement anti-tutsi qui s’oppose aux accords de paix en
cours de négociation avec le FPR, lesquels rendaient aux Tutsi leurs droits de citoyens et permettaient
Conseil restreint du vendredi 2 avril sur le Rwanda. Compte rendu de l’état-major particulier. http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint2avril1993.pdf
33 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 220].
34 CRAP : Commando de recherche et d’action en profondeur. Leur création remonte à l’enseignement du colonel Lacheroy.
Cf. Ministère de la Défense nationale, Service d’action psychologique et d’information, Guerre révolutionnaire et arme
psychologique, Conférence du colonel Lacheroy, 2 juillet 1957, p. 11.
32
1287
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
le retour des exilés. La CDR est soutenue par la France, en premier lieu par François Mitterrand, 35 elle
réclame le maintien de la présence militaire française et l’organisation de l’« autodéfense populaire ». Un
gouvernement de coalition entre le MRND et les partis d’opposition est mis en place en 1992. Il entame
des négociations de paix avec le FPR qui sont systématiquement combattues par le MRND et la CDR.
La France constitue le Hutu Power
Au lieu de soutenir les partis d’opposition favorables à un régime démocratique, la France, de concert
avec Habyarimana, les fait éclater. Après l’attaque en février 1993 du FPR, qui serait allé jusque Kigali
si des troupes françaises n’y avaient pas été dépêchées, le ministre de la Coopération, Marcel Debarge,
flanqué du conseiller de l’Élysée, Dominique Pin, va plaider à Kigali pour une réconciliation du Premier
ministre du gouvernement de coalition avec le président Habyarimana et pour un front commun contre
le FPR, c’est-à-dire un front commun de « race », Hutu contre Tutsi. Appelé Hutu Power, il réunit les
fractions Power, c’est-à-dire ouvertement anti-Tutsi, des partis MDR, PSD et PL, avec le MRND, dont
Habyarimana n’est plus président, et les Hutu les plus extrémistes groupés dans la CDR. Le programme
du Hutu Power est le rejet des accords de paix et la lutte contre les Tutsi.
L’assassinat le 21 octobre 1993 du président burundais Ndadaye, un Hutu élu démocratiquement, va
précipiter, au Rwanda, cette scission dans les partis d’opposition entre les fractions Hutu Power et les
partisans des accords de paix. Il donne un argument aux propagandistes qui persuadent les Hutu que les
Tutsi veulent les tuer.
Il faut bien voir que dans ce front commun hutu, se trouvent les partisans de l’ancien président
Kayibanda, le « père de la révolution hutu », qui n’ont pas oublié qu’Habyarimana l’a renversé puis
fait disparaître. Les profiteurs du régime d’Habyarimana, qui, pour ne rien perdre de leurs prérogatives,
sabotent le gouvernement de coalition en recourant aux pogroms anti-Tutsi, comme dans les années 1960,
vont se rapprocher des nostalgiques de la 1re République hutu de Kayibanda. Mais c’est aller-là, en
fait, contre Habyarimana. Le front commun hutu, le Hutu Power, va se retourner contre Habyarimana
lui-même. Les extrémistes lui reprochaient de protéger les Tutsi, alors qu’en réalité, il ne les a jamais
protégés. Mais le fait qu’il soit allé à Arusha signer les accords de paix en août 1993, même s’il l’a fait
malgré lui, va fédérer les extrémistes contre lui.
La France a violé tous les accords de cessez-le-feu
Depuis 1991, la France ne respecte aucun des accords de cessez-le-feu en ne retirant pas ses troupes.
François Mitterrand s’est personnellement opposé à ce retrait à plusieurs reprises. Elle poursuit également
des livraisons d’armes et d’autres fournitures militaires, fin 1993 et début 1994, en dépit des interdictions
stipulées dans les accords de paix d’Arusha et dans les règles de la zone libre d’armes de Kigali, créée
par la résolution 872 du Conseil de sécurité. Ces livraisons d’armes ont été officielles. Cela contredit
l’affirmation selon laquelle la France aurait tout fait en faveur de ces accords de paix.
Elle a retardé le plus tard possible le retrait de ses troupes. Elle a modifié l’accord de coopération de
1975, limité à la gendarmerie, en l’étendant à l’armée pour transformer des militaires en coopérants. Des
membres du DAMI, qui n’avaient pas le statut et les avantages des coopérants militaires, sont sans doute
restés en plus de ceux-ci après le 14 décembre 1993.
La France comptait faire partie des Casques bleus
Lors de l’offensive du FPR en février 1993, Mitterrand décide de demander à l’ONU de déployer au
Rwanda une force d’interposition. C’est bien lui qui a demandé l’intervention des Nations Unies, alors
qu’il leur reprochera en 1994 de s’être « emparées de ce problème ». 36 Cette demande a été formulée avant
l’arrivée du gouvernement de droite.
Mitterrand comptait bien transformer ses soldats présents au Rwanda en Casques-bleus. Mais l’accord
du FPR est stipulé dans les textes signés à Arusha et celui-ci a refusé.
35 Le 1er septembre 1992, Bruno Delaye, conseiller du Président Mitterrand, transmet à Jean-Bosco Barayagwiza, principal
idéologue de la CDR, les remerciements du président de la République après l’envoi d’une lettre ouverte, signée par 700
citoyens rwandais, remerciant la France de son appui. Cf. J.-P. Chrétien [57, p. 143].
36 Interview de François Mitterrand à la télévision (TF 1 + France 2), 10 mai 1994.
1288
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
L’obligation de partir et de laisser la place aux Belges a été mal vécue par les militaires français. Loin
de coopérer avec la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), les conseillers
militaires français ont été de connivence avec les officiers rwandais pour contourner les contrôles sur les
armes de la MINUAR, en cachant les armes lourdes et en invitant les militaires rwandais à garder des
armes à leur domicile. 37
Les preuves de la planification du génocide
Parmi les documents démontrant la planification du génocide, nous retenons en particulier :
- Le « Manifeste des Bahutu » ou « Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda » 38
dénonce le monopole politique d’une race, le Tutsi, et juge que le départ des Belges risque d’aggraver l’état
de servitude du Hutu. Il s’oppose à la suppression des mentions ethniques sur les cartes d’identité. Il veut
faire admettre les Hutu dans l’enseignement en proportion de ce qu’ils représentent dans la population.
Il revendique la liberté d’expression pour dénoncer le monopole des Tutsi, enfin il dessine les contours
d’une guerre raciale où les Hutu pourraient faire valoir « le nombre, l’aigreur et le désespoir » contre les
diplômés tutsi.
- L’« Appel à la conscience des Bahutu », suivi des « Dix commandements du Muhutu », publié
dans Kangura no 6 de décembre 1990 avec son article 8 : « Les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des
Batutsi. » 39
- La note du 27 juillet 1992 d’Anatole Nsengiyumva, chef du renseignement militaire, au chef d’étatmajor des FAR, ayant pour objet, l’« État d’esprit des militaires et de la population civile ». 40 Elle décrit
les événements que risque de déclencher la mise en application des Accords de paix d’Arusha : « Notre
pays est en train d’être vendu à l’ennemi » qui « risque de nous submerger ». Les conditions de la fusion
des deux armées sont inacceptables : « les militaires ne l’admettraient pas ». « La population demande
alors que les FAR puissent faire quelque chose pour redresser la situation avant que ce NE soit trop tard ».
Beaucoup de civils demandent aux militaires de « mettre fin à ces agissements de civils irresponsables ».
Le chef de l’État est même mis en cause : « S’il ne réagit pas à temps face à ces situations dramatiques
pour sauver la Nation et les honnêtes gens, il va se retrouver seul ». Si, malgré toutes ces mises en garde,
les accords sont mis en application, il transparaît de ce texte un scénario qui risque de se dérouler : un
coup d’État, l’élimination du président et des négociateurs des accords de paix, le génocide des Tutsi, le
massacre de leurs « complices », la reprise de la guerre, la démoralisation et la défaite des FAR, et enfin
la fuite des Hutu.
- La lettre du 21 septembre 1992 de Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des FAR, « Définition
et identification de l’ENI ». 41 L’ennemi principal est « le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste
et nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la Révolution
Sociale de 1959 et qui veut reconquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes. »
Le partisan de l’ennemi principal est « toute personne qui apporte tout concours à l’ennemi principal ».
- Le discours de Léon Mugesera du 22 novembre 1992 à Kabaya. 42 Il dit aux Hutu : « Allez-vous
sincèrement attendre que ce soit eux [les complices du FPR] qui viennent vous décimer ? » « L’erreur
fatale que nous avons commise en 1959, c’est que nous les avons laissé sortir » [les Tutsi]. [Chez eux],
« c’était en Éthiopie, mais nous allons leur chercher un raccourci, à savoir la rivière Nyabarongo ».
Interview de Gonzague Habimana, membre du bataillon paras-commando, par Cécile Grenier, 31 décembre 2002.
Le manifeste des Bahutu du 24 mars 1957, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 100-107]. http://francegenocidetutsi.org/ManifesteBahutu24mars1957.pdf
39 Jean-Pierre Chrétien, Presse libre et propagande raciste au Rwanda, Politique africaine, no 42, juin 1991, pp. 119-120.
http://francegenocidetutsi.org/AppelConscienceBahutu10CommandementsKangura6Decembre1990p6-8.pdf
40 Anatole Nsengiyumva, Note au Chef EM AR, 27 juillet 1992, Objet : État d’esprit des militaires et de
la population civile. Source : The Linda Melvern Rwanda Genocide archive. http://francegenocidetutsi.org/
Nsengiyumva27juillet1992EtatDesprit.pdf
41 République rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G2, 21 septembre 1992,
no 1437/G2.2.4. Objet : Diffusion d’information. Destinataires : Liste A, Comdt Sect OPS (Tous), Info : EM Gd N. Signé Déogratias Nsabimana, colonel BEM, Chef EM FAR, SECRET. TPIR, K1020494 à K1020507. http://francegenocidetutsi.
org/NsabimanaDefinitionEnnemi21septembre1992.pdf
42 Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 ; 7 -21 janvier 1993, pp. 24-25. Une traduction par Thomas Kamanzi a été publiée sur http://www.rwanda.net.
http://francegenocidetutsi.org/MugeseraKabaya.pdf
37
38
1289
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
- Le fax du général Dallaire du 11 janvier 1994. Ce fax expose les révélations de l’informateur JeanPierre, responsable de l’entraînement des Interahamwe. 43 1 700 hommes ont été entraînés dans des
camps militaires de l’armée à l’extérieur de la capitale. Ils sont répartis en 40 groupes dans tout Kigali.
Ils disposent de caches d’armes. L’informateur a reçu l’ordre d’enregistrer tous les Tutsi dans Kigali. Il
suspecte que ce soit en vue de leur extermination. Son personnel peut tuer jusqu’à mille personnes en
vingt minutes.
- L’émission de la RTLM du 3 avril 1994, où le speaker Hitimana annonce de manière énigmatique
que les Tutsi du FPR vont, dans la semaine qui vient, tenter de prendre le pouvoir par la voie des armes
et qu’ils vont précipiter dans la mort les enfants du pays. Mais le peuple se soulèvera et sera le vrai
bouclier... 44
Le plan de génocide
Nous le reconstituons à partir du plan en 4 points de la CDR : 45
1- Balayer les Accords d’Arusha, en éliminant le Président Habyarimana, le Premier ministre, Agathe
Uwilingiyimana, le Premier ministre pressenti, Faustin Twagiramungu, le président de la cour suprême
et tous les ministres favorables aux accords de paix.
2- Chasser les Belges, en attaquant leurs Casques-bleus.
3- Éradiquer les Tutsi, en mobilisant par la radio la population derrière les milices et en l’organisant
dans l’« autodéfense populaire ».
4- Bouter le FPR hors du Rwanda, avec les Forces armées rwandaises. Demander l’aide de la France
si nécessaire.
Habyarimana est éliminé pour empêcher l’application des accords de paix
L’attentat du 6 avril 1994 n’est pas complètement élucidé. La plupart des indices, en particulier les
témoignages dignes de foi rassemblés par la commission Mutsinzi, 46 rendent hautement probable que ses
auteurs soient des militaires rwandais extrémistes, opposés à la mise en application des accords de paix.
Il est établi que le Président Habyarimana, soumis aux pressions internationales, n’avait plus le soutien
de son propre parti, ni celui de ses proches. Sa décision de mettre en place les institutions prévues par
les Accords d’Arusha, sans la participation du parti extrémiste CDR, est connue des extrémistes dès le
2 avril. C’est la raison pour laquelle ils ont décidé de passer à l’acte, au soir du 6 avril. Ont-ils pris cette
décision seuls ?
La mise à l’écart du Président Habyarimana, « un chef d’État qui a finalement tout raté », avait déjà
été envisagée par l’ambassadeur de France, Georges Martres, dans un télégramme diplomatique adressé à
Paris le 11 mars 1993. 47 Le 26 février, le ministre de la Défense de l’époque, Pierre Joxe, ne se montrait pas
plus tendre à l’égard d’Habyarimana, en écrivant à François Mitterrand qu’il était « largement responsable
du fiasco actuel ». 48 L’engagement de la France en faveur des Accords d’Arusha n’a jamais été aussi fort
que pendant le génocide, après qu’elle les ait délibérément violés en mettant en place, de concert avec
le colonel Bagosora, le gouvernement intérimaire. Auparavant, si elle a fait dire qu’elle les soutenait,
chaque dirigeant français jugeait en apparté que ces accords faisaient la part trop belle au FPR. Quant
43 http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB53/rw011194.pdf Le texte est aussi publié par la Commission
d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/15, Annexe 12, p. 24]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-15.pdf#page=24
44 David Servenay, Enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, RFI, 29 mars 2004 ; Gabriel Périès,
David Servenay [179, pp. 262-265].
45 Ce plan est connu par l’audition du père Guy Theunis, Det. Jud. Bruxelles, PV no 9011, 14 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/TheunisArtiges14juin1994.pdf Cf. Christian Terras, Mehdi Ba, Rwanda : l’honneur perdu de
l’Église, Golias, 1999, pp. 67-68.
46 République du Rwanda. Rapport d’enquête sur les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat
du 06/04/1994 contre l’avion présidentiel rwandais Falcon 50 No 9XR-NN, 20 avril 2009. http://mutsinzireport.com/
wp-content/uploads/2010/01/Rapport_Francais.pdf
47 Georges Martres, TD Kigali, 11 mars 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 217-218]. http://francegenocidetutsi.org/Martres11mars1993CDRruptureHabyarimana.pdf
48 Le ministre de la Défense, Note pour le Président de la République, 006816, 26 février 1993. Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Joxe26fev1993.pdf
1290
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
à la grande muette, 49 elle a vécu son « départ » de décembre 1993 comme une humiliation, alors que les
militaires belges étaient de retour. Compte tenu de ces faits, la participation de certains éléments français
à la mise à l’écart – certes assez radicale – du président rwandais n’a rien d’invraisemblable.
La première phase du plan de génocide, « Balayer les accords d’Arusha », passe par l’élimination de
celui qui va les mettre en œuvre, le Président Habyarimana. Sa mise à l’écart est déjà envisagée dans la
note du colonel Nsengiyumva du 27 juillet 1992, la menace est répétée sur la radio RTLM, 50 le 3 avril,
par Noheli Hitimana. Dans Kangura de décembre 1993, Hassan Ngeze annonçait même l’assassinat du
chef de l’État par un Hutu.
L’avion d’Habyarimana a été abattu probablement par des missiles. Les tirs étant partis d’une zone
contrôlée par l’armée rwandaise ou par la garde présidentielle, les tireurs ont bénéficié de leur complicité.
Le simulacre de fusillade par des tirs en l’air, qui suivit presque immédiatement la chute de l’avion, et
l’interdiction faite aux Casques-bleus de se rendre sur les lieux du crash, sont des indices supplémentaires
de l’implication de militaires rwandais dans l’attentat.
L’imputation immédiate de l’attentat à des Casques-bleus belges est le fait des extrémistes hutu, qui
tiennent la RTLM, et de l’ambassade de France. Elle est le signe que la deuxième phase du plan de
génocide « Chasser les Belges » est en marche. Des extrémistes ont eux-mêmes déclaré qu’ils ont tué
Habyarimana. 51 Mais, attribuer ce crime à des Belges pour le compte du FPR, était le meilleur moyen
de soulever les militaires rwandais contre les Casques-bleus belges.
Attribuer aussi le crime aux Tutsi, c’était les désigner à la vindicte de la garde présidentielle, des parascommandos, des miliciens et des membres des groupes d’autodéfense, dressés pour combattre l’ennemi
tutsi et ses complices.
Force est de constater que ces extrémistes avaient le soutien de la France et l’ont encore à ce jour. Les
faits suivants obligent à reconnaître que la France est impliquée dans cet attentat. Les militaires français
ne pouvaient pas ignorer ce qui se tramait, étant donné leur position dans les deux états-majors et dans
les unités d’élite.
L’ambassade de France à Kigali, dès le soir de l’attentat, a fait courir le bruit, par son répondeur
téléphonique, que des Belges avaient abattu l’avion. Sur quoi se fondait cette accusation ? Sur le fait que
les auteurs des tirs portaient des uniformes belges ? C’est possible, mais la participation de militaires
belges à l’attentat n’a aucun fondement.
Des militaires français sont allés sur les lieux du crash dans les 15 à 20 minutes qui ont suivi. 52 Ils y
sont retournés plusieurs fois. Ils ont probablement récupéré les deux enregistreurs CVR et FDR et des
débris des missiles. 53 Le commandant Grégoire De Saint-Quentin et des experts français ont fait une
enquête sur l’attentat. Ce rapport d’enquête et les pièces à conviction prélevées se trouvent en France et
n’ont jamais été remis à un juge ni réclamés par le juge Bruguière.
De retour du lieu du crash vers 21 h 15, Aloys Ntabakuze, commandant du bataillon paras-commando,
appelle ses soldats à venger la mort du président en tuant les Tutsi. De Saint-Quentin est à ses côtés.
C’est le début du génocide. 54
L’intervention de l’ex-capitaine Barril dans les médias pendant l’opération Turquoise, le 28 juin 1994,
brandissant une fausse boîte noire, prétendant avoir trouvé les lance-missiles et accusant le FPR de
l’attentat, est une opération décidée au sommet de l’État français pour démentir un journal belge qui
49 L’armée est souvent désignée en France par la périphrase « la grande muette ». Mais en l’occurrence, concernant le
Rwanda, l’armée joue un rôle déterminant. Elle s’y révèle comme le dépositaire et le continuateur d’une politique impériale
de conquête et de défense de territoires outre-mer.
50 RTLM : Radio-télévision libre des mille collines.
51 R. Dallaire [72, pp. 440-441].
52 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, No 543/DEF/EMA/ESG. Cf. Mission d’information parlementaire,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http://francegenocidetutsi.org/
FicheMinDef7juillet1998.pdf
53 Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel : Le récit en direct de la
famille Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 17 http://francegenocidetutsi.org/ja19940428Habyarimana.
pdf ; Stephen Smith, Habyarimana, retour sur un attentat non élucidé, Libération, 29 juillet 1994, pp. 14-15 http:
//francegenocidetutsi.org/SmithLiberation29juillet1994.pdf ; Vincent Hugeux, Rwanda : Pourquoi tant de gêne ?,
L’Express, 12 février 1998, p. 76 http://francegenocidetutsi.org/HugeuxExpress12fevrier1998.pdf ; Rapport Mutsinzi
d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994, pp. 53-55.
54 Audition de Charles Bugirimfura, para-commando, Rapport Mucyo [65, Annexes, Témoin 17, p. 36] http://
francegenocidetutsi.org/AnnexesRapportMucyo071115.pdf#page=36 ; Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6
avril 1994 [64, pp. 73-74]. http://francegenocidetutsi.org/mutsinzi.pdf#page=73
1291
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
accuse des militaires français d’avoir tiré sur l’avion d’Habyarimana et pour rendre le FPR responsable
du génocide. 55
L’ex-capitaine Barril qui, envoyé par l’Élysée, travaillait pour Habyarimana bien avant le génocide, se
trouve au Rwanda ou dans la région des grands lacs au moment de l’attentat. 56 Connaissant probablement les auteurs de l’attentat, comme l’affirme Gérard Prunier, comment se fait-il qu’il n’ait pas averti
Habyarimana ? 57 La Mission d’information parlementaire a pris soin d’éviter de l’interroger.
Pendant quatre ans, la justice française ne fait pas d’enquête sur cet attentat qui a coûté la vie aux
trois membres de l’équipage, d’anciens militaires français. Des pressions sont exercées sur leurs familles
pour qu’elles ne déposent pas plainte. 58 Ce n’est qu’après la formation d’une Mission d’information
parlementaire, en 1998, qu’une enquête est confiée au juge Bruguière. Celui-ci attend fin 2006 pour la
conclure, en émettant contre des membres du FPR des mandats d’arrêt, fondés sur aucun fait matériel
vérifiable, mais uniquement sur des témoignages qui se révèlent faux et sur les accusations des génocidaires
enfermés à Arusha ou encore en liberté. Le juge ne fait faire aucune expertise de la carcasse de l’avion
abattu. Il n’a pas demandé au ministère de la Défense de lui transmettre le dossier de l’enquête faite par
les militaires français sur l’attentat et les pièces à conviction qu’ils ont ramenées.
Aucune enquête n’est faite sur la mort de deux Français, adjudants-chefs de gendarmerie, et de
l’épouse de l’un d’eux. En revanche, le bruit a été répandu qu’ils ont été tués par le FPR. Cependant, le
général Huchon écrit à la famille de Maïer qu’il « aurait été abattu par les milices armées rwandaises ».
Le médecin-chef des EFAO à Bangui, Michel Thomas, certifie que René Maïer a été tué par balles d’arme
à feu le 6 avril 1994 vers 21 h à Kigali, soit dans la demi-heure qui suit l’attentat. 59 L’autre gendarme
était spécialiste de transmissions. Les contradictions des autorités françaises à propos de leur mort font
supposer que celle-ci est liée avec l’attentat. Ils ont pu être tués pour qu’ils ne parlent pas ou être pris
dans la fusillade qui a suivi ou encore y avoir été impliqués plus directement, volontairement ou non.
Le silence de la France sur certaines questions autour de l’attentat comme l’empressement de l’ambassade à le mettre au compte des Belges, le secret autour des objets prélevés par ses militaires dans
les débris de l’avion, le rôle de l’ex-capitaine Barril, la connivence avec les auteurs du génocide, la font
suspecter d’être coauteur ou complice de cet attentat qui donne le signal du génocide des Tutsi.
La France, partie prenante du coup d’État
L’assassinat du président Habyarimana le 6, l’élimination, le 7, des personnalités politiques dont
la présence était nécessaire pour mettre en place les institutions prévues par les Accords d’Arusha, la
formation, le 8, d’un gouvernement Hutu Power, qui est exactement à l’opposé de ces accords de paix,
sont les trois phases d’un même plan de coup d’État dans lequel la France joue un rôle essentiel.
Après l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, la France ne fait rien pour entraver, dans les heures
qui suivent, les assassinats des responsables politiques partisans des accords de paix. Au contraire, par
la passivité de l’ambassadeur, le 7 avril au matin, par le refus des militaires français présents au camp
Kigali de se porter au secours des Casques-bleus belges, par la rencontre dans l’après-midi du 7 de
l’ambassadeur Marlaud et du lieutenant-colonel Maurin, attaché de Défense par intérim, avec le colonel
Bagosora, principal organisateur du coup d’État, la France entérine celui-ci. La France paraît être de
connivence et la passivité de l’ambassadeur n’est qu’apparence. L’attitude de Jean-Michel Marlaud, qui
ne fait rien pour secourir le Premier ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, à 300 m de son ambassade,
est extrêmement troublante et contraste avec l’accueil donné par l’ambassade de France de Bujumbura
le 22 octobre 1993, après l’assassinat du président burundais, à Sylvie Kinigi, Premier ministre et qui,
elle, est tutsi ! En revanche, sur ordre de Mitterrand, l’ambassadeur Marlaud se préoccupe d’Agathe
Habyarimana, la veuve du président assassiné. L’autre Agathe, Premier ministre, n’existe pas à ses yeux.
En effet, le conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, Bruno Delaye, lui écrit le 7 avril :
Hervé Gattegno, Corine Lesnes, Rwanda : l’énigme de la « boîte noire », Le Monde, mardi 28 juin 1994, pp. 1, 6.
P. Barril [34, p. 176].
57 G. Prunier [175, p. 264].
58 Lettre de Charles de la Baume, PDG de SATIF à Monsieur Georges Dupuis, chef de cabinet au ministère de la
Coopération, 20 rue Monsieur, Paris, 3 août 1994. http://francegenocidetutsi.org/LaBaumeDupuis3aout1994.pdf
59 Comité du 22 avril 1988 à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa, Magazine Fayaoue-Info, Numéro 66, Décembre 2006.
http://www.server44.net/c22a/fayaoue/Numero66.html
http://francegenocidetutsi.org/Fayaouen66decembre2006.
pdf
55
56
1292
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
« La mort du président laisse le pays sans aucune autorité reconnue. »
Paris ne veut pas « se mettre en première ligne ». Une réunion interministérielle, le 7 avril au matin
à Paris, décide d’intervenir auprès de l’ONU pour que la MINUAR « remplisse sa mission de sécurité
à Kigali ». Cette phrase est du plus grand cynisme quand on réalise qu’au même moment, les autorités
françaises à Kigali laissent les militaires rwandais tirer sur les Casques-bleus de la MINUAR. Dix parascommandos belges sont massacrés dans un camp militaire au centre de Kigali, sous les yeux des conseillers
militaires français. Les armes fournies par la France, les blindés AML en particulier, permettent de
neutraliser la force de maintien de la paix de l’ONU, ce 7 avril, quand le génocide commence. Il n’y a aucun
indice que les militaires français, qui conseillent les chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie
rwandaise, aient tenté d’empêcher les militaires et gendarmes rwandais de tirer sur les Casques-bleus.
Le gouvernement français ne se formalise pas de l’assassinat des ministres opposés à Habyarimana,
en particulier de celui du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana. Alain Juppé niera même ces crimes
en disant que l’assassinat d’Habyarimana « a provoqué le départ des responsables hutus modérés ». 60
Le colonel Bagosora est reconnu par le TPIR 61 comme ayant donné l’ordre d’assassiner le Premier
ministre, madame Agathe Uwilingiyimana. Il est l’organisateur du coup d’État mais n’est sans doute pas le
seul. Dans son projet d’imposer un gouvernement militaire, Bagosora n’est suivi que par les commandants
des unités d’élite présentes à Kigali – celles qui disposent de conseillers militaires français –, mais pas par
les autres officiers supérieurs. L’ambassadeur Marlaud le persuade dans l’après-midi du 7 avril de former
un gouvernement civil. Marlaud confie à l’ambassadeur belge que « la mise en place d’un gouvernement
permettra d’empêcher le coup d’État qu’il redoute ». 62 Une junte militaire aurait suscité une réprobation
internationale immédiate et aurait renforcé les soupçons contre les militaires rwandais dans l’attentat
contre l’avion présidentiel. Maurin et Marlaud transmettent à Paris une demande d’une importante
fourniture d’armes que Bagosora transmet « au nom du gouvernement rwandais ». 63 Ils avaient déjà
prévu le 7 avril que la guerre avec le FPR allait reprendre.
La France aide à former un gouvernement illégal d’extrémistes
Ce coup d’État est dissimulé par la formation d’un gouvernement intérimaire, le 8 avril, sous l’égide
de l’ambassadeur de France et du colonel Bagosora. Les discussions pour le former ont lieu en partie à
l’ambassade de France où se sont réfugiés plusieurs leaders politiques extrémistes. Le nouveau gouvernement est jugé acceptable par l’ambassadeur de France. Il va prétendre que ce gouvernement respecte les
Accords d’Arusha. Or l’habillage juridique choisi se réfère à la Constitution de 1991, qui n’est plus en
vigueur depuis la signature des Accords d’Arusha d’août 1993. La méthode pour constituer ce gouvernement et sa composition violent délibérément les accords de paix. Coauteur et parrain de ce gouvernement,
l’ambassadeur n’a probablement fait qu’exécuter des ordres reçus de Paris. Dominique Pin et le général
Quesnot affirment le 9 avril à Mitterrand que le FPR a refusé de participer au gouvernement. Or celui-ci,
qui devait recevoir cinq portefeuilles ministériels d’après les accords de paix, n’a même pas été contacté.
Pourquoi l’ambassadeur Marlaud a-t-il poussé à former, aussi rapidement, le 8 avril, un gouvernement
qui n’a rien à voir avec celui prévu par les accords de paix ? S’il avait attendu le 9, des militaires français
auraient été présents en nombre. Ils auraient pu, en coopération avec la force de l’ONU, la MINUAR,
fournir une protection aux personnalités favorables aux Accords d’Arusha et encore en vie. L’ambassadeur
aurait pu imposer la mise en place du gouvernement prévu par les accords de paix dont les membres
n’étaient pas tous assassinés.
L’objectif de la France était donc autre. Il n’était pas de mettre en œuvre les accords de paix. La France
est donc liée, beaucoup plus intimement qu’il n’a été dit, avec les extrémistes de l’Akazu, du MRND, de
la CDR et du Hutu Power, c’est-à-dire avec ceux qui ont planifié et vont orchestrer le génocide des Tutsi.
Nous vérifions par-là que la France est partie prenante de l’organisation du génocide.
60 Audition d’Alain Juppé, 21 avril 1996, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1,
p. 91].
61 TPIR : Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha.
62 F. Reyntjens [182, p. 89].
63 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 106].
1293
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
Un gouvernement de tueurs
Ce gouvernement va se désigner comme le gouvernement « d’Abatabazi », c’est-à-dire le gouvernement
des sauveurs, sauveur des Hutu, bien entendu. Pendant plus de 3 mois, la République française va collaborer avec ce gouvernement des tueurs, et c’est seulement à la mi-juillet que la presse française découvre
que ce gouvernement, qui vient de s’effondrer sous les coups de l’APR, l’armée du FPR, est « réduit à
quelque chose comme la République de Salo ou le gouvernement de Sigmaringen », comme l’écrit Jean
d’Ormesson dans Le Figaro. 64 Sur les vingt trois ministres de ce gouvernement intérimaire, formé sous
les auspices de la France, seize d’entre eux seront accusés de génocide par le TPIR.
Le 7 avril, le FPR propose au général Dallaire d’intervenir contre les massacres
Contrairement à ce qu’ont voulu faire croire certains responsables français, 65 le FPR n’a pas bougé
avant le 7 avril à 16 h, ni à Kigali, ni au nord du pays. 66 Le 7 avril après-midi, son chef militaire, Paul
Kagame, met le général Dallaire en demeure d’intervenir pour faire cesser les massacres. Il lui propose
de former une force conjointement avec des éléments non extrémistes des FAR pour faire cesser les
assassinats et désarmer les éléments des FAR qui en sont les auteurs. Dallaire lui répond que le mandat
de la MINUAR n’autorise pas celle-ci à mener d’opération offensive et il le prévient que toute action
du FPR à Kigali, ou toute offensive dans la zone démilitarisée, sera considérée comme une violation du
cessez-le-feu.
Le 7 avril, le FPR est attaqué par des tirs sur le CND
Dans la nuit du 6 au 7, et le 7 en début d’après-midi, le bataillon FPR stationné au CND, qui n’a
pas bougé jusque-là, comme l’attestent de nombreux témoins, est la cible de tirs. Même les Français le
reconnaissent dans l’ordre d’opération Amaryllis. 67 Les tirs proviennent entre autres du camp de la garde
présidentielle qui est à proximité. Les accusations selon lesquelles c’est le FPR qui a rompu le cessez-le-feu
sont donc totalement fausses. Le FPR, grand gagnant des négociations d’Arusha, n’avait aucun intérêt
à reprendre les hostilités. Ce bombardement est l’amorce de la quatrième phase du plan de génocide,
« Bouter le FPR hors du Rwanda ». La reprise de la guerre est nécessaire pour permettre le génocide
des Tutsi, faire partir les étrangers, camoufler le génocide en attribuant les massacres au FPR ou en les
présentant comme une réaction des Hutu à la tentative du FPR de prendre le pouvoir par la force, ou
comme des dommages collatéraux des combats.
Il fallait éliminer Habyarimana pour déclencher le génocide des Tutsi
Les extrémistes accusent les Belges d’avoir assassiné Habyarimana pour le compte du FPR, c’est-à-dire
des Tutsi. Ils présentent ce crime comme la preuve que les Tutsi veulent massacrer les Hutu. Ils invitent
ceux-ci à tuer les Tutsi pour ne pas être tués par eux. C’est le signal de la troisième phase du plan de
génocide, « Éradiquer les Tutsi ». La reprise des combats par le FPR, en réplique aux massacres, fournit
aux propagandistes hutu la preuve que les Tutsi veulent reconquérir le pouvoir. Ce sont les fondements
de la Révolution de 1959 qui sont attaqués, disent-ils aux Hutu. Ils ont rappelé qu’Habyarimana, en
prenant le pouvoir, fit cesser les persécutions contre les Tutsi et ils ne manquaient d’ailleurs pas de le lui
reprocher. Et loin de lui être reconnaissants, les Tutsi l’ont tué !
Habyarimana n’avait pas de scrupules pour organiser des assassinats pour éliminer des opposants ou
des concurrents et des massacres contre les Tutsi. Il préparait en 1994 le massacre d’opposants dont les
noms figuraient sur des listes, selon Jean Birara, mais il ne le déclencha pas. Cependant, certains avancent
qu’Habyarimana ne pouvait pas ordonner le génocide des Tutsi parce qu’il n’aurait pas pu se justifier
au niveau international. Il était donc devenu l’obstacle au déclenchement du génocide. Le tuer, c’était
rendre possible le génocide et c’était en même temps le justifier en en accusant les Tutsi. Les auteurs de
l’attentat contre son avion ont donc fait coup double.
Jean d’Ormesson, « J’ai vu le malheur en marche », Le Figaro, 19 juillet 1994, p. 28.
Le général Quesnot l’affirme. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 343].
66 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 254, 257-258].
67 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II,
Annexes, p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
64
65
1294
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Cette thèse qu’Habyarimana a été non pas tué, mais sacrifié, pour permettre le génocide des Tutsi,
trouve sa justification dans les élucubrations politico-théologiques de Kantano Habimana sur RTLM, le 13
juin 1994 : « Le MRND a donné son militant suprême, prêche-t-il, comme Dieu a donné en offrande son
fils Jésus qui est mort sur la croix pour le salut de tous les pêcheurs, de tous les hommes. » Emporté par
sa foi sanguinaire, il avoue que le MRND a consenti à l’assassinat d’Habyarimana pour le salut des Hutu,
c’est-à-dire pour empêcher la prise de pouvoir par le FPR et le génocide des Hutu : « Le général-major
est mort le 6 avril, à 20 h 30 du soir, et son sang a sauvé tous les Rwandais qui étaient voués à la mort
et qui devaient être tués par les inkotanyi après cette opération de prise du pouvoir. Cet homme donc
qui était un éminent militant du MRND, le MRND a accepté de le sacrifier pour que son sang sauve un
grand nombre de Rwandais qui devaient périr avec la prise du pouvoir par les inkotanyi. » 68
Le 8 avril, la France sait que le génocide des Tutsi est déclenché
Le texte des consignes données aux militaires français, l’ordre d’opération Amaryllis, rédigé le 8 avril,
évoque parmi les actions de représailles de la garde présidentielle dans la ville de Kigali pour venger
la mort du Président Habyarimana, l’« élimination des opposants et des Tutsi ». Qu’est-ce donc que
l’élimination des Tutsi, sinon le génocide des Tutsi ? Le 9 avril, quand les troupes françaises sont arrivées
à Kigali, les responsables français savent donc très bien que le génocide des Tutsi, dont ils avaient souvent
entendu parler dans le passé, est déclenché.
Les dirigeants français prennent soin de ne pas informer l’ONU de cette intervention militaire. Ce
faisant, puisqu’ils sont informés que le génocide des Tutsi est commencé, ils ne respectent pas l’article
VIII de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui stipule que les
signataires peuvent saisir les organes compétents de l’ONU en cas d’actes de génocide.
La décision de Paris d’évacuer ses ressortissants, prise le 8 avril, et, fait tout à fait exceptionnel, de
fermer son ambassade le 12 avril, sont deux signes que les dirigeants français savaient très bien que le
génocide des Tutsi était déclenché. Mais ils ne voulaient pas y paraître impliqués.
La France refuse de coopérer pour arrêter les massacres
Le 10 avril, les troupes françaises, en coopération avec les Casques-bleus de la MINUAR, les troupes
belges de l’opération « Silver Back », les troupes italiennes qui débarquent à Kigali et les marines US qui
arrivent à Bujumbura, auraient pu et dû stopper les massacres. Les militaires français se sont limités à
l’évacuation des ressortissants français, d’Européens, de la famille Habyarimana et d’extrémistes hutu.
Le colonel Poncet, commandant d’Amaryllis, a reçu l’ordre de ne pas réagir au massacre de milliers de
personnes innocentes qui s’accomplissait sous les yeux des militaires français et d’éviter que les journalistes
soient témoins de leur passivité devant ces crimes. Les journalistes français dépêchés sur place ont comme
consigne de ne parler que de l’évacuation des étrangers, donc de passer sous silence les massacres.
En plein bain de sang, l’ambassadeur de France fait pression sur les autorités belges pour que pas
plus de 250 soldats belges ne débarquent à Kigali, afin de ne pas affecter « notre crédibilité vis-à-vis des
FAR ». 69 De nombreuses unités des FAR, les Forces armées rwandaises, sont à ce moment-là occupées à
massacrer. Ainsi, aux yeux de l’ambassadeur de France, il est plus important de garder notre crédibilité
vis-à-vis des tueurs que de collaborer avec les Belges qui étaient prêts, au début, à intervenir contre les
massacres.
Les soldats belges de l’opération Silver Back, finalement débarqués le 10, se trouvent bloqués à l’aéroport toute la journée du 11. Ce jour-là, les Casques-bleus belges de la MINUAR quittent l’École technique
officielle de Kicukiro (ETO) pour se regrouper à l’aéroport, ce qui provoque le massacre de plus de 2 000
Tutsi qui s’étaient placés sous leur protection. L’ONU est accusée de cet abandon. Mais les troupes françaises sont tout autant responsables de ce massacre que les Casques-bleus belges, le colonel Luc Marchal,
le général Dallaire et les responsables de l’ONU à New York. En effet, des militaires français sont passés
deux fois à l’ETO, le 11 au matin. Lors de leur deuxième passage pour évacuer des étrangers, ils ouvrent
la route aux Casques-bleus belges qui profitent de leur venue pour quitter ce cantonnement. Les militaires
68 Kantano Habimana, RTLM, 13 juin 1994. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 326]. Les inkotanyi
désignent le FPR et par extension les Tutsi.
69 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 259-260].
1295
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
français sont en particulier directement responsables de l’abandon de Boniface Ngulinzira, l’ancien ministre des Affaires étrangères et négociateur des Accords d’Arusha, qui leur avait demandé, à leur premier
passage, de l’évacuer.
Cette lâcheté démontre le peu de cas que les Français faisaient des accords de paix, considérant,
comme le dit le général Quesnot à l’instar des tueurs, que ces accords donnaient « un avantage exorbitant
au FPR dans l’encadrement de la future armée rwandaise. » Dans cette note à François Mitterrand du
29 avril 1994, il ajoute : « On a fait pression sur les Hutus pour qu’ils signent des conditions intenables. »
Cette phrase, révélant le double langage de la France, laisse pantois. Elle renforce les soupçons sur le rôle
de Paris dans l’élimination d’Habyarimana et montre que tous les appels du Quai d’Orsay en faveur de
l’application des Accords d’Arusha, pendant le génocide, ne sont que propos hypocrites.
Non assistance à personnes en danger
Les Français abandonnent leur personnel tutsi dont quelques chanceux seront sauvés par les soldats
belges. Ils refusent d’évacuer les orphelins de Marc Vaiter. Ces derniers serviront plus tard de prétexte
quand Bernard Kouchner voudra montrer la compassion de notre pays en tentant de négocier sans succès
leur évacuation vers la France. En juin, il prétextera du sauvetage d’orphelins, dont beaucoup avaient
déjà été massacrés, pour justifier une intervention des parachutistes français sur Kigali. En revanche, ils
évacuent le 11 avril, vers Paris, les enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, du nom d’Agathe Habyarimana
et surtout, ils évacuent des extrémistes et leurs familles qui ont trouvé refuge à l’ambassade de France.
En effet, alors que les partisans des accords de paix se font assassiner, des ministres MRND, des idéologues extrémistes comme le fondateur de la radio RTLM, s’abritent à l’ambassade. Qu’avaient donc à
craindre Casimir Bizimungu, Augustin Ngirabatware, Ferdinand Nahimana et Pauline Nyiramasuhuko,
eux qui vont organiser les massacres ? La vraie raison de leur présence à l’ambassade de France n’est pas
principalement d’assurer leur sécurité, c’est surtout de mettre en place le gouvernement intérimaire.
Le FPR est le seul à respecter la Convention contre le génocide
Des responsables français, comme le général Quesnot, prétendent contre toute évidence que le FPR est
passé à l’attaque dès le 6 avril. D’autres, à l’instar des extrémistes hutu, prétendent que le bataillon FPR
au CND a attaqué la garde présidentielle. Ainsi, Alain Juppé, le 18 mai 1994, déclare devant l’Assemblée
nationale que « face à l’offensive du Front patriotique rwandais », les militaires des FAR ont commencé
l’« élimination systématique de la population tutsi », laissant entendre que l’offensive du FPR a précédé
les massacres. Ceci est faux mais sera répété sans cesse, ou sous d’autres formes, comme « le FPR refuse
un cessez-le-feu ». 70
Nous avons vu que c’est après que le commandant de la MINUAR ait répondu à Kagame qu’il ne
ferait rien contre les massacres que le FPR s’est préparé au combat. Compte tenu que le FPR était
bien placé pour savoir, le 7 avril, que le génocide des Tutsi a été déclenché, il apparaît qu’il est la seule
organisation politico-militaire qui respecte la Convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide. En effet, le Rwanda a signé cette Convention en 1975. Signataire des Accords d’Arusha,
que l’ONU s’est engagée à aider à appliquer au Rwanda, le FPR n’est plus, en 1994, un mouvement
« rebelle », contrairement à ce qu’écrivent et disent les journalistes. Selon ces accords, il lui est attribué
cinq portefeuilles ministériels et une partie de ses troupes doit être intégrée dans l’armée nationale. Le
FPR est donc tenu de respecter cette Convention contre le génocide et il le fait. Il est le seul à le faire.
Si le lecteur veut bien se souvenir à l’issue de quelles circonstances cette Convention de 1948 a été
élaborée et votée, il remarquera qu’on n’arrête pas un État qui exécute un génocide par des gesticulations
diplomatiques, des défilés derrière des banderoles, des prières au Ciel ou des jeûnes non-violents. Certes,
les admonestations et mises en demeure par des moyens pacifiques sont nécessaires, mais si elles se révèlent
vaines, il s’agit bien, dans cette Convention, d’utiliser la force armée contre les assassins. Le FPR l’a fait.
On dira que le FPR n’a fait aucune admonestation préalable pour faire cesser les massacres. Cette
critique est admissible si on n’examine les faits qu’à partir du 6 avril 1994. Or, si beaucoup l’ignorent, les
70 Note du ministère des Affaires étrangères, 25 avril 1994, Attentat du 6 avril 1994. RW/DIVERS/940422A. Signée JeanMichel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda, Paris, 25 avril 1994, pp. 4-5. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 276-277]. http://francegenocidetutsi.org/Marlaud25avril1994.pdf
1296
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
exilés tutsi, membres du FPR, savent qu’au Rwanda, depuis 1959, le régime hutu tue les Tutsi en toute
impunité et que la « communauté internationale » ne l’a jamais condamné.
On pourrait objecter que c’était au gouvernement rwandais de respecter la Convention et non au FPR.
À partir du 9 avril, un gouvernement intérimaire est formé de manière illégale. Tout en prétendant vouloir
les appliquer, il réduit les accords de paix à un chiffon de papier, et organise l’élimination des Tutsi. Le
FPR est fondé à agir, d’une part contre cette violation de la légalité, d’autre part contre le génocide. Il
serait en effet absurde de lui dénier le droit d’agir au nom de la Convention de 1948 contre le génocide,
en prétextant que seul le gouvernement pouvait invoquer cette Convention, alors que ce gouvernement
est lui-même en train d’organiser le génocide.
On pourrait objecter que le FPR n’était pas autorisé à agir au nom de la Convention de 1948 sans
l’autorisation de l’ONU. À l’article I de cette Convention, nous lisons que les parties contractantes s’engagent à prévenir le génocide. Il n’est pas spécifié qu’elle doivent attendre une décision du Conseil de
sécurité de l’ONU pour agir.
On pourrait objecter que le FPR n’était pas autorisé à agir au nom de la Convention de 1948 parce
que le génocide des Tutsi n’était pas reconnu par l’ONU. Or, la reconnaissance d’un génocide tient dans
sa définition à l’article II. Elle ne requiert pas explicitement l’intervention d’une instance internationale,
pour déterminer une partie prenante à la Convention à agir.
Considérant les faits a posteriori, nous sommes obligés de reconnaître que le FPR s’est conformé à la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et que, en revanche, la France ne l’a
pas respectée.
Un génocide, pas une guerre
Pendant tout le génocide des Tutsi, il ne sera question dans les médias que de luttes interethniques
au Rwanda. Aux Nations Unies, on parlera de luttes interethniques, de guerre civile ou même d’agression
étrangère. La qualification de génocide va être l’occasion de vifs débats au Conseil de Sécurité à partir
de fin avril, mais la routine diplomatique aidant, on parlera surtout de cessez-le-feu et de catastrophe
humanitaire.
Génocide ou guerre, cette question va être débattue dans la presse française de manière étrangement
décalée de 50 ans, à propos de l’attitude du Président Mitterrand vis-à-vis du génocide des Juifs. Ce
président socialiste, qui fait fleurir chaque année la tombe du Maréchal Pétain, auteur des lois antijuives
de 1940, « ne porte sur le génocide qu’un regard distant », selon son conseiller Jacques Attali, « ce n’est
pour lui qu’un fait de guerre, pas une monstruosité de la nature humaine. » 71
Nous observons ici que le génocide des Tutsi en 1994 n’est pas un sous-produit de la guerre, un
effet collatéral. C’est le contraire. Le 6 avril 1994, c’est le déclenchement du programme génocidaire qui
provoque la guerre et non l’inverse. Des historiens débattent au sujet de savoir si le génocide des Juifs
a été décidé par les nazis avant 1939 ou si, comme l’écrit Arno Mayer dans « La “solution finale” dans
l’histoire » (1988), c’est l’échec devant Moscou de l’opération Barbarossa fin 1941 qui a déclenché le
judéocide effectif.
Pour le génocide des Tutsi, cette discussion n’a pas lieu d’être. L’attaque armée d’octobre 1990 est
une réaction légitime d’exilés, victimes des « petits » génocides de 1959, 1963, 1973 et rejetés par leurs
pays d’accueil. Des menaces de génocide sont exprimées par de hauts responsables rwandais dès 1990.
Des actes de génocides sont perpétrés par le régime Habyarimana contre les Tutsi de 1990 à 1993. Après
la signature des Accords de paix d’août 1993, qui lui concèdent des avantages importants, le FPR attend
leur mise en application. Le 6 avril, les extrémistes anti-tutsi assassinent ou font assassiner le Président de
la République, qui vient de se résigner à implémenter ces accords. Le massacre des Tutsi commence autour
du camp de Kanombe, une heure après l’attentat et le 7, dès l’aube, l’armée et les milices assassinent
les responsables politiques favorables à ces accords. Le bataillon FPR, venu à Kigali dans le cadre des
accords de paix, est visé par des tirs. Il sort du CND le 7 au soir, alors que la force de maintien de la
paix de l’ONU, la MINUAR, tétanisée devant les tueurs, fait le compte de ses morts. Les Casques-bleus
belges, chargés de la protection du Premier ministre, ont été lynchés au camp Kigali par les militaires
rwandais devant leurs conseillers français. Des unités du FPR partent à pied de Mulindi, à 60 km au
71 Patrick Jarreau, L’inauguration du Musée-mémorial d’Izieu par le président de la République : Pour M. Mitterrand,
le génocide s’inscrit dans une logique de guerre, Le Monde, 23 avril 1994, p. 14.
1297
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
nord, pour secourir leurs camarades à Kigali. Un nouveau gouvernement, qui viole les Accords d’Arusha,
est mis en place avec la bénédiction de la France. Il prend en charge l’organisation des massacres. C’est
ainsi que la guerre a commencé. La guerre contre le FPR a été provoquée parce qu’elle faisait partie du
programme de génocide des Tutsi et permettait de le camoufler.
Fait remarquable, une grande part des efforts de l’armée gouvernementale va être affectée au massacre
des Tutsi, plutôt qu’à la guerre contre le FPR.
Dans une bonne moitié du Rwanda, l’Ouest et le Sud, les massacres de Tutsi vont redoubler, alors que
l’armée du FPR n’y arrivera pas, ou seulement début juillet pour la région de Butare, non inclue dans la
zone Turquoise.
Jean-Pierre Chrétien, publiant le journal du docteur Blam, médecin à Kibuye, introduit un sous-titre
caractéristique : « Une “guerre” sans adversaire. Un génocide. » 72 Jackie Mukandanga, l’épouse de Blam,
confrontée à un des tueurs, Joseph Mpambara de Mugonero, commune de Gishyita (Kibuye), devant un
tribunal hollandais qui n’acceptait de juger ce dernier, selon elle, que pour des crimes de guerre, nous a
dit : « Mais je n’ai jamais été en guerre contre Joseph Mpambara et les Hutu. » D’innombrables exemples
pourraient être cités, hélas, pour confirmer que ce fut un génocide, un abattage systématique des Tutsi
et non une guerre. Et il est odieux d’arguer des pauvres cailloux, bâtons ou lances que ces voués à la
mort utilisèrent contre leurs agresseurs pour qualifier ces massacres de combats, de luttes interethniques
ou tribales, comme le feront beaucoup d’organes de presse.
Jean Chatain, qui est allé au Rwanda pendant le génocide, dénonce ces mensonges colportés par les
médias pour cacher devant l’opinion internationale un génocide délibéré :
Certains commentateurs français parlent de « massacres interethniques sur fond de guerre civile. »
Il y a là un double mensonge par omission. La première partie de la phrase rend responsables des
atrocités les deux camps en présence. Or les massacres ont exclusivement visé les adversaires politiques
de l’ex-parti unique MRND et son allié CDR, puis la minorité tutsie promue par la dictature au rôle
de victime expiatoire. La seconde partie de cette même assertion inverse l’ordre des événements. Ce
n’est pas la reprise de la guerre civile qui a provoqué le génocide, ce sont les massacres qui ont précédé
et entraîné la reprise des affrontements militaires entre les forces du FPR et celles de la dictature. 73
La France laisse volontairement continuer les massacres
Le premier reproche qui puisse être fait à la France, c’est de n’avoir rien fait contre les massacres et
d’avoir tout fait pour les cacher. La France savait à quoi s’en tenir dès le 8 avril. Elle avait les moyens
d’intervenir militairement puisqu’elle l’a fait le 9 avril puis le 23 juin. Pourquoi les troupes françaises,
débarquées le 9 avril, ont-elles été retirées le 13 avril ?
La seule alternative au retrait des troupes aurait été, pour les militaires français, selon des propos
prêtés par le belge Olivier Lanotte au général Quesnot, un soutien aux FAR pour les aider à résister au
FPR et une action pour faire arrêter les massacres. Une action ouverte contre le FPR était impossible
en raison de la présence de la MINUAR et du soutien – prétendu – de la France aux Accords de paix
d’Arusha. L’action pour faire arrêter les massacres aurait dû être commencée dès le 9 avril, en coopération
avec la MINUAR et les Belges de Silver Back, après le 10. La France a coopéré juste un peu avec les
Casques-bleus et avec les Belges pour l’évacuation des « Blancs ».
La France ne s’est pas opposée aux massacres pour trois raisons. Primo, ils ont permis d’éliminer les
« hommes de paille », 74 les personnalités favorables aux accords de paix, donc adversaires du gouvernement que la France a contribué à mettre en place. Secundo, s’opposer aux massacres, c’était s’opposer
aux Forces armées rwandaises que la France cherchait à soutenir face au FPR. Tertio, les militaires et
dirigeants français savaient très bien que l’élimination des infiltrés et plus généralement des Tutsi de
l’intérieur par l’« autodéfense populaire », constituait l’arme de dissuasion ultime pour empêcher le FPR
de s’emparer de la capitale et de prendre le pouvoir. S’opposer à ces massacres, c’était faciliter la victoire
du FPR.
J.-P. Chrétien [57, p. 110].
Jean Chatain, De Nyamirambo à la colline des Tutsis, récit d’un génocide, L’Humanité, 2 juin 1994.
74 Expression utilisée par le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, lors de son entretien avec le colonel Rosier.
Cf. Message du colonel Rosier au général Le Page, samedi 25 juin 1994, 7 h 45. Cf. Sylvie Coma, Rwanda : Les bonnes affaires
du capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009. Texte publié également par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. Voir http://sites.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=955. http:
//francegenocidetutsi.org/RosierLepage25juin1994.pdf
72
73
1298
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Jugée par rapport aux invariants de la politique française, la situation au Rwanda vers le 13 avril
n’est pas mauvaise : d’une part, l’application des accords partageant le pouvoir et l’armée avec le FPR
n’est plus à l’ordre du jour. D’autre part, un gouvernement tout entier acquis à la France est en place à
Kigali et la Belgique retire ses soldats.
La politique de la France est décrite laconiquement par Michel Roussin au Conseil restreint le 13 avril :
« Nous sommes dans une situation où les comptes vont se régler sur place ». Ce règlement de compte doit
donc se dérouler sans témoin. La France ferme son ambassade le 12 avril pour ne pas paraître compromise
dans la nécessaire opération chirurgicale qu’est l’éradication des Tutsi en cours. Le prétexte du départ
est tout trouvé, les cinq cercueils de Français, que les militaires ramènent avec eux, donnent à la France
le statut de victime.
L’amputation de la partie tutsi de la population rwandaise va être une opération chirurgicale douloureuse. Les concepteurs de cette ablation se moquent de la douleur des victimes mais se soucient plus de
la sensibilité délicate des diplomates. Pour cela, il importe que l’opération se déroule dans la plus grande
asepsie, c’est-à-dire en milieu clos et sans témoin. On opérera sous anesthésie de la conscience du reste
de l’humanité, par la diffusion de substances analgésiques : luttes tribales, antagonisme ancestral, tout le
monde tue tout le monde 75 ; ou par l’administration de soporifiques, du genre, c’est le chaos, c’est la rue
qui commande, le cessez-le-feu que nous avons réussi à obtenir par les efforts de nos diplomates n’est pas
respecté.
À ce même Conseil restreint du 13 avril, François Mitterrand appuie la proposition d’Alain Juppé de
suspendre la MINUAR et de n’en maintenir qu’un contingent symbolique. 76 Les tueurs pourront opérer
à l’aise.
Le Président Mitterrand a délibérément laissé continuer les massacres. Sinon, il aurait envoyé ses
troupes avant le 23 juin pour les stopper. Le 10 mai, l’ancien pensionnaire des maristes du 104 rue
de Vaugirard, 77 paraphrasant le « suis-je le gardien de mon frère » du Caïn de la Genèse, déclare à la
télévision : « Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’est... l’horreur qui
nous prend au visage. C’est... Nous n’avons pas le moyen de le faire... et nos soldats ne peuvent pas
être les arbitres internationaux des passions qui, aujourd’hui, bouleversent et déchirent tant et tant de
pays. » 78
Il s’est justifié en déclarant que c’était l’affaire des Nations Unies, « qui s’étaient emparées de ce
problème », et que « nous n’avons pas à nous y substituer ». 79 Le président de la République oublie que
c’est lui-même qui, le 3 mars 1993, a demandé au gouvernement de faire appel aux Nations Unies. S’il
avait défendu l’action de celles-ci,
1) il n’aurait pas laissé les militaires rwandais tirer sur les Casques-bleus avec des armes françaises ;
2) il n’aurait pas voté la réduction des effectifs de la MINUAR le 21 avril ;
3) il aurait équipé des troupes africaines pour la MINUAR 2, ce qu’il n’a pas fait avant l’opération
Turquoise.
Si en juin 1994, deux mois après le début de génocide, François Mitterrand et Alain Juppé se décident
à intervenir, c’est seulement parce que leurs protégés sont en pleine déroute militaire devant les troupes
du FPR, qui mettent fin au génocide là où elles arrivent et risquent de découvrir l’inavouable. 80
La France coopère avec les tueurs pendant le génocide
En dépit de la fermeture de son ambassade à Kigali, la France va continuer sa coopération avec le
gouvernement intérimaire rwandais, de manière aussi discrète que possible. La visite du « ministre » des
75 Propos de François Mitterrand au chancelier Helmut Kohl - Sommet franco-allemand de Mulhouse, mardi 31 mai 1994.
http://francegenocidetutsi.org/KohlMitterrand31mai1994.pdf
76 Conseil restreint du 13 avril 1994. Secrétariat : Colonel Bentégeat. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint13avril1994.pdf#page=3
77 François Mitterrand débarque pour étudier le droit et les sciences politiques, en octobre 1934 au 104 rue de Vaugirard à
Paris, animé par les maristes. Militant de l’action catholique, proche de l’Action française, il aurait été Volontaire national,
le mouvement des jeunes du colonel de la Rocque. Le 1er février 1935, il manifeste contre l’« invasion des métèques ». Cf.
P. Péan, Une jeunesse française, Fayard, 1994, pp. 25, 33, 38.
78 Paul Amar, France 2, Patrick Poivre d’Arvor, TF 1, entretien télévisé du Président de la République, 10 mai 1994.
79 Ibidem.
80 L’inavouable est le titre du livre publié par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry en 2004. Ce qui est inavouable, c’est
la participation de la France à un génocide. Un des buts de Turquoise a été de récupérer les soldats envoyés pour soutenir
les forces génocidaires.
1299
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
Affaires étrangères rwandais le 27 avril à Paris est prévue pour se faire en catimini. C’est celui-ci qui
l’ébruitera par une conférence de presse le lendemain. Après que la majorité des Tutsi ait été exterminée
en cette fin avril, Paris, de concert avec le Gouvernement intérimaire rwandais, cherche certainement
à normaliser les choses, après que la « nécessaire ablation chirurgicale du corps étranger tutsi » ait
été accomplie. Mais la situation militaire ne permet pas de pause, et les massacres des Tutsi restants,
principale arme de dissuasion du gouvernement « des Sauveurs », continuent. La présence à Paris du
principal idéologue, Jean-Bosco Barayagwiza, qui appelle les Hutu à tuer les Tutsi, rend la compromission
des dirigeants français avec les tueurs rwandais évidente. Mais quasiment personne à Paris ne connaît le
personnage.
Les échanges entre Paris et le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) se feront de manière constante
pendant tout le génocide. Si le coup de téléphone de Bruno Delaye pour faire cesser une attaque, ou même
plus, à l’hôtel des Mille Collines est connu, la lettre du Président intérimaire Sindikubwabo du 22 mai,
remerciant François Mitterrand de son aide « jusqu’à ce jour », témoigne de ce que la France a fait dans
l’ombre pour soutenir les tueurs dans leur « travail ». Paris est bien sûr informé des massacres dans la
région de Butare que ce président intérimaire est allé déclencher le 19 avril.
La coopération militaire n’a pas été interrompue. Des militaires français étaient au Rwanda pendant
le génocide. Le général Quesnot admet qu’une dizaine est restée. Leur présence était, selon certaines
personnalités politiques et militaires, conforme « aux accords d’Arusha qui prévoyaient le maintien de
l’Assistance militaire technique ». 81 Certains sont restés au Rwanda « en sonnettes » après l’opération
Amaryllis, d’autres sont revenus après, en mai, selon le colonel Martin-Berne, pour « une mission de
reconnaissance ». 82 Le général Lafourcade le reconnaît explicitement. 83 Georges Ruggiu, ce Belge qui
appelait sur les ondes de la RTLM à tuer des Belges et qui logeait au camp militaire « Kigali », voit
pendant la période du 16 avril au 21 mai, 4 militaires « français » accompagner le chef d’état-major,
Augustin Bizimungu, et le chef des opérations des FAR, Gratien Kabiligi. 84 Il est probable que des
conseillers militaires français soient restés auprès d’eux pendant toute la durée du génocide. Le général
Dallaire a déclaré en 2004 que des Blancs en uniforme rwandais ont été vus avec les FAR tout le long du
génocide. 85 Ce ne peut être que des Français. Ainsi, l’état-major de l’armée française a pu continuer à
être informé sur les opérations militaires au Rwanda et poursuivre discrètement ses activités de conseil
et encadrement auprès du commandement de l’armée rwandaise.
Le 6 mai, le général Quesnot propose à Mitterrand une stratégie indirecte pour « rétablir un certain
équilibre ». Les actions de secours de la coopération française en faveur des FAR en difficulté sont discutées
du 8 au 13 mai par le colonel Ephrem Rwabalinda et le général Huchon, rencontre attestée par le juge
Bruguière. Huchon presse son interlocuteur de « fournir toutes les preuves prouvant la légitimité de la
guerre que mène le Rwanda de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir
reprendre la coopération bilatérale ». 86 En attendant, il prépare des actions de secours comportant des
livraisons d’armes, d’appareils de télécommunications, l’envoi d’instructeurs militaires et des actions
médiatiques pour redresser l’image du gouvernement intérimaire dans l’opinion publique internationale.
La mission au Rwanda de Bernard Kouchner du 12 au 18 mai s’inscrit dans ce cadre. Elle est, en
fait, commandée par l’Élysée. 87 Elle a un double but. D’abord elle veut montrer que la France ne se
désintéresse pas du « drame » rwandais. Ensuite, elle vise à prouver que le gouvernement intérimaire
rwandais et les Forces armées rwandaises ne sont pour rien dans les massacres, en permettant, avec
O. Lanotte [125, p. 369].
Entretien du 9 février 2006, G. Périès, D. Servenay [179, p. 316].
83 Entretien du 16 février 2006 avec le général Lafourcade à son domicile, G. Périès, D. Servenay [179, p. 324].
84 Plaidoyer en culpabilité de Georges Ruggiu, TPIR, Case No ICTR-97-32-I, Cassette no 43 transcrite par IB page 12-13.
Texte publié par Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009. Cf. http://sites.radiofrance.fr/franceinter/
ev/fiche.php?ev_id=955. http://francegenocidetutsi.org/RuggiuCassette43.pdf
85 Daniel Mermet, Entretien avec le lieutenant-général Roméo Dallaire, « Là-bas si j’y suis », France-Inter, lundi 8 mars
2004. http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=225
86 Lettre du lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda au ministre de la Défense, au chef d’état-major de l’armée rwandaise,
Gitarama, le 16 mai 1994. Objet : Rapport de visite fait auprès de la maison militaire de Coopération à Paris. http://
francegenocidetutsi.org/RwabalindaRapport.pdf Cette lettre a été ramenée de Kigali durant l’été 1994 par la journaliste
belge Colette Braeckman. Cf. L’Afrique à Biarritz [22, p. 129]. Elle a été publiée dans Dossiers noirs de la politique africaine
de la France [23, pp. 23-26] et dans L’horreur qui nous prend au visage [67, pp. 514-515] ; des citations en sont faites par
Patrick de Saint-Exupéry dans France-Rwanda : des silences d’Etat, Le Figaro, 14 janvier 1998, p. 4.
87 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Mission de B.
Kouchner, 16 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye16mai94MissionKouchnerEchec.pdf
81
82
1300
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
leur collaboration, d’évacuer vers la France des orphelins que, rappelons-le, les militaires d’Amaryllis
avaient refusé d’emmener. Cette mission est dans la droite ligne des entretiens du 9 au 13 mai, que
le colonel Rwabalinda a à Paris avec le général Huchon, qui demande à son interlocuteur de « fournir
toutes les preuves prouvant la légitimité de la guerre que mène le Rwanda de façon à retourner l’opinion
internationale en faveur du Rwanda ». Huchon ajoute encore : « Si rien n’est fait pour retourner l’image
du pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du Rwanda seront tenus responsables des
massacres commis au Rwanda. » La négociation pour le transfert des orphelins échoue et Kouchner va se
répandre dans la presse sur le gouvernement et l’armée rwandaise qui sont impuissants face aux miliciens
« devenus incontrôlables » et à « la rue qui commande », 88 alors que son convoi vers Gitarama, où il
rencontre le Président Sindikubwabo, le Premier ministre Kambanda et d’autres ministres du GIR, était
précédé par un véhicule des Forces armées rwandaises qui faisait lever les barrages des miliciens. 89
Des militaires blancs, probablement français, sont aperçus par des témoins en différents endroits
du Rwanda. À Gikongoro et sur le pont de la rivière Nyabarongo, ils auraient participé aux contrôles
d’identité et à l’exécution de Tutsi. 90
À Cyangugu, ils seraient intervenus pour la remise en état de l’aéroport de Kamembe. 91
L’ex-capitaine Barril, à la tête de plusieurs sociétés privées de « sécurité », est utilisé par le ministère
français de la Coopération pour couvrir les opérations de soutien à l’armée rwandaise de façon que les
organismes officiels français ne soient pas compromis. Barril signe un contrat de plus de 3 millions de
dollars le 28 mai avec le gouvernement intérimaire, pour former de nouveaux Commandos de recherche
et d’action en profondeur (CRAP) et livrer des armes. Ces opérations se font conformément à ce qui a
été convenu entre Rwabalinda et Huchon. Barril a fait plusieurs séjours au Rwanda durant le génocide.
Il y est, dit-il, lors de la chute de Kigali. Il était dans la région vers le 6 avril. À chaque fois qu’il va
au Rwanda, il passe par Gbadolite, la résidence de Mobutu. Qui lui demandera de rendre compte de ses
actes ?
La France livre des armes aux tueurs
Les militaires d’Amaryllis ont apporté des munitions aux FAR le 9 avril et, en partant, ils ont laissé
des armes, dont une pièce d’artillerie. 92 Le prétendu embargo sur les livraisons d’armes, qu’Edouard
Balladur aurait décrété à partir du 8 avril 1994, semble être une fabrication a posteriori. Il était alors
en Chine, occupé à rappeler les dirigeants de ce pays au respect des Droits de l’homme. Les fournitures
d’armes ont continué, quelques jours après le début des massacres, selon Hubert Védrine, 93 jusqu’à la fin
mai, selon Alain Juppé. 94 Elles n’ont en fait pas cessé ensuite, mais elles ont emprunté des chemins plus
détournés.
Les livraisons d’armes sont organisées en collaboration, d’une part au ministère de la Coopération
par le général Huchon et Philippe Jehanne, d’autre part à l’ambassade du Rwanda à Paris où le colonel
Kayumba fait deux longs séjours. Deux sociétés françaises, Sofremas et Luchaire, sont suspectées d’avoir
livré des armes. La société Mil-Tec, basée à l’île de Man, fournit des armes commandées par Kayumba.
Le marchand d’armes d’Annecy, Dominique Lemonnier, qui n’aurait pas livré toutes les armes payées par
le ministère de la Défense rwandais, est mis à contribution. Des livraisons d’armes en provenance d’autres
pays auraient été payées par la France. 95 Pour contourner l’embargo de l’ONU du 17 mai, elles sont
destinées officiellement au Zaïre et parviennent à l’aéroport de Goma par l’intermédiaire de Dominique
Bon, attaché militaire français à Kinshasa, et du consul de France à Goma, Jean-Claude Urbano. 96
Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, pp. 1, 7.
Jean-Pierre Langellier, Agathe Logeart, Un entretien avec Bernard Kouchner, Le Monde, 20 mai 1994, p. 1, 7 ; Mark
Huband, Convoy peppered by bullets as Rwanda rebels fire on UN, The Guardian, 16 mai 1994.
90 Catherine Ninin, Le massacre de Murambi, RFI, 30 mars 2004 ; Interview de Tharcisse Nsengiyumva par Cécile Grenier,
8-9 janvier 2003, Remera (Kigali).
91 C. Braeckman, Le Soir, 20 juin 1994.
92 Luc Marchal [135, pp.246-247] ; Colette Braeckman [44, p. 212].
93 Hubert Védrine, Rwanda : les faits, La lettre de l’Institut François Mitterrand no 8, juin 2004, p. 24. http://www.
mitterrand.org/Rwanda-les-faits.html
94 Compte rendu de son entrevue avec Alain Juppé le 12 juin 1994 par Philippe Biberson, président de Médecins sans
frontières France. Cf. Génocide des Rwandais tutsi 1994 - Prises de parole de MSF [39, pp. 48-49].
95 Stephen Smith, Les mystères de Goma, refuge zaïrois des tueurs rwandais, Libération, 4 juin 1994, p. 15.
96 Human Rights Watch Rwanda/Zaire, Rearming with Impunity, Vol. 7, No 4, May 1995. http://francegenocidetutsi.
org/Rearming-1995.htm
88
89
1301
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
Une banque française, la BNP, intervient dans le règlement d’un achat d’armes aux Seychelles début
juin 1994. 97 Lors de l’opération Turquoise, les armes destinées aux FAR vont continuer à débarquer sur
l’aéroport de Goma, contrôlé par les troupes françaises, en violation de l’embargo de l’ONU. 98
La France camoufle le génocide
Les dirigeants français ont d’abord voulu faire croire que les massacres étaient un acte qui vengeait
la mort du président, puis une réaction à l’offensive militaire du FPR soutenu par l’Ouganda. Ils ont
présenté le massacre de femmes et d’enfants, d’hommes sans défense, comme une lutte interethnique.
Ils les ont attribués à des extrémistes et à des milices incontrôlées. Ils ont prétendu, comme Boutros
Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations Unies, que le chaos régnait au Rwanda, qu’on ne pouvait
plus communiquer avec un seul responsable. Tout ceci est faux. Le gouvernement intérimaire a continué à
fonctionner, l’administration lui obéissait et Paris communiquait avec lui. Les milices dépendaient de deux
partis, le MRND, l’ancien parti unique que la France a toujours soutenu, et la CDR, le parti préféré de
Mitterrand. Leurs armes à feu étaient fournies par l’armée rwandaise. L’« autodéfense civile » répondait
aux ordres des préfets, sous-préfets et bourgmestres ; elle était encadrée par d’anciens militaires.
La France soutient les tueurs dans les instances internationales
La France a soutenu le Gouvernement intérimaire rwandais en cachant le coup d’État devant le Conseil
de sécurité, afin que le Rwanda y conserve son siège, et en recevant à Paris son « ministre » des Affaires
étrangères. 99 En se portant garante de la respectabilité des auteurs du génocide, en cachant la réalité
de leurs crimes, la France a été le principal inhibiteur d’une réaction du Conseil de sécurité des Nations
Unies pour stopper ce génocide.
La France propage l’idée qu’il s’agit d’une guerre, d’une agression extérieure contre le Rwanda. Les
diplomates français n’ont à la bouche que les mots cessez-le-feu et application des Accords d’Arusha.
Pendant le génocide, l’application de ces accords aurait eu le grand avantage d’obliger le FPR à se
retirer au Nord, derrière la zone démilitarisée et de laver les politiciens et militaires rwandais du sang
qu’ils avaient sur les mains. La France fait tout pour empêcher la reconnaissance du génocide des Tutsi,
massacrés par ses amis. Elle intervient fin avril pour que le mot génocide ne soit pas cité dans la déclaration
du président du Conseil de sécurité et pour que celle-ci condamne autant des massacres commis du côté
FPR que du côté gouvernemental. 100
Mi-mai, des responsables français utilisent le mot génocide. Mais leurs déclarations orales permettent
de masquer que par écrit ils y mettent un “s”. 101 La France propose le nom de Bernard Kouchner comme
rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme de l’ONU pour le Rwanda. 102 Il ne sera pas
choisi.
La résolution 929 adoptée par le Conseil de sécurité le 22 juin, rédigée par la France, n’évoque pas
un génocide mais une « crise humanitaire ». Elle accorde à la France un mandat sous chapitre VII de la
charte de l’ONU pour une opération à « caractère strictement humanitaire », « qui sera menée de façon
impartiale et neutre ». L’ambiguïté des termes employés permettra à l’opération, nommée Turquoise, de
prendre la défense des forces génocidaires, qui forcent la population hutu à fuir devant l’armée du FPR.
L’utilisation du mot génocide dans les déclarations verbales de certains représentants français était donc
une feinte pour obtenir ce mandat de l’ONU et pour agir ensuite comme s’il n’y avait pas de génocide.
Les autres membres du Conseil de sécurité auraient dû refuser qu’une telle opération ait un caractère
neutre. « Il ne peut en effet y avoir de neutralité face au génocide, d’impartialité face à une campagne d’ex97 Additif au troisième rapport de la Commission internationale d’enquête (Rwanda). Cf. Lettre datée du 22 janvier 1998,
adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, ONU, 26 janvier 1998, S/1998/63, section 21, p. 6.
http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-63.pdf#page=6
98 Human Rights Watch, ibidem.
99 Paris soutient encore les fantoches rwandais, L’Humanité, 30 avril 1994.
100 Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier, Note du 2 mai 1994 à l’intention du Président de la République,
Objet : Votre entretien avec M. Léotard, lundi 2 mai. Situation. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf
101 Alain Juppé, « Point de vue » Intervenir au Rwanda, Libération, 16 juin 1994.
102 Isabelle Vichniac, Réunion à Genève de la commission des droits de l’homme, Le Monde, 26 mai 1994, p. 6.
1302
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
termination dirigée contre un groupe de population », lit-on dans le rapport Carlsson. 103 Mais, connaissant
le soutien que la France avait apporté au régime rwandais, certains membres du Conseil de sécurité ont pu
penser que la neutralité était un moindre mal, et la prise en charge par la France des frais de l’opération
a été sans doute déterminante.
Turquoise : la France vole au secours des assassins
Répondant à l’appel à l’aide exprimé notamment par la lettre du 22 mai du président intérimaire Théodore Sindikubwabo à François Mitterrand, la France lance l’opération Turquoise constituée de troupes
d’élite équipées d’un armement sophistiqué. Quoique revendiquée comme une opération humanitaire, elle
comprend peu de médecins, d’infirmiers et de matériels pour les secours aux victimes et aucun inspecteur
de police judiciaire pour enquêter sur les massacres.
Tout en protégeant avec force publicité un camp où se trouvent des Tutsi survivants des massacres, les
militaires de Turquoise ont tenté en sous-main de renforcer l’armée rwandaise, qui était en pleine débâcle.
Mais l’offensive du FPR ne leur en a pas laissé le temps. Alors que le génocide des Tutsi a été reconnu
par une instance de l’ONU le 28 juin, ils se sont comportés comme s’il n’y avait pas de génocide, ils n’ont
pas arrêté les massacres dans leur zone baptisée « humanitaire sûre », ils ont laissé les tueurs continuer
leur « travail », ils les ont même entraînés et utilisés pour chasser les « infiltrés », c’est-à-dire les Tutsi
survivants.
L’opération Turquoise avait bien pour but au départ d’aller jusque Kigali. Envoyé en avant-garde,
Bernard Kouchner est allé prier le général Dallaire de faire appel aux troupes françaises pour protéger
des orphelins à Kigali. Le French doctor soumet également à Dallaire une carte où la zone contrôlée par
les Français comprenait la moitié ouest du Rwanda, y compris la capitale Kigali. Dallaire refuse. Selon
lui, les Français « se servaient du prétexte humanitaire pour intervenir au Rwanda, permettant à l’AGR
de maintenir une bande de territoire du pays et un peu de légitimité face à une défaite certaine. » 104
Les militaires français ont reçu l’ordre de coopérer avec les autorités locales qui organisaient les
massacres. Ils prenaient leurs informations auprès d’elles.
Les forces spéciales françaises, les COS, ont laissé passer quatre jours entre le moment où des journalistes les ont informés que des survivants tutsi étaient traqués à Bisesero, dans des montagnes près de
Kibuye, et celui où elles leur ont porté secours. Le groupe de reconnaissance du lieutenant-colonel Duval
a pourtant rencontré des survivants le 27 juin et ne les a pas secouru. Les Français répandent alors dans
les médias l’information selon laquelle le FPR est passé à l’offensive pour couper en deux la zone gouvernementale. Ils annoncent que des rebelles se sont infiltrés jusqu’à quelques kilomètres de Kibuye. Pour le
chef d’état-major, l’amiral Lanxade, les survivants rencontrés par la reconnaissance Duval constituent un
maquis tutsi que les milices hutu sont en train de réduire, selon ses propos en Conseil restreint, le 29 juin.
Le ministre de la Défense, François Léotard, refuse ce jour-là à Gishyita que les militaires français portent
secours à ces Tutsi. C’est grâce à l’initiative de journalistes, dont Sam Kiley du quotidien britannique
The Times, qu’un groupe de reconnaissance français s’est rendu auprès des survivants tutsi. Les militaires
français, devant ces survivants au milieu d’un champ de cadavres, n’ont pu faire autrement, en présence
de journalistes étrangers, que de provoquer l’opération de secours, alors que leur commandant, Marin
Gillier, n’avait pas reçu de ses supérieurs l’ordre de les secourir. Des rescapés affirment qu’il y aurait eu
un accord entre les Français et le gouvernement intérimaire ou le préfet de Kibuye, Clément Kayishema,
pour laisser ce dernier terminer les opérations de ratissage des « infiltrés du FPR ». Cet accord a pu être
convenu lors de la rencontre entre le colonel Rosier et le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, le
24 juin, et renouvelé lors de la visite de Rosier à Kibuye le 27. 105
L’opération de secours depuis Mukamira, camp militaire que les Français ont discrètement rejoint,
n’a pas empêché le FPR de prendre Kigali. L’opération sur Butare échoue lamentablement dans une
103 I. Carlsson, Report of the independent inquiry into the actions of the United Nations during the 1994 genocide in
Rwanda, ONU, S/1999/1257, section 19, p. 55. http://francegenocidetutsi.org/carlsson-fr.pdf#page=55
104 R. Dallaire [72, p. 530]. AGR : Armée gouvernementale rwandaise.
105 Colonel Rosier au général Le Page, samedi 25 juin 1994, 7 h 45. Cf. Sylvie Coma, Rwanda : Les bonnes affaires du capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009. http://francegenocidetutsi.org/
RosierLepage25juin1994.pdf Texte publié également par Benoît Collombat de France Inter le 16 septembre 2009. Voir
http://sites.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=955 ; François Luizet, Cris et murmures à Kibuye, Le
Figaro, 27 juin 1994, p. 2.
1303
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
embuscade, le 1er juillet, où des COS sont faits prisonniers par le FPR. Les Français sauvent la face en
organisant une évacuation d’orphelins et de religieux, le 3 juillet, mais entre ces deux dates, ce sont tous
les tueurs de Butare qui vont se mettre à l’abri des troupes françaises à Gikongoro.
La France fait barrage au FPR
La France se range du côté des auteurs du génocide. Violant ses engagements pris dans la résolution
929, elle s’interpose entre les forces génocidaires et le FPR, en faisant barrage à ce dernier. Elle décide,
sans solliciter l’accord du Conseil de sécurité, de créer une zone humanitaire « sûre », où seul le FPR
est interdit. Les Tutsi y seront toujours pourchassés. Le 4 juillet, les militaires français installent à
Gikongoro de l’artillerie, des missiles Milan, des blindés et font cause commune avec les assassins qui
les aident à creuser des tranchées et à surveiller les mouvements et infiltrations de l’ennemi. Le colonel
Tauzin, alias Thibaut, menace de tirer sur le FPR « sans état d’âme ». De fait, les seuls accrochages
militaires de l’opération Turquoise opposeront les Français au FPR ou à des Tutsi sans défense. Le 15
juillet, des Français sont faits prisonniers par le FPR lors d’une contre-attaque des FAR au nord de la
zone Turquoise. 106
La France ne désarme pas les tueurs
Il n’y a pas eu de désarmement dans la zone « humanitaire sûre » ni des membres des FAR, ni des
miliciens, sauf devant les journalistes. Le comité restreint du 4 juillet à Paris exclut ce désarmement
qui « demanderait en effet un volume de moyens plus important que celui dont nous disposons actuellement ». 107 En fait, les troupes françaises disposent d’une supériorité militaire écrasante sur les FAR qui
se débandent, mais il ne peut être question pour elles de menacer leurs propres amis. Le concept onusien
de zone humanitaire implique pourtant ce désarmement. Les miliciens et les FAR vont pouvoir continuer
dans la zone Turquoise leur « travail », c’est-à-dire tuer des Tutsi en toute sécurité, sans craindre la
menace du FPR, jusqu’au départ des troupes françaises.
La France utilise les miliciens pour faire la chasse aux infiltrés
Les Français, obsédés par la crainte des « infiltrations » du FPR, utilisent les Interahamwe pour faire
la chasse aux Tutsi puisque, comme l’écrit Jacques Isnard, le chroniqueur militaire du journal Le Monde
le 29 juin 1994, « un Tutsi peut s’avérer un combattant du FPR en puissance. » Ils maintiennent les
barrières des Interahamwe en particulier pour « protéger » les camps de Nyarushishi et de Murambi. Ils
entraînent de nouvelles recrues au maniement d’armes. Ils distribuent des armes à des « gendarmes »
rwandais et à des Interahamwe reconvertis en « comité de sécurité civile » ou en supplétifs pour défendre
Cyangugu si le FPR parvenait à dépasser Gikongoro. 108
La France maltraite, torture et fait massacrer les survivants
Les soldats français remettent des Tutsi aux miliciens qui les éliminent. Ils emmènent des Tutsi en
hélicoptères et les larguent de plusieurs mètres de haut dans la forêt de Nyungwe. Les Interahamwe leur
procurent de jeunes femmes tutsi qu’ils violent. Les médecins militaires français à Goma pratiquent des
amputations abusives sur des blessés de Bisesero. Dans les camps, les Tutsi sont privés de nourriture, en
particulier quand ils demandent de pouvoir rejoindre la zone FPR. Au camp de Murambi, les Français
enferment les survivants dans les bâtiments de l’école avec des Hutu qui sont encore armés de machettes. À
leur départ de ce camp en août, ils abandonnent les Tutsi sans aucune défense, alors que les Interahamwe
sont toujours là. 109
Monique Mas [139, p. 463].
Note du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères, 4 juillet 1994. Objet : Rwanda ; concept de
zone humanitaire protégée, contenu, évolution. http://francegenocidetutsi.org/MinDefMinAffEt4juillet1994.pdf
108 Képi blanc, no 549, octobre 1994. http://francegenocidetutsi.org/KepiBlanc549.pdf#page=7 ; Rapport Mucyo [65,
p. 230]. http://francegenocidetutsi.org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=236
109 Sources : Rapport Mucyo, pp. 181, 197, 200, 241, 247, 251, 262, 271 http://francegenocidetutsi.org/
RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=187 http://www.francerwandagenocide.org/spip.php?article23 ; Laure Coret,
François-Xavier Verschave, L’horreur qui nous prend au visage, Karthala, 2005.
106
107
1304
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
La France ne fait pas taire les radios de la haine
Les Français laissent la radio RTLM et Radio Rwanda continuer à diffuser leurs incitations à tuer les
Tutsi. Ce sont ces radios qui appellent les Hutu à fuir au Zaïre avec le gouvernement et les forces génocidaires, entraînant ainsi des dizaines de milliers de personnes dans la mort. François Léotard, ministre
de la Défense, se justifiera en faisant valoir que « la destruction d’un émetteur ne faisait pas partie du
mandat confié à la France par l’ONU », 110 alors que plusieurs protestations de membres du Conseil de
sécurité se sont élevées contre les propos assassins de la radio RTLM. 111
La France n’enquête pas sur les massacres
Contrairement à son engagement d’enquêter sur les massacres, le gouvernement français n’envoie à
l’ONU que de vagues synthèses sans intérêt. Au lieu d’enquêter, les militaires français installent leurs
campements sur des lieux de massacres, comme à l’école de Murambi à Gikongoro et au stade Gatwaro
à Kibuye. En installant un terrain de volley-ball à quelques pas des fosses communes de Murambi, ils
ont montré leur mépris pour les restes des Tutsi martyrs. Pendant ce temps, l’accès au camp est contrôlé
par une barrière toujours gardée par les Interahamwe qui tuent les Tutsi à la recherche d’eau ou de
nourriture. 112
La France n’a pas arrêté les auteurs du génocide
Le génocide ayant été reconnu dans sa définition donnée à l’article II de la Convention de 1948 sur
la prévention et la répression du crime de génocide, par une instance des Nations Unies, le 28 juin
1994, les dirigeants français étaient tenus de par l’article VI de cette Convention, dont la France est
partie prenante, d’arrêter les présumés coupables, d’autant plus que des troupes françaises étaient sur
place avec un mandat de l’ONU sous chapitre VII autorisant le recours à la force. Ils n’ont remis aucun
coupable présumé aux Casques-bleus de l’ONU qui leur ont succédé. Les quelques assassins arrêtés sont
relâchés au départ des troupes françaises. Le 11 juillet, le général Lafourcade proposait d’accueillir les
membres du gouvernement intérimaire en zone humanitaire. L’opération Turquoise a ouvert un couloir
vers le Zaïre qui a permis à la plupart des criminels de s’enfuir et de continuer leur œuvre de mort. À ce
jour, de nombreux tueurs sont encore en liberté, grâce à la France.
La France encourage l’exode des Hutu au Zaïre
Hormis quelques cas mis en exergue pour la presse, les militaires français appellent la population hutu
à fuir au Zaïre. Ils sont en grande partie responsables de cet exode forcé au Zaïre. C’était envoyer les gens
à la mort car, éloignés de leurs champs, ils n’avaient aucun moyen de survie. De plus, la région de Goma,
où le choléra est endémique, n’était pas préparée pour recevoir un tel afflux de personnes. La principale
source d’eau était le lac Kivu qui était pollué par les cadavres résultant du génocide.
Même vis-à-vis des Hutu, la France n’a pas rempli la mission humanitaire à laquelle elle s’était engagée
par la résolution 929. L’objectif partagé avec les auteurs du génocide était de montrer que le FPR régnerait
sur un désert. Les militaires français ont laissé les génocidaires piller, détruire et incendier avant de fuir,
en de nombreux endroits comme à Cyangugu, où les ruines en étaient encore visibles début 2009.
Depuis leur déroute, la France soutient les génocidaires rwandais
Début août 1994, le général Dallaire rencontre Augustin Bizimungu, le chef des FAR, rhabillé de frais
par les Français et tout ragaillardi. 113 Grâce à la bienveillance française et à la prise de contrôle des
Alain Frachon, Afsané Bassir Pour, Radio Mille Collines épargnée ?, Le Monde, 31 juillet - 1er août 1994, p. 3.
ONU, S/RES/925 (1994), section 8. http://francegenocidetutsi.org/94s925.pdf ; Conseil de sécurité 1er juillet
1994 S/PV.3400, p. 4. http://francegenocidetutsi.org/spv3400-1994.pdf#page=4
112 « Rwandan Government troops moved freely throughout the area today and a checkpoint less than a mile from the French
base was manned by militiamen with machetes, rifles and grenades. » Traduction de l’auteur : Les forces gouvernementales
rwandaises se déplacent aujourd’hui librement dans cette zone et un checkpoint à moins de 1,6 km de la base militaire
française [à l’école de Murambi] est gardé par des miliciens armés de machettes, fusils et grenades. Cf. Raymond Bonner,
French Establish a Base in Rwanda to Block Rebels, New York Times, July 5, 1994, pp. A1, A7.
113 R. Dallaire [72, p. 585].
110
111
1305
35.1. RÉSULTATS FACTUELS
camps de réfugiés par les ex-FAR et Interahamwe, ceux-ci vont se réarmer et entretenir l’insécurité au
Rwanda jusqu’en 1998. Chassés des camps en 1997, ils se reconstitueront en République Centrafricaine
ou au Congo Brazzaville, puis au Congo Kinshasa, quand Laurent-Désiré Kabila se brouillera avec Kigali.
Aujourd’hui encore, des troupes des FDLR continuent de semer la mort au Kivu, alors qu’un de leurs
dirigeants, Callixte Mbarushimana, s’abrite en France. 114
La France a tout fait pour que les aides d’urgence internationales soient dirigées vers les camps de
réfugiés au Zaïre et en Tanzanie plutôt que vers le Rwanda. Elle a fait pression au Conseil de sécurité pour
que le tribunal international sur le Rwanda n’ait pas son siège à Kigali et pour que ses militaires ne soient
cités comme témoin que dans des conditions extrêmement restrictives. De nombreux criminels rwandais
ont trouvé asile en France, où la justice n’a toujours pas en 2012 ouvert un seul procès. Pourtant le TPIR
a chargé la justice française de juger le prêtre Wenceslas Munyeshyaka et l’ancien préfet de Gikongoro,
Laurent Bucyibaruta, responsable en particulier des massacres de Kaduha, Murambi et Cyanika du 21
avril qui ont fait des dizaines de milliers de morts. Celui-ci coule des jours paisibles en liberté dans notre
beau pays.
La France est responsable des guerres au Zaïre-RDC
La constitution dans les camps au Zaïre, à proximité immédiate de la frontière avec le Rwanda, d’une
force politico-militaire bien décidée à prendre sa revanche, traquant les Tutsi rwandais ou banyamulenge 115 au Kivu et lançant des opérations de guérilla dans l’Ouest du Rwanda, a été le facteur qui a
déclenché l’intervention militaire du Rwanda en 1996 pour vider les camps de réfugiés rwandais au Zaïre.
La France est directement impliquée dans ces événements :
- en ne s’opposant pas en 1994 à l’exode forcé de plus de deux millions de Rwandais, soit le quart de
la population ; 116
- en ne désarmant pas les auteurs présumés des massacres ;
- en ne les arrêtant pas ;
- en aidant les forces qui avait commis le génocide des Tutsi à se réorganiser et à se réarmer. 117
Malgré les mercenaires serbes et Christian Tavernier qu’elle a envoyés à son secours, 118 la France
n’arrivera pas à sauver Mobutu, face à l’offensive du mouvement de Laurent-Désiré Kabila soutenu par
une armée de Banyamulenge et de Rwandais. Mais la rupture entre ceux-ci sera une grande victoire
pour la France, et un grand malheur pour la population du Congo-RDC. En 2009, d’anciens génocidaires
rwandais, groupés dans les FDLR, continuent à semer la terreur et à massacrer au Kivu. Un de leurs
chefs, Callixte Mbarushimana, les commande depuis la France sans être inquiété. 119
La France a permis le génocide
À plusieurs occasions, la France pouvait faire arrêter l’engrenage du génocide :
- fin 1990 en se retirant comme la Belgique pour désavouer les rafles et massacres ;
- en n’intervenant pas en juin 1992 ;
- en n’intervenant pas en février 1993 ;
- en suspendant la coopération militaire, suite au rapport de la Commission d’enquête internationale
de mars 1993 ;
- en respectant les Accords de paix d’Arusha qui stipulaient l’arrêt des livraisons d’armes et du soutien
militaire dès le premier cessez-le-feu du 29 mars 1991 ;
114 Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, ONU, S/2009/603, 23 novembre 2009,
pp. 26, 28.
115 Les Banyamulenge sont des populations rwandophones vivant au Zaïre.
116 Boutros Boutros-Ghali, ONU, S/1994/1133, 6 octobre 1994.
117 Human Rights Watch, Rwanda/Zaire : Rearming with Impunity - International Support for the Perpetrators of the
Rwandan Genocide, May 1995, Vol. 7, No. 4 http://francegenocidetutsi.org/Rearming-1995.htm ; United Nations International Commission of Inquiry (Rwanda), ONU, S/1998/1096. http://francegenocidetutsi.org/sg-1998-1096.pdf
118 François-Xavier Verschave, La Françafrique, Le plus long scandale de la République, Stock, 1998, pp. 253-282.
119 Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, ONU, S/2009/603, 23 novembre 2009,
pp. 26, 28. La CPI lance un mandat d’arrêt contre Mbarushimana en 2010, à la suite de quoi il est emprisonné en France.
1306
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
- en retirant ses troupes, après la mise en place du GOMN le 11 août 1992, conformément à l’accord
de N’Sele du 29 mars 1991, confirmé à Arusha le 12 juillet 1992 ; 120
- après l’attentat du 6 avril, en désapprouvant le coup d’État, en condamnant les massacres et en
n’encourageant pas la formation d’un gouvernement qui ne respecte pas les accords de paix ;
- en refusant de reconnaître ce gouvernement ;
- en coopérant avec la MINUAR et les forces belges pour stopper les massacres ;
- en ne votant pas la baisse des effectifs de la MINUAR ;
- en fournissant des moyens à la MINUAR II ;
- en condamnant les massacres perpétrés par l’armée et les milices gouvernementales ;
La France n’a pas seulement permis le génocide des Tutsi, elle a fait en sorte qu’il se passe au mieux,
en évitant, bien sûr, de se faire prendre. Fait encore plus grave, elle y a participé directement de plusieurs
manières.
35.2
Les affabulations visant à excuser la France
Des luttes tribales séculaires
De prétendus spécialistes de l’Afrique affirment que les Hutu et les Tutsi s’entre-tuent depuis des
siècles. C’est faux. C’est la colonisation qui creuse le fossé entre Hutu et Tutsi. Les premiers grands
massacres n’apparaissent qu’à partir de 1959.
En revanche, au cours du XXe siècle, le Rwanda a été le théâtre de « luttes tribales » entre puissances
européennes, entre la Belgique et l’Allemagne, entre la Belgique et la Grande Bretagne, entre la France
et la Belgique, entre la France et les pays anglophones, et même entre Wallons et Flamands !
C’est une lutte interethnique
Pendant tout le génocide des journalistes et des responsables politiques, pas uniquement français, ont
présenté les tueries comme une lutte interethnique ou tribale. Les Tutsi n’ont jamais été en guerre contre
les Hutu. Faire croire qu’il y a eu des affrontements, alors que les Tutsi étaient sans défense devant les
militaires, les miliciens et des bandes de Hutu, est scandaleux.
On a voulu aussi faire croire que c’était une guerre tribale, une guerre entre sauvages. Mais des moyens
très modernes ont été utilisés pour le génocide : radio en modulation de fréquence, téléphone (la nouvelle
de la mort du président a été transmise extrêmement rapidement), armes à feu, grenades défensives,
grenades lacrymogènes lancées dans des édifices fermés où se cachaient les Tutsi, machettes importées
de Chine, armes à répétition, fusils lance-grenades, hélicoptères, mortiers, automitrailleuses, véhicules
pour transporter les miliciens, camions de la voirie pour transporter les cadavres, bulldozer pour les
enterrer. Enfin la mise en application pointilleuse des préceptes du livre du colonel Trinquier, « La guerre
moderne », et de celui de Roger Mucchielli, « Psychologie de la publicité et de la propagande », renvoie
à la figure des Français la sauvagerie du génocide des Tutsi.
Le FPR est l’agresseur en 1990
Effectivement, le FPR, mouvement politico-militaire formé d’exilés tutsi et d’opposants au régime
d’Habyarimana, a attaqué début octobre 1990 en venant d’Ouganda. Mais les exilés tutsi peuvent invoquer
leur droit au retour, vu qu’ils ont dû fuir leur pays lors des « petits génocides » commis à leur encontre
et le refus de leur retour au pays par le régime rwandais. Après la signature des Accords d’Arusha en
août 1993, le FPR ne peut plus être considéré comme agresseur. Il est partie prenante au gouvernement
de transition, disposant de 5 portefeuilles ministériels, et son armée doit être fusionnée avec les Forces
armées rwandaises.
120 Gilles Vidal, Chargé de Mission, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Entretien avec M.
Juvénal Habyarimana, Mardi 23 avril 1991, 11 h, 22 avril 1991. http://francegenocidetutsi.org/Vidal19910422.pdf
1307
35.2. LES AFFABULATIONS VISANT À EXCUSER LA FRANCE
La France a soutenu les Accords d’Arusha
La France a organisé des rencontres entre le gouvernement rwandais et le FPR. 121 Mais il semble
qu’elle a surtout cherché à réduire le FPR par différents moyens, autrement dit à obtenir sa soumission.
Le rôle de la France dans les négociations d’Arusha a été secondaire. Il est possible qu’elle ait convaincu
Habyarimana de signer les accords, puisqu’elle l’affirme. Mais c’est en l’invitant à un double jeu dont elle
a sans cesse montrer l’exemple : la France a systématiquement violé les accords en ne retirant pas ses
troupes ou en continuant à livrer des armes. Des conseillers de François Mitterrand, comme le général
Quesnot, n’ont pas caché leur hostilité à ces accords, qui donnaient, selon eux, un avantage exorbitant au
FPR. La formation du Gouvernement intérimaire rwandais le 8 avril 1994 sur les conseils de l’ambassadeur
de France est une violation caractérisée de ces accords.
Le FPR est l’auteur de l’attentat du 6 avril
C’est une accusation, lancée dès le 7 avril par Bruno Delaye et le général Quesnot, reprise par l’ambassadeur Marlaud, puis par des journalistes et le juge Bruguière. Malheureusement pour ce dernier, la
plupart de ses témoins se sont rétractés ou ont déclaré avoir été abusés ; les photos et numéros des lancemissiles sur lesquels il s’appuie ont été fournis par les FAR et la Mission d’information parlementaire
de 1998 y a vu une tentative de manipulation. Le juge ne fournit aucune autre preuve matérielle de la
culpabilité du FPR. En revanche, un faisceau de preuves pointe vers des militaires extrémistes rwandais
soutenus par la France qui ont fait abattre l’avion de leur président parce qu’il allait mettre en application
les accords de paix qui faisaient rentrer le FPR au gouvernement et dans l’armée.
En commettant cet attentat le FPR savait qu’il allait déclencher le génocide
Il n’y a pas de preuves sérieuses que le FPR ait commis l’attentat. Si l’assassinat d’Habyarimana
a déclenché le génocide des Tutsi, c’est que ce génocide était préparé depuis au moins un an par les
distributions d’armes, la formation des miliciens, l’organisation de la défense civile, la création d’une
radio pour pousser les gens à tuer et la formation d’un front commun hutu, le Hutu Power. Le plan de
génocide a été déclenché dès la nouvelle de la mort du président.
La France ne peut pas avoir tué son meilleur ami
Il est très probable que l’attentat ait été organisé par des militaires extrémistes rwandais. Mais visiblement ces militaires n’avaient pas de solution de remplacement toute faite au régime du Président
Habyarimana. Il faut alors faire l’hypothèse que l’attentat et le coup-d’État ont été conçus ailleurs. L’attentat a-t-il été exécuté par des Français ? Étant donné la symbiose entre les Français, l’armée rwandaise
et les partis extrémistes rwandais, il est difficile d’imaginer qu’aucun militaire, aucun responsable français
n’ait été informé de ce qui se tramait. L’ambassadeur Martres dit par ailleurs que les artilleurs rwandais
ne savaient pas viser. Des Français pointaient les canons. Qui donc, alors, a tiré contre l’avion le 6 avril ?
Le même ambassadeur laissait entendre, dans son télégramme du 11 mars 1993, qu’Habyarimana était
usé et avait tout raté. 122 Lors de la déroute des FAR, Pierre Joxe le jugeait « largement responsable
du fiasco actuel » 123 et Dominique Pin écrit qu’il paraissait dépassé. 124 Son remplacement était donc
envisagé par la France dès cette époque.
On pourra aussi rejeter comme absurde l’hypothèse que des Français aient tué des Français, en l’occurrence les pilotes de l’avion présidentiel rwandais. L’histoire coloniale montre que les intérêts de la France,
la raison d’État, ne s’embarrassent pas de la vie d’un homme, fusse-t-il citoyen français. Rappellons juste
121 Paul Dijoud, Visite à Paris du major Kagame (17-23 septembre), 27 septembre 1991, Enquête sur la tragédie rwandaise
1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 26, 206].
http://francegenocidetutsi.org/VisiteKagame27septembre1991.pdf ; Renaud Girard, Quand la France jetait Kagamé
en prison..., Le Figaro, 23 novembre 1997.
122 Georges Martres, TD Kigali, 11 mars 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 217-218]. http://francegenocidetutsi.org/Martres11mars1993CDRruptureHabyarimana.pdf
123 Le ministre de la Défense, Note pour le Président de la République, 006816, 26 février 1993, Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Joxe26fev1993.pdf
124 Dominique Pin, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda. Mission de M. Debarge,
2 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/Pin2mars1993.pdf
1308
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
pour mémoire le jeune mathématicien Maurice Audin, torturé à mort par les paras français le 21 juin
1957. Son assassinat fut maquillé en évasion. Aucun militaire ne fut inquiété et sa famille n’a toujours
pas eu le droit de savoir où reposent ses restes. Un certain François Mitterrand était alors ministre de la
Justice.
L’armée rwandaise n’a pas participé au génocide
C’est totalement faux. Le génocide a été déclenché par les unités d’élite de l’armée rwandaise à Kigali.
L’armée rwandaise a certainement été plus occupée à tuer des civils tutsi non armés qu’à affronter le
FPR en combat d’infanterie. Ce sont les militaires rwandais qui approvisionnaient en armes et munitions
les milices. Mais il est vrai qu’ils n’ont pas tous participé au génocide et que certains se sont faits tuer
pour avoir protégé des Tutsi.
La France n’y est pour rien, c’est la faute à la communauté internationale
La responsabilité de la France dans la paralysie des Nations Unies est primordiale. Il est exact que
les Nations Unies se sont révélées incapables de se conformer à un de leurs textes fondamentaux, la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Mais nous constatons que la France,
dont le rôle à l’ONU est bien plus important que ne l’imaginent les Français, s’est livrée à un véritable
noyautage de l’institution internationale. Le Secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, a été élu grâce à
la France et avait des liens avec le régime Habyarimana qu’il a contribué à approvisionner en armes quand
il était ministre des Affaires étrangères d’Égypte. Son représentant spécial, le camerounais Jacques-Roger
Booh-Booh, est un inconditionnel de la France et du régime Habyarimana. L’élection du Rwanda au
Conseil de sécurité par l’assemblée générale des Nations Unies, alors que ce pays faisait l’objet d’une
opération de maintien de la paix, est hautement anormale et représente un dysfonctionnement notoire de
l’ONU. La non prise en compte par le Secrétaire général et par le Conseil de sécurité des rapports de la
Commission des Droits de l’homme est une autre anomalie grave. Les membres permanents du Conseil de
sécurité n’avaient pas d’intérêts particuliers au Rwanda, hormis la France. Ils ont laissé celle-ci agir à sa
guise dans sa chasse gardée. La responsabilité de la France est symbolisée par l’inaction de l’ambassadeur
et des militaires français à Kigali quand les Casques-bleus sont pris pour cibles, le 7 avril, avec des armes
fournies par la France. Celle-ci, informée du plan de génocide, devait saisir le Conseil de sécurité dès le 8
ou le 9 avril et agir avec la MINUAR contre les massacres.
« Nous étions partis »
Pour dégager sa responsabilité dans l’attentat du 6 avril et le début du génocide, François Mitterrand
affirme : « Nous étions partis ». Certes, les militaires de l’opération Noroît avaient été retirés à la midécembre 1993. Mais les conseillers militaires techniques sont restés ; ils occupaient des positions clefs à
l’état-major et dans les unités d’élite à Kigali. Les DAMI sont restés, le ministère de la Défense rwandais
demandait même, début 1994, que leur nombre soit augmenté « de 80 instructeurs pour l’Armée Nationale
et 30 instructeurs pour la Gendarmerie Nationale ». 125 Des militaires cachés dans les camps ont pu oublier
de partir. D’autres sont revenus « en vacances ». Michel Roussin a concédé que 70 instructeurs étaient
restés. 126 Ils étaient probablement plus nombreux. L’avenant du 26 août 1992 à l’accord de coopération
militaire de 1975 a eu la vertu de permettre de donner à tout militaire français au Rwanda une carte de
coopérant, ce qui permettait de contourner les accords de paix. 127
Emportés dans leur dénégations, des responsables français veulent faire croire que les militaires français
n’étaient pas là au début du génocide et que c’est l’ONU qui, en retirant ses Casques-bleus, a laissé
le génocide s’exécuter sans témoin. Or des troupes françaises sont venues le 9 avril pour évacuer les
ressortissants français et des extrémistes rwandais. Elles ont été retirées le 13 avril, sans s’être opposées
République Rwandaise, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, Kigali, 25 janvier 1994,
no 018/03.05.C7/COOP/BILAT. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtRwd25janvier1994.pdf
126 Interview de M. Roussin sur RFI, 30 mai 1994. Cf. G. Prunier [175, p. 400].
127 Georges Martres, TD Kigali 31 juillet 1992. Objet : Modification de l’accord particulier d’assistance militaire francorwandaise. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 92]. http://francegenocidetutsi.
org/Martres31juillet1992.pdf
125
1309
35.2. LES AFFABULATIONS VISANT À EXCUSER LA FRANCE
au massacre. La composante belge de la MINUAR a été retirée plusieurs jours après, le 19 avril. Et
l’effectif de la MINUAR a été réduit à 270 hommes par une décision du Conseil de sécurité approuvée
par la France, le 21 avril.
La France n’avait pas de mandat pour désarmer les assassins
La France, partie prenante à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
n’avait pas besoin de mandat de l’ONU pour satisfaire aux engagements pris en signant cette Convention.
La France n’avait pas de mandat pour arrêter les coupables présumés
L’arrestation des coupables présumés est une obligation faite par cette Convention. Comme le génocide
des Tutsi a été reconnu le 28 juin, la Convention s’appliquait automatiquement.
La France n’avait pas de mandat pour faire taire la radio RTLM
Il était de notoriété mondiale que cette radio poussait les gens à tuer. La résolution 929 autorisant
l’opération Turquoise suffisait pour intervenir.
Le génocide a été fait avec des machettes, pas avec des armes fournies par la
France
Toutes les armes mises sous séquestre par la MINUAR ont été reprises par l’armée rwandaise dès
le 7 avril. D’autres armes cachées hors la vue de la MINUAR, par exemple dans les usines à thé, ont
été utilisées pour le génocide. Toutes les armes fournies par la France ont donc servi à tuer les Tutsi.
Tous les grands massacres ont d’abord commencé par des tirs d’armes à feu et des jets de grenades. Les
machettes étaient utilisées quand les victimes étaient épuisées et sans réactions possibles. L’intérêt des
armes blanches était d’impliquer le plus grand nombre de personnes dans les tueries.
Il n’y aurait pas eu de génocide si l’armée française était restée en 1994
Des massacres ont eu lieu d’octobre 1990 à 1993 sans que les troupes françaises n’interviennent, ni que
Paris proteste et retire son soutien militaire. Le 9 avril 1994, quand les troupes françaises reviennent, elles
ne s’opposent pas au génocide qui bat alors son plein. Elles repartent le 13, abandonnant les militaires
belges qui sont eux-mêmes menacés, alors qu’elles auraient pu coopérer avec eux et la MINUAR pour
stopper les massacres.
Mitterrand était malade
Certes, François Mitterrand était malade, il a subi une opération chirurgicale le 18 juillet 1994, mais
il a manifesté incontestablement une grande force de caractère. Pendant le génocide, il n’a pas arrêté
de recevoir, de participer à des rencontres internationales et de voyager. Il disposait de tous ses moyens
intellectuels. Il a dû avoir des moments de faiblesse, mais Hubert Védrine, secrétaire-général de l’Élysée,
veillait.
La France a été la seule à avoir le courage d’intervenir
Il est exact que beaucoup de pays, comme les États-Unis, ne voulaient pas intervenir. Mais le 8 avril,
la Belgique voulait demander au Conseil de sécurité un renforcement de la MINUAR pour arrêter les
massacres et même y joindre de nouvelles troupes. Elle en fut dissuadée par la France qui s’ingénia à
retarder l’envoi de troupes belges et à en limiter le nombre. Paris a ordonné à ses troupes arrivées le 9
avril de ne pas s’occuper des massacres et a refusé toute coopération pour ce faire avec la MINUAR, avec
les troupes belges et les marines états-uniens débarqués à Bujumbura. C’était à ce moment-là qu’il fallait
avoir le courage d’intervenir et pas au mois de juin où les 3/4 des Tutsi étaient morts. Par ailleurs, Paris
n’a rien fait de concret pour la MINUAR II. L’intervention française du 23 juin avait comme motivation
1310
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
secrète de sauver la mise aux assassins. À défaut de se maintenir dans un réduit au Rwanda, ils ont pu
s’enfuir impunément.
L’opération Turquoise a arrêté le génocide
L’essentiel des massacres a été exécuté au mois d’avril. L’avance du FPR au nord-est, puis dans tout
l’est, a sauvé des Tutsi. Au mois de juin, il n’en restait plus beaucoup à tuer dans la zone gouvernementale.
L’opération Turquoise arrivait trop tard pour empêcher le génocide. Les troupes françaises ont protégé,
mais dans des conditions inhumaines, des Tutsi à Nyarushishi et dans quelques rares camps, à Bisesero
et Murambi (Gikongoro). Ailleurs, les Français n’ont pas désarmé les militaires, gendarmes et miliciens
rwandais qui ont continué à tenir des barrières et à tuer des Tutsi. Les Français utilisaient les auteurs du
génocide pour traquer les Tutsi qu’ils suspectaient d’être des infiltrés du FPR dans la zone Turquoise. 128
Ainsi le génocide a continué dans cette zone, mais à un rythme très faible par rapport à avril. C’est
l’offensive du FPR qui, mettant en déroute le gouvernement intérimaire et ses tueurs, a mis fin au
génocide.
35.3
Quels sont les commanditaires du génocide ?
Analysons l’organisation de ce « travail » de destruction de la population tutsi comme si c’était
une opération inverse de construction. Supposant que le partage des tâches est le même que dans la
construction d’une maison, cherchons quel est l’entrepreneur, quel est l’architecte de ce génocide puis
déterminons le maître d’ouvrage, le promoteur ou commanditaire.
Le gouvernement intérimaire, entrepreneur du génocide
Qui a été l’entrepreneur de cette opération de destruction des Tutsi ?
C’est indiscutablement l’appareil d’État du Rwanda dirigé par le président et le gouvernement intérimaires qui a fait exécuter les tueries du 9 avril jusqu’à leur fuite, le 17 juillet. Il n’y a pas eu de situation
de chaos.
Le colonel Bagosora, architecte du génocide
Qui a été l’architecte de cette opération de destruction des Tutsi ?
Le colonel Bagosora a été « l’architecte principal du génocide ». 129
Il est membre de l’Akazu. Ayant suivi les cours de l’École de guerre à Paris, il est soutenu par les
Français. « les Français insistaient pour que Bagosora soit le directeur de cabinet au ministère de la
Défense. » 130 En décembre 1991, il préside la commission qui définit l’ennemi à combattre.
C’est probablement lui, le commandant Tango Mike, à la tête des officiers extrémistes groupés dans
l’AMASASU qui travaillent à la solution finale de la question tutsi. 131 Il réunit les moyens pour commettre
le génocide, il répartit les armes, organise l’autodéfense, la formation des miliciens. 132 Il a des liens étroits
avec le lieutenant-colonel Maurin, conseiller du chef d’état-major des FAR. 133 Il fait partie probablement
des organisateurs de l’attentat du 6 avril. Jean Birara l’affirme. 134 Le rapport Mutsinzi le confirme. 135
128 Jacques Isnard, chroniqueur militaire du journal Le Monde, écrit le 28 juin qu’« un Tutsi peut s’avérer un combattant
du FPR en puissance ». Il ne fait que répéter les consignes données aux militaires de Turquoise.
129 R. Dallaire [72, p. 566].
130 Témoignage de Straton Sinzabakwira, bourgmestre de Karengera (Cyangugu) et ami d’André Ntagerura, ministre des
transports. [65, Annexes, p. 207]
131 Commandant Tango Mike à Monsieur le Président de la République rwandaise, 20 janvier 1993. http://
francegenocidetutsi.org/AMASASU20janvier1993.pdf
132 Voir l’agenda du colonel Bagosora de 1993. http://francegenocidetutsi.org/TheonesteBagosoraAgenda1993.pdf
133 Commission rogatoire internationale siégeant au TPIR, Interrogatoire de M. Théoneste Bagosora par le juge Jean-Louis
Bruguière, 18 mai 2000, pp. 116-117. http://rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_53.
pdf#page=116 http://francegenocidetutsi.org/CommissionRogatoireBruguiereBagosoraArusha18mai2000.pdf
134 Auditorat militaire belge. Annexe à la déposition de Jean Birara, 26 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Birara26mai1994.pdf
135 http://mutsinzireport.com/.
1311
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
Il dirige la réunion des officiers à l’état-major, le 6 avril au soir. Il s’impose comme le chef des militaires
qui refusent l’autorité du Premier ministre. Il rencontre les représentants de l’ONU et des puissances
étrangères. C’est à lui que s’adressent l’ambassadeur Marlaud et l’attaché militaire Maurin le 7 avril
après-midi. Ils s’entendent pour former un gouvernement civil intérimaire le 8 avril.
Pendant le génocide, il surveille sa bonne exécution. Il est le principal interlocuteur vis-à-vis de
l’étranger (Général Dallaire, M. Ayala Lasso, Prudence Bushnell, Bernard Kouchner).
Quels sont les commanditaires du génocide ?
Il y a plusieurs maîtres d’ouvrage ou commanditaires de cette opération de destruction qu’est le
génocide des Tutsi. Ils se sont entendus sur un plan.
Le plan de génocide
-
1)
2)
3)
4)
Balayer les accords d’Arusha ;
recommencer les massacres de 1959 pour montrer aux Tutsis où est leur place... ;
chasser les Belges ;
les FAR vont bouter le FPR hors de nos frontières. 136
C’est le plan de la CDR que le père Theunis a recueilli à Gisenyi, trois semaines avant l’attentat. Il y
a en fait deux plans :
- le plan de massacre d’opposants par les Interahamwe. C’est celui d’Habyarimana, mais il ne l’a pas
déclenché. 137
- le plan d’élimination totale des Tutsi. La manière définitive de liquider le FPR et les accords d’Arusha
était d’exterminer les Tutsi de l’intérieur et les personnalités politiques favorables aux accords de paix.
Habyarimana s’est révélé être un obstacle à cette solution finale. En tant que président, il ne pouvait
assumer le génocide des Tutsi. Il a fallu le tuer quand il s’est résolu à mettre en application les Accords
d’Arusha. Les extrémistes ont considéré qu’il mettait à bas « les acquis de la Révolution sociale de 1959 ».
Il a fallu tuer Habyarimana pour pouvoir tuer les Tutsi et il a fallu tuer les Tutsi, parce qu’« ils ont
tué Habyarimana ».
La réconciliation entre Hutu du Nord et du Sud s’est faite par le sacrifice d’Habyarimana, offert par
le MRND comme Dieu a sacrifié Jésus sur la croix :
« Le MRND a donné son militant suprême comme Dieu a donné en offrande son fils Jésus qui est
mort sur la croix pour le salut de tous les pêcheurs, de tous les hommes. Le général-major est mort
le 6 avril à 20 h 30 du soir, et son sang a sauvé tous les Rwandais qui étaient voués à la mort et qui
devaient être tués par les inkotanyi après cette opération de prise du pouvoir. Cet homme donc qui
était un éminent militant du MRND, le MRND a accepté de le sacrifier pour que son sang sauve un
grand nombre de Rwandais qui devaient périr avec la prise du pouvoir par les inkotanyi. » 138
L’enchaînement des événements montre que l’attentat contre l’avion du président, le coup d’État et
le génocide font partie d’un même plan. Mais très peu de personnes sont impliquées dans l’attentat.
L’Akazu restreinte
L’Akazu « restreinte », formée d’Agathe Kanziga, de son frère Protais Zigiranyirazo et de ses cousins
Elie Sagatwa et Séraphin Rwabukumba, détient l’essentiel du pouvoir. L’élimination de Sagatwa, l’avion
qui a failli s’écraser sur la tête d’Agathe, sa mise à l’écart par la France feraient d’eux des victimes plutôt
que des commanditaires de l’attentat et du coup d’État.
Leur responsabilité reste engagée dans la préparation du génocide et dans les massacres qui ont suivi
l’attentat, en particulier les assassinats du 7 avril.
136 Audition du père Guy Theunis par Guy Artiges, Det. Jud. Bruxelles, PV no 1011, 14 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/TheunisArtiges14juin1994.pdf
137 Voir plus haut la déposition de Jean Birara, 26 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/Birara26mai1994.pdf .
138 Kantano Habimana, RTLM, 13 juin 1994. Cf. J.-P. Chrétien (dir.), Les médias du génocide [61, p. 326]. Les inkotanyi
désignent le FPR et par extension les Tutsi.
1312
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Les officiers mis à la retraite
Jean Birara désigne quatre organisateurs du coup d’État contre Habyarimana, les colonels Bagosora,
Serubuga, Rwagafilita et Buregeya. 139 Extrémistes anti-tutsi et incompétents, Habyarimana avait dû
signer leur mise à la retraite. Seul Bagosora avait pu se maintenir en tant que chef de cabinet du ministre
de la Défense.
Dès 1990, le colonel Laurent Serubuga voulait éliminer les Tutsi. 140 Il est responsable des massacres de
fin 1990, début 1991. Il a collaboré avec les Français en tant que chef d’état-major adjoint, en particulier
avec Jean-Jacques Maurin, toujours en place à Kigali en avril 1994. Il voulait acquérir, en janvier 1992,
des missiles sol-air SAM 16. 141 Il est réfugié en France.
Le lieutenant-colonel Rwagafilita, chef d’état-major adjoint de la gendarmerie, déclarait fin 1990 qu’il
voulait « liquider » les Tutsi. 142 Il est impliqué dans les massacres au Bugesera en mars 1992. 143 Pendant
le génocide, il organise les massacres dans la région de Kibungo où il est responsable de l’autodéfense
populaire. 144
Ces quatre colonels sont des commanditaires du coup d’État et du génocide. Ils ont pu jouer un rôle
dans l’organisation de l’attentat. Mais, à l’exception de Bagosora, leur rôle est secondaire.
Déogratias Nsabimana ne peut être un commanditaire
Le chef d’état-major des FAR, Déogratias Nsabimana, est suspecté par des coopérants militaires
belges, les colonels Vincent et Beaudoin 145 d’être l’auteur du complot qui vise à assassiner le Président
Habyarimana et dont il est lui-même victime.
Jean Birara affirme que Nsabimana a fait différer à plusieurs reprises une campagne de massacres projetée par Habyarimana. Selon le rapport Mutsinzi, en l’absence du ministre de la Défense, c’est Bagosora
lui-même qui aurait décidé d’envoyer le chef d’état-major accompagner le président à Dar es-Salaam. La
mort de Déogratias Nsabimana permet à Bagosora de prendre le contrôle de l’armée et de déclencher le
génocide.
Les officiers AMASASU
Outre les officiers mis à la retraite, d’autres sont opposés aux Accords d’Arusha. Ils feraient partie
de l’organisation secrète AMASASU. 146 Parmi eux, le colonel Anatole Nsengiyumva, 147 commandant
militaire à Gisenyi, les commandants des troupes d’élite, Aloys Ntabakuze, Protais Mpiranya et FrançoisXavier Nzuwonemeye, après l’assassinat du président, le 6 avril, ordonnent à leurs soldats et aux milices
de massacrer les Tutsi et d’éliminer les personnalités dont les noms figurent sur des listes établies à
l’avance. Ils sont tous liés aux militaires français. Ce sont eux qui déclenchent les massacres. Ils sont à la
fois commanditaires et exéccutants du génocide.
Les partis politiques MRND, CDR, Hutu Power
Le MRND joue un rôle dominant dans l’organisation des massacres. Mais il doit partager le leadership
politique avec le MDR et d’autres partis, dans le cadre de l’alliance Hutu Power. Il compte plusieurs
139 Auditorat militaire belge. Annexe à la déposition de Jean Birara, 26 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Birara26mai1994.pdf
140 Audition de Georges Martres, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 119]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf#page=3
141 Le colonel Laurent Serubuga, chef d’état-major de l’armée rwandaise, à monsieur le ministre de la Défense Nationale, Kigali, le 17 janvier 1992, No 0053/G3.3.2. Objet : Défense antiaérienne du territoire rwandais. http://francegenocidetutsi.
org/Melvlin8.pdf#page=5
142 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 276]. http://francegenocidetutsi.org/
RapportMIP292Varret.pdf
143 G. Martres, TD Kigali, 9 mars 1992, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Annexes, p. 166].
http://francegenocidetutsi.org/Martres9mars1992.pdf
144 Le lieutenant-colonel Pierre-Célestin Rwagafilita serait décédé.
145 Jacques Beaudoin, lieutenant-colonel CTM, Auditorat militaire belge, 5 mai 1994.
146 AMASASU ou « Alliance des militaires agacés par les séculaires actes sournois des Unaristes » signifie balles en
kinyarwanda. Ils sont connus par la lettre du commandant Tango Mike à Monsieur le Président de la République rwandaise,
20 janvier 1993. http://francegenocidetutsi.org/AMASASU20janvier1993.pdf
147 Anatole Nsengiyumva, spécialiste du renseignement, est très lié à la France où il a fait trois stages à l’IHEDN.
1313
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
commanditaires notoires, tous liés à la France, Félicien Kabuga, considéré comme le financier du génocide
et président de la radio RTLM, Ferdinand Nahimana, fondateur de cette radio RTLM, Joseph Nzirorera,
secrétaire général du MRND, qui aurait dit à Habyarimana qu’on « ne se laissera pas faire, quand celuici aurait parlé de mettre en place les nouvelles institutions prévues par les accords de paix, Mathieu
Ngirumpatse, président du MRND, Augustin Bizimana, ministre de la Défense, etc.
La CDR a conçu le plan de génocide. Son influence est majeure dans la propagande par la radio
RTLM pour pousser aux massacres. Son leader, Jean-Bosco Barayagwiza, est l’éminence grise du régime
puisqu’il va à Paris le 27 avril et à New York le 16 mai accompagner le ministre des Affaires étrangères
au Conseil de sécurité. C’est un commanditaire appuyé par la France. 148
Le Hutu Power est l’alliance du MRND et de la CDR avec les fractions Power des partis politiques
d’opposition à Habyarimana pour commettre le génocide des Tutsi. C’est la France qui par la voix de
Marcel Debarge fin février 1993 est à l’origine de ce front commun hutu face au FPR. Cette alliance se
scelle par la mise à mort d’Habyarimana. Tous les membres du gouvernement intérimaire sont du Hutu
Power.
Le MRND, la CDR, le Hutu Power sont les principaux organisateurs du génocide des Tutsi et en sont
aussi les commanditaires.
L’Église catholique
Au cours du XXe siècle, l’Église catholique a inventé et propagé au Rwanda une idéologie qui est
devenue celle du génocide : racialisation de différenciations sociales, promotion des Tutsi comme race
supérieure, puis, dans les années 50, dénonciation de la race tutsi accaparant les richesses et le pouvoir, 149
dénonciation des Tutsi envahisseurs, « aristocrates »...
Au début du génocide, l’Église catholique n’avait renié en rien l’idéologie raciale qu’elle a inculquée
dans les esprits, et c’est avec ces idées-là en tête que les assassins ont tué. Le communiqué des évêques
catholiques du Rwanda du 10 avril 1994, publié par l’Osservatore Romano, apporte son soutien au nouveau
gouvernement et aux forces armées rwandaises. 150 Pendant tout le génocide, les évêques n’ont cessé de
dénoncer « l’agression du FPR » et la volonté des Tutsi de reprendre le pouvoir. 151
L’Église catholique peut se dire martyre en évoquant le clergé tutsi qui a été massacré. Mais des
prêtres hutu ont pris la tête de bandes de tueurs et ont pu s’enfuir grâce aux réseaux ecclésiastiques.
L’Église catholique est de fait un commanditaire.
Mobutu
Le Maréchal Mobutu a soutenu le Gouvernement intérimaire rwandais en lui fournissant des armes,
et en offrant son territoire comme base aux troupes françaises. Son rôle dans l’attentat du 6 avril reste
obscur. Après le génocide, il se retrouve totalement réhabilité, au moins par la France. Il est plutôt
complice que commanditaire.
La Belgique
La Belgique a joué un rôle dans la genèse du génocide. C’est elle qui a institutionnalisé le classement
de la population en races dans les années 30, privilégié les Tutsi, puis les a ostracisés. C’est en son nom
que le vice-gouverneur Harroy et le colonel Logiest ont organisé le massacre des Tutsi par les Hutu en
1959, renversé le nouveau Mwami et institué la République. Contrôlant la garde nationale du nouvel État
indépendant, elle a couvert les massacres de Tutsi des années 60 et de 1973.
148 Le représentant de la France, Jean-Bernard Mérimée va jusqu’à réclamer devant le Conseil de sécurité le 5 avril, veille
de l’attentat, la participation de la CDR à l’Assemblée nationale de transition. Cf. 3358e séance du Conseil de sécurité,
ONU S/PV.3358 p. 6. http://francegenocidetutsi.org/spv3358-1994.pdf
149 Lettre pastorale de Mgr Perraudin, Vicaire apostolique de Kabgayi, pour le carême de 1959, Super omnia Caritas. Cf.
Vérité, Justice, Charité [128, pp. 69-70]. http://francegenocidetutsi.org/Perraudin11fevrier1959.pdf
150 Communiqué des évêques catholiques du Rwanda, signé par Mgr Thaddée Nsengiyumva, Osservatore Romano,
11-12 avril. Cf. La Documentation catholique, 15 mai 1994, No 2094, pp. 496-497. http://francegenocidetutsi.org/
DocumentationCatholique15mai1994p496-497.pdf
151 Lettre de Mgr Thaddée Nsengiyumva, évêque de Kabgayi et président de la Conférence épiscopale du Rwanda,
18 mai 1994. Cf. La Documentation catholique, 19 juin 1994, No 2096, p. 585. http://francegenocidetutsi.org/
DocumentationCatholique19juin1994p583-585.pdf
1314
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Mais fin 1990, la Belgique retire ses troupes quand les massacres de civils reprennent. Bien que son rôle
paraisse ambigü, notamment par le maintien de coopérants militaires, la Belgique ne peut être tenue pour
commanditaire du génocide. Quand celui-ci éclate, l’assassinat de dix de ses hommes et l’impossibilité de
changer le mandat de la MINUAR lui font décider de déguerpir et de retirer ses Casques-bleus, ce qui
sera fatal aux Tutsi. Étant donné la connaissance intime que la Belgique avait de l’histoire du Rwanda,
elle a fait preuve de lâcheté. On peut y voir une certaine complicité.
Figure 35.1 – Structure de la machine génocidaire
La France
Celle-ci est très liée aux auteurs du génocide. Elle nous apparaît comme un commanditaire du génocide,
pas le seul, mais par rapport aux autres, elle paraît être le maître du jeu. Elle se situe sur un plan
géopolitique plus élevé. En voici quelques preuves :
Prise de contrôle des anciennes colonies belges
Le but de la France n’est pas d’exterminer les Tutsi. Son but est de prendre le contrôle les anciennes
colonies belges, le Congo en particulier, et de le garder. Pour cela, le moyen privilégié est d’installer une
coopération militaire puis d’utiliser les conflits pour s’imposer à la place des Belges. Les conflits ethniques
sont donc en quelque sorte bienvenus pour les Français.
Au Burundi en 1972, par exemple, la France soutient le gouvernement et l’armée tutsi qui font des
massacres de représailles contre les Hutu. La Belgique suspend sa coopération militaire. La France la
maintient. Nous voyons ici que la France ne nourrit pas de haine spécifique contre les Tutsi mais qu’elle
utilise les conflits ethniques pour avancer ses pions. Si elle n’affiche pas d’intention génocidaire à l’égard
des Tutsi en général, nous observons qu’au Rwanda, elle les considère comme ennemis, même quand ses
amis procèdent à leur génocide.
1315
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
Connivence idéologique avec les auteurs du génocide
L’idéologie du génocide des Tutsi n’a pas été inventée par les Français. Celle-ci provient essentiellement
des missionnaires catholiques et des Belges.
Mais les dirigeants français y ont tous adhéré. Ils ont choisi les « républicains » contre les « féodaux »
et soutiennent ce régime qui a maintenu le Rwanda depuis son indépendance dans le camp occidental. Ils
savent bien que le fondement de cette république est la prétendue « Révolution sociale » et ses pogroms qui
ont provoqué la mort ou l’exil de nombreux Tutsi et un statut d’infériorité pour ceux qui sont restés. 152
L’attaque du Front patriotique rwandais (FPR) d’octobre 1990 leur apparaît comme une nouvelle
tentative des Tutsi pour revenir sur cette « révolution » de 1959 qui les a chassés. Dès lors, l’ennemi de la
France au Rwanda est le Tutsi, comme le montrent les notes du chef d’état-major particulier au Président
de la République, parlant d’« agresseur ougando-tutsi », de « forces tutsies », 153 de nouvelle « offensive
ougando-tutsie » 154 au lieu de parler de FPR ou de rebelles. Ecrivant que ces « envahisseurs tutsis, [...],
méconnaissant les réalités rwandaises, rétabliraient probablement au Nord-Est le régime honni du premier
royaume tutsi qui s’y est jadis installé », le colonel Galinié, attaché militaire, ne laisse planer aucun doute
sur l’adhésion des autorités françaises à ce Credo qui constitue l’idéologie des auteurs du génocide. 155
Les Français admettent que le traitement réservé à l’ennemi soit la mort. En effet, les Forces armées
rwandaises ne font en général pas de prisonnier. 156 Il s’agit d’une « guerre totale et très cruelle », comme
dit le général Quesnot. 157
Le contrôle des cartes d’identité ethnique par les militaires français démontre que pour eux tout Tutsi
est l’ennemi.
Grâce aux massacres, la France supplante la Belgique
Devant les massacres des Tutsi de l’intérieur, organisés en octobre 1990 par le régime d’Habyarimana,
les Belges sont scandalisés et retirent les soldats qu’ils avaient envoyés pour le défendre. La France, elle,
juge plus utile de fermer les yeux. En maintenant ses soldats pour défendre le régime sanguinaire du
général-dictateur Habyarimana, la France supplante l’ancienne puissance coloniale, la Belgique, de même
qu’elle le fit au Burundi en 1972. À partir de novembre 1990, elle devient la puissance tutélaire du régime
rwandais.
La France est informée de l’intention du génocide
À l’abri de la caution morale française, le régime rwandais renoue avec la guerre raciale et les pratiques
génocidaires des années 60. 158 Les Hutu, liés à Habyarimana ou nostalgiques de la 1re République de
Kayibanda, applaudissent tous la France et commencent à maudire la Belgique qui les abandonne face à
« l’ennemi » tutsi.
Dès octobre 1990, les dirigeants français sont informés du projet d’élimination totale des Tutsi. Il est
exprimé notamment par les deux chefs d’état-major adjoints, Serubuga pour l’armée rwandaise, Rwagafilita pour la gendarmerie. 159
152 Par exemple, le « petit génocide de Gikongoro » est connu par la lettre de M. Vuillemin, L’extermination des Tutsis,
publiée dans Le Monde le 4 février 1964. http://francegenocidetutsi.org/LM4-02-1964.jpg
153 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République (sous
couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre 1990, Objet : Rwanda - Situation. http://francegenocidetutsi.
org/Lanxade19901011.pdf
154 L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République
(sous couvert de Monsieur le secrétaire général), 3 février 1991, Objet : RWANDA. Nouvelle offensive ougando-tutsie. Note
manuscrite : “Oui - FM”. http://francegenocidetutsi.org/Lanxade3fevrier1991.pdf
155 Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, TERTIO : APPRÉCIATION DE LA SITUATION POLITIQUE. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. http:
//francegenocidetutsi.org/Galinie24oct1990.pdf
156 René Galinié, cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 228] ; Michel
Robardey, cf. P. Péan [177, p. 198] ; Étienne Joubert, cf. B. Lugan [131, p. 130] ; Didier Tauzin [202, p. 167].
157 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 341]. http://francegenocidetutsi.
org/AuditionQuesnot19mai1998.pdf#page=4
158 Voir L’Appel à la conscience des Bahutu, suivi des Dix Commandements, Kangura No 6, Décembre 1990, p. 8. http:
//francegenocidetutsi.org/AppelConscienceBahutu10CommandementsKangura6Decembre1990p6-8.pdf
159 Extrait du message du colonel Galinié, 12 octobre 1990, TERTIO. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-
1316
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
La France s’engage dans une guerre totale contre un ennemi défini ethniquement ou racialement. C’est
ce qu’on appelle un génocide.
La France participe à la préparation du génocide
Le texte sur la définition de l’ennemi diffusé dans l’armée rwandaise est en accord avec la définition
que les Français donnent de l’ennemi, deux ans auparavant :
« L’ennemi principal est le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir,
qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959 et qui veut
reconquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes. » 160
Comme tout Tutsi peut être suspecté de ne pas reconnaître les « réalités de la Révolution Sociale de
1959 », tout Tutsi est un ennemi.
Elle ne fait rien pour faire supprimer les mentions « ethniques » sur les cartes d’identité. Au contraire,
les militaires français participent aux contrôles d’identité sur les barrières.
Depuis 1990, les réformes démocratiques demandées par la France ne concernent que les Hutu. Les
Tutsi sont considérés comme étrangers.
La France soutient les extrémistes anti-tutsi, en particulier la Coalition pour la défense de la République (CDR), créée en 1992, ouvertement raciste, qui réclame le maintien des troupes françaises et des
élections démocratiques.
Sans le soutien militaire français il n’y aurait pas eu de génocide
L’armée française sauve plusieurs fois, en 1990, 1992, 1993, le régime Habyarimana dont l’armée
se débandait devant les offensives du FPR. 161 Après une victoire militaire, le FPR aurait formé un
gouvernement de coalition avec des opposants à Habyarimana comme madame Agathe Uwilingiyimana.
Il y aurait eu des morts mais pas de génocide.
L’intervention française de février 1993 qui sauve l’armée gouvernementale est décidée par Mitterrand
alors que la commission internationale d’enquête sur les violations des Droits de l’homme au Rwanda
depuis le 1er octobre 1990 a déjà fait savoir que des actes à caractère génocidaire avait été commis par le
régime contre les Tutsi. Le gouvernement de droite qui arrive en avril, ne tiendra pas plus compte de ce
rapport en décidant du renforcement de l’aide militaire.
La prise en compte de l’inéluctabilité d’une victoire du FPR amène la France à modifier sa stratégie
en :
- suscitant le front commun des Hutu contre le FPR,
- transformant l’intervention militaire française en intervention de l’ONU,
- recourant à l’arme de l’autodéfense populaire,
- sabotant la mise en application des accords de paix.
La France veut transformer ses soldats en Casques bleus
Suite à la déroute de l’armée rwandaise devant le FPR en février 1993 et à la signature de l’accord de
cessez-le-feu du 7 mars 1993, François Mitterrand change de stratégie et veut faire intervenir l’ONU au
Rwanda pour s’interposer devant le FPR. En juin, la MONUOR surveille la frontière du Rwanda avec
l’Ouganda. Mitterrand promeut une force de l’ONU pour faire « interposition » entre le FPR et les FAR.
1994 [180, Tome II, Annexes, p. 132]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie12octobre1990.pdf G. Martres, TD
Kigali, 15 octobre 1990. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 133]. http:
//francegenocidetutsi.org/Martres15oct1990EliminationTotaleDesTutsi.pdf Extrait du message de l’attaché de Défense à Kigali, 24 octobre 1990, TERTIO : APPRÉCIATION DE LA SITUATION POLITIQUE. Cf. Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 134]. http://francegenocidetutsi.org/Galinie24oct1990.pdf Audition
de Georges Martres, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 119].
http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf#page=3 ; ibidem [180, Rapport, p. 276].
160 République rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G2, 21 septembre 1992,
no 1437/G2.2.4. Objet : Diffusion d’information. Destinataires : Liste A, Comdt Sect OPS (Tous), Info : EM Gd N. Signé Déogratias Nsabimana, colonel BEM, Chef EM FAR, SECRET. TPIR, K1020494 à K1020507. http://francegenocidetutsi.
org/NsabimanaDefinitionEnnemi21septembre1992.pdf
161 Le colonel Tauzin qui commande l’opération Birunga déclenchée le 21 février 1993 se targue d’avoir sauvé une armée
en déroute. Cf. D. Tauzin [202, pp. 70, 78].
1317
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
« Nos soldats peuvent se transformer en soldats des Nations Unies. », dit-il. 162 En octobre la MINUAR
est créée.
Le 1er janvier 1994, le Rwanda devient membre du Conseil de sécurité et le secrétaire général Boutros
Ghali est proche de la France et du Rwanda.
L’organisation de l’autodéfense populaire
Face à l’échec militaire des FAR, les Français d’une part renforcent le DAMI, 163 d’autre part appuient
l’« autodéfense populaire » et les milices. Ils les voient comme une sorte de force de dissuasion par la
machette, un ultime recours en cas de déroute militaire. Les massacres depuis 1990 et des scenarios
militaires ne permettent pas de douter que cette force sera utilisée contre les Tutsi de l’intérieur. 164
La France incite à la création du Hutu Power, base politique du génocide
Marcel Debarge, ministre de la Coopération, est envoyé à Kigali le 28 février 1993 pour appeler à
un « front commun » des Hutu contre l’ennemi tutsi. 165 Ce front devient le Hutu Power qui réunit les
partisans de Habyarimana et les nostalgiques de son prédecesseur Kayibanda sur une base anti-tutsi.
L’assassinat du président burundais Ndadaye le 21 octobre 1993 précipite la cristallisation de ce Hutu
Power.
Quel rôle les coopérants militaires français et l’ex-capitaine Barril ont-ils joué dans ce coup d’État au
Burundi ?
La France sabote les accords d’Arusha
Depuis mars 1991, la France ne respecte pas les accords de cessez-le-feu. Après la signature des Accords
d’Arusha en août 1993, le FPR s’oppose à la participation de soldats français à la force de l’ONU pour
le maintien de la paix (MINUAR). La Belgique fournit des Casques bleus. C’est un camouflet pour les
militaires français qui sont obligés de partir. Ce départ signifie pour eux la perte du Rwanda, qui leur
rappelle la perte de l’Indochine ou celle de l’Algérie. 166
À ce moment-là s’opère le basculement. Secrètement, certains à Paris décident d’empêcher la mise en
application des Accords de paix d’Arusha. Ces accords permettaient à l’ennemi, le FPR, d’obtenir des
portefeuilles au gouvernement et une large place dans la nouvelle armée. Perdre le Rwanda, c’était aussi
remettre en cause la garantie de sécurité que la France offre à nombre de pays africains. 167
Malgré la signature des accords de paix, la France ne retire pas immédiatement ses troupes, elle poursuit ses livraisons d’armes, maintient ses conseillers militaires et participe à l’entraînement de miliciens et
de groupes d’autodéfense dans des camps militaires. Les militaires français invitent les militaires rwandais
à dissimuler leurs armes à la MINUAR. Alors que c’est Mitterrand lui-même qui a demandé l’intervention
de l’ONU au Rwanda, il joue maintenant en dépit des apparences contre l’ONU, contre les Casques bleus.
La France est impliquée dans l’attentat contre Habyarimana
Quand il accepte de mettre en place les nouvelles institutions, Habyarimana est lâché par la France
comme l’avait laissé pressentir l’ambassadeur Martres qui le jugeait, le 11 mars 1993, « usé et ayant tout
raté ». 168 Peu avant, Pierre Joxe, ministre de la Défense, le jugeait « largement responsable du fiasco
Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint3mars1993.pdf
Voir la mission d’évaluation de Philippe Jehanne, du colonel Capodanno, de la mission militaire de Coopération, et du
lieutenant-colonel Sanino du 1er RPIMa, 15-17 avril 1993. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno19avr1993.pdf
164 Voir par exemple, Anatole Nsengiyumva, Note au Chef EM AR, 27 juillet 1992, Objet : État d’esprit des militaires et
de la population civile. http://francegenocidetutsi.org/Nsengiyumva27juillet1992EtatDesprit.pdf
165 Dominique Pin, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda. Mission de M. Debarge,
2 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/Pin2mars1993.pdf
166 D. Tauzin [202, p. 84].
167 Audition d’Hubert Védrine, 5 mai 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 1, p. 198].
168 Georges Martres, TD Kigali, 11 mars 1993, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
pp. 217-218]. http://francegenocidetutsi.org/Martres11mars1993CDRruptureHabyarimana.pdf
162
163
1318
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
actuel » 169 et Marcel Debarge, ministre de la Coopération, le disait « à bout de souffle ». 170
Habyarimana aurait été trompé par la France qui lui aurait fait croire qu’elle l’appuyait quand il a
accepté de mettre en application les accords de paix.
L’attentat du 6 avril 1994 a été organisé par des militaires rwandais opposés à ces accords de paix. 171
L’imputation de l’attentat à des militaires rwandais se reporte automatiquement sur la France, puisque
l’armée rwandaise est en fait commandée par des conseillers militaires français.
Paris ne pouvait qu’être informé de la préparation de ce coup d’État par ses conseillers militaires et
les contacts des diplomates avec les extrémistes. D’ailleurs, dans le pré-carré africain, aucun coup d’État
ne se produit à l’insu de Paris.
Des Français sont probablement impliqués dans l’attentat contre l’avion du président, le 6 avril 1994.
Aucune enquête n’a été faite sur la présence de membres du DAMI : Sur cet Etienne qui serait le
sergent Pascal Estrevada, spécialiste de tir mortier. 172
De même, il n’y a jamais eu d’enquête sur les activités du capitaine Barril. Était-il à Kigali ce jour-là ?
C’est probable.
Des militaires français se précipitent au lieu du crash et prélèvent des pièces de l’avion et des débris
de missiles dont on n’aura aucune nouvelle. Les Casques bleus se voient interdire l’accès au lieu du crash.
Une heure après le crash, le commandant du bataillon paras-commando ordonne à ses hommes, en
présence de militaires français, de venger la mort du président en massacrant les Tutsi. 173
Plusieurs indices font penser que la France est impliquée dans l’attentat : La mise en cause du FPR dès
le 7 avril par deux conseillers de Mitterrand, 174 la mise en cause des Casques-bleus belges par l’ambassade
de France à Kigali, les déclarations mensongères à la télévision de l’ex-capitaine Barril le 28 juin, faites
probablement à la demande de l’Élysée, l’absence d’instruction judiciaire pendant plus de 3 ans sur les
causes de la mort des trois Français formant l’équipage de l’avion, la non-communication à la justice de
l’enquête des militaires français sur cet attentat, l’absence d’enquête sur la mort de René Maïer, le soir
même de l’attentat et sur celle du couple Didot, les accusations sans fondement du juge Bruguière. Le
rapport de la Mission d’information parlementaire évite soigneusement d’approfondir les faits gênants,
comme ces photos d’un des lance-missiles qui aurait abattu l’avion. Elles ont été prises le jour et le
lendemain de l’attentat et ce lance-missiles n’aurait jamais servi ! De même que le rapport ne relève pas
la contradiction entre le ministre de la Défense, François Léotard, qui affirme qu’aucun militaire français
n’est allé sur le lieu du crash de l’avion et les rapports publiés en annexe qui attestent que Grégoire de
Saint-Quentin y est allé dans les minutes qui ont suivi l’attentat et y est retourné plusieurs fois. Tout
cela ne fait qu’augmenter la suspicion quant au rôle de la France dans cet attentat.
8 avril : La France participe à la mise en place du gouvernement qui organise le génocide
La France ne fait rien pour s’opposer au coup d’État et va jouer un rôle majeur dans la formation du
gouvernement civil qui va prendre la responsabilité des massacres.
Elle apparaît comme complice dans l’assassinat des 10 Casques-bleus belges et du Premier ministre
rwandais. Bruno Delaye ne reconnaît pas son autorité, écrivant à François Mitterrand que « la mort du
président laisse le pays sans aucune autorité reconnue » 175
L’ambassadeur Marlaud rencontre le colonel Bagosora, le 7 dans l’après-midi. Il lui fait abandonner
son projet de junte militaire qu’il n’avait d’ailleurs pas préparé. Ils s’entendent sur la formation d’un
169 Le ministre de la Défense, Note pour le Président de la République, 006816, 26 février 1993. Objet : Rwanda. http:
//francegenocidetutsi.org/Joxe26fev1993.pdf
170 Conseil restreint, mercredi 3 mars 1993. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint3mars1993.pdf
171 Voir le rapport Mutsinzi, le témoignage de Jean Birara,... http://francegenocidetutsi.org/Birara26mai1994.pdf
172 C. Braeckman [44, p. 191] ; F. Reyntjens [182, p. 28] ; Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64,
p. 107]. http://francegenocidetutsi.org/Thaddee29mai1994Mutsinzip107.pdf
173 Rapport Mutsinzi d’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 [64, p. 73].
174 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les présidents du
Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye7avril1994.pdf ; Général Quesnot, Note
à l’attention de Monsieur le Président de la République - Objet : Rwanda-Burundi - Situation après la mort des deux
présidents, 7 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/Quesnot7avril1994.pdf
175 Bruno Delaye, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, Objet : Attentat contre les Président
[sic] du Rwanda et du Burundi, 7 avril 1994. Le passage en gras figure dans l’original. http://francegenocidetutsi.org/
Delaye7avril1994.pdf
1319
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
gouvernement civil Hutu Power. 176
C’est l’ambassadeur de France qui sauve la mise, sur le plan politique, aux auteurs du coup d’État en
organisant des tractations en un temps éclair, le 8 avril, pour former un gouvernement Hutu Power.
Ce gouvernement intérimaire est constitué en violation flagrante des accords de paix que la France
prétendait soutenir et l’ONU garantir. Le 11 avril sur RFI, Marlaud veut faire croire que ce gouvernement
est conforme aux Accords d’Arusha :
Christophe Boisbouvier : Le gouvernement rwandais qui vient d’être nommé il y a quelques jours
est dénoncé par certains comme un gouvernement de durcissement contre le FPR. Qu’en pensez-vous ?
J.-M. Marlaud : En ce qui concerne le remplacement du président Habyarimana, le nouveau chef
de l’État par intérim est l’ancien président de l’Assemblée nationale, ce qui correspond aussi bien aux
dispositions de l’ancienne Constitution rwandaise qu’aux dispositions de l’accord d’Arusha lui-même,
et la répartition des ministères et des portefeuilles ministériels est restée identique à ce qu’elle était
dans le cadre du partage du pouvoir qui avait été prévu par les accords d’Arusha. En ce qui concerne
maintenant l’appréciation du rapport de forces politiques au sein de ce gouvernement, là chacun peut
avoir une appréciation différente. 177
C’est ce même jour, 11 avril, que Boniface Ngulinzira, ancien ministre des Affaires étrangères et
négociateur des accords d’Arusha demandera en vain aux militaires français d’être protégé. L’ambassadeur
Marlaud l’abandonne aux tueurs.
L’état-major à Paris rédige le 8 avril l’ordre d’opération Amaryllis qui reconnaît que la garde présidentielle s’est lancée dans l’élimination systématique des Tutsi de Kigali. 178 Que signifie l’élimination
systématique des Tutsi, sinon le génocide ? Les dirigeants français savent donc le 8 avril que le génocide
est commencé.
Ce jour-là, le 8 avril, est le nœud de la responsabilité française : les dirigeants français savent que le
génocide vient de commencer et ils aident à la formation du gouvernement qui va organiser les massacres.
Les militaires français débarqués le 9 avril ne font rien pour faire cesser les massacres de Tutsi.
Ils ne coopérent pas dans ce but avec la MINUAR et la France s’efforce de limiter l’effectif du contingent envoyé par la Belgique pour l’évacuation de ses ressortissants.
Après avoir laissé masacrer tous les dirigeants politiques favorables aux accords de paix c’est le négociateur de ces accords, Boniface Ngulinzira, qu’ils refusent d’évacuer et abandonnent aux tueurs le 11
avril, alors qu’il était réfugié auprès de la MINUAR à l’ETO.
Après avoir évacué des extrémistes rwandais, les Français rembarquent le 13 avril, non sans laisser
des armes aux FAR et probablement quelques conseillers.
La France soutient les massacres des Tutsi en paralysant l’action de l’ONU, avec la connivence de
Boutros-Ghali et de son représentant spécial au Rwanda, le camerounais Booh-Booh.
Elle vote la diminution des effectifs de la MINUAR, le 21 avril, de sorte que que les massacres se
déroulent sans témoin. 179
Au Conseil de sécurité, elle s’oppose à l’utilisation du mot génocide dans les résolutions et veille à ce
que le FPR soit accusé des mêmes crimes que le Gouvernement intérimaire rwandais. 180
Le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement intérimaire rwandais et le principal idéologue
de la CDR, Jean-Bosco Barayagwiza sont reçus à Paris le 27 avril, de même que deux colonels pour
organiser l’approvisionnement en armes et munitions, ainsi que des opérations de secours au profit de
l’armée rwandaise. Secrètement, Paris envoie des armes, des militaires ou des mercenaires au Rwanda.
176 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 296]. http://francegenocidetutsi.
org/AuditionMarlaud13mai1998.pdf#page=10
177 Afrique Midi, RFI, 11 avril 1994. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda [84, Tome II, p. 60].
178 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994, déclassifié, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes,
p. 344]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpAmaryllis.pdf
179 ONU, S/RES/912, 21 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/94s912.pdf 3368e séance du Conseil de sécurité,
21 avril 1994, S/PV.3368, p. 6. http://francegenocidetutsi.org/spv3368-1994.pdf
180 Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier, Note du 2 mai 1994 à l’intention du Président de la République, Objet : Votre entretien avec M. Léotard, lundi 2 mai. Situation. Note manuscrite : « Vu. HV », p. 2. http:
//francegenocidetutsi.org/Quesnot2mai1994.pdf
1320
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
La France sauve les assassins
Après la chute du camp de Kanombe et de l’aéroport de Kigali, le président intérimaire Sindikubwabo,
qui a déclenché les massacres de la région de Butare, remercie dans une lettre François Mitterrand de son
aide « jusqu’à ce jour » et lui lance un appel au secours. 181
Le 15 juin, après presque trois mois de massacres, la France éprouve soudain le besoin d’intervenir
militairement et réussit à obtenir pour une mission « strictement humanitaire » un mandat de l’ONU
sous chapitre VII, le 22 juin. 182
Il s’agit en fait de répondre aux appels à l’aide que le Président intérimaire Sindikubwabo a adressé
au Président Mitterrand, de sauver ce gouvernement Hutu Power, son armée et ses milices, c’est-à-dire
les auteurs du génocide.
Le projet initial est d’empêcher la prise de Kigali par le FPR. 183 Mais le général Dallaire, commandant
de la MINUAR, répond négativement à la demande de Bernard Kouchner d’envoyer des parachutistes
français à Kigali au prétexte de sauver des orphelins. 184
Plusieurs contre-offensives des FAR échouent, bien qu’épaulées discrètement par des éléments français.
L’objectif pour la France reste de conserver un réduit hutu et d’amener le FPR à la table de négociations,
par l’intermédiaire de l’ONU et de l’Ouganda.
Lors de la prise de Kigali et de Butare, la France est contrainte de limiter la zone qu’elle contrôle au
Sud-Ouest. Elle crée une « Zone humanitaire sûre » sans solliciter un mandat du Conseil de sécurité pour
cela.
Cette zone permet aux troupes françaises de protèger le repli des forces génocidaires et du gouvernement intérimaire.
La France est obligée de demander aux membres du gouvernement intérimaire, dont la responsabilité
dans les massacres est devenue publique, de quitter cette zone Turquoise pour le Zaïre. La France fait
entendre à ses amis qu’il ne s’agit là que d’un repli temporaire et le président intérimaire Sindikubwabo,
sûr du soutien de son puissant ami Mitterrand, déclare : « Je prends le chemin de l’exil, comme le général
de Gaulle en juin 40 ». 185
Le génocide se poursuit dans la zone Turquoise
Bisesero
Ayant démontré le caractère humanitaire de leur mission en sécurisant le camp de Nyarushishi et
reconnu la présence de survivants Tutsi à Bisesero, les militaires français donnent carte blanche aux
forces génocidaires pour nettoyer ce réduit hutu des Tutsi restants. Ils font acheminer des miliciens à
Bisesero pour y liquider les survivants tutsi en faisant croire à la presse internationale que ce sont des
infiltrés du FPR qui veulent couper en deux la zone gouvernementale au niveau de Kibuye. 186
Au Conseil restreint du 29 juin, jour de la visite du ministre Léotard à Gishyita, l’amiral Lanxade,
chef d’état-major, déclare que « Les affrontements continuent entre milices hutues et maquis tutsis. » 187
C’est la présence de journalistes qui obligent les militaires français à porter secours aux Tutsi le 30
juin.
181 Dr Théodore Sindikubwabo, Président de la République à Son Excellence Monsieur François Mitterrand, Kigali le
22 mai 1994. Lettre transmise par le général Quesnot à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet :
Correspondance du docteur Théodore Sindikubwabo, Président par intérim du Rwanda, 24 mai 1994. Note manuscrite :
« Signalé/HV ». http://francegenocidetutsi.org/SindikubwaboMitterrand22mai1994.pdf Le fac-simile d’une lettre datée de juin 1992 du Président du Conseil National de développement signée Sindikubwabo permet d’authentifier sa signature.
http://francegenocidetutsi.org/Sindikubwabo20Juin1992.pdf
182 ONU, S/RES/929 (1994) http://francegenocidetutsi.org/94s929.pdf
183 Au conseil restreint du 15 juin, François Mitterrand évoque 2 ou 3 sites, hôpitaux ou écoles à Kigali qui seraient à
protéger. http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint15juin1994.pdf
184 Aucun témoin ne doit survivre [86, p. 780].
185 Florence Aubenas, L’uniforme mal taillé des soldats de la force Turquoise, Libération, 28 juillet 1994.
186 Benoît Duquesne, France 2, 27 juin 1994, Soir ; Jacques Morel, « Un Tutsi peut s’avérer un combattant du FPR en
puissance » ou comment les Français « ont pris » les survivants de Bisesero pour des ennemis à éliminer, Genève, 13
février 2010
187 Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (État-major particulier). http://
francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint29juin1994MaquisTutsi.pdf
1321
35.3. QUELS SONT LES COMMANDITAIRES DU GÉNOCIDE ?
Murambi Le 5 juillet, les Français de l’opération Turquoise font cause commune avec les assassins
pour faire barrage au FPR à Gikongoro. Ils affichent leur cynisme en installant un camp dans l’école de
Murambi, à côté des fosses communes d’où suinte le sang des Tutsi, victimes du massacre du 21 avril.
Ils enjoignent aux auteurs du génocide de faire la chasse aux infiltrés. 188
Dans la zone Turquoise, sur instruction de Paris, il n’y aura pas de désarmement des forces gouvernementales, y compris les miliciens. 189
De même, il n’y aura pas d’arrestations de présumés coupables, car cela « ne relève pas du mandat qui
nous a été donné ». 190 Un ordre est donné de ne pas arrêter les membres du gouvernement intérimaire. 191
Les rares criminels qui sont arrêtés sont libérés au départ de Turquoise. Aucun ne sera remis à la MINUAR.
La France principal commanditaire du génocide
Les dirigeants français étaient acquis à l’idéologie des auteurs du génocide. Ils étaient informés de leur
projet d’éliminer les Tutsi mais n’ont pas cessé leur soutien militaire. Au moins par trois fois avant 1994,
ils ont sauvé l’armée rwandaise de la débâcle devant les forces du FPR. S’ils n’étaient pas intervenus, la
dictature raciste d’Habyarimana aurait été renversée, il n’y aurait pas eu de génocide.
La France est probablement impliquée dans l’assassinat d’Habyarimana qui a déclenché le génocide.
Le 8 avril, au lieu de faire cesser les massacres, la France participe à la formation du gouvernement qui
va les orchestrer. Ses troupes arrivées le 9 avril restent neutres devant les massacres. Lorsque les troupes
de ce gouvernement, armée et milices, sont mises en déroute par l’armée du FPR, la France sous couvert
d’une mission humanitaire mandatée par l’ONU va tenter de secourir les assassins mais ne parvient pas
à redresser la situation à leur profit. Elle protégera leur fuite au Zaïre alors que le génocide des Tutsi est
reconnu par l’ONU et qu’elle devait arrêter les présumés coupables.
C’est la mise en évidence de l’implication de la France dans l’attentat contre Habyarimana qui validera
entièrement cette hypothèse que la France est le principal commandataire.
L’absence d’ordre écrit, commandant le génocide, fait-il écarter cette accusation de principal commanditaire ? Non. Comme dans le cas de Laval et Bousquet, c’est un génocide opportuniste. D’ailleurs,
le terme de génocide est banni du langage de nos dirigeants. Le crime de génocide ne rentre dans le Code
pénal français qu’en mars 1994. Mais on a rapporté que pour François Mitterrand, « Dans ces pays-là,
un génocide c’est pas très important ». 192 Faut-il y voir une revendication du crime ?
Pour l’armée française, il n’y a pas conscience de commettre un génocide. Dans la pure tradition
coloniale, la règle de De Montagnac : « Anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des
chiens » 193 a été appliquée au Rwanda par forces supplétives interposées contre les Tutsi puisque le FPR
a refusé de se soumettre.
En 1994, ce sont les Tutsi qui sont déclarés et fichés comme ennemis, en tant que tels. À la veille
de l’opération Turquoise, François Mitterrand laisse entendre avec le plus parfait cynisme, que les Tutsi
sont les ennemis de la démocratie : « Si ce pays devait passer sous la domination tutsie, ethnie très
minoritaire, qui trouve sa base en Ouganda où certains sont favorables à la création d’un “Tutsiland”,
englobant non seulement ce dernier pays mais aussi le Rwanda et le Burundi, il est certain que le processus
de démocratisation serait interrompu. » 194 À l’entendre, l’élimination des Tutsi a donc été nécessaire pour
défendre la démocratie.
188 Témoignage de Désiré Ngezahayo, rapport Mucyo. Cf. La Nuit Rwandaise no 5, p. 399. http://francegenocidetutsi.
org/RapportMucyo15novembre2007.pdf#page=247
189 Note du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République, 4 juillet 1994.
Objet : Rwanda : Comité restreint du 4 juillet 1994. C’est nous qui mettons en gras. http://francegenocidetutsi.org/
QuesnotDelaye4juillet1994.pdf
190 Note du Quai d’Orsay en date du 7 juillet 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 447]. http://francegenocidetutsi.org/MinAffEtDAM7juillet1994.pdf#page=2
191 Dépêche Reuters du 15 juillet 1994 surchargée par Hubert Védrine. http://francegenocidetutsi.org/
Reuter15juillet1994.pdf
192 Patrick de Saint-Exupéry France-Rwanda : un génocide sans importance..., Figaro 12 janvier 1998, page 4, colonne 3.
193 Lieutenant-colonel de Montagnac, Lettres d’un soldat, Plon Paris, 1885, réédité par Christian Destremeau, 1998, p. 153.
194 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=4
1322
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
On a rapporté en 1994 que pour M. Mitterrand, le génocide s’inscrit dans une logique de guerre. 195
Lui et son gouvernement n’ont voulu voir au Rwanda qu’une guerre. Mais il est indubitable qu’ici, en
1994, c’est le génocide qui a d’abord commencé. Il a déclenché une guerre le 10 avril, jour de l’arrivée
des troupes du FPR à Kigali, qui ont mis fin au génocide le 19 juillet, sauf dans la zone Turquoise où les
massacres se sont poursuivis, certes à faible intensité, jusqu’au départ des Français.
35.4
Les noces de la guerre révolutionnaire et de l’Église catholique
Essayant d’expliquer le mécanisme de l’explosion génocidaire, des auteurs y reconnaissent la mise en
application de la doctrine de la guerre révolutionnaire enseignée par les colonels Trinquier et Lacheroy.
Nous estimons que celle-ci n’aurait pu provoquer à elle seule le génocide s’il n’y avait pas eu cette idéologie
raciale importée au Rwanda par les missionnaires catholiques pour dresser les Rwandais les uns contre
les autres.
Les moyens utilisés pour exécuter le génocide des Tutsi constituent ce que François-Xavier Verschave
a appelé un instrument de guerre totale extrêmement sophistiqué, une nouvelle arme de destruction
massive. 196 Il disait que « la France est non seulement complice de ce crime abominable, mais on peut
maintenant penser sérieusement qu’elle en est co-actrice, co-initiatrice. »
Partant de la constatation du général Quesnot que l’ennemi était « un mouvement militaire avant
d’être un mouvement politique », Patrick de Saint-Exupéry, dans son livre « L’Inavouable », induit que
c’est la théorie de la guerre révolutionnaire, née lors de la guerre contre le Viêt-minh en Indochine, puis
appliquée en Algérie, qui a été mise en pratique au Rwanda. 197 Il affirme que François Mitterrand, qui a
eu son expérience des « opérations de maintien de l’ordre » en Algérie, en est friand. Cette idée ne provient
pas seulement de Gabriel Périès, spécialiste de l’étude de cette doctrine militaire et de son exportation
en Amérique du Sud, mais aussi des confidences que des militaires français ont pu faire à Patrick de
Saint-Exupéry.
Que la doctrine de la guerre révolutionnaire ait été appliquée au Rwanda est une évidence. Mais,
comme le reconnaît Périès, c’est le fait des Belges. Ils auraient même participé à son élaboration par leur
participation à l’École de guerre à Paris. 198
Dans l’adhésion de chaque Rwandais, dès la naissance, au MRND, le parti unique d’Habyarimana, nous
reconnaissons l’institutionnalisation de la théorie des hiérarchies parallèles du colonel Lacheroy. Complétée
d’une milice, elle vient s’ajouter à la hiérarchie administrative. Une hiérarchie militaire est ajoutée après
1975 avec la création d’une gendarmerie qui contrôle la population, afin de surveiller l’ennemi intérieur,
le Tutsi. Une quatrième hiérarchie sera organisée à partir de 1991, c’est l’organisation de la « défense
civile » ou « autodéfense populaire », qui n’est que la reprise de méthodes impliquant la population
dans les massacres de Tutsi en usage au début des années 60. Celle-ci sera utilisée comme une force de
dissuasion ainsi que nous le montrons plus haut.
Le découpage administratif du Rwanda constitue une illustration fidèle de la théorie du contrôle
des populations du colonel Trinquier. Le « monsieur 10 maisons rwandais » correspondant au chef de
groupe de maisons et chef d’îlot du Dispositif de protection urbaine (DPU) lors de la bataille d’Alger. 199
C’est un fonctionnaire du parti. 200 Sa fonction est de contribuer à la chasse aux infiltrés en repérant
tout nouvel arrivant et de signaler toute activité jugée subversive. La carte d’identité en est un autre
exemple. Mais le « certificat de recensement » de Trinquier ne comporte pas, que l’on sache, de mention
d’appartenance raciale comme dans la carte d’identité rwandaise et nous n’avons pu savoir si le numéro
de celle-ci désigne une localisation géographique précise comme les numéros de groupe de maisons, d’îlot,
195 Patrick Jarreau, L’inauguration du Musée-mémorial d’Izieu par le président de la République, Le Monde, 23 avril 1994,
p. 14.
196 François-Xavier Verschave, conférence à Marseille, avril 2004.
197 P. de Saint-Exupéry [188, p. 275].
198 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 45].
199 R. Trinquier [208, p. 53]. http://francegenocidetutsi.org/TrinquierLaGuerreModernep52-57.pdf
200 Audition de José Kagabo, 31 mars 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 49 ].
1323
35.4. LES NOCES DE LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE ET DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE
de quartier, dans le certificat de Trinquier. 201 Le document de l’armée rwandaise définissant l’ennemi,
« Définition et identification de l’ENI », correspond au chapitre « Définition de l’adversaire » du livre
« La guerre moderne ».
Enfin, troisième volet de la doctrine de la guerre révolutionnaire, l’action psychologique diffuse de
fausses informations et pratique la terreur de masse, notamment par des escadrons de la mort, pour
augmenter la cohésion sociale et créer la peur chez les individus, afin de pouvoir mieux les manipuler, ou,
comme le dit Lacheroy, de prendre possession des âmes. La doctrine de la guerre révolutionnaire reprend
celle de la guerre totale de Ludendorff, dans la mesure où elle ne fait plus de distinction entre civils et
militaires entre combattants et non-combattants.
Nous avons aussi observé au Rwanda d’autres pratiques caractéristiques des « opérations de maintien
de l’ordre » en Algérie, les regroupements de population dans des camps, les zones interdites, les groupes
d’autodéfense, etc.
Remarquons que cette comparaison de l’application de la doctrine de la guerre révolutionnaire en
Algérie et au Rwanda concerne deux contextes très différents. L’Algérie est une colonie de peuplement
européen, le Rwanda ne l’est pas. Les effectifs de l’armée française sont beaucoup plus nombreux en Algérie
qu’au Rwanda. En Algérie, la France a, dit-on, remporté une victoire militaire sur les insurgés, mais ceuxci ont gagné politiquement. Au Rwanda, l’armée rwandaise soutenue par la France se débande en février
1993, c’est une déroute incontestable, en revanche la présence française serait, dit-on, plébiscitée par les
Hutu, le « peuple majoritaire ». Le génocide au Rwanda survient dans un contexte de défaite militaire.
L’absence de génocide à proprement parler en Algérie, de 1954 à 1962, serait-elle due au fait que l’armée,
qui appliquait cette doctrine de la guerre révolutionnaire, était victorieuse ?
Est-ce qu’il y a, s’interroge Périès, cette volonté de génocide à l’intérieur de la doctrine de la guerre
révolutionnaire ? « Je ne crois pas que ce soit une volonté de génocide stricto sensu », répond-il, « je crois
qu’il y a volonté d’élimination, d’éradication de l’ennemi. » 202
Qui était l’ennemi à éradiquer en Algérie ? C’était les fellaghas, les combattants nationalistes algériens
du FLN, et l’OPA, l’organisation politico-administrative de ce mouvement. Beaucoup furent impitoyablement éliminés. Ces deux groupes ne répondent pas à la définition du génocide adoptée par l’ONU dans
la Convention de 1948.
Mais au Rwanda, quelle était la définition de l’ennemi ? Nous voilà renvoyés au texte diffusé le 21
septembre 1992 par le chef d’état-major de l’armée rwandaise, qui définit comme l’ennemi principal, « le
Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne
reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959 et qui veut reconquérir le pouvoir au
Rwanda par tous les moyens, y compris les armes. » Il n’y a que les juges au procès en première instance du
colonel Bagosora au TPIR qui n’ont pas voulu voir que cette phrase assimile le Tutsi à l’ennemi, puisque
le Tutsi, persécuté spécifiquement depuis cette Révolution prétendue sociale, ne peut que la contester. Si,
d’autre part, nous examinons les notes que les deux chefs d’état-major particuliers envoient à François
Mitterrand dès octobre 1990, il n’y a aucun doute que, pour la France, le Tutsi est l’ennemi. L’application
de la doctrine de la guerre révolutionnaire au Rwanda aurait donc bien un caractère génocidaire, si nous
suivons la logique de Périès.
Mais il nous semble que l’explosion génocidaire n’a pas seulement été due à l’application au Rwanda
de cette doctrine de la guerre révolutionnaire. Elle a été provoquée, selon nous, par une arme à deux
composantes. Si nous prenons l’image de la bombe atomique, celle-ci est composée de deux parties. Une
composante, l’explosif classique qui implose et crée la masse critique par rapprochement brutal de deux
blocs de matière fissile, serait la doctrine de la guerre révolutionnaire.
Quelle serait l’autre composante ? C’est la matière fissile qui après avoir atteint la masse critique va
exploser par réaction en chaîne des neutrons émis par les noyaux fissionnés en directions d’autres noyaux.
Cette deuxième composante de la bombe est, à notre sens, l’idéologie raciale, la lutte de races, Hutu
contre Tutsi, inventée par les Européens et qui est devenue en 1959 un instrument d’extermination des
Tutsi. Utilisés d’abord par les Européens, Belgique et Église catholique, pour garder le contrôle du pays,
les massacres de Tutsi sont devenus une méthode de gouvernement pour rétablir l’unité entre Hutu par le
sacrifice de victimes émissaires, comme décrit par René Girard, 203 et une arme de défense pour dissuader
201
202
203
R. Trinquier [208, pp. 54-55]. http://francegenocidetutsi.org/TrinquierLaGuerreModernep52-57.pdf
L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 53].
René Girard, La violence et le sacré, 1972.
1324
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
les Tutsi exilés à l’étranger de revenir par la force des armes.
Il nous semble que cette deuxième composante, cette lutte de races, n’est pas présente ou ne l’est
pas à un niveau aussi intense dans les guerres d’Indochine et d’Algérie, où la doctrine de la guerre
révolutionnaire fut appliquée. Nous ne voyons pas dans ces pays une haine raciale autant diffusée à
l’intérieur de la population contre une autre partie de la population. En Algérie, mis à part le fossé entre
colonisateur et colonisé, il n’y a pas de division aussi profonde parmi les « indigènes ». Le clivage araboberbère n’a pas joué de rôle notoire. La Kabylie a donné autant d’hommes épris de culture française que
de farouches résistants nationalistes. L’opposition MNA-FLN était politique et non raciale.
Comparé à l’Algérie, le Rwanda se distingue par la prégnance de l’Église catholique. Alors qu’en
Algérie, elle est restée l’Église des Blancs et que le mot « musulman » a bien vite désigné l’indigène,
au Rwanda, la religion catholique s’est imposée à une grande part de la population et s’est incrustée
profondément dans l’esprit des évolués, au point que chaque individu s’est vu affublé d’un prénom chrétien,
trouvé dans le calendrier des saints et des martyrs, et que la transcription écrite de la langue rwandaise
en alphabet latin a été faite par les missionnaires catholiques. Non seulement les idées raciales, le mythe
hima, ont été inculqués, mais, par une sorte de lobotomie opérée au cours de tout le cursus scolaire, les
élèves ont perdu la mémoire des coutumes, de la culture ancestrale, qui comportaient des mécanismes
de régulation permettant de maintenir la société dans un certain équilibre. L’acharnement à abaisser
l’institution du Mwami, qui incarnait l’unité nationale des Rwandais, puis à la faire disparaître, est le
symbole de cette mutilation culturelle opérée par les étrangers.
Bien que non étudié ici, le rôle de l’Église catholique dans la montée de l’idéologie génocidaire a été
primordial. D’abord, sous la houlette de Mgr Classe, les missionnaires ont privilégié et promu les Tutsi,
au point de les dire de race supérieure, ceci dans le but de s’assujettir toute la société, structurée autour
d’un pouvoir royal monopolisé par quelques familles tutsi. Ayant réussi cette manœuvre, couronnée par
la consécration du Rwanda au Christ-Roi en 1946, les missionnaires ce sont ensuite retournés contre les
Tutsi et ont soulevé les Hutu contre eux, parce que l’élite tutsi avait des velléités d’indépendance.
Les missionnaires ont ainsi créé en quelque sorte « de nouveaux Juifs » au cœur des ténèbres africaines
par ce changement d’alliance. Rappelons en effet que, selon la théologie chrétienne, Dieu aurait soudain
rompu son alliance avec les Juifs et fait des Chrétiens le peuple élu. En 1959 donc, Dieu, en fait l’Église
représentée par Mgr Perraudin, a rompu son alliance avec les Tutsi et fait des Hutu le peuple élu.
Comme les Juifs pendant des siècles de chrétienté, les Tutsi furent étiquetés, persécutés, interdits de
fonction publique, spoliés, bannis, massacrés parfois, durant 30 ans par des Hutu excités par la propagande
ecclésiastique. Celle-ci a propagé durant des années, par exemple lors de la rédaction du Manifeste des
Bahutu ou par le journal Kinyamateka, le thème du Tutsi envahisseur, oppresseur, qui veut rétablir un
régime féodo-monarchique et qui aurait même l’intention de massacrer tous les Hutu. 204
Suivant Arno Mayer, qui rappelle que la destruction des Juifs d’Europe se fit dans le cadre de l’invasion
de l’Union Soviétique par l’Allemagne nazie, une guerre qui se donna des motifs religieux, puisque déclarée
contre le judéo-bolchevisme et qui fut nommée opération Barbarossa, du nom d’un héros de la Croisade,
et fut soutenue par l’épiscopat allemand unanime, avec la bienveillance du Vatican, il nous semble que le
génocide des Tutsi au Rwanda a nécessité une contribution religieuse, qui a fourni les raisons de tuer. Un
permis de tuer fut même effectivement donné par certains prêtres, que le Vatican n’a jamais désavoués
comme il sait pourtant le faire si promptement pour toutes sortes de déviants de la vraie Foi. La guerre
totale, dont l’archétype pour Arno Mayer est la guerre de Trente ans au 17e siècle, ne serait donc possible
que sur l’ordre de Dieu et le génocide des Tutsi en 1994 fut, en effet, une guerre totale.
Certes, les choses ont été plus complexes, vu qu’au Rwanda, nombre de prêtres étaient tutsi. Mais
qu’a fait l’Église institutionnelle pour les sauver ? Pourquoi n’a-t-elle rien dit, devant cette théologie de
la mort accouplée à une idéologie nazie, telle qu’incarnée par l’entrain du curé Seromba à faire s’écrouler
au bulldozer, le 15 avril 1994, son église de Nyange (Kibuye) sur la tête de ses ouailles afin de les envoyer
plus vite à Dieu le Père tout puissant ? Où est la guerre tribale quand on utilise des fusils, des armes
automatiques, un bulldozer pour tuer ? Où est l’enseignement de l’Évangile, de l’amour du prochain,
quand c’est un prêtre qui commande l’extermination ? Comment les églises ont-elles pu être transformées
en abattoirs sans que l’Église catholique, c’est-à-dire universelle, ne s’en émeuve ? Que s’est-il passé ?
Hélas, la même chose que 50 ans auparavant. Après cette propagande de plus de 30 ans contre les
204 Antoine Mugesera, Abbé Sibomana, Kinyamateka et idées génocidaires (1990-1994), Dialogue, no 184-185, janvier-mai
2008. http://francegenocidetutsi.org/AntoineSibomanaKinyamatekaMugeseraDialogueJanvMai2008.pdf
1325
35.4. LES NOCES DE LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE ET DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE
Tutsi, le 7 avril 1994, tous les organes officiels clamèrent que les Inyenzi, les Tutsi, avaient tué le président.
Personne n’en avait de preuve. Mais comme « ils avaient attaqués » en octobre 1990, ce ne pouvait qu’être
eux. Aux Tutsi qui furent accusés en quelque sorte de régicide, fut réservé le traitement que la populace
au Moyen-âge très chrétien appliquait à ceux qui étaient accusés de déicide. D’ailleurs cette accusation
de Juifs déicides n’a jamais été retirée. 205 L’analogie entre les Juifs qui ont tué Jésus et les Tutsi qui
ont tué Habyarimana a été signalée plus haut à travers l’image de « rédempteur des Hutu » donnée à
Habyarimana par les propagandistes du génocide. Le sacrifice d’un seul, Habyarimana, probablement tué
par ses partisans, a été vengé par le sacrifice d’une multitude, les Tutsi, qui ont été accusés de sa mort.
Devant cette accusation, complètement fausse et irrationnelle, l’Église catholique s’est tue. La France
également ne s’est pas élevée contre cette prétendue colère populaire qui a servi à camoufler le plan
d’extermination des Tutsi. Elle a jugé normales ces actions de vengeance et de représailles. Pire, elle a
pris le parti de défendre les auteurs de ce plan d’extermination de toute une population prise en otage.
Ce faisant, elle a dépassé de loin les actions de représailles de la Gestapo en France sous l’occupation de
1940 à 1945.
L’association du militaire français et de l’Église dans une guerre à caractère religieux est ancienne,
c’est la Croisade. Les conquêtes coloniales réunissent à nouveau le soldat et le missionnaire, même sous
la IIIe République. Défendre l’empire colonial, c’est aussi défendre l’Occident chrétien. Le même colonel
Lacheroy, père avec Trinquier de la Doctrine de la guerre révolutionnaire, était un catholique convaincu,
considéré comme un « moine-soldat » et émule du père De Foucault. Il fut membre de l’OAS, 206 pendant
que De Gaulle se débarrassait du colonel Trinquier en l’envoyant au Katanga.
En 1994 au Rwanda, la France se prend encore parfois pour le bras armé de l’Église catholique. Le
12 avril, les chaînes de télévision n’ont d’yeux que pour des religieuses polonaises qui débarquent à Paris
avec leurs orphelins de Sainte-Agathe, sauvés par l’armée française. Le 17 juin, le Quai d’Orsay fait
demander au pape de bénir l’opération Turquoise. 207 Dimanche 26 juin, grâce aux militaires français,
les Tutsi du camp de Nyarushishi peuvent aller à la messe. Le 28 juin, les médias font un gros plan sur
l’évacuation des religieuses de Kibuye, « sauvées » par les militaires français, qui font massacrer pendant
ce temps les survivants tutsi de Bisesero par leurs amis. Le 1er juillet, le colonel Rosier se félicite d’avoir
sauvé les bénédictines de Sovu, dont deux s’avéreront être des criminelles, et c’est en voulant évacuer des
religieux à Save que des COS tombent dans une embuscade du FPR. C’était, paraît-il, l’archevêque de
Paris, Mgr Lustiger, qui avait commandé cette expédition sur Butare. Est-ce un hasard que le légat du
pape, Mgr Etchegaray, débarque au Rwanda le 24 juin, juste au moment de l’opération Turquoise ? Le
père Maindron, qui nous paraît être un bien sinistre clerc, a droit à tous les égards de la part de l’armée
française. Bref, dans les champs de cadavres du Rwanda, sous l’égide du drapeau tricolore, le sabre et la
croix sont tout aussi unis en 1994, qu’ils l’étaient à Alger au temps du cardinal Lavigerie.
Il nous semble donc que la France et l’Église se sont retrouvées unies deux fois en un siècle pour
laisser commettre un génocide, une première fois pour celui des Juifs, auquel participa l’État français du
Maréchal Pétain de 1940 à 1944, et pour lequel le pape d’alors ne bougea pas le petit doigt, même quand
les Juifs de Rome furent arrêtés sous ses fenêtres, le 16 octobre 1943, et expédiés à Auschwitz en wagons
à bestiaux. 208 Elles se sont retrouvées une deuxième fois pour celui des Tutsi de 1990 à 1994.
Il nous semble que l’application de la doctrine de la guerre révolutionnaire d’abord par les Belges,
reprise ensuite par ses auteurs, les militaires français, n’est pas la cause à elle seule du génocide. C’est
la conjonction de cette méthode de guerre totale et de l’idéologie de lutte de races, inventée par les
205 La constitution Nostra ætate du concile Vatican II (28 octobre 1965) n’a pas retiré explicitement cette accusation faite
aux Juifs d’avoir commis un déicide, accusation que l’on trouve dans la traduction française d’extraits du « Commentaire
sur les psaumes » de Saint Augustin faisant partie de la liturgie de l’office des Ténèbres du Vendredi saint, dans des missels
ayant reçu l’Imprimatur avant 1940. Cette constitution de Vatican II convient que la mort du Christ ne peut être imputée
« ni indistinctement à tous les Juifs vivants alors, ni aux Juifs de notre temps », mais proclame plus loin que « l’Église
est le nouveau peuple de Dieu », envoyant les Juifs au diable. Cette accusation de déicide est fréquente chez les Pères de
l’Église, dont les écrits ne sont pas condamnés par ce concile. L’Évangile de Saint Jean (19, 15) comporte toujours ce passage
accusant les Juifs : « Pilate dit aux Juifs : “Voici votre roi.” Eux disaient “À mort, à mort, crucifie-le”. »
206 OAS : Organisation de l’armée secrète, dirigée par le général Salan, qui mit l’Algérie à feu et à sang en 1961-1962.
Lacheroy est allé après l’échec du putsch de 1961 se mettre sous la protection de Franco en Espagne.
207 TD DIPLOMATIE 17865 17/06/94 16H40, adressé à Alain Pierret, ambassadeur au Vatican : « VOUS SOULIGNEREZ
LE PRIX QUE LA FRANCE ATTACHERAIT À TOUTE MANIFESTATION POSITIVE DU SAINT SIÈGE ENVERS
NOTRE INITIATIVE DANS L’ESPRIT DU RÉCENT APPEL DU SOUVERAIN PONTIFE SUR LE RWANDA. » SIGNÉ : GÉRARD. Cf. Appel au pape, Le Canard Enchaîné, 27 juillet 1994.
208 John Cornwell, Le pape et Hitler, Albin Michel, 1999, pp. 381-390.
1326
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
missionnaires contre les Tutsi et d’abord utilisée par les Belges, qui a déclenché l’explosion de cette
bombe et généré ces tueries, comme un mécanisme de réaction en chaîne par fission des noyaux. C’est
la France qui a préparé cette bombe de 1990 à 1994, et qui l’a utilisée dans le cadre d’une stratégie de
dissuasion, comme l’avait déclaré Paul Dijoud à Paul Kagame. Pire même, il est probable, certes pas
encore prouvé, que le bouton de déclenchement de cette arme ultime ait été appuyé depuis Paris.
35.5
Un génocide « électoral »
Wolfgang Blam, médecin allemand à l’hôpital de Kibuye, qui a vu les frères de son épouse se faire
massacrer devant lui et celle-ci y échapper de peu, a rédigé un texte sur ce qu’il a vécu et l’a intitulé
« Völkermord als “modernes” Politikinstrument. Eine vorbereitete Endlösung für die Opposition », soit
en français : « Le génocide, comme instrument politique “moderne”. Une solution finale planifiée pour
l’opposition ». 209 Le génocide serait-il une nouvelle technique pour remporter les élections et prendre
ou conserver le pouvoir, en éradiquant l’opposition passée, présente et à venir ? Aurions-nous assisté au
Rwanda à un génocide électoral ? 210
Ceci paraît bien farfelu à nos esprits raisonnables. Pourtant cela découle, par une froide logique, des
propos entendus de la bouche des dirigeants français.
Primo, nous avons observé que beaucoup d’entre eux assimilent, quand il s’agit de l’Afrique, ethnies
et partis politiques. Le mot ethnie est pour eux équivalent à race, mais moins péjoratif. Ainsi, des
personnalités comme François Mitterrand, Edouard Balladur ou Hubert Védrine, estiment que le régime
rwandais était légal et démocratique, puisque la majorité de la population était hutu et que le président
était hutu. Ils s’inspirent des idéologies raciales qui avaient cours au temps des colonies, des Gobineau,
Vacher de Lapouge, etc. Ils partagent l’approche exclusivement ethnologique ou plutôt raciologique des
hommes de ce continent, approche qui fait d’ailleurs toujours autorité en France. La couleur de peau et la
longueur du nez suffiraient à leurs yeux pour définir un Africain. Et quand les missionnaires et les Belges
introduisirent leur classification raciale, il fallut recourir à ce moyen sophistiqué de la carte d’identité
raciale, pour qu’à leur suite, les militaires français puissent déterminer sans erreur la race des individus
qu’ils contrôlaient à leurs barrières et distinguer ainsi les ennemis que sont les Tutsi.
Secundo, les Tutsi sont, en effet, considérés par la France, dès octobre 1990, comme les ennemis du
Rwanda et de son puissant allié. Ils sont traités d’agresseurs par l’amiral Lanxade, chef d’état-major
particulier du Président de la République, qui parle à ce dernier de « forces tutsies », de « contenir
la poussée tutsie ». Claude Arnaud, chargé de mission auprès du Président de la République, parle de
« l’attaque des rebelles tutsi ». L’attaché de Défense, le colonel Galinié, taxe les attaquants « d’envahisseurs
tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959 » et François Mitterrand dit le 17 octobre 1990 :
« Il n’y a pas d’intérêt à ce qu’une petite minorité tutsi qui se révolte l’emporte sur la majorité de la
population hutu ».
Tertio, les dirigeants français considèrent que le Rwanda est le pays des Hutu, comme l’illustre l’ordre
d’« être prêt à contrôler progressivement l’étendue du pays hutu en direction de Kigali », donné à l’opération Turquoise, 211 ce qui revient à considérer qu’à cette époque, fin juin 1994, les Tutsi sont exclus ou
à exclure, éliminés ou à éliminer du Rwanda.
À la veille de l’opération Turquoise, François Mitterrand laisse entendre que les Tutsi sont les ennemis
de la démocratie : « Si ce pays devait passer sous la domination tutsie, ethnie très minoritaire, qui trouve
sa base en Ouganda où certains sont favorables à la création d’un “Tutsiland”, englobant non seulement
ce dernier pays mais aussi le Rwanda et le Burundi, il est certain que le processus de démocratisation
serait interrompu. » 212
De là à comprendre que la France a soutenu un génocide au nom des valeurs démocratiques, c’est ce
que nous répugnons à faire en tant que Français. Mais cela s’est passé ainsi. Répétons encore ce qu’écrit
froidement l’ambassadeur Marlaud le 25 avril 1994, sans la moindre réprobation : « Les Hutu, tant qu’ils
Wolfgang Blam, Témoignage à Kibuye. Cf. J.-P. Chrétien [57, p. 102].
Cette expression sarcastique de « génocide électoral » est de Faustin Kagame.
211 9.C.1. Ordre d’opération Turquoise, 22 juin 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes
p. 387]. http://francegenocidetutsi.org/OrdreOpTurquoise22juin1994.pdf#page=2
212 Déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
ConseilDesMinistres22juin1994.pdf#page=4
209
210
1327
35.6. LA CONVENTION CONTRE LE GÉNOCIDE RÉDUITE À UN CHIFFON DE PAPIER
auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques. »
Ces Hutu massacreurs sont soutenus par la France tout le long du génocide. Que le Français incrédule
lise le compte rendu des entretiens entre le colonel Rwabalinda et le général Huchon ou le contrat entre
l’ex-capitaine Barril et le Premier ministre Kambanda, qu’il réécoute les propos de Jean-Hervé Bradol de
Médecins sans frontières qui, de retour du Rwanda le 16 mai 1994, a le courage de dire au 20 h de TF 1 :
« Les gens qui massacrent aujourd’hui, qui mettent en œuvre cette politique planifiée et systématique
d’extermination sont financés, entraînés et armés par la France. »
L’alliance anti-Tutsi qui a lié la France et les forces génocidaires aurait été légitimée par l’exigence
démocratique ! Comment ne pas être affolé devant une telle perversion de « nos valeurs » ? Comment ne
pas s’inquiéter de cette réponse de Bernard Kouchner, de retour de Kigali, le 18 mai 1994, que Patrick
Poivre d’Arvor questionne sur son sentiment de culpabilité : « Bien sûr, c’est vrai qu’il n’y a pas lieu
d’être fier. Et il faudrait très ouvertement que ce débat ait lieu, comme la liste Sarajevo, qu’on en parle
de cette politique africaine, qu’on parle de ces zones d’ombre, qu’on parle des nécessités aussi peut-être
d’en passer par là, parfois. Mais qu’on l’explique. » 213 Pourrait-il nous expliquer en quoi il est nécessaire
de passer par un génocide pour parvenir à la démocratie ?
Y a-t-il eu un esprit assez cynique pour penser que le meilleur moyen d’empêcher le FPR d’accéder
au pouvoir, était d’éliminer les Tutsi de l’intérieur ? Ce massacre aurait, en effet, enlevé au FPR toute
légitimité démocratique, dans l’esprit de ceux qui assimilent ethnie et parti politique. N’est-ce pas cette
analyse-là, faite par deux ministres du GIR, que le colonel Rosier rapporte au général Le Page : « L’armée
et le peuple, malgré leurs pauvres moyens, sont décidés à se battre jusqu’au bout. Si la situation militaire
est grave la cohésion politique est une réalité. Alors que du côté FPR il n’y a plus de réalité politique
mais seulement une volonté militaire (les hommes de paille sont tombés, reste KAGAME et l’ombre de
MUSEVENI derrière) [...] ». 214
Une éditorialiste de la perfide Albion laisse entendre dans The Times que des responsables français
ont raisonné cyniquement ainsi : « The most charitable explanation is cynical enough : French officials
privately say that since half the Tutsi have been murdered and four-fifths of the remaining population are
therefore Hutu, the only hope for stability in Rwanda is a Hutu government. There would be a dreadful
price for “stability”. Africans who want to keep “minorities” under control would draw the lesson that the
most efficient method was to murder so many that they become demographically insignifiant. » 215
Le nombre de Tutsi étant réduit à zéro ou epsilon, il n’y a plus de réalité politique pour le FPR. Le
génocide des Tutsi aurait donc été, pour les dirigeants français, le prix à payer pour que le Rwanda gagne
en stabilité et devienne un pays démocratique.
Le génocide des Tutsi du Rwanda a donc été fait au nom de la démocratie contre les ennemis de
la démocratie. Soulignons aussi que le grand nombre de tueurs marque le caractère démocratique du
génocide !
35.6
La Convention contre le génocide réduite à un chiffon de
papier
Quand ils ont eu besoin d’intervenir militairement au Rwanda pour secourir leurs amis en difficulté,
les dirigeants français se sont mis à parler de génocide afin d’obtenir un mandat des Nations Unies sous
chapitre VII. Rédigée par la France, la résolution 929 (1994) qui accordait ce mandat, n’utilise pas une
seule fois le mot génocide. L’expression « crise humanitaire » lui est préférée. Elle a l’avantage de ne
vouloir rien dire.
Interview de Bernard Kouchner par Patrick Poivre d’Arvor, TF 1, 18 mai 1994, 20 h.
Colonel Rosier au général Le Page, samedi 25 juin 1994, 7 h 45. Cf. Sylvie Coma, Rwanda : Les bonnes affaires du
capitaine Barril au temps du génocide, Charlie Hebdo, 9 septembre 2009. Texte publié également par Benoît Collombat
de France Inter le 16 septembre 2009. Voir http://sites.radiofrance.fr/franceinter/ev/fiche.php?ev_id=955. http:
//francegenocidetutsi.org/RosierLepage25juin1994.pdf
215 Rosemary Righter, France’s killing fields, The Times, July 6 1994, p. 15. Traduction de l’auteur : La grande boucherie
française. L’explication la plus charitable est bien cynique : des responsables français disent en privé que, puisque la moitié
des Tutsi a été tuée et que les quatre cinquièmes de la population restante est donc hutu, le seul espoir de stabilité pour le
Rwanda est un gouvernement hutu. Ce serait le terrible prix à payer pour la “stabilité”. Les Africains, qui veulent garder
les “minorités” sous contrôle, devraient en tirer la leçon que la méthode la plus efficace était d’en tuer tellement qu’elles
deviennent démographiquement négligeables.
213
214
1328
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Arrivés là-bas, les militaires français ont collaboré avec les tueurs. Ils les ont aidés à fuir et à emmener
de force avec eux plus d’un million et demi de personnes, et surtout, ils n’ont arrêté ni les tueurs, ni les
organisateurs des massacres. Tout cela fut fait dans le cadre d’un mandat de l’ONU.
La Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide ne comporte que deux articles spécifiant des obligations au signataire. L’article V l’oblige à prendre les mesures
législatives nécessaires afin de prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de
génocide. La France a ratifié la Convention en 1950, mais elle n’a introduit la notion de crime de génocide
dans son Code pénal qu’en mars 1994.
L’article VI stipule d’arrêter les personnes accusées de génocide et de les traduire devant les tribunaux
compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale
compétente. Cette cour criminelle internationale n’existant pas, il était difficile, mais pas totalement
impossible, de remettre ces personnes à la Justice rwandaise. Il était sûrement possible de les remettre à
la MINUAR. Les militaires français ne lui ont remis personne. Au contraire, les quelques personnes qu’ils
avaient emprisonnées ont été libérées juste avant le départ des Français.
Durant l’opération Turquoise du 23 juin au 21 août 1994, la France ne pouvait pas ignorer qu’il y avait
génocide des Tutsi car celui-ci avait été reconnu le 28 juin par une instance de l’ONU et des responsables
politiques français ont dit qu’il y avait un génocide au Rwanda avant et pendant l’opération Turquoise.
On peut se demander si l’instance de l’ONU qu’est la Commission des Droits de l’homme avait
compétence pour caractériser un génocide. La Convention elle-même ne précise pas d’instance à cet effet.
Mais en son article VIII, elle stipule que tout signataire est habilité à saisir les organes compétents de
l’ONU afin que ceux-ci prennent les mesures appropriées. En l’occurrence, un certain nombre de pays,
dont en premier le Canada, le 9 mai, ont demandé la convocation d’une session extraordinaire de la
Commission des Droits de l’homme de l’ONU. Si celle-ci n’est pas en mesure de prendre toutes sortes de
mesures comme le Conseil de sécurité, rien ne l’empêche, et c’est au contraire sa fonction, d’enquêter sur
des massacres et de dire s’ils correspondent à la définition d’un génocide et des crimes décrits à l’article
III de la Convention. L’année précédente, M. Waly Bacre Ndiaye, rapporteur spécial de la Commission
des Droits de l’homme des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires,
était déjà allé au Rwanda du 8 au 17 avril 1993 et s’était demandé dans son rapport si les massacres de
Tutsi qu’il avait constatés ne répondait pas à la définition d’un génocide.
La Commission des Droits de l’homme de l’ONU était donc tout à fait compétente pour enquêter sur
des tueries et caractériser un génocide. Le Conseil de sécurité, en créant par sa résolution 955 un Tribunal
international pour le Rwanda, le 8 novembre 1994, a reconnu implicitement que le rapporteur de cette
Commission ne s’est pas trompé.
Il pourrait être argué que le rapport de M. René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des
Droits de l’homme de l’ONU, devait être corroboré par une autre instance internationale indépendante
de lui. Ceci n’est pas stipulé dans la Convention. L’argument de contre-expertise peut être soutenu pour
des raisons d’objectivité. Dans les faits, alors que le génocide continuait, car l’opération Turquoise n’a ni
désarmé ni arrêté les tueurs, le Secrétaire général de l’ONU a mis un mois pour nommer la commission
d’experts et celle-ci un peu plus de deux mois pour rendre un premier rapport. Ceci a permis d’accorder
trois mois de délai aux auteurs de ce génocide pour terminer leur crime et s’enfuir. Il apparaît donc
que demander une contre-expertise revenait à autoriser la continuation d’actes que la Convention veut
précisément réprimer. Cet argument de contre-expertise ne peut donc pas être soutenu dans le cadre de
l’application de cette Convention.
Il pourrait être argué que la France devait recevoir un mandat de l’ONU pour procéder aux arrestations
de personnes accusées de génocide. Mais comme le génocide des Tutsi a été reconnu à partir du 28 juin
par la Commission des Droits de l’homme de l’ONU et que celle-ci était habilitée à le faire, il apparaît
que l’application de la Convention était exécutoire dans la mesure où la France et le Rwanda en étaient
signataires. La France était donc tenue d’appliquer l’article VI de celle-ci et aucun mandat de l’ONU ne
lui était nécessaire.
Il apparaît que des massacres commis au Rwanda de 1990 à 1993 avaient déjà été décrits comme
correspondant à la définition du génocide par M. Waly Bacre Ndiaye, rapporteur spécial sur les exécutions
extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, que le 8
avril l’ordre d’opération Amaryllis rapporte que la garde présidentielle élimine les Tutsi dans la ville de
Kigali, que dès le 11 avril 1994, les massacres sont décrits comme un génocide par des journalistes, que
1329
35.6. LA CONVENTION CONTRE LE GÉNOCIDE RÉDUITE À UN CHIFFON DE PAPIER
le représentant du CICR le reconnaît également le 22 avril, de même le pape le 27 avril, que les 29 et 30
avril, une discussion a lieu au Conseil de sécurité pour décider s’il faut utiliser le mot génocide dans la
déclaration du président, que le mot n’est pas utilisé mais que les crimes en cours sont définis dans les
termes de l’article II de la Convention, que la résolution 918 du 18 mai fait de même, que le Secrétaire
général de l’ONU parle d’un véritable génocide le 4 mai, que le 18 mai, Alain Juppé, ministre français des
Affaires étrangères, reconnaît, à la séance des questions d’actualité de l’Assemblée nationale, qu’il y a un
génocide au Rwanda de la population tutsi par les troupes gouvernementales rwandaises, que le 28 juin,
le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, René Degni-Ségui, reconnaît le
génocide des Tutsi dans les termes de l’article II de la Convention, que le 4 octobre 1994, la commission
d’experts, formée par la résolution 935 du 1er juillet 1994 du Conseil de sécurité, reconnaît le génocide
des Tutsi exactement dans les mêmes termes et à partir des mêmes éléments que M. René Degni-Ségui,
qu’il est clair que cette commission d’experts a été formée uniquement dans le but de gagner du temps,
qu’il est indiscutable qu’à la date du 28 juin le génocide des Tutsi a été reconnu par une instance de
l’ONU et que cela suffit pour que cette reconnaissance ait un caractère impératif quant à l’exécution de
l’article VI de la Convention.
Compte tenu des rapports des associations de défense des Droits de l’homme désignant les coupables
présumés, compte tenu que la France s’était engagée le 11 juillet devant le Conseil de sécurité, par la
bouche de son Premier ministre, Edouard Balladur, à mener des enquêtes pour rechercher les auteurs des
massacres, compte tenu des télégrammes de M. Yannick Gérard, désignant des autorités ayant organisé
des massacres, comme les membres du Gouvernement intérimaire rwandais, le préfet de Kibuye, le préfet
de Cyangugu, compte tenu de ce qu’ont pu constater les militaires français, les autorités françaises
connaissaient un nombre important d’organisateurs et d’auteurs des massacres. Elles pouvaient les arrêter.
Juridiquement, elles y étaient autorisées par l’article VI de la Convention contre le génocide et le
chapitre VII de la charte des Nations Unies. Matériellement, la France disposait d’une force militaire
importante à l’est du Zaïre et au Rwanda. Les auteurs des massacres se sont enfuis de juillet à août
par les villes frontières zaïroises de Goma et de Bukavu, où précisément les militaires français étaient
concentrés. Ceux-ci avaient donc tous les moyens nécessaires pour procéder à ces arrestations.
Non seulement les arrestations des personnes accusés de génocide n’ont pas été opérées, conformément
à l’article VI de la Convention, mais des ordres ont été donnés aux militaires depuis Paris pour ne pas
procéder à ces arrestations. Parmi les preuves que nous avons rassemblées, il y a :
- la note du Ministère des Affaires étrangères français en date du 7 juillet 1994 précisant que « l’arrestation et la détention des auteurs des massacres [...] ne relève pas du mandat qui nous a été donné » ;
- la note Reuter du 15 juillet 1994, à propos d’une éventuelle arrestation des membres du gouvernement
intérimaire dans la zone humanitaire, annotée ainsi par Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée :
« Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier Ministre » ;
- la déclaration du ministère des Affaires étrangères du 16 juillet 1994 spécifiant que « notre mandat
ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité » et qu’une « telle tâche pourrait être de nature
à nous faire sortir de notre neutralité » ;
- le témoignage du colonel Hogard et celui de Képi blanc, publication de la Légion étrangère, selon
lesquels ils ont facilité le départ du Gouvernement intérimaire rwandais au Zaïre.
Il apparaît donc que la France a utilisé le fait qu’il était clair qu’un génocide se déroulait au Rwanda,
pour obtenir du Conseil de sécurité un mandat sous chapitre VII, mais qu’une fois sur place, invoquant
sa neutralité, elle n’a rien fait contre les tueurs et les a laissés continuer à massacrer. Elles les y aurait
même discrètement aidés. Le génocide des Tutsi étant reconnu explicitement par une instance de l’ONU,
elle devait arrêter les personnes accusées de génocide. Ne l’ayant pas fait et ayant de plus facilité leur
fuite, la France a violé en toute connaissance de cause l’article VI de la Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.
Il est reconnu que les guerres et massacres qui se sont produits par la suite au Zaïre, devenu plus
tard République démocratique du Congo (RDC), sont liés à la présence des auteurs du génocide des
Tutsi en 1994. Si, au minimum, les principaux responsables avaient été arrêtés, beaucoup de vies auraient
certainement été sauvées.
Il est connu également, mais cela déborde du cadre de notre étude, que la France a soutenu militairement ces criminels repliés au Zaïre dans l’intention d’attaquer le Rwanda, d’y rétablir leur dictature
raciste et d’y éliminer les derniers témoins tutsi survivants.
1330
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Ce faisant, la France a établi une jurisprudence qui vide totalement de sa substance ladite Convention.
Aussi, les Parties contractantes à celle-ci, attachées à ce qu’elle garde son sens originel et toute sa force,
pourront trouver, dans les faits décrits ici, une raison de réclamer des sanctions contre la France, membre
permanent du Conseil de sécurité.
C’est en abusant de l’autorité que lui donne ce statut de membre permanent que la France s’est crue
autorisée à réduire à un chiffon de papier un des textes fondateurs de l’Organisation des Nations Unies.
On pourra observer que des pays comme les États-Unis d’Amérique et le Royaume Uni ont aussi
commis des actes de génocide à l’égard des Indiens d’Amérique, des aborigènes d’Australie et de Tasmanie,
ou à l’égard d’autres peuples. Mais ces faits sont antérieurs à la Convention de 1948. Que l’URSS aurait
aussi commis des crimes à caractère génocidaire, mais ils sont aussi antérieurs à 1948. On pourra aussi
avancer qu’au Vietnam, les États-Unis d’Amérique ont commis des crimes du type de ceux décrits à
l’article II de la Convention, mais personne n’a accusé les USA de génocide, pas même le tribunal Russell
qui n’a parlé que de crimes de guerre.
Le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 étant le premier effectivement reconnu par l’ONU, il
conviendrait que la France, qui a sciemment violé l’article VI de la Convention, soit sanctionnée, à moins
de créer là un fâcheux précédent dont tous les hommes de tous les pays pourraient avoir à souffrir un jour
ou l’autre.
D’autres faits montrent que la France a tenté d’instrumentaliser l’Organisation des Nations Unies à
son profit et, quand elle n’y arrivait pas, d’entraver, voir saboter son action. Le Secrétaire général de
l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, homme-lige du président Mitterrand, a tout fait pour entraver une action
de l’ONU contre les massacres du début 1994 à début mai. Il prend des dispositions pour que le Conseil
de sécurité ne soit pas ou soit mal informé de ce qui se passe au Rwanda et il ne soulève aucune objection
quant au maintien du représentant rwandais au Conseil de sécurité après le coup d’État et l’assassinat
des dirigeants favorables aux accords de paix.
Boutros-Ghali essaiera de revenir sur ces erreurs, mais début juin il n’avait toujours pas réussi à
organiser la MINUAR II. Il use de son autorité pour recommander la proposition française d’intervenir
militairement au Rwanda.
Il ne transmet pas au Conseil de sécurité les rapports de la Commission des Droits de l’homme à
propos du Rwanda. Il met un mois pour nommer la commission d’experts pour enquêter sur un génocide,
alors que la résolution 935 du 1er juillet lui demandait de le faire d’urgence.
Outre la connivence avec Boutros-Ghali pour empêcher le Conseil de sécurité de reconnaître qu’un
génocide s’exécutait au Rwanda, plusieurs faits démontrent que la France a entravé l’action de l’ONU au
Rwanda :
Avant le 6 avril 1994, Paris manœuvre auprès du gouvernement canadien pour qu’il remplace le
général Dallaire à la tête de la MINUAR. Les conseillers militaires français incitent l’armée rwandaise à
contourner les règles fixées par la MINUAR pour contrôler les armes à Kigali.
L’ambassade de France a accusé, dès le 6 avril 1994 au soir, des militaires belges, membres de la
MINUAR, d’avoir commis l’attentat. Bien qu’on ne sache pas de manière sûre qui a commis l’attentat,
cette accusation est fausse. Elle a été faite dans le but de faire partir le bataillon belge de la MINUAR
et d’affaiblir celle-ci.
L’ambassade de France, en particulier l’attaché militaire adjoint, qui était conseiller du chef d’étatmajor des FAR, a laissé celles-ci tirer sur les Casques-bleus avec des automitrailleuses fournies par la
France.
Alors que l’ONU avait envoyé la MINUAR pour aider à la mise en place des Accords de paix d’Arusha,
l’ambassadeur de France a accepté que les extrémistes hutu se réunissent dans son ambassade pour discuter
de la formation d’un nouveau gouvernement et il a parrainé celui-ci alors que sa composition violait ces
accords de paix.
Ces actes de malveillance vis-à-vis de l’Organisation des Nations Unies justifierait a fortiori que cellesci décident de sanctions à l’égard de la France.
35.7
L’État français, État criminel
La France, qui s’enorgueillit d’être le pays de la Déclaration des Droits de l’homme, qui vit, le 9
décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies, réunie au Palais de Chaillot à Paris, adopter la
1331
35.7. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et le 10 décembre, la Déclaration
universelle des Droits de l’homme, a été en 1994 profondément impliquée dans un génocide au Rwanda.
Un négationisme nourri d’indifférence et de cynisme
Cette responsabilité est niée par les élites françaises qui ont depuis 15 ans joué soit de l’indifférence, soit
du cynisme. L’indifférence a été de juger qu’il s’agissait de luttes tribales entre primitifs. La preuve étant
que Hutu et Tutsi se sont entre-tués à la machette, la symétrie maintenue entre les deux « ethnies », Hutu
et Tutsi, permettant à l’homme politique comme à l’intellectuel français de s’affirmer dans la position
d’un observateur impartial.
Le cynisme a été d’affirmer doctement que la cause du génocide est à chercher dans la surpopulation
au Rwanda, l’invocation du problème démographique étant la manière contemporaine de suggérer que les
nègres ont toujours une lubricité exacerbée et qu’ils se reproduisent trop vite par rapport aux hommes
civilisés.
Le sommet du cynisme a été atteint par l’académicien-journaliste Jean d’Ormesson quand il a évoqué
dans Le Figaro des « massacres grandioses dans des paysages sublimes ». 216 A-t-il cru se trouver devant
la réalisation en chair et en os du « Triomphe de la mort » du peintre Brueghel et voir le replet colonel
Bagosora monté sur un cheval de l’Apocalypse, tenant sa faux des deux mains ? Il préfère esthétiser
sur les champs de cadavres, cette super-production du Napoléon rwandais, formé à l’école de guerre
française. En célébrant l’aspect grandiose des massacres, d’Ormesson donne valeur d’œuvre d’art au
tableau machiavélique que François Mitterrand dépeint à son fils : « Dans ce type de conflit ne cherche
pas les bons et les méchants, il n’existe que des tueurs potentiels. » 217
Le mépris des politiciens français pour l’Afrique est bien illustré par cette phrase de Louis de Guiringaud qui résume ainsi la politique africaine de la France : « L’Afrique est le seul continent qui soit encore à
la mesure de la France, à la portée de ses moyens. Le seul où elle peut encore, avec 500 hommes, changer
le cours de l’Histoire. » 218 C’est effectivement par les dictatures que la France impose en Afrique, avec
ses soudards des troupes coloniales, COS, RPIMa, RIMa, RAMa ou RICM, et par les matières premières
qu’elle y exploite, comme l’uranium et le pétrole, qu’elle reste une grande puissance dans le concert des
nations et en particulier à l’ONU.
Ce sont effectivement les militaires, et non pas des médecins ni des ingénieurs ni des universitaires, qui
déterminent la politique de la France dans le pré-carré africain. Le stationnement de troupes françaises en
Afrique, qui pourtant représente un coût énorme pour le budget de l’État, n’est remis en cause par aucun
parti politique. La politique française en Afrique en est restée au « Par le glaive et la charrue » du général
Bugeaud à la célèbre casquette. Ense et Aratro, cette devise de l’inventeur des colonnes infernales, offrait
à l’indigène conquis le choix entre la soumission ou l’extermination. Le lieutenant-colonel de Montagnac
exprima cela de manière encore plus claire : « Anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme
des chiens ». 219
L’aveuglement doublé d’arrogance des élites françaises croit et veut faire croire que l’époque de Bugeaud est révolue. Rien n’est plus faux, la preuve : de 1990 à 1993, la France, installée au Rwanda, a
imposé à son ennemi, le FPR, l’alternative de Bugeaud. Le FPR n’a pas accepté de se soumettre à la
France, malgré les amicales admonestations faites à ses représentants invités à Paris en 1991 et 1992. Et
nous avons vu en quoi ont consisté ces amicales admonestations. 220 Refusant de se soumettre, le FPR a
donc choisi l’autre terme de l’alternative à lui imposée. De là à conclure que c’est le FPR qui a déclenché
le génocide des Tutsi, c’est une déduction parfaitement logique. Mais qu’est-ce qui autorise la France à
faire anéantir des gens qui ne lui plaisent pas à plus de 6 000 km de Paris ?
À la suite du marquis de Tocqueville, nos beaux esprits « héritiers des Lumières » jugent ces rudesses
de nos militaires nécessaires et qu’il vaut mieux les taire pour ne pas nuire aux intérêts supérieurs de
la Nation. C’est ce sentiment de grandeur de la France, ravivé par la construction sous Mitterrand de
l’Arche de la Défense, face à l’Arc de Triomphe de Napoléon, qui empêche nos concitoyens d’ouvrir les
Jean d’Ormesson, « La drôle d’odeur de l’église de Kibuye », Le Figaro, 20 juillet 1994 (3e colonne en bas). http:
//francegenocidetutsi.org/DormessonFigaro20juillet1994.pdf
217 Jean-Christophe Mitterrand [150, p. 154].
218 Christian d’Epenoux, Christian Hoche, Giscard l’Africain, L’Express, 15 décembre 1979.
219 Lieutenant-colonel de Montagnac, Lettres d’un soldat, Plon Paris, 1885, réédité par Christian Destremeau, 1998, p. 153.
220 Renaud Girard, Quand la France jetait Kagamé en prison..., Le Figaro, 23 novembre 1997.
216
1332
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
yeux sur les forfaits commis pour entretenir celle-ci. Ils admettent toujours que, pour qu’un pays puisse
bénéficier de la « mission civilisatrice » de la France, il faut nécessairement qu’il y ait effusion de sang.
Et ceci ne les a jamais choqués, tant ils sont persuadés que les sauvages, ce sont les autres.
Que l’événement de 1994 fut paroxystique leur indiffère. Et puis, d’ailleurs, comme dit Mitterrand avec
aplomb, « nous étions partis ». Ce génocide des Tutsi est donc un non-événement pour les élites françaises.
Ou, pour paraphraser le leader d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, qui le disait de l’extermination des
Juifs dans les chambres à gaz, le génocide des Tutsi n’est qu’un détail de l’histoire contemporaine.
À l’attention de ceux qui estiment que nous faisons de la manipulation historique, que nous mélangeons
tout par nos allusions à l’époque de Bugeaud à propos d’événements survenus en 1994, signalons aussi une
filiation dans les méthodes d’anéantissement. Pélissier, un sbire galonné de Bugeaud, imita Cavaignac et
enfuma « ces gredins à outrance », « comme des renards ». La technique d’enfumer les rebelles cachés dans
des grottes perdura tout au long des guerres coloniales jusqu’aux événements d’Algérie et aux exploits
du lieutenant Curutchet. 221 Du passé tout cela ? Au Rwanda les grenades lacrymogènes servent au début
des attaques contre les Tutsi réfugiés dans des lieux fermés comme les églises. Les autorités reconnues par
la France, comme le préfet Kayishema et le bourgmestre Sikubwabo, celui qui accorda une interview à
Jean d’Ormesson, font enfumer leurs concitoyens tutsi cachés dans la grotte de Kigarama à Nyakavumu
(Gishyita) et, selon le colonel Rosier, Sikubwabo demande de l’aide le 28 juin 1994 au capitaine de
frégate Marin Gillier pour attaquer 300 à 500 « terroristes » réfugiés dans une galerie de mine d’étain. 222
Les Tutsi, femmes et enfants compris, ayant été définis comme nos ennemis par l’état-major particulier
du Président de la République française, il était normal que les méthodes d’anéantissement en usage
outre-mer leur fussent appliquées.
Quant aux Français, ils doivent bomber le torse d’orgueil, car ils sont, grâce à Bernard Kouchner, les
inventeurs de l’ingérence humanitaire, et seule la France a eu le courage d’intervenir au Rwanda. Fermez
le ban. Et de droite comme de gauche, nos hommes politiques font le procès tant des États-Unis que des
Nations Unies, qui n’ont pas eu le courage d’intervenir ou ont fui.
L’action psychologique appliquée aux Français
Nous avons été frappés dans cette étude par la totale symétrie entre le Rwanda et la France dans
l’emploi des méthodes de manipulation des foules par les médias. Les Français ont, c’est vrai, beaucoup vu
et entendu, sur le Rwanda en 1994. Ils ont été matraqués de messages sur les luttes tribales au Rwanda,
sur le chaos qui y règne, sur la mission strictement humanitaire des soldats français d’Amaryllis et de
Turquoise, sur l’impuissance des diplomates à obtenir un cessez-le-feu. Ceux qui se sont battus contre les
tueurs ont été traités tout le long de rebelles et d’insurgés : « Kigali est tombé aux mains des insurgés »,
pouvait-on lire dans Paris-Match. 223 La presse, les radios et chaînes de télévision françaises n’ont pas
cessé de considérer comme légal ce gouvernement né d’un coup d’État, de la violation des accords de paix
et d’abominables assassinats.
La manipulation a été totale. Il y eut très peu de reportages réalisés sur place au Rwanda. Et les
images de ces rares reportages furent réutilisées plus tard, en servant de décor à un discours qui n’avait
plus aucun rapport avec elles. Il est stupéfiant de revoir ces journaux télévisés montrer des images de
miliciens Interahamwe, alors que le commentaire parle de soldats du FPR ; et d’entendre cette phrase,
le 9 avril, alors que l’armée et les milices hutu massacrent les Tutsi devant les militaires français et les
Casques-bleus : « Ce sont les rebelles de l’ethnie tutsi qui sèment la terreur ». 224 Était-ce un lapsus ou
un mensonge délibéré ?
Un des sommets de la manipulation a été l’opération de la pseudo boîte noire de l’ex-capitaine Barril
qui est intervenu dans le journal Le Monde (28 juin 1994), sur France 2 (28 juin, 13 h), sur RFI (27 juin)
et dans France Soir (1er juillet), pour diffuser ses fausses informations. Nul doute que cette opération
221 Le 14 mars 1957 à Aïn Isser en Algérie, le lieutenant Curutchet fait enfermer 101 suspects dans un chai à vin. 41
hommes meurent asphyxiés. En 1961, Curutchet est un des chefs de l’OAS. Cf. J. Morel, Calendrier des crimes de la France
outre-mer, L’Esprit frappeur, 2001, p. 56.
222 Contre-interrogatoire du témoin HH par Me Moriceau, avocat de Kayishema, TPIR, Procès Kayishema - Ruzindana,
17 février 1998, pp. 55-56 ; Jugement du 21 mai 1999 contre Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1, section
432-435 ; B. Lugan [131, pp. 268-269].
223 Rwanda, une si grande détresse, Paris-Match, 2 juin 1994, p. 100.
224 Mémona Hintermann, FR3, 9 avril 1994, 19 h.
1333
35.7. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
a été organisée par d’autres que Barril lui-même, dans le but de disculper la France d’une accusation
particulièrement gênante de la presse belge à propos de l’attentat du 6 avril et qui reste une des seules
hypothèses possibles. À de rares exceptions près, la presse et la télévision ont été utilisées, non pour
informer, mais pour manipuler l’opinion.
Philippe Boisserie, journaliste à France 2, a raconté comment, au début du génocide, la consigne
donnée aux journalistes envoyés sur place était de ne couvrir que l’évacuation des Européens et de ne
rien montrer sur les massacres. Le colonel Poncet avait reçu l’ordre d’éloigner les journalistes des lieux
où des hommes, des femmes, des enfants, étaient coupés à la machette sous le regard des soldats de la
patrie des Droits de l’homme.
Fin juin, les survivants tutsi dans les montagnes de Bisesero sont présentés sur les chaînes de télévision
françaises comme des combattants infiltrés du FPR qui font la guerre aux Hutu, après qu’une reconnaissance militaire française ait pu se rendre compte qu’ils étaient traqués par les miliciens et militaires
envoyés par les autorités rwandaises.
Le génocide des Tutsi est pour une grande part le résultat de méthodes de manipulation psychologique,
tant au Rwanda, pour amener les gens à tuer, qu’en France, pour mystifier les citoyens, soutenir les tueurs
rwandais et faire qu’aucun intervenant extérieur ne les arrête. Nous constatons qu’en France, en 1994,
la presse et les médias ont servi à la propagande de l’armée et les exceptions, car il y en a eu, n’ont eu
qu’une influence marginale.
Une république dont les dirigeants n’ont pas à rendre compte de leurs actes
En France, censée être une démocratie, les dirigeants n’ont pas à rendre compte de leurs actes devant
leurs électeurs, quand il s’agit de politique étrangère et d’interventions militaires. Comme nous l’avons
dit, l’information sur ces sujets par la presse et les médias est rudimentaire et manipulée. Les archives
concernant les actes de l’exécutif sont interdites d’accès aux citoyens, soit par le secret Défense, soit
par la loi sur l’accès aux archives qui impose des délais d’au moins trente ans, souvent de plus de cent
ans pour connaître ce qu’on fait réellement les responsables élus. L’idée directrice est que les dirigeants
ne puissent être attaqués. Donc, tant qu’ils sont encore en vie, l’accès aux archives les concernant est
interdit. Pourtant, l’article 15 de la déclaration des Droits de l’homme du 26 août 1789 énonce : « La
société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Remarquons aussi
que le président ou un ministre peut emmener toutes les archives en sa possession ou les faire disparaître
lorsqu’il quitte ses fonctions. Quant aux témoins d’affaires d’État délicates, il arrive que leur espérance
de vie soit singulièrement raccourcie.
L’impossibilité pour le citoyen de prendre connaissance des décisions prises en son nom assure la
pérénisation d’un État criminel qu’il est impossible de réformer. Ce n’est pas un historien trié sur le
volet et autorisé à consulter certaines archives, qui pourra changer des pratiques politiques honteuses en
découvrant 50 ans, 100 ans ou plus après les faits, que l’État français est responsable d’une guerre ou de
massacres de centaines de milliers d’êtres humains.
Ici l’exigence démocratique, qui réclame le droit à l’information du citoyen quant aux actes de ses élus,
coïncide avec les exigences des sciences expérimentales. Celles-ci avancent vers une meilleure connaissance
du monde réel en confrontant la théorie à l’expérience. En France, le citoyen ne peut confronter la théorie
prônée par les candidats aux élections, leur discours, leur programme, leurs slogans, à l’expérience, car les
résultats expérimentaux, en l’occurrence les décisions des candidats qu’il a élus, lui sont en grande partie
cachées, vu que l’accès aux archives des actes du pouvoir exécutif lui est interdit, tout particulièrement
en ce qui concerne l’armée française.
En ce sens, la France n’est absolument pas un État démocratique. Mais elle se flatte de l’être. Et c’est
à ce titre que la France se permettait de combattre au Rwanda les Tutsi, au prétexte qu’ils étaient opposés
au processus de démocratisation, comme le disait le président Mitterrand le 22 juin 1994 en Conseil des
ministres. Quels Français pouvaient dire en quoi, en 1994, les Tutsi étaient opposés à la démocratie ? Peu
d’entre eux savaient où se trouve le Rwanda et encore moins ce qu’étaient réellement ces Tutsi. Et en
quoi le fait de ne pas être démocrate aurait-il mérité la mort ?
Il n’est peut-être pas agréable de rappeller que la Constitution de la Ve République est née d’un coup
d’État militaire. Elle donne au président le droit de déclencher une opération militaire, donc une guerre,
sans consulter quiconque, sans même un débat à l’Assemblée. De plus, le président est le seul à disposer
1334
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
du pouvoir de déclencher la force de frappe nucléaire et de mettre ainsi à mort des centaines de milliers
d’êtres humains. La menace d’une guerre nucléaire et d’attaques par des fusées a fourni le prétexte à
proscrire tout débat démocratique pour une décision aussi grave que le déclenchement d’une opération
militaire. Un tel débat demanderait évidemment trop de temps.
Bienheureusement dira-t-on, aucun président français n’a appuyé sur le bouton. Ce n’est pas tout à
fait exact. Précisément, le président de la République a usé de ce droit de mise à mort, au Rwanda en
1994, contre les Tutsi. Certes, il ne s’est pas agi d’armes nucléaires mais d’armes conventionnelles et de
machettes, que, nous précise-t-on, la France n’a pas fournies. Mais c’est la même haine de l’étranger,
le même racisme d’État, la même centralisation du pouvoir, le même court-circuitage du débat démocratique, la même symbiose entre le président et ses chefs militaires, la même soumission des organes
d’information aux ordres des services d’action psychologique de l’armée, les mêmes dispositifs institutionnels prévus pour le déclenchement de la force dite de dissuasion nucléaire, en cas de menace d’agression
contre le territoire national, qui ont été mis en branle pour défendre le « pré-carré » du président français
au Rwanda. 225
Le président s’occupe personnellement des relations avec les pays africains du « pré-carré ». Il n’a
à rendre de comptes à personne. Il dispose de tous les moyens de l’État. Aussi, nous sommes certains
que tout ce que des Français ont pu faire au Rwanda était contrôlé au plus haut niveau de l’État. En
particulier, les militaires français sont toujours restés sous la dépendance du pouvoir politique et s’ils
ont agi en mercenaires, ils obéissaient toujours aux mêmes responsables, plus particulièrement à ceux de
l’Élysée.
François Mitterrand abolit la peine de mort mais pas le génocide
Avant 1981, les institutions de la Ve République, dont nous avons souligné le pouvoir exorbitant et sans
contrôle qu’elles réservent au président, avaient un détracteur en la personne de François Mitterrand. 226
Ancien du régime de Vichy devenu résistant, initiateur de la répression en Algérie en 1954 en tant que
ministre de l’Intérieur, ministre de la Justice en 1956, lors de la bataille d’Alger, puis, devenu fédérateur
de la gauche et paré des plumes du socialisme, il bat à l’élection présidentielle de 1981 Valéry Giscard
d’Estaing. Mitterrand va alors user de ce pouvoir qu’il avait auparavant tant décrié. L’euphorie de la
victoire de la gauche ne dure pas. On lui reconnaîtra pourtant l’abolition de la peine de mort. 227 Mais,
on ne le savait pas, Mitterrand n’avait pas aboli le génocide.
Son premier septennat ne fut que légèrement obscurci par l’affaire des Irlandais de Vincennes, où
le capitaine Barril, de la cellule antiterroriste de l’Élysée, déposa de fausses pièces à conviction, et par
l’assassinat du photographe de Greenpeace, qui était retourné chercher son appareil après une première
explosion dans le Rainbow Warrior, coulé le 11 juillet 1985 en Nouvelle-Zélande par la DGSE sur l’ordre
du président – il l’a toujours nié –, qui ne tolérait pas que des écologistes viennent perturber ses essais nucléaires à Mururoa. En 1988, Mitterrand utilisa habilement l’assassinat et la prise en otages de gendarmes
à Ouvéa, pour se faire réélire contre son Premier ministre, Jacques Chirac. 21 Kanacks furent tués dont
certains froidement exécutés par les militaires français. Après la chute du mur de Berlin en 1989, tout
bascule. Le second septennat fut calamiteux. C’est la guerre du Golfe en 1990-91, les scandales financiers,
la défaite de la gauche aux législatives de 1993 et l’éradication des Tutsi en 1994. Est-ce l’implosion du
bloc soviétique qui ramena Mitterrand aux passions de sa jeunesse ? Non, car Mitterrand envoyait fleurir
chaque année la tombe du Maréchal Pétain et il refusa de reconnaître la responsabilité de la France dans
les rafles de Juifs. Mieux que d’autres, il sut réconcilier les Français, et il recevait régulièrement son ami
René Bousquet, qui fit déporter vers les camps d’extermination les enfants juifs que les Allemands ne
demandaient pas. En 1994, les Tutsi du Rwanda apprirent à leurs dépends que le racisme de M. Mitterrand, président de la République française, était comme celui de son ami Bousquet, on ne l’entend pas,
mais il tue.
225 Relevons que ce droit de déclencher des armes de destruction massives, dont dispose le président de la République
française, n’est pas inscrit dans la Constitution. Cela ne ferait pas propre. Mais ce droit est bien réel. Il découle du fait que
le président de la République est chef des armées et dirige la politique étrangère.
226 François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, 1964.
227 Bien qu’ayant fait disparaître son dossier, François Mitterrand n’avait peut-être pas oublié que Fernand Yveton fut
guillotiné à Alger le 11 février 1957, alors qu’il était garde des Sceaux.
1335
35.7. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Il faut reconnaître, qu’en ce qui concerne la politique de la France dans ses anciennes colonies africaines
et celles de ses voisins européens, belges, britanniques et portugais, François Mitterrand a hérité en 1981 de
fâcheux précédents. Nous savons qu’il n’a rien changé à leur pseudo-indépendance, que de Grossouvre est
allé effacer les changements que voulaient opérer Cot, son premier ministre de la coopération. Mitterrand
a été un continuateur et il a mené cette « mission civilisatrice » de la France à l’apothéose sanglante
que nous décrivons ici. Mais il faut reconnaître ce que Jacques Foccart, protégé de De Gaulle, et Giscard
d’Estaing ont initié dans cette région des Grands Lacs colonisée par la Belgique, l’Allemagne et la Grande
Bretagne.
C’est Mitterrand qui décide lui seul avec ses conseillers de la politique de la France au Rwanda. C’est lui
qui décide que notre ennemi est l’envahisseur ougando-tutsi, autrement dit le Tutsi qui veut rentrer dans
son pays et par extension, tous les Tutsi. C’est lui qui fait envoyer des armes et des soldats, qui s’oppose à
leur retrait. Il fait pression pour une démocratisation du régime hutu mais c’est une démocratisation entre
Hutu, les Tutsi restant citoyens de seconde zone, marqués de manière indélébile par la mention Tutsi sur
leur carte d’identité. C’est ce petit détail qui nous fait remarquer que le régime rwandais, auquel le chef
de l’État français accorde tant d’attentions, ressemble vraiment beaucoup à celui où il fit ses premières
armes : un État dirigé d’une main ferme par un militaire, avec la bénédiction de l’Église catholique, une
milice qui fait régner la terreur, une police qui traque les « terroristes », des escadrons de la mort qui
éliminent les opposants, des « Juifs » taxés d’étrangers, qui sont interdits professionnels, spoliés de leurs
biens, mis au ban de la société, puis envoyés dans les camps de la mort.
Mais la séduction de la parole présidentielle est telle que personne ne voit de scandale. La France ne fait
que coopérer avec un État légal, reconnu de tous comme exemplaire, victime d’une agression extérieure.
Elle pousse à la démocratisation. Elle est là-bas parce que le pays est francophone. Les militaires français
n’y sont envoyés que pour assurer la protection de nos ressortissants. Avec un art consommé du mentirvrai, il va affirmer en Afrique du Sud, alors que la presse internationale se rend compte de l’immensité
des tueries, que les soldats français « n’ont pas tiré une cartouche depuis le début de ces événements ». 228
Et niant ce que nous lisons dans les notes de ses conseillers, il esquive toute responsabilité en déclarant
devant la presse internationale : « Le Front Patriotique Rwandais n’est pas notre adversaire. » 229
François Mitterrand passe cependant les limites du vraisemblable quand il affirme devant le Président
Museveni : « Le capitaine Barril est un aventurier, je n’ai pas confiance en lui. Il est retraité de l’armée
française, il est dans le privé, c’est un mercenaire. Il n’a jamais travaillé ici à l’Elysée, je ne l’ai jamais
vu. » 230 Comment Barril, cet aventurier en qui le Président de la République ne fait aucune confiance,
a-t-il pu mettre à son service la presse, la télévision et la radio publique ce 28 juin 1994 ? Comment Barril
a-t-il pu décrocher ce contrat d’assistance militaire de 3 130 000 dollars US le 28 mai, en plein génocide,
après que le président intérimaire Sindikubwabo ait lancé un appel au secours au Président Mitterrand
le 22 mai ?
L’impunité de l’exécutif
Mais, tout en reconnaissant la responsabilité de François Mitterrand pour avoir fait exécuter ce génocide, il n’est pas question ici de laisser croire à la responsabilité d’un seul homme. D’autres ont pu
déjà montrer que Mitterrand a agi au Rwanda pour défendre ce qu’ils disaient être « les intérêts de la
France ».
Ce recours de la France au génocide pour éliminer les « opposants » tutsi n’est pas le fait d’un seul
homme mais d’un système d’État. L’implication française dans le génocide des Tutsi n’est pas le fait de
réseaux obscurs, d’officines de mercenaires, de militaires d’extrême droite incontrôlés, de firmes privées.
Les actes criminels commis l’ont été par les dirigeants de l’État français, le Président de la République en
premier lieu et le Premier ministre, des ministres, de hauts fonctionnaires, des militaires, des diplomates.
Les moyens utilisés pendant le génocide pour soutenir les tueurs ont pu être indirects, ont pu utiliser des
voies détournées, mais tout a été ordonné et contrôlé par les responsables de la République Française.
Ce qui n’exclut pas qu’ils aient tiré des obus. Cf. Entretien accordé par le Président de la République, M.
François Mitterrand, au quotidien sud-africain "The Star", Paris, 1er juillet 1994 http://francegenocidetutsi.org/
MitterrandStar1erJuillet1994.pdf ; M. Mas [139, p. 445].
229 France 3, 5 juillet 1994, 12 h 45.
230 Entretien de François Mitterrand avec le Président Museveni, 1er juillet 1994. Notes de Bruno Delaye. http:
//francegenocidetutsi.org/MitterrandMuseveni1erjuillet1994.pdf
228
1336
35. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
De même que l’exécuteur des hautes œuvres jouissait de l’impunité, les responsables de l’exécutif de
la Ve République, les chefs militaires, les préfets de police ne sont jamais inquiétés pour leurs crimes, tant
il est vrai que Maurice Papon n’a pas été condamné pour avoir fait matraquer des Algériens puis jeter
dans la Seine, en plein Paris le 17 octobre 1961, à la manière des tueurs hutu.
Et quand est-il de l’enquête sur le massacre de l’hôtel Ivoire à Abidjan où plus de 60 personnes ont été
abattues par des militaires français le 9 novembre 2004 ? Il n’y a pas eu d’enquête à notre connaissance.
La couleur de la peau des victimes leur enlèverait-elle leur qualité d’hommes ?
Comme le Rwanda sous les deux républiques hutu, l’État français jouit de l’impunité. Jamais les
crimes commis par les troupes coloniales françaises ne furent condamnés. Au contraire, leurs auteurs ont
droit aux médailles, à l’avancement et à la reconnaissance de la nation, les rues portent leur nom. La
plupart des officiers et diplomates ayant servi au Rwanda ont bénéficié d’une promotion éclair. De plus,
la France a obtenu qu’ils ne témoignent pas au tribunal d’Arusha et que s’ils sont requis par la défense,
leur témoignage soit étroitement encadré.
La coexistence entre l’État de droit et l’État d’exception
L’État français fonctionne à l’état dual, nous dit Gabriel Périès, la démocratie d’un côté, les pratiques
des forces spéciales de l’autre, qui échappent à toute forme de contrôle, sauf de l’exécutif. 231 Olivier Le
Cour Grandmaison voit coexister en France un État de droit et un État d’exception. Il fait remonter ce
dualisme aux écrits d’Alexis de Tocqueville pendant la conquête de l’Algérie, où celui-ci admettait en
1841 comme « des nécessités fâcheuses », « qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on
s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants ». 232
Ce dualisme perdure. Pourquoi donc la France mit-elle 44 ans pour faire rentrer le crime de génocide
dans son Code pénal ? Pourquoi la France adhéra à la Cour pénale internationale (CPI) en 2000, en
suspendant la compétence de la CPI en France pour les crimes de guerre pendant une période de sept
ans à partir de son entrée en vigueur, c’est-à-dire jusqu’au 1er juillet 2009 ? Pourquoi aucune plainte
contre des criminels rwandais réfugiés en France n’a été instruite jusqu’ici ? Pourquoi aucun responsable
français n’a été jusqu’ici inquiété ? Tant que les crimes commis par l’État français ne seront pas reconnus
en France, rien n’empêche qu’ils se renouvellent à l’avenir.
Laisser libre de grands criminels sans les poursuivre et en revanche s’acharner sur le jeune basané qui
s’est emparé d’un pack de bière dans un supermarché, c’est à coup sûr faire le constat de la rupture du
pacte social, de l’impossibilité de vivre ensemble dans un pays, la France, qui est, pourtant, si beau.
L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 457].
Olivier Le Cour Grandmaison, D’Alexis de Tocqueville aux massacres d’Algériens en octobre 1961, La Mazarine, hiver
2001.
231
232
1337
35.7. L’ÉTAT FRANÇAIS, ÉTAT CRIMINEL
Cette étude a été rédigée à la mémoire de ces hommes, femmes, vieillards et enfants,
Qui ont été transformés en tas d’ossements,
Par le mépris que nourrit la France républicaine pour les hommes non blancs de peau,
Par son arrogance à se juger supérieure,
À s’octroyer le droit d’exploiter les richesses des autres pays
Et d’asservir leurs habitants,
Par sa connivence avec les auteurs du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994,
Cinquante ans après le génocide des Juifs par les nazis et leurs alliés, dont des Français.
1338
Quatrième partie
Annexes
1339
Chapitre 36
Composition des gouvernements
français et rwandais
36.1
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
Le gouvernement rwandais du 18 juillet 1993
Président de la République : Général-Major Juvénal Habyarimana (MRND, Gisenyi).
Premier ministre : Mme Agathe Uwilingiyimana (MDR, Butare) nommée le 16/7/1993. 1
Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération : Anastase Gasana (MDR, Kigali rural). 2
Ministre de l’Intérieur et du Développement communal : Faustin Munyazesa (MRND, Kigali).
Ministre de la Justice : Agnès Ntamabyaliro (PL, originaire de Kibuye résidant à Gitarama).
Ministre de la Défense : James Gasana (MRND, Byumba), il ne prit pas ses fonctions ; 3 remplacé
le 30 juillet par Augustin Bizimana (MRND, Byumba).
Ministre de l’Agriculture, de l’Élevage et des Forêts : Frédéric Nzamurambaho (PSD, Gikongoro). 4
Ministre de l’Enseignement primaire et secondaire : Jean-Marie Vianney Mbonimpa (MDR, Kibuye).
Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche Scientifique et de la Culture : Daniel Mbangura (MRND, Gikongoro).
Ministre des Finances : Marc Rugenera (PSD, Gitarama).
Ministre de la Fonction publique : Prosper Mugiraneza (MRND, Kibungo).
Ministre de l’Information : Faustin Rucogoza (MDR, Byumba). 5
Ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat : Justin Mugenzi (PL, Kibungo).
Ministre du Plan : Augustin Ngirabatware (MRND, Gisenyi).
Ministre de la Santé : Dr Casimir Bizimungu (MRND, Ruhengeri).
Ministre des Transports et des Communications : André Ntagerura (MRND, Cyangugu).
Ministre du Travail et des Affaires sociales : Landoald Ndasingwa (PL, Kigali). 6
Ministre des Travaux publics et de l’Énergie : Félicien Gatabazi (PSD, Butare). 7
Ministre du Tourisme et de l’Environnement : Gaspard Ruhumuliza (PDC, Gitarama).
Ministre de la Famille et de la Condition féminine : Pauline Nyiramasuhuko (MRND, Butare).
Ministre de la Jeunesse et du Mouvement associatif : Callixte Nzabonimana (MRND, Gitarama).
Agathe Uwilingiyimana est assassinée ainsi que son époux, Ignace Barahira, le 7 avril 1994 par la garde présidentielle.
Anastase Gasana a été sauvé par Juvénal Habyarimana qui, le 6 avril 1994 à Dar es-Salaam, l’a fait sortir sans cérémonie
de l’avion pour laisser sa place au président du Burundi. Cf. R. Dallaire [72, p. 327].
3 James Gasana menacé de mort, ne prit pas ses fonctions et s’exila le 20 juillet 1993. Sa lettre de démission fut lue lors
du premier conseil des ministres du 23 juillet 1993.
4 Frédéric Nzamurambaho est assassiné le 7 avril 1994 par la garde présidentielle.
5 Faustin Rucogoza est assassiné le 7 avril 1994 par la garde présidentielle.
6 Landoald Ndasingwa est assassiné avec toute sa famille le 7 avril 1994 par la garde présidentielle.
7 Félicien Gatabazi est assassiné le 21 février 1994.
1
2
1341
36.2. LE GOUVERNEMENT DE TRANSITION À BASE ÉLARGIE
36.2
Le gouvernement de transition à base élargie
Composition du gouvernement de transition à base élargie annoncée par Faustin Twagiramungu le
18 mars 1994. Ce gouvernement n’a jamais pu être mis en place. Source : André Guichaoua [98, p. 758],
Gérard Prunier [175, p. 238].
— Président de la République : général-major Juvénal Habyarimana, MRND.
— Premier ministre : Faustin Twagiramungu, MDR.
— Vice-Premier ministre et secrétaire d’État à la Réintégration des Réfugiés : Dr Jacques Bihozagara,
FPR.
— Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique : Ferdinand Nahimana,
MRND.
— Ministre de la Défense : Augustin Bizimana, MRND.
— Ministre de la Famille et de la Promotion féminine : Pauline Nyiramasuhuko, MRND.
— Ministre du Plan : André Ntagerura, MRND.
— Ministre de la Fonction publique : Prosper Mugiraneza, MRND.
— Ministre de l’Enseignement primaire et secondaire : Agathe Uwilingiyimana, MDR.
— Ministre de l’Information : Dismas Nsengiyaremye, MDR ou Boniface Ngulinzira, MDR.
— Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération : Dismas Nsengiyaremye, MDR ou Boniface
Ngulinzira, MDR.
— Ministre de l’Agriculture et de l’Élevage : Frédéric Nzamurambaho, PSD.
— Ministre des Travaux publics : Augustin Iyamuremye, PSD. 8
— Ministre des Finances : Marc Rugenera, PSD.
— Ministre de la Justice : Aloys Niyoyita, PL.
— Ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat : Justin Mugenzi, PL.
— Ministre du Travail et des Affaires sociales : Landoald Ndasingwa, PL.
— Ministre de l’Environnement et du Tourisme : Jean-Népomuscène Nayinzira, PDC. 9
— Ministre de l’Intérieur : Pasteur Bizimungu, FPR.
— Ministre de la Jeunesse et du Mouvement associatif : Seth Sendashonga, FPR.
— Ministre de la Santé : Colonel Dr Joseph Karemera, (ou Karamira ?), FPR.
— Ministre des Transports et des Communications : Immaculée Gahima Kayumba, FPR.
Gérard Prunier note que Agnès Ntamabyaliro du PL est pressentie pour un portefeuille.
36.3
Le gouvernement intérimaire rwandais de 1994
Formé le 8 avril 1994, suite à des discussions tenues en partie dans les locaux de l’ambassade de France,
donc sous les auspices de la France, le Gouvernement intérimaire rwandais a la composition suivante 10 :
1. Théodore Sindikubwabo, Président de la République, MRND.
2. Jean Kambanda, Premier ministre, MDR.
3. Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, MDR.
4. Eliezer Niyitegeka, ministre de l’Information, MDR.
5. Augustin Bizimana, ministre de la Défense, MRND. Ingénieur agricole, ancien préfet de Byumba.
6. Casimir Bizimungu, ministre de la Santé, MRND. Profession : médecin.
7. Agnès Ntamabyaliro, ministre de la Justice, PL.
8. Straton Nsabumukunzi, ministre de l’Agriculture et de l’Élevage, PSD.
9. Daniel Mbangura, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la
Culture, MRND, ancien vice recteur de l’université de Butare, nommé ensuite chef de cabinet du
président.
Félicien Gatabazi était pressenti à ce poste. Il a été assassiné le 21 février 1993.
Le PDC-Power voulait à sa place Gaspard Ruhumuliza.
10 Arrêté présidentiel No 02/01 du 8 avril 1994 portant désignation des membres du gouvernement. http://
francegenocidetutsi.org/GirComposition8avril1994.pdf ; André Guichaoua, Les crises... [98, p. 758].
8
9
1342
36. COMPOSITION DES GOUVERNEMENTS FRANÇAIS ET RWANDAIS
10. Jean de Dieu Kamuhanda, ministre de l’Éducation supérieure, de la Recherche et de la Culture,
MRND.
11. Faustin Munyazesa, ministre de l’Intérieur et du Développement communal, MRND. 11
12. Édouard Karemera, ministre de l’Intérieur, MRND. 12
13. Emmanuel Ndindabahizi, ministre des Finances, PSD.
14. Prosper Mugiraneza, ministre de la Fonction publique, MRND.
15. André Ntagerura, ministre des Transports et des Communications, MRND. Économiste de profession.
16. Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille et de la Promotion féminine, MRND.
17. André Rwamakuba, ministre de l’Enseignement primaire et secondaire, MDR.
18. Augustin Ngirabatware, MRND, ministre du Plan.
19. Callixte Nzabonimana, MRND, ministre de la Jeunesse.
20. Justin Mugenzi, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat, PL.
21. Nsengiyumva Rafiki Hyacinthe, ministre des Travaux publics et de l’Énergie, PSD.
22. Jean de Dieu Habineza, ministre du Travail et des Affaires sociales, PL.
23. Gaspard Ruhumuliza, ministre de l’Environnement et du Tourisme, PDC.
36.4
Composition du « gouvernement rwandais en exil »
Formé à Bukavu le 1er novembre 1994. Il est composé de 7 ministres dont 3 MRND, 3 MDR, 1 PL. 13
— Président de la République : Dr Théodore Sindikubwabo (MRND, Butare).
— Premier ministre : Jean Kambanda (MDR, Butare).
— Ministre des Affaires sociales et des Réfugiés : Callixte Kalimanzira (MRND, Butare).
— Ministre de l’Information : Joseph Karinganire (MDR, Kibungo).
— Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération : Jérôme Bicamumpaka (MDR, Ruhengeri).
— Ministre de la Défense : Colonel Athanase Gasake (Ruhengeri, officier en retraite).
— Ministre du Patrimoine et de l’Équipement : Innocent Habamenshi (MDR, Ruhengeri).
— Ministre de la Justice : Stanislas Mbonampeka (PL, Ruhengeri).
— Ministre de la Mobilisation et de la Jeunesse : Frédéric Kayogora (MRND, Gisenyi).
36.5
Le gouvernement rwandais du 19 juillet 1994
Source : Monique Mas [139, pp. 470–475], André Guichaoua, Gouvernements, représentation politique,
principaux corps d’État, institutions de la société civile, Rwanda.
— Pasteur Bizimungu, (FPR), Président de la République.
— Faustin Twagiramungu, (MDR), Premier ministre.
— Alexis Kanyarengwe, colonel (FPR), vice Premier ministre.
— Jean-Marie Vianney Ndagijimana, (MDR), ministre des Affaires étrangères. 14
— Paul Kagame, général, (FPR), vice-président de la République et ministre de la Défense.
— Seth Sendashonga, (FPR), ministre de l’Intérieur.
— Alphonse-Marie Nkubito, (Ligue des droits de l’homme), ministre de la Justice.
— Pierre-Célestin Rwigema (MDR), ministre de l’Enseignement primaire et secondaire.
11 Faustin Munyazesa n’a pas pris son poste, il a été remplacé de fait par Callixte Kalimanzira, directeur de cabinet,
du 6 avril au 25 mai. Cf. Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 231, 528] ; Acte d’accusation de Callixte Kalimanzira,
ICTR-2005-88-I.
12 Édouard Karemera est nommé le 25 mai. Cf. A. Guichaoua [99, p. 89] ; Édouard Karemera, Commentaires d’Édouard
Karemera sur « Rwanda, le droit à l’espoir », livre écrit par le Général de Brigade Léonidas Rusatira , Arusha, décembre
2005, p. 13.
13 André Guichaoua, Gouvernements, représentation politique, principaux corps d’État, institutions de la société civile,
Rwanda.
14 Jean-Marie Vianney Ndagijimana était ambassadeur à Paris jusqu’au 29 avril 1994.
1343
36.6. LE GOUVERNEMENT D’EDOUARD BALLADUR
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
36.6
Joseph Nsengimana, (PL), ministre de l’Enseignement supérieur.
Marc Rugenera, (PSD), ministre des Finances.
Prosper Higiro, (PL), ministre du Commerce et de l’Industrie.
Joseph Karemera, colonel, (FPR) ministre de la Santé.
Immaculée Kayumba, (FPR), ministre des Transports.
Pie Mugabo, (PL) ministre du Travail et des Affaires sociales.
Jean-Népomuscène Nayinzira, (PDC), ministre de l’Environnement et du Tourisme.
Charles Ntakirutinka, (PSD), ministre des Travaux publics.
Aloysa Inyumba, (FPR), ministre de la Famille.
Patrick Mazimhaka, (FPR), ministre de la Jeunesse.
Jacques Bihozagara, (FPR), ministre de la Réhabilitation et de la Réintégration sociale.
Le gouvernement d’Edouard Balladur
Composition du gouvernement Balladur : 29 mars 1993 - 11 mai 1995. Source : http://www.archives.
premier-ministre.gouv.fr/juppe_version1/HIST/BALLADUR.HTM
— Premier ministre : Edouard Balladur (RPR).
— Ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec l’Assemblée nationale :
Pascal Clément (UDF-PR).
— Ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Sénat et des rapatriés :
Roger Romani (RPR).
— Ministre d’État, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville : Simone Veil (app. UDF).
— Ministre délégué auprès du ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, chargé de la
santé : Philippe Douste-Blazy (UDF-CDS).
— Ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire : Charles Pasqua (RPR).
— Ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, chargé de
l’aménagement du territoire et des collectivités locales : Daniel Hoeffel (UDF-AD).
— Ministre d’État, ministre de la Justice : Pierre Méhaignerie (UDF-CDS).
— Ministre d’État, ministre de la Défense : François Léotard (UDF-PR).
— Ministre des Affaires étrangères : Alain Juppé (RPR).
— Ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, chargé de l’Action humanitaire et des
Droits de l’homme : Lucette Michaux-Chevry (RPR).
— Ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, chargé des Affaires européennes :
Alain Lamassoure (UDF-PR).
— Ministre de l’Éducation nationale : François Bayrou (UDF-CDS).
— Ministre de l’Économie : Edmond Alphandéry (UDF-CDS).
— Ministre de l’Industrie, des Postes et Télécommunications et du Commerce extérieur jusqu’au 14
octobre 1994 : Gérard Longuet (UDF-PR).
— Ministre de l’Industrie à partir du 17 octobre 1994 : José Rossi (UDF-PR).
— Ministre de l’Équipement, des Transports et du Tourisme : Bernard Bosson (UDF-CDS).
— Ministre des Entreprises et du Développement économique, chargé des petites et moyennes entreprises et du commerce et de l’artisanat : Alain Madelin (UDF-PR).
— Ministre du Travail, de l’emploi et de la formation professionnelle : Michel Giraud (RPR).
— Ministre de la Culture et de la francophonie : Jacques Toubon (RPR).
— Ministre du Budget, porte-parole du Gouvernement : Nicolas Sarkozy (RPR).
— Ministre de l’Agriculture et de la pêche : Jean Puech (UDF-PR).
— Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche : François Fillon (RPR).
— Ministre de l’Environnement : Michel Barnier (RPR).
— Ministre de la Fonction publique : André Rossinot (UDF-RAD).
— Ministre du Logement : Hervé de Charette (UDF-PR/CPR).
— Ministre de la Coopération jusqu’au 12 novembre 1994 : Michel Roussin (RPR).
— Ministre de la Coopération à partir du 12 novembre 1994 : Bernard Debré (RPR).
— Ministre des Départements et Territoires d’outre-mer : Dominique Perben (RPR).
— Ministre de la Jeunesse et des Sports : Michèle Alliot-Marie (RPR).
1344
36. COMPOSITION DES GOUVERNEMENTS FRANÇAIS ET RWANDAIS
— Ministre de la Communication jusqu’au 19 juillet 1994 : Alain Carignon (RPR).
— Ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre : Philippe Mestre (UDF-AD).
1345
Chapitre 37
Organigramme de l’exécutif français
à propos du Rwanda
37.1
Présidence de la République
Président : François Mitterrand (1981 - 1995)
Le Président, en vertu de la Constitution, joue un rôle prédominant. Il nomme les ministres, dirige
la politique extérieure, il est chef des armées. Il est le seul décideur concernant le « pré-carré » africain.
En période de cohabitation (1993-1995), le ministre de la Défense, celui des Affaires étrangères et de la
Coopération sont nommés avec son accord. Il garde comme domaine réservé la politique étrangère, la
défense et la coopération (avec le « pré-carré »). L’article 16 de la Constitution permet au président de
s’arroger les pleins pouvoirs. S’il ne l’a pas utilisé, cet article confirme la primauté du Président de la
République.
Sans que cela ne soit stipulé dans la Constitution, le Président, garant de l’indépendance nationale et
de l’intégrité du territoire, a le pouvoir de décider seul de déclencher le feu nucléaire en cas d’agression
contre la France ou ses intérêts vitaux. 1 Outre que ce pouvoir donne au Président un droit d’exterminer
des populations humaines, sans que les Français n’y trouvent à redire, la potentialité d’une telle prise
de décision a fait introduire dans l’organisation de l’exécutif des circuits courts et des comités restreints
contrôlés principalement par le Chef d’état-major particulier du Président de la République.
Avant chaque entretien du Président ou chaque réunion, ses conseillers lui rédigent une note sur les
différents points à aborder. En période de cohabitation, le Président s’entretient avec le Premier ministre
avant chaque Conseil des ministres qui se tient à l’Élysée le mercredi. Il a aussi un entretien hebdomadaire
avec le ministre de la Défense et avec le ministre des Affaires étrangères.
37.1.1
Secrétaire général de la Présidence de la République
- 21 mai 1981 - juin 1982 : Pierre Bérégovoy.
- juin 1982 - mai 1991 : Jean-Louis Bianco.
- 1991-1995 : Hubert Védrine. 2
Voir Article R.*1411-5 du Code de la Défense.
Hubert Védrine est né en 1947. Son père, Jean Védrine, aurait été membre de la Cagoule. Pétainiste, il rencontre
François Mitterrand au commissariat de reclassement des prisonniers de guerres, à Vichy fin 1942. Jean Védrine devient, en
janvier 1947, directeur adjoint du cabinet de François Mitterrand, ministre des Anciens combattants. Sorti de l’ENA, Hubert
Védrine est chargé de mission au ministère de la Culture de 1974 à 1979. Il entre à l’Élysée comme conseiller diplomatique
de 1981 à 1986. Sous la première cohabitation, il est nommé maître des requêtes au Conseil d’État de 1986 à 1988. Il revient
à l’Élysée comme porte-parole de la présidence de la République de 1988 à 1991. Il est secrétaire général de la présidence
de la République de 1991 à 1995. Lors de la cohabitation à partir d’avril 1993 jusqu’en 1995, Hubert Védrine participe au
comité restreint à Matignon le mardi, présidé par le Premier ministre. Il joue un rôle de pivot du pouvoir exécutif dans les
domaines où l’Élysée garde ses prérogatives, en particulier en politique étrangère, sur les questions militaires et du pré-carré
africain. Il est un des rares proches de Mitterrand à rester à l’Élysée de 1981 à 1995. En 1994, l’état de santé de François
Mitterrand se dégradant, l’importance du rôle d’Hubert Védrine s’est encore accrue. Il affiche sa profonde unité de vue
avec François Mitterrand en écrivant en 1996 « Les mondes de François Mitterrand » (Fayard), une apologie de sa politique
1
2
1347
37.1. PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE
Secrétaire général adjoint :
- De 1982-1985 : Christian Sautter.
- De 1986 à 1988 : Michèle Gendreau-Massaloux.
- De 1988 à 1990 : Christian Sautter. 3
- En 1991, Anne Lauvergeon. 4
Toutes les communications à l’intérieur de l’Élysée passent par le secrétaire général. En particulier,
toutes les notes de la cellule africaine ou du chef d’état-major particulier et les réponses du Président
transitent par lui. En serait-il de même pour les notes des services secrets ?
37.1.2
Cabinet du Président de la République
Directeur de cabinet de la Présidence de la République :
- 1981 : André Rousselet.
- 1982 - 1988 : Jean-Claude Colliard.
- 1988 - 1992 : Gilles Ménage. 5
- 1992 - 1995 : Pierre Chassigneux. 6
Directeur de cabinet adjoint de la Présidence de la République :
- 1982 - 1988 : Gilles Ménage.
Chef de cabinet :
- 1981 - 1988 : Jean Glavany.
- 1988 - 1992 : Jean Glavany.
- 1992 : Béatrice Marre. 7
Secrétaires du président :
- Paulette Decraene, toujours en poste en 1994. 8
- Marie-Claire Papegay. 9
- Christiane Dufour. 10
Aides de camp :
- Colonel Thierry Cambournac (jusqu’à avril 1994) ;
- Capitaine de frégate Yann Tainguy (1991-1994) ;
- Colonel Xavier Laure (nommé à l’été 1994) ;
- Colonel Peer de Jong (nommé en avril 1994) ; 11
Conseillers du président :
- Michel Charasse. 12
- Jacques Attali, conseiller spécial.
- Régis Debray, chargé de mission pour les relations internationales de 1981 à 1985.
étrangère.
3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Sautter consulté le 6 mai 2019.
4 Ancienne élève de l’École normale supérieure, Anne Lauvergeon est agrégée de sciences physiques et ingénieur du corps
des mines. Elle est nommée chargée de mission pour l’économie internationale et le commerce extérieur à la Présidence de
la République en 1990 et devient secrétaire général adjointe en 1991. Elle remplace Jacques Attali dans ses fonctions de
« sherpa », c’est-à-dire représentante personnelle du président, chargée de préparer les sommets internationaux. Elle est en
poste en 1994, occupant un bureau attenant à celui du président. Elle a été jusqu’en 2011 PDG d’AREVA, le conglomérat
électro-nucléaire français.
5 Gilles Ménage est directeur de cabinet adjoint de François Mitterrand de 1982 à 1988, directeur de cabinet de 1988 à
1992 et président d’Électricité de France de 1992 à 1995. En tant que directeur de cabinet il est responsable de l’activité
des conseillers techniques et des chargés de mission ayant en charge les questions intérieures (police, renseignement, lutte
contre le terrorisme), l’outre-mer et l’audiovisuel. En tant que directeur de cabinet adjoint, il a notamment supervisé la
réorganisation des services de lutte contre le terrorisme.
6 Pierre Chassigneux est un ancien directeur des RG et préfet de la Nièvre, le fief électoral de François Mitterrand. Cf.
R. Bacqué [30, p. 16].
7 Béatrice Marre accompagnera jusqu’au bout l’ancien président, organisant ses obsèques à Jarnac (La dépêche, 25
septembre 2006).
8 Florence Noiville, « Verbatim » et la parole du président, Le Monde, 5 mai 1994, p. 17 ; Christophe Barbier, La seconde
famille de Mitterrand - Derniers secrets, L’Express, 29 septembre 2005.
9 Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand, Fayard ; Claude Gubler, Le grand secret.
10 F. Carle [52, p. 42].
11 Peer de Jong [108, p. 10].
12 Intime de Mitterrand, Michel Charasse est conseiller à l’Élysée de 1981 à 1988, secrétaire d’État au budget de 1988 à
1992, puis de nouveau conseiller à l’Élysée.
1348
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
- Jean Lavergne (social).
- Patrick Buffet (industrie).
- Yves Dauge (urbanisme).
- Gaëtan Gorce (sécurité, cultes).
- Laurence Carvallo, épouse Soudet, chargée de mission de 1981 à 1985. 13
- Charles Salzmann, chargé de mission, étudie l’opinion publique.
- Louis Joinet, conseiller juridique. 14
- François Hollande (préparation des sommets internationaux). 15
- Ségolène Royal.
- Pierre Morel, diplomate.
- Françoise Carle s’occupe de sélectionner des archives pour aider François Mitterrand dans la rédaction
de l’histoire de ses deux septennats. 16 À ce titre elle constitue un dossier sur le Rwanda.
- Georgette Elgey, historienne.
- Dominique Bertinotti, historienne. François Mitterrand en a fait sa mandataire pour ses archives
déposées aux Archives nationales. 17
- Irène Dayan, veuve de Georges Dayan, ami de François Mitterrand. 18
- Elizabeth Normand, attachée de presse.
Conseiller diplomatique :
- 1981 - 1986 : Hubert Védrine.
- Jean Musitelli.
- Jean Vidal.
Conseiller aux affaires européennes :
- Elisabeth Guigou.
- Caroline de Margerie.
- Jean Vidal.
Médecins :
- Docteur Claude Gubler, médecin traitant de François Mitterrand.
- Claude Kalfon, médecin colonel, directeur du service médical de l’Élysée.
Le cabinet gère entre autres choses les bas-fonds de l’Élysée : GSPR, cellule antiterroriste, renseignement, écoutes téléphoniques, relations avec Barril ( ?), chasses présidentielles... Mais il est probable que
les chasses présidentielles, c’est-à-dire de Grossouvre et tout ce dont il s’occupe, dont Barril, soient hors
de la portée du cabinet, mais géré directement par François Mitterrand.
37.1.3
État-major particulier du Président de la République
Les chefs d’état-major particulier :
- Général Gilbert Forray.
- Août 1985 - novembre 1987 : Général d’armée aérienne Jean Saulnier.
- 1987 - 1989 : Général Jean Fleury.
- Avril 1989 - 24 avril 1991 : Amiral Jacques Lanxade.
- 24 avril 1991 - septembre 1995 : Général Christian Quesnot. 19
- 8 septembre 1995 - 29 avril 1999 : Vice-amiral Jean-Luc Delaunay.
13 L’appartement du 11 quai Branly, occupé par Anne Pingeot, est officiellement attribué à Laurence Soudet. Celle-ci
épouse son ami, René Thomas, PDG de la BNP jusqu’en 1993. Cf. P. Barril [34, p. 120].
14 Isabelle Vichniac, Préparation d’une réunion extraordinaire de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, Le
Monde, 12 mai 1994, p. 7. Magistrat, Louis Joinet fut secrétaire général de la Commission informatique et liberté. Il
est expert indépendant auprès de la commission des Droits de l’homme de l’ONU et à ce titre précède le 5 mai 1994 le
commissaire aux Droits de l’homme au Rwanda. Edwy Plenel écrit que Joinet est « devenu un homme double par devoir ».
Cf. E. Plenel [169, p. 285].
15 François Hollande et Ségolène Royal rentrent à l’Élysée en 1981 et sont chargés de préparer les sommets internationaux.
16 Françaois Carle [52, pp. 34-35].
17 Bos Agnès et Vaisse Damien , « Les archives présidentielles de François Mitterrand » , Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, 2005/2 no 86, p. 71-79. DOI : 10.3917/ving.086.0071.
18 Elle reçoit le docteur Daniel Mergier à l’Élysée le 28 mai 1990. Cf. Éric Laffitte, Affaire Doucé : la piste qui mène à
l’Élysée, Minute, 18 mai 1994.
19 Christian Quesnot devient ensuite directeur de la revue Défense Nationale et Sécurité Collective jusqu’au 14 avril
2008.
1349
37.1. PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE
- 27 avril 1999 - 16 octobre 2002 : Général de division Henri Bentégeat.
- 16 octobre 2002 - 3 octobre 2006 : Général d’armée Jean-Louis Georgelin.
- 3 octobre 2006 - 5 mars 2010 : Vice amiral Édouard Guillaud
- 5 mars 2010 - 2015 : Général Benoît Puga
- 16 juillet 2016 - : Amiral Bernard Rogel
Adjoints du général Quesnot :
- pour l’armée de terre : général Jean-Pierre Huchon, jusque avril 1993 ; colonel Henri Bentégeat, après
avril 1993. 20
- pour la marine : vice-amiral Xavier de Lussy. 21
- pour l’armée de l’air : ?
Le chef d’état-major particulier du Président de la République (CEMP) n’a pas de rôle officiel. Sa
fonction relève de la faculté du Président à engager la force nucléaire stratégique. Selon le Code de la
Défense, c’est le chef d’état-major des armées qui doit s’assurer de l’exécution de l’ordre d’engagement
donné par le président. Le chef d’état-major particulier assiste le président pour le déclenchement de la
force de dissuasion nucléaire, il est son conseiller militaire. Il est aussi chargé de préparer les Conseils de
Défense (= Conseils restreints). 22
Concernant le Rwanda, « le chef d’état-major particulier du Président de la République, a déclaré
l’ambassadeur Georges Martres, jouait le rôle d’élément centralisateur, ce qui avait pour conséquence
d’éviter que le processus de décision, en cas de crise, ne s’enlise entre le ministère des Affaires étrangères,
le ministère de la Coopération et divers services du ministère de la Défense. » 23 Il reçoit les chefs militaires
avant leur départ au Rwanda, comme les colonels Poncet et Cussac à la veille du 9 avril 1994. En ce
domaine, il a un rôle prédominant sur le conseiller pour les affaires africaines.
Alors qu’assez souvent le chef d’état-major particulier est nommé plus tard chef d’état-major des
Armées (cas de Saulnier, Lanxade, Bentégeat, Georgelin), le général Quesnot ne sera pas nommé chef
d’état-major en remplacement de l’amiral Lanxade en 1995.
37.1.4
Conseiller pour les Affaires africaines
Conseiller à la présidence de la République pour les Affaires africaines :
- 1981-1986 : Guy Penne ;
- 1986 - décembre 1988 : Jean Audibert avec Jean-Christophe Mitterrand pour adjoint ;
- 1986 - juillet 1992 : Jean-Christophe Mitterrand ;
- juillet 1992 - janvier 1995 : Bruno Delaye.
Chargés de mission, adjoints au conseiller :
- 1990 : Claude Arnaud ;
- 1994 : Dominique Pin.
Notons que lors des visites du président Habyarimana les 30 mars et 18 octobre 1990, la note préparatoire à l’entretien n’est pas rédigée par Jean-Christophe Mitterrand mais par Claude Arnaud. 24
Jean-Christophe était-il incapable de rédiger de telles notes de synthèse ?
Chargé de mission pour les affaires africaines et malgaches :
- 1991 : Gilles Vidal ;
- 1991-95 : Thierry Martin de Beaucé.
Sous Jacques Chirac, la cellule africaine de l’Élysée est dirigée par l’ambassadeur Michel Dupuch,
mais Jacques Foccart est le représentant personnel du président auprès des chefs d’États africains avec
pour adjoint l’ambassadeur Fernand Wibaux. 25
20 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 236] ; Conseil restreint 15/6/94). Le colonel Henri
Bentégeat est issue des troupes de marine. Il commande le RICM de 1988 à 1990. Il est chef d’état-major des armées du 30
octobre 2002 au 4 octobre 2006.
21 Conseil restreint 29/6/1994.
22 Audition d’Hubert Védrine, Mission d’information parlementaire, transcription MSF.
23 Audition de Georges Martres, 22 avril 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 127]. http://francegenocidetutsi.org/AuditionMartres22avril1998.pdf#page=11
24 Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République, Objet : Entretien avec le Président Habyarimana,
Jeudi 18 octobre 1990 à 18 heures 30 ; Claude Arnaud, Note pour Monsieur le Président de la République, Visite du
Président du Rwanda (Lundi 2 avril), 30 mars 1990. http://francegenocidetutsi.org/Arnaud19900330.pdf
25 Claude Wauthier, La coopération française entre ravalement et réforme, Le Monde diplomatique, mai 1998.
1350
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
37.1.5
Porte-parole de la Présidence de la République
- 1986-1988 : Michèle Gendreau-Massaloux 26
- 1988-1991 : Hubert Védrine.
- ? : Michel Vauzelle.
- 1991-1995 : Jean Musitelli.
Attaché de presse :
- Nathalie Duhamel.
- Muriel de Pierrebourg.
37.1.6
Groupe de sécurité de la Présidence de la République (GSPR)
Le 1er juillet 1982, François Mitterrand crée le Groupe de sécurité de la présidence de la République
(GSPR) pour assurer sa sécurité. Il est formé de gendarmes parachutistes spécialement entraînés, alors
qu’auparavant c’était des policiers du service des voyages officiels qui en étaient chargés. Le GSPR est
« un État dans l’État ». 27 Il est souvent confondu avec la cellule antiterroriste de l’Élysée.
Commandants du GSPR :
- Alain Le Caro, lieutenant-colonel, écarté par Mitterrand, il semble revenu, puisqu’il est en poste en
1989. 28 Il crée une société qui assure la sécurité du sommet franco-africain de Ouagadougou en 1996.
Avec Robert Montoya, il recrute des mercenaires pour secourir Mobutu. 29
- commandant Michel Fortemps, commande le GSPR en 1990. 30
- Guy Roux. Il forme la garde présidentielle au Rwanda puis devient commandant du GSPR (19982002).
Le GSPR compte jusqu’à 114 gendarmes parachutistes, 31 dont :
- Daniel Gamba, garde du corps de François Mitterrand.
- Pierre Renaud, secrétaire et garde du corps de Christian Prouteau.
Le GSPR a été dissous le 16 mai 2007 par Nicolas Sarkozy et remplacé par des policiers du service de
protection des hautes personnalités (SPHP).
37.1.7
La cellule antiterroriste de l’Élysée
Suite aux différents attentats à Paris, dont celui de la rue des Rosiers, le 9 août 1982, François
Mitterrand crée un secrétariat d’État à la sécurité publique confié à Joseph Franceschi et une « Mission
de coordination, d’information et d’action contre le terrorisme » qui dépend directement de l’Élysée et qui
est placée sous la direction du commandant Prouteau, fondateur du GIGN. 32 L’adjoint de Prouteau était
Jean-Louis Esquivié. On appellera aussi ce groupe « les gendarmes de l’Élysée » ou « cellule antiterroriste
de l’Élysée ». Cet organisme est constitué au détriment de la DGSE et de la DST, en charge jusqu’alors
de la lutte antiterroriste. 33 La cellule se livre à un certain nombre d’actions illégales dont les plus célèbres
sont :
— Le scandale des « Irlandais de Vincennes » provoqué par le capitaine Barril qui dépose le 28 août
1982 des explosifs au domicile de trois Irlandais pour les faire accuser. Dénoncé par des gendarmes,
Barril passe dans le privé et crée des entreprises de sécurité. Il continue à travailler en sous-main
pour François Mitterrand par l’intermédiaire de François de Grossouvre. 34
— Le scandale du Conseil supérieur de la Magistrature où deux anciens gendarmes, Robert Montoya
et Fabien Caldironi, flanqués d’Alain Clarhaut, le « Mozart des écoutes », sont pris, le 23 décembre
1987, en train de poser, sur l’ordre de Pierre-Yves Gilleron, une bretelle téléphonique au domicile
Page Michèle Gendreau-Massaloux sur https://fr.wikipedia.org/ consultée le 6 mai 2019.
Claude Gubler, « Le grand secret », 1996, p. 45
28 P. Barril [34, pp. 112-114] ; C. Gubler, “Le grand secret”, p. 45.
29 Billets d’Afrique no 43, février 1997.
30 Daniel Cerdan [55, p. 138].
31 P. Barril [34, p. 112].
32 Christian Prouteau déclare qu’il a été responsable de la sécurité du président de 1982 à 1995. Il était chargé également
de la coordination de la lutte antiterroriste. Il a été nommé préfet. Cf. Interview de Christian Prouteau par Roger Bongos,
agence africaine d’information.
33 Voir les critiques de Pierre Marion, directeur de la DGSE [138, p. 212].
34 G. Marion [137, pp. 64-94].
26
27
1351
37.1. PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE
d’Yves Lutbert, huissier au Conseil supérieur de la Magistrature, suspecté de divulguer des notes
de la secrétaire générale Danièle Burguburu à François Mitterrand. 35
— La vente de missiles Mistral au Congo-Brazzaville, mais en réalité destinés à l’Afrique du Sud,
dans laquelle sont impliqués Jean-Christophe Mitterrand et selon Barril, Jean-Louis Esquivié. 36
— L’affaire des écoutes de l’Élysée. Pendant des années, François Mitterrand fait écouter par la
cellule les communications téléphoniques de journalistes, d’écrivains, d’avocats. Dans son jugement
du 9 novembre 2005, le Tribunal correctionnel de Paris estime que François Mitterrand a été «
l’inspirateur et le décideur de l’essentiel ». Il condamne Gilles Ménage, ex-directeur de cabinet
adjoint (six mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour « atteinte à l’intimité de la
vie privée »), Christian Prouteau, dirigeant de la cellule antiterroriste (huit mois de prison avec
sursis et 5 000 euros d’amende) et Paul Barril (pour le recel des données secrètes de la cellule, à
six mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende). Ces condamnations ont été amnistiées.
La liste des membres connus de nous de cette cellule antiterroriste est présentée dans le tableau 37.1
page 1352.
Christian Prouteau
Paul Barril
Pierre-Yves Gilleron
Robert Montoya
Philippe Legorjus
Pierre-Yves Guézou
Jean-Louis Esquivié
Georges Cueille
Jean Orluc
Michel Tissier
Dominique Mangin
Charles Pellegrini
Pierre Renaud
Lambert
Marie-Pierre Sajous
Patricia Welter
Llitjos
Jean-Louis Chanas
Alain Teilliez
Premier commandant du GIGN et de la cellule antiterroriste de
l’Élysée.
Capitaine de gendarmerie, intervient au Rwanda.
Policier venant de la DST, intervient au Rwanda.
Spécialiste d’écoutes téléphoniques. Plus tard vend des armes depuis le Togo, en particulier des avions Sukkoi à la Côte d’Ivoire qui
iront bombarder un cantonnement de militaires français à Bouaké
le 6 novembre 2004.
Intervient à Ouvéa en 1988.
Capitaine chargé des questions informatiques à la cellule, suicidé
le 12 décembre 1994.
Lieutenant-colonel de gendarmerie, adjoint de Prouteau (directeur
de cabinet selon celui-ci). Promu général.
Fonctionnaire du GIC, détaché à l’Élysée sous les ordres de
Gilles Ménage puis de Pierre Chassigneux. Il rédige des synthèses
d’écoute pour François Mitterrand. Il a en garde les archives de
Prouteau.
Ancien commissaire divisionnaire des Renseignements généraux.
Commissaire de police des Renseignements généraux, adjoint de
Jean Orluc.
Ancien de la DST.
Commissaire de police.
Secrétaire et garde du corps de Prouteau. Cf. Plenel [169, p. 118].
Adjudant, adjoint de Barril
Secrétaire de M. Prouteau, s’occupe des écoutes téléphoniques.
Secrétaire de M. Prouteau ou de Gilleron
Ancien de la DGSE.
Ancien de la DST.
Figure 37.1 – Membres de la cellule antiterroriste de l’Élysée
La cellule comprend :
— Le groupe d’action mixte (GAM) dirigé par Barril et Pellegrini.
— Le groupe de renseignement dirigé par Orluc assisté de Gilleron.
35
36
E. Plenel [169, pp. 112, 121] ; P. Barril [34, p. 94].
P. Krop [119, p. 49] ; P. Barril [34, pp. 104-110]. http://francegenocidetutsi.org/BarrilGuerresSecretes104-113.
pdf
1352
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
La « cellule » est officiellement dissoute depuis 1988, 37 mais elle se survit à travers le GSPR.
37.1.8
Chasses présidentielles
Le titulaire est François de Grossouvre, qui est surtout chargé de s’occuper des affaires secrètes du
président 38 et des services secrets. C’est lui qui aurait introduit Paul Barril chez Habyarimana. 39 Il a de
très mauvais rapports avec Jean-Christophe Mitterrand. Lors de son « suicide » le 7 avril 1994, l’Élysée
fera courir le bruit qu’il était sénile, ce qui a été démenti, ou qu’il était brouillé avec le Président. Pourquoi
alors avait-il toujours son bureau à l’Élysée ?
37.2
Premier ministre
Mai 1988 - 15 mai 1991
15 mai 1991 - 2 avril 1992
3 avril 1992 - 29 mars 1993
29 mars 1993 - 11 mai 1995
37.2.1
Michel Rocard
Edith Cresson
Pierre Bérégovoy
Edouard Balladur
Cabinet du Premier ministre
Directeur de cabinet
Jean-Paul Huchon
Gérard Moine
Hervé Hannoun
Marc-Antoine Autheman
Nicolas Bazire
Premier ministre
Michel Rocard
Edith Cresson
Pierre Bérégovoy
Pierre Bérégovoy
Edouard Balladur
Conseillers diplomatiques de Michel Rocard : Philippe Petit et Jean-Maurice Ripert. 40
Conseillers diplomatiques d’Edouard Balladur : Bernard de Montferrand, Philippe Baudillon 41
Chef de cabinet :
Pierre Mongin (1995). 42
Chef de cabinet militaire :
Général Menu
Colonel Piquemal
Contre amiral Lecointre
Général Courthieu
37.3
1990 (Merchet, Libération, 9/7/98)
Membre du cabinet, destinataire du rapport Varret 19 décembre 1990
Présent au Conseil restreint du 2 avril 1993
Présent au Conseil restreint du 15, 22, 29 juin 1994
Secrétariat général du Gouvernement
Secrétaire général du gouvernement : Renaud Denoix De Saint Marc 43
En période de cohabitation, il gère les relations entre Matignon et l’Élysée.
37 Jérôme Canard, La DST a fait un tri très politique dans les petits papiers de la « cellule de l’Élysée », Le Canard
enchaîné, 9 avril 1997, p. 3.
38 La presse retient surtout Mazarine Pingeot dont Grossouvre était chargé de s’occuper, mais vu la prédilection de
Mitterrand pour les affaires de l’ombre (voir l’attentat de l’Observatoire), Grossouvre avait beaucoup à faire.
39 Interview de Paul Barril par Raphaël Glucksmann.
40 Jean-Dominique Merchet, Rocard : « Le déshonneur de la France au Rwanda », Libération, 9 juillet 1998.
41 F.-X. Verschave [214, p. 54].
42 Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Karachi : les fonds secrets ont bien été mobilisés pour la campagne de M. Balladur
en 1995, Le Monde, 2 janvier 2012.
43 J.O. no 85 du 12 avril 1994 page 5375. Présent aux Conseils restreints du 3 mars 1993, du 15 juin 1994.
1353
37.4. SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE LA DÉFENSE NATIONALE
37.4
Secrétariat général de la Défense nationale
Le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) est rattaché au Premier ministre. Il coordonne
les services français de renseignement. 44
Il dispose d’une direction de l’évaluation et de la documentation stratégiques. 45 Il s’occupe des exportations d’armements. 46
Secrétaire général :
M. Fougier
Général Lerche
37.4.1
Présent au Conseil restreint du 7 avril 1993
Présent au Conseil restreint du 15 juin 1994
Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre
Le régime de contrôle des exportations de matériels de guerre et matériels assimilés est précisé par
l’arrêté du 2 octobre 1992. L’autorité de décision est le Premier ministre, sur avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Présidée par le secrétaire
général de la défense nationale, elle est composée de représentants du ministère des affaires étrangères et
européennes, du ministère de la défense et du ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi.
La CIEEMG exprime ses avis dans le cadre des directives générales approuvées par les autorités
politiques. Elle recourt d’une part à des critères généraux et d’autre part à des directives particulières
dans le cas de situations spécifiques telles que les embargos, les zones en conflit ou en cas d’entraves aux
Droits de l’homme. Les opérations d’exportation de matériels de guerre font l’objet d’un contrôle en deux
phases :
- la première concerne la signature du contrat d’exportation : toute opération de négociation, de vente
effective, de signature de contrat ou d’acceptation de commande est soumise à l’agrément préalable du
Gouvernement français. L’agrément préalable est donné par le secrétaire général de la défense nationale
au nom du Premier ministre ;
- l’exportation physique du matériel ne peut ensuite être faite qu’après délivrance par le directeur
général des douanes d’une autorisation d’exportation de matériels de guerre (AEMG), après avis conforme
du ministère de la défense, du ministère des affaires étrangères et européennes, du ministère de l’économie,
de l’industrie et de l’emploi et du secrétaire général de la défense nationale au nom du Premier ministre.
L’octroi d’un agrément préalable autorisant la signature d’un contrat n’oblige pas les autorités françaises
à délivrer ultérieurement l’autorisation d’exportation du matériel correspondant. 47
En 1994, la CIEEMG est présidée par Michel Ferrier, inspecteur général de l’armement, directeur des
technologies et des transferts sensibles au SGDN de 1987 à 2002. 48
44 Thierry Meyssan, 16/8/2008, http://www.reopen911.info/11-septembre/interview-exclusive-de-thierry-meyssan-par-reopen911/
#more-417.
45 Olivier Tramond, Rwanda, état des lieux 10 mois après la guerre civile, Secrétariat général de la Défense nationale,
Direction de l’évaluation et de la documentation stratégiques, EDS/AD/AFMO, No 0110058, 28 avril 1995, SGDN/EDS/
/1/32/CD.
46 Selon E. Balladur Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 89].
47 Bernard Cazeneuve, Rapport de la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à
Karachi, 12 mai 2010, Tome I, p. 57.
48 Philippe Broussard, Karachi, l’affaire qui fait peur au président, L’Express, 15 mai 2010, p. 28.
1354
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
37.5
Ministre de la Défense
1981 - 1985
1985 - 1986
1986 - 1988
mai 1988 - janvier 1991
janvier 1991 - mars 1993
1993 - 1995
1995 - 1997
2/6/1997 - 6/5/2002
37.5.1
Charles Hernu
Paul Quilès
Charles Millon
Jean-Pierre Chevènement
Pierre Joxe
François Léotard
Charles Millon
Alain Richard
Directeur du cabinet civil et militaire
1992- mars 1993 François Nicoullaud
1993
François Lépine
1998
François Roussely
Membres du cabinet en 1994 :
- Patrice Molle, chef de cabinet. 49
- Colonel Pierre-Louis Dillais, chargé des affaires réservées. 50
- Jean-Christophe Rufin (1994).
- Renaud Donnedieu de Vabres, chargé de mission au cabinet du ministre de la Défense, suit les
dossiers de ventes d’armes, en particulier les contrats Agosta avec le Pakistan et Sawari II avec l’Arabie
saoudite. 51
- Hervé Morin. 52
- Gérard Araud, conseiller diplomatique. 53
37.5.2
Chef du cabinet militaire du ministre de la Défense
- Avril 1989 - avril 1991 : Général Marc-Amédée Monchal.
- Avril 1991 - mai 1994 : Général Jean Rannou. 54
- 24 mai 1994 - 31 août 1995 : Général Philippe Mercier.
Les colonels Rigot et Fruchard, destinataires du protocole d’Arusha de partage du pouvoir, font partie
du cabinet.
37.6
Délégation aux affaires stratégiques
Jean-Claude Mallet, directeur.
37.7
Délégation générale de l’armement
Délégué général : Henri Conze, nommé en mai 1993. 55
F. Arfi, F. Lhomme [26, p. 221].
F. Arfi, F. Lhomme [26, p. 221].
51 Philippe Broussard, Karachi, l’affaire qui fait peur au président, L’Express, 15 mai 2010, p. 22.
52 Assemblée Nationale, No 2514, Rapport d’information en conclusion des travaux de la mission d’information sur les
circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à Karachi Tome I, Rapport, p. 63.
53 Michela Wrong, Rwanda-Les Français se rassemblent à la frontière, Reuter, 23 juin 1994. http://
francegenocidetutsi.org/1994-06-23ReutersFrancaisRassemblesFrontiere.pdf
54 L’armée de l’air et la marine changent de chef d’état-major, Le Monde, 5 mai 1994, p. 14. Le général de corps aérien
Jean Rannou est nommé major général des armées à compter du 15 juin 1994.
55 Bernard Cazeneuve, Rapport de la mission d’information sur les circonstances entourant l’attentat du 8 mai 2002 à
Karachi, 12 mai 2010, Tome I, p. 58.
49
50
1355
37.8. CHEF D’ÉTAT-MAJOR DES ARMÉES
37.8
Chef d’état-major des armées
1er février 1981 - juillet 1985
Août 1985 - novembre 1987
Novembre 1987 - 23 avril 1991
24 avril 1991 - 8 septembre 1995
9 septembre 1995 - 29 avril 1998
9 avril 1998 - 29 octobre 2002
30 octobre 2002 - 3 octobre 2006
4 octobre 2006 - 24 février 2010
25 février 2010 - 14 février 2014
15 février 2014
Général d’armée Jeannou Lacaze
Général d’armée aérienne Jean Saulnier
Général Maurice Schmitt
Amiral Jacques Lanxade
Général d’armée aérienne Jean-Philippe Douin
Général d’armée Jean-Pierre Kelche
Général d’armée Henri Bentégeat
Général d’armée Jean-Louis Georgelin
Amiral Édouard Guillaud
Général d’armée Pierre de Villiers
Chef de cabinet de l’amiral Lanxade : Général Philippe Mansuy 56
Conseiller du chef d’état-major pour les affaires africaines : Colonel Delort 57
Le major général des armées seconde le chef d’état-major :
- jusqu’au 15 juin 1994 : général Jean-Philippe Douin. 58
- après le 15 juin 1994 : général Jean Rannou.
Sous-chef d’état-major des armées, chargé des opérations :
- 1990 : Guillon. 59
- octobre 1992- mai 1994 : général Philippe Mercier. 60
- mai 1994 : général Raymond Germanos.
37.8.1
Centre Opérationnel Interarmées Armées (COIA)
En février 1993, le colonel Michaud commande le Centre Opérationnel des Armées (COA). 61
En 1994, les colonels Cussac et Maurin parlent du Centre Opérationnel Inter Armées (COIA). 62 Il
est situé dans les sous-sols du ministère de la Défense, boulevard Saint-Germain à Paris et dirigé par le
général Dubost. 63 Il est appelé aujourd’hui Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).
37.8.2
Attaché de Défense à Kigali
1970
1986
Août 1988-juillet 1991
Juillet 1991 - avril 1994
Lieutenant-colonel André Salvat (en résidence à Kinshasa)
Colonel R. Taulier
Colonel René Galinié
Colonel Bernard Cussac
L’attaché militaire de Défense au Rwanda est un gendarme depuis que M. Charles Hernu, lui-même
fils de gendarme, avait décidé que quatre postes d’attaché militaire de Défense seraient confiés à des
gendarmes. 64
L’attaché de Défense relève du chef d’état-major des armées. 65
L’attaché de Défense est également chef de la Mission d’assistance militaire au Rwanda (MAM) :
P. Péan [177, p. 208].
P. Péan [177, p. 167].
58 L’armée de l’air et la marine changent de chef d’état-major, Le Monde, 5 mai 1994, p. 14.
59 Le Figaro 1er avril 1998.
60 Cabinet militaire de François Léotard Général Philippe Mercier, Les Echos n° 16651, 25 mai 1994.
61 D. Tauzin [202, p. 64].
62 Compte rendu du colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994, Enquête sur la tragédie
rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350]. http://francegenocidetutsi.org/CussacMaurinCR19avril1994.pdf
63 Général Lafourcade [123, p. 46].
64 Audition de Jean Varret, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 219].
65 Décret No 92-1483 du 31 décembre 1992 relatif à l’organisation de la représentation du ministre chargé des Armées au
sein des missions diplomatiques françaises à l’étranger, art. 4.
56
57
1356
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
La Mission d’assistance militaire (MAM) est constituée de quatre détachements militaires d’assistance technique (DMAT) dont les personnels appartiennent à la Gendarmerie (DMAT/Gendarmerie)
à l’Armée de terre (DMAT/Terre) à l’Armée de l’air (DMAT/Air) et le DAMI.
Ces détachements sont mis à l’entière disposition de l’Armée rwandaise pour emploi. 66
De qui dépend la MAM ? Elle dépend de la Mission militaire de coopération (MMC) au ministère de
la Coopération.
En tant que chef de la MAM, l’attaché de Défense commande le DAMI sauf quand celui-ci passe sous
le commandement du chef de l’opération Noroît. Le colonel Bernard Cussac a précisé devant la Mission
que pour les activités de ce DAMI, il dépendait de l’état-major des armées considérant en conséquence
qu’il intervenait alors en tant qu’attaché de Défense. 67
L’attaché de Défense à l’ambassade de France au Rwanda relève du chef d’état-major des armées mais
il dépend aussi du ministère des affaires étrangères, du ministère de la Défense et du ministère de la
Coopération :
- du ministère des affaires étrangères : tous ses télégrammes (connus de nous) sont contresignés par
l’ambassadeur et le Quai d’Orsay en est destinataire. Mais l’ambassadeur Marlaud déclare que tous les
messages de l’ambassade à destination de Paris sont établis avec l’attaché de Défense. 68 Ce qui semble
tout à fait exceptionnel dans une ambassade.
- du ministère de la Défense : en tant que militaire, gendarme plus précisément, il dépend du ministère
de la Défense
- du ministère de la Coopération : en tant que chef de la MAM (Mission d’Assistance militaire) et du
DAMI, quand celui-ci n’est pas mis sous le commandement du chef de Noroît.
Il n’y a pas de lien hiérarchique entre l’attaché de Défense à Kigali et le chef d’état-major particulier
à l’Élysée qui n’est que conseiller du Président. Mais tous les télégrammes de l’ambassade de Kigali
parviennent à ce dernier et Georges Martres confie dans son audition que le chef d’état-major particulier
est le principal décideur. 69
Cas du télégramme confidentiel défense du colonel Galinié du 13 octobre 1990, qui fait état des actions
militaires de groupes d’autodéfense. 70
Parmi les destinataires on lit :
- SEGEDEFNAT POUR ACTION SEGEDEFNAT/EDS (Secrétariat de la Défense nationale)
MINDEFENSE PARIS (CAB. C25) (Ministère de la Défense)
ARMEES CENTOPS PARIS (Centre des Opérations à l’État-major des armées)
- POUR INFO ARMEES PARIS (CERM. RE 6)
COMELEF BANGUI
SEGEDEFNAT SERVIR MINCOOP MISMIL
(Mission militaire de coopération au Ministère de la Coopération)
Ce télégramme parvient à l’Élysée comme l’atteste la note manuscrite « Signalé à J.-L. Bianco (voir
au verso) ». Il n’est pas indiqué que le ministère des Affaires étrangères en est destinataire.
Adjoint de l’attaché de Défense à Kigali, chargé de conseiller le chef d’état-major des FAR :
/9/1977 - /9/1981
11/10/1990 - 25/11/1990
03/02/1992 - 03/03/1992
24/04/1992 - 14/04/1994
lieutenant-colonel Chappaz
Colonel Gilbert Canovas
Lieutenant-colonel Gilles Chollet
Lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin
De qui dépend l’adjoint de l’attaché de Défense ?
66 Colonel Cussac à Monsieur le Ministre de la Défense nationale à Kigali, 25 juillet 1991, Objet : Réunion des militaires
français en poste au Rwanda. Cf. Monique Mas, Paris-Kigali 1990-1994 [139, p. 55].
67 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 145-146].
68 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 289].
69 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 127].
70 Col. Galinié, Télégramme, Confidentiel défense, Objet : Situation générale le 13 octobre 1990 à 12 heures locales,
Télégramme diplomatique (TD) KIGALI 542. http://francegenocidetutsi.org/GalinieMartres13oct1990.pdf
1357
37.9. DIRECTION DU RENSEIGNEMENT MILITAIRE (DRM)
- Nous n’avons pas de télégrammes signés de lui.
- Il semble sous l’autorité du chef de la MAM. Le général Varret écrit : « Le statut du lieutenantcolonel Maurin adjoint de l’attaché de Défense et non pas conseiller militaire du Président, a dissipé les
craintes du Premier ministre. » 71
Officier chargé de conseiller le chef d’état-major de la Gendarmerie rwandaise : Alain Damy.
37.8.3
Commandement des opérations au Rwanda
Commandant opérationnel (COMOPS) de l’opération Noroît. À partir du 19 octobre 1990, le colonel
Jean-Claude Thomann relève directement du chef d’état-major 72 et non de l’attaché de Défense donc du
ministère des Affaires étrangères. 73
Octobre 1990
21 octobre - 2 décembre 1990
Décembre 1990 - juillet 1991
Juillet 1991 - janvier 1993
8 février 1993 - 21 mars 1993
Avril 1993 - décembre 1993
Colonel
Colonel
Colonel
Colonel
Colonel
Colonel
René Galinié
Jean-Claude Thomann
René Galinié
Bernard Cussac
Dominique Delort
Bernard Cussac
Commandant unique des opérations (Noroît + DAMI) en situation de crise
Juin - novembre 1992
Février-mars 1993
Colonel Jacques Rosier
Colonel Dominique Delort
Commandant de l’opération Amaryllis : Jean-Jacques Maurin puis Henri Poncet
Commandant de l’opération Turquoise : Jean-Claude Lafourcade
37.9
Direction du Renseignement militaire (DRM)
Créée le 16 juin 1992 suite aux défaillances constatées lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, la
DRM chapeaute le deuxième bureau des trois armées, le CERM (Centre d’exploitation du renseignement
militaire), le CIREM (Centre d’interprétation du renseignement électromagnétique), le CFIII (Centre de
formation et d’interprétation interarmées de l’imagerie) et l’EIREL (École interarmées du renseignement
et de l’étude des langues). Elle a son siège à la base aérienne 110 de Creil (Oise).
Le préfet Claude Silberzahn, directeur général de la DGSE, avait préconisé qu’une branche « renseignement militaire » regroupant le CERM et les deuxièmes bureaux. « Le choix qui fut finalement arrêté
par l’autorité politique, à savoir l’autonomisation du renseignement militaire à l’intérieur des armées est
mauvais ». Si sa proposition de nommer Jean Heinrich, le directeur des Opérations de la DGSE à la
tête de la DRM fut suivie, il regrette que le nouvel outil de renseignement n’ait pas été autonomisé par
rapport aux états-majors. 74
Directeur du Renseignement militaire
- Général Jean Heinrich : 1992-1995
- Général Bruno Élie : 23 novembre 1995
- Vice-amiral Yves de Kersauson de Pennendreff : 22 janvier 1998
- Général André Ranson : 31 mai 2001
- Général Michel Masson : 13 mai 2005
71 Le général de division Jean Varret à Monsieur le ministre délégué chargé de la Coopération et du Développement, 27
mai 1992, No 000104/MMC/SP/CD, Confidentiel Défense, Objet : Compte rendu de mission au Rwanda et au Burundi,
p. 3. http://francegenocidetutsi.org/Varret27mai1992.pdf
72 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 125].
73 Que le colonel Thomann relève directement du chef d’état-major des armées semble simplement indiquer qu’un maillon
est sauté dans la chaîne de transmission des instructions. Il ne s’agit pas d’un basculement d’autorité. L’ambassadeur et le
ministère des Affaires étrangères sont hors circuit.
74 Claude Silberzahn, [196, pp. 85-86].
1358
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
- Général Benoît Puga : 2 juillet 2008
- Général Didier Bolelli : 19 mars 2010
Le général Heinrich a dirigé auparavant le Service action et la Direction des opérations de la DGSE.
Jean Heinrich et Jacques Dewatre étaient tous les deux lieutenants au Centre national d’entraînement
commando (CNEC). Jean Heinrich démissionne de la DRM suite à l’affaire Gourmelon (officier qui
protégeait Radovan Karadzic) et à l’affaire Yann Piat. 75 Jean Heinrich est à présent en charge de la
sécurité d’Airbus. Il est président du conseil de surveillance de GEOS, agence privé de gestion des risques
et d’intelligence économique.
Centre d’exploitation du renseignement militaire (CERM)
Il est chargé de centraliser et d’exploiter le renseignement au profit de l’État-major des armées (EMA),
auquel il est directement rattaché.
Commandant du CERM :
1976
37.10
colonel Jacques Laurent
Source : C. Faure, Bref historique des services de
renseignement et de sécurité français contemporains,
Revue historique des armées, 2007, 247, pp. 70-81.
Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
La DGSE est issue de la réorganisation du Service de documentation extérieur et de contre-espionnage
(SDECE) le 2 avril 1982 par Pierre Marion. 76
Directeurs de la DGSE (anciennement SDECE) :
1970 - 1981
17/06/1981 - 12/1982
12/1982 - 20/09/1985
1985 - 12/1987
12/1987 - 03/1989
23/03/1989 - 7/06/1993
07/06/1993 - 19/12/1999
12/1999 - 07/2002
07/2002 - 10/2008
10/2008
10/4/2013 - 2017
2017
Alexandre de Marenches
Pierre Marion
Amiral Lacoste
Général René Imbot
Général François Mermet
Claude Silberzahn
Jacques Dewatre
Jean-Claude Cousseran
Pierre Brochand
Erard Corbin de Mangoux
Bernard Bajolet
Bernard Emié
Directeur de la stratégie :
1993 à septembre 1997 : Guy Azaïs.
1997 - : Bruno Joubert.
La DGSE dépend du ministère de la Défense. Son directeur rend compte directement au président de
la République et soumet à son accord les actions projetées. Lors du sabotage du bateau de Greenpeace
le Rainbow Warrior le 10 juillet 1985, François Mitterrand avait donné son accord à l’opération que lui
avait proposé l’amiral Lacoste le 15 mai 1985. 77
En juin 1993, Jacques Dewatre, ancien préfet, officier du service Action, en charge des opérations
clandestines, ancien chef de cabinet du ministère de la Coopération est nommé à la tête de la DGSE par
le gouvernement Balladur. Il quitte son poste le 19/12/1999. Il a passé plus de sept ans à la tête de la
DGSE avec deux forts appuis dans l’appareil d’État : son beau-frère, l’amiral Lanxade, et son camarade
de promotion, le général Christian Quesnot, qui seront tous deux, successivement, chef de l’état-major
particulier du président François Mitterrand.
75
76
77
F.-X. Verschave [215, p. 299] ; J.-P. Gouteux [95, p. 488].
P. Marion [137, p. 199].
P. Marion [138, p. 237].
1359
37.11. SIRPA
La DGSE est une « direction » composée d’un tiers de militaires (officiers, sous-officiers et militaire
du rang) et de deux tiers de civils. Elle se compose elle-même de plusieurs directions (DO : Direction des
Opérations, DR : Direction du Renseignement, DT : Direction Technique...).
Direction des Opérations de la DGSE :
- Général Jean Heinrich : 1989
- Général Pierre-Jacques Costedoat : 1992
- Général Dominique Champtiaux : 1995
- Général Xavier Bout de Marnach : 1999
- Général Didier Bolelli : 24 novembre 2004 - avril 2008
- Général Christophe Rastouil : 20 juin 2008 - juillet 2012
- Général Éric Bucquet : 20 août 2012
Le Service Action (SA) fait partie de la Direction des Opérations. Il se compose du Centre parachutiste
d’entraînement spécialisé (CPES) à Cercottes, du Centre parachutiste d’instruction spécialisé (CPIS) à
Perpignan, du Centre parachutiste d’entraînement aux opérations maritimes (CPEOM) à Quélern (ancien
Centre d’instruction des nageurs de combat d’Aspretto, l’ensemble étant regroupé sous l’appellation de
Centre d’instruction des réserves parachutistes (CIRP) situé à Noisy-le-sec.
Chef du Service Action de la DGSE :
- colonel Jean-Pol Desgrées du Loû : 1981-1982
- colonel Jean-Claude Lorblanchés : 1982-décembre 1984
- colonel Jean-Claude Lesquer : décembre 1984-1er septembre 1987
- colonel Jean Heinrich : 1er septembre 1987-1989
- colonel Costedoat : 1989-septembre 1991
- colonel Patrice de Loustal : septembre 1991-1996
- colonel Dominique Champtiaux : 1996-juillet 1997
- colonel Pierre-Michel Joana : juillet 1997-octobre 1999
- colonel Bertrand Fleury : octobre 1999-2004
- colonel Christophe Rastouil : 2004-2007
37.11
SIRPA
Service d’informations et de relations publique de l’armée. Il est chargé surtout des relations avec la
presse et les médias à qui il impose sa version des événements en cas de crise.
Le colonel Philippe Charlier, membre du SIRPA, est envoyé en mission au Rwanda en 1993. 78
Fin juin 1994, le chef du SIRPA, le capitaine de vaisseau Olivier d’Authuille et son adjoint le colonel
Philippe Charlier, en conflit avec ce dernier, sont démis. Le colonel Dominique de Corta devient chef du
SIRPA. 79
37.12
DPSD-DRSD
Direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), créée en 1981 à la place de la
Direction de la sécurité militaire (DSM).
La Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) a remplacé par décret du 7
octobre 2016 la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD).
Directeur de la DPSD (Source : http://www.defense.gouv.fr/dpsd/la-dpsd/les-directeurs-successifs/
les-directeurs-successifs) :
1981 - 1982 : Général Michel Jorant.
1982 - 1984 : Général Armand Wautrin.
1985 - 1987 : Général Jean-Louis Deiber.
1987 - 1989 : Général Pierre Devemy.
1989 - 1990 : Général Antonio Jerome.
1990 - 1997 : Général Roland Guillaume.
78
79
P. Péan [177, p. 168].
Le SIRPA décapité, Le Monde, 18 juin 1994, p. 13.
1360
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
1997 - 2000 : Général Claude Ascensi.
2000 - 2002 : Contrôleur général des armées Dominique Conort.
Août 2002 - juin 2005 : Général de Corps d’Armée Michel Barro
Juillet 2005 - 2008 : Général de Corps d’Armée Denis Serpollet
2008 - 2010 : Général de Corps d’Armée Didier Bolelli
2010 - 2012 : Général de Corps Aérien Antoine Creux
1er septembre 2012 - 31 août 2014 : Général de division Jean-Pierre Bosser
1er septembre 2014 - 31 août 2018 : Général de corps d’armée Jean-François Hogard.
1er septembre 2018 : Général de corps d’armée Éric Bucquet
37.13
Commandement des Opérations spéciales (COS)
Le « Commandement des opérations spéciales » (COS) est créé par l’arrêté du 24 juin 1992 du ministre
de la Défense Pierre Joxe. 80 Cet état-major interarmées est placé sous l’autorité directe du chef d’étatmajor des armées. De qui dépend-il en réalité ? Le ministre de la Défense et le Premier ministre sont-ils
consultés sur l’emploi du COS ?
Commandant du COS :
1/8/1992-1/8/1998
1/8/199817/04/2001-5/2004
5/2004-
Général
Général
Général
Général
Maurice Le Page
Jacques Saleun
Henri Poncet
Benoît Puga
En 1994, le colonel Rosier est commandant des opérations du COS.
37.14
Ministre de la Coopération
En 1983, la dénomination exacte est ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures
chargé de la Coopération et du Développement. 81
25 août 1976 - 22 mai 1981
Robert Galley
22 mai 1981 - 8 décembre 1982
Jean-Pierre Cot
8 décembre 1982 - 20 mars 1986
Christian Nucci
20 mars 1986 - 10 mai 1988
Michel Aurillac
10 mai 1988 - 16 mai 1991
Jacques Pelletier
16 mai 1991 - 2 avril 1992
Edwige Avice
2 avril 1992 - 31 mars 1993
Marcel Debarge
1er avril 1993 - 12 novembre 1994 Michel Roussin
12 novembre 1994 - 18 mai 1995
Bernard Debré
18 mai 1995 - 2 juin 1997
Jacques Godfrain
D’avril à août 1994, le ministre de la Coopération a « eu un rôle particulier » et il « l’a joué dans
cette affaire avec beaucoup de précision », comme le souligne François Mitterrand. 82
Directeur de cabinet du ministre de la Coopération :
80 Arrêté du 24 juin 1992 portant création du commandement des opérations spéciales, JORF no 158 du 9 juillet 1992,
page 9193. http://francegenocidetutsi.org/CosArreteDu24Juin1992.pdf
81 Pascal Gendreau, Avenant à l’accord particulier d’assistance militaire du 18 juillet 1975, Quai d’Orsay, 20 avril 1983.
http://francegenocidetutsi.org/AvenantAccordParticulierAssistanceMilitaire20avril1983.pdf
82 François Mitterrand, allocution à la conférence des ambassadeurs, 31 août 1994.
1361
37.14. MINISTRE DE LA COOPÉRATION
Date
01/12/1982 - 31/7/1984
1/04/1993-1994
1994
Dir. de cab.
Pascal Gendreau
Debrat
Pallot
Dov Terah
Antoine Pouillieute
Ministre
Christian Nucci
Pelletier
Michel Roussin
Michel Roussin
Composition du cabinet du ministre de la Coopération, Michel Roussin, en 1994 : 83
Directeur de cabinet : Antoine Pouillieute ;
Directeur de cabinet adjoint : Jean-Marc Simon ; 84
Chef de cabinet : Jean-Jacques Mouline 85 ;
Chef de cabinet (le 5 août 1994) : Georges Dupuis. 86
Conseiller technique pour les affaires budgétaires et le suivi du personnel : François Gauthier ;
Conseiller technique pour les affaires économiques et financières et les affaires multilatérales : Bernard
Zimmerman ;
Conseiller technique pour le développement économique et le suivi des programmes et des projets de
coopération : Pierre Buchaillard ;
Chargée de mission pour les affaires de la circonscription du ministre : Mme Michèle Fromion-Huguet ;
Chargé de mission pour les affaires de défense : Philippe Jehanne ; 87
Chargé de mission pour l’éducation, la recherche, la culture... : Jacques Rigault ;
Chargé de mission pour le développement rural... : Gérard Sivilia ;
Chargé de mission pour les Droits de l’homme... : Philippe Orliange ;
Attachée parlementaire et en intérim, communication et relations presse : Nathalie Briot ;
Directeur de l’administration générale au ministère de la Coopération :
- Jean Nemo ;
- Pierre Bobillo (13 janvier 1995) ;
Chargé des relations avec la SATIF : Patrick Andrieu.
Le ministre de la Coopération est aux ordres de la cellule Afrique de l’Élysée. 88 Michel Roussin semble
plus autonome, 89 mais l’unité de point de vue entre lui et le Président Mitterrand sur le dossier rwandais
semble parfaite.
37.14.1
Mission militaire de coopération (MMC)
Chef de la Mission militaire de coopération :
- Octobre 1990
Octobre 1990 - avril 1993
Avril 1993 - 1995
1995 - 1998
Général
Général
Général
Général
Robert Gastaldi
Jean Varret
Jean-Pierre Huchon
Michel Rigot
83 Composition du Cabinet de M. Michel Roussin, Ministre de la Coopération, Ministère de la Coopération, 20 rue
Monsieur, 75007 Paris. http://francegenocidetutsi.org/RoussinMinCoopCabinet.pdf
84 Jean-Marc Simon reçoit Jérôme Bicamumpaka le 26 avril 1994. Cf. L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 492].
85 M. Mouline a adopté une enfant rwandaise nommée Juliette, sauvée par Annie Faure à l’hôpital de Gahini et amenée
en France dans le cadre de la « Chaîne de l’Espoir », pour y être soignée et non adoptée. Cf. Annie Faure [81, pp. 11-15]
86 Georges Dupuis, Note à l’attention de monsieur Jean Nemo, directeur de l’administration générale. Objet : affaire des pilotes décédés le 6 avril 1994, Min. Coopération, Paris, 5 août 1994. http://francegenocidetutsi.org/
DupuisNemo5aout1994.pdf
87 Philippe Jehanne, ancien membre de la DGSE, va en mission d’évaluation avec le colonel Capodanno au Rwanda du 15
au 17 avril 1993. Il est à la retraite en 1998. Cf. Lettre de Jean Nemo, directeur de l’administration générale au Ministère de
la Coopération à B. Cazeneuve, 7 août 1998 http://francegenocidetutsi.org/SATIFlettreJNemo7aout98.pdf#page=8 ;
Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda 15-17 avril 1993, MMC, No 000046/MMC/SP/CD, Paris, 19 avril
1993. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno19avr1993.pdf
88 Mission de M. Pelletier dans la région des Grands Lacs ; note de J.-C. Mitterrand à l’attention de Monsieur le Président
de la République, 19 octobre 1990 http://francegenocidetutsi.org/JCMitterrand19octobre1990.pdf ; mission de Marcel
Debarge accompagné de Dominique Pin du 28 février 1993. http://francegenocidetutsi.org/Pin26fevrier1993.pdf
89 Nous n’avons pas vu de notes de conseillers élyséens, intimant des ordres à Michel Roussin.
1362
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
M. Bruno (Destinataire du rapport Varret 27 mai 1992, du protocole d’accord sur le partage du
pouvoir 9 janv 1993).
La Mission d’assistance militaire (MAM) à Kigali est en liaison avec le Ministère de la Coopération. 90
Le colonel Philippe Capodanno est l’adjoint du général Varret. 91
Le colonel Dominique Delort se trouve à la Mission militaire de coopération en 1994. 92
L’arrêté interministériel du 10 décembre 1998 a supprimé la Mission militaire de coopération et l’a
remplacé par la direction de la coopération militaire et de défense au ministère des Affaires étrangères.
37.14.2
Mission de coopération civile
Chef de la Mission de coopération civile au Rwanda :
-
1981 - 1984 : Thérèse Pujolle.
: Jean-Claude Brochenin.
Octobre 1987 - octobre 1992 : Patrick Pruvot.
Octobre 1992 - septembre 1994 : Michel Cuingnet.
Chef du bureau du personnel : Denis Genet
Chargée de mission auprès du ministère rwandais de la Justice : Mme Bouvier. 93
Conseiller culturel : Jean Lartigue
Attaché commercial : Jean-Yves Pare. 94
37.15
Ministre des affaires étrangères
1 juin 1958 - 30 mai 1968
30 mai 1968 - 22 juin 1969
22 juin 1969 - 15 mars 1973
15 mars 1973 - 4 avril 1973
4 avril 1973 - 28 mai 1974
28 mai 1974 - 27 août 1976
27 août 1976 - 29 novembre 1978
29 novembre 1978 - 22 mai 1981
22 mai 1981 - 7 décembre 1984
7 décembre 1984 - 20 mars 1986
20 mars 1986 - 12 mai 1988
12 mai 1988 - 29 mars 1993
29 mars 1993 - 18 mai 1995
18 mai 1995 - 4 juin 1997
4 juin 1997 - 7 mai 2002
7 mai 2002 - 31 mars 2004
31 mars 2004 - 2 juin 2005
2 juin 2005 - 18 mai 2007
18 mai 2007
Maurice Couve de Murville
Michel Debré
Maurice Schumann
André Bettencourt
Michel Jobert
Jean Sauvagnargues
Louis de Guiringaud
Jean François-Poncet
Claude Cheysson
Roland Dumas
Jean-Bernard Raimond
Roland Dumas
Alain Juppé 95
Hervé de Charette
Hubert Védrine
Dominique de Villepin
Michel Barnier
Philippe Douste-Blazy
Bernard Kouchner
Directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères
- 1992 : Daniel Bernard
Jean-Claude Lefort, Note no 19, 26 août 1998. http://francegenocidetutsi.org/Lefort20oct1998Note19.pdf
Rapport Capodanno 10 novembre 1992. http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf Conseiller de
Calberson projets depuis octobre 1995, le général Philippe Capodanno intègre la cellule africaine Foccart/Wibaux au 14
rue de l’Elysée le 31 mars 1996. Cf. La lettre du Continent, no 257, 25/04/1996.
92 Lettre de Sébastien Ntahobari à Paul Quilès, 20 novembre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome II, Annexes, pp. 571-572]. http://francegenocidetutsi.org/NtahobariQuiles20nov1998.pdf#page=4
93 Audition de J.-M. Marlaud, 13 mai 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions,
Vol. 1, p. 289].
94 France closes its embassy in Kigali, evacuees arrive in Europe, AFP, 12 Avril 1994.
90
91
1363
37.15. MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
- 1/04/1993-1994 : Dominique Galouzeau de Villepin
Nominations par l’arrêté du 1er avril 1993, JO 6 avril :
- M. Maurice Gourdault-Montagne, Directeur de cabinet adjoint ;
- M. Philippe Martel, chef de cabinet ;
- M. Jean-Pierre Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des affaires étrangères ;
- M. Alain Dejammet, directeur des affaires politiques ;
- M. Larôme, chef de la cellule d’urgence. Gérard Larôme est responsable de la cellule humanitaire de
l’opération «Turquoise». 96
Membres du cabinet :
- Bernard Emié. 97
- Mme Nathalie Loiseau-Ducoulombier, conseillère Afrique. 98
Secrétaire général du Quai d’Orsay :
- 1988 : François Scheer (13-3-1934), démissionne à la suite de l’affaire Habache ;
- 1992 (févr.)- 1993 : Serge Boidevaix (15-8-1928) ;
- 1993 (29-9) : Bertrand Dufourcq (5-7-1933)
Direction de l’information, de la presse et de la communication (DPIC) :
- Porte parole du Quai d’Orsay : Catherine Colonna 99 ; Richard Duqué. 100
- Frédéric Desagneaux
Directeur des Nations Unies et des organisations internationales au ministère des Affaires étrangères :
Jean-Pierre Lafon (sept 1989 - mai 1994).
Hubert Colin de Verdière (mai 1994 - 1995). 101
Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères :
février 1989 - mars 1991
mars 1991 - août 1992
août 1992 - juillet 1996
Michel Lévêque
Paul Dijoud
Jean-Marc Rochereau de la Sablière
Mme Catherine Boivineau, sous-directrice pour l’Afrique orientale à la direction des Affaires africaines
et malgaches. 102
François Rivasseau. 103
M. Jean-Ulrich Cillard. 104
M. Jacques Lapouge. 105
M. Charley Causeret. 106
Cellule de crise interministérielle Rwanda : installée au Quai d’Orsay, cette cellule est dirigée par
Thérèse Pujolle, détachée du ministère de la Coopération. 107
37.15.1
Ambassadeur au Rwanda
- 1/7/1962 - juin 1964 : Jean-Marc Barbey ; 108
- 1/6/1964 - 1967 : Jean Fines ; 109
Les responsables français redoutent une « catastrophe humanitaire », Le Monde, 9 juillet 1994, p. 3
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 438].
98 Ibidem.
99 Le Figaro, 4 juillet 1994, p. 3.
100 L’ambassadeur de France au Rwanda chargé d’une « mission d’évaluation et de contact » [cessez-le-feu et reprise du
dialogue], AFP, 2 mai 1994. http://francegenocidetutsi.org/MarlaudMissionEvaluation2mai1994.pdf
101 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 410].
102 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 413, 472].
103 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 472].
104 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 515].
105 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 420].
106 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 424].
107 Les Orphelins du Rwanda , 24 heures, Canal +, 16 avril 1994.
108 Jean-Marc Barbey est en poste à Bujumbura. Cf. O. Thimonier [205, pp. 30, 42].
109 O. Thimonier [205, p. 42].
96
97
1364
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
- 22 juin 1967 - 1972 : Jean-François Doudinot de la Boissière ; 110
- 3 mai 1972 - 1976 : Robert Picquet ; 111
- 12 octobre 1976 - 1980 : Paul-Henri Manière ; 112
- 11 septembre 1980 - 1983 : Jacques Leclerc ; 113
- 17 novembre 1983 - 1986 : Robert Puissant ;
- 5 décembre 1986 - 11 septembre 1989 : Pierre Bitard ;
- 7 septembre 1989 - mars 1993 : Georges Martres ; 114
- 29 mars 1993 - avril 1994 : Jean-Michel Marlaud ; - 21 février 1995 - décembre 1997 : Jacques
Courbin ;
- 29 janvier 1998 : Jean-Claude Brochenin ;
- 30 août 2000 - 2004 : François Ponge ; 115
- 11 septembre 2004 - 24 novembre 2006 : Dominique Decherf ; 116
- novembre 2006 - novembre 2009 : rupture des relations diplomatiques ;
- 19 janvier 2010 - 2012 : Laurent Contini ;
- 22 novembre 2012 - 2015 : Michel Flesch ;
- 2015 - 2017 : vacance de poste. La direction de l’ambassade est assurée par le chargé d’affaires a.i.,
Xavier Verjus-Renard. 117
- 2020 : le chargé d’affaires est Jérémie Blin.
Premier conseiller : François Barateau. 118
Chargé d’affaires de l’ambassade :
- 1975 : Pierre Delabre (chargé d’affaires) ; 119
- 1994 : William Bunel (12 janv 1994). 120
La correspondance entre l’ambassade et Paris se faisait par télégrammes diplomatiques adressés, non
seulement au Quai d’Orsay, mais aussi au ministère de la Défense et à l’État-major des armées. L’Élysée
en avait copie, comme il en est de règle, selon l’importance des sujets traités. 121
Les télégrammes diplomatiques (TD) sont rédigés ensemble par l’ambassadeur et l’attaché de Défense.
Après son départ de Kigali le 12 avril 1994, l’ambassadeur Marlaud est envoyé dans les pays limitrophes
du Rwanda en vue de négocier un cessez-le-feu.
Pendant l’opération Turquoise :
Ambassadeur
Yannick Gérard
Jacques Warin
37.15.2
Auprès du
GIR
FPR
Ambassadeur au Zaïre
20 juin 1989 - 8 décembre 1992
décembre 1992 - 28 janvier 1993 (assassinat)
28 juillet 1993 - 12 janvier 1996
Henri Rethoré
Philippe Bernard
Jacques Depaigne
Attaché militaire à Kinshasa :
O. Thimonier [205, p. 91].
O. Thimonier [205, p. 116].
112 O. Thimonier [205, p. 119].
113 B. Lugan [131, p. 40].
114 Le Monde, 11 septembre 1989.
115 La Lettre du Continent, no 359.
116 Agence Hirondelle, 22 novembre 2004.
117 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambassade_de_France_au_Rwanda consulté le 20 septembre 2017.
118 4 octobre 1990, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 142]. http://
francegenocidetutsi.org/Barateau4octobre1990.pdf
119 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 85].
120 André Guichaoua le dit premier conseiller. Cf. A. Guichaoua [100, p. 396].
121 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 302].
110
111
1365
37.15. MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Colonel Dominique Bon, attaché militaire à l’ambassade de France à Kinshasa 122
Consul de France à Goma : Jean-Claude Urbano.
37.15.3
Ambassadeur en Ouganda
18 août 1990 - 6 août 1993
janvier 1994 - décembre 1997
37.15.4
Yannick Gérard
François Descoueyte
Ambassadeur au Burundi
1962 - 1966
1966 - 1972
1972 - 1976
1976 - 1979
1979 - 1982
1982 - 1986
1986 - 1989
1989 - 17 février 1993
17 février 1993 - 5 janvier 1995
Attaché militaire en 1994 : Michel
37.15.5
Marc Barbey
Hubert Yver de La Bruchollerie
Henri Bernard
René Moreau
Jean Fèvre
François Rey-Coquais
Robert Rigouzzo
Marcel Causse
Henri Crépin-Leblond
Cabrières.
Ambassadeur en Tanzanie
22 mars 1990 - 10 décembre 1992 Bernard Lodiot
10 décembre 1992 - 4 mai 1995
Georges Rochiccioli
Premier secrétaire de l’Ambassade en Tanzanie :
Jean-Christophe Belliard (avril 1991 - juillet 1994)
37.15.6
Ambassadeur en Belgique
1993 - 1998
37.15.7
Ambassadeur à Washington
1989 - 1995
37.15.8
Jacques Bernière
Jacques Andréani
Représentant permanent de la France à l’ONU
Représentant permanent :
- 1982-1984 : Luc de la Barre de Nanteuil ;
- 1984-1987 : Claude de Kémoularia ;
- 1987-1991 : Pierre-Louis Blanc ;
- mars 1991-août 1995 : Jean-Bernard Mérimée ;
- 1995-2000 : Alain Dejammet ;
- 2000-2002 : Jean-David Levitte ;
- 2002-2007 : Jean-Marc De La Sablière ;
- 2007-2009 : Jean-Maurice Ripert ;
- 2009-2014 : Gérard Araud ;
- 2014 : François Delattre.
Représentant adjoint :
- 1994 : Hervé Ladsous.
122
La lettre du Continent, 16 juin 1994 [175, p. 342].
1366
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
37.15.9
-
Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix de
l’ONU
janvier 1997 - 2000 : Bernard Miyet ;
1er 2000 - 2008 : Jean-Marie Guéhenno ;
30 juin 2008 - 2011 : Alain Le Roy ;
3 octobre 2011 : Hervé Ladsous.
37.16
Ministre de l’Intérieur
1984 - 1986
1986 - 1988
1988 - 1991
1991 - 1992
03/04/1992 - 29/03/1993
1993 - 1995
37.17
Pierre Joxe
Charles Pasqua
Pierre Joxe
Philippe Marchand
Paul Quilès
Charles Pasqua
Ministre du Budget
1994 : Nicolas Sarkozy
Chef du cabinet : Brice Hortefeux
37.17.1
Direction de la surveillance du territoire (DST)
Directeurs :
novembre 1975 - novembre 1982
1982 - 1985
août 1985 - avril 1986
avril 1986 - mai 1990
23 mai 1990 - 5 octobre 1993
6 octobre 1993 - 28 août 1997
37.18
Marcel Chalet
Yves Bonnet
Rémy Pautrat
Bernard Gérard
Jacques Fournet
Philippe Parant
Le processus de prise de décision
Le Président de la République est le principal décideur, à double titre. D’une part, l’Afrique fait partie
de son domaine réservé, les affaires africaines sont traitées par le Ministère de la Coopération et la Cellule
africaine de l’Élysée, d’autre part en tant que chef des armées.
37.18.1
Pour le Rwanda tout transite par le chef d’état-major particulier
L’ambassadeur au Rwanda Georges Martres souligne l’intérêt particulier de l’Élysée pour le Rwanda.
Il précise que toutes les affaires rwandaises passent par le Chef d’état-major particulier.
M. Georges Martres a déclaré s’être rendu compte assez rapidement, dès le début des événements,
qu’il y avait un intérêt particulier de l’Élysée pour ce qui se passait au Rwanda. Il en résultait une
plus grande efficacité dans la prise des décisions au jour le jour. Le Chef d’état-major particulier du
Président de la République jouait le rôle d’élément centralisateur, ce qui avait pour conséquence d’éviter que le processus de décision, en cas de crise, ne s’enlise entre le ministère des Affaires étrangères,
le ministère de la Coopération et divers services du ministère de la Défense. Il en résultait ce que M.
Georges Martres a qualifié de « situation de confort » : M. Georges Martres lui-même a souligné qu’il
avait pris l’habitude, au vu de la façon dont les décisions étaient adoptées, de communiquer tout ce
qu’il faisait à la Présidence de la République. 123
123
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 127].
1367
37.18. LE PROCESSUS DE PRISE DE DÉCISION
37.18.2
Le Conseil restreint
Le Conseil restreint se tient à l’Élysée en général le mercredi, à l’issue du Conseil des ministres. Le plus
souvent appelé « Conseil restreint » c’est en fait le « Conseil de défense restreint ». 124 On a dit que cette
instance serait une invention de François Mitterrand. En fait elle est prévue par l’ordonnance no 59-147
du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense et par le décret no 62-808 du 18 juillet 1962
relatif à l’organisation générale de la défense sous le nom de « comité de défense restreint ». Un « Conseil
supérieur de défense » et un « Comité de défense » sont également prévus. Il a été rebaptisé « Conseil
de défense restreint ». 125 Les décisions en matière de direction militaire de la défense y sont arrêtées. Le
Conseil restreint traite des grands sujets diplomatico-militaires. 126 Il est particulièrement important en
période de cohabitation. Les Conseils de défense et Conseils de défense restreints sont secrets.
Le chef d’état-major des armées en fait partie et le secrétariat en est assuré par l’état-major particulier
du Président de la République. 127 Selon l’audition du général C. Quesnot :
Ce conseil restreint se tenait à l’Élysée le mercredi, en fin de matinée, après le conseil des ministres,
il était présidé par le Président de la République. Assistaient les participants du comité restreint de la
veille, plus le secrétaire général du Gouvernement. 128 Le chef d’état-major des armées y participe. 129
A l’issue de ce conseil, le Président, après s’être informé auprès des ministres et leur avoir posé
un certain nombre de questions ainsi qu’au chef d’état-major des Armées, et après avoir recueilli in
fine l’avis et l’accord du Premier ministre, arrêtait les mesures à mettre en œuvre par les différents
ministres et le chef d’état-major des Armées. 130
Il y a deux comptes rendus de chaque Conseil restreint, un rédigé par l’état-major particulier et un
par Matignon. 131
Ces deux comptes rendus ont un contenu qui diffère souvent. Par exemple, pour le conseil du 13
avril 1994, dans le compte rendu de Matignon, l’amiral Lanxade dit « les massacres interethniques vont
continuer ». Dans celui fait par l’état-major particulier, à la question du Président : « Les massacres
vont s’étendre ? » Lanxade répond : « Ils sont déjà considérables. Mais maintenant ce sont les Tutsis qui
massacreront les Hutus dans Kigali. »
Exemple de composition du Conseil restreint du 15 juin 1994 :
— Balladur
— Léotard
— Juppé
— Roussin
— Présidence de la République
— Védrine
— Quesnot
— Pin
— Cabinet du Premier ministre
— Nicolas Bazire (Dircab)
— Courthieu (Chef du cab. mil.)
— Secrétariat général de la Défense nationale
— Général Lerche sec. gen.
— Ministère des affaires étrangères
124 Il est ainsi désigné par le Général Schmitt, chef d’état-major des armées. Cf. Audition du Général Maurice Schmitt,
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Mission d’information parlementaire [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p.
187].
125 Le terme de conseil étant traditionnellement utilisé pour les instances présidées par le Président de la République et le
terme de comité réservé aux instances interministérielles.
126 Hubert Védrine, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 197].
127 Selon l’article R.1132-2 du code de la défense : « Le secrétaire général de la défense nationale assure le secrétariat des
conseils de défense et des conseils de défense restreints. »
128 Renaud Denoix De Saint Marc. Cf. J.O. no 85 du 12 avril 1994, page 5375.
129 Le chef d’état-major des armées est l’Amiral Lanxade.
130 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. 1, p. 338].
131 Nous disposons de ces deux comptes rendus pour les conseils restreints des 13 avril 1994 et 18 mai
1994.
http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint13avril1994.pdf
http://francegenocidetutsi.org/
ConseilRestreint13avril1994Matignon.pdf
http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint18mai1994EMP.
pdf http://francegenocidetutsi.org/ConseilRestreint18mai1994Matignon.pdf
1368
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
— Dufourcq Sec. gen.
— Ministère de la Défense
— Amiral Lanxade CEMA
— Général Mercier Chef du Cab. mil.
— Secrétariat général du Gouvernement
— Denoix de Saint Marc, Sec. gen.
— Secrétariat
— Colonel Bentégeat
Le Général Maurice Schmitt, chef d’état-major des armées de 1987 à 1991, rappelle comment a été
décidée l’intervention au Rwanda le 4 octobre 1990 :
Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné le 3 octobre 1990 le Président
François Mitterrand, MM. Jean-Pierre Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que
l’amiral Jacques Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient. Le 4 octobre, après une nuit à Abu Dhabi,
l’ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd. C’est
peu avant ce déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance respectivement de l’Élysée et
de l’état-major des armées. Ces messages précisaient que des risques graves d’exactions existaient à
Kigali et que le Président Habyarimana demandait l’intervention de l’armée française. Un Conseil
de défense restreint, très bref, s’est tenu sur l’heure à Riyad, sous la présidence du Président de la
République, à la suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer au plus vite deux compagnies à Kigali,
avec la mission de protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler
l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient.
Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du
ressort du Gouvernement rwandais. Le Général Maurice Schmitt a précisé que ces deux compagnies,
parties de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali et qu’elles avaient été le lendemain renforcées
par des Belges et des Zaïrois 132
Date
4 oct 1990
24 février 1993
3 mars 1993
10 mars 1993
2 avril 1993
7 avril 1993
4 août 1993
13 avril 1994
18
15
22
29
mai 1994
juin 1994
juin 1994
juin 1994
Objet
Op. Noroît
Envoi mission Debarge à Kigali
Recours à l’ONU
Réponse au rapport d’enquête
FIDH
Renforcement des troupes à Kigali
Mission EMA-Coopération à Kigali
Accords d’Arusha, retrait de nos
forces
Suspension MINUAR, accueil famille Habyarimana
Participation MINUAR 2
Op. Turquoise
Op. Turquoise
Op. Turquoise
Source
Audition MIP Gen. Schmitt
Note Delaye (26/2/1993)
Notes H. Védrine
CR
2 CR EMP + Matignon
2 CR EMP + Matignon
CR EMP
CR EMP
CR
CR
CR
CR
EMP
EMP
EMP
EMP
Table 37.1 – Liste de quelques conseils restreints relatifs au Rwanda
37.18.3
Comité restreint à Matignon
Il se tient à Matignon le mardi sous la présidence du Premier ministre. 133
132 Audition du Général Maurice Schmitt, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol.
1, p. 187].
133 Sources : Audition à la Mission d’information parlementaire du général Quesnot, d’Edouard Balladur et du général
Mercier.
1369
37.18. LE PROCESSUS DE PRISE DE DÉCISION
Selon le général Quesnot, le mardi, dans l’après-midi, se tenait à Matignon un comité restreint présidé
par le Premier ministre, auquel participaient :
pour la Présidence de la République,
- le secrétaire général (Védrine),
- le chef de l’état-major particulier (Quesnot) et
- le chef de la cellule africaine (Bruno Delaye) ;
pour Matignon,
- le directeur de cabinet, (Bazire)
- le conseiller diplomatique,
- le chef de cabinet militaire (Général Courthieu) ainsi que
- le secrétaire général de la Défense nationale (Général Lerche) ;
pour les Affaires étrangères,
- le ministre (Juppé) et
- le secrétaire général (Dufourcq) ;
pour la Coopération,
- le ministre (Roussin).
Après un tour de table, le Premier ministre arrêtait la position du gouvernement et les points qu’il
souhaitait voir aborder lors du Conseil restreint du lendemain. 134
Selon Edouard Balladur :
M. Edouard Balladur a tenu à préciser les différentes étapes des procédures de décision en matière
d’intervention militaire extérieure. Il a indiqué que le Président de la République recevait chaque
semaine le Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères et le Ministre de la Défense et, avec
une régularité moindre, le Ministre de la Coopération. Avant les Comités de Défense qui suivaient
pratiquement tous les Conseils des Ministres se tenait, à l’initiative du Premier Ministre, une réunion
des membres du Gouvernement concernés par les affaires militaires et diplomatiques en cours, en
présence de représentants du Président de la République. Cette procédure permettait de faire en
sorte que le Président de la République soit informé des intentions du Gouvernement et de préparer
l’entretien préalable au Conseil des Ministres qu’il avait avec le Président François Mitterrand. 135
37.18.4
Cellule de crise du lundi au Quai d’Orsay
Selon l’audition du général Quesnot, le lundi après-midi se tenait une réunion, généralement en cellule
de crise, au Quai d’Orsay, coprésidée par :
- le directeur du cabinet du ministre (de Villepin)
- et le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères.
Y participaient :
pour la Présidence de la République,
- le chef de l’état-major particulier (Quesnot) ou son adjoint et
- le chef de la cellule africaine (Delaye) ;
pour Matignon,
- le conseiller diplomatique (Bernard de Montferrand), et
- le chef du cabinet militaire ;
pour la Défense,
- le directeur de cabinet du ministre ou son représentant,
- le chef du cabinet militaire (Jean Rannou, d’avril 1991 à mai 1994, puis le général Philippe Mercier
du 24 mai 1994 au 31 août 1995. 136 ) ou son adjoint,
- le chef d’état-major des Armées (Lanxade) ou son sous-chef des opérations (Germanos à partir du
1er mai 1994) ;
pour la Coopération,
- le directeur de cabinet et
- le chef de la mission militaire de coopération (Huchon).
134
135
136
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 338].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 1, p. 105].
Audition du général Mercier. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Vol. I, p. 429].
1370
37. ORGANIGRAMME DE L’EXÉCUTIF FRANÇAIS
Lundi après-midi
Mardi après-midi
Mercredi matin
Mercredi matin
Mercredi matin
Cellule de crise au Quai d’Orsay
Comité restreint à Matignon
Entretien préalable du Premier ministre avec le Président
Conseil des ministres
Conseil restreint
Table 37.2 – Réunions hebdomadaires des responsables de l’exécutif à propos des questions diplomatiques
et de défense
Après un point de situation couvrant tous les aspects internationaux, diplomatiques, militaires et
humanitaires, et un tour de table où chacun donnait des explications complémentaires et exprimait sa
position, une série de propositions couvrant les divers aspects de la situation étaient arrêtées pour être
soumises aux ministres concernés.
En cas d’urgence, cette cellule de crise peut se tenir un autre jour au Quai d’Orsay et dans une
configuration comme indiqué ci-dessus. Dans le compte rendu de celle tenue vendredi 17 juin 1994 pour
préparer Turquoise, le rôle de Dominique de Villepin, chef de cabinet d’Alain Juppé semble prédominant
et après lui, l’amiral Lanxade et Bruno Delaye.
37.18.5
Réunion hebdomadaire à l’Élysée sur les questions africaines
Selon l’audition de Michel Lévêque :
M. Michel Lévêque a ensuite traité des procédures de consultation et de concertation, étroites
et régulières, entre les différentes instances administratives françaises concernées par l’Afrique. Il
a souligné que ces procédures devenaient quasi permanentes en temps de crise et qu’une réunion
hebdomadaire réunissait à l’Élysée, outre la cellule de la présidence de la République pour les questions
africaines, le directeur des affaires africaines et malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la
Coopération, le Chef d’État-major particulier du Président de la République ou son adjoint, un
membre du cabinet du Ministre de la Défense, le directeur de la DGSE ou son adjoint, un membre
du cabinet du Ministre des Finances et un représentant de la direction du Trésor. Au terme de ces
réunions qui permettaient d’évoquer et de débattre des questions d’ordre diplomatique, politique,
économique et militaire liées à la situation des pays africains et à la politique française dans ces
pays, le ou les Ministres concernés ou le Gouvernement dans son ensemble décidaient des mesures à
prendre . En cas de crise, des cellules spéciales étaient mises en place au Quai d’Orsay avec les mêmes
participants. Des réunions spéciales du même genre pouvaient avoir lieu, par ailleurs, à l’Élysée ou
au ministère de la Défense.
37.19
Cas de conflits
Nous avons repéré quelques cas de conflits à l’intérieur de l’exécutif, à propos du Rwanda :
- Conflit en octobre 1990 entre le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense pour la
direction des opérations militaires au Rwanda qui est retirée à l’attaché de Défense et confiée à un
colonel, Jean-Claude Thomann, dépendant directement du chef d’état-major des armées. 137
- Conflit Juppé - Roussin en 1994 : Dominique de Villepin, directeur de cabinet du ministre des Affaires
étrangères, Alain Juppé, reproche le 11 avril 1994 à Michel Roussin de « prendre à son compte la communication gouvernementale au sujet de l’opération menée au Rwanda, en l’absence d’Alain Juppé. » 138
- Philippe Baudillon, conseiller diplomatique du Premier ministre, déclare aux représentants du FPR
(J. Bihozagara) que la politique française au Rwanda a changé. François Mitterrand juge son intervention
inadmissible. 139
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, pp. 124–125].
Note de Dominique Pin à l’attention de Monsieur le secrétaire général, Objet : Rwanda, 11 avril 1994. http://
francegenocidetutsi.org/Pin11avril1994.pdf
139 Note de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur le Président de la République. Objet : Rwanda - Entretien à Paris
avec des représentants du FPR, 22 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/Delaye22juin1994.pdf
137
138
1371
37.20. CONTRÔLE EXERCÉ PAR L’ASSEMBLÉE NATIONALE
- Le 23 juin 1994 dans une note manuscrite à Mitterrand, Hubert Védrine juge inopportun que le général Quesnot accompagne François Léotard au Rwanda : « Les journalistes connaissent trop ses positions
très anti FPR ! ! Il a d’ailleurs été nommément pris à partie par un communiqué du FPR ». Mitterrand
répond en annotant de sa main : « Je ne crois pas qu’il soit utile qu’il accompagne le ministre ». 140
- En 1994, François Léotard, ministre de la Défense, aurait fait mettre sur écoute, par une officine
privée, la ligne téléphonique de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, ainsi que celles de son
conseiller Afrique, celles des chefs d’état-major des trois armées et d’anciens responsables du SIRPA.
Ces comptes rendus d’écoute sont tombés aux mains du préfet et ancien gendarme, Christian Prouteau,
à l’Élysée. Lors de la perquisition dans le garage où celui-ci avait entreposé ses archives, des policiers
ont saisi, sous le nez du juge d’instruction Charpier, des documents « secret défense » dont ces comptes
rendus d’écoute. 141 L’amiral Lanxade « faisait tourner la boutique » au ministère, selon le Canard, qui
souligne que Lanxade était invité par Balladur à prendre la parole « tous les mardi soir à Matignon, lors
du Conseil restreint » 142 et que Jacques Dewatre, le patron de la DGSE, est le beau-frère de Lanxade.
Ces informations confirmeraient que des circuits de décision échappaient au ministre de la Défense.
37.20
Contrôle exercé par l’Assemblée Nationale
Il est quasi nul. Les questions de politique étrangère sont évoquées accessoirement lors de la discussion
du budget. Elles sont évoquées lors de la séance de questions au gouvernement à l’Assemblée Nationale le
mercredi après-midi. Les députés ont une possibilité de contrôle a posteriori en formant une commission
d’enquête parlementaire. Pour le Rwanda, ils ont formé en 1998 une Mission d’information aux pouvoirs
moindres.
Le contrôle du Sénat est a fortiori aussi nul.
140 Hubert Védrine à Monsieur le Président, 23 juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/Vedrine23juin1994.pdf Un
télégramme de François Léotard est joint.
141 B.R., Le chef de la Grande Muette victime des Grandes Oreilles, Le Canard enchaîné, 8 mars 1995, p. 3 http:
//francegenocidetutsi.org/ChefGrandeMuetteVictimeCanard8mars1995.pdf ; Jérôme Canard, La DST a fait un tri très
politique dans les petits papiers de la « cellule de l’Élysée », Le Canard enchaîné, 9 avril 1997 http://francegenocidetutsi.
org/DSTpapiersCelluleElyseeCanard9avril1997.jpg . Voir aussi Le Point et la lettre confidentielle « TTU » de mars 1994.
142 Il s’agit du Comité restreint voir tableau 37.2 page 1371.
1372
Chapitre 38
Les unités militaires françaises
engagées au Rwanda
38.1
L’opération Noroît
38.1.1
Unités engagées
Voici un relevé des unités envoyées au Rwanda durant l’opération Noroît :
— 4 octobre 1990 : Envoi depuis Bouar en Centrafrique d’éléments précurseurs du 3e RPIMa et du
2e REP. Ils sont relevés quelques jours plus tard par un dispositif opérationnel renforcé. 1
— 80 légionnaires du 2e REP, basés à Bangui, arrivent le 4 octobre 1990. Arrivent ensuite, le 5
octobre, 150 paras du 3e RPIMa venant d’Abéché au Tchad (en transitant par Bangui), sous les
ordres du capitaine Guy Rochet. 2
— L’élément du 2e REP est constitué de 135 légionnaires de la 4e compagnie commandés par le
capitaine Anthonius Streichenberger. Ils n’ont, selon ce dernier, qu’un armement léger sans missiles
Milan ni mortiers. La 3e section est commandée par le lieutenant Vidal. 3
— Paris envoie deux compagnies et un EMT (état-major tactique). La moitié de ces troupes appartient
au 3e RPIMa et au 2e REP venant de Centrafrique. Elles sont équipés de missiles antichar Milan,
de mortiers et de mitrailleuses 12.2. 4
— Envoi d’une 2e compagnie de 150 hommes. 5
— Vers le 19 octobre, le détachement Noroît sous le commandement du colonel Jean-Claude Thomann était composé d’un état-major tactique de 40 personnes et de deux compagnies – 1re et 3e
compagnies du 8e RPIMa – de chacune 137 personnes, soit un effectif total de 314. La 3e compagnie était chargée d’intervenir en ville, la 1re dite compagnie extérieure avait la responsabilité de
la protection de l’aéroport. Le PC du détachement Noroît était installé à l’hôtel Méridien. 6
— 15 décembre 1990 : Une compagnie part. 7
— 12 et 15 mars 1991 : Relève du détachement Noroît du 8e RPIMa par le 2e REP. 8
— Juillet 1991 : Relève du détachement Noroît par le 3e et 6e RPIMa.
— 5 novembre 1991 : Relève du détachement Noroît formé d’éléments des 3e et 6e RPIMa par le 2e
REP. 9
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 124].
Thierry Charlier, Guerre au pays des mille collines, Raids No 56, janvier 1991, p. 31. http://francegenocidetutsi.
org/raids56janv1991.pdf#page=2
3 B. Lugan [131, p. 55-57].
4 M. Mas [139, p. 41].
5 Audition de Jean-Christophe Mitterrand, 22 avril 1998, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III,
Auditions, Vol. 1, p. 133].
6 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 125].
7 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 129].
8 Colonel Galinié au ministère de la Défense nationale à Kigali, no 190/2, 4 mars 1991. Objet : Relève des éléments du
8e RPIMa
9 Le colonel Cussac au ministre de la Défense nationale à Kigali, Proposition de récompenses, Kigali, 1er octobre 1991,
1
2
1373
38.1. L’OPÉRATION NOROÎT
— 6-7 juin 1992 : Envoi d’une 2e compagnie de renfort. 10
— Juin 1992 - février 1993 : Les deux compagnies Noroît restent au Rwanda. 11
— Juin 1992 Le lieutenant Michel Goya commande une section d’une compagnie du 21e RIMa de juin
à août 1992. Dans la région de Byumba il commande une batterie franco-rwandaise. 12
— 9 février 1993 : Envoi d’éléments de la 4e compagnie du 21e RIMa. 13
— 20 février 1993 : La 2e compagnie du 8e RPIMa commandée par le capitaine Toussaint interdit
deux axes majeurs menant à Kigali du 20 février au 13 mai. Une section est commandée par le
lieutenant Thierry Chigot. 14
— 22 février 1993 : Envoi de 20 officiers et spécialistes du 1er RPIMa commandés par le colonel Didier
Tauzin.
— 2 mars 1993 : Présence de la section de mortiers lourds du 68e Régiment d’artillerie (SML 2/68e
RA). 15
— 17 mars 1993 : Une partie du renfort EMT-EFAO arrivé le 9 février repart pour Bangui. 16
— 19 mars 1993 : Une partie de la 4e compagnie du 21e RIMa, présente elle aussi depuis le 9 février,
repart également à Bangui. 17
— 20 mars 1993 : Deux autres sections de cette même compagnie s’en vont. 18
— Après le 21 mars 1993 : Le dispositif Noroît, ramené à deux compagnies, est alors placé à Kigali.
— 28 mars 1993 : Retrait du détachement Chimère. 19
— Juin - septembre 1993 : Les effectifs du DAMI Panda sont portés à environ 80 personnes. 20
21
Les 2e, 3e, 6e, 8e RPIMa, le 2e REP sont des régiments de la 11e Division Parachutiste.
Le 8e RPIMa, commandé par le colonel Jean-Claude Thomann, arrive le 17 octobre 1990. Il est
composé de : 22
La 1re compagnie, commandée par le capitaine Charlès, tient l’aéroport. Cette compagnie repart fin
décembre. La 3e compagnie, commandée par le capitaine Didier L’Hôte, doit tenir l’ambassade de France,
le centre culturel et l’école française. En font partie les adjudants Luciani, Luc Damour, Céleste, Serge
Gabert. Luc Damour, originaire de la Réunion, décède d’un accident cardiaque le 1er juillet 1992. Autres
membres : caporal Sprimont
La 3e compagnie sous les ordres du chef de bataillon Patrice Caille va à Ruhengeri le 23 janvier 1991. 23
Fin 1992, début 1993, une partie de la section du 21e RIMa, basé à Fréjus, est chargée de garder
l’aéroport de Kigali. Le lieutenant-colonel Boré est no 2 du 21e RIMa. Le capitaine Filipi est adjoint du
chef de corps. 24
38.1.2
Commandement de l’opération Noroît
Octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990 Le colonel René Galinié, 25 attaché de Défense et chef de la Mission d’assistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet 1991), est commandant de l’opération Noroît.
Novembre 1990 Le colonel Jean-Claude Thomann est nommé commandant de Noroît.
No 739/2/MAM/RWA.
10 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 154].
11 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 154].
12 https://twitter.com/Michel_Goya/status/1169326105674899457?s=09, consulté le 4 septembre 2019.
13 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 156].
14 F. Pons [171, pp. 263-264].
15 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 166].
16 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 159].
17 Ibidem.
18 Ibidem.
19 Ibidem, p. 160
20 Ibidem.
21 Emission La Marche du siècle, 21 septembre 1994.
22 Frédéric Pons [171, pp. 218, 227-231].
23 Il participe avec le commandant Refalo et le capitaine Pedro Rodriguez à une réunion présidée par le colonel Serubuga, le 30 octobre 1990, où il est question de l’interrogatoire d’un prisonnier du FPR. Cf. Document secret EM AR G3,
no 069/G3.9.2.0, Kigali, 1er novembre 1990, Rapport Mucyo [65, p. 109].
24 P. Péan [177, p. 207, 208].
25 Le lieutenant-colonel René Galinié avait été capitaine des troupes de marine avant d’être gendarme.
1374
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
Juillet 1991- décembre 1993, hormis février et mars 1993 Le colonel Bernard Cussac est commandant de l’opération Noroît.
Juin à novembre 1992 6 mois durant, de juin à novembre 1992, l’ensemble du dispositif rwandais
est placé sous l’autorité unique du colonel Jacques Rosier. 26
Février - mars 1993 Le colonel Dominique Delort 27 est chef de l’opération Noroît et du DAMI qui
n’est plus sous l’autorité du général Varret. 28
8 février 1993 - 21 mars 1993 Le colonel Philippe Tracqui commande le détachement Noroît. 29
- 14 décembre 1993 Le lieutenant-colonel Beny commande le dernier détachement Noroît. 30
38.1.3
Le DAMI Panda
Le DAMI Panda est formé d’officiers, sous-officiers et spécialistes issus du 1er RPIMa. 31 et du 17e
RGP. 32
Commandants du DAMI Panda :
- Mars 1991 - février 1992 : Lieutenant-colonel Gilles Chollet ;
- 3 mars 1992 - août 1992 : Lieutenant-colonel Jean-Louis Nabias ;
- Juin - novembre 1992 : Colonel J. Rosier
- 23 décembre 1992 - 18 mai 1993 : Lieutenant-colonel Étienne Joubert ;
- Février-mars 1993 : Colonel Dominique Delort.
Le général Jean Varret dit qu’en tant que chef de la MMC, il a autorité sur le DAMI, jusqu’à la
nomination du colonel Delort en février-mars 1993.
Le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé cette situation en indiquant que le DAMI était
placé sous la double autorité de l’état-major des armées et de la Mission militaire de coopération. En
temps normal, le DAMI relevait d’abord de l’autorité de la Mission militaire de coopération. En temps de
crise, la réglementation permettait « d’engerber » tous les éléments sous une seule autorité. 33 Le général
Huchon affirme que le DAMI ne dépendait pas de la MMC mais de Noroît. 34
Le général Varret dit que le commandement du DAMI lui a été retiré :
Le Général Jean Varret a répondu que ses autorités l’avaient informé qu’il n’avait plus d’ordres à
donner au DAMI. Le Président Paul Quilès a souligné que cette période, qui fait suite à l’offensive
du FPR de février 1993, fut somme toute assez brève et qu’on est revenu rapidement à une situation
plus classique dès lors que le Colonel Cussac a eu autorité sur le DAMI et les AMT. Le Président
Paul Quilès a demandé au Général s’il était encore présent à ce moment. Le Général Jean Varret a
expliqué qu’après qu’il eut donné des instructions au DAMI, on lui avait indiqué que ses instructions
n’étaient pas les bonnes et que le commandement des DAMI lui avait été retiré. Le Président Paul
Quilès a souhaité savoir qui se cachait sous ce « on ». Le Général Jean Varret a répondu que ce « on
» signifiait son Ministre, 35 par le truchement de personnes dont il ne se souvient plus. 36
26 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 146] ; Patrick de Saint-Exupéry, l’Inavouable [188,
p. 250].
27 Le colonel Delort est conseiller aux affaires africaines de l’amiral Lanxade. Cf. B. Lugan [131, p. 126]. En 1992 il est
aux négociations d’Arusha. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 215]. Il est adjoint
du général Huchon à la Mission militaire de coopération en 1994. Cf. Lettre du colonel Ntahobari, ibidem.
28 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 146].
29 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 175].
30 Colonel Henri Poncet, « Compte rendu de l’opération AMARYLLIS », Carcassonne, 27 avril 1994, No 018 /3e
RPIMa/EM/CD, 1re Partie. Les enseignements. Emission La Marche du siècle, 21 septembre 1994.
31 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 146].
32 Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda, 3-6 novembre 1992, MMC No 000196/MMC/SP/CD, Paris
le 10 novembre 1992, page 8. MMC : Mission militaire de coopération.
33 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 145].
34 Ibidem, p. 146.
35 Le Ministre de la coopération était Marcel Debarge.
36 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Auditions, Vol. 1, p. 221].
1375
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Les camps où exercent le DAMI : Le DAMI forme des recrues dans deux centres d’entraînement de
Bigogwe près de Mukamira et de Gabiro. 37
Les camps où exercent les militaires français :
- instruction au camp de Gako 38
Formation dispensée :
- au combat de nuit 39
- tir et saut en parachute 40
38.1.4
L’opération Chimère-Birunga
Du 22 février au 28 mars 1993, au cours de cette opération de sauvetage des FAR, le front Nord est
divisé en trois zones opérationnelles confiées chacune à un officier français : 41
— Secteur Ruhengeri : Lieutenant-colonel Gilles Chollet.
— Secteur Rulindo : Lieutenant-colonel Étienne Joubert.
— Secteur Byumba : Lieutenant-colonel Marcel Gegou.
Autres officiers de Noroît :
— Le lieutenant-colonel Baré négocie avec le FPR le 10 février 1993 un cessez-le-feu local permettant
l’opération de récupération des ressortissants de Ruhengeri. 42
38.1.5
Conseiller du président Habyarimana
— Lieutenant-colonel Gilles Chollet, 5 février 1992.
— Colonel Didier Thibaut : « Cet officier supérieur [le colonel Didier Thibaut] a travaillé jadis pour
la DGSE et a même servi comme conseiller militaire auprès de Juvénal Habyarimana ». 43
38.2
Les coopérants militaires
Quels sont les militaires français qui étaient présents au Rwanda en 1994 avant le génocide ? Pour
répondre à cette question difficile, nous essayons d’abord d’établir la liste des militaires français présents
au titre de la coopération depuis 1990. Nous distinguons ces militaires en quatre catégories :
— Les coopérants militaires français au Rwanda sont appelés assistants militaires techniques (AMT).
Ils dépendent du Ministère de la Coopération et sont sous les ordres de l’attaché militaire et chef
de la Mission d’assistance militaire (MAM). Ils portent l’uniforme de la gendarmerie rwandaise
mais cela ne signifie pas qu’ils étaient gendarmes en France ni qu’ils sont affectés à la Gendarmerie
rwandaise.
— Les militaires du DAMI (Détachement d’assistance militaire et d’instruction). Ils sont moins payés
que les AMT. Ils font de l’instruction auprès de l’armée rwandaise, de la gendarmerie et de la garde
présidentielle. Ils ont été engagés en 1992 et 1993 directement sur le champ de bataille contre le
FPR, notamment dans l’artillerie et le pilotage des hélicoptères. Les observateurs extérieurs, tels
les membres de la MINUAR, ont tendance à confondre les AMT avec le DAMI. Cette confusion
est tout à fait justifiée. En effet, l’avenant du 26 août 1992 à l’accord d’assistance militaire de 1975
permet de faire passer des militaires français pour des coopérants. En août 1992, il est envisagé
de donner le statut de coopérant à 45 membres du DAMI pour contourner les Accords d’Arusha
qui stipulent le retrait des troupes françaises. 44 Nous avons toutes les raisons de penser qu’il en a
été ainsi.
— Les militaires détachés en coopération sur des projets civils.
37
38
39
40
41
42
43
44
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 144].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 153].
Ibidem,p. 144.
Ibidem,p. 153.
B. Lugan [131, p. 124].
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport p. 155].
Jacques Isnard, Des bonbons et des fusils, Le Monde, 10 juillet 1994, p. 5.
Voir la lettre du 6 août 1992 de François Nicoullaud section 2.1.4 page 69.
1376
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
— Les autres : Ce sont soit des militaires en fonction au Burundi que l’on retrouve au Rwanda, soit
des militaires de Noroît revenus en « vacances », soit d’éventuels membres de la DGSE.
38.2.1
Les sources d’information
Nos principales sources d’informations sont :
Liste des officiers de la gendarmerie rwandaise La liste des officiers et élèves officiers de la gendarmerie rwandaise arrêtée au 15 février 1993 45 fournit une liste de 14 coopérants militaires français présentés dans le tableau 38.1 page 1377. Nous désignons dans la suite cette liste par « Officiers
GDR 15/2/1993 ».
LES COOPERANTS
Lt Col DAMY Francis : Chef du DMAT et Conseiller du Chef EM Gd N
Lt Col ROBARDAY Michel : Conseiller technique en Police Judiciaire
CRCD
Maj CORRIERE
AC SALVY
Gd NICOLAS
Maréchal des logis
: Conseiller Technique
: Technicien
: "
chef WARENBURG : Technicien
GP SV TECH
AC JACY Charles : Conseiller Technique
CAMP JALI
AC PETIT
: Assistant Technique
Adj LAVEDAN
: "
Maréchal des logis BERTHIER: "
EGENA
Maj FABRIES
AC CARRIZO
AC VILLAN Jean Claude
Appl GUERIN Marc
:
:
:
:
Conseiller
"
"
"
Technique
"
"
"
Table 38.1 – Les 14 militaires français dans la gendarmerie rwandaise. Source : Ordre de bataille Offrs
et El Offrs arrêté au 15 février 1993 GdN
Liste des officiers des FAR au 1er janvier 1993 Le document « Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 janvier 1993 » donne des noms d’assistants militaires techniques. 46
Liste des officiers des FAR au 1er mars 1994 La liste des officiers des FAR arrêtée au 1er mars
1994 47 fournit les noms de 12 militaires français intégrés dans l’armée rwandaise. Ils sont présentés
dans le tableau 38.2 page 1378. Nous désignons dans la suite cette liste par « Officiers FAR
1/3/1994 ».
Ordre de bataille Offrs et El Offrs arrêté au 15 février 1993 GdN
FAR, Etat-major, G1, Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 janvier 1993. http://francegenocidetutsi.
org/SituationOfficiersFAR1erJanvier1993.pdf
47 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994,
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994.
45
46
1377
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Cie TRANS
Cie TR
Assistants Techniciens FRANCAIS DIDOT
AC
BN RECCE
Assistants Techniciens FRANCAIS
DEGOUVELLO
Maj
TEURA Salomora Jacques
AC
DUCOURTIOUX André Jean-François AC
ESCADRILLE D’AVIATION
Assistants Techniciens FRANCAIS
Pilote Instructeur Avi
LACOSTE Jean Michel
Pilote Instructeur Heli
VUILLEMIN Marc
Mécanicien navigant
BOITEL Alain
Mécanicien Contrôleur
LEVILAIN Christian
Mécanicien Equipement + Radio -
Capt
Lt Col
AC
Adj Pr
-
BN PARA CDO
Assistants Techniciens FRANCAIS : DE SAINT QUENTIN
JANNE J. Michel
BACH René
DE PINNO
Major
AC
AC
AC
Table 38.2 – Les 12 militaires français intégrés dans les FAR comme assistants techniciens dans les FAR
en mars 1994. Sources : République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise,
État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars
1994
Le compte rendu des attachés de Défense Il est publié dans les annexes du rapport de la Mission d’information parlementaire. 48 Il fournit des noms et quelques informations sur les militaires
français en poste au Rwanda en avril 1994.
Position des AMT le 6 avril 1994 au soir Ce texte publié dans les annexes du rapport de la
Mission d’information parlementaire 49 signale 25 assistants techniques, fournit leur localisation et
précise deux noms, le chef de bataillon De Saint-Quentin et le chef d’escadron Chamot.
Schéma MAM de diffusion de l’alerte et du renseignement Le schéma MAM de diffusion de
l’alerte et du renseignement 50 est une annexe du compte rendu des attachés de Défense. Il comporte
24 noms présentés dans le tableau 38.3 page 1379. Nous désignons plus loin cette liste par « Schéma
48 Mission d’assistance militaire à Kigali, Compte rendu du Colonel CUSSAC et lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19
avril 1994, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 350].
49 Fiche du ministère de la Défense, 7 juillet 1998, No 543/DEF/EMA/ESG, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994
[180, Tome II, Annexes, pp. 268-269]. http://francegenocidetutsi.org/FicheMinDef7juillet1998.pdf
50 Schéma MAM de diffusion de l’alerte et du renseignement, annexe non publiée par la Mission d’information parlementaire au Compte rendu du Colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994. Voir figure 8.1
page 508.
1378
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
MAM ». Dans ce schéma, les flèches n’indiquent pas nécessairement une relation hiérarchique.
Les numéros de téléphone peuvent apporter une information. Ainsi, nous observons que De SaintQuentin, Gratade, De Pinho, Bach et Janne sont joignables à des postes différents au même numéro
84.505, qui est vraisemblablement celui du camp militaire de Kanombe. Maïer est au 82.777 poste
1115 alors que Didot est au 83.850 donc ils ne travaillent pas au même endroit.
Cussac
Fabries
Chamot
Maurin
Damy
Cotteaux
Vuillemin
Lacoste Jean-Michel
Forgues
Didot Alain
Groult Gino
De Saint Quentin
De Gouvello
Guillou
Boitel
Maïer
Bot
Gratade
De Pinho
Bach
Janne
Ducourtioux
Teura
Levillain
lieutenant-colonel
Major
Chef d’escadron (CEN)
lieutenant-colonel
lieutenant-colonel
Maréchal des Logis
lieutenant-colonel
Capitaine (CNE)
Chef d’escadron
Adjudant-Chef
Chef d’escadron
Capitaine (CNE)
Chef de bataillon (CBA)
Adjudant
Major
Adjudant-Chef
Adjudant-Chef
Adjudant-Chef
Adjudant
Adjudant-Chef
Maréchal des Logis
Adjudant-Chef
Adjudant-Chef
Adjudant-Chef
Table 38.3 – Les 24 militaires cités dans le schéma MAM de diffusion de l’alerte et du renseignement
Position des AMT le 6 avril 1994 au soir Les sources d’information sont pour l’essentiel les Annexes du rapport de la Mission d’information parlementaire pp. 269, 350. Une fiche du ministère
de la Défense du 7 juillet 1998 donnant des précisions sur les missiles SA 16 donne également des
indications sur la position des assistants militaires techniques (AMT) le 6 avril 1994 au soir. 51
Elle indique qu’il y a 24 AMT à Kigali dont 5 à Kanombe. Elle parle de ces militaire à Kanombe,
un officier et quatre sous-officiers. Elle parle des deux gendarmes logés à proximité du CND. Probablement Didot et Maïer. Elle cite le chef d’escadron Chamot, qui paraît être le responsable du
réseau de diffusion de l’alerte.
38.2.2
Liste des coopérants militaires
Les notes qui suivent sont établies à partir de différents documents. Elles comportent un certain flou
et des contradictions. Nous précisons la source à chaque fois. Nous avons recours au Journal Officiel pour
vérifier l’identité des militaires, leur grade et leur affectation.
Bach René Adjudant-Chef. Assistant technicien auprès du bataillon paras-commando. Sources :
MIP, Annexes, p. 350 ; Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994.
Berthier (mar. des logis) Maréchal des logis, assistant technique au camp Jali. Sources : Officiers
GDR 15/2/1993.
51 État-major des armées, Fiche No 543/DEF/EMA/ESG, 7 juillet 1998. Objet : Réponses aux demandes de la mission
d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 267-270].
1379
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Boitel Alain Adjudant-Chef. Mécanicien navigant. Sources : Schéma MAM, Ordonnance Bruguière
p. 49 ; Officiers FAR 1/1/1993 ; Officiers FAR 1/3/1994.
Bot Adjudant-chef. Sources : Schéma MAM.
Brosse Maréchal des logis chef. Est affecté au DAMI garde présidentielle. Il quitte le 1er mai 1992. 52
Caillaud Michel Capitaine de gendarmerie. Il est en poste à Ruhengeri en octobre 1990 53 où il est
conseiller à l’EGENA et pratique la torture avec le lt-col. Jean-Marie Vianney Nzapfakumunsi. 54
Il est promu au grade de lieutenant-colonel de gendarmerie le 13 décembre 1996. 55 Le lieutenantcolonel de gendarmerie Michel Caillaud, 28 ans de services, est promu chevalier de la Légion
d’honneur le 8 juillet 1998. 56
Canovas Gilbert Lieutenant-colonel, il est adjoint opérationnel du chef de MAM d’octobre à novembre 1990. 57 Début 1991, il commande la cellule « évaluation - propositions ». 58 Évariste
Murenzi, à l’époque capitaine de la garde présidentielle, déclare à la commission Mucyo l’avoir vu
au camp de Mugunga près de Goma en juillet 1994 avec le colonel Bizimungu, chef d’état-major
des FAR. 59 Gilbert Canovas serait décédé. 60
Carrizo Francis Adjudant-chef, conseiller technique à l’EGENA. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Cascales Jacques Capitaine, instructeur du bataillon parachutiste, quitte le Rwanda le 20 juin 1989
après un séjour de deux années. 61
Cavey Denis Capitaine des troupes de marine. Présent au Rwanda en 1990. Demande à Anatole
Nsengiyumva (G2 FAR) de réunir des preuves que l’agression contre le Rwanda est appuyée par
l’Ouganda et n’est pas qu’une agression de réfugiés qui veulent rentrer dans leurs pays par la
force. 62 Curriculum : Promu commandant le 13 décembre 1996, J.O. no 298 du 22 décembre 1996
page 19000.
Chamot Dominique Chef d’escadron des troupes de marine, présent en avril 1994. Il est le chef
du Bureau ce coopération militaire (B.C.M.). 63 Dans la nuit du 6 au 7 avril, il paraît être le
responsable du réseau de diffusion de l’alerte. 64 Lors de Turquoise, le commandant Chamot, AMT,
est sous les ordres du lieutenant-colonel Hogard lors de Turquoise. 65 Sources : MIP, Annexes,
p. 350 ; Schéma MAM.
Curriculum de Chamot Dominique, Charles, André : commandant (1er juillet 1991), chef d’escadron
(1994), chevalier de l’Ordre national du Mérite (2 décembre 1994), lieutenant-colonel des troupes
de marine, 26 ans de services, cité ; chevalier de la Légion d’honneur (8 juillet 1998 J.O. Numéro
157 du 9 Juillet 1998), officier de l’Ordre national du Mérite (4 mai 2004).
Cholley Maurice Adjudant chef, mécanicien contrôleur. Sources : Officiers FAR 1/1/1993.
Claus Adjudant, mécanicien moteur cellule propulsion avion, arrivé le 12/08/1988. Il remet en œuvre
les AML 60 et 90 du bataillon Recce en octobre 1990. 66
52 Le lieutenant-colonel Damy, chef par intérim de la Mission d’assistance militaire à Monsieur le ministre de la Défense
à Kigali, Kigali, le 14 septembre 1992, No 808/2/MAM/RWA.
53 Vénuste Kayimahe [114, p. 88].
54 Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 52, 110].
55 J.O. no 298 du 22 décembre 1996 page 19000 NOR : DEFM9602191S.
56 J.O. no 157 du 9 juillet 1998 page 10491, NOR : DEFM9801525D.
57 Général Varret, Compte rendu de mission au Burundi et au Rwanda, 27 mai 1992, no 000104/MMC/SP/CD, Annexe,
“Principales actions de la MAM au profit des FAR depuis octobre 1990”.
58 René Galinié au lieutenant-colonel Ruelle, chef du D.M.A.T. Gendarmerie. Objet : Précisions concernant vos missions,
no 147/2/MAM/RWA, 18 février 1991. http://francegenocidetutsi.org/GalinieRuelle18fevrier1991.pdf
59 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 292].
60 G. Périès, D. Servenay [179, p. 187].
61 Ambassade de France à Kigali, Lettre au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, Kigali. Objet : Candidature du capitaine Christian Refalo, 27 février 1989. http://francegenocidetutsi.org/RefaloAmbaFrance27fev1989.pdf
62 Anatole Nsengiyumva, Note au chef EM AR, Objet : Exploitation d’un rapport, Kigali, 15 décembre 1990. Procès des
médias, ICTR-99-52-T. http://francegenocidetutsi.org/NsengiyumvaCEM15dec1990.pdf Archives Linda Melvern.
63 21e Régiment d’infanterie de marine. Opération Noroît Rwanda. p. 25.
64 État-major des armées, Fiche No 543/DEF/EMA/ESG, 7 juillet 1998. Objet : Réponses aux demandes de la mission
d’information parlementaire. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 267-270].
65 J. Hogard [104, p. 90].
66 Compte rendu du capitaine Ducoin Bruno chef du DMAT/Air No 072/2/MAM/RWA, Kigali le 10 janvier 1991. http:
//francegenocidetutsi.org/CR-DMAT-Air24011991.pdf
1380
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
Colle Adjudant-chef, arrivé en juin 1992, affecté au CRCD. 67
Corrière Nicolas Le major Corrière est affecté au CRCD 68 comme conseiller technique en 1993
voir tableau 38.1 page 1377. Il arrive en juin 1992. 69 Selon Pierre Péan, il aurait travaillé avec
Michel Robardey sur la véracité des accusations de Janvier Afrika début 1993. 70 Il participe à
l’informatisation du fichier des personnes recherchées. Il poursuit les personnes qui ont publié une
photo montrant des militaires français actionnant une batterie d’artillerie. 71
Cotteaux Maréchal des Logis. Au Rwanda en avril 1994. Sources : MIP, Annexes, p. 350 ; Schéma
MAM.
Cussac Bernard Lieutenant-colonel, attaché militaire de Défense, chef de la MAM (juillet 1991 avril 1994). Il est en France le 6 avril 1994 et ne revient à Kigali que le 9. 72 Par lettre du 23 février
1994 (No 52), au ministre rwandais des Affaires étrangères, l’ambassade de France à Kigali avait
proposé le lieutenant-colonel Yves Macé du 1er RPIMa comme remplaçant du colonel Bernard
Cussac.
Damy Alain, Francis Lieutenant-colonel. Chef du DMAT. Sources : MIP, Annexes, p. 181 ; Schéma
MAM. Alain Damy était conseiller du chef d’état-major de la gendarmerie. 73 Il est arrivé en août
1992. 74 Il quitte Kigali le 11 avril 1994 et a pu jouer un rôle important. 75 Le capitaine de Cuyper,
officier de renseignement (S2) de la MINUAR, le fait remarquer :
Je ne participais pas aux débats lors des réunions hebdomadaires de la gendarmerie. Il n’y
était qu’observateur. J’ai cependant averti le commandant de KIBAT II que ces réunions n’avaient
aucune valeur, étant donné que le général-major de la gendarmerie éludait toutes les questions et
remarques à quelques rares exceptions près. Aucun membre ne s’y est opposé, à l’exception de deux
membres d’UNCEFPOL [UNCIVPOL]. Le colonel français Dany [Damy] assistait également aux
réunions. Il intervenait régulièrement pour soutenir le général-major.
Quant à la responsabilité des événements, je crois qu’il faut la trouver dans la mouvance présidentielle avec M. Bagosora et d’autres rwandais mais aussi avec le Français Danis [Damy]. Sont
responsables aussi tous ceux qui ont participé à l’organisation des groupes de jeunes et à la mise
en place de RTLM. Il faut souligner que jamais nous n’avons agi contre la mise en place de ces
organismes. 76
Didot Alain Adjudant-Chef. Affecté à la compagnie de transmissions de l’armée rwandaise en 1992. 77
Au Rwanda en avril 1994. Sources : Dupaquier EDJ 1/12/1994 ; Schéma MAM ; Officiers FAR
1/3/1994.
Ducoin Bruno Capitaine, chef du DMAT Air, arrivé le 6/7/1990, parti en juillet 1993. 78 Le capitaine Bruno Ducoin, est assistant militaire technique auprès de l’aviation rwandaise de juillet
1990 à juillet 1993. 79 Il est destinataire de la lettre de Jean-Pierre Minaberry, pilote du Falcon
d’Habyarimana, en date du 28 février 1994. 80 Ducoin est cité par le juge Bruguière dans son
ordonnance du 17 novembre 2006. 81
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 76].
CRCD : Centre de Recherche et de Documentation Criminelle.
69 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 76].
70 P. Péan [177, pp. 194-195].
71 Rapport Mucyo [65, pp. 77-82].
72 Le 23 mars, le colonel Cussac prévient le ministre de la Défense rwandais qu’il sera rappelé pour ordre par la Mission
militaire de coopération à Paris du 29 mars au 10 avril 1994. Cf. Lettre No 114/AD/RWA
73 Témoignage d’Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale Rwanda, Bruxelles, 21 avril 1997, section 7, p. 22 ;
Audition du capitaine De Cuyper [201, CRA 1-15, 14 mars 1997, p. 166].
74 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 181].
75 Patrick Gerold, Procès verbal d’audition de témoin : Alain Damy, 10 mai 2001. http://francegenocidetutsi.org/
DamyMunyeshyaka10mai2001.pdf
76 Audition de la Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, CRA 1-15, 14 mars 1997, p. 167]. http:
//francegenocidetutsi.org/SenatBelgiqueAudition14mars1997DeCuyperMarchal.pdf
77 Augustin Ngirabatware, Lettre à monsieur le ministre de la Défanse nationale - Kigali. Objet : Candidature de l’adjudant Didot, Alain, Min. Défense Paris, 18 février 1992. http://francegenocidetutsi.org/
PropositionNominationDidot18fevrier1992.jpg
78 CR Bruno Ducoin, chef DMAT Air, 24 janvier 1991.
79 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 239].
80 Ibidem [180, Tome II, Annexes, p. 238].
81 J.-L. Bruguière [47, pp. 40, 41, 42].
67
68
1381
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Ducourtioux André Jean-François Adjudant-Chef. Affecté au bataillon de reconnaissance. Au
Rwanda en avril 1994. Source : Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994.
Fabriès Michel Major, conseiller technique à l’EGENA. Sources : MIP, Annexes, p. 350 ; Officiers
GDR 15/2/1993 ; Schéma MAM.
Curriculum de Fabriès (Michel, Edmond, Denis) : capitaine de gendarmerie (1992), chef d’escadron
(1er mars 1992), lieutenant-colonel, (13 décembre 1996. Cf. J.O. 22 décembre 1996), chevalier de
la Légion d’honneur, 29 ans de services. Cité (8 juillet 1998, J.O. Numéro 157 du 9 Juillet 1998).
Forgues Gérard Chef d’escadron. Au Rwanda en avril 1994. Sources : MIP, Annexes, p. 351 ; Schéma
MAM. Le chef d’escadron Forgues est cité par le lieutenant-colonel Maurin :
Les 3 corps sont acheminés à l’aéroport, formellement identifiés par le L/C MAURIN, le chef
d’escadron FORGUES et l’A/C BACH (tous trois AMT) comme étant ceux de l’A/C DIDOT,
Madame Gilda DIDOT et l’A/C Maïer. 82
Curriculum : Forgues (Gérard, Jean-Claude), 25 ans de services en 1988, chef d’escadron (1994),
lieutenant-colonel au 1er octobre 1994 (JORF no 155 du 6 juillet 1994 page 9745), chevalier de
la Légion d’honneur (8 juillet 1998). En janvier 2008, le colonel Gérard Forgues commande la
Gendarmerie de la sécurité des armements nucléaires (GSAN).
Le commandant Fargues, AMT, sous les ordres du lieutenant-colonel Hogard lors de l’opération
Turquoise 83 est-il la même personne que le chef d’escadron Forgues ?
Galinié René Attaché militaire, chef de la MAM (août 1988 - juillet 1991).
Gleysal Patrick Adjudant, affecté au bataillon para-commando. Source : Situation Officiers 1/1/1993.
Gouvello Erwan de Chef de bataillon. Affecté au bataillon de reconnaissance. Au Rwanda en avril
1994. Sources : Officiers FAR 1/3/1994 ; Schéma MAM. Le major De Javello, dont parle Vénuste
Kayimahe est Erwan De Gouvello. Il vient des troupes de marine. Il est affecté au camp Kigali
auprès du bataillon de reconnaissance. Était-il au camp Kigali le matin du 7 avril ? Qu’y a-t-il fait ?
Il participe à l’opération Turquoise. Le major de Gouvello est conseiller du colonel de Stabenrath
à Gikongoro durant Turquoise. 84 Après un passage aux Comores, il est au Quai d’Orsay, puis
consul à Lagos.
Gratade Gérard Adjudant-Chef. Au Rwanda en avril 1994. D’après le Schéma MAM de diffusion
de l’alerte, il semble être affecté au camp de Kanombe sous les ordres du commandant de SaintQuentin. Sources : V. Kayimahe [114, p. 127] ; MIP, Rapport, p. 351 ; Schéma MAM. Gratade
(Gérard, Paul), adjudant-chef, troupes de marine, 28 ans de services est décoré de la médaille
militaire le 10 avril 2001 (JORF n°91 du 18 avril 2001 page 5967). Il est affecté à l’artillerie.
Grignon Adjudant-Chef, secrétaire de la cellule « évaluation - propositions » commandée par le
lieutenant-colonel Canovas. 85
Groult Gino Chef d’escadron. Au Rwanda en avril 1994. Forme la gendarmerie mobile de 1993 à
1994. En fait il est chargé de former la garde républicaine, nouvelle unité créée dans le cadre des
Accords d’Arusha, avec des effectifs venant de la gendarmerie et de la garde présidentielle. 86 Il est
donc affecté à la garde présidentielle. Sources : Schéma MAM.
Curriculum de Groult (Gino, Raoul, Marius) par lui-même :
1970 - 2001 : Gendarmerie Nationale
Diverses fonctions jusqu’au poste de chef d’état-major à Marseille avec le grade de colonel.
Enquêteur Police Judiciaire : De 1970 à 1977 (Fonction d’Officier de police judiciaire dans une
brigade territoriale).
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 351].
J. Hogard [104, p. 90].
84 « Assisté du commandant Pegouvelo qui connaît remarquablement le pays, le colonel de Stabenrath reconstruit administrativement la région de Gikongoro.» Cf. Yves Debay, Avec les marsouins face au FPR, Raids no 101, p. 28.
85 René Galinié au lieutenant-colonel Ruelle, chef du D.M.A.T. Gendarmerie. Objet : Précisions concernant vos missions,
no 147/2/MAM/RWA, 18 février 1991. http://francegenocidetutsi.org/GalinieRuelle18fevrier1991.pdf
86 Lieutenant-colonel Damy, chef du DMAT/Gendarmerie, DMAT gendarmerie au Rwanda, Compte rendu d’activité, période du 1er avril au 30 septembre 1993, Pièce Jointe au Compte rendu semestriel de fonctionnement MAM
No 901/MAM/RWA/DR Kigali, le 02 octobre 1993. http://francegenocidetutsi.org/CR-MAM-19931002.pdf
82
83
1382
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
Élève à l’École des Officiers : De 1977 à 1980.
Lieutenant, commandant de Peloton en escadron de Gendarmerie Mobile à Bourg-Saint-Andeol
(Ardèche) de 1980 à 1983 (Commandement direct de 30 hommes pour des opérations de maintien
de l’ordre).
Capitaine commandant d’escadron de Gendarmerie Mobile à Tours de 1983 à 1986 - commandement direct de 120 hommes pour des missions de maintien de l’ordre sur le continent, en Corse et
outre-mer (Chargé notamment de la sécurité de la représentation diplomatique française au LIBAN
en 1986 en période de guerre).
Capitaine commandant la compagnie de gendarmerie départementale de Barcelonnette de 1986
à 1989 (Responsable de la sécurité publique sur un arrondissement administratif en collaboration
avec le Sous-Préfet).
Chef d’escadron, officier d’état-major au commandement régional de Bordeaux de 1989 à 1993
(Chargé des relations publiques et de la rédaction des projets de notes signées par le Général et
destinées aux unités subordonnées dans le domaine de la formation des hommes).
Lieutenant-colonel, détaché au Rwanda pour la formation de la gendarmerie mobile de 1993 à
1994 . J’étais placé auprès du commandant de la seule unité de maintien de l’ordre du Rwanda
(400 hommes). (Par ailleurs, chargé de l’évacuation des ressortissants européens au déclenchement
du génocide).
Lieutenant-colonel détaché au Congo Brazzaville pour la sécurité du Président de la République
de 1994 à 1996 . Chargé de la formation des hommes constituant la Garde Républicaine et de la
mise sur pied de trois unités spéciales d’intervention.
Lieutenant-colonel, commandant le groupement de Gendarmerie Mobile à Chartres de 1996 à
1999 (nombreux commandements en outre-mer pour des opérations de maintien de l’ordre - chargé
également des forces de gendarmerie mobile à Paris lors de la coupe du monde 1998, etc...)
Lieutenant-colonel, 30 ans de services, chevalier de la Légion d’honneur (8 juillet 1998 J.O.
Numéro 157 du 9 Juillet 1998).
Colonel chef d’état-major de la 6e Légion de gendarmerie Mobile à Marseille de 1999 à 2001 et
commandant par intérim de ce corps pendant un an - effectif 1 700 hommes (Chargé en outre du
commandement des forces de gendarmerie mobile – 2 000 hommes – lors du conseil européen de
Nice en 2000). 87
Groult (Gino, Raoul, Marius) est promu au grade de lieutenant-colonel le 1er mars 1994. 88
Groult (Gino, Raoul, Marius), lieutenant-colonel de gendarmerie, 30 ans de services est promu au
grade de chevalier de la Légion d’honneur. 89
Il est promu au grade de colonel le 1er janvier 2001. 90
Guérin Marc Appelé, conseiller technique à l’EGENA. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Guillemer Adjudant chef affecté au DAMI garde présidentielle à partir du 18 septembre 1992. 91
Guillou Christian Adjudant. Mécanicien cellule propulseur Nord 2501. Au Rwanda du 13/08/1991
au 13/09/1993. 92 Il est encore présent en avril 1994. Sources : Schéma MAM. Officiers FAR
1/1/1993. Officiers FAR 1/3/1994
Jacquemin Sous-lieutenant. Présent au Rwanda le 1er novembre 1990. 93
Jacy Charles Adjudant-chef, conseiller technique au groupe service technique de la gendarmerie.
Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Jaffré-Leber Alcime Adjudant-chef de gendarmerie. Passe six mois au Rwanda en 1993. 94 Décoré
de la médaille militaire 27 ans de services. 95
87
http://www.viadeo.com/fr/profile/gino.groult
Décret du 14 février 1994 portant nomination et promotion dans l’armée active JORF no 38 du 15 février 1994 page
2601 NOR : DEFM9401119D.
89 Décret du 8 juillet 1998 portant promotion et nomination, J.O. no 157 du 9 juillet 1998 page 10491 NOR :
DEFM9801525D
90 Décret du 20 mars 2001 portant nomination et promotion dans l’armée active, J.O. Numéro 68 du 21 Mars 2001, NOR :
DEFM0101291D
91 Le lieutenant-colonel Damy, chef par intérim de la Mission d’assistance militaire à monsieur le ministre de la Défense
à Kigali, Kigali le 14 septembre 1992, No 808/2/MAM/RWA.
92 Compte rendu du capitaine Lacoste, chef DMAT Air, 4 octobre 1993.
93 Document EM AR G3, No 072/G3.9.2.0, 1er novembre 1990. Cf. Rapport Mucyo [65, p. 109].
94 Alcime a parcouru 590 km à pied jusqu’à Compostelle, Ouest-France, 29 décembre 2009.
95 Décret du 27 mars 1995, JORF no 76 du 30 mars 1995 page 5081.
88
1383
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Janne Jean-Michel Adjudant chef. Assistant technicien auprès du bataillon paras-commando. 96
Au Rwanda en avril 1994. Sources : Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994 ; Audition Dr Pasuch.
Il est chargé de la formation du peloton CRAP. 97
Lacoste Jean-Michel Capitaine. Pilote Instructeur Avion. Au Rwanda en avril 1994. Sources :
Ordonnance Bruguière, 17/11/06, pp. 45, 49 ; Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994.
Lallemand Yves, René Capitaine, 1er RPIMa, assistant technique au Burundi en 1994.
Le colonel Lallemand (ou capitaine) du 1er RPIMa est affecté au Burundi en 1994, mais il est
vu dans l’Akagera au Rwanda. Le lieutenant-colonel Maurin le rencontre en février 1994 à l’hôtel
de la Kagera. Maurin aurait déclaré lors de son audition à la MIP : « Il est exact qu’en février
1994, deux anciens coopérants militaires sont revenus au Rwanda du Burundi comme touristes
pour aller dans les parcs de l’Akagéra » 98 Gouteux ajoute : « Le colonel Bernard Cussac, chef
de la Mission d’assistance technique militaire au Rwanda, était présent à Kigali jusqu’au 14 avril,
ainsi que d’autres coopérants militaires comme le colonel Lallemand du 1er RPIMa. ». Bernard
Lugan accuse Jean-Paul Gouteux de mentir à propos de l’audition du lieutenant-colonel Maurin :
Le 3 juin 1998, interrogé à huis clos par les parlementaires français pour répondre précisément
aux affirmations de Colette Braeckman, le colonel Maurin n’a en rien « confirmé » cette accusation.
Il a simplement déclaré qu’à la fin du mois de février 1994, alors que, rappelons-le, il est adjoint
opérationnel de l’attaché de Défense français et conseiller du chef d’état-major des FAR, il a croisé
deux militaires français en civil à l’hôtel de la Kagera, dans le parc national de l’Akagera. Ces deux
hommes étaient en poste au Burundi où ils servaient au titre de l’Assistance militaire technique et ils
étaient venus tout simplement visiter la partie sud du parc de l’Akagera encore ouverte au tourisme.
Or il se trouvait que le colonel Maurin connaissait personnellement le capitaine Lallemand, l’un
des officiers, puisqu’ils avaient servi tous deux au 3e RPIMa de Carcassonne en 1990-1992. 99
Lavedan Adjudant, assistant technique au camp Jali. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Lemaire Capitaine, moniteur pilote d’hélicoptère Alouette II. Arrive au Rwanda le 4 février 1991. 100
Leroyer Adjudant chef, mécanicien navigant, arrivé 10/8/1989. 101
Levillain Christian Adjudant-chef. Mécanicien contrôleur. Au Rwanda en avril 1994. Sources :
Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994.
Maïer René Adjudant-chef. Officier de police judiciaire. Au Rwanda en avril 1994. Sources : Dupaquier, EDJ, 1/12/1994 ; Schéma MAM. Conseiller technique de police judiciaire au camp de
gendarmerie de Kacyiru, selon Dupaquier. Il est assassiné à une date imprécise située entre le 6
au soir et le 8 avril. Rien ne prouve qu’il a été tué avec le couple de l’adjudant-chef Didot. Un
certificat médical de genre de mort atteste que « Jean » MAIER est mort le 6 avril vers 21 heures
à Kigali, que la mort est « d’origine accidentelle » et que la « cause du décès est le fait de balles
d’arme à feu qui ont entraîné une mort immédiate. » 102
Maurannes Jean-Marie Adjudant-chef. Technicien “transmissions” affecté à la compagnie transmissions de l’armée rwandaise. Il quitte le Rwanda en juillet 1992. 103
Marin André Chef de bataillon, affecté au bataillon blindé de reconnaissance (Recce) en janvier
Témoignage Massimo Pasuch.
Témoignage de Froduald Murego, para-commando, membre du peloton CRAP, Rapport Mutsinzi [64, pp. 52–y53].
98 Audition à huis clos du lieutenant-colonel Maurin, Mission d’information parlementaire, 3 juin 1998. Cf. J.-P. Gouteux
[95, p. 24, 212].
99 B. Lugan [131, pp. 159–160].
100 Le colonel Serubuga au ministre de la Défense à Kigali, Kigali le 11 juin 1991, No 0565/Offr.1.8. Objet : Prolongement
de séjour du Capt Moniteur Pilote Lemaire. http://francegenocidetutsi.org/SerubugaLemaire11juin1991.pdf
101 CR Bruno Ducoin, chef DMAT Air, 28 mars 1991.
102 http://www.gend-ouvea.asso.fr/France/Evenements/TIEvenements6601.html Il y a en fait deux certificats du genre
de mort de Jean MAIER signés du même médecin-chef, Michel Thomas, et datés du 13 avril.
103 Augustin Ngirabatware, Lettre à monsieur le ministre de la Défense nationale - Kigali. Objet : Candidature de l’adjudant Didot, Alain, Min. Défense Paris, 18 février 1992. http://francegenocidetutsi.org/
PropositionNominationDidot18fevrier1992.jpg
96
97
1384
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
1992. 104 Il est toujours en fonction début 1993. 105
Marliac Chef d’escadron, puis lieutenant-colonel, pilote ALAT, chef du DMAT Terre, présent en
1990. 106
Maurin Jean-Jacques Lieutenant Colonel. Adjoint de l’attaché de Défense, conseiller du chef d’étatmajor des FAR, chef du DMAT Terre (Département militaire d’assistance technique). Arrive au
Rwanda le 28 avril 1994. Sources : MIP, Annexes, p. 350 ; Schéma MAM. Le lieutenant-colonel
Maurin est conseiller d’Ange Patassé à Bangui en octobre 1994. 107 Il est nommé colonel de réserve
le 5 octobre 1998. 108
Mayertz Jean-Paul Membre du GIGN. Affecté à la garde présidentielle. Sources : Le Soir, 18 juin
1994. Jean-Paul Mayertz est-il la même personne que René Maïer ?
Molle Philippe Gendarme affecté au DAMI police judiciaire en 1992. 109
Nicolas Jean-Louis Adjudant-chef, arrivé en juin 1992, affecté au CRCD. Sources : Officiers GDR
15/2/1993. 110
Petit Adjudant-chef. Assistant Technique au camp Jali. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Pineau Marc Major. Au Rwanda en avril 1994. Secrétaire de l’attaché de défense. Il appartiendrait
au 1er RPIMa. Membre de la cellule de crise à la MAM (6/4/1994 22 h 30). Sources : MIP, Annexes,
p. 350. Absent du schéma MAM.
Pinho José (de) Adjudant chef. Assistant technique auprès du bataillon paras-commando. Au Rwanda
en avril 1994. Sources : Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994. Il s’occupait de la formation des
CRAP. 111
Prungnaud Thierry Adjudant-chef de Gendarmerie, membre du GIGN, est au Rwanda en 1992. Il
est affecté comme instructeur de tir auprès du GISGP, Groupement d’intervention et de sécurité
de la Garde Présidentielle rwandaise durant quatre mois, 112 donc dans le cadre du DAMI Garde
présidentielle. On le voit aussi participer à une enquête sur un attentat, comme le montre l’image
en figure 38.1 page 1386. 113 Il fait donc partie du DAMI gendarmerie, ce que confirme Bernard
Lugan. 114 Il quitte le Rwanda le 1er mai 1992. 115 Thierry Prungnaud est affecté dans le groupe
Marin Gillier du COS lors de Turquoise. 116 Lors de Turquoise, Prungnaud porte une veste en
treillis avec l’écusson à la grue couronnée de l’armée rwandaise (FAR), sans doute le même que
celui qu’il portait lors de son premier séjour. 117
104 Le général de division Jean Varret à Monsieur le Ministre délégué chargé de la Coopération et du Développement, 27
mai 1992, No 000104/MMC/SP/CD, Confidentiel défense, Objet : Compte rendu de mission au Rwanda et au Burundi (8-14
mai 1992). Annexe, “Principales actions de la MAM au profit des FAR depuis octobre 1990”. http://francegenocidetutsi.
org/Varret27mai1992.pdf
105 FAR, Etat-major, G1, Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 janvier 1993, p. 7. http://
francegenocidetutsi.org/SituationOfficiersFAR1erJanvier1993.pdf
106 Chef d’escadron Marliac chef du DMAT/Terre, Fiche à l’attention du colonel Galinié Commandant la MAM, Kigali,
6 novembre 1990, No 37/DMAT-Terre/MAM/RWA Objet : emploi de l’escadrille d’aviation des Forces armées Rwandaises
pendant les événements du mois d’octobre ; CR Bruno Ducoin chef DMAT Air, 10 janvier 1991 ; Général Varret, Compte
rendu de mission au Burundi et au Rwanda, 27 mai 1992, no 000104/MMC/SP/CD, Annexe, “Principales actions de la
MAM au profit des FAR depuis octobre 1990”.
107 P. Péan [177, p. 331].
108 JORF no 231 du 6 octobre 1998 page 15132, NOR : DEFM9801879D.
109 Bernard Cussac, Maintien du DAMI police judiciaire, Ambassade de France, Kigali, 14 décembre 1992. http://
francegenocidetutsi.org/Cussac14décembre1992.pdf
110 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 76].
111 José De Pinho [168, pp. 49, 53, 55, 59, 63-64, 83].
112 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005, journaux de 8 heures, 13 heures
et 18 heures.
113 Cette photo provient des pages du site http://www.gign.org qui ont été consacrées à Thierry Prungnaud.
114 « Le DAMI gendarmerie plaça trois hommes auprès de la Garde présidentielle dont un membre du GIGN spécialiste
du tir pour une mission qui dura d’août à novembre 1992, soit quatre mois. » Cf. B. Lugan [131, p. 96] Ces pages ont
aujourd’hui disparu.
115 Le lieutenant-colonel Damy, chef par intérim de la Mission d’assistance militaire à monsieur le ministre de la Défense
à Kigali, Kigali, le 14 septembre 1992, No 808/2/MAM/RWA.
116 Raymond Bonner, As French Aid the Tutsi, Backlash Grows, The New York Times, Saturday, July 2, 1994, p. 5.
http://francegenocidetutsi.org/nytAsFrenchAidTutsiBonner2july1994.pdf
117 Yves Debay, L’Opération Turquoise au Rwanda, Raids, no 101, p. 10.
1385
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Il est grièvement blessé lors de l’attaque de l’Airbus détourné par un commando de terroristes du
GIA algérien à Marignane le 26 décembre 1994.
Figure 38.1 – Thierry Prungnaud enquêtant sur un attentat. Source : www.gign.org
Refalo Christian Commandant, affecté au bataillon paras-commando en 1990, 118 quitte son poste
le 16 juin 1992, remplacé par Grégoire de Saint-Quentin. 119 Il succède au capitaine Cascales. 120
Curriculum : commandant au 1er juillet 1990 (J.O. no 155, 6 juillet 1990) ; lieutenant-colonel,
troupes de marine ; 21 ans de services. Cité. Chevalier de la Légion d’honneur le 8 juillet 1998
(J.O. Numéro 157 du 9 Juillet 1998).
Robardey Michel Lieutenant-colonel, conseiller technique en police judiciaire. Il participe aux réunions
à l’état-major de la Gendarmerie à partir de février 1991. Il aurait enquêté sur les massacres du
Bugesera. 121 Il dirige le DAMI Gendarmerie, donne des formations OPJ et réorganise le CRCD
qu’il informatise. Il a sous ses ordres le major Corrière, l’adjudant-chef Nicolas, l’adjudant-chef
Colle et l’adjudant-chef Salvy. 122 L’Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis 1990 est rédigée
par le DAMI P.J.-C.R.C.D., dirigé par Michel Robardey. Se confessant à Pierre Péan, il regrette
que « personne n’ait pris la mesure du front intérieur : on a été neutralisés par les manœuvres de
communication de la partie adverse. » Sources : Officiers GDR 15/2/1993 ; Populaire du Centre,
30/11/96 ; B. Lugan [132, p. 145] ; P. Péan [177, pp. 188, 198–199, 195, 501–510]
Carrière militaire :
— 3 février 1992 : Promu lieutenant-colonel.
— 30 juin 1995 : Décoré de la Légion d’Honneur.
— 10 juillet 1998 : Promu colonel.
Rodriguez Capitaine. Présent au Rwanda en novembre 1990. 123
Roi-Sans-Sac Adjudant chef affecté au DAMI garde présidentielle à partir du 18 septembre 1992. 124
Romand Piquant Pascal Adjudant chef affecté au bataillon blindé de reconnaissance. 125
Roux Denis Chef d’escadron affecté au DAMI GP en novembre 1991. 126 Le capitaine Denis Roux,
membre du GSPR, affecté à la garde présidentielle, ne rendait compte qu’au colonel Cussac. À
son départ il n’a pas été remplacé. 127 Mais il est encore là après le 15 décembre 1993 ! 128 Il ne
118 Anatole Nsengiyumva, Note au chef EM AR, Objet : Exploitation d’un rapport, Kigali, 15 décembre 1990. Procès des
médias, ICTR-99-52-T. Archives Linda Melvern ; Document secret EM AR G3, no 069/G3.9.2.0, Kigali, 1er novembre 1990.
Cf. Rapport Mucyo [65, p. 109].
119 Ambassade de France, Lettre au ministre des Affaires étrangères et de la Coopération : Présentation de la candidature
du capitaine Grégoire de Saint Quentin, 26 février 1992.
120 L’ambassade de France au ministère des affaires étrangères à Kigali, Kigali, 27 février 1989. http://
francegenocidetutsi.org/RefaloAmbaFrance27fev1989.pdf
121 Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 50, 77].
122 Rapport Mucyo, ibidem, pp. 81–86.
123 Document secret EM AR G3,no 069/G3.9.2.0, Kigali, 1er novembre 1990 ; Document EM AR G3, No 072/G3.9.2.0, 1er
novembre 1990. Cf. Rapport Mucyo [65, p. 109].
124 Le lieutenant-colonel Damy, chef par intérim de la Mission d’assistance militaire à monsieur le ministre de la Défense
à Kigali, Kigali le 14 septembre 1992, No 808/2/MAM/RWA.
125 FAR, Etat-major, G1, Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 janvier 1993, p. 7. http://
francegenocidetutsi.org/SituationOfficiersFAR1erJanvier1993.pdf
126 Le général de division Jean Varret à Monsieur le Ministre délégué chargé de la Coopération et du Développement,
27 mai 1992, No 000104/MMC/SP/CD, Confidentiel défense, Objet : Compte rendu de mission au Rwanda et au Burundi
(8-14 mai 1992), p. 9. http://francegenocidetutsi.org/Varret27mai1992.pdf
127 Lettre du Lt Col. Damy à Bernard Cazeneuve, 23 octobre 1998. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180,
Tome I, Rapport, p. 351 ; Tome II, Annexes, p. 181]. http://francegenocidetutsi.org/DamyCazeneuve23octobre1998.pdf
128 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 351] ; V. Kayimahe [114, p. 127].
1386
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
s’occuperait plus du DAMI Garde présidentielle. Que fait-il donc ? Un extrait du rapport du colonel
Capodanno sur sa mission du 3 au 6 novembre 1992 prévoit à propos du DAMI garde présidentielle
de « supprimer le DAMI de 2 sous-officiers et de transformer le poste du CEN Roux en poste de
conseiller au Groupement mobile ». 129 Quel est ce « Groupement mobile » ? Un prêtre français a
vu l’officier français conseillant la garde présidentielle partir précipitamment avant le génocide :
« A l’époque, rien ne se faisait à Kigali sans que les agents français soient mis au parfum par
l’un ou par l’autre, voire sans qu’ils agissent en coulisses. Deux semaines avant le génocide, qui
a débuté sous l’impulsion de la garde présidentielle, l’officier français qui conseillait les tueurs de
la GP a quitté précipitamment Kigali. Nous sentions qu’un danger nous guettait, mais nous ne
savions rien. Lui, il savait ! » 130
Le lieutenant-colonel Denis Roux aurait donc quitté Kigali vers le 24 mars 1994. En 1995, le
chef d’escadron de gendarmerie Denis Roux est adjoint au commandant du groupe de sécurité de
la présidence de la République (GSPR, J.O. du 11.7.95). Il est ensuite nommé commandant du
groupe de sécurité de la présidence de la République (le 30 décembre 1998 ?). Il est mis fin à ses
fonctions le 24 juin 2002.
Curriculum de Roux (Denis, Jean-Pierre) : lieutenant-colonel ; 20 ans de services, chevalier de la
Légion d’honneur (8 juillet 1998 J.O. Numéro 157 du 9 juillet 1998).
Ruelle Jacques Lieutenant-colonel, conseiller du chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise,
participe à des réunions à l’état-major en 1990-91. 131
Sagniez Marc Capitaine, chef du DMAT Air, 132 moniteur pilote Nord 2501, arrivé le 9/7/1988,
parti le 17/7/1990.
Saint-Quentin Grégoire (de) Commandant en 1994. Capitaine au 1er RPIMa de Bayonne en 1992,
il est nommé assistant technique auprès du commandant du bataillon paras-commando au camp
de Kanombe en remplacement de Christian Refalo. Il est au Rwanda en avril 1994. Sources :
MIP, Annexes, p. 350 ; Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994. Le chef de bataillon Grégoire de
Saint Quentin et 4 sous-officiers AMT logent à Kanombe avec leurs familles. 133 Il s’occuperait
aussi de la formation des CRAP 134 et des troupes chargées de la garde de l’aéroport. 135 Il est au
Rwanda du 11 août 1992 au 12 avril 1994. 136 Selon Daniela Kroslak, il participe à Turquoise. 137
Évariste Murenzi, à l’époque capitaine de la garde présidentielle, déclare à la commission Mucyo
l’avoir vu au camp de Mugunga près de Goma en juillet 1994. 138 Charles Bugirimfura, membre
des paras-commando, le confirme. 139
De Saint Quentin (Grégoire, Marie, Jean) fait la carrière suivante dans les troupes de marine :
Il est capitaine au 2e RPIMa à la Réunion, il commande une compagnie du 1er RPIMa de 1989
à 1992. 140 En août 1992, il est envoyé au Rwanda. Il est nommé commandant le 9 décembre
1993 (J.O. no 287 du 11 décembre 1993), lieutenant-colonel le 13 décembre 1996 (JO no 298 du 22
décembre 1996), lieutenant-colonel ( ?) le 10 novembre 1997 (J.O. no 262 du 11 novembre 1997).
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Annexes, p. 183].
Rémy Ourdan, Les yeux fermés, Le Monde, 1er avril 1998. Ce prêtre dont le nom n’est pas donné est retourné au
Rwanda s’occuper de rescapés du génocide.
131 Casimir Bizimungu, ministre des Affaires étrangères à l’ambassade de France, 2 novembre 1990 in J.-P. Chrétien à P.
Quilès, 23 avril 1998 http://francegenocidetutsi.org/ChretienQuiles23avril1998.pdf ; Pontien Hakizimana, G3 EM
Gd N, Lettre à Monsieur le Ministre de la Défense nationale. Objet : Prolongation de séjour, no 1212/OFFR.1, 18 novembre
1990. http://francegenocidetutsi.org/HakizimanaPontien18novembre1990.pdf ; Rapport Mucyo [65, Rapport, pp. 44,
46].
132 Lieutenant-colonel Galinié, Compte rendu trimestriel no 001/4-CD/DMAT/AIR du 10 janvier 1990.
133 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 269].
134 L. Melvern [141, pp. 133, 135] ; Mathieu Rigouste, « L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire »,
Cultures & Conflits, 67, automne 2007, mis en ligne le 21 février 2008. http://www.conflits.org/index3128.html.
135 Communiqué du ministère de la Justice rwandais, 5 août 2008.
136 J.-L. Bruguière [47, p. 43].
137 « De St Quentin, the attache of the Turquoise commander, General Jean-Claude Lafourcade, for example was in
Rwanda before as a paratrooper in Kanombe camp. » Cf. [120, p. 360].
138 Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 292].
139 Rapport Mucyo, [65, Annexes, p. 37].
140 Philippe Campa, L’adieu au terrain, Sud Ouest, 4 juillet 2006.
129
130
1387
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
De 1999 à 2001, il est chef du bureau opération instruction au 1er RPIMa. Il est promu colonel le
9 juillet 2003 (J.O. no 159 du 11 juillet 2003).
Le 16 juillet 2004, il est nommé commandant du 1er RPIMa à Bayonne, qu’il quitte en juillet 2006
pour l’état-major à Paris. 141 De Saint Quentin est reçu avec d’autres officiers supérieurs à l’Élysée
les 19 septembre et 1er octobre 2008, suite à la publication du rapport Mucyo qui les met en cause.
En 2009, il est auditeur au Centre des hautes études militaires (CHEM) à l’IHEDN.
Le lieutenant-colonel de Saint-Quentin est l’auteur d’un article « Retour à la guerre révolutionnaire ? », Défense nationale, octobre 1997, p. 105. Il est fait officier de la Légion d’honneur le 1er
juillet 2006 (J.O. no 152 du 2 juillet 2006 page 9922).
Salvy Alain Adjudant chef, arrivé en juin 1992, affecté au CRCD. 142
Shefter Serge Mécanicien de la Caravelle, parti en 1990. 143
Taulier R. Colonel, attaché militaire à Kigali en 1987. 144
Teura Salomora Jacques Adjudant-Chef. Affecté au bataillon de reconnaissance. Au Rwanda en
avril 1994. 145 Sources : Officiers FAR 1/3/1994 ; Schéma MAM.
Tobalina Adjudant-chef, spécialiste tourelle AML. Séjour prolongé de deux mois le 13 novembre
1992. 146
Villan Jean-Claude Adjudant chef, conseiller technique à l’EGENA. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Vuillemin Marc Lieutenant-colonel. Pilote instructeur d’hélicoptères. Au Rwanda en avril 1994.
Sources : Schéma MAM ; Officiers FAR 1/3/1994. Le lieutenant-colonel Vuillemin, chef du DMAT
Terre, serait inapte au commandement. 147 Il est remplacé comme chef du DMAT Terre par JeanJacques Maurin.
Warenbourg Joel Maréchal des logis chef. Technicien au CRCD. Sources : Officiers GDR 15/2/1993.
Mattera Didier Pharmacien, hôpital de Ruhengeri. Sources : Milleliri.
? Jean-Paul 52 ans, pharmacien militaire . Sources : Milleliri, p. 18.
? Patrick Médecin militaire. Sources : Milleliri p. 64.
38.2.3
Liste des militaires en détachement
Des militaires sont présents, mais détachés dans des fonctions civiles. On en dénombre 7, les deux
pilotes et le mécanicien du Falcon, deux médecins militaires affectés à la coopération civile, deux hommes
chargés de sécurité, voir le tableau 38.4 page 1389.
Bouloumier Jean Médecin colonel. Affecté au Projet d’appui à la santé publique.
Héraud Jacky Major. Pilote du Falcon présidentiel.
Faivre Jean-François Alias « Moustache ». Ancien policier. Agent de sécurité par intérim au
PNUD. Présent le 6 avril 1994 à Kigali. Yvon Le Moal signe un rapport pour le PNUD où il
Philippe Campa, ibidem.
Rapport Mucyo [65, Rapport, p. 76].
143 TD Mincoop PARIS 3812, 26 avril 1990, Objet : Remplacement de l’avion présidentiel. Signé : DROIN ; Compte rendu
du capitaine Marc Sagniez, chef du détachement d’assistance technique “Air”, 15 janvier 1999, no 001/4-CD/DMAT.AIR.
144 Le colonel Taulier R. au ministère de la Défense à Kigali, No 385/2-MAM/RWA, 3 juillet 1987. Objet : Besoins en
personnels d’assistance militaire technique.
145 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars
1994. Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994, p. 9. http://francegenocidetutsi.org/
SituationOfficiersFAR1erMars1994.pdf ; Schéma MAM de diffusion de l’alerte et du renseignement, annexe au Compterendu du colonel CUSSAC et du lieutenant-colonel MAURIN, Paris, 19 avril 1994. http://francegenocidetutsi.org/
SchemaMamDiffusionAlerte.pdf
146 James Gasana, Lettre au chef de la Mission d’assistance militaire française Kigali. Objet : Demande de prolongation de séjour pour l’adjudant-chef Tobalina, Min. Défense, Kigali, 6 novembre 1992. http://francegenocidetutsi.
org/Gasana6novembre1992.pdf ; Bernard Cussac, Lettre à monsieur le ministre de la Défense, Kigali. Objet : Demande de prolongation de séjour pour l’adjudant-chef Tobalina, Ambassade de France, Kigali, 13 novembre 1992.
http://francegenocidetutsi.org/Cussac13novembre1992.pdf
147 CR activité 25 mars 1993 ; Rapport du colonel Capodanno sur sa mission au Rwanda du 3 au 6 novembre 1992, p. 5.
http://francegenocidetutsi.org/Capodanno10nov1992.pdf
141
142
1388
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
signale « efforts héroïques du Field Security Officer, Monsieur Jean François Faivre » pour mettre
les enfants d’Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre, en sécurité. 148
Minaberry Jean-Pierre Colonel. Pilote du Falcon présidentiel.
Milleliri Jean-Marie Médecin capitaine. Affecté au Projet d’appui à la santé publique.
Murzi Jean-Antoine dit Tony. Attaché près l’ambassade de France au Rwanda. Toujours habillé
en civil, il serait responsable de la sécurité à l’ambassade de France à Kigali. Il a formé les gardiens
des villas du quartier Kiyovu, rue du Progrès en particulier. Il faisait creuser des « trous fusiliers »
à Kigali fin 1993, début 1994, ceci en prévision d’une nouvelle attaque du FPR.
Son adresse est d’après sa carte de visite :
Jean-Antoine Murzi
Attaché près de l’ambassade
Bureau 7 5225 extension 18
Habitation 77501
BP 53 Kigali
En janvier 1992, il a aidé à faire fuir du Rwanda une jeune femme employée au PNUD qui avait
été grièvement blessée par des miliciens. Murzi, qui avait une liaison avec une Rwandaise amie de
cette jeune femme, a dit à celle-ci que son nom se trouvait sur une liste de personnes à tuer. 149
Perrine Jean-Michel Adjudant-chef. Mécanicien du Falcon présidentiel.
Nom
Héraud Jacky
Minaberry Jean-Pierre
Perrine Jean-Michel
Grade
major
colonel
adjudant-chef
Milleliri Jean-Marie
Méd. coop.
Bouloumier Jean
Médecin colonel
Murzi Jean-Antoine
Faivre Jean-François alias Moustache
ancien policier
Affectation
pilote du Falcon présidentiel
pilote du Falcon présidentiel
mécanicien du Falcon présidentiel
détaché en coopération civile
(Lutte contre Sida)
détaché en coopération civile
(Lutte contre Sida)
attaché près l’ambassade de
France
agent de sécurité au PNUD
Table 38.4 – Les 7 militaires français détachés à Kigali début 1994
38.2.4
Militaires présents au Rwanda en 1994
Nous avons identifié 29 militaires présents en 1994 dans le tableau 38.6 page 1390. Parmi ceux-ci, 17
sont des AMT au sens strict. Il y a encore un autre médecin militaire et deux pharmaciens militaires.
Il y a en plus des militaires français qui se trouvent fortuitement au Rwanda en mars-avril 1994. Nous
en répertorions à ce jour deux dans le tableau 38.5 page 1390. Il s’agit du colonel ou capitaine Lallemand
en poste au Burundi et de l’ex-capitaine Barril. Paul Barril n’est plus en fonction dans la gendarmerie
mais reçoit toujours sa solde et s’occupe de ses sociétés de sécurité. Il accomplit souvent des missions
secrètes pour l’Élysée sur l’ordre de François de Grossouvre. Il est quasiment certain qu’il est au Rwanda
début avril. 150
148 Memorandum. From Yvon Le Moal, Acting Designated Official, Rwanda, To M. Benon Sevan, UN Security Coordinator
and Mr. G. Speth, the Administrator, the UN Development Programme. 20 April 1994. http://francegenocidetutsi.org/
Lemoal20avril1994.pdf Cf. L. Melvern [140, p. 123, 134].
149 L’horreur qui nous prend au visage [67, p. 26].
150 Voir section 7.14.4 page 406.
1389
38.2. LES COOPÉRANTS MILITAIRES
Nom
Barril Paul
Lallemand
Grade
capitaine
colonel
Affectation
en mission pour l’Élysée
1er RPIMa au Burundi
Table 38.5 – Autres militaires ou assimilés pouvant se trouver au Rwanda fin mars - début avril 1994
Nom
Bach René
Chamot Dominique
Boitel Alain
Bot
Cotteaux
Cussac Bernard
Damy Alain
Didot Alain
Ducourtioux
Fabries Michel
Forgues
Gouvello Erwan (De)
Gratade
Groult Gino
Guillou
Lacoste Jean-Michel
Janne Jean-Michel
Levillain
Maïer René
Maurin Jean-Jacques
Grade
Adj. Chef
Cdt.
Major
Adjudant-Chef
Serg. Chef
Col.
Lt-Col
Adj. Chef
adjudant-chef
Cdt
Chef d’escadron
Major
Adj. Chef
Chef d’escadron
Adjudant
Pilote
Maréchal des Logis
Adjudant-Chef
Adj. Chef
Lieutenant-colonel
Pineau
Pinho (De)
Roux Denis
Saint-Quentin G., De
Teura
Vuillemin
Mattera Didier
? Jean-Paul 52 ans
? Patrick
Major
Adjudant
Capitaine
Commandant
Adjudant-Chef
Lt Col.
Pharmacien
Pharmacien mil.
Médecin mil.
Affectation
Camp Kanombe
Mécanicien nav. aéroport
Attaché de Défense
Chef du DMAT Gendarmerie
Transmissions
Camp Kanombe
EGENA
Bn reconnaissance camp Kigali
Camp Kanombe
Garde républicaine
Aéroport Kanombe
Aéroport Kanombe
Camp Kanombe
Aéroport Kanombe
Camp gendarmerie Kacyiru
Adj.
attaché
de
Défense,
Conseiller CEM FAR
Camp Kanombe
Garde présidentielle
Paras-commando Kanombe
Bn reconnaissance camp Kigali
Aéroport Kanombe
Hôpital de Ruhengeri
Table 38.6 – 29 personnels AMT ou assimilés en poste à Kigali, début 1994
1390
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
Officiellement il y a 24 AMT, 151 en fait entre 40 et 70. 152
38.2.5
Fonction des AMT
Selon le rapport de la Mission d’information parlementaire, 153 ils sont affectés comme suit :
— Soutien à l’armement lourd (portée 14 km). Le responsable est entendu par la Mission d’information parlementaire.
— Pilotage (plusieurs officiers copilotes) et entretien du Nord Atlas.
— Conseil et assistance des moniteurs qui forment les jeunes du bataillon paras.
La liste des officiers de l’armée dressée pour le Ministère de la Défense rwandais et datée du 5 mars
1994, 154 montre trois Français travaillant comme « assistants techniques » au bataillon de reconnaissance.
Dans l’aviation rwandaise, il y avait deux Français instructeurs de pilotage, un navigateur, un contrôleur
aérien et un mécanicien. Dans l’unité paras-commando sous les ordres d’Aloys Ntabakuze, il y avait
quatre Français, dont un major [commandant] de l’armée française. Il y avait un Français au centre
d’entraînement commando. On peut supposer sans doute qu’au cours de leur travail, ils ont envoyé
beaucoup d’informations à Paris. 155
Unité
Bataillon de reconnaissance
Aviation
Aviation
Aviation
Aviation
Unité paras-commando
Centre d’entraînement commando
Nombre
3
2
1
1
1
4
1
Fonctions
assistants techniques
instructeurs pilotage
mécanicien
navigateur
contrôleur aérien
dont 1 major
Table 38.7 – Assistants techniques français dans les FAR en mars 1994. Source : L. Melvern [141, p. 119]
38.3
L’opération Amaryllis
38.3.1
Unités engagées
Voici un relevé des unités envoyées au Rwanda durant l’opération Amaryllis :
— Le 9 avril en deux vagues (1 h 30 et 4 h 30) aéroportage de l’EMT du colonel Henri Poncet (3e
RPIMa) 156 Il compte 151 + 40 = 191 hommes. Il comprend :
— un groupe de recherche
— une unité élémentaire
— un groupe Milan
— une équipe santé
Les cinq Transall, qui les ont aérotransportés avec du matériel léger, ont atterri sans difficultés
sur l’aéroport de la capitale contrôlé par l’armée. 157
— Après-midi du 9 : renfort de 35 hommes. 158
— Le 9 à 18h : Quatre C160 décollent de Bangui avec une unité du 3e RPIMa, soit 128 hommes.
L’effectif total est de 359 hommes à Kigali 159
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 352].
Patrick de Saint-Exupéry, France-Rwanda : des mensonges d’État, Le Figaro, 2 avril 1998, p. 4.
153 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 353].
154 République Rwandaise, Ministère de la Défense nationale, Armée rwandaise, État-major, G1, Kigali le 05 mars 1994,
Objet : Situation officiers armée rwandaise arrêtée au 01 mars 1994.
155 L. Melvern [141, p. 119]
156 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 256].
157 Thierry Charlier, Le sauvetage des ressortissants occidentaux au Rwanda, Raids, no 97, juin 1994, p. 14.
158 Ibidem, p. 257.
159 Ibidem, p. 257.
151
152
1391
38.3. L’OPÉRATION AMARYLLIS
— 10 avril : La 3e compagnie du 8e RPIMa venant de Libreville arrive de Bangui avec trois C160
portant l’effectif total à 464 hommes. 160 Cette compagnie est sous les ordres du capitaine Conte.
Une section est commandée par le lieutenant Michel Gonnet. 161
Membres du 3e RPIMa venus de Bouar : 162
- sergent-chef Marziali ; 163
- sergent de Chillaz ;
- caporal-chef Leneures ;
- caporal-chef Le Floch.
Au final, Amaryllis est composée de 164 :
— Un état-major tactique, renforcé par les éléments français d’assistance opérationnelle (EFAO).
— Trois compagnies [ ou unités ? ] d’infanterie parachutiste avec groupe antichar.
— Une unité pour le contrôle de l’aéroport et l’armement du centre d’évacuation.
— Une unité pour le contrôle de l’ambassade et des points de regroupement.
— Une unité pour les escortes et en réserve d’intervention.
— Une équipe CRAP.
— Un détachement spécialisé. 165 Il est chargé de la sécurité des transferts entre les points de regroupement et l’aéroport. 166 Mis en alerte le 7 avril, il est venu depuis Biarritz avec un C130. 167 Selon
toute probabilité, ce détachement fait partie du COS. Il est formé majoritairement d’éléments du
1er RPIMa stationnés à Bayonne. 168
— Plusieurs cellules appropriées à ce type de mission.
— Un détachement du centre d’évacuation de ressortissants du 511e régiment du train (Centrevac),
composé de dix-neuf personnes, arrivé à Kigali le 10.
Le détachement spécialisé et les CRAP ont été, quant à eux, plus spécialement chargés des opérations
d’extraction ou d’escorte de personnalités. Ils sont accompagnés à chaque mission de deux AMT.
38.3.2
Affectation des troupes
Le 10 avril 169 :
— Deux unités assurent le contrôle de l’aérodrome
— Une unité est déployée en ville :
— Deux sections protègent le centre d’évacuation principal de l’école française.
— Une section assure la sécurité de l’ambassade de France.
— Une quatrième contrôle le centre culturel.
— La compagnie d’éclairage et d’appui du 3e RPIMa commandée par le capitaine Millet 170 installe
une batterie de missiles Milan sur le toit de la Mission de coopération où le lieutenant-colonel
Maurin a établi son PC. 171
38.3.3
Commandement de l’opération Amaryllis
Le 9 avril, le lieutenant-colonel Maurin, attaché de Défense par intérim, est commandant de l’opération
Amaryllis. Il reçoit directement ses ordres du chef d’état-major des armées. Le colonel Henri Poncet est
Ibidem, p. 257.
Frédéric Pons [171, p. 264].
162 Romain Lefebvre, Les paras au Rwanda, Terre Magazine no 55, juin 1994. http://francegenocidetutsi.org/
TerreMagazineN55Amaryllis.pdf
163 Fondateur d’une société de sécurité privée à Carcassone, la Secopex, Pierre Marziali est tué le 12 mai 2011 à Benghazi
en Libye. Cf. Benghazi : ils menaçaient la Libye, assure la rébellion, Nice Matin, 14 mai 2011.
164 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 255].
165 Le lieutenant-colonel Jacques Balch est chef du détachement spécialisé Amaryllis (du 9 au 15 avril 1994). Cf. Enquête
sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 16]. Il écrit à la Mission depuis Brest. Cf. ibidem, p. 361.
166 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 255].
167 Ibidem, p. 256.
168 E. Micheletti [146, p. 17].
169 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 257].
170 Millet (Éric, Jean), chef de bataillon, troupes de marine ; 18 ans de services et 5 ans de bonifications, est promu au
grade d’officier de la Légion d’honneur. J.O. no 157 du 9 juillet 1998, NOR : DEFM9801525D.
171 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 262].
160
161
1392
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
commandant des troupes. 172
Le 9 avril à 21 h 59, le colonel Bernard Cussac reprend ses fonctions d’attaché de Défense. Le colonel Henri Poncet devient commandant de l’opération Amaryllis (COMOPS) et a sous son contrôle les
coopérants militaires. 173
Le 12 avril à 22 h 47, le lieutenant-colonel Maurin, prend les fonctions de chef du détachement
spécialisé. Il est placé sous l’autorité du COMOPS tant que ce dernier est présent à Kigali. Il passe
ensuite sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées. 174
38.3.4
Moyens engagés
Aéroportage du 9 avril : 4 + 1 = 5 C160 dont un C160 reste sur place.
Un groupe, la compagnie d’éclairage et d’appui du 3e RPIMa, est équipé de missiles Milan. Il a
installé une batterie sur le toit de la Mission de Coopération, 175 des batteries Milan sont installées à
l’école française transformée en centre d’évacuation. 176
L’opération manque de véhicules.
38.4
L’opération Turquoise
38.4.1
État-major des armées (CEMA)
L’amiral Lanxade est chef d’état-major. Il participe au Conseil restreint qui se tient à l’Élysée le
mercredi après le Conseil des ministres.
Le général Philippe Mercier, chef du cabinet militaire du ministre de la Défense, est responsable de
l’organisation générale de Turquoise. 177
Le général Germanos est sous-chef d’état-major des armées, chargé des opérations. 178
Les éléments des forces françaises prépositionnés en Afrique ne s’avèrent pas suffisants pour supporter
l’opération, au moins au début. Il est fait appel à des troupes supplémentaires qui n’ont pas l’expérience
de l’Afrique. 179 L’opération Turquoise est montée dans le cadre de la Force d’action rapide (FAR). Le
général Philippe Morillon est à la tête de la FAR. 180 Dans son état-major, à Maison-Laffite, nous relevons
le nom du colonel Jacques Martin-Berne, chef du bureau instruction, formation et droit de la guerre. 181
Le commandant Pierre-Henri Bunel est affecté au bureau renseignement. 182 La cellule de crise Rwanda
est installée au sous-sol du ministère de la Défense boulevard Saint-Germain à Paris. Les problèmes de
transport seront réglés par le Bureau de transport maritime, aérien et de surface (BTMAS). 183
Le général Le Page commande le COS. 184 L’état-major du COS est à Taverny. C’est une structure
indépendante. Mais il y a un bureau du COS à la cellule de crise Rwanda à l’état-major des armées. 185
Le médecin général Ferret commande le dispositif médical de Turquoise. 186
172 Ordre d’opération Amaryllis, 8 avril 1994. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes,
p. 347].
173 Ordre de conduite no 1, Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, pp. 253-254].
174 Ibidem, p. 254.
175 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome I, Rapport, p. 262].
176 J.-M. Milleliri [147, p. 67].
177 G. Prunier [175, p. 340].
178 Le général de division Germanos (Raymond) est nommé sous-chef Opérations à l’état-major des armées à compter du
1er mai 1994. Cf. JORF no 86 du 13 avril 1994, page 5476, NOR : DEFM9400011D.
179 P.-H. Bunel [48, pp. 342-343].
180 Le général Philippe Morillon est nommé commandant la force d’action rapide à compter du 5 avril 1994. Cf. JORF
no 86 du 13 avril 1994, page 5476, NOR : DEFM9400011D.
181 G. Périès, D. Servenay [179, pp. 315, 322].
182 P.-H. Bunel [48, p. 333].
183 P.-H. Bunel [48, p. 341].
184 E. Micheletti [146, p. 9] ; Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 263].
185 P.-H. Bunel [48, p. 345]. Elle est tenue par un certain lieutenant-colonel « Norbert », qui serait Jean-Louis Nabias.
186 Interview du médecin général Ferret, RFI, Afrique soir, 24 juin 1994. Cf. RFI, Mission d’étude sur le Rwanda [84,
Tome II, p. 296].
1393
38.4. L’OPÉRATION TURQUOISE
38.4.2
État-major de Turquoise
Le général Jean-Claude Lafourcade 187 commande la force (COMFORCES - PCIAT) à partir du 27
juin. Il est chargé des relations avec les autorités nationales, avec les parties en présence, avec l’ONU et
les ONG. 188
Le colonel Christian Lureau est chef d’état-major du général Lafourcade. 189
Le lieutenant-colonel Jean-Claude Perruchot est chef de cabinet du général Lafourcade. 190
Le colonel Bruno Le Flem 191 commande les unités de l’armée de terre. 192
Le colonel Martial Imberti est responsable des moyens aériens et des plateformes aéroportuaires de
Goma et de Kisangani. 193
Le colonel Serge Baldecchi est chef de la cellule opération. Le lieutenant-colonel Thierry Beny son
adjoint.
Le lieutenant-colonel Michel Poully est chef de la cellule renseignement. Le lieutenant-colonel Georges
Lebel son adjoint.
Le colonel Gilbert Canovas est chef du détachement de liaison (DL). Le lieutenant-colonel Marc
Vuillemin, son adjoint.
Le colonel Gilbert Le Guen est responsable de la cellule logistique. 194
Le colonel Alain Le Goff est chef du bataillon logistique (BSL). 195
Le colonel André Schill est chef de la cellule affaires civiles, il coordonne l’action humanitaire. 196 Le
lieutenant-colonel Philippe Delpont est affecté aux affaires civiles durant l’opération Turquoise. 197
Le médecin-chef Robert de Resseguier dirige les services médicaux de la force Turquoise. 198
Le lieutenant-colonel Jean-François Lhuillier, officier RPIMa. 199
Porte-parole de Turquoise :
— Lieutenant-colonel Jean-Claude Perruchot. 200
— Lieutenant-colonel Alain Rambeau. 201
— Lieutenant-colonel Didier Bolelli. 202
Le lieutenant-colonel Francis Giraud et le commandant Pierre Secher sont envoyés au quartier-général
de la MINUAR à Kigali comme officiers de liaison. 203
Autres officiers : Capitaine Rossel.
Soldats : Caporal-chef Sakhi, garde du corps de Lafourcade, caporal-chef Burnegat, chauffeur. 204
38.4.3
Structure de Turquoise
Selon l’ordre d’opération initial, Turquoise se structure ainsi 205 :
Dépendent directement du COMFORCE (Commandement de la Force) :
187 Le colonel Jean-Claude Lafourcade a commandé précédemment le 8e RPIMa. Cf. J. Hogard [104, p. 35] ; F. Pons [171,
p. 206].
188 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 309].
189 J.-C. Lafourcade [123, p. 55].
190 J.-C. Lafourcade [123, p. 74].
191 Bruno Le Flem est un officier de la Légion et du 1er RPIMa. Cf. J. Hogard [104, p. 36].
192 J.-C. Lafourcade [123, p. 84] ; B. Lugan [131, pp. 214, 245].
193 J.-C. Lafourcade [123, p. 84].
194 J.-C. Lafourcade [123, p. 84].
195 B. Lugan [131, p. 233].
196 J.-C. Lafourcade [123, p. 85].
197 Jean-Claude Narcy, Journal de 20 h, TF1, 20 juillet 1994. http://francegenocidetutsi.org/1994-07-20-20tf1.mp4
198 J.-C. Lafourcade [123, p. 84].
199 Le vulcanologue J. Dagain le rencontre en août 1994 à Goma.
200 M. Mas [139, p. 446 ] ; Rwanda Asks France to Help Hold Off Rebels, New York Times, July 3, 1994 ; Frédéric Fritscher,
Un flot humain déferle sur le Zaïre, Le Monde, 17 juillet 1994, p. 22.
201 Rwanda : accord de démilitarisation de la zone de sécurité, Libération, 3 août 1994 ; Le ton monte entre les Français
et le FPR, Libération, 7 août 1994, p. 13.
202 Florence Aubenas, A Goma, les soldats perdus de l’armée gouvernementale, Libération, 16 juillet 1994, pp. 12-13 ;
Frédéric Fritscher, Rwanda : après la guerre, le désastre humanitaire, Le Monde, 20 juillet 1994 ; J.-C. Lafourcade [123,
p. 85].
203 H.-K. Anyidoho [25, p. 102] ; R. Dallaire [72, p. 577].
204 J.-C. Lafourcade [123, p. 74].
205 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Rapport, p. 309].
1394
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
—
—
—
—
—
Le groupe Santé ;
Le COS ;
Les Affaires civiles dirigées par le colonel Ameilhaud ; 206
Le COMAIR (Commandement Air) ;
Le COMTERRE (Commandement Terre) dont dépendent les Forces françaises au Zaïre.
Le groupe Santé
L’hôpital militaire de Goma soigne en particulier des blessés graves évacués de Bisesero puis les réfugiés
qui ont fui au Zaïre. L’hôpital est d’abord constitué par le G.M.C.A (Groupe médico-chirurgical aéroporté)
formé de douze membres dont deux chirurgiens et un anesthésiste. Le lieutenant-colonel François Pons
est médecin-chef. 207 Il est assisté par Sylvain Rigal. 208
Lui succède un groupe de quarante-huit membres dont quatre médecins réservistes :
— Roland Noël, réserviste, pédiatre ; 209
— Michel Poinsard, réserviste, chirurgien ; 210
— Antoine Cluzel, réserviste, gynécologue ; 211
— Xavier Sauvageon, réserviste, anesthésiste. 212
La cellule humanitaire
Elle est composée de huit personnes, militaires et civils, dont le lieutenant-colonel Joël Delfont, gendarme et Gérard Larôme du ministère des Affaires étrangères. 213
Le commandement Air
La base aérienne de Goma est commandée par le colonel Zurlinden. 214 « En accord avec les autorités
zaïroises, un officier supérieur français, le colonel Zurlinden, exemplaire et remarquable dans son exercice,
commande la base aérienne. Il a complètement pris en main les destinées de l’aéroport. Avec le concours
du Génie de l’Armée de l’Air, et de ce fait, il a réalisé une bénéfique restauration de la piste de cet aérogare
de province qui ne voyait habituellement que 4 à 6 avions quotidiens. » 215
Le médecin militaire de réserve Roland Noël, envoyé à l’hôpital de campagne sur la base de Goma du
16 août au 30 septembre, raconte cet épisode curieux dont fut victime le colonel « de notre Base » :
Des soldats hutus tirent au fusil mitrailleur ou au lance-roquettes en direction de la zone frontalière
vers des positions tenues par l’Armée rwandaise dirigée par les Tutsis. Ces derniers répliquent par
des tirs d’obus qui tombent au hasard au sein de la population apeurée.
Notre crainte est qu’un tir atteigne notre camp situé à trois cents mètres à peine de la frontière
zaïro-rwandaise. Depuis notre arrivée à Goma, nous avons été informés qu’une balle a atteint en plein
cœur le Colonel de notre Base. Les premiers soins lui furent prodigués par l’habile chirurgien qui lui
aurait extrait la balle logée, fort heureusement dans la paroi du septum inter-ventriculaire. Transféré
par avion spécial de Goma à la Base aérienne de Vélizy-Villacoublay, il fut hospitalisé au Val de Grâce
où ses jours furent hors de danger. 216
Le Soir rapporte que, selon une source militaire française, « un officier français a été blessé dans
l’après-midi alors qu’il participait à une réunion avec le personnel onusien dans la cour d’une maison. » 217
Raids, no 101, p. 11.
Corine Lesnes, Les organisations non gouvernementales restent réticentes face à l’opération « Turquoise », Le Monde,
13 juillet 1994 ; Frédéric Fritscher, La guerre civile rwandaise aux portes du Zaïre, Le Monde, 19 juillet 1994, p. 3.
208 UPDATES with troops evacuating Tutsis, AFP, 30 juin 1994.
209 Roland Noël, Les blessures incurables du Rwanda, PAARI, 2006.
210 Roland Noël, J’ai vécu trente jours à Goma, Le Rotarien, août 2005, p. 28.
211 Roland Noël, Le Rotarien, ibidem.
212 Roland Noël, Le Rotarien, ibidem.
213 Florence Aubenas, Tutsis, Hutus, « pas de différence », Libération, 12 juillet 1994, p. 2.
214 Le colonel Philippe Zurlinden est promu officier de l’ordre du Mérite, J.O. no 261 du 9 novembre 1995.
215 Roland Noël [159, p. 44].
216 Roland Noël [159, p. 57]. Voir aussi : Frédéric Fritscher, La guerre civile rwandaise aux portes du Zaïre, Le Monde, 19
juillet 1994, p. 3.
217 Colette Braeckman, Goma, submergée par une marée de réfugiés, Le Soir, 18 juillet 1994.
206
207
1395
38.4. L’OPÉRATION TURQUOISE
Nous avons cru qu’il s’agissait du colonel Zurlinden. Mais celui-ci déclare à la commission d’enquête
de l’ONU sur le respect de l’embargo sur les armes qu’il est resté à Goma du 22 juin au 30 septembre
1994. 218
Le général Lafourcade révèle qu’il s’agit du lieutenant-colonel Marin qui a reçu une balle en plein
cœur, probablement tirée par un Interahamwe. 219
Les groupements
— Groupement Nord : Colonel Sartre
— Groupement Sud : Colonel Rosier
— Groupement Ouest : Colonel Hogard dont dépend le détachement sénégalais. 220
C’est l’ordre d’opération Turquoise cité dans le rapport de la Mission d’information parlementaire qui
écrit que le colonel Rosier commande le groupement Sud. En fait, au début de Turquoise, le colonel Rosier
commande toutes les troupes sur le terrain puisqu’il n’y a que celles du COS. C’est le colonel Hogard qui
sera chef du groupement Sud.
Ce découpage en groupements est un trompe-l’œil. Le groupement Nord, basé à Kibuye, est en fait
au centre. Car il faut ajouter le groupe Turquoise qui occupe la région de Gisenyi-Ruhengeri et qui n’est
pas déclaré officiellement. Nous l’appelons « Groupement Gisenyi-Ruhengeri ».
38.4.4
Le Groupement des opérations spéciales
Il fait partie du COS, Commandement des opérations spéciales. Depuis sa création, 221 le COS réunit
des spécialistes de l’action et du renseignement sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées. 222
Le groupement COS Turquoise est commandé par le colonel Jacques Rosier, chef « opérations » de
l’état-major du COS à Taverny. 223 Pendant six jours, du 20 au 26 juin inclus, le COS dépend directement
de l’état-major des armées (EMA). 224 Rosier établit son PC à l’aéroport de Kavumu à Bukavu (Zaïre).
Il apparaît aussi comme chef du groupement Est Turquoise basé à Gikongoro.
Le colonel Rosier dispose d’un état-major COS, le DLMO (Détachement de liaison et de mise en
œuvre) composé de 10 hommes de l’EM du COS et de 20 autres du 1er RPIMa. Le lieutenant-colonel
Marcel Gegou est collaborateur immédiat de Rosier. 225 Le colonel Leduc s’occupe du site de Bukavu. 226
Le COS Turquoise est formé de 3 groupes 227 :
Groupe 1 : Un détachement de 58 hommes du 1er RPIMa commandé par le colonel Didier Tauzin,
alias Thibaut. Il a un adjoint, le lieutenant-colonel Hervé Charpentier, alias Colin. 228 L’officier « renseignement » puis « opérations » du détachement du 1er RPIMa est le lieutenant-colonel Joubert. 229
Le capitaine Éric Hervé 230 dirige les CRAP du 1er RPIMa qui participent à la reconnaissance sur
Butare le 3 juillet. Il participe à la défense de Gikongoro. Hervé est un pseudonyme formé avec la première
lettre du nom. 231
Le groupe 1 s’établit d’abord au camp de Nyarushishi puis s’avance jusque Butare, se replie et organise
un barrage à l’est de Gikongoro.
Groupe 2 : Un détachement de 43 hommes de l’escadron d’intervention des commandos de l’air
(EICA), CPA 10, basé à Nîmes, commandé par le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, alias Diego.
ONU, S/1996/195, 14 March 1996, section 13, p. 5. http://francegenocidetutsi.org/sg-1996-195.pdf
J.-C. Lafourcade [123, p. 82].
220 En fait ce sera une compagnie de commandos tchadiens. Cf. Képi Blanc, octobre 1994.
221 Le COS a été créé par arrêté du 24 juin 1992 signé Pierre Joxe. Cf. E. Micheletti [146, p. 9].
222 Jacques Isnard, Des bonbons et des fusils, Le Monde, 10 juillet 1994, p. 5.
223 B. Lugan [131, p. 214].
224 B. Lugan [131, p. 214, 266].
225 B. Lugan [131, p. 252].
226 P. Péan [177, p. 476].
227 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, p. 396].
228 Stephen Smith, Jean Guisnel, L’impossible mission militaro-humanitaire, Libération, 19 juillet 1994, pp. 12-13 ; B.
Lugan [131, p. 221].
229 Chef du DAMI/Panda du 23 décembre 1992 au 18 mai 1993. Le DAMI Joubert sera incorporé au « détachement Chimère » de février à mars 1993 et le lieutenant-colonel Joubert participera à toute l’opération de Birunga comme commandant
du secteur de Rulindo, d’après B. Lugan [131, p. 112].
230 F. Luizet, La France décide de s’interposer , Le Figaro, 5 juillet 1994.
231 Raids, no 101, p. 8.
218
219
1396
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
L’adjudant-chef Clanis en faisait partie. 232 Il fait une reconnaissance vers Bwakira. Il participe à l’opération sur Butare 233 puis est stationné à l’est de Gikongoro. 234
Groupe 3 : Un détachement formé de deux escouades de 50 hommes du commando de marine Trepel
de Lorient commandé par le capitaine de frégate Marin Gillier. Le médecin colonel Callec en fait partie. 235
Il patrouille dans le secteur Kirambo-Kibuye et stationne à Gishyita. Il porte secours aux Tutsi de
Bisesero le 30 juin. Le soir du 1erjuillet, il est envoyé sur Gikongoro puis Butare. C’est Marin Gillier qui
escorte le convoi d’orphelins de Butare jusqu’au Burundi. 236
À ces trois groupes s’ajoutent :
— Un groupe de gendarmerie de 8 hommes du GSIGN 237 qui sont répartis entre les détachements
Duval et Gillier. L’adjudant-chef Thierry Prungnaud est affecté au groupe de Marin Gillier. Selon
Dominique Garraud, le COS Turquoise compte 10 gendarmes d’élite, 2 du GIGN (Groupement
d’intervention de la gendarmerie nationale) et 8 de L’EPIGN (Escadron parachutiste de la gendarmerie nationale). 238 Le GIGN est commandé de 1992 à 1997 par le commandant Denis Favier. 239
— Un détachement de 5 hélicoptères de combat Puma de l’ALAT commandé par le lieutenant-colonel
James de Royer. 34 hommes constituent 6 équipages. 240
— Une dizaine de spécialistes des opérations en « zone hostile » du 13e Régiment de dragons parachutistes est adjointe aux hommes du commando de marine Trepel qui ont établi leur camp de
base à Gishyita. 241 Le capitaine Dunant en fait partie. 242 Le 13e RDP est rattaché à la DRM.
Les trois groupes se retrouvent début juillet à Gikongoro. Le commandement français est installé dans
le village de l’association SOS Village d’Enfants. 243 100 militaires sont installés dans les locaux d’une
école secondaire ACEPR (Association pour la Contribution à l’Éducation et au Perfectionnement au
Rwanda). 244
Unité
EM COS
1er RPIMa
Commando Marine
CPA 10
Equip. C 160
ALAT (5 hélicos)
GSIGN
CRAP (ultérieurement)
1/2 Sect. Mortiers lourds (SML)
2 pelotons Automitrailleuses légères (AML)
Total
Off.
5
11
4
3
3
4
0
Ss-off.
2
23
22
13
2
25
8
Sold.
3
44
18
27
0
5
0
Tot.
10
78 dont 20 au DLMO
44
43
5
34
8
38
222
Table 38.8 – Effectifs des COS. Sources : Rapport Rosier, MIP, Annexes, p. 396
Le groupement COS dispose pour se déplacer de 38 P-4, 20 VLRA (véhicule léger de reconnaissance
et d’appui) de 5 hélicoptères et d’un Transall C-160.
Clanis est adjudant-chef en 2006. Cf. Pascal Le Pautremat, Les commandos de l’air, Raids, mars 2006.
B. Lugan [131, p. 221].
234 Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 120].
235 François Luizet, Patrick de Saint-Exupéry, Rwanda : Les miraculés de Bisesero, Le Figaro, 2 juillet 1994, p. 5.
236 B. Lugan [131, p. 222].
237 Le GSIGN, Groupement de sécurité et d’intervention de la Gendarmerie nationale, il regroupe le GIGN, Groupement
d’intervention de la gendarmerie nationale et l’EPIGN, Escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale.
Cf. P. Barril [34, p. 91]. Le GSIGN est commandé en 1994 par le colonel Janvier.
238 Dominique Garraud, Des soldats d’élite au service de l’humanitaire au Rwanda, Libération, 2 juillet 1994, p. 17.
239 Interview de Thierry Prungnaud par Laure de Vulpian, France Culture, 22 avril 2005 ; http://www.gign.org/
groupe-intervention-gign/figures-emblematiques-du-gign.php.
240 B. Lugan [131, p. 215].
241 Dominique Garraud, Des soldats d’élite au service de l’humanitaire au Rwanda, Libération, 2 juillet 1994, p. 17.
242 B. Lugan [131, p. 270]. Lugan parle du capitaine Dinant du 13e RDP. Nous pensons qu’il s’agit du capitaine Olivier
Dunant. Voir section 29.22.8 page 1180.
243 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
244 Témoignage de D.G. à l’auteur.
232
233
1397
38.4. L’OPÉRATION TURQUOISE
38.4.5
Le Groupement Gisenyi-Ruhengeri
Pour le moment, nous ne connaissons aucun nom d’officiers, de soldats ou d’unités qui ont participé
à cette opération. Celle-ci a bien existé, mais était secrète.
38.4.6
Le Groupement Nord Turquoise
Il est formé de troupes de marine. Le colonel Patrice Sartre 245 est chef du groupement Nord Turquoise,
il est basé à Kibuye. Il y reste jusqu’au mercredi 17 août. 246
Le colonel de Stabenrath 247 est commandant en second. Il commande en août le secteur de Gikongoro. 248 Le commandant Pegouvelo « qui connaît remarquablement le pays » assiste le colonel de
Stabenrath 249 Il s’agit probablement du commandant Erwan de Gouvello, AMT en poste à Kigali en
avril 1994.
Le groupement Nord Turquoise est formé :
1. du 3e Régiment d’infanterie et de chars de marine (RICM) de Vannes qui fait partie de la 9e
division d’infanterie de marine. 250
Son PC est installé dans une école technique de Kibuye. 251 En août, le lieutenant-colonel Erik de
Stabenrath est installé avec ses hommes au « village d’enfants » de Gikongoro. 252
Le RICM est formé du 1er et du 4e escadron.
Officiers :
— Lieutenant Dominique Arrambourg, RICM, arrivé de Bouar. 253
— Lieutenant Gougeon, du premier escadron de régiment d’infanterie de marine (RICM). Il est à
Gikongoro en août. 254
— Capitaine Éric Bucquet, commandant du 1er escadron du RICM. 255 Il commande le dernier
détachement français de Gikongoro. 256 Serait arrivé le 23 juin à Rubengera avec une colonne
de vingt véhicules. 257
— Capitaine Giorda. 258 Il faisait partie du détachement Bucquet à Rubengera et était en charge
de la sécurité. 259
— Capitaine Christophe Gomart. 260
— Lieutenant Loïc Mizon. 261
Sous-Officiers :
— Adjudant Jean-Pierre Peigne ; 262
— Adjudant-chef Maury. 263
2. de la 3e batterie du 11e RAMa (Régiment d’artillerie de marine) commandée par le capitaine
Loiacono. 264
245 À Sarajevo en janvier 1992, il n’a pas empêché l’assassinat du vice-Premier ministre bosniaque. Cf. N. Poincaré [170,
p. 108].
246 Jean Hatzfeld, Kibuye doute des Casques bleus noirs, Libération, 18 août 1994, p. 12.
247 Le colonel de Stabenrath est un ancien de Sarajevo, comme le colonel Sartre.
248 Rwanda : Death, Despair and Defiance [5, p. 424].
249 Raids, no 101, p. 28.
250 P.H. Desaubliaux, Le Figaro, 6 juillet 1994.
251 Vincent Hugeux, Dix ans après le génocide, Retour à Bisesero, L’Express, 13 avril 2004.
252 V. Hugeux, Les désarrois des soldats de l’opération « Turquoise », L’Express, 4 août 1994.
253 Corine Lesnes, Les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », Le Monde, 28 juin 1994, p. 7.
254 Jean Hélène, Rwanda : après les Français, l’inquiétude, Le Monde, 20 août 1994, pp. 1, 4.
255 Yves Debay, Raids, no 101, p. 27 ; Les opérations humanitaires sur le terrain, L’Avenir, 4 juillet 1994.
256 Jean Hélène, Rwanda : après les Français, l’inquiétude, Le Monde, 20 août 1994, pp. 1, 4.
257 Rapport Mucyo [65, pp. 206, 229-230].
258 Le lieutenant Giorda (Jean-Pascal, René) des troupes de marine est nommé au grade de capitaine le 1er juillet 1991,
J.O. no 155 du 5 juillet 1991, NOR : DEFM9101576D.
259 Rapport Mucyo [65, p. 230].
260 Gilles Trequesser, Ministres face à des réfugiés sceptiques, Reuter, 14 août 1994.
261 Nathalie Guibert, Rwanda : le chef d’état-major dénonce les « faiseurs d’opinion » adeptes de « vérité simple », Le
Monde, 14 juin 2019. http://francegenocidetutsi.org/LecointreDenonceFaiseursOpinionLM14062019.pdf .
262 TPIR, procès Musema.
263 Raids, no 101, p. 27.
264 Raids, no 101, p. 28.
1398
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
3. de la 1re compagnie du 3e RIMa commandée par le capitaine Lecointre. 265 Le capitaine Lecointre, 266 commande les troupes à Gisovu. 267
En font partie :
— Lieutenant Bonraisin ; il commande les troupes à Gisovu. 268
— Adjudant Peigne ; il stationne à Gisovu.
— Caporal Delat. 269
— Caporal Severin.
— E. Colin.
— Jean-Louis Zoude. 270
4. de la 1re compagnie du 2e RPIMa commandée par le capitaine Marc Zwilling. Elle vient de la
Réunion et comprend 140 hommes. Ils embarquent le 30 juin à Saint-Denis-de-la-Réunion dans
des avions d’Air France spécialement affrétés. 271
En font partie :
— Caporal-chef Éric Chrestia ;
— Jean-Patrice Thurloy.
L’affectation de cette compagnie dans l’organigramme de Turquoise n’est pas indiquée dans le rapport
et les annexes de la Mission d’information parlementaire. Elle serait présente au camp de Murambi à
Gikongoro selon Corine Lesnes. 272 Frédéric Fritscher la signale également à Cyangugu. 273 Mais Bernard
Lugan déclare que c’est faux dans la note suivante :
Ce ne sont pas les « parachutistes de la 1re compagnie du 2e RPIMa » qui opéraient dans Cyangugu
et aux environs, mais les légionnaires de la 13e DBLE et du 2e REI. Pour mémoire, la 1re compagnie du
2e RPIMa, venue de La Réunion où elle était basée, devait initialement être rattachée au Groupement
Sud. Elle ne le fut pas parce que ne disposant d’aucun véhicule ( !), son emploi fut beaucoup plus aisé
et efficace à Goma. (Entretien avec le colonel Hogard). 274
Dont acte, mais cela voudrait dire que deux journalistes, Fritscher et Lesnes ont fabulé. Il est possible
que la compagnie ait été scindée.
Un aumônier militaire, Michel Laurent, était à Kibuye. 275
38.4.7
Le Groupement Sud Turquoise
Le lieutenant-colonel Jacques Hogard 276 commande le groupement Sud Turquoise (Cyangugu), qui
est formé de troupes de la Légion étrangère.
Son état-major, l’EMT Sierra, est basé sur l’aéroport de Kamembe. 277 Cependant Luc Pillionnel
rencontre le lieutenant-colonel Hogard sur la base de Kavumu où il semble avoir installé son QG. 278 Dans
cet état-major tactique, le capitaine Bruno Guibert est adjoint « opérations », le capitaine Georges Le
Menn est second officier « opérations », le lieutenant-colonel Jean-Louis Laporte, commandant en second,
est adjoint pour l’organisation matérielle (transmissions) et la logistique, 279 le capitaine Bernard Gondal
Raids, no 101, pp. 27-29.
Le lieutenant Lecointre (François, Gérard, Marie) des troupes de marine est nommé au grade de capitaine le 1er juillet
1991, J.O. no 155 du 5 juillet 1991, NOR : DEFM9101576D.
267 TPIR, procès Musema, pièce à conviction D81.
268 TPIR, procès Musema.
269 Raids, no 101, p. 30.
270 Militaires. Un éclairage sur le stress post-traumatique, Le Télégramme de Brest, 8 mai 2019. http://
francegenocidetutsi.org/MilitairesTraumatismesLT8mai2019.pdf .
271 Cassette VHS Opération Turquoise, 2e RPIMa. Caméra : caporal Aubril.
272 Corine Lesnes, « On ne passe plus », Le Monde, 6 juillet 1994, p. 4.
273 Frédéric Fritscher, Sans abris, sans eau, sans soins..., Le Monde, 21 juillet 1994, pp. 1, 3.
274 B. Lugan [131, p. 230].
275 Témoignage d’un rescapé, René Musabeyezu. Cf. S. Farnel [80, p. 477]
276 Le lieutenant-colonel Jacques Hogard est détaché de l’état-major de Djibouti. Cf. Raids, no 101, p. 15.
277 Éric Micheletti Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101, p. 15.
278 Luc Pillionnel, 14 hommes, 3 véhicules, un civil suisse, Rwanda 19-20 juillet 1994, avec des soldats français de
l’opération “Turquoise”, Colloque « Hommage à la résistance des Basesero », Genève, 13-14 février 2010.
279 B. Lugan [131, pp. 219, 220, 223] ; J. Hogard [104, p. 28].
265
266
1399
38.4. L’OPÉRATION TURQUOISE
est chef du bureau de renseignement. 280 Deux sous-officiers sont affectés à l’EMT, Rebeyrol-Brimeur et
Faustino Rosalès. Le caporal Thierry et le sergent Galant Olivier sont affectés aux transmissions radio. 281
Le groupement Sud comporte des détachements de liaison (D.L.) formés d’officiers ayant déjà servi
au Rwanda, qui se révèleront d’un précieux secours. 282 On remarque notamment que deux officiers AMT
en poste à Kigali en avril, les commandants Chamot et Fargues constituent le « précieux détachement de
liaison (DL) auprès des autorités et des forces armées rwandaises ». 283
Un aumônier, le père Richard Kalka, est affecté au groupement. 284
Le groupement Sud Turquoise est formé de trois unités :
1. La 3e compagnie de la 13e demi-brigade de Légion étrangère (DBLE) est commandée par le capitaine Daniel Bouchez. 285 Son PC est dans l’usine à thé de Gisakura. 286 La 13e DBLE basée à
Djibouti est commandée par le colonel Perez, remplacé le 1er août 1994 par le lieutenant-colonel
Emmanuel Beth. 287 Le général Coppin commande les forces françaises à Djibouti. 288
La 3e compagnie comporte 4 sections spécialisées :
— Section 1 : commandos ;
— Section 2 : nageurs, reconnaissance ;
— Section 3 : snipers ;
— Section 4 : combat.
La 3/13 DBLE établit un « verrou stratégique » à Kitabi sur la route de Gikongoro à l’est de la
forêt de Nyungwe. 289
Le 6 août, le lieutenant-colonel Beth, nouveau commandant de la 13e DBLE, vient inspecter la 3e
compagnie à l’usine à thé de Gisakura. 290
La 3/13 DBLE restera un mois de plus à Goma après le retrait de Turquoise pour assurer la
protection de l’aéroport. 291
Sous-officiers :
— Sergent Opeta 292
— Adjudant Rosso 293
— Adjudant Renard 13e DBLE 294
2. La 1re compagnie du 2e Régiment étranger d’infanterie (REI), commandée par le capitaine Franck
Nicol. 295 Selon Guillaume Ancel, elle est en place à l’aérodrome de Bukavu dès le 28 mais ne reçoit
pas de mission avant le 30 juin. Le PC de Nicol domine le camp de Nyarushishi qu’il est chargé
de protéger. Le 2e REI basé à Nîmes est commandé par le colonel Emmanuel de Richoufftz. 296
Officiers :
— Capitaine Guillaume Ancel du 68e régiment d’artillerie. Il est affecté au 2e REI comme contrôleur avancé pour diriger des frappes aériennes. 297 Il est en poste à Nyarushishi et à la base de
B. Lugan [131, p. 249] ; J. Hogard [104, pp. 29, 65] ; G. Périès [179, p. 325].
Témoignage de Cassien Bagaruka, pompier qui travaillait à l’aéroport de Kamembe pendant le génocide. Cf. Rapport
Mucyo [65, Annexes].
282 Cahier Ruanda, Opération Turquoise, p. 3, Képi blanc, no 549, octobre 1994.
283 J. Hogard [104, p. 90].
284 J. Hogard [104, p. 107] ; J. Ndorimana [158, p. 102].
285 Éric Micheletti Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101, p. 16.
286 Gisakura est à l’est de Kamembe et à l’ouest de la forêt de Nyungwe. Cf. Képi blanc, no 549, octobre 1994, et voir
carte 1.1 page 19.
287 Le lieutenant-colonel Beth vient inspecter la 3e compagnie de la 13e DBLE le 6 août 1994 à Gisakura. Cf. Képi blanc,
octobre 1994, Ruanda. Opération Turquoise.
288 Képi blanc, octobre 1994, p. 26.
289 Raids, no 101, p. 16 ; F. Luizet, Le Figaro, 5 juillet 1994.
290 Képi blanc, no 549, octobre 1994.
291 J. Hogard [104, p. 123].
292 Éric Micheletti Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101 p. 17.
293 Ibidem p. 20.
294 B. Lugan [131, p. 245].
295 B. Lugan [131, p. 219].
296 Le Monde, 4 avril 1993, p. 9.
297 Guillaume Ancel, Rapport du capitaine Ancel, contrôleur avancé. Objet : Participation à l’opération Turquoise au
Rwanda , 15 septembre 1994. http://francegenocidetutsi.org/AncelRapportFinMission15septembre1994.pdf
280
281
1400
38. LES UNITÉS MILITAIRES FRANÇAISES ENGAGÉES AU RWANDA
Kamembe. 298
— Lieutenant Bariety, commandant de la 3e section. 299
Sous-officiers :
— Sergent Tocque.
3. Le groupement CRAP du 2e REP aux ordres du lieutenant Raoul 300 dont le sergent-chef Martin. 301 Ce groupement est remplacé fin juillet par celui du 35e RAP. 302
À ces trois groupes s’ajoutent :
— L’EMMIR (Ensemble médical mobile d’intervention rapide) dirigé par le médecin-colonel Auclair,
est installé sur le stade de Kamembe, là où les Tutsi étaient enfermés. 303 Autre médecin militaire :
Martin.
— Un détachement de transmissions et de soutien du 14e R.P.C.S.
— Un détachement de transit du Régiment de livraison par air (R.L.A.).
— Un détachement tchadien commandé par le capitaine Wardougou Darkon.
Unité
3/13 DBLE
1/2 REI
EMMIR
CRAP 2e REP
Off.
6
Ss Off.
21
Sold.
120
Tot.
147
150
8
10
Table 38.9 – Effectifs du groupement Sud Turquoise
Autres légionnaires :
Lieutenant Bruno Gournay responsable du groupe de légionnaires chargés de la surveillance frontalière. 304
38.4.8
Autres militaires de Turquoise
Philippe Monin, militaire français, participe à Turquoise. Il joue en 2007 dans le film d’Alain Tasma. 305
Commandant Pierre-Jean Segnier. 306
Capitaine Courtois. 307
Patrick Sendra, adjudant-chef, 3e RPIMa de Carcassonne. 308
Lieutenant Arthur da Silva, 6e REG (Régiment étranger de génie), Laudun (Gard). Enterre les morts
à Goma. 309 Selon Thierry Prungnaud, le 6e REG remplace le groupe Gillier à Bisesero.
298 Christophe Deroubaix, A Cyangugu, j’ai ressenti l’angoisse du lendemain, L’Humanité, 1er août 1994 ; Témoignage de
Luc Pillionnel à la commission Mucyo, 14 juin 2007 [65, Annexes, p. 143].
299 Éric Micheletti Les bérets verts de la Légion sur les collines du Rwanda, Raids, no 101, p. 21.
300 B. Lugan [131, pp. 224, 249] ; J. Hogard [104, pp. 30, 96].
301 Raids, no 101, p. 21.
302 Képi blanc, no 549, octobre 1994 ; B. Lugan [131, p. 224].
303 Florence Aubenas, L’uniforme mal taillé des soldats de la force Turquoise, Libération, 28 juillet 1994.
304 Christophe Deroubaix, A Cyangugu, j’ai ressenti l’angoisse du lendemain, L’Humanité, 1er août 1994.
305 New Times, 30 juin 2007.
306 FR3, 24 juin 1994.
307 Visite le français Alain Lœuillet à Gisenyi. Cf. Journal France 2 Dernière, 28 juin 1994.
308 Cassette VHS Opération Turquoise, 2e RPIMa. Caméra : caporal Aubril.
309 Cassette VHS Opération Turquoise, 2e RPIMa. Caméra : caporal Aubril.
1401
Chapitre 39
La MINUAR
39.1
Composition de la MINUAR
Nous présentons ici une liste de noms de membres de la MINUAR. Certains sont très connus et d’autres
moins, mais nous les avons noté au cours de notre travail. Cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité.
— Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU au Rwanda.
— Mamadou Kane, conseiller politique de Booh-Booh.
— Moctar Gueye, porte-parole adjoint de la MINUAR.
— Gilbert Ngijol, assistant du représentant spécial Booh-Booh.
— Abdul Kabia (Sierra Leone), directeur exécutif par intérim de la MINUAR.
— Roméo Dallaire, général, commandant de la MINUAR (Canada).
— Henry Anyidoho, adjoint du commandant en chef, commandant des troupes ghanéennes
(Ghana).
— Luc Marchal, colonel, commandant du secteur de Kigali de la MINUAR (Belgique).
— Joseph Dewez, colonel, commandant le bataillon belge, Kibat (Belgique).
— Colonel Moen (Pakistan), chef des opérations de la MINUAR.
— Colonel Walter Balis (Belgique), chef adjoint des opérations de la MINUAR.
— Mbaye Diagne, capitaine, observateur militaire (Sénégal). Tué le 31 mai 1994.
— Brent Beardsley (Canada), assistant du général Dallaire. Évacué le 1er mai 1994 pour raisons
médicales.
— Amadou Deme, capitaine, officier de renseignement (Sénégal).
— Robert Van Putten, capitaine, aide de camp de Dallaire (Pays-Bas). Robert accompagne
Dallaire dans la journée du 7 avril.
— Clayton Yaache (Ghana), commande le secteur de la zone démilitarisée puis la cellule d’assistance humanitaire.
— Don MacNeil, major, membre de la cellule d’assistance humanitaire (Canada).
— Jean-Guy Plante, major, chargé des médias (Canada).
— Pierre Méhu, porte-parole de la MINUAR.
— Joe Sills, porte-parole de la MINUAR. 1
— Marec Pajik, major (Pologne). 2
— Stefan Stec, major (Pologne). 3
— Babacar Faye, capitaine (Sénégal). 4
— Butch Waldrum, conseiller logistique. 5
— Cherif El Oualide Mbodj, capitaine (Sénégal). 6
1
2
3
4
5
6
160.
F. Reyntjens [182, p. 40].
L. Melvern [140, p. 132].
Ibidem.
Témoin au procès Bagosora.
Mark Huband, French lead flight from Rwanda, The Guardian, 11 Avril 1994.
Amadou Deme, Rwanda 1994 and the Failure of the United Nations Mission. The whole Truth, 8 avril 2014, pp. 62,
1403
39.1. COMPOSITION DE LA MINUAR
— Colonel Nazrul, commandant du bataillon bangladais. 7
39.1.1
-
Militaires du Sénégal
Babacar Faye, capitaine (ou Bubacar) ;
Mbaye Diagne, capitaine ;
Amadou Deme, capitaine, officier de renseignement ;
Samba Tall, capitaine, military observer ; 8
Cherif El Oualide Mbodj, capitaine, liaison officer assigned at airport.
Mamadou Sarr, colonel.
39.1.2
Observateurs militaires
— Isoa Tikoka, colonel (Fidji), chef du Groupe d’observateurs militaires de la MINUAR .
— Somalia Iliya, lieutenant-colonel (Nigeria), observateur militaire dans le secteur FPR au nord du
Rwanda.
— Alade, Samuel Ilesanmi, (Nigeria) observateur militaire .
— Luc Racine, major (Canada), observateur militaire. 9
— Samba Tall, capitaine (Sénégal), military observer.
— Doumbia, lieutenant-colonel (Mali).
Pays
Austria
Bangladesh
Belgium
Botswana
Brazil
Canada
Congo
Egypt
Fiji
Ghana
Hungary
Malawi
Mali
Netherlands
Nigeria
Poland
Romania
Russian Federation
Senegal
Slovakia
Togo
Tunisia
Uruguay
Zimbabwe
Total
Effectif
15
942
440
9
13
2
26
10
1
843
4
5
10
9
15
5
5
15
35
5
15
61
25
29
2 548
Table 39.1 – Effectifs de la MINUAR, y compris les observateurs de la MONUOR, le 22 mars 1994
(Source : ONU S/1994/360 section 25)
L. Marchal [135, p. 238].
Mark Doyle, Capt Mbaye Diagne : A good man in Rwanda, BBC, 2 avril 2014. http://www.bbc.com/news/
magazine-26793157
9 Le major Luc Racine est décédé au Mali le 12 septembre 2008.
7
8
1404
Chapitre 40
Sigles
ACEPER : Association pour la contribution à l’éducation et au perfectionnement au Rwanda. C’est
un nom d’école.
ADL : Association rwandaise pour la défense des Droits de la personne et des libertés publiques
(président Prof. Ntezimana).
AFDL : Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre, formée le 18 octobre
1996.
AFEPADEM : Association des femmes parlementaires pour la défense des droits de la mère et de
l’enfant.
AEMG : Autorisation d’exportation de matériels de guerre délivrée par le Secrétariat général de
la Défense nationale (SGDN) dépendant du Premier ministre (France). Les cessions directes par
prélèvement sur le matériel de l’armée française ne nécessitent pas d’AEMG.
AGR : Armée gouvernementale rwandaise (= FAR), sigle utilisé par R. Dallaire.
ALAT : Aviation légère de l’armée de terre (France).
ALIR : Armée de libération du Rwanda. Branche armée du RDR, créée en 1997, elle est formée
d’anciens génocidaires et s’illustre de manière sanglante par des actions d’infiltration dans le nordouest du Rwanda.
AMASASU : Alliance des militaires agacés par les séculaires actes sournois des Unaristes.
AML : Automitrailleuse légère Panhard. Blindé à roues, AML60 ou AML90.
AMT : Assistance militaire technique : coopérants militaires français au Rwanda.
AP : Human rights watch arms project.
APROSOMA : Association pour le progrès social de la masse.
ACP : Antenne chirurgicale parachutable (parachutistes belges de KIBAT).
APC : Armoured personnel carrier. Véhicule blindé de transport de troupe.
APR : Armée patriotique du Rwanda (FPR). Anglais RPA.
ARD : Alliance pour le Renforcement de la Démocratie. Elle regroupe les partis MRND, CDR,
PECO, PARERWA, PADER.
ARDHO : Association rwandaise pour la défense des Droits de l’homme (président A.-M. Nkubito).
ARI : Agence rwandaise d’information.
ASI : Aero Services International, société employeur de l’équipage du Falcon d’Habyarimana.
AVP : Association des volontaires de la paix (rwandaise).
BACAR : Banque continentale africaine Rwanda, directeur Pasteur Musabe, frère du colonel Bagosora.
BBL : Banque Bruxelles Lambert.
1405
BBTG : Broad Based Transition Government. Gouvernement de transition à base élargie, défini par
les accords de paix d’Arusha d’août 1993. GTBE en français.
BCR : Banque commerciale du Rwanda.
BEM : Breveté d’état-major (armée belge).
BLU : Abréviation de « bande latérale unique ». C’est une technique de communication radio par
modulation d’amplitude dans laquelle on a supprimé la porteuse et l’une des bandes latérales.
Grâce à son efficacité en occupation de spectre radioélectrique et en énergie émise, la BLU est
surtout utilisée pour les liaisons de téléphonie haute fréquence (HF), dans le domaine maritime,
militaire, aviation ou radioamateur.
BNR : Banque nationale du Rwanda.
BNP : Banque nationale de Paris.
C-130 : Avion de transport militaire Hercules quadrimoteur.
C-160 : Avion de transport militaire Transall bimoteur.
CEMA : Chef d’état-major des armées (françaises).
CEC : Commission d’enquête citoyenne. Collectif d’associations françaises qui en 2004 a envoyé un
cinéaste au Rwanda recueillir des témoignages et a tenu des assises du 22 au 27 mars.
CECFR : Centre culturel français de Kigali.
CEPGL : Communauté économique des pays des Grands Lacs.
CERM : Centre d’exploitation du renseignement militaire (France).
CDR : Coalition pour la défense de la République (parti extrémiste hutu rwandais).
CHK : Centre hospitalier de Kigali.
CICR : Comité International de la Croix rouge.
CIEEMG : Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (France).
Ne délivre qu’une autorisation préalable.
CIVIPOL : Unité de police civile des Nations Unies accompagnant la MINUAR.
CND : Conseil national de développement (qui est l’assemblée nationale rwandaise). C’est dans les
bâtiments du CND qu’est stationné le bataillon du FPR depuis le 28 décembre 1993, en vertu des
Accords d’Arusha.
CNLG : Commission nationale de lutte contre le génocide. Organisme officiel rwandais chargé de
s’occuper des victimes du génocide et de combattre son idéologie.
COA : Centre opérationnel des armées (françaises).
COIA : Centre opérationnel interarmées (françaises).
COFUSCO : Commandement des fusiliers marins et commandos-marine (français).
COS : Commandement des opérations spéciales (armée française).
CPA 10 : Commando parachutiste de l’air (armée française).
CPCR : Collectif des parties civiles rwandaises. Association réunissant des plaintes contre des présumés criminels rwandais résidant en France.
CRAP : Commando de recherche et d’action en profondeur (armée française).
CRCD : Centre de recherche et de documentation criminelle (Rwanda).
CRDDR : Comité pour le respect des Droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda (en Belgique).
CTM : Coopération technique militaire (Belgique).
CVR : Cockpit voice recorder. Enregistreur des conversations dans la cabine de pilotage d’un avion.
CVRT : Combat Vehicle Reconnaissance (Tracked). Véhicule blindé de reconnaissance assez léger
pour être aérotransportable.
DAMI : Détachement d’assistance militaire à l’instruction (armée française).
1406
40. SIGLES
DAO : Détachement d’assistance opérationnel (nom originel du DAMI, armée française).
DAS : Direction des affaires stratégiques du ministère de la Défense (France).
DGSE : Direction générale de la sûreté extérieure, agence française de renseignement et d’espionnage.
DLMO : Détachement de liaison et de mise en œuvre (Commandement des opérations spéciales armée française).
DMAT : Département militaire d’assistance technique (armée française).
DMZ : Zone démilitarisée. Située en Nord du Rwanda, elle fait tampon entre le FPR et les FAR.
Elle est surveillée début avril 1994 par le bataillon ghanéen de la MINUAR.
DOMP : Département des opérations de maintien de la Paix de l’ONU, (en anglais DPKO).
DOS : Division des opérations spéciales (aviation française).
DPKO : Department of Peace Keeping Operations, de l’ONU, en français DOMP.
DPSD : Direction de la protection et de la sécurité de la Défense, ancienne Direction de la sécurité
militaire (France).
DPU : Dispositif de protection urbaine, quadrillage organisé par le colonel Trinquier durant la Bataille d’Alger (1957).
DRM : Direction du renseignement militaire (armée française).
DSP : Division spéciale présidentielle (garde présidentielle de Mobutu).
DST : Direction de la surveillance du territoire. Service de contre-espionnage français.
ECPA : Établissement cinématographique et photographique des armées. Nouvelle dénomination du
service cinématographique de l’armée (SCA) et de l’établissement cinématographique des armées
(ECA) (France).
ECPAD : Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense. Succède à
l’ECPA (France).
EFAO : Éléments français d’assistance opérationnelle (troupes prépositionnées en Afrique).
EGENA : École de gendarmerie nationale à Ruhengeri.
EHS : Escadrille des hélicoptères spéciaux (armée française).
EMA : État-major des armées (France).
EMMIR : Ensemble médical mobile d’intervention rapide (armée française).
ENI : abréviation pour l’ennemi utilisée par les militaires rwandais.
EPIGN : Escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale (France).
ESM : École supérieure militaire à Kigali.
EUC : End User Certificate (Certificat de l’utilisateur final, pièce exigée en France pour les exportations d’armes).
FAR : Forces armées rwandaises.
FAR : Force d’action rapide (armée française).
FC : Force commander. Commandant de la force des Nations Unies, donc le général Dallaire jusqu’au
15 août 1994.
FDC : Forces Démocratiques du Changement. Elles regroupent les partis d’opposition MDR, PSD,
PL, PDC, PSR.
FDLR : Forces démocratiques pour la libération du Rwanda, mouvement politico-militaire opposé
au régime rwandais actuel où se retrouvent nombre d’auteurs du génocide de 1994.
FDR : Flight data recorder. Enregistreur des paramètres de vol d’un avion.
FNC : Fusil d’assaut de la Fabrique nationale d’Herstal (Belgique).
FPR : Front patriotique Rwandais, rébellion formée d’exilés qui attaque le Rwanda depuis l’Ouganda
à partir d’octobre 1990.
GIGN : Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (France).
1407
GIR : Gouvernement intérimaire rwandais, mis en place le 9 avril 1994.
GISGP : Groupement d’intervention et de sécurité de la garde présidentielle (Rwanda).
GOMN : Groupe d’observateurs militaires neutres de l’OUA mis en place après l’accord de cessezle-feu du 12 juillet 1992 prorogé par l’accord de Dar es-Salaam du 7 mars 1993 (anglais NMOG).
GP : Garde présidentielle rwandaise. Ou Pistolet Browning GP (Grande puissance) produit par la
fabrique d’armes de Herstal (Belgique).
GSIGN : Groupement de sécurité et d’intervention de la Gendarmerie nationale (française), il regroupe le GIGN, l’EPIGN et le GSPR.
GSPR : Groupement de sécurité de la présidence de la République (française).
GTBE : Gouvernement de transition à base élargie, défini par les accords de paix d’Arusha d’août
1993. BBTG en anglais.
HCR : Haut commissariat aux réfugiés (agence de l’ONU).
ICTR : International Criminal Tribunal for Rwanda. TPIR en français.
IDC : Internationale démocrate chrétienne.
IHEDN : École des hautes études de la défense nationale (France).
INMARSAT : Dès 1993, le système INMARSAT permet à l’aide d’une valise spéciale et d’une
antenne parabolique de téléphoner et d’envoyer des fax depuis n’importe quel point de la terre via
un réseau de satellites géostationnaires relié au réseau téléphonique habituel.
JMO : Journal de marche et d’opérations (armée française).
JORF : Journal officiel de la République française.
JVN : Jumelles de vision nocturne.
KIBAT : Kigali Battalion de la MINUAR, formé de soldats belges. KIBAT I, commandé par le
colonel Leroy, est remplacé le 14 mars 1994 par KIBAT II, commandé par le colonel Dewez.
KWSA : Kigali Weapons Secure Area, zone de consignation des armes établie dans la ville de Kigali
et les environs.
LICHREDHOR : Ligue chrétienne de défense des Droits de l’homme au Rwanda.
MAM : Mission d’assistance militaire au ministère français de la Coopération ou à l’ambassade de
France à Kigali.
MDR : Mouvement démocratique républicain (parti politique rwandais).
MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la
résolution 872 du Conseil de sécurité (anglais UNAMIR).
MIP : Mission d’information parlementaire française de 1998. Intitulé exact : Mission d’information
de la commission de la Défense nationale et des Forces armées et de la commission des Affaires
étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda
entre 1990 et 1994.
MIPR : voir MIP.
MIS : Maintenance Internationale Services, société employeur de l’équipage du Falcon d’Habyarimana.
MMC : Mission militaire de coopération (France).
MNC : Mouvement national congolais, parti de Lumumba.
MOF : Mission d’observateurs français à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda qui fonctionne
du 26 novembre 1991 au 10 mars 1992.
MONUC : Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo.
MONUOR : Mission d’observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda, créée le 22 juin 1993 par
la résolution 846 du Conseil de sécurité. (Anglais : UNOMUR)
MRLS : Multiple Launch Rocket System (lance-roquette multiple).
1408
40. SIGLES
MRND : Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique présidé par Juvénal Habyarimana. Il devient après 1991 le Mouvement républicain national pour la démocratie
et le développement (MRNDD).
NRA : National Resistance Army (Ouganda).
NSA : The National Security Archive (USA).
OACI : Organisation de l’aviation civile internationale (ICAO en anglais).
OIOS : United Nations. Office of Internal Oversight Services (Bureau des services du contrôle interne
des Nations unies).
ONATRACOM : Office national de transport en commun.
ORINFOR : Office rwandais d’information.
OUA : Organisation de l’unité africaine.
Parmehutu : Parti du mouvement de l’émancipation hutu, créé par Grégoire Kayibanda avec le
soutien de l’Église catholique.
PCIAT : Poste de commandement interarmées de théâtre (armée française).
PDC : Parti démocrate chrétien.
PL : Parti libéral.
PNUD : Programme des Nations Unies pour le développement (anglais UNDP).
PSD : Parti social démocrate.
RADER : Rassemblement démocratique rwandais, parti créé par l’administration belge pour faire
pièce à l’UNAR.
RANU : Rwandese national union, parti d’exilés rwandais.
RAPAS : Recherche aéroportée et actions spéciales. Formation spécifique donnée au 1er RPIMa
(armée française).
RASURA : Radar de surveillance rapprochée.
RDR : Rassemblement pour le retour des réfugiés et de la démocratie au Rwanda (en anglais Republican rally for democraty in Rwanda). Créé par les ex-FAR et Interahamwe le 3 avril 1995 au
camp de Mugunga (Zaïre).
REP : Régiment étranger de parachutistes (Légion étrangère de l’armée française).
RG : Renseignements généraux. Service de renseignement de la police française.
RGF : Rwandan Government Forces : Forces armées rwandaises (FAR).
RICM : Régiment d’infanterie et de chars de marine (France).
ROE : Rules of engagment, règles d’engagement de la MINUAR.
RTLM : ou RTLMC, Radio-télévision libre des mille collines, créée en 1993.
RPIMa : Régiment parachutiste de l’infanterie de marine (France).
RUTBAT : Bataillon du Bangladesh de la MINUAR.
SARM : Service d’action et de renseignement militaire (Zaïre).
SATIF : Services et assistance aux techniques industrielles françaises, société employeur de l’équipage
du Falcon d’Habyarimana.
SCR : Service central de renseignements (rwandais).
SDN : Société des Nations.
SGDN : Secrétariat général de la Défense nationale (France).
SGR : Service général du renseignement du ministère de la Défense nationale (Belgique).
SHD : Service historique des armées (France).
SCTIP : Service de coopération technique internationale de police (France).
SIRPA : Service d’information et de relations publiques des armées (françaises).
1409
SML : Section de mortiers lourds (armée française).
SNIP : Service national d’intelligence et de protection de la population (Zaïre).
TPIR : Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha, créé par la résolution 955 du Conseil
de sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).
TPIY : Tribunal pénal international pour la Yougoslavie à La Haye, créé par la résolution 827 du
Conseil de sécurité des Nations Unies, le 25 mai 1993.
TRAFIPRO : Coopérative de consommation et de producteurs de café Travail, Fidélité, Progrès,
créée à l’initiative de la Coopération suisse.
UDPS : Union pour la démocratie et le progrès social, principal parti d’opposition zaïrois dirigé par
Étienne Tshisekedi.
UNAR : Union nationale rwandaise, parti monarchiste rwandais, hostile aux colonisateurs belges.
UNCIVPOL : Division de la police civile des Nations Unies. Complète la MINUAR.
UNDP : United Nations development program (français PNUD).
UNHCR : voir HCR.
UNICOI : United Nations International Commission of Inquiry (Rwanda). Commission créée par
la résolution 1013 (1995) du Conseil de sécurité pour surveiller le respect de l’embargo sur les
livraisons d’armes à destination du Rwanda.
UNMO : United Nations military observers (observateurs militaires des Nations Unies).
UNMOS : Cf. UNMO.
UNOMUR : United Nations observer mission Uganda-Rwanda, créée par la résolution 846 (1993)
du Conseil de sécurité. (Français : MONUOR)
UNREO : Bureau d’urgence des Nations-Unies pour le Rwanda.
VLRA : Véhicule léger de reconnaissance et d’appui (armée française).
VSN : Volontaire du service national (français).
ZHS : Zone humanitaire sûre, dénomination donnée en France à la zone « humanitaire » créée par
la France le 5 juillet 1994 dans le cadre de l’opération Turquoise.
ZPH : Zone de protection humanitaire, expression utilisée par l’entourage du général Dallaire pour
désigner la zone du Rwanda occupée par l’opération Turquoise.
1410
Chapitre 41
Glossaire
Abacengezi : Infiltrés.
Abakiga : Appellation désignant les personnes originaires de certaines régions du Nord du Rwanda.
Abatabazi : Les défenseurs, les sauveurs. Le gouvernement d’Abatabazi, « gouvernement des sauveurs » est le nom que s’est donné le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR).
Abakombozi : Mouvement de jeunesse du PSD. Ils deviennent une milice et participent au génocide
comme les Interahamwe.
Akazu : « Petite maison », nom qui désigne des proches du Président Habyarimana principalement
de son épouse Agathe et de ses frères, qui, pour garder le pouvoir, entretiennent des organisations
hutu extrémistes et même un escadron de la mort.
Amafaranga : Francs ou français. Les miliciens criaient « amafaranga » en ouvrant les barrières. 1
Bakiga : Originaires du Nord du Rwanda, des préfectures de Gisenyi, Ruhengeri et Byumba.
Banyanduga : Originaires du Nduga (Rwanda central).
Gacaca : Tribunaux traditionnels réactivés en raison de la saturation des institutions judiciaires pour
juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide.
Gutsembatsemba : Exterminez les Tutsi.
Ibyitso : Complice, sous-entendu du FPR, désigne les Tutsi de l’intérieur. Les membres des partis
d’opposition, favorables aux accords d’Arusha sont aussi devenus des Ibyitso.
Inkuba : « La foudre », nom de la jeunesse du parti MDR.
Impuzamugambi : « Ceux qui ont le même but », nom de la milice du parti CDR.
Ingo : Pluriel de rugo.
Inkotanyi : « Ceux qui vont jusqu’au bout ». Nom que se sont donnés les soldats du FPR.
Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste.
Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice du MRND, le
parti du président Habyarimana.
Kamarampaka : Nom donné au référendum du 25 septembre 1961, qui a mené à l’indépendance du
Rwanda.
Kanguka ; « Réveille-toi », nom d’un journal d’opposition créé par Valens Kajeguhakwa.
Kangura : « Réveille-le », nom d’un journal extrémiste créé par Hassan Ngeze. Le nom a été choisi
pour susciter la confusion avec Kanguka.
Kinani : « L’invincible », surnom donné à Juvénal Habyarimana.
Kubohoza : Libérer quelqu’un contre sa volonté, l’obliger de changer de parti politique.
1
J.-M. Milleliri [147, p. 71].
1411
Nyumba kumi : C’est la plus petite unité administrative composée de 10 maisons ou familles. Cette
unité a un responsable qui se nomme également « nyumba kumi ». En kinyarwanda, « nyumba »
veut dire maisons et « kumi » veut dire dix. C’est un mot forgé à partir du swahili, une langue
africaine parlée en Tanzanie, au Rwanda (en ville), au Kenya et au Congo.
Rubanda nyamwinshi : Le peuple majoritaire, sous-entendu le peuple hutu.
Rugo : Pluriel ingo, habitation des paysans rwandais avec son enclos.
Simusiga : Aucun témoin ne doit survivre ou je ne l’épargne plus.
Tubatsembatsembe : Exterminons les Tutsi.
Turihose : « Nous sommes partout », nom d’un groupe d’Interahamwe d’élite.
Ubwoko : Clan, race, tribu, groupe de consanguins. Ubwoko désignait l’ethnie (Hutu, Tutsi, Twa,
Naturalisé) sur les cartes d’identité. 2
Ubuhake : Contrat fondé sur l’échange de la force de travail contre du bétail. Il est devenu pour les
idéologues le symbole de l’esclavage des Hutu par les Tutsi.
Ubutabera : Justice en kinyarwanda. Nom d’un bulletin d’informations sur le TPIR, disparu depuis
2002, de même que le site web http://www.diplomatiejudiciaire.com.
Umuganda : Travaux collectifs à participation obligatoire créés par le MRND, pour reprendre la
pratique des travaux obligatoires imposée par l’administration coloniale. Ils sont supervisés par le
nyumbakumi. Ils existent encore à ce jour. Pendant le génocide, la traque des Tutsi faisait partie
de l’Umuganda.
2
I. Linden [127, p. 409] ; J.-P. Gouteux [95, p. 424] ; G. Prunier [175, pp. 485-486].
1412
Chapitre 42
Le fax de Dallaire du 11 janvier 1994
Le fac-similé du code câble envoyé par Dallaire à l’ONU le 11 janvier, à propos des révélations de
l’informateur « Jean-Pierre », un chef Interahamwe, 1 provient d’archives déclassifiées des USA. 2 Ce texte,
transmis également aux ambassadeurs à Kigali, décrit une partie de l’organisation de ce qui apparaît là
comme un génocide. On sait que l’ONU n’accordera pas son feu vert à Dallaire pour se saisir des caches
d’armes. 3
OUTGOING CODE CABLE
DATE : 11 JANUARY 1994
TO : BARIL/DPKO/UNATIONS
FROM : DALLAIRE/UNAMIR/KIGALI
NEW YORK
FAX NO : MOST IMMEDIATE-CODE FAX NO : 011-250-94273
CABLE-212-963-9852
INMARSAT :
SUBJECT : REQUEST FOR PROTECTION OF INFORMANT
ATTN : MGEN BARIL
ROOM NO : 2052
TOTAL NUMBER OF TRANSMITTED PAGES INCLUDING THIS ONE : 2
1. Force commander put in contact with informant by very very important government politician.
Informant is a top level trainer in the cadre of interhamwe-armed militia of MRND.
2. He informed us he was in charge of last Saturdays demonstrations 4 which aims were to target
deputies of opposition parties coming to ceremonies and Belgian soldiers. They hoped to provoke the
RPF BN to engage (being fired upon) the demonstrators and provoke a civil war. Deputies were to be
assassinated upon entry or exit from Parliament. Belgian troops were to be provoked and if Belgians
soldiers resorted to force a number of them were to be killed and thus guarantee Belgian withdrawal from
Rwanda.
3. Informant confirmed 48 RGF PARA CDO and a few members of the gendarmerie participated in
demonstrations in plain clothes. Also at least one Minister of the MRND and the sous-prefect of Kigali
were in the demonstration. RGF and Interhamwe provided radio communications.
4. Informant is a former security member of the president. He also stated he is paid RF150,000 per
month by the MRND party to train Interhamwe. Direct link is to chief of staff RGF and president of the
MRND for financial and material support.
1 « Jean-Pierre » serait Jean-Pierre Turatsinze. Cf. Témoignage d’Augustin Ndindiliyimana, Commission spéciale
Rwanda, Bruxelles, 21 avril 1997 ; déposition de F. Reyntjens au procès d’assises à Bruxelles en 2001.
2 http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB53/rw011194.pdf Le texte est aussi publié par la Commission
d’enquête parlementaire du Sénat belge [201, 1-611/15, Annexe 12, p. 24]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-15.pdf
3 Aucun témoin ne doit survivre [86, pp. 179-180] ; L. Marchal [135, p. 165].
4 Il s’agit de la manifestation du 8 janvier 1994.
1413
5. Interhamwe has trained 1700 men in RGF military camps outside the capital. The 1700 are scattered
in groups of 40 throughout Kigali. Since UNAMIR deployed he has trained 300 personnel in three week
training sessions at RGF camps. Training focus was discipline, weapons, explosives, close combat and
tactics.
6. Principal aim of Interhamwe in the past was to protect Kigali from RPF. Since UNAMIR mandate
he has been ordered to register all Tutsi in Kigali. He suspects it is for their extermination. Example he
gave was that in 20 minutes his personnel could kill up to 1000 Tutsis.
7. Informant states he disagrees with anti-Tutsi extermination. He supports opposition to RPF but
cannot support killing of innocent persons. He also stated that he believes the president does not have
full control over all elements of his old party/faction.
8. Informant is prepared to provide location of major weapons cache with at least 135 weapons.
He already has distributed 110 weapons including 35 with ammunition and can give us details of their
location. Type of weapons are G3 and AK47 provided by RGF. He was ready to go to the arms cache
tonight-if we gave him the following guarantee. He requests that he and his family (his wife and four
children) be placed under our protection. 5
9. It is our intention to take action within the next 36 hours with a possible H HR of Wednesday at
dawn (local). Informant states that hostilities may commence again if political deadlock ends. Violence
could take place day of the ceremonies or the day after. Therefore Wednesday will give greatest chance
of success and also be most timely to provide significant input to on-going political negotiations.
10. It is recommended that informant be granted protection and evacuated out of Rwanda. This HQ
does not have previous UN experience in such matters and urgently requests guidance. No contact has
as yet been made to any embassy in order to inquire if they are prepared to protect him for a period of
time by granting diplomatic immunity in their embassy in Kigali before moving him and his family out
of the country.
11. Force commander will be meeting with the very very important political person tomorrow morning
in order to ensure that this individual is conscious of all parameters of his involvement. Force commander
does have certain reservations on the suddenness of the change of heart of the informant to come clean with
this information. Recce of armed cache and detailed planning of raid to go on late tomorrow. Possibility
of a trap not fully excluded, as this may be a set-up against this very very important political person.
Force commander to inform SRSG first thing in morning to ensure his support.
13. Peux Ce Que Veux. Allons-y. 6
Traduction de l’auteur :
1. Le commandant de la force a été mis en contact avec un informateur par un homme politique de
premier ordre. L’informateur est un responsable de l’entraînement de la milice armée Interahamwe du
parti MRND.
2. Il nous a dit qu’il était le responsable des manifestations de samedi dernier, dont le but était de
prendre pour cibles les députés de l’opposition qui venaient aux cérémonies et les soldats belges. Ils
espéraient provoquer le bataillon FPR à s’en prendre (en ouvrant le feu) aux manifestants et déclencher
la guerre civile. Les députés devaient être assassinés à l’entrée ou à la sortie du Parlement. Les troupes
belges devaient être provoquées et si les Belges recouraient à la force, un certain nombre devaient être
tués, ce qui aurait rendu certain un retrait belge du Rwanda.
3. L’informateur a confirmé que 48 paras-commando des FAR et quelques gendarmes ont participé
aux manifestations habillés en civil. Au moins un ministre du MRND était également présent ainsi que
le sous-préfet de Kigali. Les FAR et les Interahamwe ont fourni les moyens de communication radio.
4. L’informateur est un ancien membre de la sécurité présidentielle. Il a déclaré qu’il était payé 150.000
FRW par mois par le parti MRND pour entraîner les Interahamwe. Il est en relation directe avec le chef
d’état-major des FAR et le président du MRND pour le support matériel et financier.
5. L’Interahamwe a entraîné 1 700 hommes dans les camps militaires de l’armée à l’extérieur de la
capitale. Ces 1 700 sont répartis en 40 groupes dans tout Kigali. Depuis que la MINUAR est déployée,
5
6
Le mot « our » est souligné dans l’original.
Il n’y a pas de paragraphe 12 dans l’original.
1414
42. LE FAX DE DALLAIRE DU 11 JANVIER 1994
il a entraîné 300 personnes en sessions de 3 semaines dans des camps militaires. Le but de la formation
était la discipline, les armes, les explosifs, le close-combat (ou combat rapproché) et la tactique.
6. Le but principal des Interahamwe dans le passé était de protéger Kigali contre le FPR. Depuis le
mandat de la MINUAR, il a reçu l’ordre d’enregistrer tous les Tutsi dans Kigali. Il suspecte que ce soit
en vue de leur extermination. Il a donné comme exemple que son personnel pouvait tuer jusqu’à 1 000
personnes en 20 minutes.
7. L’informateur déclare qu’il n’est pas d’accord avec l’extermination des Tutsi. Il soutient l’opposition
au FPR mais ne peut supporter le massacre de personnes innocentes. Il dit aussi qu’il croit que le président
n’a plus le contrôle total sur les membres de son parti ou de sa faction.
8. L’informateur est prêt à fournir la localisation d’une des plus importantes caches d’armes, qui en
contient au moins 135. Il a déjà distribué 110 armes dont 35 avec des munitions et peut donner plus de
détails sur le lieu où elles se trouvent. Les types des armes sont des G3 ou AK47 fournies par les FAR. Il
est prêt à aller à la cache d’armes cette nuit – si nous lui donnons la garantie suivante. Il demande que
lui et sa famille (sa femme et quatre enfants) soient placés sous notre protection.
9. Nous avons l’intention d’entrer en action dans les 36 heures, peut-être jeudi à l’aube. L’informateur
déclare que les hostilités peuvent reprendre si le blocage politique prend fin. Aussi, jeudi pourrait nous
donner la meilleure chance de succès et viendrait à point pour donner une impulsion significative aux
négociations politiques à venir.
10. Il est souhaitable que cette protection soit fournie à l’informateur et qu’il puisse être évacué du
Rwanda. Notre commandement ne connaît pas les usages de l’ONU en pareil cas et demande la conduite
à suivre. Aucun contact n’a encore été pris avec une ambassade pour demander s’ils seraient prêts à
accorder l’immunité diplomatique dans leur ambassade à Kigali avant qu’il parte, lui et sa famille, en
dehors du pays.
11. Le commandant de la force rencontrera la personnalité politique de premier plan pour s’assurer
que cette personne est consciente de tous les paramètres de son implication. Le commandant de la force
a quelques réserves sur le revirement soudain de l’informateur pour lui accorder toute confiance. Une
reconnaissance de cette cache et la planification de l’action seront faites demain en soirée. La possibilité
d’un piège n’est pas à exclure, comme cela pourrait être entrepris contre cette personnalité politique
de premier plan. Le commandant de la force rencontrera le Représentant spécial du secrétaire général
demain matin en premier lieu pour s’assurer de son appui.
13. Peux Ce Que Veux. Allons-y.
42.1
Fax en réponse de l’ONU (reçu le 11 janvier 1994)
TO : BOOH-BOOH/DALLAIRE, UNAMIR
ONLY NO DISTRIBUTION
FROM : ANNAN, UNATIONS, NEW YORK
NUMBER : UNAMIR : 100
SUBJECT : Contacts with Informant
1. We have carefully reviewed the situation in the light of your MIR-79. We cannot agree to the
operation contemplated in paragraph 7 of your cable, as it clearly goes beyond the mandate entrusted to
UNAMIR under resolution 872 (1993).
2. However, on the assumption that you are convinced that the information provided by the informant
is absolutely reliable, we request you to undertake the initiatives described in the following paragraphs.
3. SRSG and FC should request urgent meeting with the President. At that meeting you should
inform the President that you have received apparently reliable information concerning the activities of
the Interhamwe militia which represents a clear threat to the peace process. You should inform him that
these activities include the training and deployment of subversive groups in Kigali as well as the storage
and distribution of weapons to these groups.
4. You should inform him that these activities constitute a clear violation of the provisions of the
Arusha peace agreement and of the Kigali weapons-secure area. You should assume that he is not aware
of these activities, but insist that he must ensure that these subversive activities are immediately discontinued and inform you within 48 hours of the measures taken in this regard, including the recovery of the
arms which have been distributed.
1415
42.1. FAX EN RÉPONSE DE L’ONU (REÇU LE 11 JANVIER 1994)
5. You should advise the President that, if any violence occurs in Kigali, you would have to immediately
bring to the attention of the Security Council the information you have received on the activities of the
militia, undertake investigations to determine who is responsible and make appropriate recommendations
to the Security Council.
6. Before meeting with the President you should inform the Ambassadors of Belgium, France and the
United States of your intentions and suggest to them that they may wish to consider making a similar
démarche.
7. For security considerations, we leave it to your discretion to decide whether to inform the PM(D)
of your plans before or after the meeting with the President. When you meet with the PM(D), you
should explain to him the limits of your mandate. You should also assure him that, while the mandate of
UNAMIR does not allow you to extend protection to the informant, his identity and your contacts with
him will not be repeat not be revealed.
8. If you have major problems with the guidance provided above, you may consult us further. We
wish to stress, however, that the overriding consideration is the need to avoid entering into a course of
action that might lead to the use of force and unanticipated repercussions. Regards.
Traduction de l’auteur :
1. Nous avons examiné avec soin la situation à la lumière de votre message MIR-79. nous ne pouvons
être d’accord sur l’action envisagée au paragraphe 7 de votre câble, car cela va au-delà du mandat de la
MINUAR fixé par la résolution 872 (1993).
2. Cependant, dans l’hypothèse où vous êtes convaincus que les informations procurées par l’informateur sont absolument sûres, nous vous demandons de prendre les initiatives décrites dans les paragraphes
suivants.
3. Le Représentant spécial et le commandant de la Force devraient demander un rendez-vous urgent
avec le Président. Lors cette rencontre, vous devriez informer le Président que vous avez reçu des informations sûres concernant les activités de la milice Interahamwe qui constituent clairement une menace
pour le processus de paix. Vous devriez l’informer que ces activités comprennent l’entraînement et le
déploiement de groupes subversifs dans Kigali, de même que le stockage et la distribution d’armes à ces
groupes.
4. Vous devriez l’informer que ces activités constituent une violation délibérée des dispositions des
Accords de paix d’Arusha et de la zone libre d’armes de Kigali. Vous devriez supposer qu’il n’est pas au
courant de ces activités et insister pour qu’il s’assure que ces activités subversives soient immédiatement
interrompues et qu’il vous informe dans les 48 heures des mesures prises, y compris la récupération des
armes qui ont été distribuées.
5. Vous devez avertir le Président que si des violences surviennent dans Kigali, vous devrez immédiatement communiquer au Conseil de sécurité les informations que vous aurez reçues sur le rôle des milices,
faire des enquêtes sur les responsables et faire des recommandations appropriées au Conseil de sécurité.
6. Avant de rencontrer le Président vous devriez informer les ambassadeurs de France, de Belgique et
des États-Unis de vos intentions et leur suggérer de réfléchir à entreprendre une démarche analogue.
7. Pour des raisons de sécurité, nous laissons à votre discrétion de décider d’en informer le PM(D)
(Premier ministre) avant ou après la réunion avec le Président. Quand vous rencontrerez le Premier
ministre, vous devrez lui expliquer les limites de votre mandat. Vous devrez aussi l’assurer que, alors que
le mandat de la MINUAR ne vous permet pas d’étendre votre protection à l’informateur, son identité et
les contacts que vous avez eu avec lui ne seront ni répétés ni révélés.
8. Si vous avez des problèmes avec ces directives vous pouvez nous consulter à nouveau. Nous voulons
insister cependant sur l’idée essentielle qui est la nécessité d’éviter d’entrer dans un processus qui pourrait
mener à l’usage de la force et à des répercussions imprévues.
1416
Chapitre 43
La résolution 929 autorisant
l’opération Turquoise
Nations
Unies
RÉSOLUTION 929 (1994)
Distr.
GÉNÉRALE
S/RES/929 (1994)
19940622
22 juin 1994
RÉSOLUTION 929 (1994)
Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3392e séance,
le 22 juin 1994
Le Conseil de sécurité,
Réaffirmant toutes ses résolutions précédentes sur la situation au Rwanda, en particulier ses résolutions
912 (1994) du 21 avril 1994, 918 (1994) du 17 mai 1994 et 925 (1994) du 8 juin 1994, par lesquelles il a
défini le mandat et le niveau des effectifs de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda
(MINUAR),
Déterminé à contribuer à la reprise du processus de règlement politique dans le cadre de l’Accord
de paix d’Arusha et encourageant le Secrétaire général et son Représentant spécial pour le Rwanda à
poursuivre et à redoubler leurs efforts aux niveaux national, régional et international pour promouvoir
ces objectifs,
Soulignant l’importance de la coopération de toutes les parties pour l’accomplissement des objectifs
des Nations Unies au Rwanda,
Ayant examiné la lettre du Secrétaire général en date du 19 juin 1994 (S/1994/728),
Prenant en considération les délais indispensables pour rassembler les ressources nécessaires au déploiement effectif de la MINUAR telle qu’elle a été renforcée par les résolutions 918 (1994) et 925 (1994),
Notant l’offre faite par des États Membres de coopérer avec le Secrétaire général pour atteindre les
objectifs des Nations Unies au Rwanda (S/1994/734) et soulignant le caractère strictement humanitaire de
cette opération, qui sera menée de façon impartiale et neutre et ne constituera pas une force d’interposition
entre les parties,
Se félicitant de la coopération entre les Nations Unies, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et
les États voisins pour restaurer la paix au Rwanda,
Profondément préoccupé par la poursuite des massacres systématiques et de grande ampleur de la
population civile au Rwanda,
Conscient de ce que la situation actuelle au Rwanda constitue un cas unique qui exige une réaction
urgente de la communauté internationale,
1417
Considérant que l’ampleur de la crise humanitaire au Rwanda constitue une menace à la paix et à la
sécurité dans la région,
1. Accueille favorablement la lettre du Secrétaire général en date du 19 juin 1994 (S/1994/728) et
donne son accord à ce qu’une opération multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins
humanitaires jusqu’à ce que la MINUAR soit dotée des effectifs nécessaires ;
2. Accueille favorablement aussi l’offre d’États Membres (S/1994/734) de coopérer avec le Secrétaire
général afin d’atteindre les objectifs des Nations Unies au Rwanda par la mise en place d’une opération
temporaire, placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale,
à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda,
étant entendu que le coût de la mise en œuvre de cette offre sera à la charge des États Membres concernés ;
3. Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, autorise les États Membres
coopérant avec le Secrétaire général à mener l’opération décrite au paragraphe 2 ci-dessus, en employant
tous les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés aux alinéas a) et b) du
paragraphe 4 de la résolution 925 (1994) ;
4. Décide que la mission des États Membres qui coopèrent avec le Secrétaire général sera limitée à une
période de deux mois suivant l’adoption de la présente résolution, à moins que le Secrétaire général ne
considère avant la fin de cette période que la MINUAR renforcée est en mesure d’accomplir son mandat ;
5. Accueille avec satisfaction les offres déjà faites par des États Membres concernant des troupes
destinées à la MINUAR renforcée ;
6. Demande à tous les États Membres de répondre de toute urgence à la demande du Secrétaire
général en ressources, y compris en soutien logistique, pour mettre la MINUAR renforcée en mesure
d’exécuter effectivement son mandat le plus rapidement possible et prie le Secrétaire général d’identifier
les équipements essentiels dont ont besoin les troupes qui doivent constituer la MINUAR renforcée et de
coordonner la fourniture de ces équipements ;
7. Accueille favorablement, à cet égard, les offres déjà faites par des États Membres concernant du
matériel destiné aux gouvernements fournissant des contingents à la MINUAR et engage les autres États
Membres à offrir un appui analogue, éventuellement en assurant l’équipement complet des contingents
de certains contributeurs de troupes, afin d’accélérer le déploiement de la MINUAR renforcée ;
8. Prie les États Membres qui coopèrent avec le Secrétaire général de se coordonner étroitement avec la
MINUAR et prie également le Secrétaire général de mettre en place à cet effet les mécanismes appropriés ;
9. Exige que toutes les parties au conflit et autres intéressés mettent immédiatement fin à tous les
massacres de populations civiles dans les zones qu’ils contrôlent et permettent aux États Membres qui
coopèrent avec le Secrétaire général d’accomplir pleinement la mission décrite au paragraphe 3 ci-dessus ;
10. Prie les États concernés et, en tant que de besoin, le Secrétaire général de lui présenter régulièrement des rapports, dont le premier sera établi au plus tard 15 jours après l’adoption de la présente
résolution, sur la conduite de l’opération et sur les progrès accomplis dans la réalisation des objectifs cités
aux paragraphes 2 et 3 ci-dessus ;
11. Prie également le Secrétaire général de lui faire rapport sur les progrès réalisés en vue du déploiement complet de la MINUAR renforcée dans le cadre du rapport requis le 9 août 1994 au plus tard au
titre du paragraphe 17 de la résolution 925 (1994), ainsi qu’en vue de la reprise du processus de règlement
politique en vertu de l’Accord de paix d’Arusha ;
12. Décide de rester activement saisi de la question.
1418
Chapitre 44
Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide
Par sa résolution 260 A (III), l’Assemblée générale des Nations Unies, réunie à Paris au palais de
Chaillot le 9 décembre 1948, approuva à l’unanimité le texte de la « Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide ». 1 Cette convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951.
La Convention sur le génocide a été l’une des premières conventions des Nations Unies à traiter
de problèmes humanitaires. Elle a été adoptée en 1948, en réponse aux atrocités commises pendant la
Seconde Guerre mondiale, et faisait suite à la résolution 180(II) de l’Assemblée générale, du 21 décembre
1947, dans laquelle les Nations Unies reconnaissaient que « le crime de génocide est un crime international
qui comporte des responsabilités d’ordre national et international pour les individus et pour les États ».
Depuis, cette Convention a été largement acceptée par la communauté internationale et ratifiée par la
grande majorité des États.
44.1
Texte de la Convention
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948 2
Les Parties contractantes,
Considérant que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies par sa résolution 96 (I) en
date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec
l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé condamne,
Reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité,
Convaincues que pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux la coopération internationale est
nécessaire,
Conviennent de ce qui suit :
Article Premier
Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps
de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.
Article II
Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans
l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
1
2
Yves Ternon, L’État criminel [203, p. 41].
Source : Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme http://www2.ohchr.org/french/law/genocide.
htm.
1419
44.1. TEXTE DE LA CONVENTION
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Article III
Seront punis les actes suivants :
a) Le génocide ;
b) L’entente en vue de commettre le génocide ;
c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ;
d) La tentative de génocide ;
e) La complicité dans le génocide.
Article IV
Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III
seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers.
Article V
Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs Constitutions respectives, les
mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et
notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de
l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III.
Article VI
Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III
seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou
devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l’égard de celles des Parties contractantes
qui en auront reconnu la juridiction.
Article VII
Le génocide et les autres actes énumérés à l’article III ne seront pas considérés comme des crimes
politiques pour ce qui est de l’extradition.
Les Parties contractantes s’engagent en pareil cas à accorder l’extradition conformément à leur législation et aux traités en vigueur.
Article VIII
Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin
que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées
pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés
à l’article III.
Article IX
Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de
la présente Convention y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou
de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de
Justice, à la requête d’une partie au différend.
Article X
La présente Convention, dont les textes anglais, chinois, espagnol, français et russe feront également
foi, portera la date du 9 décembre 1948.
Article XI
La présente Convention sera ouverte jusqu’au 31 décembre 1949 à la signature au nom de tout Membre
de l’Organisation des Nations Unies et de tout État non membre à qui l’Assemblée générale aura adressé
une invitation à cet effet.
La présente Convention sera ratifiée et les instruments de ratification seront déposés auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
À partir du 1er janvier 1950, il pourra être adhéré à la présente Convention au nom de tout Membre de
l’Organisation des Nations Unies et de tout État non membre qui aura reçu l’invitation susmentionnée.
Les instruments d’adhésion seront déposés auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations
Unies.
Article XII
Toute Partie contractante pourra, à tout moment, par notification adressée au Secrétaire général de
l’Organisation des Nations Unies étendre l’application de la présente Convention à tous les territoires ou
à l’un quelconque des territoires dont elle dirige les relations extérieures.
Article XIII
1420
44. LA CONVENTION DE 1948 SUR LE CRIME DE GÉNOCIDE
Dès le jour où les vingt premiers instruments de ratification ou d’adhésion auront été déposés, le
Secrétaire général en dressera procès-verbal. Il transmettra copie de ce procès-verbal à tous les États
Membres de l’Organisation des Nations Unies et aux États non membres visés par l’article XI.
La présente Convention entrera en vigueur le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la date du dépôt
du vingtième instrument de ratification ou d’adhésion.
Toute ratification ou adhésion effectuée ultérieurement à la dernière date prendra effet le quatre-vingtdixième jour qui suivra le dépôt de l’instrument de ratification ou d’adhésion.
Article XIV
La présente Convention aura une durée de dix ans à partir de la date de son entrée en vigueur.
Elle restera par la suite en vigueur pour une période de cinq ans, et ainsi de suite, vis-à-vis des Parties
contractantes qui ne l’auront pas dénoncée six mois au moins avant l’expiration du terme
La dénonciation se fera par notification écrite adressée au Secrétaire général de l’Organisation des
Nations Unies.
Article XV
Si, par suite de dénonciations, le nombre des parties à la présente Convention se trouve ramené à
moins de seize, la Convention cessera d’être en vigueur à partir de la date à laquelle la dernière de ces
dénonciations prendra effet.
Article XVI
Une demande de révision de la présente Convention pourra être formulée en tout temps par toute
Partie contractante, par voie de notification écrite adressée au Secrétaire général.
L’Assemblée générale statuera sur les mesures à prendre, s’il y a lieu au sujet de cette demande.
Article XVII
Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies notifiera ce qui suit à tous les États Membres
de l’Organisation et aux États non membres visés par l’article XI :
a) Les signatures, ratifications et adhésions reçues en application de l’article XI ;
b) Les notifications reçues en application de l’article XII ;
c) La date à laquelle la présente Convention entrera en vigueur, en application de l’article XIII ;
d) Les dénonciations reçues en application de l’article XIV ;
e) L’abrogation de la Convention en application de l’article XV ;
f) Les notifications reçues en application de l’article XVI.
Article XVIII
L’original de la présente Convention sera déposé aux archives de l’Organisation des Nations Unies.
Une copie certifiée conforme sera adressée à tous les États Membres de l’Organisation des Nations
Unies et aux États non membres visés par l’article XI.
Article XIX
La présente Convention sera enregistrée par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies
à la date de son entrée en vigueur.
44.2
La Convention a force contraignante pour les États
La Cour internationale de justice (CIJ) considère, dans sa jurisprudence, que l’interdiction du génocide est une norme impérative du droit international. (Voir Réserves à la Convention sur le génocide,
1951 CIJ Rep. 15, 23 ; voir aussi Case Concerning Barcelona Traction, Light and Power Co. [Belgique
contre Espagne], 1970 CIJ, Rep. 3, 32.) En outre, la CIJ reconnaît que les principes qui sous-tendent
la Convention sont reconnus par les nations civilisées comme ayant force contraignante pour les États,
même en l’absence d’obligation découlant d’une convention. 3
Il importe de souligner que la Convention fournit une définition précise du crime de génocide, notamment en ce qui concerne l’intention requise et les actes prohibés (article II). Elle spécifie également que
ce crime peut être commis en temps de paix ou en temps de guerre. 4
Il importe de remarquer que la reconnaissance d’un génocide tient dans sa définition et ne requiert
pas explicitement l’intervention d’une instance internationale. 5 .
3
4
5
http://www.icrc.org/DIH.NSF/INTRO/357?OpenDocument.
Ibidem.
http://www.icrc.org/dih.nsf/0/ce17a54f9d5f0e4ac12563f70056d774?OpenDocument
1421
44.2. LA CONVENTION A FORCE CONTRAIGNANTE POUR LES ÉTATS
Cet avis n’est pas partagé par M. Kofi Annan qui, répondant à la question « Les conventions internationales relatives à la prévention du génocide faisaient-elles obligation à la MINUAR I d’intervenir ? »,
estime que la Convention de 1948 « ne fixe pas d’obligation impérative [aux Parties contractantes] d’intervenir militairement » :
L’autorisation d’intervenir militairement pour empêcher des actes de génocide, comme nous l’avons
déjà indiqué, n’était pas prévue dans le mandat de la MINUAR ; elle aurait également excédé ses capacités sur le plan des effectifs et sur le plan de l’armement. De plus, selon la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide de 1948, l’obligation qu’ont les Parties contractantes
de prévenir le génocide consiste à prendre les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application de la Convention (art. V), à traduire les personnes accusées de génocide devant les tribunaux
compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis ou devant une cour internationale
(art. VI), à accorder l’extradition conformément aux traités en vigueur (art. VII) et, chose peut-être
la plus importante, à « saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations unies afin que
ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations unies, les mesures qu’ils jugent appropriées
pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III » (art. VIII). La Convention cherche donc à prévenir le génocide essentiellement
par la dissuasion et ne fixe pas d’obligation impérative d’intervenir militairement, sauf évidemment
dans le cadre des mesures prises au titre de l’article VIII. 6
Cette interprétation restrictive de Kofi Annan est celle d’un homme qui cherche à se dégager de ses
responsabilités.
Le rapporteur de la commission d’enquête belge estime, lui, que l’article 17 des ROE autorisait la
MINUAR à intervenir. 7
Le professeur Éric David, expert en droit international, estime que la Belgique, comme l’ONU et tout
autre État, avait l’obligation d’intervenir :
Au moment du génocide rwandais, la Belgique avait à l’instar de tout État une obligation de
moyen consistant, comme pour l’O.N.U., à faire tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir ou
arrêter le génocide. 8
Il estime que la Belgique avait des responsabilités particulières du fait de sa présence sur le terrain. 9
La source de l’obligation est selon lui dans l’article I de la Convention :
Dire que « la coopération internationale est nécessaire » pour libérer l’humanité du génocide
implique que les États doivent unir leurs efforts à cet effet et que si l’un d’entre eux est confronté à
un génocide, les autres doivent l’assister pour y mettre fin. 10
Mais l’engagement à prévenir le génocide, spécifié dans l’article I, va au-delà des obligations concernant
l’incrimination et la répression des coupables auxquelles Kofi Annan se limite :
Bien que la convention soit surtout consacrée à l’incrimination et à l’organisation de la répression
du génocide, dire que les États doivent « prévenir » le génocide implique une obligation plus large
consistant à prendre toute mesure adéquate et conforme au droit international pour empêcher un
génocide. Rien dans cette disposition ne limite l’obligation au seul État confronté à un génocide qui
se déroule sur son territoire. 11
Et il cite à l’appui l’interprétation de la Cour internationale de justice :
« Les droits et obligations consacrés par la convention sont des droits et obligations erga omnes.
La Cour constate que l’obligation qu’a ainsi chaque État de prévenir et de réprimer le crime de
génocide n’est pas limitée territorialement par la convention. » 12
Deux autres experts belges contredisent David sur ce point :
Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [180, Tome II, Annexes, pp. 327-328].
Voir section 14.1 page 629.
8 E. David, Les responsabilités éventuelles de l’O.N.U. au regard du droit international, 26 septembre 1997 [201, 1611/13, section 41, p. 22]. http://francegenocidetutsi.org/SenatBelgique-r1-611-13.pdf
9 Ibidem, section 42, p. 23.
10 Ibidem, section 21, p. 15.
11 Ibidem, section 21, p. 15.
12 Ibidem, p. 21 ; Arrêt du 11 juillet 1996, Bosnie Herzégovine c/ Yougoslavie, C.I.J.
6
7
1422
44. LA CONVENTION DE 1948 SUR LE CRIME DE GÉNOCIDE
Selon l’opinion majoritaire, les États n’ont pas le droit d’intervenir militairement, de leur propre
initiative, pour réprimer un génocide dans un autre État. Il leur faut l’autorisation préalable du
Conseil de sécurité. La résolution 929 (1994), en témoigne, qui n’a autorisé l’intervention militaire
française (« L’Opération turquoise ») que dans des conditions très strictes (notamment, un mandat
limité dans le temps). Par conséquent, l’armée belge n’était pas habilitée à intervenir à l’occasion de
l’opération « Silver Back », pour empêcher ou pour réprimer des actes de génocide. Contrairement à
ce que David affirme, une telle intervention eût supposé l’accord formel des parties rwandaises ou du
Conseil de sécurité. 13
Il est curieux que, pour ces deux derniers juristes, « l’opinion majoritaire » contrevienne aux avis de la
Cour de justice internationale. Ladite opinion majoritaire, exprimée par le journal Le Monde sous forme
d’une critique à l’attitude des États-Unis, estimait qu’il fallait intervenir :
La France et l’ONU ont admis qu’il y avait eu génocide au Rwanda, et, si l’administration américaine a interdit à ses agents d’utiliser le terme, c’est par peur de devoir intervenir, comme le voudraient
les conventions internationales. 14
La Cour internationale de justice, dans son arrêt de février 2006 sur la même affaire Bosnie-Serbie,
explique que le devoir de prévenir le génocide ne se limite pas à le punir ou à saisir les instances de
l’ONU :
L’obligation pour chaque État contractant de prévenir le génocide revêt une portée normative et
un caractère obligatoire. Elle ne se confond pas avec l’obligation de punition, elle ne peut pas non
plus être regardée comme une simple composante de cette dernière. Elle a sa propre portée, qui va
au-delà du cas particulier envisagé à l’article VIII précité, celui de la saisine des organes compétents
des Nations Unies tendant à ce que ceux-ci prennent les mesures qu’ils jugent adéquates : même une
fois ces organes saisis, s’ils le sont, les États parties à la Convention ne sont pas pour autant déchargés
de l’obligation de mettre en œuvre, chacun dans la mesure de ses capacités, les moyens propres à
prévenir la survenance d’un génocide, dans le respect de la Charte des Nations Unies et des décisions
prises, le cas échéant, par les organes compétents de l’Organisation.
[...] l’obligation qui s’impose aux États parties est plutôt celle de mettre en œuvre tous les moyens
qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide. La responsabilité d’un État ne saurait être engagée pour la seule raison que le résultat recherché
n’a pas été atteint ; elle l’est, en revanche, si l’État a manqué manifestement de mettre en œuvre les
mesures de prévention du génocide qui étaient à sa portée, et qui auraient pu contribuer à l’empêcher. 15
Cette obligation est fonction de la capacité de l’État à intervenir. Celle-ci dépend de l’éloignemnt
géographique du lieu où est commis le génocide et de l’intensité des liens avec l’État où il est commis. 16
Cette obligation s’impose dès que l’État contractant a connaissance du risque de génocide :
En réalité, l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance,
pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance,
de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu,
s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées
de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention
spécifique (dolus specialis), de mettre en œuvre ces moyens, selon les circonstances. 17
La Cour estime qu’un État peut être poursuivi pour ne pas avoir rempli ses obligations contractées
en signant la Convention de 1948 contre le génocide :
[...] la responsabilité d’un État pour violation de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a effectivement été commis. 18
La violation par un État de l’obligation de prévenir le génocide ne peut être confondue avec la
complicité, celle-ci suppose une action positive tendant à fournir aide ou assistance aux auteurs principaux
du génocide et ceci en pleine connaissance de cause à la perpétration du génocide. 19
13 E. Suy, N. Angelet, 12 novembre 1997 [201, 1-611/13, section 12, p. 5]. http://francegenocidetutsi.org/
SenatBelgique-r1-611-13.pdf
14 L’isolement de la France, Le Monde, 16 juillet 1994, p. 1.
15 CIJ, Bosnie-Herzegovine c. Serbie-et-Montenegro, Arrêt du 26 février 2006, section 427, 430.
16 CIJ, ibidem, section 430.
17 CIJ, ibidem, section 431.
18 CIJ, ibidem, section 431.
19 CIJ, ibidem, section 432.
1423
44.3. ADHÉSION DE LA FRANCE À LA CONVENTION
44.3
Adhésion de la France à la Convention
La France a signé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide le 11 décembre
1948 et son Parlement l’a ratifiée le 14 octobre 1950.
44.4
Adhésion du Rwanda à la Convention
Le Rwanda a signé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide le 16
avril 1975. 20 Toutefois, le Rwanda a indiqué dans son instrument d’adhésion la réserve suivante : « La
République rwandaise ne se considère pas comme liée par l’article IX de ladite convention. » L’article
IX de la Convention prévoit que les différents entre parties prenantes à celle-ci seront soumis à la Cour
internationale de justice (CIJ) .
Le 15 février 1995, le Rwanda a levé toutes les réserves émises par la République rwandaise à l’adhésion,
à l’approbation et à la ratification des instruments internationaux. 21
Dans la plainte du 28 mai 2002 de la République démocratique du Congo contre le Rwanda, devant la
Cour internationale de justice, le Rwanda a utilisé cette réserve sur l’article IX pour plaider l’incompétence
de cette Cour. Celle-ci a estimé que le Décret-loi 014/01 du 15 février 1995 était à usage interne et que le
Rwanda n’avait pas fait connaître au Secrétaire général de l’ONU et aux parties prenantes à la Convention
contre le génocide qu’il levait sa réserve sur l’article IX. En conséquence, elle a estimé que la réserve du
Rwanda sur l’article IX de la Convention n’était pas levée, elle s’est donc déclarée incompétente pour
juger de ladite plainte. 22
L’Arrêté Présidentiel no 48/01 du 05/09/2008 a levé la réserve de la République du Rwanda sur l’article
IX de la Convention.
20 Signature annoncée par le décret-loi no 8/75 du 12 février 1975. Cf. CLADDHO, Kanyarwanda, Enquête sur le génocide
dans la préfecture Kigali ville (PVK), 1995, p. 12. http://francegenocidetutsi.org/CladhoKanyarwandaEnquete.pdf
21 Décret-loi 014/01 du 15 février 1995.
22 Activités armées sur le territoire du Congo, Résumé de l’arrêt du 3 février 2006, Cour internationale de justice.
1424
Chapitre 45
Situation des détenus au TPIR
Les tableaux suivants sont extraits de la liste Status of Detainees qui donne la situation des détenus au tribunal d’Arusha. Elle se trouve sur Internet à l’adresse http://www.unictr.org/Cases/
StatusofDetainees/tabid/202/Default.aspx. Ces tableaux ne sont pas complets. Nous n’y avons entré que les personnes dont il est question dans cet ouvrage. Nous l’avons tenu à peu près à jour.
1425
Nom
Akayesu
Jean-Paul
Bagambiki
Emmanuel
Bagaragaza
Michel
Bagilishema
Ignace
Bagosora
Théoneste
Barayagwiza
Jean Bosco
Bicamumpaka
Jérôme
Bikindi
Simon
Bizimana
Augustin
Bizimungu
Augustin
Bizimungu
Casimir
Gatete Jean
Baptiste
Hategekimana
Ildephonse
Imanishimwe
Samuel
Kabiligi
Gratien
Kabuga
Félicien
Kajelijeli
Juvenal
Kalimanzira
Callixte
Kambanda
Jean
Kamuhanda
Jean de Dieu
Kanyabashi
Joseph
Kanyarukiga
Gaspard
Affaire
ICTR-96-4
Karemera
Edouard
Kayishema
Clément
ICTR-98-44
ICTR-97-36
ICTR-2005-86
ICTR-95-1
ICTR-96-7
ICTR-98-41-T
TPIR-97-19
ICTR-99-52-T
ICTR-99-49-DP
ICTR-99-50
ICTR-2001-72
ICTR-2000-56
ICTR-99-45-DP
ICTR-99-50
ICTR-2000-61
ICTR-2000-55
ICTR-97-36
ICTR-97-34
ICTR-98-41-T
Fonction
Bourgmestre
de Taba
Préfet
de Cyangugu
Dir. OCIR/Thé
Bourgmestre
Mabanza
Dir. Cab.
Min. Défense
Dir. Aff. Politiques
Min. Aff. Etr.
Ministre des
Affaires étrangères
Chanteurcompositeur
Ministre de
la Défense
Général, chef
d’état-major FAR
Ministre
de la Santé
Bourgmestre
de Murambi
Comdt du camp
Ngoma (Butare)
Lieutenant FAR
Général FAR
Homme d’affaires
ICTR-98-44
ICTR-2005-88
TPIR-97-23
ICTR-99-54
ICTR-97-21
ICTR-98-42
ICTR-02-78
ICTR-95-1
Bourgmestre
de Mukingo
Min. de l’Intérieur
par intérim
Premier Ministre
Min. Culture et
Enseignement Sup.
Bourgmestre
Ngoma (Butare)
Homme d’aff.
Nyange (Kibuye)
VP MRND
Min. Intérieur
Préfet de Kibuye
Arrestation
10/10/95
Zambie
05/06/98
Togo
15/08/05
Tanzanie
20/02/99
Afrique Sud
09/03/96
Cameroun
27/03/96
Cameroun
06/04/99
Cameroun
12/07/01
Pays-Bas
en fuite
Début procès
09/01/97
02/08/02
Angola
11/02/99
Kenya
11/09/02
Congo RDC
16/02/03
Congo
11/08/97
Kenya
18/07/97
Kenya
en fuite
20/09/04
Mil. II
06/11/03
Gouv. II
20/10/09
05/06/98
Bénin
08/11/05
Arusha
18/07/97
Kenya
26/11/99
France
28/06/95
Belgique
16/07/04
Afrique du
Sud
05/06/98
Togo
02/05/96
Zambie
13/03/01
18/09/00
17/09/09
28/10/99
02/04/02
Mil. I
23/10/00
06/11/03
Gouv. II
18/09/06
16/03/09
18/09/00
02/04/02
Mil. I
05/05/08
01/05/98
17/04/01
12/06/01
Butare
31/08/09
19/09/05
Karemera et al
09/04/97
Table 45.1 – Situation des détenus au TPIR (1). (A) = Appel en cours
Peine
À vie
02/10/98
Acquitté
08/02/06
8 ans
5/11/09
Acquitté
07/06/01
35 ans
14/12/11
32 ans
28/11/07
Acquitté
30/09/11
15 ans
18/03/10
30 ans
30/06/14
Acquitté
30/09/11
40 ans
9/10/12
À vie
8/05/12
12 ans
07/07/06
Acquitté
18/12/08
45 ans
23/05/05
30 ans
22/06/09
À vie
04/09/98
À vie
22/01/04
35 ans. (A)
24/06/11
30 ans
08/05/12
À vie
29/09/14
À vie
21/05/99
Nom
Mpiranya
Protais
Mugenzi
Justin
Mugiraneza
Prosper
Muhimana
Mikaeli
Munyakazi
Yusuf
Musema
Alfred
Muvunyi
Tharcisse
Nahimana
Ferdinand
Nchamihigo
Siméon
Ndahimana
Grégoire
Ndayambaje
Élie
Ndimbati
Aloys
Ndindabahizi
Emmanuel
Ndindiliyimana
Augustin
Ngeze
Hassan
Ngirabatware
Augustin
Ngirumpatse
Mathieu
Niyitegeka
Eliezer
Nizeyimana
Idelphonse
Nsabimana
Sylvain
Nsengimana
Hormisdas
Nsengiyumva
Anatole
Ntabakuze
Aloys
Ntahobali
Arsène-Shalom
Affaire
ICTR-99-47-DP
ICTR-99-50
ICTR-99-48-DP
ICTR-99-50
ICTR-95-1
ICTR-97-36
ICTR-96-13
ICTR-2000-55
ICTR-96-11
ICTR-99-52-T
ICTR-01-63
ICTR-2001-68
ICTR-97-21
ICTR-98-42
ICTR-95-1F-R11bis
ICTR-2001-71
ICTR-2000-56
ICTR-97-27
ICTR-99-52-T
ICTR-99-54
ICTR-98-44-T
ICTR-96-14
ICTR-2000-55C
ICTR-96-8
ICTR-98-42
ICTR-01-69-T
ICTR-96-12
ICTR 98-41-T
ICTR-97-30
ICTR-98-41-T
ICTR-97-21
ICTR-98-42
Fonction
Major Comdt
garde prés.
Min. Commerce
Min. Fonction
publique
Conseiller munic.
de Gishyita
Chef Interahamwe
Bugarama
Dir. usine à thé
de Gisovu
Lt. Col. FAR
Cdt. ESO Butare
Fondateur
RTLM
Procureur-adjoint
de Cyangugu
Bourgmestre de
Kivumu (Kibuye)
Bourgmestre
Muganza (Butare)
Bourgmestre
Gisovu
Ministre
des Finances
Général
CEM Gendarmerie
Rédacteur
Kangura
Ministre
du Plan
Président
MRND
Ministre de
l’Information
Capt. FAR
S-Comdt ESO
Préfet de
Butare
Recteur collège
Christ Roi Nyanza
Lt.-col. FAR
Comdt Gisenyi
Commandant
Paras-Cdo
Chef Interahamwe
Butare
Arrestation
en fuite
Début procès
Peine
06/04/99
Cameroun
06/04/99
Cameroun
08/11/99
Tanzanie
05/05/04
Congo RDC
11/02/95
Suisse
05/02/2000
G. Bretagne
27/03/96
Cameroun
19/05/01
Tanzanie
10/08/09
Congo RDC
06/11/03
Gouv. II
06/11/03
Gouv. II
29/03/04
Acquitté
4/02/13
Acquitté
4/02/13
À vie
28/04/05
25 ans
28/09/11
À vie
27/01/00
15 ans
01/04/11
30 ans
28/11/07
40 ans
18/03/10
25 ans
16/12/13
À vie. (A)
24/06/11
22/04/09
25/01/99
28/02/05
17/06/09
23/10/00
25/09/06
6/09/10
12/06/01
Butare
en fuite
12/07/01
Belgique
29/01/00
Belgique
18/07/97
Kenya
17/09/07
Allemagne
11/06/98
Mali
09/02/99
Kenya
05/10/09
Ouganda
18/07/97
Kenya
21/03/02
Cameroun
27/03/96
Cameroun
18/07/97
Kenya
24/07/97
Kenya
01/09/03
20/09/04
Mil. II
23/10/00
23/09/09
19/09/05
Karemera et al
17/06/02
12/06/01
Butare
22/6/07
02/04/02
Mil. I
02/04/02
Mil. I
12/06/01
Butare
Table 45.2 – Situation des détenus au TPIR (2). (A) = Appel en cours
À vie
15/07/04
Acquitté
11/02/14
35 ans
28/11/07
30 ans
18/12/14
À vie
29/09/14
À vie
15/5/03
35 ans
29/9/14
25 ans. (A)
24/06/11
Acquitté
17/11/09
15 ans
14/12/11
35 ans.
8/05/12
À vie. (A)
24/06/11
Nom
Ntagerura
André
Ntakirutimana
Elizaphan
Ntakirutimana
Gérard
Affaire
ICTR-96-10A
Fonction
Ministre des
Transports
Pasteur adventiste
Mugonero-Gishyita
Médecin
Mugonero-Gishyita
Arrestation
27/03/96
Cameroun
29/09/96
USA
29/10/96
Côte d’Ivoire
Début procès
18/09/00
Ntawukulilyayo
Dominique
Nteziryayo
Alphonse
Nyiramasuhuko
Pauline
Nzabonimana
Callixte
Nzirorera
Joseph
Nzuwonemeye
François-Xavier
Renzaho
Tharcisse
Ruggiu
Georges
Rutaganda
Georges
Rutaganira
Vincent
Ruzindana
Obed
Rwamakuba
André
Sagahutu
Innocent
Seromba
Athanase
Serugendo
Joseph
Setako
Éphrem
Sikubwabo
Charles
Simba
Aloys
Zigiranyirazo
Protais
ICTR-05-82
ICTR-01-76
Bourgmestre
Gishiyita
Ltc FAR
17/10/07
France
24/04/98
Burkina
18/07/97
Kenya
18/02/08
Tanzanie
05/06/98
Bénin
15/02/2000
France
29/09/02
RD Congo
23/07/97
Kenya
10/10/95
Zambie
04/03/02
Tanzanie
20/09/96
Kenya
21/10/98
Namibie
15/02/2000
Danemark
06/02/02
Italie
16/09/05
Gabon
25/02/2004
Pays Bas
En fuite
06/05/09
ICTR-04-81
Ss-préfet
Gisagara (Butare)
Lt. Col.
Préfet Butare
Ministre de
la Famille
Ministre de
la Jeunesse
Sec. Gen. MRND
ancien ministre
Commandant
Bat. Recce
Colonel
Préfet de Kigali
Journaliste
RTLM
2e Vice-Président
Interahamwe
Cons. municipal
Mubuga-Gishyita
Homme d’affaires
Mugonero-Gishyita
Min. Enseignement
prim. et sec.
Comdt en sec.
Bat. Recce
Prêtre à Nyange
Kivumu
Technicien
radio
Lt. Col. FAR
27/11/01
Sénégal
26/07/01
Belgique
30/08/04
ICTR-96-10
ICTR-96-17
ICTR-96-10
ICTR-96-17
ICTR-97-29
ICTR-98-42
ICTR-97-21
ICTR-98-42
ICTR-98-44
ICTR-98-44
ICTR-2000-56
ICTR-97-31
ICTR-97-32
ICTR-96-3
ICTR-95-1
ICTR-95-1
ICTR-96-10
ICTR-98-44
ICTR-2000-56
ICTR-2001-66
ICTR-2005-84
ICTR-01-73
Ancien préfet
de Ruhengeri
18/09/01
18/09/01
12/06/01
Butare
12/06/01
Butare
09/11/09
19/09/05
Karemera et al
20/09/04
Mil. II
08/01/07
15/05/00
18/03/97
26/03/02
Plaide coup.
11/04/97
09/06/05
20/09/04
Mil. II
20/09/04
15/03/06
25/08/08
03/10/05
Table 45.3 – Situation des détenus au TPIR (3). (A) = Appel en cours
Peine
Acquitté
08/02/06
10 ans
19/02/03
25 ans
19/02/03
libre
29/04/14
20 ans
14/12/11
30 ans. (A)
24/06/11
À vie. (A)
24/06/11
À vie
29/09/14
Décédé
le 01/07/10
Acquitté
11/02/14
À vie
01/04/11
12 ans
Libre 2009
À vie
6/12/1999
6 ans
Libre 2008
25 ans
21/05/99
20/09/06
Acquitté
15 ans
11/02/14
À vie
12/03/08
6 ans
06/06/06
25 ans
28/09/11
25 ans
27/11/07
Acquitté
16/11/09
Chapitre 46
Chronologie
46.1
L’époque coloniale
1858 John Speke découvre le lac Victoria.
1861 John Speke arrive à la cour royale du Karagwe (est du parc de l’Akagera au Rwanda).
1876 Le roi des Belges Léopold II organise la conférence géographique de Bruxelles où est créée
l’Assocaition Internationale Africaine.
2 janvier 1878 Mémoire secret sur l’Association Internationale Africaine de Bruxelles et l’Evangélisation de l’Afrique Equatoriale adressé à Son Eminence le Cardinal Préfet de la S. C. de la
Propagande par Mgr l’Archevêque d’Alger, Charles Lavigerie. 1
1880 Peu avant 1880, les missionnaires protestants et catholiques arrivent dans la région du RwandaUrundi.
1885 À la conférence de Berlin, tenue en l’absence de tout Africain, Henry Morton Stanley est la
seule personne à connaître l’Afrique. Le Ruanda-Urundi est attribué à l’Empire allemand.
1894 — 29 mai 1894 : Le comte Von Götzen est reçu en audience par le Mwami du Rwanda Kigeli
IV Rwabugili. 2
— 16 juin 1894 : Les soldats de Von Götzen répliquent par des salves à une attaque nocturne à
l’extrémité nord du lac Kivu par une « bande de pillards ». Le chef Bisangwa nie son implication. 3
Septembre 1895 Le Mwami Kigeri IV, Rwabugiri décède après avoir désigné comme successeur
son fils Rutarindwa avec comme mère d’adoption Kanjogera. Rutarindwa règne sous le nom de
Mibambwe IV. 4
Décembre 1896 Mibambwe IV, Rutarindwa est assassiné et son demi-frère Musinga, fils de Kanjogera devient Mwami sous le nom de Yuhi V, Musinga. 5
20 mars 1897 Arrivée du capitaine allemand Ramsay à la cour royale. 6
1900 — 2 février 1900 : Arrivée des Pères blancs, Mgr Hirth, les pères Brard et Barthélémy et le
frère Anselme, à la Cour à Nyanza. 7 Fondation de la première mission à Save (Butare).
1
Marcel
Storme,
Rapports
du
père
Planque,
de
Mgr
Lavigerie
et
de
Mgr
Comboni
sur
l’Association
Internationale
Africaine,
19
novembre
1956.
http://francegenocidetutsi.org/
RapportPlanqueLavigerieComboniSurAssociationInternationaleAfricaine.pdf
2 Alexis Kagame, Un Abrégé de l’Histoire du Rwanda de 1853 à 1972, 1975, section 485, p. 96. http://
francegenocidetutsi.org/KagameAlexisAbregeHistoireRwandaTome2.pdf#page=49
3 Alexis Kagame, ibidem ; Von Götzen [101, p. 221]
4 Alexis Kagame, ibidem, sections 494-497, pp. 102-107.
5 Alexis Kagame, ibidem, section 525-527, pp. 124-126.
6 Alexis Kagame, ibidem, section 531, p. 130.
7 Alexis Kagame, ibidem, section 554, p. 147.
1429
46.1. L’ÉPOQUE COLONIALE
— 10 avril 1900 : Convention Heck-Bethe sur la délimitation entre l’État du Congo et le Ruanda
sous protectorat allemand. Établissement d’un poste allemand à Shangi, congolais à Shangugu. 8
1907 — Léopold II, roi des Belges et souverain de l’État indépendant du Congo, cède celui-ci à la
Belgique. 9
— 15 novembre 1907 : Richard Kandt, Résident impérial au Rwanda. 10
1908 — 19 octobre 1908 : Kigali devient le siège de la Résidence du Rwanda. 11
1910 — 8 février 1910 : Ouverture de la conférence de Bruxelles qui se conclut par l’adoption de
la Convention belgo-germano-britannique sur les frontières. Le Rwanda, alors OstAfrika est
amputé de plusieurs régions où l’on parle le kinyarwanda, le Bufimbira (Ouganda) au profit
de l’Angleterre, le Bwishya, le Gishali, l’île Idjwi (Congo) dans le lac Kivu au profit de la
Belgique. 12
1912 — juin 1912 : Le protocole de Ngoma délimite le Congo belge et l’Afrique orientale allemande.
Le Rwanda se retrouve amputé du Nord Kivu et de l’île Idjwi. 13
1916 — 6 juin 1916 : Le général Tombeur, commandant des troupes belges, rentre dans Kigali, les
troupes allemandes s’enfuient par l’Urundi. 14
1919 — 28 mai 1919 : Convention Orts-Miller. Le Rwanda est amputé de sa partie orientale, le
territoire du Gisaka. 15
1922 Nomination de Mgr Classe, premier évêque du Rwanda.
31 août 1923 Dans le cadre de la Société des Nations (SDN), l’Angleterre rétrocède le territoire du
Gisaka à la Belgique. 16
1924 La SDN donne à la Belgique un mandat sur le Ruanda-Urundi. Commencement d’une politique
d’épuration et de remodelage des pouvoirs coutumiers.
21 août 1925 Le Ruanda-Urundi est réunit administrativement au Congo belge dont il forme un
Vice-gouvernement général. 17
1926 Fin des royaumes autonomes hutus. 18
Suppression par le Résident Georges Mortehan des fonctions de Préfet du Sol, Préfet du Gazon et
de Chef d’armée. 19 Les sous-chefferies dirigées par les Hutu sont éliminées au profit des Tutsi. 20
1930 Signature d’un « Contrat scolaire » qui donne à l’Église catholique la responsabilité de l’ensemble
du système éducatif. Les écoles laïques sont supprimées. 21
1931 — Déposition par les Belges de Mwami Yuhi V Musing