Citation
GISHYTA (Rwanda)
de notre envoyée spéciale
C'est le poste français le plus avancé. De quoi ? On ne sait pas
exactement. Du front, peut-être. Et des coups de feu résonnent
régulièrement sur la ligne de crête. En fin de matinée, lundi 27 juin,
une fusillade plus sérieuse a été entendue sur les collines à trois ou
quatre kilomètres à vol d'oiseau. Elle aurait fait une vingtaine de
morts. Le lendemain, cinquante membres du commando de marine Trepel ont
pris position à Gishyta et, mercredi, à l'heure où François Léotard
arrive pour inspecter les troupes au Rwanda, Gishyta semble être le
poste le plus avancé d'éventuelles difficultés.
Une semaine après le feu vert de l'ONU, le ministre de la défense est
venu évaluer la situation avant d'en rendre compte, dès jeudi 30 juin,
au premier ministre. A peine arrivé, il enfile un jean et des baskets,
et il essaie immédiatement de s'informer. D'une voix à peine audible,
les réfugiés tutsis de Nyarushishi disent qu'ils souhaitent le
rétablissement de la paix. Des centaines d'enfants sages entourent sans
bruit le ministre français. La coordonnatrice du CICR, Ariane Tombet,
explique que la présence étrangère a des vertus psychologiques. Etant
plus calmes, les réfugiés « tombent moins malades », a-t-elle constaté.
Les ballons de la Croix-Rouge ont pu être distribués. Les enfants n'ont
plus à craindre de s'éloigner.
Les hommes du 1er régiment parachutiste d'infanterie de marine (RPIMA) ont
préparé du poulet grillé pour le déjeuner. Les spécialistes s'étonnent
de voir autant de forces spéciales engagées dans une opération et le
visage aussi à découvert. Les non-spécialistes s'étonnent de leur
intelligence de la situation. Au bout de la table de camping, un
officier raconte comment un Tutsi caché dans le presbytère a été
discrètement évacué par ses hommes dans le village de Mibirizy. Il a
fallu soixante-douze heures de conversations et de mise en confiance
pour que sa présence soit révélée in extremis aux Français.
Dans leurs missions de reconnaissance, il arrive aussi face cachée de
l'opération « Turquoise » que les militaires repèrent quelques uns des
auteurs des massacres. « Mais il faudrait les prendre la main dans le
sac », regrettent-ils.
« On a mangé notre pain blanc ! »
Quand l'hélicoptère se pose à Gishyta, les habitants ne manifestent pas.
Ils observent à distance, le visage sérieux et réservé. Hutus aussi bien
que Tutsis, les Rwandais ne sourient jamais. Les commandos de marine
français se sont installés dans un centre d'apprentissage qui domine le
village. Les véhicules légers équipés de mitrailleuses et de missiles
Milan dorment encore sous les camouflages. Un bruit sourd fait soudain
lever les sourcils des officiers. Ce n'est qu'un orage. Il éclate plus
au sud, au-dessus de la visite parallèle qu'effectue Lucette
Michaux-Chevry, ministre délégué à l'action humanitaire, dans le camp de
Nyarushishi. Après avoir vu quelques-uns des 7 889 Tutsis qui y vivent,
elle reviendra désolée d'avoir vu tant d'enfants les pieds dans la boue.
Assis sur une pierre, la carte de la région sur les genoux, le ministre
regarde le mont Karongi (2 595 mètres) pendant qu'un capitaine de
frégate lui expose la situation dans ce que l'on appelle désormais « le
triangle de Kibuye ». La zone reste inexplorée et les renseignements
sont confus. Des réfugiés tutsis s'y trouveraient. A moins que ce ne
soient des éléments précurseurs du FPR, ou encore les uns et les autres
à la fois, tous étant soumis aux attaques des milices armées. Un autre
renseignement fait état de règlements de comptes intervillageois.
« Quelle salade », soupire le général Jean-Claude Lafourcade. Le triangle
est une « priorité », dit un autre officier. Mais que faire en cas de
face à face avec le FPR ? Bonne question, répond un conseiller.
Deux journalistes anglo-saxons ont des questions à poser. Ils reviennent
des abords du triangle où ils ont vu quatre enfants aux mains brûlées.
Et, sur place, on leur a dit qu'il y a encore trois mille Tutsis
prisonniers. Information qu'ils n'ont pas pu vérifier, ayant été la
cible de tireurs lorsqu'ils ont tenté d'approcher. Que fait la France,
demandent-ils ? Ne passe-t-elle pas à côté de l'essentiel ? « Nous
faisons ce que nous pouvons, c'est une opération délicate. Il n'est pas
question de s'interposer », répond M. Léotard. Les soldats ne sont
encore que trois cents hommes au Rwanda, pour des centaines de milliers
de personnes déplacées ou cachées dont les journalistes soulignent
chaque jour de nouveaux cas. Deux cent trente-deux religieuses
terrorisées près de Butare, quarante mille déplacés près de Gicongoro.
Pour ce qui concerne le triangle, il faut d'abord vérifier.
Les journalistes poussent le ministre dans les retranchements de
l'opération « Turquoise ». La France, répond François Léotard fait déjà
un effort important et le temps des difficultés avec les forces
gouvernementales s'annonce après la période de soupçons du FPR. « On a
mangé notre pain blanc », conclut le ministre qui lance un appel
pressant, et même en anglais, pour que d'autres pays viennent répondre
aussi au « défi » lancé. L'envoyé spécial du New York Times, qui est
peut-être dans l'état de ceux qui ont vu des horreurs inhabituelles et
tente de les exposer à d'autres, insiste encore. François Léotard qui
partait, s'arrête et fait demi-tour. Moins que le ministre, son
personnage et sa fonction, c'est l'homme qui se retourne et revient sur
ses pas. « Bon, dit-il, on va y aller. Dès demain on va y aller. »